PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE IX. — MEURTRE D'ARTHUR DE BRETAGNE. - CONQUÊTE DE LA NORMANDIE, DE L'ANJOU ET DU POITOU PAR PHILIPPE-AUGUSTE.

 

 

Enlèvement d'Isabelle, comtesse d'Angoulême. — Appel du roi Jean devant la cour féodale. — Rupture entre Jean et Philippe. — Prise de Gommai. — Siège de Mirebeau. — Captivité d'Arthur. — Sa mort tragique. — Indignation des Bretons. — Condamnation du roi Jean par la cour féodale de France. — Invasion de la Normandie. — Siège et prise de Château-Gaillard. — Indolence de Jean. — Sa fuite en Angleterre. — Inutile intervention du pape. — Nouveaux succès du roi de France. — Prise du mont Saint-Michel et d'Avranches par les Bretons. — Siège et capitulation de Rouen. — Réunion de la Normandie, de l'Anjou, du Maine et du Poitou à la couronne de France. — Jean sans Terre débarque sur le continent. — Guerre dans le Poitou. — Trêve de deux ans.

 

Tandis que les croisés arboraient leurs bannières sur les tours de Constantinople et se partageaient les débris de l'empire d'Orient, la discorde se rallumait entre Philippe-Auguste et Jean sans Terre, et la France devenait le théâtre des plus graves événements.

Le Poitou, l'Anjou et la Touraine ne supportaient qu'avec peine la domination des Plantagenets, et Jean d'Angleterre, arrogant, dissipateur et débauché, semblait prendre à tâche d'alimenter la haine de ces provinces. Lorsqu'il n'était que comte de Mortain, il avait épousé Jeanne de Glocester. Parvenu au trône, il trouva les domaines de Glocester trop peu considérables pour un souverain, et obtint, de l'archevêque de Bordeaux, l'annulation de son mariage à cause de consanguinité. Il envoya ensuite des ambassadeurs à Lisbonne, pour demander la princesse de Portugal ; mais avant leur retour il vit Isabelle, héritière du comté d'Angoulême, fiancée à Hugues le Brun, sire de Lusignan, comte de la Marche, et que son jeune âge tenait encore éloignée de son futur époux. Le roi, captivé par la beauté de cette princesse, que séduisit d'ailleurs l'éclat d'une couronne, l'enleva du consentement de son père et la conduisit à Poitiers, où fut célébré son mariage avec Isabelle. Il passa de là en Angleterre, et la fit couronner solennellement à Westminster par l'archevêque de Cantorbéry (1200).

Le comte de la Marche, se voyant privé de l'objet de sa tendresse et de son ambition tout à la fois, jura de se venger de la perfidie de Jean sans Terre. La puissante maison de Lusignan partagea son ressentiment et souleva le Poitou, le Limousin et la Marche. Les seigneurs de ces pays se conjurèrent ; une armée anglaise fut envoyée centre eux, et ils eurent recours au roi de France pour lui demander justice de son vassal. Philippe, alors en paix avec la cour de Rome, s'empressa d'accueillir leurs plaintes et somma Jean, duc de Normandie et d'Aquitaine, de comparaître à sa cour afin de répondre sur le fait de trahison et de déloyauté. Le prince consentit d'abord à se présenter devant ses pairs, sous peine de perdre les châteaux de Tillières et de Boute-Avant, barrière de la Normandie ; mais, se repentant bientôt d'avoir ainsi abaissé sa couronne, il ne voulut ni descendre à une justification ni donner ses garanties (1202). Indigné de la mauvaise foi de son rival, Philippe saisit ce prétexte d'une nouvelle rupture. Il se déclara hautement le protecteur du comte de la Marche, et ses troupes, depuis longtemps préparées, se jetèrent sur la Normandie. Les Français mirent aussitôt le siège devant les deux châteaux qui auraient dei être livrés au roi, les attaquèrent avec une grande vigueur et les détruisirent jusque dans leurs derniers fondements. Longchamp, Mortemer, la Ferté-en-Brai, Lions, furent rapidement emportés, tant la domination de Jean était antipathique à la noblesse et odieuse au peuple.

Non loin de là s'élevait la place de Gournay, fière de sa nombreuse population et de ses richesses, située dans une plaine au milieu d'une vallée délicieuse, et environnée d'une triple muraille. Cette place, que sa position rendait inexpugnable, était sous les lois du seigneur Hugues de Gournay, possesseur de beaucoup d'autres châteaux. Des fossés larges, profonds et remplis des eaux de l'Epte présentaient un obstacle invincible à quiconque voulait s'approcher des remparts. Près des murs la rivière formait un vaste étang, plein de sinuosités et renfermé entre de hautes digues. Philippe ordonna de rompre une des digues ; l'eau s'élança avec violence, la vallée disparut sous ce gouffre ouvert à l'improviste et n'offrit plus que l'aspect d'une mer. L'inondation étendit de tous côtés ses ravages, emportant sur son passage arbres, champs, maisons, vignobles, moulins, renversant les murailles de la ville et noyant une partie des habitants. Le reste se retira sur les points les plus élevés, afin d'échapper au péril. En peu d'instants les eaux détruisirent cette forteresse, qui naguère ne redoutait ni les machines de guerre ni les armes des combattants[1].

Malgré la rapidité de ses premiers succès, Philippe crut que le moment d'aborder sérieusement la conquête de la Normandie n'était pas encore arrivé. Il résolut de faire reparaître sur la scène politique le duc de Bretagne, ennemi naturel du roi d'Angleterre. Sa mère, Constance, mariée depuis trois ans à Guy de Thouars, était morte l'année précédente, et Arthur, maître de son héritage, avait reçu le serment de la nation bretonne. Le roi accueillit le jeune prince avec amitié dans son camp, devant Gommai, l'investit des comtés de Poitou, d'Anjou, du Maine et de Touraine, dépouille qu'on se promettait d'enlever à Jean, lui fiança sa fille Marie, âgée de cinq ans, et l'envoya à la tête de deux cents hommes d'armes prendre possession de ces quatre provinces. Dès ce moment, la révolte des barons d'Anjou et du Poitou reçut une impulsion plus vive, et les trouvères firent entendre leurs chants patriotiques pour les exciter à la guerre contre un prince lâche, cruel et fourbe. « J'aime les archers, s'écriait le sire de Montcuc, quand ils lancent la pierre au loin et renversent les murailles ; j'aime les barons lorsqu'ils se forment en armes clans la plaine. Je voudrais donc que le roi d'Angleterre prît autant de plaisir au milieu des combats que j'en ressens à contempler l'image de ma clame. De quelque mépris qu'il soit couvert, il pourrait encore acquérir de la gloire, s'il osait entrer en lice avec ses barons, au cri de Normandie et Guienne ; mais son scel est si décrié que je n'ose le dire. »

L'indignation des seigneurs contre Jean sans Terre était grande ; néanmoins, épuisés par les croisades, la plupart d'entre eux ne purent fournir que d'impuissants secours au jeune duc de Bretagne. Arrivé à Tours, après une marche rapide, Arthur vit se rassembler autour de lui les barons de son parti : Geoffroi de Lusignan lui amena vingt chevaliers ; Guillaume Savary de Mauléon conduisit trente lances et soixante -dix servants d'armes ; le comte d'Eu en réunit quarante, et Hugues le Brun, le même que le roi Jean avait profondément outragé, se présenta suivi de quinze hommes d'armes seulement. Les vicomtes de Thouars, de Limoges et quelques autres seigneurs poitevins et aquitains vinrent également le rejoindre avec un petit nombre de vassaux. Ces forces insuffisantes ne permettaient pas au prince d'entreprendre de grandes conquêtes. Aussi prit-il la résolution d'attendre cinq cents chevaliers et quatre mille hommes de pied que lui avaient promis les Bretons, et les gens de guerre du roi, conduits par Hervé de Nevers, Hugues de Dampierre et Hubert de Beaujeu. Mais les seigneurs poitevins, dont le projet était déjà arrêté, lui conseillèrent d'aller assiéger la ville de Mirebeau, à six lieues de Poitiers, dans laquelle se trouvait alors renfermée son aïeule, Éléonore, avec une faible escorte. Une fois maître de cette princesse, qui l'avait privé de son royaume, il obtiendrait plus facilement du roi Jean des conditions favorables.

