Confiscation du fief
d'Auvergne. — Les légats du pape à la cour plénière de Villeneuve-sur-Yonne.
— Philippe indifférent à la croisade contre les albigeois. — Soins du roi de
France pendant les loisirs de la paix. — Ligue de l'empereur Othon IV et de
Jean sans Terre contre la France. — Le roi d'Angleterre se brouille avec la
cour de Rome. — Fureur de Jean contre les religieux de Cantorbéry. —
Interdit. Tyrannie du roi. — Les Anglais affranchis du serment de fidélité. —
Parlement de Soissons. — Préparatifs de Philippe-Auguste et de Jean sans
Terre. — Ambassade du roi d'Angleterre à Mohammed-el-Nasser. — Ses
inquiétudes. — Sa réconciliation avec l'Église. — Il fait don de sa couronne
à Innocent III. — Invasion de Philippe-Auguste dans le comté de Flandre. —
Défaite de sa flotte à Dam. — Siège de Gand. — Sac de Lille. — Soumission de
Cassel et de Tournay. — Ligue générale contre Philippe. — Assemblée de Bruges.
— Projets des ennemis du roi. — Préparatifs de Philippe.
Après
avoir étendu si glorieusement les limites de la monarchie capétienne,
Philippe-Auguste profita de la trêve pour châtier Guy, comte d'Auvergne,
prince injuste, violent, grand pillard d'églises, et qui ne reconnaissait le
roi que de nom. Il osait dépouiller les monastères de leurs ornements et de
leurs biens. Irrité des remontrances de l'évêque de Clermont, il avait fait
arrêter et jeter dans un cachot le vénérable prélat. Philippe envoya donc en
Auvergne une armée sous la conduite du comte Guy de Dampierre. Elle ne trouva
qu'une faible résistance et soumit promptement tout le pays. Le comte
d'Auvergne et le prince Guillaume son fils furent privés de leurs fiefs. Le
roi, les confisquant à son profit, les accorda au comte de Dampierre, reçut
l'hommage des seigneurs de la province et restitua aux monastères ce qu'ils
avaient perdu. Guy d'Auvergne, privé de ses États, mena la vie d'un simple
particulier. Il s'affligeait souvent de ce qu'une famille étrangère
s'engraissait de ses biens et jouissait de ses nombreux châteaux. « Il
n'avait d'autre consolation à sa misérable existence que de voir tomber, par
l'effet d'un crime semblable, Raymond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles[1]. » Au
milieu de ces guerres et de ces traités, Innocent III faisait entendre au
monde catholique sa voix puissante, et convoquait à une croisade contre les
albigeois le roi et tes barons de France et d'Angleterre, afin d'éteindre le
vaste foyer d'hérésie dont toutes les provinces de la langue d'oc étaient
embrasées. Sous le nom général d'albigeois on désignait, au XIIe siècle, tous
les sectaires répandus surtout dans le midi de la France, que semblaient
destiner à former un jour une nation distincte sa langue, sa civilisation
supérieure, sa culture intellectuelle, et ses villes immenses, libres et
industrieuses, mais que la licence de ses mœurs, l'orgueil des richesses,
l'amour du luxe et des voluptés, et la folie de la prospérité, soulevaient
contre l'austérité chrétienne. Ces sectaires, si divisés d'opinions,
s'accordaient cependant à mépriser l'autorité de l'Église, à combattre les
sacrements, à renverser enfin toute l'ancienne discipline. Tels étaient les
ariens, qui niaient la divinité de Jésus-Christ, ou du moins qu'il fût égal à
Dieu son Père, et tombaient dans des contradictions et des absurdités sans
nombre ; les manichéens, qui admettaient deux principes dans la nature, l'un
bon, l'autre mauvais, auxquels ils attribuaient toutes les actions des hommes
; les vaudois ou pauvres de Lyon, dont la doctrine favorisait les prétentions
des seigneurs. Ils soutenaient que le clergé ne devait posséder ni
biens-fonds, ni dignités temporelles, ni fiefs, ni droits régaliens ; qu'eux
seuls étaient la vraie Église, puisque eux seuls
pratiquaient et enseignaient la pauvreté évangélique. Ils condamnaient aussi
toutes les cérémonies de l'Église, la loi du jeûne, les sacrements, à
l'exception du baptême et de l'ordre ; les prières pour les morts, le culte
des saints, et, en un mot, tout ce qui pouvait concilier aux pasteurs
légitimes le respect et l'attachement des peuples. Dans la Provence s'étaient
encore réfugiés les henriciens, qui niaient que le baptême fût utile aux
enfants, et rejetaient tout culte extérieur ; les publicains ou popélicains, qui n'admettaient point le baptême,
l'eucharistie et le mariage, et une foule d'autres hérétiques qui avaient
leur hiérarchie, leurs pontifes et leurs missionnaires[2]. Les
légats du Saint-Siège se rendirent à Villeneuve-sur-Yonne, dans le diocèse de
Sens. Philippe-Auguste y tenait une cour plénière avec un grand nombre de ses
barons, parmi lesquels on- comptait Eudes III, duc de Bourgogne, les comtes
de Nevers et de Saint-Pol. Ils lui présentèrent les lettres d'Innocent III, qui
l'exhortait, comme roi très-chrétien et fils aîné de l'Église, à tourner ses
armes contre les rebelles et les hérétiques de la langue d'oc. Philippe reçut
les légats du pape avec honneur ; il leur répondit néanmoins « qu'il avait à
ses flancs deux grands et terribles lions, savoir Othon d'Allemagne,
soi-disant empereur, et Jean d'Angleterre, lesquels, d'un et d'autre côté,
travaillaient de toutes leurs forces à porter le trouble dans le royaume de
France ; par ainsi, qu'il ne pouvait d'aucune façon sortir dudit royaume, ni
lui, ni son fils, et que c'était bien assez pour le présent d'octroyer à ses
barons licence et permission de marcher en Narbonne contre les perturbateurs
de la foi[3]. » Quant
aux barons de France, ils accueillirent avec transport les exhortations des
légats, et se hâtèrent de prendre la croix, afin de gagner des indulgences
plus étendues que celles de la Palestine. Le duc de Bourgogne, les comtes de
Nevers, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Montfort, de Bar-sur-Seine, de Beaujeu et
de Genève, une multitude de prélats et de seigneurs se mirent bientôt en
marche, suivis de leurs nombreux vassaux et de troupes entretenues à leurs
dépens, d'aventuriers et de bandits de toute nation. Quelques historiens font
monter à 500.000 le nombre de ceux qui répondirent à l'appel d'Innocent III.
