PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE X. — JEAN SANS TERRE EXCOMMUNIÉ. - EXPÉDITION DE PIIILIPPE-AUGUSTE EN FLANDRE.

 

 

Confiscation du fief d'Auvergne. — Les légats du pape à la cour plénière de Villeneuve-sur-Yonne. — Philippe indifférent à la croisade contre les albigeois. — Soins du roi de France pendant les loisirs de la paix. — Ligue de l'empereur Othon IV et de Jean sans Terre contre la France. — Le roi d'Angleterre se brouille avec la cour de Rome. — Fureur de Jean contre les religieux de Cantorbéry. — Interdit. Tyrannie du roi. — Les Anglais affranchis du serment de fidélité. — Parlement de Soissons. — Préparatifs de Philippe-Auguste et de Jean sans Terre. — Ambassade du roi d'Angleterre à Mohammed-el-Nasser. — Ses inquiétudes. — Sa réconciliation avec l'Église. — Il fait don de sa couronne à Innocent III. — Invasion de Philippe-Auguste dans le comté de Flandre. — Défaite de sa flotte à Dam. — Siège de Gand. — Sac de Lille. — Soumission de Cassel et de Tournay. — Ligue générale contre Philippe. — Assemblée de Bruges. — Projets des ennemis du roi. — Préparatifs de Philippe.

 

Après avoir étendu si glorieusement les limites de la monarchie capétienne, Philippe-Auguste profita de la trêve pour châtier Guy, comte d'Auvergne, prince injuste, violent, grand pillard d'églises, et qui ne reconnaissait le roi que de nom. Il osait dépouiller les monastères de leurs ornements et de leurs biens. Irrité des remontrances de l'évêque de Clermont, il avait fait arrêter et jeter dans un cachot le vénérable prélat. Philippe envoya donc en Auvergne une armée sous la conduite du comte Guy de Dampierre. Elle ne trouva qu'une faible résistance et soumit promptement tout le pays. Le comte d'Auvergne et le prince Guillaume son fils furent privés de leurs fiefs. Le roi, les confisquant à son profit, les accorda au comte de Dampierre, reçut l'hommage des seigneurs de la province et restitua aux monastères ce qu'ils avaient perdu. Guy d'Auvergne, privé de ses États, mena la vie d'un simple particulier. Il s'affligeait souvent de ce qu'une famille étrangère s'engraissait de ses biens et jouissait de ses nombreux châteaux. « Il n'avait d'autre consolation à sa misérable existence que de voir tomber, par l'effet d'un crime semblable, Raymond, comte de Toulouse et de Saint-Gilles[1]. »

Au milieu de ces guerres et de ces traités, Innocent III faisait entendre au monde catholique sa voix puissante, et convoquait à une croisade contre les albigeois le roi et tes barons de France et d'Angleterre, afin d'éteindre le vaste foyer d'hérésie dont toutes les provinces de la langue d'oc étaient embrasées. Sous le nom général d'albigeois on désignait, au XIIe siècle, tous les sectaires répandus surtout dans le midi de la France, que semblaient destiner à former un jour une nation distincte sa langue, sa civilisation supérieure, sa culture intellectuelle, et ses villes immenses, libres et industrieuses, mais que la licence de ses mœurs, l'orgueil des richesses, l'amour du luxe et des voluptés, et la folie de la prospérité, soulevaient contre l'austérité chrétienne. Ces sectaires, si divisés d'opinions, s'accordaient cependant à mépriser l'autorité de l'Église, à combattre les sacrements, à renverser enfin toute l'ancienne discipline. Tels étaient les ariens, qui niaient la divinité de Jésus-Christ, ou du moins qu'il fût égal à Dieu son Père, et tombaient dans des contradictions et des absurdités sans nombre ; les manichéens, qui admettaient deux principes dans la nature, l'un bon, l'autre mauvais, auxquels ils attribuaient toutes les actions des hommes ; les vaudois ou pauvres de Lyon, dont la doctrine favorisait les prétentions des seigneurs. Ils soutenaient que le clergé ne devait posséder ni biens-fonds, ni dignités temporelles, ni fiefs, ni droits régaliens ; qu'eux seuls étaient la vraie Église, puisque eux seuls pratiquaient et enseignaient la pauvreté évangélique. Ils condamnaient aussi toutes les cérémonies de l'Église, la loi du jeûne, les sacrements, à l'exception du baptême et de l'ordre ; les prières pour les morts, le culte des saints, et, en un mot, tout ce qui pouvait concilier aux pasteurs légitimes le respect et l'attachement des peuples. Dans la Provence s'étaient encore réfugiés les henriciens, qui niaient que le baptême fût utile aux enfants, et rejetaient tout culte extérieur ; les publicains ou popélicains, qui n'admettaient point le baptême, l'eucharistie et le mariage, et une foule d'autres hérétiques qui avaient leur hiérarchie, leurs pontifes et leurs missionnaires[2].

Les légats du Saint-Siège se rendirent à Villeneuve-sur-Yonne, dans le diocèse de Sens. Philippe-Auguste y tenait une cour plénière avec un grand nombre de ses barons, parmi lesquels on- comptait Eudes III, duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol. Ils lui présentèrent les lettres d'Innocent III, qui l'exhortait, comme roi très-chrétien et fils aîné de l'Église, à tourner ses armes contre les rebelles et les hérétiques de la langue d'oc. Philippe reçut les légats du pape avec honneur ; il leur répondit néanmoins « qu'il avait à ses flancs deux grands et terribles lions, savoir Othon d'Allemagne, soi-disant empereur, et Jean d'Angleterre, lesquels, d'un et d'autre côté, travaillaient de toutes leurs forces à porter le trouble dans le royaume de France ; par ainsi, qu'il ne pouvait d'aucune façon sortir dudit royaume, ni lui, ni son fils, et que c'était bien assez pour le présent d'octroyer à ses barons licence et permission de marcher en Narbonne contre les perturbateurs de la foi[3]. »

