Hostilités entre
Richard et Philippe-Auguste. — Odieuse trahison du comte Jean. — Siège de
Verneuil. — Défaite de Fréteval. — Prise des chartes et du trésor de la couronne.
— Guerre en Saintonge. — Rétablissement de la paix. — Philippe attaque
l'Auvergne. — Sirventes du roi Richard et du Dauphin d'Auvergne. — Rencontre
d'Aumale. — Guerre contre le comte de Flandre. — Ravages et défaite des
Gallois. — Richard blessé â Gaillon. — L'évêque de Beauvais fait prisonnier.
— Le pape intercède pour lui. — Combat de Gisors. — Philippe rappelle les
juifs dans son royaume. — Philippe de Souabe et Othon de Brunswick prétendent
à l'Empire. — Intervention du pape Innocent III dans la querelle de Philippe
avec Richard. — Trêve de cinq ans. — Mort du roi d'Angleterre.
De
retour à Londres, le roi Richard se fit couronner pour la seconde fois avec
toutes les cérémonies de son avènement, voulut recevoir un nouveau serment
des barons et des prélats, afin de raffermir la fidélité incertaine, et ne
songea plus qu'à se venger de Philippe. Il ne pouvait cependant lutter avec
avantage contre un tel adversaire. « Richard était le type des mœurs et des
passions de son temps. En lui éclataient dans toute son énergie cette soif de
mouvement, d'action, ce besoin de déployer son individualité, de faire sa
volonté toujours, partout, au risque non-seulement du bien-être et des droits
de ses sujets, mais de sa propre sûreté, de son propre pouvoir, de sa
couronne même. Richard Cœur-de-Lion était le roi féodal par excellence,
c'est-à-dire le plus hardi, le plus inconsidéré, le plus passionné, le plus
brutal, le plus héroïque aventurier du moyen âge. Philippe était d'un sens
rassis, patient, persévérant, peu touché de l'esprit d'aventure, plus
ambitieux qu'ardent, capable de longs desseins, et assez indifférent dans
l'emploi des moyens. II ne fit point sur le roi Richard ces grandes et
définitives conquêtes qui devaient rendre à la France la meilleure partie de
la dot d'Éléonore d'Aquitaine ; mais il les prépara par une multitude de
petites acquisitions, de petites victoires, et en s'assurant de plus en plus
la supériorité sur son rival[1]. » Impatient
de combattre le roi de France, Richard tint sa cour plénière à Nottingham,
pour obtenir des secours contre son ennemi. Il y fit déclarer le comte de
Mortain, son frère, coupable de haute trahison, déchu de son apanage, et
incapable de succéder jamais à la couronne d'Angleterre. Enfin il mit à la
voile ; malgré le vent contraire et après une navigation pénible, il aborda
sur les côtes de Normandie (4 mai 1194). Philippe était à Vaudreuil, au point où l'Eure
baigne les prairies de ses eaux divines. Dans sa prévoyance il avait rempli
les châteaux d'armes et d'hommes, fait recreuser les fossés et relevé les
citadelles renversées[2]. Le comte de Mortain occupait
Évreux avec trois cents hommes d'armes français et cent cinquante archers
anglais. Il perdit tout courage aussitôt qu'il apprit l'approche du frère
qu'il avait si grièvement offensé, et résolut de racheter sa perfidie par une
trahison accompagnée de circonstances atroces. « Il invita à un festin tous
les Français qu'il put trouver à Évreux, et les chevaliers et les servants
d'armes, à l'exception d'un petit nombre que le hasard fit demeurer dans la
citadelle. Le prince, après les avoir rassemblés dans un seul château où ils
croyaient se réunir pour dîner, appela tout à coup ses Anglais du sein de
leur retraite, les lança sur ses convives désarmés et enveloppa trois cents
hommes dans un même massacre. Il ordonna ensuite d'attacher à des piques
brûlantes les têtes des victimes de sa lâche félonie, et les promena tout
autour de la ville, afin d'ajouter, s'il était possible, à la douleur du roi
