PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE XII. — EXPÉDITION DU PRINCE LOUIS EN ANGLETERRE. - MORT DE PHILIPPE-AUGUSTE.

 

 

État du royaume après la bataille de Bouvines. — Naissance de saint Louis. — Ligue des barons anglais contre le roi Jean. — Grande charte. — Jean déposé par les barons. — La couronne d'Angleterre offerte à Louis de France. — Opposition du pape. — Descente de Louis en Angleterre. — Son entrée à Londres, où il est couronné roi. — Siège de Douvres. — Mort de. Jean sans Terre. — Couronnement de Henri III. — Trêve de quarante jours. — Bataille de Lincoln. — Louis retiré dans Londres. — Il sollicite des secours. — Dispersion d’une flotte partie de Calais. — Capitulation de Louis. — Son retour en France. — Famille de Philippe-Auguste. — Mort de Philippe son petit-fils. — Maladie du roi. — Son testament.

 

Tant de fois victorieux par lui-même et par le prince Louis son fils, aussi redouté de ses ennemis que chéri de son peuple, le roi de France put s'occuper désormais à consolider ses conquêtes, à calmer autour de lui les inquiétudes et les passions, et travailler sans relâche au bonheur et au repos de ses sujets. En effet, il était parvenu à ce point de puissance dont les rois ont besoin pour les protéger efficacement, la tranquillité des peuples soumis à des princes faibles étant pour l'ordinaire bien peu assurée. Philippe venait de terrasser l'orgueil de l'Allemagne. Il avait non-seulement humilié l'Angleterre dans la personne de son lâche monarque, mais il l'avait encore dépouillée de ses riches provinces du continent et les avait réunies à son domaine. Les grands fiefs étaient soumis ou entre les mains de vassaux fidèles. La Flandre, dont le comte gémissait captif dans la tour du Louvre, obéissait à l'autorité nominale d'une femme. Un prince de quatorze ans, que le sang et l'inclination attachaient au roi, gouvernait la Champagne. Eudes, duc de Bourgogne, avait plusieurs fois signalé sa fidélité envers Philippe. C'était un prince du sang qui portait la couronne ducale de Bretagne. Troublé par les fureurs de la guerre des albigeois, le Languedoc ne pouvait inspirer aucune crainte. L'effet moral de la bataille de Bouvines avait été plus décisif encore sur la masse des petits vassaux. Le clergé, reconnaissant envers le roi dont les armes l'avaient protégé, se montrait disposé à servir ses idées absolues. Par des alliances et des traités ou par la force de ses armes, Philippe avait réuni au domaine royal l'Artois, le Vermandois, le Boulonnais et l'Auvergne. On ne reconnaissait plus déjà cette monarchie qui, sous Louis VII son père et ses prédécesseurs, avait été réduite à une partie de l’Ile-de-France et de la Picardie. Aucun souci ne troublait d'ailleurs sa félicité. Le prince Louis partageait avec bonheur ses travaux et se rendait chaque jour plus digne de lui succéder. Blanche de Castille lui avait donné un fils qui portait le nom de Philippe, illustré par son aïeul. Enfin, l'union la plus parfaite régnait dans la maison royale, et la France jouissait des douceurs de la paix.

La naissance d'un second fils que Blanche donna à son époux sembla être une suite de ces prospérités et prépara une nouvelle joie au royaume des lis. Ce prince, qui devait porter plus tard la couronne avec tant de justice, d'éclat et de sainteté, vint au monde à Poissy, le 25 avril 1215, jour de la Saint-Marc, et fut nommé Louis sur les fonts sacrés. On sonnait ordinairement les cloches à grandes volées en l'honneur de saint Marc évangéliste. Lorsque les habitants de Poissy apprirent l'accouchement de la princesse, ils firent cesser les sonneries. Blanche demanda aux nobles personnes qui entouraient son lit le motif de ce silence dans un jour consacré à l'allégresse. Ils lui répondirent que la crainte de troubler son repos avait suspendu le joyeux carillon. Blanche voulut qu'on remît toutes les cloches en branle pour remercier Dieu de la naissance de son fils, et, afin de laisser plus de liberté aux réjouissances populaires, elle se fit transporter dans une ferme peu éloignée, qui conserve encore le nom de grange Saint-Loys.

Tandis que la France marchait rapidement vers ses glorieuses destinées sous la protection de son roi, l'Angleterre devenait le théâtre de graves événements, résultats des désastres de Jean sans Terre et de la défaite de ses alliés. Guillaume le Conquérant avait créé dans ce pays la royauté féodale, et avait pris une attitude violente à l'égard des vaincus, afin de les façonner à l'obéissance. Ses successeurs, exagérant les droits et les conséquences de cette royauté, s'armèrent d'un pouvoir sans bornes, souvent tyrannique, et aussi odieux aux seigneurs normands qu'aux serfs saxons. Les barons ne purent supporter que leurs biens et leur vie fussent livrés aux caprices des rois ; ils voulurent recouvrer leurs privilèges, et plusieurs fois ils les réclamèrent, mais sans aucun succès. L'explosion de leur sourd mécontentement avait été longtemps arrêté par l'habileté politique de Henri II et les qualités chevaleresques de Richard Cœur-de-Lion ; elle éclata devant la pusillanimité de Jean sans Terre. L'hommage que le meurtrier d'Arthur avait fait de sa couronne à Innocent III avait porté au comble leur irritation. Un prélat dévoué à la cause nationale, ce mème Étienne Langton que le pape l'avait forcé d'installer à Cantorbéry, se mit à la tête de l'opposition formée contre le pouvoir arbitraire du monarque. Langton chercha des armes contre la tyrannie, et exhuma d'un monastère une vieille charte dans laquelle Henri Ier, lors de son avènement au trône, énumérait les abus des règnes précédents, les extensions illégitimes des droits du roi sur ses vassaux, et en promettait le redressement. Renouvelée sous Étienne, cette charte fut de nouveau confirmée par Henri II ; mais ces deux princes ne corrigèrent point les abus qu'elle proscrivait. Le 20 novembre 1214, au retour de Jean après sa malheureuse expédition d'Anjou, Langton réunit les barons à l'abbaye de Saint- Edmondsbury, leur remit sous les yeux la charte de Henri Ier, dont ils avaient déjà entendu la lecture avec acclamations dans une conférence particulière à Londres. Entraînés par l'éloquence de l'archevêque, émus par le souvenir des outrages dont Jean les avait abreuvés, ils prêtèrent l'un après l'autre sur l'autel le serment d'exiger le rétablissement de la charte, ou de renoncer à leur allégeance et de faire la guerre à Jean, s'il refusait de se refermer dans les bornes légales que ses prédécesseurs avaient reconnues.