Entraîné par la passion de ses compagnons et par le malheur de sa destinée, Arthur courut assiéger Mirebeau. à la tête de sa petite troupe. Il s'empara de cette ville sans grande difficulté ; niais Éléonore eut le temps de se jeter dans la citadelle, où il fallut l'assiéger, et d'envoyer en Normandie des messagers vers le roi son fils, afin de lui faire savoir à quelle extrémité elle se trouvait réduite. Arthur et les Poitevins s'établirent dans Mirebeau. A la nouvelle du danger qui menaçait sa mère, le roi Jean sortit de son apathie, traversa rapidement le Maine et l'Anjou, et parut sous les murs de la ville avant que l'ennemi eût été informé de sa marche. Il s'agissait de pénétrer dans la place. Guillaume des Roches, sénéchal d'Anjou, dont les historiens ne nous expliquent pas la présence sous les drapeaux du monarque anglais, se chargea d'enlever le prince breton et tous ses compagnons, « Sire roi, dit-il à Jean, cette nuit même nous te soumettrons tes ennemis, si tu veux jurer que tu n'en frapperas aucun de mort, que tu n'en jetteras aucun en prison, et surtout que tu accorderas à ton neveu une paix d'ami, et que tu lui rendras, après avoir pris l'avis de tes grands, tout ce que tu lui as ravi contre toute justice ; comme aussi sous la condition qu'aucun d'eux ne franchira la Loire, mais que plutôt ils resteront prisonniers dans ce pays, jusqu'à ce que la paix ait été réglée entre eux et nous. — Je jure, Guillaume, répondit le roi, qu'il sera fait ainsi que tu viens de le demander : que Dieu te soit garant de ces promesses et te serve de témoin ! S'il arrive que, de fait ou de parole, je manque au serment que je te fais en présence de tant d'illustres seigneurs, qu'il vous soit permis de méconnaître mes ordres, que nul ne me tienne plus pour souverain légitime, que nul ne m'obéisse, que je devienne ainsi votre ennemi public et l'ennemi de tous ! »

Rassuré par les promesses du roi, Guillaume des Roches, à la tête de nombreux hommes d'armes, pénétra furtivement dans Mirebeau pendant une nuit obscure. Nulle voix ne résonnait en ce moment dans les rues de la fille ; nulle garde ne veillait aux portes ; chacun se tenait dans sa demeure et se livrait au sommeil. Arthur fut surpris dans son lit et fait prisonnier avec la plupart des chefs de l'insurrection (1er août 1202). Satisfait au-delà de ses espérances, Jean n'attendit pas les troupes de Philippe-Auguste ; il partit en toute hâte pour la Normandie, et, au mépris de la foi jurée, il dispersa ses nobles prisonniers dans les châteaux de ce duché et du royaume d'Angleterre. On prétend que vingt-deux chevaliers des plus distingués par leur naissance et leur valeur périrent de faim par son ordre. Des Roches et Guy de Thouars, indignés de la conduite perfide du roi, s'enfuirent de son camp et allèrent offrir leur épée à Philippe.

Quant au jeune Arthur, il fut conduit dans la tour de Falaise, sur un rocher isolé battu par les flots, dont le gouverneur, Guillaume de Brause, était un vieux chevalier plein de bravoure et de loyauté. Jean alla voir son captif et employa d'abord les moyens de la persuasion pour l'amener à se désister de ses droits sur l'Angleterre, la Bretagne et ses autres provinces du continent. Un jour qu'ils avaient mangé ensemble, le roi combla son neveu de caresses et le pressa vivement de renoncer à ses couronnes et à l'amitié du roi de France, ennemi des Plantagenets. Aigri par son infortune, Arthur ne lui répondit qu'avec mépris. « Beau neveu, lui dit alors Jean, passant de la douceur aux menaces, mes tours sont fortes, et il n'y a ici nul qui résiste à ma volonté. — Jamais tours ni épées, répliqua le jeune prince, ne me rendront assez lâche pour renier le droit que je tiens après Dieu de Geoffroy, mon honoré père, votre frère aîné. L'Angleterre est mienne de son chef, ainsi que la Touraine, l'Anjou et la Guienne, et la Bretagne m'appartient de l'estoc de ma mère ; je n'y renoncerai que par la mort[2]. »

Irrité de sa résistance, Jean eut recours à l'horrible expédient de l'assassinat, et s'adressa d'abord à Guillaume de Braye, l'un des officiers de sa maison. Mais celui - ci, loin de consentir à une action aussi lâche, eut le courage de dire à son souverain qu'il était gentilhomme et non bourreau ; et, craignant tout de son maître, il se bannit lui-même de la cour. Cependant quelques-uns de ses conseillers, persuadés que les Bretons auraient sans cesse les armes à la main pour venger Arthur, poussèrent l'infamie jusqu'à lui suggérer de se débarrasser de son compétiteur, et d'enlever tout espoir à ses partisans, en le privant de sa qualité d'homme et de l'usage de la vue. Le roi, exaspéré des hostilités continuelles et des menaces de ses adversaires, et poursuivi par leurs sanglants reproches, ordonna dans un accès de colère à trois de ses serviteurs, achetés au poids de l'or, de se rendre à Falaise et de mettre à exécution ce détestable projet. Mais deux de ces hommes, ne pouvant se résoudre à un pareil crime, abandonnèrent la cour. Le troisième, séduit par l'appât d'une haute fortune, arriva bientôt au château où l'illustre enfant, les fers au pieds, était surveillé avec soin par le camérier du roi, Hubert de Burch.

Lorsque l'envoyé eut fait connaître au commandant l'ordre de son maitre, les soldats préposés à la garde du prince furent touchés de commisération et se répandirent en pleurs et en gémissements. La cruelle sentence de son oncle jeta le malheureux captif dans un profond désespoir ; ses larmes et ses lamentations auraient ému le cœur le plus féroce. Déjà le meurtrier se mettait en devoir d'exécuter son infâme mission, lorsque Arthur, passant de la douleur à la colère, se précipita violemment sur lui en criant aux soldats d'une voix lamentable : « Mes chers amis, je vous en conjure, laissez-moi, pour l'amour de Dieu, laissez-moi tirer vengeance de ce scélérat avant qu'il me prive de la lumière, car de tous les hommes c'est le dernier qu'il me sera permis de voir. » Les soldats accoururent aux cris de la victime qui combattait d'une manière désespérée, et l'arrachèrent des mains de son bourreau. Hubert de Burch, transporté d'indignation, chassa de la tour l'envoyé de Jean sans Terre, et les entretiens consolants de ses gardes calmèrent un peu les inquiétudes d'Arthur. Hubert avait sauvé son prisonnier, dans l'espoir que son souverain, dont l'honneur lui était cher, ne tarderait pas à se repentir de l'ordre qu'il avait donné.

Cette tentative avortée fit comprendre au roi d'Angleterre combien il lui serait difficile de trouver un complice de ses noirs desseins, et il résolut de ne s'en remettre qu'à lui-même du soin de sa vengeance. Par son ordre, Arthur fut transféré à Rouen, dans une grosse tour que baignaient les eaux de là Seine. Lorsque Jean vint avec quelques barons enlever le prisonnier, le vieux Guillaume lui dit : « Je ne sais ce que la fortune réserve pour l'avenir à ton neveu, dont j'ai été jusqu'à présent le gardien fidèle, d'après tes ordres ; je te le remets ici en parfaite santé, jouissant de la vie et intact de tous ses membres. Toi, fais qu'un autre me remplace dans ces soins et le garde plus heureusement, si le sort veut le permettre. Le pénible souci de mes propres affaires m'occupe bien assez. » Le brave chevalier, renonçant dès lors à un ministère de crimes et d'angoisses, se retira clans son fief de Brause, bien déterminé à se défendre si le roi venait l'attaquer. Le commandant de la tour de Rouen repoussa également, dit-on, les insinuations criminelles du monarque. Mais ce noble refus ne changea point la résolution de l'oncle à l'égard de son neveu. Il s'éloigna secrètement de tous les officiers de sa cour, et se cacha pendant trois jours au fond des vallées ombreuses de Moulineaux, sur les bords de la Seine, au-dessous de Rouen. Enfin, clans la nuit du jeudi saint (3 avril 1203), Jean quitte sa retraite après avoir étouffé dans le vin les faibles restes des sentiments de la nature qui murmurait encore contre son barbare dessein, monte dans une petite barque avec Pierre de Maulac, son écuyer, et traverse le fleuve en se dirigeant vers la rive opposée. Il se rend à Rouen, et s'arrête devant la porte par laquelle on arrive à la tour, sur le port, que la Seine inonde deux fois chaque jour, à de certaines heures, du reflux de ses ondes. Le roi, se tenant debout, ordonna que son neveu sortît du château et lui fût amené par un page ; puis, l'ayant placé à ses côtés dans sa barque, il prit le large avec son captif déjà affaibli par la souffrance et le chagrin. L'heure, le lieu, le silence, cet appareil mystérieux et sinistre, et, plus que tout cela, les regards affreux du roi, tout annonce au malheureux Arthur de funestes projets et sa cruelle destinée. La nature l'emporta ; il se jeta aux pieds de son oncle en s'écriant avec larmes : « Ô mon oncle ! prends pitié de ton jeune neveu ; épargne, mon oncle, mon bon oncle, épargne ton neveu, épargne ta race ; épargne le fils de ton frère. » Mais Jean ne se laissa fléchir ni par les pleurs ni par les supplications. Il ordonne à son écuyer de tuer le jeune duc ; et, sur son refus, il saisit par les cheveux son prisonnier, son neveu, son roi, lui plonge son épée jusqu'à la garde dans la poitrine, et, la retirant encore humide de ce sang précieux, il frappe de nouveau sa victime à la tête et lui traverse les deux tempes ; puis il s'éloigne, et quand la barque est à trois milles de la tour, il jette le cadavre dans les eaux qui coulent à ses pieds[3].