Afin de se distinguer des croisés de la terre sainte, ils arborèrent la croix
sur la poitrine. C'est de la ville de Lyon, fixée comme rendez-vous général,
que les rudes guerriers du Nord se précipitèrent sur les délicieuses contrées
du Midi. Nous n'entrerons point ici dans les détails de cette guerre
d'extermination qui remplit quinze années du règne de Philippe, mais qui ne
se termina pas avec lui. Ce roi n'y prit d'ailleurs qu'une part indirecte,
quoiqu'il fût maintes fois sollicité de secourir les croisés. Cette conduite
lui procura les moyens de consolider ses conquêtes, et l'empêcha de
compromettre pour des avantages éloignés les intérêts qui le retenaient dans
ses États. Il comprenait sans doute que sa couronne profiterait un jour des
victoires de ses barons. En effet, l'unité de la France allait être préparée
graduellement par cette guerre ; la royauté des Capétiens devait recueillir
les fruits de la croisade albigeoise. Tandis
que l'expédition contre les hérétiques de la Gaule méridionale occupait
presque toute sa chevalerie, Philippe-Auguste s'affermissait dans sa nouvelle
grandeur et imprimait à son gouvernement une force et une intelligence
inconnues de ses prédécesseurs. Pour se concilier les grands vassaux dont il
attaquait les privilèges, il accréditait en leur faveur les souvenirs
romanesques de la cour de Charlemagne, et se plaisait, comme ce redoutable
monarque, à s'entourer de ses douze pairs. Réunis dans de fréquents
parlements où les jeux et les fêtes chevaleresques s'entremêlaient aux débats
politiques, ils discutaient et adoptaient diverses mesures législatives, que
le roi promulguait avec leur consentement. De cette manière elles acquéraient
force de loi dans toute l'étendue du royaume de France ; la volonté publique
était substituée à la volonté individuelle, et la monarchie féodale
commençait à remplacer la confédération féodale, dont les anciens rois
n'avaient été que les chefs titulaires. Pendant
les loisirs de la paix, le roi se mettait en état de ne pas craindre la
guerre. L'enceinte septentrionale de Paris avait exigé dix-huit ans de
travaux ; Philippe continua l'œuvre commencée et fit construire l'enceinte
méridionale, qui ne devait être terminée que vers la fin de son règne. Comme
la première, elle fut composée d'un mur solide surmonté d'un parapet crénelé,
garnie de portes et flanquée d'énormes tours. Le vaste cercle de
fortifications enferma les champs et les vignes. « Le roi commanda ensuite,
dit Guillaume le Breton, qu'on fit maisons et habitations partout, et qu'on
les louât aux gens pour manoir (demeure), jusqu'à ce que toute la ville fût pleine
jusqu'aux murs. » Sa sollicitude ne se borna pas à la capitale ; elle
s'étendit à toutes les cités, bourgs et châteaux de ses domaines, qu'il
entoura de murailles élevées à ses frais. Dans l'exécution de ces travaux
entrepris pour le commun profit du royaume, il montra, chose bien nouvelle
alors chez les princes, un grand respect de la propriété : il indemnisa
largement tous ceux dont il était obligé de prendre les terres. Les
soins qu'apportait Philippe à fortifier Paris et les autres villes françaises
ne lui étaient point suggérés par la crainte de quelques nouvelles hostilités.
En effet, la défensive devenait plus nécessaire à ses adversaires qu'à la
France. Depuis sa fuite du continent, Jean sans Terre, odieux à ses grands
vassaux et aux membres influents du clergé, qu'avait souvent molestés son
esprit arrogant, voyait détruire chaque jour les prérogatives de sa couronne.
A cette même époque il avait reçu en Angleterre son neveu Othon de Brunswick,
contraint de fuir devant les armes heureuses de Philippe de Souabe, auquel il
disputait l'Empire. Une triste conformité de revers et de disgrâces porta
l'oncle et le neveu à contracter la plus étroite alliance. La fortune,
jusqu'alors si cruelle envers eux, releva tout à coup leurs espérances. Le
meurtre de son rival, tombé victime d'une vengeance particulière, fit passer
le sceptre impérial entre les mains d'Othon, que les Gibelins et les Guelfes,
les princes et le pape Innocent III s'empressèrent de reconnaître comme le
légitime successeur de Charlemagne (1208). Alors Othon de Brunswick et Jean d'Angleterre,
s'abandonnant à la plus folle présomption, ne projetèrent rien moins que
d'enlever au roi de France ses dernières conquêtes, et de lé
réduire à la possession de Paris, d'Orléans et d'Étampes. Le plan
des deux souverains put inspirer quelque inquiétude à Philippe ; mais elle ne
fut pas de longue durée. Des circonstances impérieuses les obligèrent d'en
suspendre l'exécution et de se défendre eux- mêmes. Après avoir juré au pape
qu'il observerait inviolablement les libertés et immunités ecclésiastiques,
qu'il abandonnerait au saint - siège la Toscane et tous les allodiaux de la
célèbre comtesse Mathilde, et reconnaîtrait les droits de l'Église romaine
sur le royaume de Naples, Othon descendit en Italie avec une armée pour
recevoir la couronne impériale des mains d'Innocent III. Néanmoins l'ambition
l'emporta bientôt sur la reconnaissance, et le césar, infidèle à ses
promesses, ne voulut restituer ni Viterbe, ni Pérouse, ni Spolète ; il excita
des séditions dans Rome et attaqua les États du jeune Frédéric de Hohenstaufen,
roi de Sicile et vassal de l'Église. Il osa même sommer le pape de casser le
concordat de Worms. Irrité contre le parjure empereur, le pontife détruisit
son ouvrage avec l'ardeur énergique dont il usait dans toutes ses démarches ;
il lança une bulle foudroyante et délia les sujets d'Othon IV de leur serment
de fidélité. Puis, d'accord avec le roi de France, qui n'eut pas de peine à
l'exciter contre le parent, l'allié de l'Hérode anglais, il lui
suscita un redoutable compétiteur dans la personne du véritable héritier de
la couronne, du jeune roi de Sicile, qu'il avait voulu dépouiller, et qui,
élevé, protégé par la cour romaine, se montrerait sans doute plus docile. La
plupart des princes allemands que ses légats avaient soulevés se déclarèrent
en faveur de Frédéric de Sicile. Proclamé empereur à la fin de 1211, dans la
diète de Bamberg, le noble rejeton du grand Frédéric Barberousse fut invité à
se rendre en Allemagne pour défendre sa couronne contre l'ennemi de sa
maison. L'autre
ennemi de Philippe-Auguste, le roi Jean, avait perdu tout le fruit de son
alliance avec Othon, et s'était aliéné dans le même temps l'Église. A
l'époque de la mort de l'archevêque de Cantorbéry, Hubert, quelques jeunes
moines du couvent de Christ-Church, auquel
appartenait le privilége d'élire le primat, se réunirent clandestinement dans
la nuit et placèrent sur le trône archiépiscopal Reginald, leur sous-prieur,
sans attendre la licence royale et le concours des évêques suffragants de
Cantorbéry. Comme le primat exerçait une puissante influence sur les
destinées religieuses de l'Angleterre, il était de la plus haute importance
qu'il fut dévoué aux intérêts du roi. Aussi Jean témoigna-t-il un grand
mécontentement à la nouvelle de l'élection de Reginald, que ses confrères
avaient aussitôt député à Rome pour obtenir l'approbation du siège
apostolique. Mais les moines les plus anciens et les plus sages, offensés de
l'exclusion qu'ils avaient essuyée, regardèrent comme non avenu le choix fait
de leur sous-prieur, et demandèrent au roi la permission de procéder à une
nouvelle élection. Il la leur accorda, et sur sa recommandation ils
choisirent Jean de Gray, évêque de Norwich, son ministre favori et son
confident intime. Les suffragants désignèrent le même prélat, afin de ne pas
encourir la disgrâce du monarque, qui mit publiquement Jean de Gray en
possession de tous les biens de l'archevêché. Douze moines furent aussitôt
envoyés à Rome pour solliciter du pape le pallium et la confirmation du
nouveau primat (1206).
