Jean sans Terre
succède à Richard, au détriment d'Arthur de Bretagne. — Guerre entre Jean et
Philippe-Auguste. — Armistice. — Renouvellement des hostilités. — Traité de
paix. — Mariage du prince Louis avec Blanche de Castille. — Le roi Philippe
épouse Ingeburge, et la quitte. — Son mariage avec Agnès de Méranie attaqué
par la cour de Rome. — Concile de Vienne. — Interdit sur la France. —
Philippe renvoie Agnès et reprend Ingeburge. — Privilèges accordés par
Philippe-Auguste à l'université. — Quatrième croisade. — Elle est détournée
de son but. — Prise de Zara. — Isaac l'Ange replacé sur le trône de
Constantinople. — Usurpation de Mursuphle. — Second siège et prise de
Constantinople. — Partage du butin. — Baudouin élu empereur. — Partage des
provinces impériales.
L'ordre
régulier de la succession héréditaire appelait au trône d'Angleterre Arthur,
fils de Geoffroy, et duc de Bretagne du chef de sa mère Constance, alors âgé
de douze ans. Richard Cœur-de-Lion avait autrefois déclaré par un acte
authentique le jeune prince son héritier et son successeur, dans le cas où
lui-même -viendrait à mourir sans enfants. A ses prétentions légitimes Arthur
joignait des qualités qui promettaient aux peuples une administration
heureuse. En effet, il l'emportait en beauté sur les princes de son siècle ;
sa taille était régulière, quoiqu'elle ne fût pas encore formée. Il avait été
élevé avec les soins les plus assidus et s'était toujours montré docile aux nobles
inspirations. Déjà il paraissait brave, hardi et généreux ; néanmoins son
extrême jeunesse le rendait incapable de la résolution nécessaire aux grands
desseins, elle le ramenait à la timidité et à l'inconstance, assez naturelles
à son âge. En haine de sa belle-fille Constance, duchesse de Bretagne, la
vieille reine Éléonore avait travaillé dans la dernière année du règne de
Richard à resserrer les liens de l'affection entre ses deux fils et à faire
mettre en oubli les droits d'Arthur. Elle avait réussi, et après la mort du
roi, dont les dernières volontés avaient dérogé aux lois de l'hérédité, cette
princesse produisit un testament vrai ou supposé, par lequel Richard
transmettait tous ses États à Jean sans Terre. Le rival heureux du jeune due
de Bretagne était dans un âge mûr ; la nature l'avait doué de quelque esprit,
et sa participation aux affaires lui avait donné de l'expérience ; mais il
était ambitieux, indolent, cruel, licencieux et incapable d'un plan de conduite.
On avait souvent remarqué sa couardise dans les combats. Le
comte de Mortain était en Normandie lorsqu'il apprit la mort de son frère. Il
envoya aussitôt à Londres quelques-uns de ses affidés, qui persuadèrent assez
facilement aux prélats et aux barons de reconnaître pour roi un homme fait et
non un enfant incapable de gouverner. Pendant ce temps, Saumur et Chinon, où
étaient les trésors de Richard, lui furent livrés, et il en distribua une
partie à tous ses officiers. La Normandie suivit l'exemple de l'Angleterre et
se déclara aussi pour Jean ; quant aux provinces du Maine, de la Touraine et
de l'Anjou, elles désiraient un souverain qui résidât sur le continent ; et
ce motif leur fit épouser les intérêts d'Arthur. Conduit à Angers par
Guillaume des Roches, le plus fidèle de ses serviteurs, ce prince y fut
proclamé roi d'Angleterre. A cette nouvelle Jean, accompagné de sa mère et du
fameux Mercader, s'empressa de marcher contre les insurgés, assiégea le Mans,
d'où son neveu était parti quelques jours auparavant, emporta d'assaut cette
grande ville et la traita en place conquise. La plupart de ses citoyens
furent emmenés comme prisonniers, les maisons de tous les partisans du duc de
Bretagne livrées au pillage et ensuite démolies. Après avoir fait éprouver à
Angers un sort presque aussi cruel, Jean entra en Normandie. Il ne trouva
aucune opposition, et reçut à Rouen, des mains de l'archevêque Gautier, la
couronne ducale et l'épée (15 avril). C'était
un grand événement pour la France que la mort du plus grave des Plantagenets,
qui, outre le royaume d'Angleterre, possédait sur le continent de nombreuses
provinces depuis la Seine jusqu'à la Garonne. Aussi Philippe- Auguste
déclara-t-il rompu le traité qui le liait à Richard, pour embrasser la cause
d'Arthur contre un prince faible et pusillanime. Dès ce moment les ennemis du
monarque anglais trouvèrent en lui un protecteur puissant. La duchesse
Constance, mère et tutrice d'Arthur, appela au roi de France de l'usurpation
commise envers son fils, et lui confia la personne et les intérêts du jeune
duc. Toujours empressé d'entretenir la discorde entre les Plantagenets,
Philippe encouragea les prétentions de son protégé, reçut son hommage pour la
Bretagne, la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine et le Poitou ; lui
conféra, malgré son extrême jeunesse, le grade de chevalier et le conduisit à
Paris[1]. Il se jeta ensuite sur la
Normandie, prit Évreux et tous les châteaux voisins. Mais comme il n'était
pas encore prêt à pousser vigoureusement les hostilités, il consentit à une
trêve de quelques semaines. Pendant ce temps de repos, Jean retourna en
Angleterre, où il fut couronné avec les solennités d'usage à Westminster, par
l'archevêque de Cantorbéry. La cérémonie achevée, il se hâta de revenir sur
le continent. Philippe-Auguste
recommença bientôt la guerre ; il aida Guillaume des Roches, sénéchal d'Anjou
et général de la petite armée bretons e, à s'emparer de quelques châteaux sur
la frontière ; néanmoins ses alliés ne tardèrent pas à se refroidir, en