C'est ainsi que périt Arthur Ier, roi légitime d'Angleterre, duc de Bretagne et de Normandie, comte du Maine, de la Touraine, de l'Aquitaine et de l'Anjou, prince aussi beau que Constance sa mère, dont la bravoure égalait celle du héros qui lui donna le jour, l'orgueil des Bretons, la victime d'une lâche ambition.

S'il faut ajouter foi au récit de dom Morice, des pêcheurs, ayant trouvé le corps dans leurs filets, l'inhumèrent secrètement au prieuré de Notre-Dame-du-Pré, dépendant de l'abbaye du Bec.

Au bruit de l'assassinat d'Arthur, la Bretagne, qui croyait sa destinée future liée à celle de ce prince, poussa un long cri de réprobation et de vengeance contre le meurtrier. Guy de Thouars, beau-père du noble duc, veuf de la duchesse Constance, sut profiter de ce mouvement d'indignation générale, et se porter pour représentant de la famille ducale. Les prélats, les barons, les gentilshommes et les plus riches bourgeois, réunis à Vannes, lui confièrent l'administration de la Bretagne, seulement à titre de tuteur de la princesse Alix, sa fille aînée, alors âgée d'environ trois ans. La couronne appartenait à Éléonore, à cette sœur d'Arthur que Richard Cœur-de-Lion avait promise à Tancrède et à tous les princes dont il voulait obtenir la paix ; mais Éléonore, communément appelée Vierge de Bretagne, était restée dans le célibat et entre les mains du roi d'Angleterre, qui lui avait donné pour prison un monastère de Bristol. Les états envoyèrent ensuite une députation à Philippe - Auguste pour lui demander justice du meurtre abominable commis par son vassal, promettant de l'aider de tous leurs moyens contre Jean sans Terre. Le roi de France n'avait pas déposé les armes depuis la captivité d'Arthur, et, après avoir passé la Loire, il avait ravagé la Touraine et brûlé la capitale de cette province.

Trop heureux de trouver une si belle occasion de se rendre maître de ces Bretons, si fiers de leur indépendance, et de pouvoir donner à son ambition les apparences de la justice, Philippe s'empressa de convoquer les pairs et les grands du royaume, et somma le roi d'Angleterre, son vassal pour la Normandie, de comparaître devant ce tribunal, afin d'y répondre aux accusations de parricide et de félonie. Jean, qui voyait son suzerain envahir la Normandie et le Poitou, lui « envoya des ambassadeurs importants et sages ; savoir : Eustache, évêque d'Ély, et Hubert du Bourg, hommes diserts et éloquents, les chargeant de dire à Philippe qu'il viendrait sans déplaisir à sa cour pour répondre en justice et obéir entièrement sur cette affaire ; mais qu'il fallait néanmoins lui accorder un sauf-conduit.

« Et le roi Philippe répondit, mais ni d'un cœur ni d'un visage serein : « Volontiers, qu'il vienne en paix et en sûreté. » — Et l'évêque : « Et qu'il s'en retourne ainsi, seigneur. » — Et le roi : « Oui, si le jugement de ses pairs le lui permet. »

« Et comme tous les envoyés le suppliaient qu'il accordât au roi d'Angleterre de venir et de s'en retourner en sûreté, le roi de France irrité répondit avec son jurement ordinaire : « Non, de par tous les saints de France, à moins que le jugement n'y consente. »

« Et comme l'évêque, énumérant tous les périls que courait le roi Jean pour sa venue, dit : « Seigneur roi, le duc de Normandie ne peut venir sans que vienne en même temps le roi d'Angleterre, puisque le duc et le roi sont une seule et même personne ; et le baronnage d'Angleterre ne le permettrait en aucune façon ; et si le roi le voulait, il courrait, comme vous le savez, péril de prison ou de mort. »

« Le roi lui répondit : « Qu'est-ce ceci, seigneur évêque ? On sait bien que le duc de Normandie, mon homme, a acquis par violence l'Angleterre. Ainsi donc, si un vassal croît en honneur et puissance, son seigneur suzerain y perdra ses droits ? Impossible. »

« Les envoyés, voyant qu'ils ne pouvaient rien répondre de raisonnable à cela, retournèrent au roi d'Angleterre, et lui racontèrent tout ce qu'ils avaient vu et entendu.

« Mais le roi ne voulut pas se confier au hasard et au jugement des Français, qui ne l'aimaient pas ; car il craignait, surtout qu'on ne lui reprochât le honteux meurtre d'Arthur[4]. »

A l'expiration des deux mois accordés à l'accusé pour comparaître devant la cour féodale, les pairs de France prononcèrent le jugement. Jean, duc de Normandie et de Guienne, comte d'Anjou, du Maine, de Touraine et de Poitou, convaincu d'avoir assassiné le fils de son frère aîné, fut déclaré coupable de félonie et de haute trahison, et en conséquence condamné à perdre tous les fiefs qu'il tenait du roi de France, son suzerain. Cet arrêt, le premier exemple d'un pair du royaume jugé par la cour du roi, constate l'autorité du suzerain sur les grands vassaux de la couronne et les progrès de la puissance de Philippe-Auguste.

La sentence était à peine rendue que Philippe avait pris les armes afin d'en assurer l'exécution. Tandis que les Bretons se jetaient sur la Normandie, il passa la Loire et pénétra en Poitou. Sa présence excita un soulèvement universel dans cette province, dont presque toutes les places fortes lui furent ouvertes. Il se préparait à enlever l'Aquitaine à son rival, lorsqu'il apprit qu'un grand nombre de barons normands avaient levé l'étendard de la révolte contre Jean. Cette nouvelle lui fit changer son plan de campagne, et il revint aussitôt attaquer la Normandie. Les Bretons, sous la conduite de Guy de Thouars, y répandaient partout la terreur. Après avoir délivré Alençon, qu'assiégeaient les lieutenants du roi d'Angleterre, il porta la guerre aux bords de la Seine. La triple forteresse des Andelys, ouvrage formidable de Richard Cœur-de-Lion, était considérée comme le boulevard de la Normandie. Non loin du bourg d'Andelys, environné de retranchements et de hautes murailles, s'élevaient deux châteaux forts, dont l'un était assis clans une île du fleuve ; l'autre, le Château-Gaillard ou la Roche-Gaillard, ainsi nommé de son inexpugnable situation, se trouvait à trois jets de pierre du premier, sur un rocher escarpé de la rive droite de la Seine.