Les confédérés ayant appelé aux armes leurs vassaux, les petits et les francs tenanciers qui relevaient immédiatement, du roi se rendirent à Londres, où Jean avait rassemblé sa cour plénière, dans la maison des Templiers (6 janvier 1215). Ils lui signifièrent leur requête comme une espèce d'ultimatum, et, afin d'entraîner la population saxonne, ils réclamèrent aussi la confirmation des lois d'Édouard le Confesseur. Le roi, qui ne savait rien de la coalition et n'avait rien prévu, se répandit d'abord en menaces et ordonna aux barons de renoncer à leurs insolentes réclamations. Mais lorsqu'il les -vit bien déterminés à lui faire la guerre, il les pria de lui accorder jusqu'à Pâques pour songer à cette affaire importante et satisfaire à la dignité de sa couronne[1]. Ils lui octroyèrent sa demande ; or le roi essaya de mettre à profit ce délai. Dans l'espérance de détacher le clergé de cette ligue formidable, il lui offre une charte particulière par laquelle il lui garantissait la liberté des élections ecclésiastiques, et envoie à Rome un de ses affidés, Guillaume de Mauclerc, afin de se concilier les bonnes grâces du pape, son suzerain, et de réclamer son appui contre les barons. En même temps il prend la croix et fait vœu de conduire une armée en Palestine. Il n'avait aucune volonté de faire la guerre aux infidèles, mais il couvrait ainsi son despotisme de tous les privilèges accordés aux croisés.

Les prélats ne se laissèrent point prendre à cet appât ; ils ne voulurent pas séparer leur cause de celle de la noblesse, et tous les confédérés, loin de céder à la crainte, députèrent aussi à Rome l'un des plus animés d'entre eux, Eustache de Vesci, chargé de présenter leur défense au souverain pontife. Sans attendre son retour, dès que le délai convenu fut expiré, les barons, suivis de plus de deux mille chevaliers et d'une foule de clients et de vassaux, s'avancèrent avec un appareil militaire jusqu'à Barkley, à quinze milles d'Oxford, où le roi faisait alors sa résidence. Jean leur fit demander quelles étaient leurs prétentions. Ils réclamèrent la charte de Henri Ier, et lui envoyèrent la liste des articles qui l'étendaient en l'expliquant. Il n'en eut pas plutôt entendu la lecture qu'il s'écria, transporté de fureur : « Que ne me demandent-ils aussi mon royaume ? Et pensent-ils qu'ils obtiendront jamais des libertés qui me rendraient leur esclave ? Je n'accorde rien et ne veux rien accorder. » Les négociations furent aussitôt rompues, et les barons, abjurant leurs serments de fidélité, élurent pour chef Robert Fitz-Walter, qui prit le titre de /maréchal de l'armée de Diett et de la sainte Église. La guerre était déclarée. Les lettres du pape au roi, au clergé et aux barons, ne produisirent aucun effet.

L'armée de Dieu se mit aussitôt en marche, et assiégea, mais inutilement, Northampton ; elle prit d'assaut Bedford et entra dans Londres bannières déployées, au son des cloches et des acclamations des citoyens (24 mai). La désertion fut si générale autour de Jean, qu'à peine lui restait-il une escorte de sept chevaliers. Seul et fugitif, vainement il essaya de négocier ; vainement il offrit de s'en rapporter à l'arbitrage du pape. Il réfléchit alors sur ce qu'il avait à faire, reconnut qu'il fallait céder et souscrire aux conditions exigées par les seigneurs en révolte. Des conférences s'ouvrirent dans la vaste plaine de Runningmead, entre Windsor et Staines. Les débats ne durèrent que peu de jours, et le 19 juin le roi signa les articles que lui avaient signifiés les barons ligués, c'est-à-dire la grandie charte ou charte des libertés, que les Anglais regardèrent comme une conquête vraiment nationale. Cet acte fameux confirmait en général les immunités et les franchises du clergé, garantissait les barons contre le despotisme royal, et les arrière-vassaux contre le despotisme des barons. Il réservait au grand conseil national le droit d'imposer un escuage (impôt de guerre), ou quelque aide extraordinaire ; ordonnait que la cour des plaids communs ne suivît plus la personne du roi et se tînt en lieu fixe ; réglait la tenue des assises des comtés ou tribunaux secondaires ; défendait d'arrêter, emprisonner, déposséder, mettre hors la loi, exiler ou atteindre en aucune façon tout homme libre qu'en vertu d'un jugement légal de ses pairs ou de la loi du pays. La charte donnait encore à tous les marchands la pleine et sûre liberté de venir en Angleterre, d'en sortir, d'y rester et d'y voyager par terre et par eau, pour vendre et acheter, sans aucune maltôte — male totta pecunia, argent levé injustement — ; protégeait les bourgeois, et interdisait de priver le vilain de ses instruments aratoires pour l'acquit d'une dette ou d'une amende. Le roi promettait en outre de ne nommer que des juges capables et intègres, de modérer les corvées royales et seigneuriales pour la réparation des routes et des ponts, et de renvoyer sur-le-champ du royaume tous les soldats étrangers. De plus il autorisait les barons, sil violait quelques articles de la charte qu'il leur octroyait, « à le poursuivre et à le molester de toutes les façons jusqu'à ce que l'abus eût été réformé. »