s'apercevant qu'ils s'étaient donné un maître dur et impérieux. En effet, le
roi faisait démanteler les villes et raser les forteresses qui se rendaient à
lui, et lorsque Arthur se plaignait de cette conduite au nom des peuples qui
s'étaient fiés à lui : « Est-ce que je ne suis pas libre, lui répondait-il,
de faire ce qu'il me plaît sur mes terres` ? » Guillaume des Bordes en fut
tellement irrité, qu'il tira adroitement le duc Arthur des mains de Philippe,
le conduisit dans la ville du Mans, et le réconcilia avec son oncle. Jean
parut accueillir son neveu avec une tendre affection et le combla de
caresses, mais il forma secrètement le projet de l'empoisonner. Cette
criminelle intention ne resta pas longtemps cachée à Guillaume. Le fidèle
serviteur s'enfuit de nuit avec son jeune maître, et le plaça de nouveau sous
la protection du roi de France. Ce
monarque voulait sincèrement démembrer une partie des États de Jean sans
Terre ; mais l'esprit indépendant des populations de l'Ouest lui présentait
des obstacles sérieux. Il ne rejeta point les sollicitations du cardinal
Pierre de Capoue, et ne songea plus qu'à dicter à Jean les conditions de paix
les plus avantageuses possibles. Les deux rois eurent entre Vernon et les
Andelys une conférence à laquelle assista la reine Éléonore. Là Philippe,
sacrifiant son hôte et son protégé, reconnut Jean pour l'héritier légitime de
Richard, fit renoncer Arthur à toutes prétentions sur la couronne
d'Angleterre, sur la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine, le Poitou, et
lui imposa l'obligation de prêter à son oncle le serment d'hommage pour la
Bretagne. En retour de ce bon office, il obtint la paix, la ville d'Évreux et
tous les châteaux conquis au nom d'Arthur. Il fut convenu que le roi
d'Angleterre paierait une somme de vingt mille marcs comme relief de sa
succession ; que le comte d'Artois, Louis, fils aîné de Philippe, épouserait
Blanche de Castille, fille d'Alphonse, roi de Castille, et nièce de Jean ;
que celui - ci donnerait pour dot à cette princesse les fiefs d'Issoudun et
de Graçay en Berri. Selon quelques historiens, le traité renfermait un
article secret par lequel toutes les provinces que le roi d'Angleterre
possédait sur le continent, c'est-à-dire l'héritage des ducs de Normandie et
de la maison d'Anjou, devaient revenir au roi de France, si Jean décédait
sans postérité. Il s'engagea de plus à ne fournir aucune assistance à
l'empereur Othon de Brunswick, son neveu, ni aux Guelfes, à moins du
consentement exprès de Philippe-Auguste (22 mai 1200). Ce fut à la suite de ce traité
que l'évêque de Beauvais, depuis trois ans captif en Angleterre, fut mis en
liberté. Les
deux rois envoyèrent des ambassadeurs en Espagne pour ramener Blanche de
Castille, alors âgée de douze ans et destinée à Louis de France. La reine
Éléonore, mère du roi d'Angleterre et aïeule de l'infante, -voulut les
accompagner. Le roi de Castille accueillit sa belle-mère et les députés avec
les plus grands honneurs. Il accorda volontiers sa fille, lui assigna trente
mille marcs d'argent pour dot et la conduisit jusque sur les frontières de
Guienne. Matthieu de Montmorency et une brillante escorte la reçurent de la
part de son futur époux. Au passage de la princesse à Bordeaux, la présence
de Mercader, qui était venu visiter Éléonore, excita un horrible tumulte dans
la ville, et les bourgeois mirent à mort ce fameux chef de Brabançons, en
exécration au clergé et au peuple. Saisie de frayeur et accablée de fatigue,
la reine Éléonore fut obligée de s'arrêter au couvent de Fontevrault. « Elle
regardait d'ailleurs sa mission comme finie, et comprenait que le cimetière
des rois à son cloître la réclamait plutôt que les splendeurs nuptiales[2]. » L'archevêque
de Bordeaux, Élie, auquel Blanche avait été confiée, l'accompagna en
Normandie, où le mariage fut célébré entre -Vernon et les Andelys. Toutes les
fêles et les réjouissances alors en usage relevèrent l'éclat de la pompe
religieuse déployée à cette occasion. On y vit briller la plus haute noblesse
d'Espagne, d'Angleterre et de France. Les chroniqueurs de l'époque nous
disent que Blanche de Castille, la meilleure, la plus belle et la plus
accomplie des princesses, et son époux, à peine âgé de quatorze ans,
faisaient le plus bel ornement de ces fêtes. A un visage majestueux, à une
physionomie douce et heureuse, la fille d'Alphonse le Bon et le Noble
joignait de précieuses qualités. Elle parlait agréablement et avait déjà
trouvé l'art d'allier une piété et une vertu solide avec un esprit juste et
dominant. Dans les tournois qui suivirent la célébration des fiançailles, le
jeune marié se distingua par son adresse et sa valeur ; il y fut blessé légèrement
au bras d'un coup de lance. Arthur de Bretagne figura aussi dans ces joutes
brillantes et fit hommage à son oncle, dont il se reconnut le vassal, l'homme
et le justiciable. Mais il refusa constamment de se confier à l'Anglais, dont
il craignait la perfidie, et voulut rester à la cour de France, où il était
plus en sûreté qu'à Rouen. D'ailleurs Philippe le traitait avec une rare
bienveillance, et le ménageait dans le cas possible d'une nouvelle rupture
avec le roi d'Angleterre. L'ancienne amitié des deux monarques semblait alors
revivre. Ils vinrent ensemble à Paris, et Philippe reçut son frère
d'Angleterre dans son propre palais. Les habitants de cette ville fêtèrent
leur commune arrivée par maintes folles joies, tendirent de riches
tapisseries et ornèrent de guirlandes de fleurs les murailles du Louvre.