Le roi de France, voulant donc s'emparer du Château-Gaillard, vint dresser ses tentes le long des rives du fleuve. Déterminés à faire les plus grands efforts pour se défendre, les habitants, aidés de la garnison, coupèrent le pont qui conduisait à la rive gauche et construisirent au-dessous des remparts une triple digue, formée de pieux carrés et de chênes très-durs et se prolongeant jusque sur la rive opposée de la Seine, afin d'interdire toute navigation à nos vaisseaux. « Mais les jeunes hommes à qui l'art de la nage n'est point inconnu vont arracher cette digue, la renversent à coups de hache ; et tandis qu'ils travaillent ainsi, des pierres et des dards, lancés du haut du rocher, tombent sur eux comme la grêle ; ils ne cessent leurs travaux qu'après avoir ouvert un libre chemin, pour que la flotte puisse venir apporter des vivres et toutes les choses dont peuvent avoir besoin ceux qui marchent à la suite d'un camp. Aussitôt le roi leur ordonna d'amener de larges navires, tels que ceux que nous voyons voguer sur le cours de la Seine, et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu des eaux, en les couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de l'autre, un peu au-dessous des remparts du château. Afin que le courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta à l'aide de pieux enfoncés en terre et unis par des cordes et des crochets[5]. »

Les pieux ainsi dressés, Philippe ordonna d'établir un pont sur des poutres soigneusement travaillées, et d'élever ensuite sur quatre navires deux tours construites avec des troncs d'arbres et de fortes pièces de chêne vert, liés ensemble par du fer et des chaînes bien tendues. Ces tours, destinées à protéger le pont et à servir de moyen d'attaque contre le château, atteignirent bientôt une hauteur prodigieuse, et de leur sommet les chevaliers purent faire plonger leurs traits légers sur les murailles ennemies. En même temps les coureurs de l'armée, se répandant de tous côtés, ravageaient les champs du Vexin, et revenaient chargés de butin et d'une telle quantité de vivres, que le camp ne manquait absolument de rien.

La triple garnison ne se défendit pas avec moins de vigueur : le roi Jean avait jeté dans les Andelys les plus braves et les plus fidèles de ses hommes d'armes, sous la conduite de l'intrépide Roger de Lacy, connétable de Chester, mi des plus redoutables guerriers de cette époque. Lorsqu'il apprit que son rival attaquait Château-Gaillard, il n'eut pas le courage d'aller en personne au secours de ses vaillants soldats. Agité par toutes sortes de sollicitudes, il fit appeler Guillaume de Glocester, son maréchal, le dépositaire de ses pensées. « Guillaume, lui dit-il, prends trois cents chevaliers d'élite, mille servants d'armes, quatre mille hommes de pied parmi mes vassaux et la troupe de Lupicar. Vous irez à la faveur de la nuit jeter le désordre dans le camp du roi de France. Philippe, je le sais, a passé de ce côté-ci du fleuve, avec la plupart de ses barons, le chevalier des Barres et les hommes de Champagne. De l'autre côté sont demeurés le comte Robert de Dreux, Hugues, héritier de Neuf-Château, Simon de Montfort et la bande de Cadoc. C'est à eux que le roi a confié la défense des travaux d'art et du pont. Dans la plaine sont couchés les ribauds, les pique-chiens et tous ceux qui suivent les chams pour vendre toutes sortes de choses. Prends en outre avec toi les chefs de routiers Brandin et Martin d'Arques. Alain le Breton, qui sillonne les mers avec ses navires à éperon, te joindra, suivi des pirates qu'il emploie lorsqu'il se plaît à aller piller tout ce qu'il peut trouver dans les îles de Guernesey ou d'Ouessant. Trois mille des hommes que la Flandre m'a tout récemment envoyés t'accompagneront encore. Tu les placeras tous sur les soixante-dix bâtiments que l'on nomme coureurs, et que Richard a fait construire pour le service de la mer et du fleuve. Allez, conduits par les rames, vers la rive opposée de la Seine ; précipitez dans les eaux le pont du roi, et fournissez à mon château toutes les choses dont il manque. S'il vous était trop difficile de couper le pont, faites en sorte que Philippe ne puisse transporter des troupes de l'autre côté. Ce que je veux bien graver dans vos esprits, et vous répéter souvent, à vous, qui arriverez par le fleuve, et à vous aussi, qui vous avancerez par la plaine, c'est que chacun des deux corps attaque en un seul et même moment. Si la fortune vous regarde d'un œil favorable, je vous suivrai demain, afin de mettre un terme aux travaux de cette guerre[6]. »

Dociles aux ordres de Jean, les guerriers prennent les armes et s'empressent de sortir du camp. Main fait monter ses pirates sur la flotte, qui s'éloigne aussitôt du port ; les autres marchent sous la conduite de Guillaume de Glocester. La troupe du maréchal arriva la première, et se précipita sur le camp des Français, au milieu des ombres de la nuit. Les ribauds, les marchands et les gens du peuple sans armes, après s'être rassasiés de vin, et déjà à demi morts, succombent sous le glaive semblables à des moutons. Un grand nombre d'hommes tombent frappés ; la vie s'échappe de leurs corps avant même qu'ils aient senti le coup qui les tue, tant ils sont accablés sous le poids excessif du vin et du sommeil. Cependant un bruit terrible s'élève dans les tentes des chevaliers. Tandis que la multitude à laquelle le pont ne pouvait suffire à donner un passage fuit, se précipitant vers le fleuve, Guillaume des Barres, la terreur des Anglais, fait briller son glaive et s'efforce d'arrêter ceux que la crainte pousse hors du camp. Autour de lui se pressent Renaud, comte de Boulogne, Gauthier, Gui, Matthieu et tous ceux à qui l'honneur est cher. « Où fuyez -vous ? s'écrie-t-il ; pourquoi donc tournez-vous le dos ? C'est votre fuite qui rend vos ennemis vainqueurs et qui donne de l'audace aux lâches. » A ces mots il ramène au combat les hommes effrayés et leur inspire un nouveau courage. Ils rassemblent en toute hâte des flambeaux sur la rive droite du fleuve et dans les lieux les plus éloignés. Bientôt la nuit disparaît complétement, et les ombres se dissipent. Lorsqu'il leur est permis de reconnaître les visages de leurs ennemis, les chevaliers de France, réunis sous les bannières de Guillaume des Barres, repoussent vigoureusement les efforts des Anglais, répandent la mort dans leurs rangs, et font un grand nombre de prisonniers.

Déjà la troupe du maréchal était en pleine déroute et l'armée française se reposait, lorsqu'aux premières lueurs du jour le cri d'alarme fut de nouveau poussé par les arbalétriers : « Guerriers, prenez les armes, dispersez-vous sur les bords du fleuve ; mais surtout défendez le pont. » C'était la flotte d'Alain le Breton, qui, d'abord retardée parles sinuosités infinies du fleuve, s'avançait brusquement, sillonnant les flots de la Seine de ses proues aiguës. Animés par les cris des sentinelles, les combattants se rassemblent et s'élancent au sommet des tours. Les arbalétriers tendent l'arc, les hommes d'armes se pourvoient de blocs de pierre, de grosses pièces de fer, de globes de feu, de troncs d'arbres et de tisons ardents. Sur le pont se placent les plus braves chevaliers, des Barres, Simon de Montfort, Guy, les frères Mauvoisin, le seigneur de Morens et beaucoup d'autres dont le cœur ne connaît point la crainte. Déjà la flotte s'approchait du pont, et les hommes qui la dirigeaient, le fer en main, semblaient se disposer à couper les pieux et les bateaux supportant les poutres. Mais les efforts redoublent, et du haut des tours tombent sur les ennemis une grêle de traits et de pierres, des masses de fer, de la poix bouillante. Enfin une énorme poutre de chêne, d'un poids immense, précipitée du pont sur les assaillants, écrase deux de leurs vaisseaux et les hommes occupés à renverser les pieux et les pièces de charpente. Les corsaires se virent alors contraints de renoncer à leur projet et de virer de bord, après avoir perdu un assez grand nombre de leurs compagnons.

Cependant Galbert, hardi marin, né à Mantes, Louis Galiot, Thomas et Jean le Noir, tous quatre au service de France, ayant rencontré par hasard deux bateaux excellents coureurs, les montèrent aussitôt avec des guerriers exercés aux combats sur l'eau, poursuivirent les fuyards, leur jetèrent des traits, du bitume, et parvinrent à leur enlever deux barques remplies de matelots, de combattants, d'effets et de vivres. Ce Galbert était tellement habile dans l'art de nager, qu'il pouvait parcourir sous l'eau une distance de mille pas. Cet homme entreprit de mettre le feu aux palissades qui protégeaient Château-Gaillard. Ayant rempli des urnes avec des charbons ardents, il les ferma et les frotta de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps une corde qui tenait aussi à ces vases, et plongeant clans le fleuve, sans être vu de personne, il va secrètement aborder aux palissades, construites en bois de chêne. L'adroit nageur y met le feu ; la flamme s'attache aux pièces de bois qui forment les retranchements, et aux remparts qui enveloppent l'intérieur du château, et s'élève dans les airs en tourbillons tout chargés d'étincelles. Alimentée par un fort vent de l'est, elle seconde merveilleusement les artifices de Galbert, dépouille les murailles de tout ce qui servait à les défendre, et consume les palissades, les retranchements, les maisons, les tours à trois étages et les claies en bois doublées de cuir, qui concouraient aussi à la plus grande sûreté des remparts.