Profondément humilié de ce traité solennel et des concessions faites à ses rebelles vassaux, Jean s'abandonna à de violents transports de fureur. Il rugissait à la manière d'une bête féroce, grinçait des dents, roulait des yeux, rongeait du bois et de la paille, comme s'il eût été fou, et de temps à autre il s'écriait : « Malédiction sur la misérable mère qui m'a engendré ! Pourquoi m'a-t-on bercé sur les genoux ? Pourquoi m'a-t-on laissé croître pour mon malheur ? On aurait dû m'égorger au lieu de me présenter des aliments. » Il donna ensuite des ordres secrets afin de commencer la guerre contre les seigneurs, se retira dans l'île de Wight, et écrivit au pape pour solliciter de nouveau son secours. Innocent III répondit par une bulle qui cassait et annulait la grande charte comme extorquée par la force, et défendait, sous peine d'anathème, au roi de l'observer, aux barons, ainsi qu'à leurs complices, d'en réclamer l'observation (24 août 1215). Mais l'archevêque de Cantorbéry refusa de promulguer la sentence de nome ; le clergé et les seigneurs demeurèrent unis.

A l'appel du roi, un grand nombre de chevaliers étrangers du Poitou et de la Gascogne, auxquels il promettait tout, argent, terres, descendirent sur les rivages d'Angleterre. Quarante mille mercenaires brabançons, flamands, normands, basques, tous les aventuriers de la Gaule, femmes et enfants, conduits par Hugues de Boves, échappé à la bataille de Bouvines, s'embarquèrent pour se partager les comtés de Norfolk et de Suffolk, dont la charte de concession leur avait été envoyée par Jean. Une horrible tempête assaillit dans la Manche cette flotte de brigands, lorsqu'ils étaient près d'atteindre le rivage. Leurs petits navires, trop faibles pour résister à la violence du vent, s'ouvrirent, ou se brisèrent contre les écueils. Hugues de Boves fut englouti avec une grande partie de ses compagnons. Le nombre des cadavres était si considérable, que l'air en fut infecté ; on trouva des enfants noyés dans leur berceau ; tous ces malheureux devinrent la proie des poissons ou des oiseaux[2]. Les autres prirent terre, et à ces étrangers vint bientôt se joindre une multitude de Flamands et de Lorrains armés de lances et de pieux. A la tête de ces farouches soldats, Jean et son frère, le comte de Salisbury, commencèrent une guerre d'extermination contre les seigneurs et contre tout le peuple. Poussé par un insatiable désir de vengeance, le roi infligea un terrible châtiment aux contrées septentrionales. Rien ne put échapper à la sanguinaire avidité de ces hordes mercenaires, auxquelles il donnait lui-même l'exemple. Les villes, les villages, les châteaux furent livrés aux fers et à la flamme. Les habitants_ cherchèrent un asile dans les forêts ; les champs restèrent abandonnés et sans culture, et bientôt un voile de deuil couvrit l'Angleterre.

Dépouillés de tout, réduits à la dernière extrémité, et néanmoins décidés à ne pas reprendre le joug d'un roi odieux et parjure, les barons adoptèrent une résolution désespérée, celle d'invoquer l'appui d'un prince étranger. Ils envoyèrent donc à Paris le comte de Winchester et le maréchal de l'armée de Dieu, avec (les lettres scellées de leur grand sceau, pour offrir la couronne d'Angleterre au prince Louis de France, allié à la famille des Plantagenets par son mariage avec Blanche de Castille, petite-fille de Henri II, s'il consentait à venir les trouver à la tête d'une bonne armée (janvier 1216). Lorsque les ambassadeurs arrivèrent, Louis achevait dans le Languedoc un pèlerinage armé contre les albigeois. Il fut rappelé en toute hâte et entra en négociations avec les seigneurs. Leur offre flattait dans Philippe-Auguste l'orgueil du père et du conquérant ; il ne voyait cependant qu'avec une joie mêlée de crainte son fils disposé à l'accepter. « Quand messire Loys s'aperçut que le roi ne voloit : « Sire, dit-il, s'il vous plaisoit, j'entreprendrois cette besogne. — Par la lance de saint Jacques, reprit Philippe, fais ce qu'il te plaist ; mais crains que n'en vienras à ton escient, car Anglais sont traîtres et félons, ne te tiendront parole. » Alors le jeune prince demanda et obtint vingt-cinq otages, fils des plus notables familles d'Angleterre, en garantie de la fidélité des barons. Son père le laissa ensuite s'occuper de ses préparatifs de guerre, et expédier sur-le-champ outre-mer dix barons et force chevaliers et servants d'armes, qu'il devait bientôt suivre lui-même avec une puissante armée. Les seigneurs français s'embarquèrent à Calais, remontèrent la Tamise sans obstacle et furent reçus à bras ouverts dans Londres.