Quant aux barons de France, ils accueillirent avec transport les exhortations des légats, et se hâtèrent de prendre la croix, afin de gagner des indulgences plus étendues que celles de la Palestine. Le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Montfort, de Bar-sur-Seine, de Beaujeu et de Genève, une multitude de prélats et de seigneurs se mirent bientôt en marche, suivis de leurs nombreux vassaux et de troupes entretenues à leurs dépens, d'aventuriers et de bandits de toute nation. Quelques historiens font monter à 500.000 le nombre de ceux qui répondirent à l'appel d'Innocent III. Afin de se distinguer des croisés de la terre sainte, ils arborèrent la croix sur la poitrine. C'est de la ville de Lyon, fixée comme rendez-vous général, que les rudes guerriers du Nord se précipitèrent sur les délicieuses contrées du Midi. Nous n'entrerons point ici dans les détails de cette guerre d'extermination qui remplit quinze années du règne de Philippe, mais qui ne se termina pas avec lui. Ce roi n'y prit d'ailleurs qu'une part indirecte, quoiqu'il fût maintes fois sollicité de secourir les croisés. Cette conduite lui procura les moyens de consolider ses conquêtes, et l'empêcha de compromettre pour des avantages éloignés les intérêts qui le retenaient dans ses États. Il comprenait sans doute que sa couronne profiterait un jour des victoires de ses barons. En effet, l'unité de la France allait être préparée graduellement par cette guerre ; la royauté des Capétiens devait recueillir les fruits de la croisade albigeoise.

Tandis que l'expédition contre les hérétiques de la Gaule méridionale occupait presque toute sa chevalerie, Philippe-Auguste s'affermissait dans sa nouvelle grandeur et imprimait à son gouvernement une force et une intelligence inconnues de ses prédécesseurs. Pour se concilier les grands vassaux dont il attaquait les privilèges, il accréditait en leur faveur les souvenirs romanesques de la cour de Charlemagne, et se plaisait, comme ce redoutable monarque, à s'entourer de ses douze pairs. Réunis dans de fréquents parlements où les jeux et les fêtes chevaleresques s'entremêlaient aux débats politiques, ils discutaient et adoptaient diverses mesures législatives, que le roi promulguait avec leur consentement. De cette manière elles acquéraient force de loi dans toute l'étendue du royaume de France ; la volonté publique était substituée à la volonté individuelle, et la monarchie féodale commençait à remplacer la confédération féodale, dont les anciens rois n'avaient été que les chefs titulaires.

Pendant les loisirs de la paix, le roi se mettait en état de ne pas craindre la guerre. L'enceinte septentrionale de Paris avait exigé dix-huit ans de travaux ; Philippe continua l'œuvre commencée et fit construire l'enceinte méridionale, qui ne devait être terminée que vers la fin de son règne. Comme la première, elle fut composée d'un mur solide surmonté d'un parapet crénelé, garnie de portes et flanquée d'énormes tours. Le vaste cercle de fortifications enferma les champs et les vignes. « Le roi commanda ensuite, dit Guillaume le Breton, qu'on fit maisons et habitations partout, et qu'on les louât aux gens pour manoir (demeure), jusqu'à ce que toute la ville fût pleine jusqu'aux murs. » Sa sollicitude ne se borna pas à la capitale ; elle s'étendit à toutes les cités, bourgs et châteaux de ses domaines, qu'il entoura de murailles élevées à ses frais. Dans l'exécution de ces travaux entrepris pour le commun profit du royaume, il montra, chose bien nouvelle alors chez les princes, un grand respect de la propriété : il indemnisa largement tous ceux dont il était obligé de prendre les terres.

Les soins qu'apportait Philippe à fortifier Paris et les autres villes françaises ne lui étaient point suggérés par la crainte de quelques nouvelles hostilités. En effet, la défensive devenait plus nécessaire à ses adversaires qu'à la France. Depuis sa fuite du continent, Jean sans Terre, odieux à ses grands vassaux et aux membres influents du clergé, qu'avait souvent molestés son esprit arrogant, voyait détruire chaque jour les prérogatives de sa couronne. A cette même époque il avait reçu en Angleterre son neveu Othon de Brunswick, contraint de fuir devant les armes heureuses de Philippe de Souabe, auquel il disputait l'Empire. Une triste conformité de revers et de disgrâces porta l'oncle et le neveu à contracter la plus étroite alliance. La fortune, jusqu'alors si cruelle envers eux, releva tout à coup leurs espérances. Le meurtre de son rival, tombé victime d'une vengeance particulière, fit passer le sceptre impérial entre les mains d'Othon, que les Gibelins et les Guelfes, les princes et le pape Innocent III s'empressèrent de reconnaître comme le légitime successeur de Charlemagne (1208). Alors Othon de Brunswick et Jean d'Angleterre, s'abandonnant à la plus folle présomption, ne projetèrent rien moins que d'enlever au roi de France ses dernières conquêtes, et de réduire à la possession de Paris, d'Orléans et d'Étampes.

Le plan des deux souverains put inspirer quelque inquiétude à Philippe ; mais elle ne fut pas de longue durée. Des circonstances impérieuses les obligèrent d'en suspendre l'exécution et de se défendre eux- mêmes. Après avoir juré au pape qu'il observerait inviolablement les libertés et immunités ecclésiastiques, qu'il abandonnerait au saint - siège la Toscane et tous les allodiaux de la célèbre comtesse Mathilde, et reconnaîtrait les droits de l'Église romaine sur le royaume de Naples, Othon descendit en Italie avec une armée pour recevoir la couronne impériale des mains d'Innocent III. Néanmoins l'ambition l'emporta bientôt sur la reconnaissance, et le césar, infidèle à ses promesses, ne voulut restituer ni Viterbe, ni Pérouse, ni Spolète ; il excita des séditions dans Rome et attaqua les États du jeune Frédéric de Hohenstaufen, roi de Sicile et vassal de l'Église. Il osa même sommer le pape de casser le concordat de Worms. Irrité contre le parjure empereur, le pontife détruisit son ouvrage avec l'ardeur énergique dont il usait dans toutes ses démarches ; il lança une bulle foudroyante et délia les sujets d'Othon IV de leur serment de fidélité. Puis, d'accord avec le roi de France, qui n'eut pas de peine à l'exciter contre le parent, l'allié de l'Hérode anglais, il lui suscita un redoutable compétiteur dans la personne du véritable héritier de la couronne, du jeune roi de Sicile, qu'il avait voulu dépouiller, et qui, élevé, protégé par la cour romaine, se montrerait sans doute plus docile. La plupart des princes allemands que ses légats avaient soulevés se déclarèrent en faveur de Frédéric de Sicile. Proclamé empereur à la fin de 1211, dans la diète de Bamberg, le noble rejeton du grand Frédéric Barberousse fut invité à se rendre en Allemagne pour défendre sa couronne contre l'ennemi de sa maison.