Lorsque Jean se sépara de son hôte pour retourner à Londres, il fut comblé de
présents ; le roi lui donna des étoffes d'un grand prix et des chevaux
d'Espagne de noble race[3]. Ces
dispositions pacifiques étaient commandées à Philippe-Auguste par une
discussion dangereuse et très-animée avec l'Église, discussion qui troublait
son repos et compromettait son autorité. Aussi n'avait-il apporté aux fêtes
données à l'occasion du mariage de son fils qu'un front chargé de soucis et
qu'un cœur triste et ulcéré. Jean l'aurait point obtenu d'aussi bonnes
conditions si le roi de France eût pu déployer toute sa puissance. Mais à
l'époque où il conclut la paix avec le successeur de Richard, des orages
intérieurs troublaient profondément sa cour. Après la mort de sa première
femme, Isabelle de Hainaut, il avait épousé Ingeburge, sœur de Canut VI, roi
de Danemark, dont il voulait obtenir l'alliance contre Richard (14 août 1193). Cette princesse, âgée de
dix-sept ans, était d'une beauté remarquable, d'une piété rare, et, selon le
moine de Saint-Denis, « ornée de bonnes grâces et de bonnes mœurs. » La
cérémonie de, son mariage avait été immédiatement suivie de son couronnement.
Cependant, le lendemain même de ses noces, Philippe, ayant conçu pour elle
une invincible antipathie que les contemporains attribuèrent à un maléfice,
proposa aux ambassadeurs de Danemark de reconduire Ingeburge à la cour de son
frère. Ils s'y refusèrent, hâtèrent leur départ, et dès ce moment le roi ne
songea plus qu'au divorce. Au bout
de trois mois, pour obéir aux désirs de Philippe, le cardinal de Champagne
convoqua un concile d'évêques et de barons à Compiègne. Là se trouvèrent des
témoins qui soutinrent qu'il y avait parenté entre la défunte reine Isabelle
et Ingeburge, et sous ce prétexte l'archevêque de Reims, du consentement des
prélats, déclara nul un mariage contracté avec tant de solennité. La jeune
reine assistait à cette assemblée sans comprendre ce qui se disait, car elle
n'était pas familiarisée avec la langue française. Lorsqu'un interprète lui
eut signifié la sentence de divorce, elle s'écria, tout en larmes : Male
France ! male France ! (mauvaise France !) Puis elle ajouta : Rome ! Rome ! voulant faire
entendre qu'elle en appelait au Saint-Siège. Le roi la quitta aussitôt, et
lui fit conseiller de retourner en Danemark. Elle s'y refusa constamment, et
se retira hors du domaine royal, dans l'abbaye de Cisoin, au diocèse de
Tournay. L'infortunée Ingeburge, encore plus recommandable par sa vertu que
par sa naissance, y vécut pauvre et isolée. Son occupation journalière était
de lire, de travailler de ses mains et de prier Dieu avec larmes et soupirs,
non -seulement pour elle, mais pour celui qui l'avait abandonnée, tandis que
le roi son frère portait appel à la cour pontificale de la sentence rendue
contre son légitime mariage. Touché
des plaintes du roi de Danemark, le pape Célestin III lui promit bonne et
sévère justice. L'affaire sérieusement examinée, il cassa la décision du
concile de Compiègne (13 mars 1196). Philippe entama des négociations
inutiles avec le saint-père, qui l'exhorta sans cesse à rappeler Ingeburge
sans écouter les mauvais conseils, et lui défendit expressément de convoler à
d'autres noces du vivant de la princesse danoise. Mais, en dépit des
remontrances et des menaces du chef de l'Église, il chercha d'autres
affections, et demanda tour à tour Clémence, fille d'Hermann, landgrave de
Thuringe, et Sophie, fille du grand comte palatin. Ses propositions ayant été
rejetées avec mépris, il envoya des ambassadeurs à Othon, qui gouvernait le
Tyrol, l'Istrie et une partie de la Bohème, sous le titre de duc de Méranie.
Ce prince accorda de bonne grâce au roi la main de sa sœur, la belle Agnès,
fille de Berthold IV, dont la maison, s'il faut ajouter foi aux récits des
chroniques, descendait d'Arnould, issu du sang de Charlemagne. Philippe
l'épousa solennellement au mois de juin de la même année. Il avait espéré
triompher de l'opposition de Célestin III, que son grand fige et les maladies
empêchèrent, en effet, de prendre aucune mesure décisive. Mais
les choses changèrent de face à nivellement d'Innocent III. Ce pontife
joignait à l'énergie de la jeunesse et à la pureté sans tache de son
caractère la plus haute idée de l'autorité dont il était investi. Il prit la
défense de la malheureuse Ingeburge avec la noble fermeté de la religion et
du devoir ; il s'emporta contre le double scandale causé par le roi de
France, auquel il écrivit lettres sur lettres pour l'engager à rappeler sa
véritable épouse. Voyant que Philippe ne tenait aucun compte de ses conseils
et de ses menaces, il dépêcha en France le cardinal Pierre de Capoue. Le
légat devait mettre l'interdit sur tout le domaine royal, si le monarque
restait sourd à la voix de l'Église, décidée à réprimer les excès des princes
de la chrétienté. Après avoir consumé une année en négociations inutiles,
Pierre de Capoue convoqua un concile à Dijon. Les archevêques de Lyon, de
Reims, de Besançon, de Vienne, dix-huit évêques et plusieurs abbés, entre
autres ceux de Cluny et de Saint-Denis, y assistèrent. Philippe, cité
solennellement, refusa de comparaître, et se contenta de faire appel devant
la cour de Rome par ses envoyés. Le légat jugea à propos de différer un peu
de temps, non pour obtempérer à cet appel, mais pour exécuter ailleurs sans
obstacle l'ordre du pape. En effet, quelques jours après, il réunit à Vienne
en Dauphiné un concile de prélats gallicans ; en leur présence, il déclara
nul et illicite le mariage du roi avec la princesse de Méranie, et prononça
l'interdit sur les terres soumises à son obéissance. Tous les prélats
reçurent l'ordre d'observer et de faire observer l'interdit, sous peine de
suspension (1200). Innocent III confirma la sentence du légat, mais il en
excepta les croisés ; eux seuls purent entendre la messe et recevoir la
sépulture ecclésiastique. A la
nouvelle de cette terrible sentence lancée sur le royaume de France,