De leur côté les évêques de la province écrivirent au saint-père, se
plaignant de ce que les moines avaient osé faire l'élection sans eux, quoique,
suivant l'ancienne discipline et la coutume, ils dussent y être admis. Innocent
III, tout en prononçant une sentence définitive en faveur des moines, cassa
les deux élections, enjoignit aux députés de faire une élection canonique, et
désigna à leurs suffrages Étienne de Longton,
Anglais d'origine, cardinal-prêtre du titre de Saint-Chrysogone. C'était un
prélat recommandable par sa brillante érudition et ses rares vertus ; il
avait jadis été professeur et chancelier de l'université de Paris. Les moines
firent donc tomber leur choix sur Étienne de Langton, auquel Innocent III lui-même
conféra l'onction sainte à Viterbe. Le souverain pontife écrivit ensuite des
lettres affectueuses et pleines de modération au roi d'Angleterre pour
l'exhorter à le reconnaître en qualité d'archevêque de Cantorbéry et primat
de son royaume, et recommanda aux moines de Christ -Church de lui obéir comme
à leur pasteur (1207). A la
nouvelle de la consécration de Langton, le roi Jean ne put contenir sa colère
; il s'obstina à maintenir son favori dans sa dignité, et résolut de se
venger des moines députés, qu'il accusait de l'avoir trahi. Il ordonna donc à
Foulques de Cantelou et à Henri de Corthelle, deux de
ses fidèles de race angevine, d'expulser du sol anglais tous les moines de
Cantorbéry, comme coupables de lèse-majesté, et de les punir de mort en cas
de résistance[4]. Ces deux chevaliers, violents
et inhumains, obéirent avec joie à la volonté de leur seigneur. Ils entrèrent
dans le monastère, accompagnés de gens armés, l'épée à la main, et d'une voix
terrible ils commandèrent au prieur et aux moines effrayés de sortir aussitôt
du royaume d'Angleterre, comme traîtres à la majesté royale ; ils jurèrent
qu'autrement ils mettraient le feu au monastère et les brûleraient dedans.
Les religieux, sans attendre l'exécution de ces menaces, abandonnèrent tous
leur demeure, à l'exception de treize malades que leur faiblesse empêchait de
marcher. Conduits comme un vil bétail au bord de la mer, ils traversèrent le
détroit et furent reçus en Flandre. Le roi confisqua les biens des fugitifs
au profit de la couronne. Le
pape, instruit de cette violence, tâcha de fléchir par de nouvelles
exhortations l'esprit du prince. Jean resta inflexible, répondit en termes
hostiles et protesta que jamais Langton ne mettrait les pieds dans son
royaume en qualité de légat. Alors Innocent chargea les évêques de Londres,
d'Ély et de Worcester, d'aller trouver le roi et de lui représenter avec une
liberté respectueuse les malheurs auxquels sa révolte contre l'autorité de
l'Église exposerait ses peuples. Ces trois prélats se rendirent à la cour, se
jetèrent aux genoux du monarque, et le supplièrent les larmes aux yeux de
reconnaître le nouvel archevêque de Cantorbéry, afin d'épargner à
l'Angleterre la douleur d'un interdit. Jean, toujours inexorable, brava le
ressentiment du pontife et se répandit en invectives contre le clergé. « Je
le jure, s'écria-t-il, je le jure par les dents de Dieu, que si les prélats
de mon royaume ou d'autres jettent l'interdit sur mes terres, j'enverrai
aussitôt chez le pape évêques, prélats et moines d'Angleterre, et
confisquerai tous leurs fiefs. » Il osa même ajouter qu'il ferait couper le
nez et arracher les yeux à tous les Romains qui se trouveraient dans ses
domaines, afin qu'à ces marques on pût les distinguer de toutes les autres
nations[5]. Il commanda ensuite aux
évêques de se retirer promptement de sa présence, s'ils voulaient mettre
leurs personnes en sûreté. Les trois prélats sortirent, et laissèrent passer
la moitié du carême. Enfin, désespérant de convertir le roi, ils fulminèrent
le lundi de la Passion une sentence d'interdit sur tout le royaume
d'Angleterre, et, pour éviter le ressentiment du monarque, ils passèrent
aussitôt sur le continent (1208). A peine
l'interdit fut-il lancé, qu'on en ressentit les effets. On ferma les églises
; on ne célébra aucun service solennel. Les corps morts étaient emportés hors
des villes et des villages, enterrés dans les chemins et dans les fossés,
sans prières et sans le ministère des prêtres. Au milieu de la consternation
générale, Jean affecta de la sérénité, tout en méditant des projets de
vengeance. Il fit arrêter les parents des trois évêques, les jeta en prison
et saisit leurs biens. Ses officiers chassèrent de tous les points du
royaume, avec des menaces terribles, les prélats et les clercs dociles aux
décisions du souverain pontife, exercèrent mille cruautés, et personne ne
rendit la justice. Malgré sa sécurité apparente, le roi n'était pas sans inquiétude.