L'autre ennemi de Philippe-Auguste, le roi Jean, avait perdu tout le fruit de son alliance avec Othon, et s'était aliéné dans le même temps l'Église. A l'époque de la mort de l'archevêque de Cantorbéry, Hubert, quelques jeunes moines du couvent de Christ-Church, auquel appartenait le privilége d'élire le primat, se réunirent clandestinement dans la nuit et placèrent sur le trône archiépiscopal Reginald, leur sous-prieur, sans attendre la licence royale et le concours des évêques suffragants de Cantorbéry. Comme le primat exerçait une puissante influence sur les destinées religieuses de l'Angleterre, il était de la plus haute importance qu'il fut dévoué aux intérêts du roi. Aussi Jean témoigna-t-il un grand mécontentement à la nouvelle de l'élection de Reginald, que ses confrères avaient aussitôt député à Rome pour obtenir l'approbation du siège apostolique. Mais les moines les plus anciens et les plus sages, offensés de l'exclusion qu'ils avaient essuyée, regardèrent comme non avenu le choix fait de leur sous-prieur, et demandèrent au roi la permission de procéder à une nouvelle élection. Il la leur accorda, et sur sa recommandation ils choisirent Jean de Gray, évêque de Norwich, son ministre favori et son confident intime. Les suffragants désignèrent le même prélat, afin de ne pas encourir la disgrâce du monarque, qui mit publiquement Jean de Gray en possession de tous les biens de l'archevêché. Douze moines furent aussitôt envoyés à Rome pour solliciter du pape le pallium et la confirmation du nouveau primat (1206). De leur côté les évêques de la province écrivirent au saint-père, se plaignant de ce que les moines avaient osé faire l'élection sans eux, quoique, suivant l'ancienne discipline et la coutume, ils dussent y être admis.

Innocent III, tout en prononçant une sentence définitive en faveur des moines, cassa les deux élections, enjoignit aux députés de faire une élection canonique, et désigna à leurs suffrages Étienne de Longton, Anglais d'origine, cardinal-prêtre du titre de Saint-Chrysogone. C'était un prélat recommandable par sa brillante érudition et ses rares vertus ; il avait jadis été professeur et chancelier de l'université de Paris. Les moines firent donc tomber leur choix sur Étienne de Langton, auquel Innocent III lui-même conféra l'onction sainte à Viterbe. Le souverain pontife écrivit ensuite des lettres affectueuses et pleines de modération au roi d'Angleterre pour l'exhorter à le reconnaître en qualité d'archevêque de Cantorbéry et primat de son royaume, et recommanda aux moines de Christ -Church de lui obéir comme à leur pasteur (1207).

A la nouvelle de la consécration de Langton, le roi Jean ne put contenir sa colère ; il s'obstina à maintenir son favori dans sa dignité, et résolut de se venger des moines députés, qu'il accusait de l'avoir trahi. Il ordonna donc à Foulques de Cantelou et à Henri de Corthelle, deux de ses fidèles de race angevine, d'expulser du sol anglais tous les moines de Cantorbéry, comme coupables de lèse-majesté, et de les punir de mort en cas de résistance[4]. Ces deux chevaliers, violents et inhumains, obéirent avec joie à la volonté de leur seigneur. Ils entrèrent dans le monastère, accompagnés de gens armés, l'épée à la main, et d'une voix terrible ils commandèrent au prieur et aux moines effrayés de sortir aussitôt du royaume d'Angleterre, comme traîtres à la majesté royale ; ils jurèrent qu'autrement ils mettraient le feu au monastère et les brûleraient dedans. Les religieux, sans attendre l'exécution de ces menaces, abandonnèrent tous leur demeure, à l'exception de treize malades que leur faiblesse empêchait de marcher. Conduits comme un vil bétail au bord de la mer, ils traversèrent le détroit et furent reçus en Flandre. Le roi confisqua les biens des fugitifs au profit de la couronne.

Le pape, instruit de cette violence, tâcha de fléchir par de nouvelles exhortations l'esprit du prince. Jean resta inflexible, répondit en termes hostiles et protesta que jamais Langton ne mettrait les pieds dans son royaume en qualité de légat. Alors Innocent chargea les évêques de Londres, d'Ély et de Worcester, d'aller trouver le roi et de lui représenter avec une liberté respectueuse les malheurs auxquels sa révolte contre l'autorité de l'Église exposerait ses peuples. Ces trois prélats se rendirent à la cour, se jetèrent aux genoux du monarque, et le supplièrent les larmes aux yeux de reconnaître le nouvel archevêque de Cantorbéry, afin d'épargner à l'Angleterre la douleur d'un interdit. Jean, toujours inexorable, brava le ressentiment du pontife et se répandit en invectives contre le clergé. « Je le jure, s'écria-t-il, je le jure par les dents de Dieu, que si les prélats de mon royaume ou d'autres jettent l'interdit sur mes terres, j'enverrai aussitôt chez le pape évêques, prélats et moines d'Angleterre, et confisquerai tous leurs fiefs. » Il osa même ajouter qu'il ferait couper le nez et arracher les yeux à tous les Romains qui se trouveraient dans ses domaines, afin qu'à ces marques on pût les distinguer de toutes les autres nations[5]. Il commanda ensuite aux évêques de se retirer promptement de sa présence, s'ils voulaient mettre leurs personnes en sûreté. Les trois prélats sortirent, et laissèrent passer la moitié du carême. Enfin, désespérant de convertir le roi, ils fulminèrent le lundi de la Passion une sentence d'interdit sur tout le royaume d'Angleterre, et, pour éviter le ressentiment du monarque, ils passèrent aussitôt sur le continent (1208).

A peine l'interdit fut-il lancé, qu'on en ressentit les effets. On ferma les églises ; on ne célébra aucun service solennel. Les corps morts étaient emportés hors des villes et des villages, enterrés dans les chemins et dans les fossés, sans prières et sans le ministère des prêtres. Au milieu de la consternation générale, Jean affecta de la sérénité, tout en méditant des projets de vengeance. Il fit arrêter les parents des trois évêques, les jeta en prison et saisit leurs biens. Ses officiers chassèrent de tous les points du royaume, avec des menaces terribles, les prélats et les clercs dociles aux décisions du souverain pontife, exercèrent mille cruautés, et personne ne rendit la justice. Malgré sa sécurité apparente, le roi n'était pas sans inquiétude. Il craignait que le pape ne l'excommuniât nommément et ne déliât ses sujets du serment de fidélité. Alors il exigea des otages de tous les barons qui lui paraissaient les plus suspects. Plusieurs obéirent, et livrèrent leurs enfants ou leurs neveux à ses hommes d'armes ; quelques-uns refusèrent, et s'enfuirent en Écosse.