par une action si monstrueuse[3]. Souillé de cet horrible
carnage, il se retira sous les tentes anglaises, implora à genoux le pardon
de son frère et trouva dans la reine mère un puissant intercesseur. Richard
accueillit le comte de Mortain ; mais il garda une juste défiance envers lui,
malgré ses grandes démonstrations de repentir et d'amitié., et ne lui donna
ni terres, ni villes, ni châteaux[4]. Le roi
Philippe assiégeait depuis trois semaines le château de Verneuil, lorsqu'il
apprit la trahison de Jean et le massacre des chevaliers français. Un
sentiment de vengeance le retenait devant cette ville, dont les habitants,
race infiniment méchante, avaient peint sur la porte même du château la
figure du roi armé d'une massue, ne cessant d'accabler de leurs insultantes
railleries cette image muette d'un homme vivant. Philippe abandonna cependant
le siège, et, tout brûlant du désir d'exterminer son ennemi, il se précipita
sur Évreux, à la tête d'un petit nombre de chevaliers, entra dans la ville
l'épée d'une main et le flambeau de l'autre. Tout y fut mis à feu et à sang ;
la fureur du roi s'étendit jusqu'aux églises, dont la plupart furent livrées
aux flammes, comme pour laisser à la postérité un monument terrible de la
vengeance des Français. Philippe retourna d'Évreux au siège de Verneuil. 11
ne trouva plus d'armée ; car la plupart des barons qu'il y avait laissés
s'étaient retirés, sous prétexte que le temps de leur service était fini. Richard
assiégeait alors la ville d'Arques ; les preux chevaliers de France ne
voulurent point qu'il demeurât tranquille, et plusieurs fois ils vinrent
essayer leur valeur contre les vassaux anglais. Dans un de ces combats, Jean
de Leicester, renommé par ses beaux faits d'armes, frappa Matthieu de Marie,
et lui transperça les deux cuisses avec sa lance ; et Matthieu, le frappant à
son tour dans la poitrine de la pointe ferrée de son épieu, le força de
Marquer sur la terre l'empreinte de son corps immense et de subir la
captivité, en se confessant vaincu[5]. Les fils de la France allèrent
ensuite piller une ville puissante en richesses, nommée Dieppe, et la
réduisirent en cendres. Comme ils revenaient chargés de précieuses
dépouilles, Richard,
s'étant posté au débouché d'une certaine forêt avec beaucoup de chevaliers et
de serviteurs armés à la légère, leur enleva dans une embuscade un grand nombre
d'hommes de l'arrière- garde. De là il se retira dans le Berri, où Philippe
le suivit ; et le théâtre des hostilités se reporta dans le Maine, la Beauce
et la Touraine. Entre
Fréteval (dans
le Vendomois) et le
château de Blois, est un lieu célèbre nommé Beaufour, perdu en quelque sorte
au milieu des bois et enfoncé dans de noires vallées. Le roi s'était arrêté
par hasard en ce réduit avec ses barons, et vers la matinée il prenait son
repas, tandis que les troupes cheminaient avec les chariots et les chevaux
chargés d'armes, de vases et de toutes les choses nécessaires pour l'usage
d'un camp. Tout à coup Richard s'élance de sa retraite, et disperse
facilement ce peuple de chevaliers désarmés ; il tue, emmène les chevaux, les
hommes, les chariots et les bagages, les corbeilles, les vases de cuisine et
de table, que l'or et l'argent rendaient éclatants et plus précieux que tous
les autres. Le ravisseur n'épargna pas davantage les petits tonneaux tout
remplis d'écus, non plus que les sacs qui renfermaient les ornements, les
registres des impôts et les papiers du fisc ; le sceau royal fut enlevé, et
Philippe éprouva en ce lieu une perte considérable. On n'était pas encore au
premier moment du repos, quand tout à coup on crie « Aux armes ! » Tous
les hommes accourent pêle-mêle. Mais déjà, chargés des dépouilles, les
ravisseurs s'étaient prudemment dispersés dans les bois et dans les vallées