A l'aspect des flammes le camp des Français retentit de cris de joie, et les assiégés furent saisis de consternation ; car ils ne pouvaient se prêter à eux-mêmes aucun secours et ne voyaient de sûreté nulle part. Une petite troupe se sauva sur des navires ; mais la plupart de ceux qui les montaient, cherchant ainsi à éviter le feu, trouvèrent la mort dans les eaux. Les uns se cachèrent dans les grottes, d'autres cherchèrent un asile sous des voûtes ou dans quelque autre lieu, jusqu'à ce que la violence de l'incendie se fût apaisée. Mais les Français, dont l'ardeur ne s'était point ralentie, arrivaient sur leurs bateaux et faisaient prisonniers tous les hommes cachés en divers endroits. Enfin le roi se rendit maitre du château de l’ile d'Andelys, que les Normands évacuèrent. Il ordonna de reconstruire tout ce qui avait été détruit par la force des armes ou par le feu, de rétablir les ponts que l'ennemi avait rompus, et de remplir le fort d'armes et de guerriers d'élite.

Néanmoins le bourg et le Château-Gaillard continuèrent leur opiniâtre résistance. Comme beaucoup d'habitants du Vexin et de plusieurs points de la Normandie étaient venus chercher dans le bourg d'Andelys un refuge contre les ravages des Français, Philippe résolut de s'en emparer autrement que par la force. Il fit creuser un double fossé sur les pentes des collines et à travers les vallons, de sorte que l'enceinte de 'son camp fut enveloppée d'une barrière infranchissable. Ces fossés, conduits, à l'aide de plus grands travaux, depuis le fleuve jusqu'au sommet de la montagne, étaient assez éloignés des murailles pour qu'une flèche lancée vigoureusement ne pût y atteindre qu'avec peine. Entre ces deux fossés s'élevèrent bientôt quinze tours en bois, construites avec un art merveilleux, toutes de la même dimension et placées à égale distance l'une de l'autre. Lorsque ces tours eurent été remplies de serviteurs et de nombreux chevaliers, les troupes occupèrent les espaces vides, et des sentinelles disposées sur toute la circonférence, en alternant d'une station à l'autre, exercèrent une surveillance continuelle. Ceux qui se trouvaient ainsi en dehors se fabriquèrent, selon l'usage des camps, des cabanes avec des branches d'arbres et de la paille sèche, afin de se mettre à l'abri de la pluie, des frimas et du froid. On pouvait cependant arriver aux murailles par un sentier tracé obliquement et qui formait diverses sinuosités. Le roi voulut qu'une double garde veillât aussi nuit et jour à la défense de ce point, afin que nul ne pût pénétrer du dehors dans le camp, et que personne ne pût faire ouvrir les portes du château et en sortir sans être aussitôt, ou frappé de mort, ou fait prisonnier. Philippe, entourant ainsi l'ennemi d'une ceinture de fer, fournissait aux soldats un sujet de lazzi, de plaisanteries et de chants joyeux ; car ils se divertissaient de voir tous ces milliers d'hommes enfermés sous une seule enveloppe et ce lieu qui promettait une abondante récolte.

Déjà les vivres diminuaient, et les assiégés étaient menacés par la famine. Le brave et prudent Roger de Lacy forma le projet de se débarrasser de tant de bouches inutiles et chassa du château, dans un intervalle de quelques jours, deux bandes de cinq cents personnes chacune : les chevaliers français, émus de pitié, ne s'opposèrent point à leur passage, car elles étaient composées de mendiants, de gens misérables et incapables de porter les armes. Le roi, l'ayant appris, craignit que la garnison n'eût par ce moyen assez de vires pour défendre encore longtemps la Roche-Gaillard, et il ordonna de repousser à coups d'arbalètes et de flèches tous ceux qui sortiraient désormais des murailles. Le comte Roger rassembla néanmoins tout ce qu'il y avait encore, dans le bourg et le château, de gens inhabiles aux armes, au nombre d'environ douze cents, et, sans s'inquiéter de leur destinée, il leur permit d'aller où ils voudraient. Dès que les hommes d'armes et les archers de Philippe virent sortir de l'enceinte fortifiée, et se diriger vers le fond de la vallée, ces hommes portant des visages pâles et défaits, et tout couverts de haillons, ils les attaquèrent de loin et les forcèrent de s'arrêter. Les malheureux voulurent enfin rentrer aux Andelys ; mais l'impitoyable gouverneur en avait fait aussitôt fermer les portes, et il leur cria du haut des remparts : « Je ne vous connais pas ; allez chercher d'autres demeures. » En mème temps ceux qui gardaient les murailles lançaient sur leurs anciens compagnons des pierres et des traits.

Frappés de consternation, les proscrits se précipitent alors dans la plaine, dans les vallons éloignés où les flèches ne pourront les atteindre. Ils errèrent ainsi plusieurs semaines entre le camp et les remparts, vivant d'abord de l'eau du fleuve et des herbes de la terre ; puis ils en vinrent à se nourrir de la chair et de la peau des chiens expulsés avec eux, et enfin des cadavres de leurs compagnons expirés. Un enfant naissant ne put échapper à leur voracité ! Plus de la moitié avaient succombé à l'horrible fléau de la faim, lorsqu'un joui : Philippe passant à cheval sur le pont de l'Île d'Andelys, entouré d'un nombreux cortége, les survivants, qui se traînaient le long du fleuve, reconnurent le roi, et poussèrent vers lui des clameurs lamentables : « Sois-nous propice, s'écrièrent-ils tout d'une voix, prends pitié des malheureux ; roi très-bon, si tu n'as compassion de nous, nous périssons d'une mort injuste. Ici l'odieuse faim se repaît depuis longtemps de nos membres ; plus cruel qu'un ennemi, notre concitoyen nous a livrés à cet affreux supplice. » A l'aspect d'une aussi affreuse misère, Philippe, saisi d'horreur, commanda à ceux qui le suivaient de laisser sortir ces infortunés et de leur fournir des vivres. Parmi eux un certain homme s'obstinait à emporter encore la cuisse d'un chien, et comme ou lui disait de la jeter, il répondit : « Je ne renoncerai à cette cuisse, qui m'a fait vivre longtemps, que lorsque je serai rassasié de pain. » Alors un autre la lui enleva et lui donna du pain ; il le porta tout de suite à sa bouche, mais à peine pouvait-il mâcher. Cependant, et quoique les morceaux fussent mal broyés entre ses dents, il les avalait avec une extrême voracité. Le roi leur permit de se réfugier dans les villes voisines.

L'hiver sévissait, et la persévérance du comte loger ne se lassait pas. Les barons français dont le service féodal expirait voulaient rentrer dans leurs manoirs ; mais le roi était résolu de s'emparer de Château-Gaillard à tout prix. Il n'épargna donc aucun sacrifice pour retenir ses vassaux sous sa bannière. Aux uns il distribua de nouveaux fiefs et des privilèges ; aux autres il prodigua l'argent de son trésor, et tous consentirent à rester. Dès les premiers jours du printemps, les travaux du siège furent poursuivis avec une nouvelle vigueur. Philippe, ayant rassemblé ses cohortes armées, établit son camp sur le sommet de la montagne, et le prolongea des deux côtés jusqu'à la rive du fleuve, à travers les pentes escarpées de la colline, afin de tenter un moyen quelconque d'arriver au pied des murailles et de s'emparer le plus promptement possible de la citadelle. De nombreux pierriers, des mangonneaux et de nouvelles tours, nommées aussi beffrois, s'élevèrent comme par enchantement. Les archers, sous la conduite de Périgas Blondel, placés derrière des fascines, faisaient pleuvoir sur les assiégés des traits qui semaient partout la mort. Ceux-ci repoussaient avec une égale ardeur les attaques de l'ennemi ; leurs arbalètes, leurs frondes et leurs arcs ne demeuraient pas non plus en repos : nul homme dans l'enceinte du château n'était oisif. De son côté, le roi de France, couvert de son casque, se montrait sans cesse au milieu des combattants ; il les encourageait sans cesse du geste, de la voix et de l'exemple. On le voyait tantôt se porter aux premiers rangs, tantôt s'avancer jusque sur les fossés et opposer son bouclier aux flèches et aux traits qui sifflaient autour de sa tête.