Ce que Jean sans Terre craignait arriva. Innocent III, le voyant persister dans son impénitence, le menaça de nouveau, et fulmina peu de temps après la bulle d'excommunication personnelle contre son fils révolté (1209). Le roi fit exercer dans tous les ports la plus active surveillance, afin que cette bulle ne fût point officiellement publiée dans ses États. Ses précautions furent inutiles : tout le monde en eut bientôt connaissance, et chacun se disait tout bas dans les rues et les places publiques que le roi était excommunié. Geoffroy, l'archidiacre de Norwich, l'un des conseillers de la cour de l'Échiquier, osa même parler à ses collègues des peines qu'ils encouraient au service d'un prince frappé d'anathème, et se retira chez lui sans congé. Jean apprit cette conversation, et devint furieux. Il envoya Guillaume Talbot, â la tête de gens armés, se saisir de l'indiscret archidiacre. Geoffroy fut aussitôt conduit en prison, chargé de chaînes, revêtu d'une chape de plomb, et laissé sans nourriture. Le malheureux mourut en peu de jours, accablé sous le poids de ce lourd vêtement.

Devenu plus audacieux par quelques succès remportés en Écosse et en Irlande, Jean méprisa chaque jour davantage l'interdit et l'excommunication, et redoubla d'extorsions et d'iniquités. Ses tyrannies, ses fureurs et ses débauches l'exposant à la haine de la noblesse et du peuple, il ne s'entoura que de pillards féroces, de bandits sans nom, sans foi et sans loi. Par ses brutalités et son gouvernement hideux il tourna tous les esprits en faveur de Rome. Plusieurs fois on avait voulu le réconcilier avec l'Église, niais les négociations des légats avaient échoué. Il consentait à reconnaître Langton comme archevêque de Cantorbéry et à laisser revenir en Angleterre les évêques et les moines bannis ; mais, dès qu'il s'agissait de la restitution des biens et de l'argent enlevés au clergé, il ne voulait plus rien entendre, et refusait d'exécuter tout ce qu'il avait promis. Enfin, sollicité vivement par Langton et les prélats expatriés de mettre un terme aux maux de l'Angleterre, Innocent III eut recours aux derniers coups de son autorité. Il déclara tous les vassaux et les sujets du roi déliés de leur serment de fidélité, prononça la déposition de Jean sans Terre, et invita tous les princes et barons chrétiens, au nom de l'autorité apostolique, à se réunir pour venger l'injure faite à l'Église, chasser du trône l'impie qui le déshonorait, et lui donner un plus digne successeur. Il manda ensuite à Philippe-Auguste qu'il eût à se charger de l'exécution de cette sentence, pour la rémission de ses péchés, lui transféra la souveraineté de l'Angleterre pour lui et ses descendants à perpétuité, et adressa aux grands et nobles hommes du royaume de France d'autres lettres dans lesquelles il promettait les privilèges des croisés à tous ceux qui prendraient les armes avec leur roi (1213).

La marche des événements avait inspiré à Philippe d'ambitieuses espérances ; il les voyait sur le point de se réaliser. Il accepta donc avec joie la mission que lui confiait le pape, et convoqua dans la ville de Soissons un nombreux parlement, auquel assistèrent le prince Louis de France, Eudes duc de Bourgogne, Pierre de Courtenay comte de Nemours, Robert comte de Dreux, dont le fils Pierre, dit Mauclerc, venait d'épouser Alix la jeune duchesse de Bretagne, les comtes de Nevers, de Bar, de Vendôme, les sires de Bourbon et de Beaujeu, le seigneur Savary de Mauléon, Blanche comtesse de Troyes, et Henri duc de Brabant, comte de Louvain, étranger au royaume, mais époux de la princesse Marie, fille de Philippe-Auguste et d'Agnès de Méranie. Le roi leur annonça que, sur l'invitation du souverain pontife, il allait envahir l'Angleterre pour infliger un juste châtiment à l'ennemi de l'Église Jean sans Terre, et leur demanda de le seconder dans cette entreprise. Tous lui promirent leur concours, à l'exception de Ferrand de Portugal, devenu comte de Flandre par son mariage avec la comtesse Jeanne, fille du fameux Beaudoin, empereur de Constantinople, qui avait cruellement péri dans une guerre contre les Bulgares. Non-seulement ce prince, mécontent de voir que le fils du roi lui retenait les villes d'Aire et de Saint-Omer, n'offrit point ses hommes d'armes et sa personne à Philippe, mais encore il se déclara contre l'invasion projetée, soutint qu'elle était injuste et qu'il ne contribuerait point à la faire réussir. Le monarque, indigné de cette hardiesse, jura qu'il s'en vengerait, et que la France deviendrait flamande ou la Flandre française. Le comte se retira dans ses États, et, cédant aux conseils de Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, ennemi mortel du roi, il s'allia secrètement avec Jean sans Terre et l'empereur Othon.

Après avoir sommé tous les ducs, comtes "et barons, chevaliers et servants d'armes du royaume d'accourir en armes sous sa bannière, s'ils ne voulaient être regardés comme félons, Philippe réunit des forces imposantes sur les côtes de la Normandie et de la Picardie, et dix-sept cents navires, grands ou petits, à l'embouchure de la Seine. « Cette flotte, dit Guillaume le Breton, trouvait à peine assez de place pour voguer ; l'Océan semble trop étroit pour tant de navires ; les vents du midi manquent de souffle pour faire glisser à la fois tant de voiles dispersées sur les ondes. » Les préparatifs de défense du roi Jean répondirent à la grandeur du danger qui le menaçait. Tous les hommes obligés envers lui par les liens de la féodalité durent se tenir prêts avec leurs armes et chevaux de bataille, et se rassembler à Douvres dans les solennités de Pâques. La frayeur que répandaient sa cruauté et son despotisme lui amena bientôt soixante mille hommes. Il imposa des sommes immenses aux monastères, et sa flotte fut bientôt supérieure en nombre à celle de son adversaire.