lointaines, où le roi ne pouvait conduire ses hommes d'armes. Lorsqu'il
reconnut qu'il n'y avait aucun moyen de poursuivre les ennemis, il continua
sa route. Philippe ordonna de tout réparer ; toutefois on ne put rétablir
qu'avec une peine infinie les registres par lesquels on savait ce qui était
dû au trésor : quel cens, quelle taille, quel impôt chaque sujet était tenu
de payer ; quels étaient les hommes exempts de taxes et ceux qui étaient
condamnés aux corvées ; quels étaient les serfs de la glèbe et les serfs du
corps ; enfin par quelles redevances un affranchi était encore lié envers son
patron. Gautier le Jeune procéda à ce travail ; il prit pour lui cette rude
tâche, et, guidé par son esprit naturel et un jugement plein de vigueur, il
rétablit toute chose dans son état légitime[6]. Richard,
suivi des bandes d'aventuriers brabançons, conduites par Mercader, tourna
ensuite ses armes contre les rebelles Aquitains, toujours excités par
l'implacable Bertrand de Born, et qui avaient à leur tête le vicomte de
Limoges et le comte de Périgord. Philippe à son tour entra en Poitou, et
après beaucoup de combats sans résultats importants, à cause des faibles
ressources en hommes et en argent dont pouvaient disposer les deux partis,
épuisés par la croisade, les rivaux se rencontrèrent de nouveau dans la
Saintonge, près de Mirambeau. Ils n'étaient séparés l'un de l'autre que par
une petite rivière. Le roi de France était accompagné de Français, de
Bourguignons, de Champenois, de Flamands et de Berrichons ; le roi
d'Angleterre, de Normands, d'Anglais, d'Angevins, de Tourangeaux, de Manceaux
et de Saintongeois. Les troupes ennemies étaient en présence, et plusieurs
fois on s'était armé de part et d'autres pour venir
aux mains, lorsqu'un grand nombre de membres du haut clergé s'efforcèrent de rappeler
les deux monarques à des sentiments pacifiques. Néanmoins Philippe exigeait
que Richard lui fit serment de vasselage pour la
Normandie, la Guienne et le Poitou, et cédât le Berri et l'Auvergne. Richard
n'y voulut pas consentir, et les deux armées se préparèrent au combat. Déjà
les bannières étaient déployées ; déjà les trompettes sonnaient. Mais au
moment de charger, les Champenois, parmi lesquels le roi d'Angleterre avait
semé une grande quantité de livres sterling, ne mirent point le heaume sur
leur tête et restèrent immobiles. Le roi de France, qui ne s'attendait pas à
cette défection, en fut effrayé. Il réduisit quelque chose de ses exigences,
et les cieux monarques se jurèrent une trêve de dix ans, qui fut changée en
traité de paix le 15 janvier 1196. Philippe abandonna ses prétentions sur
l'Auvergne, et Richard renonça au Vexin normand. Les
rebelles Aquitains furent très-affligés de cette pacification, surtout
Bertrand de Born, « qui ne se plaisait en rien plus qu'en guerre, et surtout
en la guerre des cieux rois[7]. « Par de mordantes satires il
s'efforça de rallumer leur haine mutuelle, tandis que les barons du Poitou et
du Limousin, mécontents de n'avoir retiré aucun fruit de leur révolte,
excitaient Richard à reprendre les armes contre le roi de France. Leurs
sollicitations ne furent pas inutiles : le fougueux Plantagenet recommença
les hostilités et ravagea les provinces de Philippe. Celui-ci n'était pas
encore prêt à repousser la guerre ; il se plaignit aux évêques sous les
auspices desquels la paix avait été conclue. Richard accepta leur
intervention, et bientôt il fut convenu que les deux rivaux auraient une conférence
sur les frontières du Berri et de la Touraine. Ils s'y rendirent au jour
fixé, et, ne pouvant s'accorder sur rien, ils s'injurièrent à l'envi ;
Richard, après avoir donné un démenti à Philippe, osa l'appeler vil renégat.