non-seulement Philippe refusa d'obéir, mais encore il s'emporta avec fureur
contre la précipitation de Pierre de Capone, et jura que personne ne pourrait
le séparer d'Agnès, son épouse. Cependant l'interdit commença, et tous ceux
qui craignirent plus leur devoir et la religion que le courroux du monarque,
l'observèrent avec exactitude. Les évêques de Paris, de Senlis, de Soissons,
d'Amiens, d'Arras, et quelques autres s'y soumirent aussitôt, malgré les
menaces du roi. L'archevêque de Reims, les évêques de Laon, de Noyon, de
Beauvais, de Thérouanne, de Meaux, de Chartres, d'Orléans, d'Auxerre, et le
reste des prélats les imitèrent après quelques tergiversations. Dès ce
moment, toutes les pompes de la religion furent suspendues par toute la France
; les portes des églises fermées, les autels dépouillés de leurs ornements ;
les images du Christ, de la -Vierge et des saints couvertes de voiles
lugubres, et les reliques étendues sur les dalles. La cloche ne fit plus
entendre ses carillons, tour à tour joyeux et graves ; elle cessa d'annoncer
la fin des travaux du jour et l'heure de la prière. Plus de chants dans les
temples, où ne se pressait plus la population chrétienne ! Plus d'offices publics,
d'absolution de péché ni de participation à la table sainte ! Plus de
sacrements, à l'exception du baptême, mais dépouillé de ses pompes
majestueuses, pour les petits enfants qui entraient dans la vie, et de
l'extrême-onction pour les fidèles prêts à la quitter ! Plus de prières
autour des corps des trépassés, qui restaient exposés dans leurs cercueils, pêle-mêle
sur le sol. Partout le peuple gémit de se voir, pour ainsi dire, sans
religion et sans pasteurs. Au
milieu de ce deuil universel, Philippe, toujours épris d'Agnès de Méranie,
essaya de lutter contre la puissance du Saint-Siège. Il persécuta les évêques
qui avaient le plus contribué avec le légat à la célébration du concile. Il
les chassa de leurs siéger, confisqua tous leurs biens et dépouilla également
de ce qu'ils possédaient les clercs et les chanoines observant l'interdit.
Puis, non content d'avoir frappé le clergé, il tourna sa colère contre les
bourgeois et les barons, qu'il accabla d'exactions tyranniques ; il fit
ramener Ingeburge dans l'intérieur de la France et l'enferma au château
d'Étampes, où sa captivité fut plus dure. Enfin il voulut écraser la
résistance par des duretés et des hauteurs ; mais il fut bientôt obligé de
s'arrêter dans cette voie périlleuse. Privé de sacrements, en proie à des
terreurs religieuses, le peuple éclatait en murmures contre le roi ; les
vassaux s'éloignaient de lui comme d'un rebelle aux lois de l'Église, et la
moindre étincelle pouvait produire un embrasement. Alors Philippe reconnut en
frémissant que, par son obstination, il allait attirer les plus grands
malheurs sur le royaume, et qu'il devait conjurer l'orage. Il consentit à
renvoyer Agnès de Méranie, à restituer au clergé les biens dont il l'avait
dépouillé, et demanda un jugement. Un concile présidé par le légat Octavien,
cardinal-évêque d'Ostie, se tint à Soissons (mars 1201). Les débats firent comprendre
au roi que la sentence ne lui serait point favorable. Il résolut donc de ne
pas l'attendre, reprit aussitôt Ingeburge et partit avec elle, mandant aux
prélats qu'il la reconnaissait pour son épouse légitime et ne voulait plus se
séparer d'elle. Le légat, satisfait de la conduite du monarque, congédia les
Pères du concile. Déjà l'interdit avait été levé au bout de huit mois ; le
peuple s'était précipité avec un nouvel enthousiasme dans les églises et les
monastères, et contemplait les cérémonies religieuses qui attiraient son
respect et excitaient ses vives émotions. Forcée
de déposer sa couronne, Agnès de Méranie s'était retirée au château de
Poissy. Cette princesse, qui s'était d'ailleurs montrée douce et bonne dans
ses jours de puissance, y passa le reste de sa vie dans les larmes et la
douleur ; elle mourut deux mois après, en donnant le jour à un fils, que les
tristes circonstances dont sa naissance fut accompagnée firent nommer
Tristan. Cet enfant ne vécut pas ; mais deux autres enfants, Philippe et
Marie, que le roi avait eus d'Agnès, furent légitimés par une bulle du pape.
Philippe-Auguste pleura longtemps sa perte et ne put surmonter sa répugnance
pour Ingeburge. Il la tint enfermée dans le vieux donjon d'Étampes, et la
malheureuse reine n'eut d'autre société que celle de ses femmes. Il la
rappela cependant à sa cour en 1212, pour mettre fin aux remontrances du
souverain pontife. Le roi
de France, redevenu l'ami de l'Église, ne tarda pas à recouvrer tout son
ascendant politique. Il ne faudrait pas croire néanmoins qu'au milieu de ses
agitations et de ses chagrins il eût perdu de vue l'intérêt du royaume et
cessé de veiller au bien-être matériel et intellectuel de son peuple. Il
était encore sous le poids de l'excommunication lorsqu'il rendit en faveur
des écoles de la capitale une ordonnance devenue très-célèbre. Déjà de toutes
les contrées de l'Europe chrétienne se réunissaient à Paris de jeunes clercs
qui venaient puiser à la source même de la science. On y trouvait des
Allemands, des Anglais, des Danois et des Italiens mêlés aux étudiants
français. En dehors des écoles épiscopales et monastiques, déjà si multipliées,
avait été fondés plusieurs collèges, et la corporation de tous ces
établissements présentait alors cet imposant ensemble qui devait bientôt lui
valoir le titre d'Université. Outre les connaissances que possédait l'Occident,
le roi voulut qu'on y enseignât la médecine, le droit romain et le droit
canon. Aux
divers privilèges que cette réunion d'étudiants avait déjà reçus de Louis
VII, Philippe en ajouta de plus considérables à l'occasion d'une rixe
sanglante dont Paris fut le théâtre. Les écoliers, pour la plupart pauvres,
insolents, tumultueux et libres jusqu'à la licence, en venaient aux mains
entre eux ou avec les bourgeois. La veille de la Saint-Martin (1200), un
écolier allemand envoya un de ses serviteurs acheter du vin clans un cabaret.