Il craignait que le pape ne l'excommuniât nommément et ne déliât ses sujets
du serment de fidélité. Alors il exigea des otages de tous les barons qui lui
paraissaient les plus suspects. Plusieurs obéirent, et livrèrent leurs
enfants ou leurs neveux à ses hommes d'armes ; quelques-uns refusèrent, et
s'enfuirent en Écosse. Ce que
Jean sans Terre craignait arriva. Innocent III, le voyant persister dans son
impénitence, le menaça de nouveau, et fulmina peu de temps après la bulle
d'excommunication personnelle contre son fils révolté (1209). Le roi fit exercer dans tous
les ports la plus active surveillance, afin que cette bulle ne fût point
officiellement publiée dans ses États. Ses précautions furent inutiles : tout
le monde en eut bientôt connaissance, et chacun se disait tout bas dans les
rues et les places publiques que le roi était excommunié. Geoffroy,
l'archidiacre de Norwich, l'un des conseillers de la cour de l'Échiquier, osa
même parler à ses collègues des peines qu'ils encouraient au service d'un
prince frappé d'anathème, et se retira chez lui sans congé. Jean apprit cette
conversation, et devint furieux. Il envoya Guillaume Talbot, â la tête de
gens armés, se saisir de l'indiscret archidiacre. Geoffroy fut aussitôt
conduit en prison, chargé de chaînes, revêtu d'une chape de plomb, et laissé
sans nourriture. Le malheureux mourut en peu de jours, accablé sous le poids
de ce lourd vêtement. Devenu
plus audacieux par quelques succès remportés en Écosse et en Irlande, Jean
méprisa chaque jour davantage l'interdit et l'excommunication, et redoubla
d'extorsions et d'iniquités. Ses tyrannies, ses fureurs et ses débauches
l'exposant à la haine de la noblesse et du peuple, il ne s'entoura que de
pillards féroces, de bandits sans nom, sans foi et sans loi. Par ses
brutalités et son gouvernement hideux il tourna tous les esprits en faveur de
Rome. Plusieurs fois on avait voulu le réconcilier avec l'Église, niais les
négociations des légats avaient échoué. Il consentait à reconnaître Langton
comme archevêque de Cantorbéry et à laisser revenir en Angleterre les évêques
et les moines bannis ; mais, dès qu'il s'agissait de la restitution des biens
et de l'argent enlevés au clergé, il ne voulait plus rien entendre, et
refusait d'exécuter tout ce qu'il avait promis. Enfin, sollicité vivement par
Langton et les prélats expatriés de mettre un terme aux maux de l'Angleterre,
Innocent III eut recours aux derniers coups de son autorité. Il déclara tous
les vassaux et les sujets du roi déliés de leur serment de fidélité, prononça
la déposition de Jean sans Terre, et invita tous les princes et barons
chrétiens, au nom de l'autorité apostolique, à se réunir pour venger l'injure
faite à l'Église, chasser du trône l'impie qui le déshonorait, et lui donner
un plus digne successeur. Il manda ensuite à Philippe-Auguste qu'il eût à se
charger de l'exécution de cette sentence, pour la rémission de ses péchés,
lui transféra la souveraineté de l'Angleterre pour lui et ses descendants à
perpétuité, et adressa aux grands et nobles hommes du royaume de France
d'autres lettres dans lesquelles il promettait les privilèges des croisés à
tous ceux qui prendraient les armes avec leur roi (1213). La
marche des événements avait inspiré à Philippe d'ambitieuses espérances ; il
les voyait sur le point de se réaliser. Il accepta donc avec joie la mission
que lui confiait le pape, et convoqua dans la ville de Soissons un nombreux
parlement, auquel assistèrent le prince Louis de France, Eudes duc de
Bourgogne, Pierre de Courtenay comte de Nemours, Robert comte de Dreux, dont
le fils Pierre, dit Mauclerc, venait d'épouser Alix la jeune duchesse de
Bretagne, les comtes de Nevers, de Bar, de Vendôme, les sires de Bourbon et
de Beaujeu, le seigneur Savary de Mauléon, Blanche comtesse de Troyes, et
Henri duc de Brabant, comte de Louvain, étranger au royaume, mais époux de la
princesse Marie, fille de Philippe-Auguste et d'Agnès de Méranie. Le roi leur
annonça que, sur l'invitation du souverain pontife, il allait envahir
l'Angleterre pour infliger un juste châtiment à l'ennemi de l'Église Jean
sans Terre, et leur demanda de le seconder dans cette entreprise. Tous lui
promirent leur concours, à l'exception de Ferrand de Portugal, devenu comte
de Flandre par son mariage avec la comtesse Jeanne, fille du fameux Beaudoin,
empereur de Constantinople, qui avait cruellement péri dans une guerre contre
les Bulgares. Non-seulement ce prince, mécontent de voir que le fils du roi
lui retenait les villes d'Aire et de Saint-Omer, n'offrit point ses hommes
d'armes et sa personne à Philippe, mais encore il se déclara contre
l'invasion projetée, soutint qu'elle était injuste et qu'il ne contribuerait
point à la faire réussir. Le monarque, indigné de cette hardiesse, jura qu'il
s'en vengerait, et que la France deviendrait flamande ou la Flandre
française. Le comte se retira dans ses États, et, cédant aux conseils de
Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, ennemi mortel du roi, il s'allia
secrètement avec Jean sans Terre et l'empereur Othon. Après
avoir sommé tous les ducs, comtes "et barons, chevaliers et servants
d'armes du royaume d'accourir en armes sous sa bannière, s'ils ne voulaient
être regardés comme félons, Philippe réunit des forces imposantes sur les
côtes de la Normandie et de la Picardie, et dix-sept cents navires, grands ou
petits, à l'embouchure de la Seine. « Cette flotte, dit Guillaume le Breton,
trouvait à peine assez de place pour voguer ; l'Océan semble trop étroit pour
tant de navires ; les vents du midi manquent de souffle pour faire glisser à
la fois tant de voiles dispersées sur les ondes. » Les préparatifs de défense
du roi Jean répondirent à la grandeur du danger qui le menaçait. Tous les
hommes obligés envers lui par les liens de la féodalité durent se tenir prêts
avec leurs armes et chevaux de bataille, et se rassembler à Douvres dans les
solennités de Pâques. La frayeur que répandaient sa cruauté et son despotisme
lui amena bientôt soixante mille hommes. Il imposa des sommes immenses aux
monastères, et sa flotte fut bientôt supérieure en nombre à celle de son
adversaire. Bans
cette armée, bien suffisante, suivant un chroniqueur, pour défier toutes les
forces de l'Europe si elle eût été conduite par son amour pour son souverain,
on aurait à peine trouvé un homme sur la fidélité duquel il pût compter, tant
était grande la haine que lui portaient ses sujets. Il était à craindre qu'à
l'approche des étendards de France ses troupes ne passassent dans les rangs
des envahisseurs. Ses mercenaires ne lui inspiraient pas une entière
confiance, et il se voyait privé du secours de son neveu Othon IV, dont le
concurrent Frédéric II, ami du pape, avait reçu la couronne impériale, et
venait de contracter une étroite alliance avec Philippe-Auguste. Alors, par
les conseils singuliers de l'évêque de Norwich, il s'avisa d'envoyer une
ambassade secrète à Mohammed-el-Nasser, chef suprême des musulmans d'Afrique