A la nouvelle de l'entreprise du prince Louis, le pape conçut de vives inquiétudes, et chargea son légat, du nom de Gualo, de se rendre à la cour de Philippe-Auguste pour empêcher son fils d'envahir le royaume d'Angleterre. Le cardinal légat présenta au roi des lettres d'Innocent III, qui le priait de ne pas permettre que le prince accomplit son dessein, mais, au contraire, de protéger le roi Jean et de le défendre comme vassal et homme lige de l'Église romaine. Le roi ne fut pas de cet avis. Mais, afin de ne pas s'engager dans une lutte directe et personnelle avec le pape, il renvoya l'affaire à la cour des pairs, qui s'assembla le lendemain à Melun, en présence du légat. Le prince vint au parlement et chargea un de ses chevaliers de le défendre ; ses raisons ne satisfirent point le cardinal Gualo, dont les instructions étaient positives. Il défendit à Louis, sous peine d'excommunication, d'envahir un royaume devenu fief du Saint-Siège, et au roi Philippe de l'aider dans cette entreprise. Le monarque affecta de l'hésitation, mais le prince se tournant rapidement vers son père : « Sire, dit-il, je suis votre homme lige pour les fiefs que je tiens de vous en ce pays de France ; mais vous devez être étranger à ce qui concerne l'Angleterre. Je vous prie donc de ne point empêcher mon projet, car je soutiens une juste cause ; j'ai résolu de combattre jusqu'à la mort, s'il le faut, pour l'héritage de mon épouse[3]. » Philippe, voyant la ferme résolution de son fils, ne s'opposa plus à son entreprise et le congédia en lui donnant sa bénédiction.

Excité à braver les anathèmes pontificaux par l'éclat d'une couronne qui serait le prix de sa victoire, Louis hâta les préparatifs de son départ. A l'époque fixée, il alla s'embarquer à Calais avec les comtes de Dreux et du Perche, et un grand nombre d'autres barons, chevaliers et sergents d'armes, ayant juré l'expédition. Sa flotte, composée de six cents navires et de quatre-vingts barques bien équipées, mit à la voile par un vent favorable ; il devint bientôt orageux, et la tempête dispersa les vaisseaux. Les marins des cinq ports d'Angleterre en prirent quelques-uns ; les autres se dirigèrent vers une petite île sur les côtes pour réparer leurs avaries. Jean campait dans le voisinage de Douvres avec tous ses routiers, afin de s'opposer aux Français. Mais à peine eut-il vu briller leurs armoiries et leurs gonfanons à mille couleurs qu'il manqua de cœur, tourna le dos, s'enfuit sans combattre comme à la Roche-aux-Moines, laissant son ennemi débarquer sans obstacle sur le rivage de Sandwich (30 mai).

Louis se montra le digne fils du vainqueur de Bouvines ; ses premiers pas sur le sol anglais furent marqués par des succès ; il assiégea et réduisit le château de Rochester. Mais au lieu d'attaquer l'importante ville de Douvres, dont il aurait pu s'emparer dans la première consternation où la fuite de Jean avait jeté les siens, il marcha sur Londres. Après avoir dissipé les bandes de mercenaires qui occupaient les environs de cette ville, il y fit son entrée, et fut accueilli avec des acclamations de joie et d'enthousiasme de la part des seigneurs et du peuple (2 juin). Conduit en procession à Saint-Paul, il reçut l'hommage de ses nouveaux sujets, et jura solennellement de les gouverner par de bonnes lois et de les réintégrer dans leurs patrimoines confisqués au profit de Jean. Le prince, que son affabilité, sa douceur et son courage rendaient cher aux Français, et qui en avait reçu le nom de Cœur.de-Lion ou de Lion pacifique, sut aussi gagner l'affection des Anglais, et s'attira leur confiance en conférant l'office de chancelier à Simon de Langton, frère de l'archevêque de Cantorbéry. L'excommunication que le cardinal Gualo, selon sa menace, lança contre lui, contre tous ses complices et ses fauteurs, produisit peu d'impression ; Louis en appela au pape et fit plaider sa cause à Rome, tandis qu'il enlevait à son rival les provinces de l'Angleterre.

En effet, la campagne s'ouvrit sous les auspices les plus favorables. A la tête de ses Français et des barons de race normande, le jeune roi reçut la soumission du Lincolnshire, du Yorkshire et de tous les comtés voisins de la capitale. Le roi d'Écosse, Alexandre, s'empressa de le reconnaître et de lui offrir son amitié, et bientôt on vit accourir sous ses bannières ou retourner sur le continent la plupart des mercenaires que Jean avait enrôlés. A la sommation de Louis, les comtes d'Oxford, d'Albemarle de Varenne, de Pembroke, d'Arundel, Howard, une foule d'autres des plus grands seigneurs, et le comte de Salisbury lui-même, désertèrent la cause de Jean sans Terre et se serrèrent autour du nouveau trône. Les confédérés s'occupèrent alors de réduire les forteresses encore fidèles à Jean. Toutes les villes qui refusèrent de reconnaître Louis furent saccagées ou rudement rançonnées par les chevaliers français et anglais. Louis investit le château de Douvres, et le comte de Nevers assiégea celui de Windsor. Le prince avait reçu de son père une machine formidable, appelée Mauvoisin, à l'aide de laquelle il espérait faire d'horribles ravages sur les murailles et en finir au plus tôt. Mais Douvres était défendu par un vaillant homme, Hubert de Burgh, qui avait eu le temps de le munir de toutes les choses nécessaires à une longue défense. Sa conduite et sa valeur paralysèrent tous les efforts des Français, obligés de se tenir à une trop grande distance des remparts, et bientôt forcés de changer le siège en blocus. Hubert ne se laissa épouvanter ni par la menace de pendre à sa vue son frère aîné, fait prisonnier à Norwich, ni par celle de ne donner aucun quartier à sa garnison et de la passer au fil de l'épée. Louis perdit inutilement quatre mois sous les murs de Douvres, dont il avait juré de s'emparer. C'est là qu'Alexandre, roi d'Écosse, vint le visiter et lui rendre hommage pour toutes les terres qu'il tenait des suzerains normands.