Tous les efforts échouaient néanmoins contre un château dont le sommet semblait échapper à la vue des hommes. Nulle échelle ne pouvait encore l'atteindre. Des varlets remplis d'audace taillèrent le roc avec leurs poignards ou leurs épées, et parvinrent à faire des trous suffisants pour placer les pieds et les mains. Ils se glissèrent ainsi le long des aspérités du rocher, et arrivèrent au point où commençaient les fondations de la tour. Là ils tendent la main à ceux de leurs compagnons qui se traînent sur leurs traces, et ils les appellent à participer à leur entreprise. Alors, se couvrant de leurs boucliers, ils commencent à miner les flancs de cette tour. Lorsque le travail est fini, ils mettent le feu aux arbres dont ils ont rempli les creux et se retirent en lieu de sûreté. Cette immense Ilion s'écroule avec un horrible fracas, et de ses ruines s'élève dans les airs un tourbillon de flammes, de fumée et de poussière. Animés par les cris des combattants et le bruit des trompettes, les Français se précipitent au milieu de ce vaste incendie, inondent les retranchements et les murailles de leurs nombreux bataillons. Avant tous les autres, Cadoc planta son étendard sur les débris, aux applaudissements répétés des chevaliers du camp.

Beaucoup d'obstacles restaient encore à surmonter ; car il devenait difficile de pénétrer dans la seconde enceinte, où l'ennemi épouvanté avait cherché un asile. Les servants d'armes Bogis, Eustache, Manassé, Aurieus, Grenier et toute la troupe fidèle se mettent à rôder autour de la muraille, cherchant partout si le hasard ne leur fera pas découvrir quelque endroit praticable pour s'élancer dans les retranchements. Sur le sommet de la colline et le côté droit du château, était une maison que le roi Jean avait fait construire l'année précédente ; sa partie supérieure servait de chapelle, et il y avait à la moitié de sa hauteur une fenêtre qui prenait jour sur le dehors. Bogis, suivi de ses compagnons, se glisse le long des fossés, grimpe au sommet de la colline et arrive secrètement au pied des remparts ; alors il s'élève sur les épaules de deux servants d'armes avec une légèreté admirable, et s'élance de tout son corps vers la fenêtre ouverte devant lui. Une fois parvenu dans la maison, il tend une corde à ses suivants, et lorsqu'ils sont tous réunis, ils font sauter les portes à l'aide du feu. Mais le bruit a frappé les oreilles des assiégés ; ils se dirigent vers le point d'où il part et mettent eux-mêmes le feu à l'intérieur du bâtiment, afin d'empêcher ceux qui l'occupent de pénétrer jusqu'à eux. Aucun obstacle ne peut cependant ralentir l'ardeur de Bogis et de ses compagnons. A peine les portes sont-elles abattues qu'ils se précipitent, l'épée nue, à travers les flammes et s'attachent à la poursuite de l'ennemi. Le comte Roger et sa troupe, alors réduite à cent quatre-vingts chevaliers, ont perdu tout espoir de défendre cette partie du château ; ils fuient devant l'incendie et les armes des intrépides assaillants, et se retirent dans le donjon, que sa position sur la roche entourée de murailles, rend d'un accès plus difficile. Bogis et les siens coupent aussitôt les cordes qui retiennent le pont-levis, et l'abattent en le faisant rouler sur son axe, afin d'ouvrir un chemin aux Français restés en dehors. Ceux-ci s'avancent en hâte et se préparent à l'attaque de la formidable citadelle[7].

Tandis que les assiégés redoublent d'efforts pour la défense, les machines, glissées sur un pont taillé dans le roc vif et qui conduit au bas de l'énorme tour, se dressent menaçantes, et les routiers à la solde du roi s'occupent à pratiquer une mine sous les fondations. Battue à grand renfort de mangonneaux, de catapultes et de béliers, la muraille ne peut résister aux énormes blocs de pierre et aux coups redoublés ; bientôt elle s'ébranle, une partie s'écroule avec fracas et ouvre une large brèche. À cette vue, les Français volent à travers les décombres, que défendent héroïquement les hommes du comte Roger. Aucun d'eux ne veut se rendre ; couverts de blessures et accablés par le nombre, ils s'ensevelissent sous les ruines, ou sont pris de vive force en résistant jusqu'à la dernière extrémité (6 mars 1204). Les Français ne firent que cent quatre-vingts prisonniers, parmi lesquels trente-six chevaliers. Pleins d'admiration pour le courage des vaincus, ils les traitèrent avec honneur et générosité, surtout Roger de Lacy, auquel le roi accorda plus tard la liberté sans rançon.

Le siège des Andelys et de la Roche-Gaillard avait arrêté Philippe-Auguste six mois entiers ; mais pendant ce temps des détachements français avaient parcouru la Normandie dans tous les sens, et s'étaient emparés d'un grand nombre de villes et de châteaux. A l'aspect de ses villages incendiés, au fracas de ses forteresses croulantes, le meurtrier d'Arthur s'efforçait d'étouffer la voix de sa conscience et se plongeait dans l'ivresse des plaisirs et des festins avec la reine isabelle d'Angoulême. Entouré de courtisans, au milieu de sa voluptueuse retraite de Rouen, il voulait ignorer la prise de ses villes, les malheurs de ses peuples, sa propre honte. Lorsque des messagers venaient lui annoncer quelque nouvelle perte, et lui dire que les Français traînaient ses châtelains liés à la queue de leurs chevaux, et que les Bretons, ayant à leur tête Guy de Thouars, poussaient leurs dévastations jusqu'aux faubourgs de Caen : « Laissez-les faire, leur répondait-il avec un visage aussi gai que s'il n'eût subi aucun dommage, je reprendrai en un seul jour tout ce qu'ils m'auront enlevé. » L'indolence et l'inhabileté du monarque inspiraient à chacun l'idée qu'il était fasciné par maléfices et sortilèges. Quand les comtes et les barons d'Angleterre virent qu'il avait passé de la lâcheté au crime, et du crime à l'abrutissement, ils quittèrent ses bannières et se retirèrent dans leurs domaines. Jean sommeilla encore quelque temps au sein des plaisirs. Mais les nouveaux succès de son ennemi l'arrachèrent à sa léthargie, et lorsqu'il vit approcher le danger, il se jeta sur un navire, alla débarquer à Portsmouth et se mit en sûreté derrière l'Océan, laissant à des routiers mercenaires le soin de défendre sa terre de Normandie.

Furieux de la défection de ses barons, le roi d'Angleterre en punit un grand nombre par de grosses amendes ou la confiscation de leurs propriétés. Il se plaignit ensuite de la perfidie de ses adversaires, et réclama l'intervention du pape afin d'obliger Philippe, par les censures ecclésiastiques, à tenir ses serments. Pendant la campagne précédente, Innocent III avait envoyé des légats sommer les deux rivaux de suspendre les hostilités et de soumettre leur différend à son tribunal.

Mais rien n'arrêta le roi de France, pressé de poursuivre l'exécution de ses desseins. Après la prise de Château-Gaillard, il accorda quelques semaines de repos à ses guerriers ; puis il rentra en Normandie par le Maine, suivi de ses fidèles vassaux, auxquels s'étaient réunis les chevaliers insurgés de l'Anjou, du Maine et de la Touraine La place de Falaise, entourée de toutes parts de rochers escarpés, de tours et de remparts, ne résista que sept jours. Les bourgeois de la commune et Lu-picard, chef des routiers, livrèrent à Philippe ce boulevard de la basse Normandie, à condition qu'il leur conserverait leurs biens et leur liberté. Il marcha ensuite sur Caen, « ville puissante, opulente, embellie par des rivières, des prés et des champs fertiles, et qui se reconnaît à peine inférieure à Paris. » Elle envoya sa soumission avant d'être attaquée, et s'assura par une telle conduite l'affection du roi. Bayeux imita cet exemple, avec Domfront, Laigle, Séez, Coutances et Lisieux.