et d'Espagne, dont tous les États chrétiens vantaient la loyauté et les
prodigieux exploits. Il lui offrit d'embrasser l'islamisme, de lui payer
tribut et de se reconnaître son vassal, s'il consentait à lui donner des
secours contre le roi de France et à le prendre sous sa protection. Indigné
de la lâcheté d'un roi qui voulait abandonner la religion de ses pères,
changer sa liberté contre un tribut, et dont l'infamie exhalait déjà une
odeur fétide, le monarque refusa dédaigneusement l'alliance proposée[6]. Jean,
désespéré de n'avoir pas réussi auprès du puissant Mohammed, tomba dans les
plus grandes angoisses. Ti était disposé à toute espèce de soumission,
lorsque deux chevaliers du Temple vinrent le trouver et lui annoncèrent que
le diacre Pandolfe, légat du pape et son ministre confidentiel, désirait
avoir une conférence avec lui pour le bien du royaume d'Angleterre. Le roi
chargea les templiers de repasser aussitôt la mer pour lui amener Pandolfe,
qui se trouvait au camp des Français afin de surveiller les préparatifs de
l'expédition. Arrivé à Douvres, le légat fut admis en présence de Jean sans
Terre. « Le roi de France, lui dit le cardinal, a dans la Seine une
flotte considérable, et il se propose de descendre en Angleterre avec ses
chevaliers pour exécuter la sentence du souverain pontife : il a auprès de
lui tous les évêques et tous les clercs que tu as chassés de tes États,
espérant qu'il les fera rentrer malgré toi dans leurs sièges et dans leurs
biens. La plupart de tes grands vassaux ont d'ailleurs envoyé à Philippe des
chartes par lesquelles ils lui jurent féauté et obéissance. Songe à tes
intérêts, du moins en cette extrémité ; apaise Dieu justement irrité,
soumets-toi à l'Église, et le pape te rétablira sur le trône dont tu as été
privé pour ta révolte. » A ce
discours le roi Jean fut pénétré de douleur, et il vit toute la grandeur du
péril qui le menaçait. En proie aux craintes les plus vives, il accepta
toutes les conditions que Pandolfe lui imposait. Il jura d'obéir aux ordres
du pape ou de son légat sur tous les points, de reconnaître Étienne Langton
comme archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, et de réintégrer dans
leurs bénéfices, avec. une indemnité, tous les
prélats et les clercs exilés. Il renonça à toute intervention dans les
élections ecclésiastiques, et promit de rendre aux églises les privilèges
qu'il leur avait enlevés depuis l'interdit. Deux jours après, il donna par
mie charte authentique, au pape Innocent III et à ses successeurs, les
royaumes d'Angleterre et d'Irlande, et consentit à les tenir en fief du saint
- siège, sous la redevance annuelle de mille marcs sterling (15 mai 1213). Le chef
de l'Église avait reçu satisfaction ; dès ce moment Philippe devait remettre
l'épée dans le fourreau. Aussi Pandolfe s'empressa - t- il de retourner vers
le roi de France et de lui signifier qu'il ne pouvait plus rien tenter contre
un feudataire de Saint-Pierre. A ces mots, Philippe montra la plus vive
indignation ; il avait dépensé plus de soixante mille livres d'argent
(environ six millions quatre cent quatre-vingt mille francs) pour armer une
flotte, réunir ses barons, et il voyait tout à coup s'évanouir le rêve de son
ambition. Il s'éleva avec force contre ce qu'il appelait la politique intéressée
de la cour pontificale. Ses barons, mécontents, suivirent son exemple, tout
en obéissant à cette puissance qui retenait et déchaînait à son gré les
tempêtes. Mais le roi, plein de ressentiment contre le comte de Flandre,
résolut de faire tomber le poids de sa vengeance sur ce perfide vassal qui
soutenait sans honte le parti de son ennemi. Obligé de renoncer à l'Angleterre,
il dirigea toutes ses forces sur la Flandre, à la grande satisfaction de ses
chevaliers, qu'animait l'espoir de piller cette contrée opulente. La
flotte française, commandée par Savary de Mauléon, quitta l'embouchure de la
Seine pour les côtes de la Flandre ; sa première station fut à Calais, puis à
Gravelines. Le roi assaillit et enleva presque sans résistance cette riche
cité, qu'il inféoda au prince Louis son fils. « Les vaisseaux, sillonnant
les flots de la mer, parcoururent successivement les lieux où elle ronge les
rivages blanchâtres du pays des Blavotins, ceux où la Flandre se prolonge en
plaines marécageuses, et ceux où l'Isengrin, redoutable à la guerre, combat
sans cesse, armé de son glaive et de sa lance, et ceux encore où les
habitants de Fumes, voisins d'un golfe, labourent seuls les champs, et où le
Belge montre maintenant ses pénates en ruine, ses maisons à demi renversées, monuments
de son antique puissance. Partant de ces lieux, et poussée par un vent
propice, la flotte entre joyeusement dans le port qui a reçu le nom de Dam,
port tellement vaste et si bien abrité qu'il pouvait contenir dans son
enceinte tous nos nm ires. Là est une belle cité embellie par les eaux qui
coulent doucement et par un sol fertile, fière du voisinage de la mer, de son
port et de l'agrément de son site. A Dam se trouvaient des richesses venues
de toutes les parties du monde, lingots d'or et d'argent non travaillés,
métal qui brille de rouge, tissus des Phéniciens, des Sères
(Chinois) et des îles de la Grèce, pelleteries
hongroises, graines qui produisent la teinture écarlate (cochenille), radeaux chargés de vins de
Gascogne et de la Rochelle, fer, métaux, draperies et autres marchandises
d'Angleterre[7]. » Le Poitevin Savary de
Mauléon et ses farouches compagnons, secondés par le routier gallois Cadoc,
enlevèrent toutes ces richesses aux habitants de ces lieux, en dépit de la
capitulation qui leur garantissait la vie et les biens. A la
nouvelle que les vaisseaux de Philippe avaient gagné la mer se dirigeant vers
le nord, Jean sans Terre fit bâter les préparatifs pour aller au secours du
comte de Flandre, son allié. Sa flotte, composée de cinq cents navires, sous
la conduite de Guillaume Longue-Épée, comte de Salisbury, son frère, et de
Renaud, comte de Boulogne, reçut bientôt l'ordre de mettre à la voile. Elle
cingla vers les rivages de Flandre, rencontra la flotte française dans la
rade de Dam, et lui présenta la bataille. Comme la plupart des matelots et
des chevaliers étaient descendus à terre pour se livrer au pillage, les
Anglais n'éprouvèrent qu'une faible résistance de la part des troupes qui
restaient. Trois cents bâtiments chargés de blé, de vin, de farine et d'armes
tombèrent en leur pouvoir ; plus de cent autres
furent brûlés après qu'on leur eut enlevé toute leur cargaison[8]. Pendant
ce temps, le roi Philippe en personne envahissait les terres flamandes avec
ses bandes nombreuses, « qui se dispersaient de tous côtés dans les
campagnes, ravageant tout à la manière des sauterelles. » La terreur seule
lui avait soumis Cassel, fortifié et comme suspendu au sommet d'une haute
montagne. Ypres et beaucoup de châteaux, Bruges et tous les villages qui
l'environnent avaient ouvert leurs portes aux Français et livré des otages.