Sur ces entrefaites, Jean sans Terre, auquel le désespoir avait inspiré quelque énergie, ayant rassemblé le peu de chevaliers encore attachés à sa cause, les réunit aux aventuriers gascons et poitevins que commandait Savary de Mauléon, et parcourut avec ces derniers débris de sa puissance les provinces de Norfolk et de Suffolk. Il ravagea toutes les terres des partisans du prince français, et obligea son principal lieutenant, le comte de Nevers, à lever le siège de Windsor. Il entra ensuite à Lynn, ville attachée à ses intérêts et dont les habitants le reçurent avec joie, se dirigea sur Wisbeach et résolut de se rendre à Fossdike, en traversant le Wash de Cross-Keys. Tandis que son armée passait cette petite rivière, un gouffre formé par le flux de la marée et le cours incertain de la Welland engloutit tous les chariots et les bêtes de somme qui portaient le trésor royal, les vases précieux, ses joyaux et toutes les richesses qu'il aimait chèrement. Il éprouva une si profonde douleur de la perte de ces objets, qu'il en tomba malade et s'arrêta dans un couvent de religieux de Saint-Benoît, à Swineshead. Le soir il se gorgea outre mesure de pêches et de cidre nouveau. Cette pernicieuse gloutonnerie, la fatigue, le chagrin et les suites de la débauche accrurent la violence de son mal. Il voulut néanmoins reprendre sa route ; mais obligé de quitter son cheval pour une litière, il fut conduit avec difficulté au château de Sleaford. Là il retrouva assez de forces pour écrire au pape et lui recommander ses enfants. Le lendemain on le transporta à Newark-Castle, et trois jours après il expira chargé de la haine publique, en désignant son fils aîné, Henri, pour son successeur (19 octobre 1216).

Trois mois avant la mort de Jean sans Terre, le pape. Innocent III, ce génie puissant, ce zélé protecteur de la cause royale en Angleterre, était descendu dans la tombe, et avait eu pour successeur Honorius ou Honoré III. Cette double mort semblait devoir affermir la couronne sur la tête de Louis. Il n'en fut pas ainsi : déjà le mécontentement agitait les esprits ; les Anglais ne voyaient pas sans jalousie le nouveau roi distribuer imprudemment une partie de ses conquêtes à ses nobles compagnons d'armes. Il avait donné au sire de Nevers le comté de Winchester et à Gilbert de Gand celui de Lincoln, au préjudice des indigènes ; à d'autres il avait abandonné des châteaux, des villes ; enfin il favorisait exclusivement les Français. Cette conduite excitait de fréquentes querelles entre ces derniers et leurs alliés. Les Anglais disaient que le prince Louis, s'il lui arrivait de subjuguer leur pays, avait formé le projet, d'accord avec son père, d'exterminer ou de bannir tous les riches vassaux du royaume et de les remplacer par des étrangers. De là des méfiances et de nombreuses défections dans les rangs des chevaliers qui avaient déserté la cause de Jean pour s'attacher à lui.

Au milieu de ces circonstances, Louis s'imagina cependant qu'après la mort de son rival tout allait fléchir sous son autorité. Persuadé qu'il y avait nécessité pour lui de se rendre à Londres afin d'y recevoir les hommages du reste de la nation, il quitta Douvres, dont le brave gouverneur résistait toujours à ses menaces comme à ses promesses, et rentra dans la capitale. Il se trouva bien éloigné de ses espérances. Sa conduite, l'insolence et l'avidité des seigneurs lui avaient aliéné bon nombre de barons. D'ailleurs la haine des Anglais s'était éteinte avec leur tyran. Le fils aîné de Jean, Henri Plantagenet, enfant de dix ans, ne devait point hériter de l'horreur qu'on portait à son père. La nation n'avait aucun grief à lui opposer ; elle se ressouvenait des brillantes qualités et de la grandeur de ses ancêtres. Ainsi le comte de Pembroke, suivi des seigneurs restés fidèles au monarque défunt, conduisit à Glocester le jeune Henri et le fit sacrer et couronner dans la cathédrale de cette ville, en présence du légat Gualo, par l'évêque de Winchester (28 octobre). Le légat reçut du nouveau roi le serment de vassalité à l'Église de Rome, au nom du pape, qui embrassait chaleureusement la cause de l'héritier des Plantagenets. Dès le même jour, le comte de Pembroke prit le titre de curateur du royaume, et convoqua sous quinzaine un grand conseil à Bristol. Henri III y parut entouré d'un nombreux cortége d'évêques, d'abbés, de comtes, de barons et de chevaliers. Tous prêtèrent serment de fidélité à leur suzerain légitime. Dans cette assemblée il fut procédé à la révision de quelques articles de la grande charte imposée au roi Jean, et cet acte frappa de mort le parti français. Depuis ce moment l'Angleterre regarda Henri comme son roi et le prince Louis comme un étranger qu'elle avait appelé dans le but de la délivrer de la tyrannie, et dont le secours lui était désormais inutile.

Le cardinal-légat, dont le zèle était stimulé par Honorius, fulminait chaque semaine l'excommunication contre lui, et rappelait aux barons leur antique loyauté ; mais Louis ne cédait point. Décidé à lutter avec énergie contre l'inconstance populaire et les commencements de sa mauvaise fortune, il leva le siège de Douvres et se mit en campagne pour continuer ses conquêtes. Il s'empara des châteaux de Hereford et de Berkhamstead ; mais leur résistance le fit revenir des idées flatteuses qu'il avait conçues. Il résolut d'aller lui-même en France chercher un renfort d'hommes et d'argent. Il accorda une trêve de quarante jours à Pembroke, qui l'avait sollicitée, et se rendit à la cour de son père. Il n'en obtint pas tout l'appui qu'il espérait ; car le roi, craignant de s'exposer aux anathèmes de l'Église, ne voulut point communiquer avec son fils excommunié. A son retour, il trouva presque tous les grands barons anglais revenus à l'hommage de Henri III, leur droit sire. Louis, ainsi abandonné, fut réduit à se soutenir avec ses propres forces et celles de la commune de Londres, qui lui montrait un attachement obstiné. L'armistice expiré, les royalistes anglais investirent le château de Montsorel, défendu par dix chevaliers de race franque et leurs servants d'armes. Le prince envoya à leur secours la milice de Londres, six cents chevaliers français et vingt mille hommes, sous le commandement du comte de Perche. Quelques barons anglais suivaient aussi sa bannière. Les Français marchèrent vers l'ennemi, le forcèrent à lever le siège, et, au lieu de poursuivre les fugitifs, entrèrent dans Lincoln, au milieu des acclamations du peuple. Ils assiégèrent le château ; leurs efforts échouèrent toutefois devant la résistance d'une garnison brave et dévouée aux intérêts du jeune Henri, et d'une héroïne célèbre, Nicolette de Camville.