Alors la guerre reprit avec une nouvelle vigueur, à la grande satisfaction
des A qui-tains et de leur troubadour, qui reprochait au roi de France
d'aimer la paix plus qu'un moine. Les hostilités ne furent cependant pas à
l'avantage de Cœur-de -Lion, qui dut consentir au renouvellement de la paix
et céder à son adversaire sa suzeraineté de l'Auvergne. Au Mie
siècle, l'Auvergne était gouvernée par des princes indigènes, aussi librement
que le comportait la civilisation de l'époque. Elle se trouvait partagée
depuis peu d'années entre deux seigneurs, dont l'un possédait Clermont et la
plus grande partie du pays avec le titre de comte ; l'autre s'appelait le
dauphin d'Auvergne, parce qu'il portait dans ses armoiries la figure de ce
poisson, et n'avait qu'une portion de la fertile Limagne. Ces deux princes et
les barons auvergnats ne reconnurent qu'à regret la suzeraineté de Philippe,
parce qu'il était trop voisin et de mauvaise seigneurie. Il avait d'abord
acheté un des plus forts châteaux du pays pour y mettre garnison, et peu
après, sous de légers prétextes, il avait enlevé au comte la ville d'Issoire,
et s'efforçait d'étendre sa domination sur toute la province, sans que
Richard cherchât les moyens de l'arrêter. Mais bientôt il jugea à propos de
rompre la trêve, appela l'Auvergne aux armes et promit assistance à son
dauphin. Trop dociles à sa voix, les énergiques populations de ce pays
levèrent l'étendard de la révolte contre les Français. Philippe accourut à la
tête de son armée, ravagea tout par le fer et la flamme, s'emparant des
villes fortes et des meilleurs châteaux. Richard prit de nouveau trêve avec
le roi de France, et, bien loin de fournir à ses nouveaux alliés des hommes,
des armes et de l'argent, comme il s'y était engagé, il les abandonna au
milieu de la lutte, et il leur fallut se soumettre. La paix
entre les deux monarques ne fut pas de longue durée, et Cœur-de-Lion excita
derechef les seigneurs et les barons d'Auvergne à la rébellion ; mais,
honteux et tristes de s'être laissé tromper une fois, ils ne répondirent
point à son appel et restèrent en paix avec Philippe. Alors Richard, pour se
venger, composa en langue provençale des couplets satiriques contre le
dauphin et contre Guy d'Auvergne, infidèles à leurs anciens serments. « Dauphin,
et vous, comte Guy, leur dit-il, répondez-moi ! Qu'est devenue cette ardeur
martiale que vous fîtes éclater dans votre ligue contre l'ennemi commun ?
Vous me donnâtes votre foi, et vous l'avez tenue comme le loup au renard, à
qui vous ressemblez par vos cheveux roux : vous avez cessé de me servir, sans
doute dans la crainte de n'être pas payés, car vous savez qu'il n'y a pas
d'argent à Chinon. Vous préférez l'alliance du roi de France à la mienne, peu
m'importe ; Richard, son gonfanon à la main, vous prouvera qu'il est bon
ennemi. Je vous ai vus autrefois aimant la magnificence ; mais, depuis,
l'envie de construire de forts châteaux vous a fait abandonner les dames et
la galanterie ; vous avez cessé de fréquenter les cours plénières et les
tournois ; gardez-vous des Français, ils sont inconstants en affaires. Va,
sirvente, en Auvergne, où je t'envoie ; dis aux deux comtes de ma part que,
s'ils veulent se tenir en paix, Dieu les bénira ; car, s'il importe peu qu'un
manant ou un écuyer tienne à sa parole, c'est un grand malheur lorsqu'un
baron manque à sa foi. » Comme
la plupart des seigneurs du Midi, le dauphin d'Auvergne tenait à honneur de
joindre à la réputation de valeur celle de troubadour. Il répondit au roi par
un vigoureux sirvente, dans lequel il faisait allusion au massacre et à la
spoliation générale des juifs, autorisés par lui en Angleterre avant le
départ pour la Palestine. « Roi, puisque VOUS chantez de moi, vous trouverez
aussi un chanteur. Vous m'inspirez tant de crainte, qu'il faudra bien faire
tout ce que vous me demandez ; mais je vous en avertis, si vous laissez
envahir vos fiefs, ne venez pas chercher les miens. Je ne suis point roi