Philippe faisait le siège de Gand, « afin d'abattre l'orgueil des Gantois, de
les forcer à courber leurs têtes sous le joug d'un roi et à se soumettre
comme sujets à celui qu'ils voulaient à peine connaître par son nom. Déjà les
machines de guerre étaient préparées contre les superbes murailles de cette
ville, lorsqu'un messager tout haletant arrive au camp, et lui dit avec
tristesse : « Sire roi, le héros de Salisbury et le comte de Boulogne, suivis
de plusieurs milliers de guerriers venus d'Angleterre sur des radeaux et de
longues galères, ont tout à coup débarqué près de nous, au point où les flots
de la mer viennent se briser sur le rivage de Dam. Tous les Blavotins, sortis
de leurs cavernes, ont dressé leurs bannières ; tous les Isengrins,
les habitants de Furnes, les Belges, ne formant qu'un seul corps, se sont
réunis au comte Ferrand et au Comte de Boulogne, et, tous ensemble, serrent
de près nos navires, imprudemment disposés sur une trop vaste plage, et qu'il
aurait été plus sûr d'abriter dans le port. » L'envoyé
parlait encore, lorsqu'un nouveau messager arrive ; il peut à peine se faire
comprendre, tant la course a épuisé ses forces. Après un instant de repos, il
s'écrie : « Les Anglais se sont emparés de quatre cents de nos navires,
et aucune issue n'est ouverte pour que le reste de notre flotte puisse
échapper si elle voulait s'avancer en pleine mer. Le vaisseau royal lui-même
n'est point en sûreté, car au milieu des autres il manque de défenseurs, et
pourra être facilement enlevé. Guillaume le Petit n'a aucun moyen de protéger
les tonneaux remplis d'argent monnayé. Les Poitevins et Cadoc mettent plus de
soin à veiller sur les dépouilles enlevées aux habitants de Dam qu'à garder
tes richesses et tes vaisseaux. Robert de Poissy, avec un petit nombre de
guerriers, résiste seul aux attaques et défend les portes de la ville, et
déjà ses frères ont trouvé la mort dans un combat. Sire roi, bientôt nous
aurons tout perdu, si tu ne te hâtes de venir. » En achevant, le messager
remet au roi des chartes revêtues du sceau du comte de Soissons, où la vérité
de son rapport était complétement confirmée. Ces
tristes nouvelles engagèrent Philippe à laisser le siège de Gand pour voler
au secours de sa flotte. Il dépêcha aussitôt cinq cents chevaliers sous la
conduite de son cousin Pierre Mauclerc, duc de Bretagne, et le suivit de très-près
avec toutes ses forces. Sa marche fut si prompte, et il attaqua les ennemis
avec tant d'impétuosité, qu'il repoussa les Anglais sur leurs navires ; il
leur prit ou tua deux mille hommes, et força les milices flamandes et leur
comte de prendre honteusement la fuite. Mais, voyant qu'il lui était
impossible de sauver sa flotte, il acheva de la détruire lui-même, afin que
ses débris ne tombassent point aux mains des Anglais ; il livra aux flammes
tous les vaisseaux réfugiés dans le petit port de Dam, après qu'on en eut
retiré les chargements. Déterminé
à venger ce désastre sur les cités flamandes, Philippe réduisit Dam en
cendres et arriva en deux journées de marche sous les murs de Gand, dont il
voulait continuer le siège. Les citoyens de cette ville, abandonnés de leur
comte, se rendirent aux mêmes conditions qu'Ypres et Bruges, obligées de
racheter leurs otages au prix de trente mille marcs d'argent. Un chevalier du
nom d'Arnould livra aux Français le château d'Oudenarde, pour sauver tous ses
biens, et sous la condition d'un traité d'alliance. Ensuite le roi s'empara
de Courtrai, « qui parle une langue barbare, » et où ses soldats
souffrirent de longs ennuis. A la suite de trois jours de siège seulement,
Lille, abaissant sa tête, fit sa soumission. Après l'avoir bien fortifiée,
Philippe y laissa une nombreuse garnison, commandée par Hugues d'Athies,
chargé de défendre cette ville contre les ennemis du voisinage ; il ordonna
aussi de construire le plus promptement possible une nouvelle tour dans le
bourg voisin nommé Darnel, afin que ses gens pussent
protéger sa conquête. Parti de Lille, le roi s'empara le quatrième jour de
Douai, et prit possession de cette ville, dont il confirma les coutumes.
Comme le temps du service militaire était expiré, Philippe congédia ses
barons, qui retournèrent dans leurs castels, et lui-même reprit le chemin de
la France. Mais le
départ du monarque rendit aux ennemis leur première audace. Les comtes de
Flandre et de Boulogne, ayant reçu des subsides de Jean d'Angleterre, se
réunirent sur les terres de Guillaume, comte de Hollande, qui leur fournit un
secours de cinq mille soldats, et rentrèrent dans l'intérieur de la Flandre.