Pendant que la plupart des bonnes villes et des forteresses du pays tombaient ainsi au pouvoir des Français, Guy de Thouars pénétrait dans l'Avranchin avec quatre cents chevaliers et une Multitude d'hommes de pied, afin de seconder les opérations de son suzerain. Le fidèle vassal se dirigea sur le mont Saint-Michel, qu'il enleva d'assaut, et, livra aux flammes la bourgade, le château et le monastère. De là il alla s'emparer d'Avranches ; puis, dévastant et brûlant tout sur son passage, il fit, à Caen sa jonction avec l'armée du roi Philippe. Celui-ci, envoyant les Bretons et, le comte de Boulogne contre Pontorson et Mortain, continua sa marche victorieuse et arriva sous les remparts de Rouen, très-riche cité, située sur un beau fleuve, fière de sa double muraille, de son triple fossé, de ses nombreux habitants, et qui, dans son cœur superbe, portait une haine éternelle au roi de France.

Tout le duché était conquis, à l'exception de Rouen, d'Arques et de Verneuil, qui résolurent de s'opposer aux envahisseurs et formèrent une ligue pour le maintien de leur indépendance. La cité de Roll, asile de la nationalité normande, était attachée au fils de Henri II. Aussi ferma-t-elle ses portes aux Français, qui l'assiégèrent. Leurs batteries furent dressées avec une diligence étonnante, et les attaques se succédèrent rapidement. De leur côté, les bourgeois de Rouen, renforcés par un grand nombre de chevaliers et d'hommes d'armes, firent de fréquentes et de vigoureuses sorties. Ils se défendaient opiniâtrement depuis quatre semaines, quand les vivres leur manquèrent tout à fait. Alors, prenant un plus sage conseil, ils offrirent de capituler, et, obtinrent de Philippe une trêve de trente jours, à l'expiration de laquelle, s'ils n'étaient pas secourus, ils devaient se livrer eux et leur ville au roi de France, sous condition qu'ils seraient maintenus dans leurs anciens privilèges, coutumes et libertés (juin 1204). Les places d'Arques et de Verneuil suivirent le même exemple. Dans l'intervalle, les Rouennais envoyèrent quelques-uns des leurs en Angleterre auprès du roi Jean pour lui apprendre à quelle fâcheuse extrémité ils étaient réduits et implorer des secours. Les députés trouvèrent le roi occupé à jouer aux échecs ; il ne se donna pas la peine de leur répondre une parole jusqu'à ce que sa partie fût achevée, et alors il se contenta de leur dire : « Je n'ai aucun moyen de vous secourir dans le délai convenu ; ainsi faites du mieux que vous pourrez. »

Indignée de l'indolence incorrigible de son suzerain, la ville de Rouen ouvrit ses portes au jour fixé, et le gonfanon bleu fleurdelisé des Capétiens remplaça sur ses hautes tours la bannière rouge aux trois lions. Arques et Verneuil se rendirent aussi, et la conquête de tout le pays fut accomplie. Philippe respecta les personnes, les biens, les lois et les coutumes des bourgeois de Rouen, et leur accorda le libre commerce dans toutes les terres de France ; mais il les obligea d'abattre à leurs propres frais les fortifications de leur cité, de raser de fond en comble leur antique citadelle et de bâtir une nouvelle tour dans un lieu désigné par le vainqueur. C'est ainsi que finit l'indépendance de la Normandie, qui devint partie intégrante de la couronne de France. Elle en avait été séparée durant deux cent quatre-vingt-douze ans, depuis la cession par Charles le Simple à Roll le Norvégien. La Bretagne lui avait porté les premiers coups, et cependant elle ne retira aucun fruit des victoires qu'elle avait remportées pour le roi Philippe ; elle suivit, en effet, les destinées de la nation conquise et releva immédiatement du royaume de France. La Normandie, ne pouvant oublier ses anciens seigneurs, porta longtemps avec indignation le joug de Philippe, quoiqu'il fût léger, dit le poète armoricain. Mais l'habile politique du monarque sut apaiser les mécontentements ; les liens se rompirent insensiblement entre la Grande-Bretagne et la Neustrie, et moins d'un siècle après la conquête cette province épousa avec ardeur la cause de rois de France contre l'Angleterre, dont elle fut la plus redoutable ennemie.

Peu satisfait de ce succès inouï, Philippe envoya Cadoc à la tête de ses impitoyables routiers et Guillaume des Roches s'emparer d'Angers et soumettre le Poitou ; il appela ensuite ses chevaliers aux armes et se hâta d'entrer en Aquitaine. Attaquée vigoureusement, la ville d'Angers fut prise et, obligée de reconnaître la domination du roi. Philippe lui donna pour gouverneur ce même Guillaume des Roches, que ses exploits et sa fidélité désignaient à la munificence de son souverain. Quelques seigneurs poitevins dévoués à la maison des Plantagenets, tels qu'Aimery de Lusignan, Savary de Mauléon et le sire de Portaillé, avaient envahi les terres du domaine royal sur la frontière du Poitou et dévastaient les bourgs et les campagnes. Henri Clément de Metz, le maréchal, homme petit de corps, mais d'une valeur éprouvée, marcha contre eux. Il surprit non loin des marais les ennemis fatigués et chargés de dépouilles, et les attaqua malgré l'infériorité numérique de ses forces. Aussi rapide que l'éclair, le noble comte s'élança au milieu des Poitevins, renversa de sa main le sire de Portaillé et lui fit mesurer la terre de son corps. Ses fidèles compagnons, imitant son audace et sa valeur, se jetèrent aussitôt dans la mêlée, renversèrent tous les guerriers qui s'offraient à leurs coups et les livrèrent à leurs écuyers pour être enchaînés.

A l'aspect des chevaliers 'ses amis honteusement chargés de liens, le brave Savary ne put contenir son indignation ; il rappela ceux que dispersait la crainte, et la résistance devint opiniâtre. Des deux côtés on déploya le plus grand courage ; bientôt les combattants furent si pressés, qu'ils ne purent se servir de la lance. Alors le glaive et le poignard de miséricorde, arme meurtrière, portèrent tour à tour des blessures dans tous les rangs. Incapables de soutenir longtemps la bouillante ardeur des Français, les Poitevins se reconnurent vaincus, et abandonnèrent le champ de bataille. Aimery de Lusignan et Savary lui-même se laissèrent entraîner dans la fuite. Henri le maréchal, ayant enlevé aux ennemis tout leur butin et restitué aux habitants de la campagne ce qu'ils avaient perdu, envoya au roi Philippe cinquante-deux chevaliers et cent vassaux enchaînés.

Pendant ce temps, l'heureux monarque soumettait à sa domination la cité de Poitiers et tout le territoire d'alentour, Loudun, fertile en grains, Niort, riche en vins, Montreuil et la rebelle Parthenay, et plaçait dans chacun de ces châteaux des hommes chargés de garantir en son nom la sûreté du pays[8].

L'année suivante (1205), sitôt l'hiver passé, Philippe assembla de nouveau ses escadrons bardés de fer et tin nombre prodigieux de machines de guerre, et se jeta sur la Touraine. Déjà maître de Tours, que lui avait livré à la première sommation son gouverneur Guillaume de Bataillé, et du reste de la province, il conduisit ses troupes vers les deux châteaux renommés de Loches et de Chinon, défendus par des officiers attachés aux intérêts du roi d'Angleterre. La ville de Loches, située sur l'Indre, rivière agréable à la vue et dont les eaux fécondent le pays qu'elles arrosent, renferment une population courageuse. Son château, fortifié par la nature et par la main des hommes, était abondamment pourvu de moyens de défense. Loches et le pays voisin étaient gouvernés par le farouche Gérard, serf de Supplicius d'Amboise, issu de père et de mère également serfs, dans le village assez obscur d'Athée. Ce Gérard avait autrefois dévasté les environs de Tours et d'Amboise, et le roi Jean, pour mettre fin à ses ravages, lui avait concédé cette terre ; car il n'y a pas de pire ennemi qu'un ennemi domestique, surtout lorsqu'il foule des têtes libres sous ses pieds d'esclave. Philippe assiégea la place, et resta longtemps devant ses murs. Enfin il l'emporta d'assaut après de fréquents combats, et lorsqu'elle manquait de vivres et de munitions. Son brave gouverneur, fait prisonnier, fut chargé de plus lourdes chaînes que celles qu'il portait lorsqu'il était esclave, et longtemps retenu captif dans les tours de Compiègne[9].