couronné ; je n'ai pas assez d'hommes d'armes pour défendre mes domaines
contre Philippe, puissant comme il l'est. Mais vous, que les perfides Turcs
redoutaient plus qu'un lion ; vous, roi, duc de Normandie, comte d'Anjou,
comment souffrez-vous qu'on vous retienne Gisors ? Si jamais je vous ai prêté
serment, j'ai reconnu ma folie : vous m'avez donné tant de chevaux, valant
mille sous d'or, tant de bons sterlings. Mes hommes d'armes ont juré de vous
être fidèles aussi longtemps que vous seriez libéral : vous m'avez
honteusement abandonné, et vous m'accusez de n'être plus brave ! Moi je vous
déclare pourtant que je saurais tenir ferme avec les miens entre le Puy et Aubusson
; et, grâce à Dieu, je ne suis ni serf ni juif[8]. » Le roi
d'Angleterre ne put accepter le défi du prince auvergnat : il fut obligé de
courir au plus vite en Normandie pour s'opposer aux progrès de Philippe,
rentré dans cette province, où il assiégeait le château d'Aumale, construit
sur le sommet d'une colline et au milieu des rochers. Il prit d'abord
possession de Nonancourt, que lui ouvrit le gouverneur, séduit par ses
présents. Mais cet officier, détestant bientôt son action criminelle, prit
l'habit de templier et s'enfuit sur les rivages de la Syrie. De là Richard,
suivi de ses plus braves chevaliers, se dirigea contre le roi de France, dont
il voulait attaquer le camp à l'improviste et forcer les lignes. Son digne
adversaire ne l'attendit pas, leva le siège et alla lui présenter bataille.
Les deux monarques éprouvèrent donc leurs forces en rase campagne, et purent
donner à leur vengeance une libre étendue. Le combat fut long et sanglant, et
la victoire resta longtemps indécise. La valeur de Richard ne s'y démentit
pas ; son cheval fut abattu d'un coup de lance par le Breton Alain, et
lui-même fut alors exposé au plus grand danger. Enfin le destin de la France
l'emporta. L'avantage de cette rencontre demeura au roi Philippe, qui poursuivit
quelque temps les Anglais, cherchant leur salut dans la fuite. Ceux-ci
laissèrent derrière eux de précieux otages, trente chevaliers et cinquante
autres guerriers moins considérables. Parmi les vainqueurs, aucun ne fut fait
prisonnier ou frappé de mort. Philippe retourna ensuite devant Aumale, s'en
empara et la détruisit par représailles de la démolition de Vierzon (fin 1196). Au
printemps suivant, le roi de France laissa Richard pour marcher contre un
autre ennemi. Baudouin VIII, comte de Flandre et de Hainaut, ne supportait
qu'avec peine la perte de l'Artois, enlevé à sa maison par Philippe-Auguste.
Profitant de la querelle acharnée des deux rois, il leva une puissante armée
et alla mettre le siège devant Arras. Les comtes de Chartres, de Champagne,
du Perche, le comte de Boulogne et les régents du duché de Bretagne, inquiets
des succès et des projets de leur suzerain, levèrent aussi contre lui
l'étendard de la révolte. Le roi réunit toutes ses forces et entra aussitôt
en campagne. Baudouin ne jugea pas à propos de l'attendre dans ses lignes,
abandonna le siège, et, comme s'il eût été poussé par la crainte, il se
retira devant les Français, qu'il voulait attirer dans une embuscade.
Philippe le suivit sans nul soupçon de l'artifice et s'engagea imprudemment
dans un canton de la Flandre plein de marécages et entrecoupé en tous sens de
canaux et de rivières. Alors les Flamands, cessant de fuir, revinrent sur
l'ennemi et entourèrent l'armée royale, qui se trouvait dans l'impossibilité
d'avancer ou de combattre. Cette situation critique obligea le roi de faire
la paix avec le vassal qu'il voulait punir ; il put se retirer librement
après lui avoir cédé les villes dont le comte s'était emparé dans l'Artois. Pendant
ce temps, Richard avait appelé sous ses bannières un grand nombre de Bretons
à demi sauvages du pays de Galles, et une multitude de Brabançons aux ordres
du fameux routier Mercader. A ces mercenaires s'étaient réunis les chevaliers
du Poitou et de la Guienne, mécontents de Philippe, qui les avait abandonnés.