Le valet fut battu, et ne manqua pas de raconter à son maitre le mauvais
traitement qu'il avait essuyé de la part du marchand de vin. L'Allemand
rassembla quelques étudiants de sa nation, et courut avec eux châtier
l'audacieux cabaretier. Animés par le désir de la vengeance, ils enfoncèrent
les portes de la maison et assommèrent le coupable. Aussitôt il s'éleva une
grande clameur, et la ville fut profondément émue. Les bourgeois, leur prévôt
en tête, assaillirent à leur tour les jeunes écoliers à coups de bâtons
ferrés, de piques et d'arbalètes. Ceux-ci se firent des armes de tout ce
qu'ils trouvaient sous leurs mains, et une lutte sanglante s'engagea aux
environs de Sainte-Geneviève et dans le bourg Saint-Marcel. Beaucoup
d'étudiants furent blessés ; il y en eut vingt-deux de tués, entre autres
Henri, archidiacre de Liège. Les
docteurs des écoles allèrent donc trouver le roi Philippe, et se plaignirent
vivement du prévôt Thomas et de ses complices. A. leur récit, le roi entra en
véhémente colère, ordonna d'arrêter le prévôt, le condamna à une prison
perpétuelle, s'il n'aimait mieux subir publiquement à Paris l'épreuve de
l'eau, et fit démolir les maisons de plusieurs bourgeois, arracher leurs
vignes et leurs arbres fruitiers. Il rendit ensuite une ordonnance importante
pour la sûreté des écoliers. Il l'ut enjoint à tout bourgeois ou autre qui
verrait à l'avenir un laïque chercher querelle à un écolier, d'en rendre sans
délai un témoignage véritable. Tout laïque témoin d'un mauvais traitement
fait à un écolier devait arrêter le malfaiteur et le livrer à la justice du
roi. L'enquête par des personnes fidèles, clercs ou laïques, était seule
admise pour la preuve du délit, et l'accusé ne pouvait réclamer le duel
judiciaire ou l'épreuve de l'eau. Les écoliers ne furent désormais
justiciables que des tribunaux ecclésiastiques, et ne purent être arrêtés par
les officiers du roi, hors le cas de flagrant délit. La justice civile ne
pouvait mettre la main pour aucun crime sur le chef des écoles de Paris de
recteur de l'université). Tandis
que Philippe- Auguste, repoussant la morale intervention de Rome, s'efforçait
de soutenir contre elle une lutte inégale, une nouvelle croisade s'organisait
en France. Saladin n'avait survécu qu'une année à la trêve conclue avec
Richard Cœur - de - Lion. Le vainqueur de l'Orient n'avait pas réglé avant sa
mort l'ordre de succession. Son frère Malek -Adel, brave, habile,
entreprenant et plein d'ambition, sema la discorde entre les nombreux enfants
de ce grand homme et divers émirs des villes de la Syrie septentrionale et de
la Mésopotamie. Devenu tout-puissant par l'affection des guerriers musulmans,
il marcha au pouvoir suprême à travers les dissensions qu'il avait suscitées,
et bientôt, vainqueur de tous ses rivaux et maître de l'Égypte, il recueillit
presque tout entier le vaste héritage de Saladin (1200). Alors il menaça d'une entière
destruction les colonies chrétiennes de la Palestine, livrées aussi à de
funestes divisions. Elles perdirent Jaffa et plusieurs autres places que leur
avait laissées l'illustre sultan, et se trouvèrent presque réduites aux
villes de Tyr et de Ptolémaïs. A la voix du pape Célestin III, une armée
d'Allemands et de Hongrois passa en Palestine (1195-1197) et arrêta un instant les
progrès de Malek-Adel ; mais de plus grands efforts étaient nécessaires.
Innocent III, digne successeur de Grégoire VII et d'Urbain II, n'oublia point
les chrétiens d'Orient, et s'efforça de réveiller dans l'Italie, l'Allemagne,
l'Angleterre et la France, l'enthousiasme des croisades. Ses légats parcoururent
ces différentes contrées, prêchèrent la paix, offrirent la rémission des
péchés à quiconque prendrait la croix, et ranimèrent les vertus chrétiennes. Parmi
les missionnaires et les orateurs qui entonnèrent la trompette sacrée, la
faveur publique distingua Foulques, curé de Neuilly-sur-Marne, dont la
réputation de sainteté s'étendait dans toute la France. Le peuple se pressait
autour de cet éloquent prédicateur, afin d'écouter ses pieuses exhortations.