Bans cette armée, bien suffisante, suivant un chroniqueur, pour défier toutes les forces de l'Europe si elle eût été conduite par son amour pour son souverain, on aurait à peine trouvé un homme sur la fidélité duquel il pût compter, tant était grande la haine que lui portaient ses sujets. Il était à craindre qu'à l'approche des étendards de France ses troupes ne passassent dans les rangs des envahisseurs. Ses mercenaires ne lui inspiraient pas une entière confiance, et il se voyait privé du secours de son neveu Othon IV, dont le concurrent Frédéric II, ami du pape, avait reçu la couronne impériale, et venait de contracter une étroite alliance avec Philippe-Auguste. Alors, par les conseils singuliers de l'évêque de Norwich, il s'avisa d'envoyer une ambassade secrète à Mohammed-el-Nasser, chef suprême des musulmans d'Afrique et d'Espagne, dont tous les États chrétiens vantaient la loyauté et les prodigieux exploits. Il lui offrit d'embrasser l'islamisme, de lui payer tribut et de se reconnaître son vassal, s'il consentait à lui donner des secours contre le roi de France et à le prendre sous sa protection. Indigné de la lâcheté d'un roi qui voulait abandonner la religion de ses pères, changer sa liberté contre un tribut, et dont l'infamie exhalait déjà une odeur fétide, le monarque refusa dédaigneusement l'alliance proposée[6].

Jean, désespéré de n'avoir pas réussi auprès du puissant Mohammed, tomba dans les plus grandes angoisses. Ti était disposé à toute espèce de soumission, lorsque deux chevaliers du Temple vinrent le trouver et lui annoncèrent que le diacre Pandolfe, légat du pape et son ministre confidentiel, désirait avoir une conférence avec lui pour le bien du royaume d'Angleterre. Le roi chargea les templiers de repasser aussitôt la mer pour lui amener Pandolfe, qui se trouvait au camp des Français afin de surveiller les préparatifs de l'expédition. Arrivé à Douvres, le légat fut admis en présence de Jean sans Terre. « Le roi de France, lui dit le cardinal, a dans la Seine une flotte considérable, et il se propose de descendre en Angleterre avec ses chevaliers pour exécuter la sentence du souverain pontife : il a auprès de lui tous les évêques et tous les clercs que tu as chassés de tes États, espérant qu'il les fera rentrer malgré toi dans leurs sièges et dans leurs biens. La plupart de tes grands vassaux ont d'ailleurs envoyé à Philippe des chartes par lesquelles ils lui jurent féauté et obéissance. Songe à tes intérêts, du moins en cette extrémité ; apaise Dieu justement irrité, soumets-toi à l'Église, et le pape te rétablira sur le trône dont tu as été privé pour ta révolte. »

A ce discours le roi Jean fut pénétré de douleur, et il vit toute la grandeur du péril qui le menaçait. En proie aux craintes les plus vives, il accepta toutes les conditions que Pandolfe lui imposait. Il jura d'obéir aux ordres du pape ou de son légat sur tous les points, de reconnaître Étienne Langton comme archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, et de réintégrer dans leurs bénéfices, avec. une indemnité, tous les prélats et les clercs exilés. Il renonça à toute intervention dans les élections ecclésiastiques, et promit de rendre aux églises les privilèges qu'il leur avait enlevés depuis l'interdit. Deux jours après, il donna par mie charte authentique, au pape Innocent III et à ses successeurs, les royaumes d'Angleterre et d'Irlande, et consentit à les tenir en fief du saint - siège, sous la redevance annuelle de mille marcs sterling (15 mai 1213).

Le chef de l'Église avait reçu satisfaction ; dès ce moment Philippe devait remettre l'épée dans le fourreau. Aussi Pandolfe s'empressa - t- il de retourner vers le roi de France et de lui signifier qu'il ne pouvait plus rien tenter contre un feudataire de Saint-Pierre. A ces mots, Philippe montra la plus vive indignation ; il avait dépensé plus de soixante mille livres d'argent (environ six millions quatre cent quatre-vingt mille francs) pour armer une flotte, réunir ses barons, et il voyait tout à coup s'évanouir le rêve de son ambition. Il s'éleva avec force contre ce qu'il appelait la politique intéressée de la cour pontificale. Ses barons, mécontents, suivirent son exemple, tout en obéissant à cette puissance qui retenait et déchaînait à son gré les tempêtes. Mais le roi, plein de ressentiment contre le comte de Flandre, résolut de faire tomber le poids de sa vengeance sur ce perfide vassal qui soutenait sans honte le parti de son ennemi. Obligé de renoncer à l'Angleterre, il dirigea toutes ses forces sur la Flandre, à la grande satisfaction de ses chevaliers, qu'animait l'espoir de piller cette contrée opulente.

La flotte française, commandée par Savary de Mauléon, quitta l'embouchure de la Seine pour les côtes de la Flandre ; sa première station fut à Calais, puis à Gravelines. Le roi assaillit et enleva presque sans résistance cette riche cité, qu'il inféoda au prince Louis son fils. « Les vaisseaux, sillonnant les flots de la mer, parcoururent successivement les lieux où elle ronge les rivages blanchâtres du pays des Blavotins, ceux où la Flandre se prolonge en plaines marécageuses, et ceux où l'Isengrin, redoutable à la guerre, combat sans cesse, armé de son glaive et de sa lance, et ceux encore où les habitants de Fumes, voisins d'un golfe, labourent seuls les champs, et où le Belge montre maintenant ses pénates en ruine, ses maisons à demi renversées, monuments de son antique puissance. Partant de ces lieux, et poussée par un vent propice, la flotte entre joyeusement dans le port qui a reçu le nom de Dam, port tellement vaste et si bien abrité qu'il pouvait contenir dans son enceinte tous nos nm ires. Là est une belle cité embellie par les eaux qui coulent doucement et par un sol fertile, fière du voisinage de la mer, de son port et de l'agrément de son site. A Dam se trouvaient des richesses venues de toutes les parties du monde, lingots d'or et d'argent non travaillés, métal qui brille de rouge, tissus des Phéniciens, des Sères (Chinois) et des îles de la Grèce, pelleteries hongroises, graines qui produisent la teinture écarlate (cochenille), radeaux chargés de vins de Gascogne et de la Rochelle, fer, métaux, draperies et autres marchandises d'Angleterre[7]. » Le Poitevin Savary de Mauléon et ses farouches compagnons, secondés par le routier gallois Cadoc, enlevèrent toutes ces richesses aux habitants de ces lieux, en dépit de la capitulation qui leur garantissait la vie et les biens.