Les auxiliaires gallois de Cœur-de-Lion se répandirent dans les pays couverts
de forêts, et ravagèrent avec leur férocité naturelle les frontières de
France. Partout où ils trouvaient un libre accès, ils tourmentaient
horriblement les vieillards et les enfants. Le roi ne laissa point leurs
dévastations impunies ; il parvint à les envelopper clans la vallée des
Andelys et les tailla en pièces. « Un seul jour en vit périr jusqu'à trois
mille quatre cents[9]. » A la
nouvelle de cet événement, Richard ne put contenir sa terrible colère. Il fit
aussitôt précipiter dans la Seine, du haut d'un rocher, où depuis fut
construit le château Gaillard, trois prisonniers français, et arracher les
yeux à quinze autres ; puis il envoya ces malheureux au camp de Philippe,
sous la conduite d'un captif auquel il avait laissé un œil. Celui-ci, en
représailles de cette atrocité, ordonna d'infliger le même supplice à quinze
chevaliers anglo-normands qu'il envoya au roi des Anglais, leur donnant pour
guide la femme de l'un d'eux. Trois autres furent également précipités par
ses ordres du haut d'un rocher, afin que nul ne le pût estimer inférieur à
Richard en force et en courage, ou penser qu'il le redoutât. Quelque
temps après, le monarque anglais alla investir les murailles de Gaillon. Il
cherchait avec soin le chemin par lequel il pourrait pénétrer jusque dans la
citadelle, lorsque le châtelain, nommé Cadoc, l'ayant vu du haut d'une tour,
lui lança un trait d'arbalète ; ce trait frappa le roi au genou et s'enfonça
dans les flancs du cheval. Blessé d'un coup mortel, l'animal put à peine
transporter au milieu des siens son maître, qui proférait en même temps des
menaces de mort contre le seigneur de Gaillon. Lorsque Richard eut été guéri
à l'aide de puissants remèdes, et par le soin d'une main savante, plus fort
et plus irrité que jamais, il reprit toute sa fureur et recommença la lutte
avec plus de violence. Dans
cette nouvelle invasion, le comte de Mortain, qui voulait signaler sa
fidélité, entra sur le territoire de Beauvais, suivi des redoutables
Brabançons, tua beaucoup d'hommes et enleva un immense butin. Philippe de
Dreux, évêque de Beauvais, ne put voir sans indignation son diocèse ainsi
ravagé par le fer et la flamme, et, se livrant à ses dispositions martiales,
il marcha contre l'ennemi à la tête de quelques nobles et de la milice
communale. Vaincu et pris dans une rude mêlée par Mercader, l'intrépide prélat
fut envoyé au roi d'Angleterre. On ne pouvait offrir à Richard un présent qui
lui fût plus agréable. Il se souvenait, en effet, que cet évêque, autrefois
ambassadeur français à la cour de l'empereur Henri VI, avait sollicité avec
instance contre sa liberté. Aussi le fit-il jeter dans une obscure prison du
château de Rouen et charger de lourdes chaînes. Après de vains efforts pour
apaiser le ressentiment du monarque, l'illustre captif réclama l'intervention
du pape Célestin III afin de recouvrer sa liberté. Le saint-père lui reprocha
d'avoir changé la mitre contre le casque, le bâton pastoral contre la lance,
et d'avoir négligé les pacifiques fonctions de son état pour se mêler au
tumulte des camps. Il apprenait avec peine qu'il eût combattu en faveur d'un
prince déloyal qui, malgré son serment, avait envahi les domaines de son
frère d'armes, du champion de la croix. Célestin consentit à intercéder pour
lui, comme pour un ami, sans employer son autorité de souverain pontife. En
effet, il écrivit à Richard une lettre dans laquelle il le priait de lui
rendre son cher fils l'évêque de Beauvais. En réponse, Richard envoya au pape
la cotte de mailles du prélat toute couverte de sang, avec ces paroles de
l'Écriture sainte : « Reconnaissez-vous la robe de votre fils ? Le pape
vit bien que l'évêque avait guerroyé comme un baron, et il n'insista plus. Ce
ne fut que longtemps après, et sous le règne de Jean sans Terre, que Philippe
de Dreux recouvra sa liberté au prix d'une rançon de deux cents marcs
d'argent[10]. Au mois
de juillet, les deux rois se trouvaient encore en présence dans les plaines
de la Normandie. Richard occupait le Vexin avec quinze' cents hommes d'armes,
quarante mille combattants d'un ordre inférieur et les bandes nombreuses de
Mercader. Philippe comptait marcher sur Gisors, dont il voulait entreprendre
le siée. Informé de ce dessein, le roi d'Angleterre dressa une embuscade à
l'ennemi entre Gisors et Courcelles. Il couvrit de ses chevaliers les plaines
et les vallons qui entourent cette dernière ville, et disposa en bon ordre
ses cohortes armées dans les champs du Vexin, pour fermer la route aux
Français. Philippe, ne connaissant ni les forces ni la position de son rival,
quitta Mantes à la tête de cinq cents chevaux, se dirigea vers les murailles
de Gisors et vint tomber au milieu des troupes nombreuses de son adversaire.