Foulques déclamait avec véhémence contre les vices du siècle ; il déplorait
pathétiquement la ruine de la cité sainte, le triomphe des infidèles et la
honte des chrétiens. Mais le peuple seul s'émouvait au nom de Jérusalem, et
pour arracher la ville sainte aux infidèles il fallait de riches seigneurs et
de puissants guerriers. Le vénérable prêtre alla donc à Arcis-sur-Aube, et
prêcha la croisade au milieu d'un brillant tournoi où l'élite de la chevalerie
française s'était réunie sous les auspices du roi des troubadours, de Thibaud
1V, comte de Champagne. Frère et successeur du comte Henri, mort récemment en
Palestine avec le titre de roi de Jérusalem, Thibaud, à peine âgé de
vingt-deux ans, possédait dix-huit cents fiefs qui lui devaient l'hommage
lige, et se plaisait au milieu des fêtes chevaleresques. Les discours, les
larmes de l'énergique apôtre, la peinture des malheurs de Jérusalem, et le
récit des malheurs auxquels se trouvaient, exposés les chrétiens d'Orient,
interrompirent les amusements profanes, les joutes et les coups de lance des
nobles barons. Le puissant comte de Champagne, son cousin Louis, comte de
Chartres et de Blois, issu comme lui du sang royal, le fameux Simon, comte de
Montfort-L’amaury, les sires de Colley et de Montmorency, le vaillant
Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, historien de cette guerre,
et une foule d'autres seigneurs prirent aussitôt la croix. Leur exemple fut
suivi par les évêques de Soissons, d'Angers, d'Autun, et la plupart des
vassaux de Flandre, en tête desquels figuraient le comte Baudouin et son
frère Henri, un des plus vaillants chevaliers de la chrétienté (1199-1200). Les croisés sollicitèrent le
roi Philippe de prendre le commandement de cette lointaine expédition ; mais
Philippe résista à toutes leurs instances. Dans
une assemblée tenue à Compiègne, les seigneurs déférèrent la conduite de la
guerre sainte au comte de. Champagne, et résolurent de se rendre par mer en
Syrie, afin d'éviter le sort des armées précédentes. Mais comme les barons
français manquaient de vaisseaux et ignoraient l'art de la navigation, ils
envoyèrent à Venise six chevaliers prud'hommes et experts, parmi lesquels
était Villehardouin, pour obtenir les transports nécessaires. Le doge de
cette république alors si riche et si florissante était Henri Dandolo, qui,
presque aveugle et âgé de quatre-vingt-dix ans, conservait cependant toute la
vigueur de son courage et de son jugement, et brûlait d'ajouter encore à la
gloire et à la prospérité de sa patrie. Il reçut les six ambassadeurs dans
l'église Saint-Marc, et consentit à leur fournir un nombre suffisant de
vaisseaux pour embarquer l'armée des croisés, moyennant le prix énorme de
quatre -vingt - cinq mille marcs d'argent (4.250.000 francs), qu'ils
paieraient avant le départ, et le partage égal de toutes les conquêtes entre
les confédérés. Les conditions étaient dures ; mais les circonstances étaient
pressantes, et les députés, prodigues de leur sang et de leurs richesses,
s'empressèrent d'y souscrire. A leur retour au-delà des Alpes, ils trouvèrent
le jeune comte Thibaud malade et en fort mauvaise disposition de sa personne.
Ils lui rendirent compte de leur mission, et le prince fut si joyeux du
traité qu'il voulut monter à cheval. Il quitta son lit et se para de ses
armes. La maladie devint néanmoins plus violente, et il mourut pendant les
préparatifs de l'expédition, et après avoir fait jurer en sa présence à ses
braves et nombreux vassaux d'accomplir son vœu et le leur. Sur le refus du
duc de Bourgogne et du comte de Bar, les croisés élurent pour chef Boniface,
marquis de Montferrat, rejeton d'une race de héros, plein de bravoure dans
les combats et de sagesse dans les conseils. Vers la
fête de la Pentecôte, beaucoup de chevaliers s'embarquèrent, les uns à
Marseille, les autres dans la Pouille, et voguèrent directement vers la
Palestine. Mais les comtes de Flandre et de Blois et la plupart des barons
français déployèrent leurs bannières et se mirent en route pour Venise
(1202). Ils y furent rejoints par le marquis de Montferrat à la tête d'une
armée composée de Lombards, de Piémontais et de Savoyards. Les vaisseaux
qu'avaient promis les Vénitiens étaient nombreux, bien équipés et abondamment
pourvus de vivres. Quoique les seigneurs croisés se fussent dépouillés de
leur vaisselle d'argent et de leurs bijoux, leur généreux sacrifice ne put
compléter la somme stipulée par le traité. Le doge de l'habile et ambitieuse
république de Venise leur proposa d'acquitter le surplus de leur dette en
aidant ses compatriotes à reconquérir la ville maritime de Zara, qui s'était
donnée au roi de Hongrie. Pour dissiper leurs scrupules et leur hésitation,
le vieux Dandolo prit la croix et résolut de marcher avec eux. Malgré les
représentations réitérées des légats d'Innocent III, les croisés acceptèrent
l'offre des Vénitiens et s'embarquèrent sur une flotte de quatre cent quatre-vingts
navires. « Il faisoit merveilleusement bon voir cette flotte, quand elle fut
équippée en mer avec tant de bannières et panonceaux ondoyants au vent sur les
hunes, mats, antènes et chalets de poupe ; les écus étoient rangés tout
autour avec leurs couleurs diverses et les armes de bataille ; le son des
clairons et de la trompette étoit entremêlé, et de toutes parts faisoit
retentir la marine. Onques certes auparavant ne fut vu plus beau convoi, qui
partit du port de Venise[4]. » Zara, ancienne colonie
romaine, et bien fortifiée, comptait sur l'élévation de ses murailles et les
secours que venait de lui envoyer le roi de Hongrie. L'ardeur de l'armée
chrétienne paralysa cependant la résistance de cette ville ; elle se rendit
bientôt à discrétion, et fut pillée et démolie. La saison avancée contraignit
les croisés d'y passer l'hiver. Sur ces
entrefaites arrivèrent des ambassadeurs du jeune Alexis, fils d'Isaac l'Ange,
empereur d'Orient, que son frère avait renversé du trône, privé de la vue et
plongé dans un cachot. Alexis conjurait les pèlerins d'employer leurs armes à
lui rendre son héritage, promettant de terminer le long schisme des Grecs et
de soumettre leur Église à la suprématie de l'Église romaine. De plus, il
s'engageait à leur donner deux cent mille marcs d'argent et des vivres en
abondance, à les suivre avec une armée grecque en Égypte, où ils devaient
descendre. L'opposition de Simon de Montfort, de l'abbé de Vaux-Cernay et
d'un grand nombre de barons, fut inutile ; les adroites insinuations des
Vénitiens, gagnés, dit-on, par Malek -Adel pour détourner les forces de la
croisade, triomphèrent de toutes les résistances, et les propositions
d'Alexis furent acceptées. Dans
les premiers jours du printemps, la flotte mit à la voile par un vent
favorable et un ciel serein, relâcha quelque temps à Corfou, doubla sans
accident le dangereux cap Matée, et se trouva bientôt en vue de
Constantinople (1203).