A la nouvelle que les vaisseaux de Philippe avaient gagné la mer se dirigeant vers le nord, Jean sans Terre fit bâter les préparatifs pour aller au secours du comte de Flandre, son allié. Sa flotte, composée de cinq cents navires, sous la conduite de Guillaume Longue-Épée, comte de Salisbury, son frère, et de Renaud, comte de Boulogne, reçut bientôt l'ordre de mettre à la voile. Elle cingla vers les rivages de Flandre, rencontra la flotte française dans la rade de Dam, et lui présenta la bataille. Comme la plupart des matelots et des chevaliers étaient descendus à terre pour se livrer au pillage, les Anglais n'éprouvèrent qu'une faible résistance de la part des troupes qui restaient. Trois cents bâtiments chargés de blé, de vin, de farine et d'armes tombèrent en leur pouvoir ; plus de cent autres furent brûlés après qu'on leur eut enlevé toute leur cargaison[8].

Pendant ce temps, le roi Philippe en personne envahissait les terres flamandes avec ses bandes nombreuses, « qui se dispersaient de tous côtés dans les campagnes, ravageant tout à la manière des sauterelles. » La terreur seule lui avait soumis Cassel, fortifié et comme suspendu au sommet d'une haute montagne. Ypres et beaucoup de châteaux, Bruges et tous les villages qui l'environnent avaient ouvert leurs portes aux Français et livré des otages. Philippe faisait le siège de Gand, « afin d'abattre l'orgueil des Gantois, de les forcer à courber leurs têtes sous le joug d'un roi et à se soumettre comme sujets à celui qu'ils voulaient à peine connaître par son nom. Déjà les machines de guerre étaient préparées contre les superbes murailles de cette ville, lorsqu'un messager tout haletant arrive au camp, et lui dit avec tristesse : « Sire roi, le héros de Salisbury et le comte de Boulogne, suivis de plusieurs milliers de guerriers venus d'Angleterre sur des radeaux et de longues galères, ont tout à coup débarqué près de nous, au point où les flots de la mer viennent se briser sur le rivage de Dam. Tous les Blavotins, sortis de leurs cavernes, ont dressé leurs bannières ; tous les Isengrins, les habitants de Furnes, les Belges, ne formant qu'un seul corps, se sont réunis au comte Ferrand et au Comte de Boulogne, et, tous ensemble, serrent de près nos navires, imprudemment disposés sur une trop vaste plage, et qu'il aurait été plus sûr d'abriter dans le port. »

L'envoyé parlait encore, lorsqu'un nouveau messager arrive ; il peut à peine se faire comprendre, tant la course a épuisé ses forces. Après un instant de repos, il s'écrie : « Les Anglais se sont emparés de quatre cents de nos navires, et aucune issue n'est ouverte pour que le reste de notre flotte puisse échapper si elle voulait s'avancer en pleine mer. Le vaisseau royal lui-même n'est point en sûreté, car au milieu des autres il manque de défenseurs, et pourra être facilement enlevé. Guillaume le Petit n'a aucun moyen de protéger les tonneaux remplis d'argent monnayé. Les Poitevins et Cadoc mettent plus de soin à veiller sur les dépouilles enlevées aux habitants de Dam qu'à garder tes richesses et tes vaisseaux. Robert de Poissy, avec un petit nombre de guerriers, résiste seul aux attaques et défend les portes de la ville, et déjà ses frères ont trouvé la mort dans un combat. Sire roi, bientôt nous aurons tout perdu, si tu ne te hâtes de venir. » En achevant, le messager remet au roi des chartes revêtues du sceau du comte de Soissons, où la vérité de son rapport était complétement confirmée.

Ces tristes nouvelles engagèrent Philippe à laisser le siège de Gand pour voler au secours de sa flotte. Il dépêcha aussitôt cinq cents chevaliers sous la conduite de son cousin Pierre Mauclerc, duc de Bretagne, et le suivit de très-près avec toutes ses forces. Sa marche fut si prompte, et il attaqua les ennemis avec tant d'impétuosité, qu'il repoussa les Anglais sur leurs navires ; il leur prit ou tua deux mille hommes, et força les milices flamandes et leur comte de prendre honteusement la fuite. Mais, voyant qu'il lui était impossible de sauver sa flotte, il acheva de la détruire lui-même, afin que ses débris ne tombassent point aux mains des Anglais ; il livra aux flammes tous les vaisseaux réfugiés dans le petit port de Dam, après qu'on en eut retiré les chargements.

Déterminé à venger ce désastre sur les cités flamandes, Philippe réduisit Dam en cendres et arriva en deux journées de marche sous les murs de Gand, dont il voulait continuer le siège. Les citoyens de cette ville, abandonnés de leur comte, se rendirent aux mêmes conditions qu'Ypres et Bruges, obligées de racheter leurs otages au prix de trente mille marcs d'argent. Un chevalier du nom d'Arnould livra aux Français le château d'Oudenarde, pour sauver tous ses biens, et sous la condition d'un traité d'alliance. Ensuite le roi s'empara de Courtrai, « qui parle une langue barbare, » et où ses soldats souffrirent de longs ennuis. A la suite de trois jours de siège seulement, Lille, abaissant sa tête, fit sa soumission. Après l'avoir bien fortifiée, Philippe y laissa une nombreuse garnison, commandée par Hugues d'Athies, chargé de défendre cette ville contre les ennemis du voisinage ; il ordonna aussi de construire le plus promptement possible une nouvelle tour dans le bourg voisin nommé Darnel, afin que ses gens pussent protéger sa conquête. Parti de Lille, le roi s'empara le quatrième jour de Douai, et prit possession de cette ville, dont il confirma les coutumes. Comme le temps du service militaire était expiré, Philippe congédia ses barons, qui retournèrent dans leurs castels, et lui-même reprit le chemin de la France.