Matthieu de Montmorency et Manassé de Mauvoisin s'aperçurent les premiers
qu'ils étaient environnés d'armes étincelantes et qu'il ne se présentait
aucun chemin, ni à droite, ni à gauche, pour sortir d'embarras. Retourner sur
ses pas et faire une prompte retraite était le seul moyen d'éviter le péril.
Manassé de Mauvoisin, chevalier fort dans le conseil, et plus fort encore
dans le combat, alla aussitôt prévenir le roi, qui, toujours intrépide,
continuait sa route, et, l'arrêtant par la bride de son cheval, il lui dit :
« Où cours-tu ? Veux-tu te livrer à l'ennemi ? Quel secours pourront te
prêter nos armes ? Comment une si faible troupe osera-t-elle combattre tant
de milliers d'hommes de manière à défendre sa vie seulement pendant une heure
? Tous les chemins sont coupés d'avance. Tournons bride promptement et retirons-nous en un lieu de sûreté, tandis qu'il nous est
permis de le faire, et que l'ennemi ne nous enveloppe pas encore de tous
côtés. » Philippe
vit le péril auquel il était exposé ; mais le point d'honneur chevaleresque
l'empêcha de fuir. « Loin de moi, répondit-il, que j'abandonne mon entreprise
pour quelque ennemi que ce soit, ou que je tourne le dos en présence des
Anglais ! Il faut que cette route royale me conduise à Gisors. Loin de nous
que dans notre royaume un étranger puisse nous effrayer ! Si tout chemin nous
est refusé, si les champs et les vallons nous sont fermés, que chacun s'ouvre
avec son épée un passage à travers les ennemis. Loin de nous que l'on puisse
reprocher une faute au roi des Français ! La valeur ne se montre pas an
nombre, mais au cœur des guerriers[11]. » A ces mots, il s'élance avec
impétuosité au milieu des Anglais, qui s'efforcent de l'arrêter. Ses braves
compagnons l'imitent ; ils succombent sous le nombre. Le roi parvint
cependant à se frayer un passage vers le pont de Gisors avec quelques chevaliers
et quatre-vingts servants d'armes. Au moment où il se hâte de le franchir, ce
pont de bois s'écroule sous le poids des hommes et des chevaux et entraîne
vingt chevaliers tout armés et Philippe lui -même dans la rivière d'Epte. La
plupart périrent : le roi se tira de l'eau, grâce à la vigueur de son cheval,
et gagna sans autre accident la rive opposée, avec le brave des Barres et
Milon de Puiset. Dans ce péril extrême, il fut redevable de son salut au
dévouement de ses serviteurs. Pour lui donner le temps de se dégager de la
rivière, ils revinrent généreusement sur les assaillants et renouvelèrent le
combat jusqu'à ce qu'ils fussent tous pris ou tués. Le comte Guy de Nevers,
Philippe de Nanteuil, Robert de Saint-Denis, Everard de Montigny, Gautier de
la Porte, Matthieu de Marne, le sire de Montmorency et un grand nombre
d'autres barons de l'escorte royale, restèrent entre les mains des vainqueurs
(1198). Richard, tout joyeux de ce
succès, se vanta avec complaisance, dans une lettre écrite en Angleterre,
d'avoir forcé le roi de France à boire copieusement des eaux de la rivière
d'Epte[12]. Le
combat de Gisors ne fut pas fécond en résultats pour la cause de Richard ; ce
prince conserva cependant l'avantage sur Philippe, qu'avaient abandonné la
plupart des grands vassaux. Le comte de Flandre rentra dans l'Artois, dont il
essaya d'achever la conquête, et s'empara de Saint-Orner, l'une des plus