Les deux cent mille soldats qui défendaient cette ville immense, s'élevant
sur les cimes de ses sept collines, fortifiée de hautes tours et d'énormes
murailles, ne purent tenir longtemps contre les attaques redoublées des
croisés. C'était avec une profonde terreur que les Grecs efféminés voyaient
se déployer devant la capitale de l'ancien empire de Byzance l'armée des
Occidentaux, qui ne comptait cependant que vingt mille guerriers. Ils
comparaient les chevaliers bardés de fer à des statues de bronze, et leur
vaillance au glaive de l'ange exterminateur[5]. Lorsque la plupart des tours
eurent été forcées et que la bannière de Saint-Marc eut paru sur les
remparts, l'usurpateur, quoique bravement défendu par son gendre, Théodore
Lascaris, prit la fuite ; le vieil aveugle Isaac fut tiré de prison et
rétabli sur le trône avec son fils Alexis (18 juillet). Reçus dans Constantinople
comme d'utiles alliés, les vainqueurs oublièrent bientôt dans l'abondance et
le repos les fatigues qu'ils venaient d'essuyer. La
bonne intelligence ne dura cependant pas longtemps entre Isaac, Alexis et
leurs sujets. Pour satisfaire aux exigences de leurs libérateurs, l'empereur
et son fils accablèrent le peuple d'impôts et voulurent réunir les deux
Églises. Aussi toutes leurs mesures furent-elles mal accueillies par les
Grecs, qui maudissaient d'ailleurs un souverain proclamé par les étrangers,
et qui, sans cesse réfugié dans leur camp, se plaisait à changer le diadème
contre le bonnet de laine des matelots vénitiens. L'indignation universelle
ne tarda pas à éclater ; une conspiration fut tramée dans le palais. Alexis
Ducas, surnommé Mursuphle ou le Sourcilleux, prince rempli de ruse et
d'ambition et l'organe de la haine publique, aspira au pouvoir suprême. Au
milieu du silence de la nuit, il se rendit maître d'Alexis, le fit charger de
chaînes, et prit la couronne impériale, aux grands applaudissements de
Constantinople, qui croyait trouver en lui un plus digne souverain. Isaac
mourut de désespoir en apprenant la captivité de son fils. Par ordre de
l'usurpateur, on donna un breuvage empoisonné au jeune Alexis ; mais comme la
mort était trop lente à venir, il entra lui - même dans son cachot et
l'étrangla de ses propres mains. La
nouvelle de cette révolution et de la triste fin d'un empereur dont ils
avaient relevé le trône, remplit les croisés d'indignation et leur fit
oublier les griefs d'Alexis. Décidés à tirer vengeance d'une nation perfide
et à renverser du trône l'assassin de leur allié, ils montèrent sur leurs
navires et attaquèrent Constantinople par mer, du côté qui regarde le
Bosphore. La Rome de l'Orient fut emportée d'assaut après un siège de trois
jours (12
avril 1204). Les
vainqueurs semblèrent d'abord effrayés de leur triomphe en se trouvant comme
perdus au milieu de cette vaste capitale, dont les églises et les palais
pouvaient encore soutenir de longs sièges ; mais le lâche peuple de
Constantinople mit bas les armes et implora la clémence des Latins. Mursuphle
avait pris la fuite par la porte d'Or. Le désastre fut épouvantable : malgré
les défenses des chefs et des prélats, déterminés à épargner le sang des
chrétiens, les soldats massacrèrent tous les Grecs qui se trouvèrent sur leur
passage, sans distinction d'âge ni de sexe, et un vaste incendie allumé par
les croisés continua ses ravages pendant une nuit entière. La ville de
Constantin fut pillée avec une fureur digne des hordes de Genséric ou
d'Attila. Entraînés par la licence et l'esprit de parti, les Francs, « ces
destructeurs qui mettaient la vengeance au - dessus de toutes les vertus et
s'en attribuaient les prérogatives[6], » n'épargnèrent même pas la
sainteté des églises. Ils arrachaient des calices les pierres précieuses dont
ils étaient ornés, et s'en servaient comme de coupes ordinaires. On les
voyait jouer aux dés et boire sur des tables de marbre représentant les
apôtres, et dans leurs grossières orgies fouler aux pieds les objets les plus
vénérables du culte des chrétiens. Ils amenaient des chevaux et (les mulets
au milieu des temples, pour les charger de tous les ornements d'or et
d'argent, et lorsqu'ils pliaient sous le poids de leur fardeau, les
impatients déprédateurs les perçaient à coups d'épée, et leur sang inondait
le pavé du sanctuaire. Leur avidité ne respecta pas les tombeaux des
empereurs placés dans l'église des Apôtres ; le corps de Justinien, inhumé
depuis six siècles, ne put retenir leurs mains sacrilèges. « Voilà donc,
s'écrie l'historien Nicétas, témoin et victime de la ruine de l'empire, voilà
donc ce que nous promettaient ces casques dorés, ces hommes fiers, ces
sourcils élevés, cette barbe rase, cette main toujours prête à répandre le
sang, ces narines qui ne respirent que la colère, cet œil superbe, cet aspect
cruel et cette langue si prompte à s'emporter ! » Les
statues des dieux et des héros échappées à la destruction du paganisme, ces
chefs -d'œuvre de l'art antique, dont Constantin avait embelli sa cité
naissante, et que les Grecs conservaient avec vénération, furent anéantis par
la brutalité des vainqueurs. Es détruisirent la statue en bronze de Junon,
statue colossale, l'ancien ornement de son temple de Samos, et l'incomparable
statue d'Hélène, et le berger de Phrygie, Paris, offrant à Vénus le prix de
la beauté ou la pomme de la discorde, et la figure virile d'Hercule, jadis