Mais le départ du monarque rendit aux ennemis leur première audace. Les comtes de Flandre et de Boulogne, ayant reçu des subsides de Jean d'Angleterre, se réunirent sur les terres de Guillaume, comte de Hollande, qui leur fournit un secours de cinq mille soldats, et rentrèrent dans l'intérieur de la Flandre. Alors Ferrand, décidé à recouvrer ses États, s'avança jusqu'à Lille. A la vue de la bannière de leur comte, les habitants, se soulevant, arborèrent les couleurs de la cité unies à celles de leur droit seigneur, et refoulèrent dans la citadelle les hommes d'armes de France. La nouvelle de cette révolte força Philippe de quitter son château de Vincennes ; il accourut sur les terres de Flandre, à la tête de chevaliers peu nombreux, mais pleins de valeur. Lille est assaillie à la faveur d'un épais brouillard. « Les Français tombent à l'improviste sur cette partie de l'enceinte qui fait face-au levant, ils brisent les barrières de fer, font rouler les portes sur leurs gonds, et avant même que les habitants aient eu le temps de monter sur leurs remparts, ils pénètrent dans la ville, et, dociles au premier mouvement de leur fureur, ils répandent les flammes autour d'eux. La violence de l'incendie anéantit en peu d'instants tout ce que la superbe cité renferme de précieux. En même temps que les maisons, périssent tous ceux à qui les infirmités de l'zige ou la faiblesse du corps refusent les moyens d'échapper au danger. Ceux qui peuvent se sauver, fuyant à pied ou à l'aide d'un cheval vigoureux, évitent la double fureur des flammes et de l'ennemi, s'élancent à la suite de Ferrand, le cœur rempli d'épouvante, à travers les broussailles et en rase campagne. Les Français ne poursuivirent les fuyards que tant qu'ils purent s'avancer à la lueur de l'incendie de la ville, car le soleil ne pouvait dissiper les brouillards. Tous ceux des habitants qui ne purent s'échapper à travers les marais voisins furent massacrés ou faits prisonniers, et vendus à tout acheteur, pour être à jamais serfs. Ainsi périt tout entière la ville de Lille, réservée pour une déplorable destruction ; car tout ce que le feu épargna dans son enceinte fut renversé par les instruments de guerre ou par le hoyau. La tour même que le roi avait construite ne demeura point debout, afin que les Flamands ne trouvassent asile en cet endroit[9].

Après avoir ruiné de fond en comble la plus noble des cités de Flandre, Philippe alla renverser les hautes murailles de Cassel, dans la crainte que ses habitants ne fussent tentés d'imiter la trahison et la révolte des Lillois. Il envoya ensuite le comte de Saint-Paul soumettre Tournay, ville assise sur les rives de l'Escaut, enorgueillie de ses richesses et de ses puissants citoyens, dont les comtes Ferrand et Renaud s'étaient emparés de nuit et par fraude. Ce brave chevalier replaça promptement Tournay sous le joug du roi, et punit par la ruine du château de Mortagne les perfides artifices de Rodolphe, son gouverneur, homme rempli de force et de ruse dans le conseil, et favorable aux deux ennemis du roi. Philippe, que les obstacles et les revers avaient rendu implacable, ne s'éloigna du riche pays de Flandre qu'après l'avoir couvert de ruines.

L'invasion du comté de Flandre avait profondément remué toutes les contrées qui s'étendaient de l'Escaut au Rhin et à la Moselle. Ce n'était pas sans inquiétude que les vassaux belges et lorrains voyaient le roi de France, déjà maître des contrées continentales des Plantagenets, tourner ses vues ambitieuses vers le nord. Les idées de pouvoir absolu et d'armées permanentes, introduites depuis quelque temps à la cour de France, et les desseins que la renommée prêtait à Philippe-Auguste, alarmaient sérieusement les hauts feudataires. Dans tous les castels, où les souvenirs de Charlemagne étaient alors si populaires, on disait que le roi de France voulait régner sur les populations diverses des Pyrénées jusqu'à l'Elbe ; que ses prétentions étaient aussi vastes, aussi illimitées que celles de ce roi de l'Europe dont il avait le projet de relever l'ancienne domination en Occident, au profit de son fils, qui descendait de l'empereur des Francs par les femmes. Quoi qu'il en soit, l'expédition de Flandre et les craintes des seigneurs du Nord déterminèrent contre Philippe une formidable réaction. Après avoir parcouru les deux Lorraine et les bords du Rhin avec le comte de Salisbury, pour entraîner les barons de ces provinces dans un grand mouvement militaire et féodal, Renaud de Boulogne alla trouver en Saxe l'empereur Othon, l'ennemi le plus acharné du roi de France et du pape. Le rival excommunié de Frédéric II ne conservait plus que ses domaines héréditaires et la suzeraineté sur la basse Allemagne. « Sire empereur, lui dit le comte, si l'on ne refrène l'ambition de Philippe, menaçante pour tous, vous serez bientôt sans domaines. Rien n'est plus facile que de l'arrêter ; mais il faut se liguer de bonne foi ; Jean d'Angleterre fournira de l'argent ; vos chevaliers d'Allemagne sont de rudes jouteurs dans les combats. Nous aurons les communes de Flandre, et même tous les seigneurs mécontents de France. — Beau comte, répondit Othon, comptez sur moi ; d'ici à trois mois je serai en Flandre à la tête de tous les hommes que je pourrai réunir, et j'en aurai bien cent mille. »

Excité par le désir de secouer le joug de l'Église romaine et de briser la puissance de son heureux rival, Jean sans Terre s'engagea avec ardeur dans la coalition dont Renaud de Boulogne était devenu l'Ame, et promit des secours d'hommes et d'argent. Le comte Ferrand n'avait pas des motifs moins graves. Philippe menaçait de le dépouiller de ses domaines, et les communes de Flandre, si maltraitées par ce prince, appelaient la guerre de tous leurs vœux. La ligue contre le roi de France arrêtée, les confédérés résolurent de se réunir pour régler les dispositions de la campagne qui allait s'ouvrir. Un parlement fut donc convoqué à Bruges et présidé par Othon IV. Auprès de l'Empereur figurèrent le comte de Salisbury, représentant du roi d'Angleterre, le comte de Flandre, Renaud de Boulogne, Guillaume comte de Hollande, Henri due de Brabant, le duc de Lorraine, le comte de Luxembourg et de Bar, Henri duc de Limbourg, et Philippe de Courtenay, comte de Namur. On vit avec étonnement au rang des alliés le duc de Brabant, gendre de Philippe-Auguste, le comte de Bar, son sujet, et dont le fils servait sous la bannière de Sa Majesté, et le comte de Namur, prince du sang royal de France, auquel son père avait recommandé de ne pas s'éloigner du devoir que sa naissance lui devait inspirer pour le roi. Mais la puissance des confédérés du Nord ne permettait point à ces princes de consulter leur inclination. Leurs États les rendaient feudataires de l'Empire ; et s'ils eussent manqué aux charges de leurs fiefs, ils eussent été les premières victimes de la coalition.