Alors Ferrand, décidé à recouvrer ses États, s'avança jusqu'à Lille. A la vue
de la bannière de leur comte, les habitants, se soulevant, arborèrent les
couleurs de la cité unies à celles de leur droit seigneur, et refoulèrent
dans la citadelle les hommes d'armes de France. La nouvelle de cette révolte
força Philippe de quitter son château de Vincennes ; il accourut sur les
terres de Flandre, à la tête de chevaliers peu nombreux, mais pleins de
valeur. Lille est assaillie à la faveur d'un épais brouillard. « Les Français
tombent à l'improviste sur cette partie de l'enceinte qui fait face-au
levant, ils brisent les barrières de fer, font rouler les portes sur leurs
gonds, et avant même que les habitants aient eu le temps de monter sur leurs
remparts, ils pénètrent dans la ville, et, dociles au premier mouvement de
leur fureur, ils répandent les flammes autour d'eux. La violence de
l'incendie anéantit en peu d'instants tout ce que la superbe cité renferme de
précieux. En même temps que les maisons, périssent tous ceux à qui les
infirmités de l'zige ou la faiblesse du corps
refusent les moyens d'échapper au danger. Ceux qui peuvent se sauver, fuyant
à pied ou à l'aide d'un cheval vigoureux, évitent la double fureur des
flammes et de l'ennemi, s'élancent à la suite de Ferrand, le cœur rempli
d'épouvante, à travers les broussailles et en rase campagne. Les Français ne
poursuivirent les fuyards que tant qu'ils purent s'avancer à la lueur de
l'incendie de la ville, car le soleil ne pouvait dissiper les brouillards.
Tous ceux des habitants qui ne purent s'échapper à travers les marais voisins
furent massacrés ou faits prisonniers, et vendus à tout acheteur, pour être à
jamais serfs. Ainsi périt tout entière la ville de Lille, réservée pour une
déplorable destruction ; car tout ce que le feu épargna dans son enceinte fut
renversé par les instruments de guerre ou par le hoyau.
La tour même que le roi avait construite ne demeura point debout, afin que
les Flamands ne trouvassent asile en cet endroit[9]. Après
avoir ruiné de fond en comble la plus noble des cités de Flandre, Philippe
alla renverser les hautes murailles de Cassel, dans la crainte que ses
habitants ne fussent tentés d'imiter la trahison et la révolte des Lillois.
Il envoya ensuite le comte de Saint-Paul soumettre Tournay, ville assise sur
les rives de l'Escaut, enorgueillie de ses richesses et de ses puissants
citoyens, dont les comtes Ferrand et Renaud s'étaient emparés de nuit et par
fraude. Ce brave chevalier replaça promptement Tournay sous le joug du roi,
et punit par la ruine du château de Mortagne les perfides artifices de
Rodolphe, son gouverneur, homme rempli de force et de ruse dans le conseil,
et favorable aux deux ennemis du roi. Philippe, que les obstacles et les
revers avaient rendu implacable, ne s'éloigna du riche pays de Flandre
qu'après l'avoir couvert de ruines. L'invasion
du comté de Flandre avait profondément remué toutes les contrées qui
s'étendaient de l'Escaut au Rhin et à la Moselle. Ce n'était pas sans
inquiétude que les vassaux belges et lorrains voyaient le roi de France, déjà
maître des contrées continentales des Plantagenets, tourner ses vues
ambitieuses vers le nord. Les idées de pouvoir absolu et d'armées
permanentes, introduites depuis quelque temps à la cour de France, et les
desseins que la renommée prêtait à Philippe-Auguste, alarmaient sérieusement
les hauts feudataires. Dans tous les castels, où les souvenirs de Charlemagne
étaient alors si populaires, on disait que le roi de France voulait régner
sur les populations diverses des Pyrénées jusqu'à l'Elbe ; que ses
prétentions étaient aussi vastes, aussi illimitées que celles de ce roi de
l'Europe dont il avait le projet de relever l'ancienne domination en
Occident, au profit de son fils, qui descendait de l'empereur des Francs par
les femmes. Quoi qu'il en soit, l'expédition de Flandre et les craintes des
seigneurs du Nord déterminèrent contre Philippe une formidable réaction.
Après avoir parcouru les deux Lorraine et les bords du Rhin avec le comte de
Salisbury, pour entraîner les barons de ces provinces dans un grand mouvement
militaire et féodal, Renaud de Boulogne alla trouver en Saxe l'empereur
Othon, l'ennemi le plus acharné du roi de France et du pape. Le rival excommunié
de Frédéric II ne conservait plus que ses domaines héréditaires et la
suzeraineté sur la basse Allemagne. « Sire empereur, lui dit le comte, si
l'on ne refrène l'ambition de Philippe, menaçante pour tous, vous serez
bientôt sans domaines. Rien n'est plus facile que de l'arrêter ; mais il faut
se liguer de bonne foi ; Jean d'Angleterre fournira de l'argent ; vos
chevaliers d'Allemagne sont de rudes jouteurs dans les combats. Nous aurons
les communes de Flandre, et même tous les seigneurs mécontents de France. —
Beau comte, répondit Othon, comptez sur moi ; d'ici à trois mois je serai en
Flandre à la tête de tous les hommes que je pourrai réunir, et j'en aurai
bien cent mille. » Excité
par le désir de secouer le joug de l'Église romaine et de briser la puissance
de son heureux rival, Jean sans Terre s'engagea avec ardeur dans la coalition
dont Renaud de Boulogne était devenu l'Ame, et promit des secours d'hommes et
d'argent. Le comte Ferrand n'avait pas des motifs moins graves. Philippe
menaçait de le dépouiller de ses domaines, et les communes de Flandre, si
maltraitées par ce prince, appelaient la guerre de tous leurs vœux. La ligue
contre le roi de France arrêtée, les confédérés résolurent de se réunir pour
régler les dispositions de la campagne qui allait s'ouvrir. Un parlement
fut donc convoqué à Bruges et présidé par Othon IV. Auprès de l'Empereur
figurèrent le comte de Salisbury, représentant du roi d'Angleterre, le comte
de Flandre, Renaud de Boulogne, Guillaume comte de Hollande, Henri due de
Brabant, le duc de Lorraine, le comte de Luxembourg et de Bar, Henri duc de
Limbourg, et Philippe de Courtenay, comte de Namur. On vit avec étonnement au
rang des alliés le duc de Brabant, gendre de Philippe-Auguste, le comte de
Bar, son sujet, et dont le fils servait sous la bannière de Sa Majesté, et le
comte de Namur, prince du sang royal de France, auquel son père avait
recommandé de ne pas s'éloigner du devoir que sa naissance lui devait
inspirer pour le roi. Mais la puissance des confédérés du Nord ne permettait
point à ces princes de consulter leur inclination. Leurs États les rendaient feudataires
de l'Empire ; et s'ils eussent manqué aux charges de leurs fiefs, ils eussent
été les premières victimes de la coalition. L'assemblée
décida que l'armée belge et teutonique, aux ordres d'Othon, attaquerait
l'ennemi commun par la Flandre et le Hainaut, tandis que Jean sans Terre
descendrait en Poitou, reconquérir les fiefs héréditaires (les Plantagenets.