ranimée par la main savante de Lysippe. Ils mirent aussi en pièces le sphinx
au visage de femme ; le cheval marin et le crocodile, dépouilles ravies à
l'Égypte vaincue ; la louve qui allaita Romulus et Rémus, souvenir du vieil
empire de Rome ; et la statue équestre de Bellérophon, vainqueur de la
Chimère. Les Francs ne respectèrent pas davantage l'obélisque de forme
carrée, dont les faces représentaient en bas-reliefs une foule de scènes
capables de charmer les regards : des oiseaux saluant par leurs chants le
retour du soleil, des bergers jouant de la musette, des villageois occupés de
leurs travaux rustiques, des moutons bêlant, des agneaux bondissant sur
l'herbe ; plus loin, un paysage, une mer tranquille, une pèche et des
poissons de mille espèces ; de petits amours folâtrant et se jetant des pommes
; sur la cime de l'obélisque, en forme pyramidale, une figure de femme, qui
tournait au moindre souffle du vent. Au
milieu de ces dévastations et de ces scènes impies, les Grecs, chassés de
leurs demeures et réduits à l'état le plus déplorable, parcouraient les rues
et les remplissaient de lamentations, à l'aspect de leurs palais incendiés et
de leurs richesses entassées dans trois églises et devenues le prix de la
victoire. De leur côté, les Latins, insultant sans pitié à la misère des
vaincus, se promenaient vêtus de laticlaves, s'affublaient de leurs robes
traînantes et ornaient de mitres de lin et de colliers précieux la tête de
leurs chevaux[7]. Quand le désordre fut apaisé,
les croisés s'occupèrent du partage des étoffes de soie, des velours, des
fourrures, de l'or et de l'argent monnayés ou non monnayés, en un mot, de
tous les produits du luxe et de la prospérité commerciale de Byzance. Les barons
de France prélevèrent sur leur part une somme de cinquante mille marcs
d'argent pour satisfaire à la dette contractée avec la république de Venise. Le
butin partagé, les chefs des pèlerins songèrent à faire un empereur de
Romanie, et confièrent ce soin à six électeurs français et à six électeurs
vénitiens. Les chances se balançaient entre trois candidats : le doge
Dandolo, l'auteur de l'entreprise, dédaigneux de toute ambition personnelle,
et que ses exploits mettaient au rang des plus illustres chevaliers ;
Boniface de Montferrat, que recommandaient la maturité de l'âge, une
réputation brillante et le vœu des Grecs ; Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut,
âgé de trente-deux ans, vaillant, pieux et chaste, chef d'un peuple riche et
belliqueux, et cousin du roi de France. Ce dernier réunit les suffrages
unanimes des électeurs, à la grande satisfaction des croisés, fut proclamé
souverain et empereur d'Orient, et couronné dans l'église Sainte-Sophie avec
la pompe la plus solennelle. Le successeur de Constantin partagea ensuite les
provinces grecques en fiefs à ses compagnons, devenus ses vassaux. Le marquis
de Montferrat, celui de tous les croisés qui méritait la plus forte
récompense, eut File de Candie, la province de Thessalonique ou de Macédoine
et le titre de roi. Les Vénitiens obtinrent trois des huit quartiers de
Constantinople, les Sporades, les Cyclades, les côtes de la Propontide et du
Pont-Euxin, les contrées maritimes de la Thessalie, un grand nombre de villes
sur les bords de la mer Égée et le droit de nommer le patriarche latin. En
outre, ils achetèrent trente livres pesant d'or au nouveau roi de Macédoine
la grande île de Candie et les débris de cent villes. Le comte de Blois, créé
duc de Bithynie et de Nicée, devait régner au-delà du Bosphore. La Morée fut
inféodée au comte de Champlitte et au sire de Villehardouin, maréchal de
Champagne. On vit alors des princes d'Achaïe, des sires de Thèbes, des
seigneurs de Corinthe, d'Argos, des comtes de Lacédémone et des ducs
d'Athènes. Tous rendaient hommage à l'empereur latin de Constantinople. Dans ce
désordre universel de la conquête, les Grecs conservèrent quelques lambeaux
de leur empire. Théodore Lascaris, réfugié dans la Bithynie, se fit proclamer
empereur à Nicée. Alexis Comnène, petit-fils d'Andronic, fonda l'empire de
Trébizonde, tant célébré dans les romans de chevalerie, et qui survécut à
celui de Constantinople. Léon Sgure, maître de Napoli, domina sur l'Argolide,
pendant que Michel-Ange Comnène relevait le royaume de Thessalie. Tous ces
princes, ne respirant que l'amour de la vengeance, entamèrent bientôt contre
leurs vainqueurs une lutte qui devait renverser la race franque du trône de
Constantin, et les ramener dans Byzance au bout d'un demi-siècle. Le bruit du mémorable événement qui avait détruit avec une si merveilleuse rapidité un empire resté debout devant les hordes d'Attila et celles des Arabes, ébranla toute la chrétienté. Le pape Innocent III, aux pieds duquel les croisés mirent leurs conquêtes, en sollicitant leur absolution pour avoir contrevenu à ses ordres, leur adressa de graves reproches sur le pillage d'une ville chrétienne « où l'on n'avait épargné ni les petits, ni les grands, ni l'âge, ni le sexe, ni les vierges du Seigneur, ni les saints autels, ni les vases sacrés[8] ». Longtemps il refusa de pardonner, malgré la réduction de l'Église grecque sous sa suprématie ; enfin, considérant la conquête de Constantinople comme l'acheminement à la délivrance de la Palestine, il adora les décrets de la Providence, et approuva l'élection de Baudouin, qui prit le titre de chevalier du Saint-Siège. |