La défense de Chinon ne fut pas moins opiniâtre que celle de Loches. Selon les traditions fabuleuses empruntées à Geoffroy de Montmouth, Chinon devait son origine à Claius, auquel le roi barde Pendragoridas avait donné tout le territoire de la Neustrie et de l'Anjou. Remplie de richesses et entourée de fortes murailles, cette ville était encore embellie par son agréable position entre l'eau et la montagne. La citadelle, construite sur le sommet des rochers qui l'enveloppaient de toutes parts, était bornée d'un côté par les eaux du fleuve de la Vienne, et d'un autre par une vallée située au fond d'un horrible précipice. La pente de la montagne qui s'élevait en droite ligne vers les cieux, sa position naturelle, la hauteur de ses remparts et le nombre de ses défenseurs la rendaient aussi formidable que celle de Château-Gaillard. Philippe arriva devant la place avec bon nombre de machines de guerre. Le siège fut long et meurtrier ; beaucoup de chevaliers de l'armée royale trouvèrent la mort dans plusieurs - assauts infructueux. Les assiégés ne pouvaient réparer leurs pertes aussi facilement que les assaillants, et bientôt ils durent comprendre qu'il leur serait impossible de conserver une place où les vivres étaient sur le point de manquer. Ils espéraient des secours du roi d'Angleterre ; mais du sein de la mollesse et des voluptés Jean n'écouta point leurs cris de détresse, et ne fit aucune diversion en leur faveur. Malgré leur résistance digne d'un meilleur sort, Philippe, dans un assaut général, se rendit maître de la place et de ses héroïques défenseurs (juin 1205). La prise de Loches et de Chinon acheva la réduction de la Touraine, qui fut annexée sans retour à la couronne de France. « Le bruit des triomphes de Philippe, dit un écrivain moderne, troubla les derniers instants de la vieille reine Éléonore d'Aquitaine, qui expirait en ce moment au couvent de Beaulieu, poursuivie sur son lit de mort par le retentissement des désastres de sa maison[10]. »

Jean sans Terre sortit enfin de son apathie et parut se résoudre à recouvrer les possessions d'outre-mer que la force lui avait arrachées. Les circonstances étaient favorables : l'Anjou, le Maine et le Poitou regrettaient leur existence nationale, et dans ces provinces il y avait de vieux dévouements pour la famille des Plantagenets. Aimery, vicomte de Thouars, et Savary de Mauléon avaient toujours conservé des relations avec le roi d'Angleterre, et lui offraient secrètement leur appui. Les seigneurs bretons eux-mêmes ne voyaient pas sans inquiétude les progrès de la puissance de Philippe-Auguste. Guy de Thouars, mécontent de ne pas régner de son chef, mais comme tuteur de sa fille Alix, écoutait les insinuations de son frère Aimery, se montrait accessible aux propositions des Anglais, promettait de leur livrer quelques places et d'attaquer les frontières de France lorsqu'ils se présenteraient sur le continent.

Au printemps de l'année 1206, Jean assembla dans le port de Portsmouth une grande armée et de nombreux vaisseaux, à l'aide des sommes énormes d'argent qu'il avait amassées par ses exactions. Mais Philippe, avec son activité ordinaire, déconcerta les desseins de son ennemi et ceux des Bretons ses alliés. Pendant qu'il envoyait mettre à feu et à sang les terres du vicomte de Thouars, il accourt suivi de quelques troupes devant Nantes, dont les portes lui furent aussitôt ouvertes. Il fit déclarer duchesse, au mépris des droits d'Éléonore, la jeune Alix, fille de Constance et de Guy, obligea les barons de remettre leur duchesse sous sa tutelle, et réduisit le père au titre de régent. Il voulut de plus qu'on prêtât serment à lui-même, et occupa toutes les places fortes de la Bretagne.

Le roi d'Angleterre, voyant de ce côté ses espérances déjouées, ne descendit point en Bretagne ou en Normandie, comme il l'avait d'abord projeté. Il vint débarquer à la Rochelle, seule place des pays poitevins qui lui demeurât fidèle (9 juillet 1206). Aussitôt le Poitou se souleva et l'accueillit avec enthousiasme ; Savary de Mauléon, le vicomte de Thouars et une foule de seigneurs du Midi se pressèrent sous ses bannières. Partout les troubadours entonnaient le chant de guerre ; partout ils excitaient les fiers châtelains à prendre les armes et à briser les liens qui les rattachaient au roi de France. En présence de cette défection, Philippe, dont les forces étaient inférieures à celles de son rival, crut prudent de se retirer du Poitou et de laisser ses hommes d'armes dispersés dans les châteaux pourvus de tous les moyens de résistance. Alors maître de la campagne, Jean marcha vers Poitiers, où il entretenait des intelligences. Un prêtre avait promis de dérober les clefs à l'évêque et d'introduire les Anglais dans la ville. Son dessein ne réussit pas, et le monarque, arrivé sous les murs de Poitiers, n'eut pas d'autre parti à prendre que de l'assiéger. Mais sa vivacité s'accommodant peu des lenteurs d'un siège, il continua sa route et se dirigea sur Angers. Il reprit facilement la cité, origine de sa noble race, et pour la punir de s'être rendue trop volontiers à Philippe, il démolit ses hautes murailles et la livra aux flammes. De l'Anjou, le roi et son armée entrèrent en Bretagne ; ils y prirent Dol, qu'ils fortifièrent, et le promontoire de Garplic. Par les ordres de Jean, on construisit dans ce lieu une vaste tour destinée à favoriser la descente des Anglais toutes les fois qu'il pourrait être nécessaire d'envahir le pays. La prise du château de Montauban, asile de quelques partisans du roi de France, fut le terme de leurs progrès.

Informé des succès de son rival, Philippe se jeta sur l'Anjou à la tête de sa vaillante chevalerie, tandis que le maréchal de Metz et Guillaume des Roches, sénéchal d'Anjou, marchaient contre le vicomte de Thouars, les Poitevins et les Gascons. Il chercha partout l'ennemi pour lui livrer bataille ; mais Jean, dont l'esprit était déjà retombé dans ses faiblesses ordinaires, n'osa pas la risquer, et laissa dévaster sous ses yeux les domaines des seigneurs insurgés contre la France. Aussi les conquêtes qu'il venait de faire avec tant de frais furent-elles perdues en quelques jours. Après avoir forcé l'Anglais à reculer peu à peu jusqu'aux bords de la mer, Philippe, docile aux conseils de ses barons accoutumés à la victoire, se proposait d'enlever au pusillanime monarque la Guienne, la seule province qui lui restât, et d'affranchir pour jamais son royaume d'une domination étrangère. Jean ne vit pas sans frayeur l'orage s'approcher ; il demanda un armistice, et, avant qu'il fût conclus, il se rembarqua dans le port de la Rochelle, traversa la mer en fugitif, et rentra en Angleterre, déshonoré aux yeux de ses peuples.

Le roi de France, indigné de cette retraite précipitée, se disposait à poursuivre le cours de ses succès, lorsque le pape Innocent III s'interposa de nouveau entre les deux rivaux. Ses légats ayant fait valoir auprès de Philippe les graves circonstances où se trouvait la chrétienté, le vainqueur se laissa fléchir et consentit à une trêve de deux ans. Jean lui abandonnait durant ce délai la Normandie, le Maine, la Bretagne, toutes les terres qu'il possédait au midi de la Loire, et les cantons de l'Anjou et de la Touraine situés au nord de ce fleuve. Cette trêve, conclue à Thouars (octobre 1206), fut plusieurs fois renouvelée, et Philippe eut quelques années de paix pour accoutumer les peuples vaincus à sa domination. C'est ainsi que les fautes de Jean sans Terre et l'habileté de Philippe ruinèrent la puissance des Plantagenets sur le continent gaulois. Cette famille lui devint désormais étrangère et ennemie ; la grandeur et la force matérielle qui manquaient à la royauté capétienne lui furent acquises. Les conquêtes de Philippe lui donnèrent un royaume à gouverner, et jetèrent les bases sur lesquelles elle devait s'élever et se développer par la suite.

 

 

 



[1] La Philippide, chant VIe.

[2] D'Argentré, p. 271.

[3] Guillaume le Breton, Philippide, chant VIe. — Lobineau, Histoire de Bretagne, t. Ier, liv. VI. — D'Argentré, Histoire de Bretagne.

[4] Matthieu Pâris, cité par M. Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. 1V, p. 133.

[5] La Philippide, chant VIIe.

[6] La Philippide, chant VIIe.

[7] La Philippide, chant VIIe.

[8] La Philippide, chant VIIIe.

[9] La Philippide, chant VIIIe.

[10] Henri Martin, Histoire de France, t. IV.