A cet effet, Othon promit le secours de cent mille hommes d'armes, le comte
de Flandre d'en réunir vingt mille, sans compter les hommes et les chevaliers
qu'offraient les villes pour cette grande croisade contre la France. Le roi
d'Angleterre prit l'engagement de fournir des subsides en argent, de conduire
lui-même une armée de quarante mille chevaliers dans l'Anjou, et d'envoyer de
nombreux soldats à l'armée du Nord. Le fameux chef des routiers, Hugues de
Boves, se mit à la discrétion de la ligue avec ses bandes de mercenaires. Après
avoir réglé le contingent des princes, la diète partagea entre les principaux
confédérés les provinces de France, dont la conquête était regardée comme
infaillible. La suzeraineté royale des Capétiens devait être anéantie, la
souveraineté et le corps de la monarchie résider dans la personne de
l'empereur Othon, auquel appartiendrait la partie orientale du royaume, avec
Orléans, Chartres et Étampes. Le roi Jean réunirait à ses domaines héréditaires
tous les fiefs au-delà de la Loire. Le comte de Boulogne réclamait le
Vermandois, et Hugues de Boves voulait Amiens. Quant
au seigneur de Flandre, il portait plus haut son ambition, il désirait
l'Ile-de -France et Paris, où il se ferait proclamer comte de cette grande
cité. Son cœur était plein de ces idées flatteuses que nourrissait une
prédiction faite à la vieille comtesse Mathilde ou Mahaut, sa belle-mère.
Cette princesse, dont la fortune de Ferrand était l'ouvrage, détestait
particulièrement Philippe-Auguste, qui l'avait obligée de se séparer de son
second mari, le duc de Bourgogne. On prétend qu'en voyant les préparatifs des
confédérés contre le roi, elle courut consulter un nécromancien renommé à sa
cour, afin d'apprendre de lui quel serait l'événement de cette guerre. Après
maintes conjurations, le magicien avait fait une réponse problématique, dans
laquelle la vérité se cachait sous des paroles ambiguës. « On combattra,
avait-il dit ; le roi sera renversé en la bataille et foulé aux pieds des
chevaux ; il ne sera point enseveli, et après la victoire le comte Ferrand
sera reçu à Paris en grande procession, au milieu de bruyants
applaudissements[10]. » Quoi qu'il en soit, les
alliés ne doutaient pas du succès de leur entreprise. Ils ne rêvaient pas
seulement des changements politiques, ils se proposaient encore d'abaisser la
puissance romaine, déjà menacée en Languedoc, et de réduire l'Église à sa simplicité
et à sa pauvreté primitives. Philippe-Auguste
apprit sans crainte tous les préparatifs de cette ligue formidable. Il ne se
dissimula cependant pas le péril : il savait que la Normandie portait
impatiemment le joug ; que les populations de l'Ouest, après avoir expulsé
l'assassin d'Arthur et répudié son patronage, tournaient vers lui toutes
leurs espérances, et que, dans l'intérieur même de son royaume, plus d'un
vassal, jaloux de l'agrandissement de la royauté, s'était mis en rapport avec
les princes coalisés. A l'approche de l'orage, il prit une attitude
énergique, redoubla de soins et de courage, s'efforça de l'assurer les
fidèles, intimida les mécontents, et mit le clergé dans son parti en se
présentant comme défenseur-né de l'Église. La croisade contre les albigeois
le privait d'une foule de soldats ; il fit un appel au reste de ses barons et
aux bourgeois des communes intéressées à faire alliance avec la royauté
contre le pouvoir féodal. La chevalerie de France n'abandonna point son roi
dans cette lutte, à laquelle les noms de Jean et d'Othon semblaient donner un
caractère national. Bientôt se trouvèrent réunis sous l'étendard de Philippe
le comte de Dreux, premier prince de sang, l'évêque de Beauvais, son frère,
Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, Eudes duc de Bourgogne, Jean comte de
Ponthieu, époux de l'infortunée Alix, sœur du roi, jadis promise à Richard,
Thibaud comte de Champagne, qui n'avait encore que treize ans, Étienne comte
de Sancerre, et Thomas comte du Perche. Outre ces grands feudataires, on
comptait dans l'armée royale l'évêque Guérin de Senlis, le plus intime et le
confident le plus cher du monarque, Gauthier de Châtillon, comte de Saint-Paul,
Matthieu seigneur de Montmorency, Guillaume des Barres, Pierre de Mauvoisin,
Adam vicomte de Melun, Barthélemy de Roye, Hugues de Mareuil, et Thomas de
Saint-Valery. Tous ces illustres chevaliers, consommés dans le métier des
armes et suivis de leurs vassaux, avaient répondu avec ardeur à la
convocation féodale. Dans ce pressant danger du royaume, les communes rivalisèrent de zèle avec la chevalerie. Arras, Amiens, Noyon, Beauvais, Soissons, Abbeville, Péronne, Laon, Paris et les grandes villes de la Champagne, firent marcher leurs milices, sous leurs bannières municipales, brillantes d'or. L'armée royale compta environ soixante-cinq mille hommes de guerre, chevaliers, sergents d'armes, archers, sans y comprendre les bourgeois, moins exercés dans les armes. Un parlement fut convoqué à Soissons pour délibérer sur les opérations militaires. On y décida que l'armée se partagerait en deux grands corps de bataille, sous les ordres de Louis, fils du roi, marcherait vers la Loire afin de repousser l'invasion des Anglais dans le Poitou et l'Anjou ; l'autre s'avancerait en toute hâte contre les confédérés qui se rassemblaient sur les frontières de la Flandre, et transporterait les hostilités dans ce pays. De cette manière Philippe épargnait à ses sujets le fléau de la guerre. |
[1]
La Philippide, chant VIIIe.
[2]
On les nomme tous albigeois, soit d'Albi, la ville de tout le Languedoc la plus
infectée de l'hérésie, soit à cause du concile d'Albi, tenu en 1170, et dans
lequel leurs erreurs furent anathématisées.
[3]
Pierre de Vaulx-Cernay, ch. X.
[4]
Matthieu Pâris, ad ann. 1207.
[5]
Matthieu Pâris.
[6]
Matthieu Pâris, ad, ann. 1213.
[7]
La Philippide, chant Xe.
[8]
Matthieu Pâris.
[9]
La Philippide, chant IXe.
[10]
Chronique de Saint-Denis, t. XVII, p. 414.