L'assemblée décida que l'armée belge et teutonique, aux ordres d'Othon, attaquerait l'ennemi commun par la Flandre et le Hainaut, tandis que Jean sans Terre descendrait en Poitou, reconquérir les fiefs héréditaires (les Plantagenets. A cet effet, Othon promit le secours de cent mille hommes d'armes, le comte de Flandre d'en réunir vingt mille, sans compter les hommes et les chevaliers qu'offraient les villes pour cette grande croisade contre la France. Le roi d'Angleterre prit l'engagement de fournir des subsides en argent, de conduire lui-même une armée de quarante mille chevaliers dans l'Anjou, et d'envoyer de nombreux soldats à l'armée du Nord. Le fameux chef des routiers, Hugues de Boves, se mit à la discrétion de la ligue avec ses bandes de mercenaires.

Après avoir réglé le contingent des princes, la diète partagea entre les principaux confédérés les provinces de France, dont la conquête était regardée comme infaillible. La suzeraineté royale des Capétiens devait être anéantie, la souveraineté et le corps de la monarchie résider dans la personne de l'empereur Othon, auquel appartiendrait la partie orientale du royaume, avec Orléans, Chartres et Étampes. Le roi Jean réunirait à ses domaines héréditaires tous les fiefs au-delà de la Loire. Le comte de Boulogne réclamait le Vermandois, et Hugues de Boves voulait Amiens.

Quant au seigneur de Flandre, il portait plus haut son ambition, il désirait l'Ile-de -France et Paris, où il se ferait proclamer comte de cette grande cité. Son cœur était plein de ces idées flatteuses que nourrissait une prédiction faite à la vieille comtesse Mathilde ou Mahaut, sa belle-mère. Cette princesse, dont la fortune de Ferrand était l'ouvrage, détestait particulièrement Philippe-Auguste, qui l'avait obligée de se séparer de son second mari, le duc de Bourgogne. On prétend qu'en voyant les préparatifs des confédérés contre le roi, elle courut consulter un nécromancien renommé à sa cour, afin d'apprendre de lui quel serait l'événement de cette guerre. Après maintes conjurations, le magicien avait fait une réponse problématique, dans laquelle la vérité se cachait sous des paroles ambiguës. « On combattra, avait-il dit ; le roi sera renversé en la bataille et foulé aux pieds des chevaux ; il ne sera point enseveli, et après la victoire le comte Ferrand sera reçu à Paris en grande procession, au milieu de bruyants applaudissements[10]. » Quoi qu'il en soit, les alliés ne doutaient pas du succès de leur entreprise. Ils ne rêvaient pas seulement des changements politiques, ils se proposaient encore d'abaisser la puissance romaine, déjà menacée en Languedoc, et de réduire l'Église à sa simplicité et à sa pauvreté primitives.

Philippe-Auguste apprit sans crainte tous les préparatifs de cette ligue formidable. Il ne se dissimula cependant pas le péril : il savait que la Normandie portait impatiemment le joug ; que les populations de l'Ouest, après avoir expulsé l'assassin d'Arthur et répudié son patronage, tournaient vers lui toutes leurs espérances, et que, dans l'intérieur même de son royaume, plus d'un vassal, jaloux de l'agrandissement de la royauté, s'était mis en rapport avec les princes coalisés. A l'approche de l'orage, il prit une attitude énergique, redoubla de soins et de courage, s'efforça de l'assurer les fidèles, intimida les mécontents, et mit le clergé dans son parti en se présentant comme défenseur-né de l'Église. La croisade contre les albigeois le privait d'une foule de soldats ; il fit un appel au reste de ses barons et aux bourgeois des communes intéressées à faire alliance avec la royauté contre le pouvoir féodal. La chevalerie de France n'abandonna point son roi dans cette lutte, à laquelle les noms de Jean et d'Othon semblaient donner un caractère national. Bientôt se trouvèrent réunis sous l'étendard de Philippe le comte de Dreux, premier prince de sang, l'évêque de Beauvais, son frère, Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, Eudes duc de Bourgogne, Jean comte de Ponthieu, époux de l'infortunée Alix, sœur du roi, jadis promise à Richard, Thibaud comte de Champagne, qui n'avait encore que treize ans, Étienne comte de Sancerre, et Thomas comte du Perche. Outre ces grands feudataires, on comptait dans l'armée royale l'évêque Guérin de Senlis, le plus intime et le confident le plus cher du monarque, Gauthier de Châtillon, comte de Saint-Paul, Matthieu seigneur de Montmorency, Guillaume des Barres, Pierre de Mauvoisin, Adam vicomte de Melun, Barthélemy de Roye, Hugues de Mareuil, et Thomas de Saint-Valery. Tous ces illustres chevaliers, consommés dans le métier des armes et suivis de leurs vassaux, avaient répondu avec ardeur à la convocation féodale.

Dans ce pressant danger du royaume, les communes rivalisèrent de zèle avec la chevalerie. Arras, Amiens, Noyon, Beauvais, Soissons, Abbeville, Péronne, Laon, Paris et les grandes villes de la Champagne, firent marcher leurs milices, sous leurs bannières municipales, brillantes d'or. L'armée royale compta environ soixante-cinq mille hommes de guerre, chevaliers, sergents d'armes, archers, sans y comprendre les bourgeois, moins exercés dans les armes. Un parlement fut convoqué à Soissons pour délibérer sur les opérations militaires. On y décida que l'armée se partagerait en deux grands corps de bataille, sous les ordres de Louis, fils du roi, marcherait vers la Loire afin de repousser l'invasion des Anglais dans le Poitou et l'Anjou ; l'autre s'avancerait en toute hâte contre les confédérés qui se rassemblaient sur les frontières de la Flandre, et transporterait les hostilités dans ce pays. De cette manière Philippe épargnait à ses sujets le fléau de la guerre.

 

 

 



[1] La Philippide, chant VIIIe.

[2] On les nomme tous albigeois, soit d'Albi, la ville de tout le Languedoc la plus infectée de l'hérésie, soit à cause du concile d'Albi, tenu en 1170, et dans lequel leurs erreurs furent anathématisées.

[3] Pierre de Vaulx-Cernay, ch. X.

[4] Matthieu Pâris, ad ann. 1207.

[5] Matthieu Pâris.

[6] Matthieu Pâris, ad, ann. 1213.

[7] La Philippide, chant Xe.

[8] Matthieu Pâris.

[9] La Philippide, chant IXe.

[10] Chronique de Saint-Denis, t. XVII, p. 414.