Pembroke rassembla une armée avec une diligence incroyable et se dirigea aussitôt sur Lincoln. Sous les étendards du régent s'étaient réunis tous les plus illustres seigneurs d'Angleterre ; et le cardinal-légat, revêtu de ses habits pontificaux, donnait à cette expédition un caractère religieux. En effet, il excommuniait les Français, accordait aux défenseurs de Henri les privilèges des croisés, et promettait la gloire et la palme du martyre à tous ceux qui périraient dans la bataille. Effrayés du nombre de leurs adversaires, les Français ne jugèrent pas à propos d'aller à leur rencontre, et les attendirent derrière les remparts de Lincoln. Après avoir jeté dans le château, par une fausse porte, les balistaires que guidait le routier Falcasius, Pembroke attaqua l'armée ennemie avec plus de confiance. La bataille fut longue et sanglante ; mais les Anglais parvinrent à rompre la porte du Nord, que le comte de Perche avait confiée à la garde de gens de leur nation. Au même instant Nicolette de Camville, soutenue des mercenaires de Falcasius, fit une sortie vigoureuse et porta le désordre et la confusion dans les rangs des chevaliers du comte de Perche. Ce prince combattait avec courage, lorsqu'il reçut un coup de lance à travers la visière de son casque et tomba mort sur la place. Alors la déroute devint générale, et la victoire se déclara pour les Anglais (19 mai 1217). Cette bataille, que dans le langage du temps on appela « la belle de Lincoln », détruisait toutes les espérances de Louis et affermissait la couronne sur la tête de Henri. Trois comtes, onze barons et quatre cents chevaliers tombèrent entre les mains des vainqueurs. La ville fut livrée au pillage et saccagée, en punition de son attachement à la cause des barons. 

A la nouvelle du désastre de son armée, Louis se renferma dans Londres avec ce qui lui restait de troupes, et se hâta d'écrire à son père et à Blanche, sa femme, pour les informer de sa pénible situation et les prier de lui envoyer de prompts secours. Philippe, quoique très-affligé des revers de son fils, n'osait point l'aider ouvertement, par le motif que nous avons indiqué. Blanche de Castille se présenta un jour devant le roi et lui dit avec larmes : « Comment, Sire, laisserez-vous donc votre fils mourir en terres étrangères ? Sire, pour Dieu, il doit être héritier après vous ! envoyez-lui au moins les revenus de son patrimoine. — Certes, Blanche, dit le roi, je n'en ferai   rien. — Non, Sire ? dit la dame. — Non, voir (Non, vrai). — Alors je sais que j'en ferai ? — Qu'en ferez-vous donc ? — Par la benoîte Mère de Dieu ! j'ai de beaux enfants de monseigneur ; je les mettrai en gage, et bien trouverai qui me prêtera sur eux. » Elle quitta alors le roi comme hors d'elle-même. Quand Philippe la vit aller ainsi émue, il crut qu'elle allait exécuter ce qu'elle disait ; il la fit rappeler et lui dit : « Blanche, je vous donnerai de mon trésor autant que vous voudrez, et en ferez que bon vous semblera... Mais sachez de vrai que je ne lui enverrai rien. — Sire, dit madame Blanche, vous dites bien. » On lui délivra les grands trésors, et elle les envoya à son seigneur et maître[4].

Non contente d'avoir obtenu de son royal beau-père des secours en argent, la princesse rassembla en hâte des troupes nombreuses destinées à passer outre-mer : trois cents chevaliers et une foule de sergents d'armes, aux ordres de Robert de Courtenay, sur quatre-vingts gros vaisseaux et beaucoup de petits, escortés par des galères. Cette flotte partit de Calais sous le commandement d'un célèbre pirate, Eustache le Moine, Anglais de naissance et religieux défroqué. Les marins des cinq ports, sortis avec une escadre de quarante voiles de toutes grandeurs afin de joindre les vaisseaux français, les rencontrèrent dans la Manche et les attaquèrent avec courage. La victoire ne fut pas longtemps douteuse : malgré la supériorité du nombre, les Français, inhabiles aux manœuvres maritimes, ne purent résister avec succès à des marins éprouvés, et perdirent tous leurs vaisseaux en quelques heures, à l'exception de quinze (29 août 1217). Tous les chevaliers qui ne périrent pas dans les flots se rendirent à discrétion et furent conduits à Douvres, attachés par des cordes. Robert de Courtenay et Eustache le Moine tombèrent aussi entre les mains des vainqueurs. Celui-ci, qui s'était caché quand on s'empara de son vaisseau, offrait à Hubert de Burgh, le commandant des Anglais, une somme considérable pour sa rançon, lorsque survint Richard Fitzroy, né de Jean et de la fille du comte de Warenne. La vue d'Eustache, le seul Anglais de réputation resté fidèle au parti du prince étranger, lui causa tant d'indignation, qu'il tira son épée et le tua à l'instant même[5]. Robert, plus heureux, quitta plus tard la prison pour le trône de Constantinople.

Toute espérance de secours était perdue, et Louis, resserré dans Londres par le comte de Pembroke, tenait ferme encore. Mais la résistance l'exposait à un danger inévitable ; il résolut clone de traiter avec Henri, auquel tous les barons s'empressaient de faire leur soumission. Il envoya un de ses fidèles au légat et à Guillaume le grand maréchal d'Angleterre, offrant de sortir du royaume à des conditions qui ne fussent point indignes du nom français. Ils consentirent à une conférence, qui s'ouvrit dans une île de la Tamise. Le jeune roi y parut assisté du légat, et un traité de paix fut conclu à des conditions honorables. Louis abandonna ses prétentions sur la couronne d'Angleterre, jura de ne jamais y revenir en ennemi, et d'engager de tout son pouvoir le roi son père à restituer à Henri les provinces conquises sur Jean sans Terre. Henri, de son côté, accorda une amnistie à tous ceux qui s'étaient attachés à la cause de Philippe-Auguste, et à la cité de Londres tout entière, et jura de ratifier tous les privilèges et droits des barons et de la nation. On convint que les prisonniers seraient rendus de part et d'autre sans rançon (11 septembre 1217). A la suite de cette charte de paix, le légat Gualo releva le prince Louis de son excommunication suivant la forme de l'Église, à condition toutefois qu'il paierait pendant deux ans le dixième de son revenu pour le secours de la terre sainte.

Ainsi se termina l'expédition d'outre-mer, dont le début avait fait concevoir de si grandes espérances. Louis regagna tristement les côtes de France et arriva dans la noble cour de Paris. Le roi son père l'accueillit avec bonté et lui adressa quelques reproches, parce qu'il n'avait montré ni persévérance ni capacité, et avait perdu par ses propres fautes le beau royaume d'Angleterre. Les revers du prince ne purent cependant compromettre l'œuvre de Philippe, alors fortement consolidée. Les dernières années du monarque furent paisibles et respectées. L'Angleterre était tout occupée à guérir les blessures que lui avait faites la guerre civile ; l'Empire obéissait au rival d'Othon, à Frédéric II, allié de Philippe ; la papauté ne menaçait plus de ses anathèmes la maison de France, et les grands feudataires de la couronne, pleins de respect pour le vainqueur de Bouvines, semblaient s'habituer à la monarchie nouvelle. La paix entrait aussi dans les vœux du roi, qui devenait vieux et trouvait le repos agréable. Il consentit à prolonger pour quatre ans la trêve jadis conclue avec Jean sans Terre. La mort lui enlevait ses amis, ses anciens compagnons d'armes. L'année 1218 fut une année bien triste : le comte de Dreux, le comte d'Angoulême et la vieille Mathilde, comtesse douairière de Flandre, moururent à de courts intervalles. Le monarque fut surtout affligé de la perte du prince Philippe, l'aîné de ses petit-fils, âgé de neuf ans seulement, mais dont le savoir et l'intelligence étonnaient déjà les clercs, et auquel était fiancée Agnès de Donzi, riche héritière du comté de Nevers. Les droits au trône passèrent alors à Louis, le second dans la lignée, et dont l'enfance était alors entourée de puissants exemples de gloire et de vertu. La maison royale se composait ainsi de l'héritier immédiat de la couronne, Louis, comte d'Artois, de Philippe Hurepel (tête pelée), son frère, qui avait épousé Mahaud de Dammartin, fille de Renaud de Boulogne, et avait ce comté pour apanage, et de Marie de France, épouse du duc de Brabant. Le prince Louis avait trois fils de Blanche de Castille : Louis, Jean et Robert. Leur mère, que sa beauté, son esprit, sa vertu et la force de son caractère faisaient regarder comme le plus bel ornement de la cour de France, les élevait dans la crainte du Seigneur, sous les regards de Dieu.

Cependant le roi Philippe entrait dans sa cinquante-sixième année, et les fatigues d'un règne de quarante ans si largement occupé avaient plus affaibli son corps que l'âge. Aussi prévoyait-il bien qu'il approchait de la fin de sa carrière, et il se disposait à la fournir en roi très-chrétien. La reine Ingeburge était revenue auprès de lui, et ils habitaient ensemble la tour du Louvre, le palais de la Cité, ou le manoir de Pacy-sur-Eure. Cette dernière résidence lui avait été conseillée par Rigord, son médecin et son historien, comme le lieu le plus propre à réparer ses forces. Il montrait une grande considération pour la reine, comme s'il se fût repenti des chagrins qu'il lui avait causés. Afin de se consoler de ne pouvoir plus guider ses braves chevaliers à la victoire, il consacrait le reste de ses jours à l'agrandissement et à l'embellissement de la capitale de son royaume, distribuait des sommes considérables aux pauvres et prenait garde de ne s'écarter en rien de l'équité, vertu que les rois pratiquent si difficilement. Il employait aussi une grande partie de son revenu à bâtir des églises, à réparer des monastères, et ses pieuses donations sont attestées par de nombreuses chartes de cette époque. Dans toutes les églises et tous les monastères on priait le Ciel pour la conservation du généreux monarque.

En effet, depuis l'été de 1222, Philippe-Auguste était miné par une fièvre lente qui diminuait chaque jour ses forces. Ses médecins, Gillon et le moine Rigord, ne le quittaient plus et s'efforçaient de combattre par leur science le danger de la maladie. Le roi, que cette fièvre saisissait, à divers intervalles, d'un frisson mortel, comprit toute la gravité de son mal, et se fit transporter au château de Saint-Germain-en-Laye, où il voulut faire son testament. Ce curieux monument historique nous fournit une preuve de la sage économie de ce prince et de l'accroissement de la richesse publique. Philippe léguait à ses exécuteurs testamentaires, Guérin, évêque de Senlis, Barthélemi de Roie, chambrier de France, et frère Aymar, trésorier du Temple, cinquante-mille livres parisis (1.350.000 francs), destinés à réparer, selon leur discernement, les torts qu'il pouvait avoir causés. Il donnait à sa bien méritante épouse, Ingeburge, dix mille livres, autant à son fils puîné Philippe, deux mille à ses serviteurs ; cent mille livres à son successeur, Louis, huitième du nom, qu'il pouvait employer à la défense du royaume de France, ou bien dans un pèlerinage ; la somme énorme de cent cinquante-sept mille cinq cents marcs d'argent (8.505.000 francs) à Jean II de Brienne, roi de Jérusalem, et aux deux ordres du Temple et de l'Hôpital, pour entretenir pendant trois ans trois cents chevaliers de plus au service du saint sépulcre ; vingt mille livres parisis à Amaury de Montfort, afin de payer la rançon de la comtesse sa femme et de ses enfants, et de l'aider à l'extirpation de l'hérésie. Il laissait encore aux pauvres, aux veuves, aux orphelins et aux lépreux de Paris vingt et un mille livres parisis, que devaient leur distribuer ses exécuteurs testamentaires ; cinquante mille livres aux églises de France qui avaient besoin d'être réparées ; toutes ses couronnes d'or avec leurs joyaux, croix d'or, pierreries, ornements de toute espèce, à l'abbaye de Saint-Denis, où il élisait sa sépulture, sous la condition que vingt religieux célèbreraient chaque jour la messe à perpétuité pour le repos de son âme ; plus, à l'Hôtel-Dieu de Paris, vingt sous parisis (27 francs) par jour, destinés au service des pauvres, à percevoir sur la prévôté de Paris. Dans ces saintes dispositions il attendit la mort, dont sa faiblesse lui faisait connaître l'approche.

Philippe survécut à ses dernières volontés ; il lutta plus de dix mois encore contre la fièvre qui le consumait. Il était retourné à son château de Pacy-sur-Eure, lorsque se réunit à Paris un concile présidé par le cardinal Conrad, évêque de Porto, légat en France, et dans lequel devaient s'agiter les grandes questions de la religion et de la politique, les affaires de la Palestine et la croisade des albigeois. Le monarque parut désirer vivement d'assister à cette noble et solennelle assemblée. Quoique perclus de tous ses membres, le royal moribond, porté sur une litière, se mit en route pour la capitale ; mais il n'eut pas la consolation de revoir la tour du Louvre. La violence de la maladie, augmentée par la chaleur de la saison, l'obligea de s'arrêter à Mantes. C'est dans cette ville que, malgré les prières adressées au Ciel par son peuple, malgré tous les secours de l'art et malgré les soins de la douce et pieuse Ingeburge, si longtemps délaissée, ceux de Blanche de Castille et de toute sa famille, le fils de Louis VII expira en chrétien le 14 juillet 1223, à l'âge de cinquante-huit ans, après en avoir régné quarante-trois.

Le corps du roi fut porté à Paris au milieu des gémissements et des larmes de la cour et du peuple. Lorsqu'il eut été embaumé et déposé dans un riche cercueil, ses sujets chargèrent sur leurs épaules la dépouille mortelle de leur prince invincible, pour la conduire à l'abbaye de Saint-Denis, ainsi qu'il l'avait désiré. Le funèbre convoi s'avança lentement à travers les flots de la foule désolée. Lorsqu'il sortit par la porte appelée porte de Paris, et dès qu'il fut arrivé à la distance que parcourait une arbalète en lançant trois fois ses traits, ceux qui portaient le cercueil le déposèrent sur le sol avec la torche sacrée, et d'autres s'empressèrent avec ardeur de se charger à leur tour de ce fardeau. En même temps ils désignèrent ce lieu pour que la croix de Philippe y fût dressée, consacrée par son nom et entourée de colonnes en pierre. Sur le même emplacement dut s'élever une nouvelle église, afin d'honorer le lieu du repos du vainqueur de Bouvines[6]. Le lugubre cortége se mit en route ; on y voyait le prince Louis, dont les traits profondément altérés révélaient encore plus la douleur filiale que ses longs habits de deuil, et ses enfants en Age de marcher, revêtus de violet. Près du comte de Boulogne, Philippe de Hurepel, on remarquait Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem. Venaient ensuite un grand nombre d'illustres barons, deux archevêques, Guillaume de Reims et Gauthier de Sens, tous deux les premiers à la cour, tous deux issus d'un sang illustre, et vingt et un autres prélats, parmi lesquels le légat Conrad, Pandolfe, évêque de Norwich en Angleterre, Guérin de Senlis, Henri d'Auxerre, Foulques de Toulouse. Le légat Conrad et Guillaume de Reims célébrèrent ensemble la messe des funérailles à deux autels différents, et les autres évêques, le clergé et les moines, dont la multitude était innombrable, leur répondaient en chœur comme à un seul officiant. Les restes de Philippe furent ensuite descendus dans les caveaux de Saint-Denis, et reposèrent à côté de ceux du grand Dagobert.

Philippe-Auguste, roi des Français, homme très-prudent et de grand sens, dit le poète chroniqueur, homme renommé par sa vaillance, magnifique en actions, victorieux dans ses guerres, sut, par ses talents et ses conquêtes, imprimer à l'autorité royale un caractère de force et de grandeur inconnu des premiers rois capétiens. « Avant ce roi, la lutte de la royauté et de la féodalité présentait des chances incertaines ; mais, après son règne, ces deux pouvoirs se trouvent dans une position bien différente. Les alliés de la féodalité, les princes anglais, sont dépouillés de leur plus importante conquête, et les barons, qui avaient longtemps tenu comme en tutelle les successeurs de Hugues Capet, sont forcés de reconnaître leur infériorité et de rendre hommage à son arrière-petit-fils. Dès lors on peut prévoir que l'unité territoriale et monarchique se détachera triomphante de tous les obstacles qui s'opposent encore à son entier développement. Philippe-Auguste est le premier roi de France qui ait conçu l'idée de cette unité et qui ait préparé sa victoire ; c'est la plus belle gloire de son règne[7]. »

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Matthieu Pâris, ad ann. 1213.

[2] Matthieu Pâris.

[3] Matthieu Pâris.

[4] Chronique de Reims.

[5] Matthieu Pâris.

[6] La Philippide, chant XIIe.

[7] Cayx, Précis d'histoire de France, p. 342.