fortes places de cette province. Le peuple n'apprit qu'avec tristesse ces
revers du roi, et les attribua sans hésiter à une mesure qu'il venait
d'adopter. Comme il avait besoin d'argent afin de poursuivre l'exécution de
ses projets, les juifs lui avaient fait offrir une somme considérable, s'il
lui plaisait de révoquer l'édit de bannissement rendu contre eux au
commencement de son règne. Philippe y avait consenti, et par une nouvelle
déclaration avait rappelé les juifs dans son royaume. Pour sauver sa religion
et mettre à couvert sa conduite, il leur avait imposé des conditions qui
semblaient remédier aux désordres dont on accusait cette nation touchant
l'usure. La rentrée des juifs, contre la commune opinion, fournit un nouvel
aliment à la superstition populaire. « Depuis lors, dit la chronique de Saint
-Denis, le roi Philippe commença à grever de maint grief et persécution la
sainte Église, qu'il avait devant toujours défendue. » La
guerre, continuée de part et d'autre avec une animosité souvent poussée
jusqu'à la barbarie, se compliqua en se liant à la grande querelle des
Guelfes et des Gibelins qui divisait l'Allemagne et l'Italie. Après la mort
de Henri VI (27 septembre 1197), prince dont les heureuses qualités avaient été ternies par des
cruautés et des perfidies, Philippe, duc de Souabe, troisième fils de
Frédéric Barberousse, et Othon de Brunswick, fils de Henri le Lion, duc de
Saxe, et d'une sœur de Richard d'Angleterre, prétendirent chacun à la dignité
impériale. Le parti gibelin ou allemand proprement dit élut Philippe de
Souabe à Mulhausen, dans la Thuringe. Quelque temps après, le petit saxon ou
guelfe, allié de l'Église, refusa l'obéissance au nouvel empereur, et décerna
le sceptre à Othon de Brunswick, auquel son oncle avait confié le
gouvernement de la Guienne et du Poitou. Au pape Célestin III avait succédé
en janvier 1198 innocent III, pontife doué de l'inflexible génie de Grégoire
VII, et qui se hâta de reconnaître Othon. La plupart des souverains de
l'Europe suivirent cet exemple. Le roi d'Angleterre n'avait pas épargné ses
trésors pour l'élection de son neveu, dans l'espérance de le voir écraser la
maison des Hohenstaufen ; il embrassa donc chaleureusement ses intérêts.
Philippe-Auguste, au contraire, brouillé avec la cour de Rome, se déclara
pour le candidat Gibelin et promit de le favoriser en tout ce qui dépendrait
de lui. De graves conséquences naquirent plus tard de ces relations des rois
de France et d'Angleterre avec les deux compétiteurs à la couronne des
Césars. Depuis
longtemps les querelles si animées de Richard et de Philippe avaient fixé la
sollicitude de l'Église. Le pape Célestin s'était plaint souvent de la guerre
qui désolait la France, et souvent il s'était efforcé de réconcilier les deux
rois, sans réussir dans ses tentatives. A peine élevé sur le trône
pontifical. Innocent III s'occupa avec un soin vigilant d'appeler l'attention
des princes vers les colonies d'Orient, menacées par les rapides conquêtes
des infidèles. Après avoir inutilement exhorté les deux rivaux à cesser leurs
sanglantes hostilités, le pape, renonçant aux prières et aux représentations
paternelles, les menaça de l'interdit et de l'excommunication « s'ils
persistaient à empêcher, par leurs batailles, les barons et les chevaliers de
reprendre la croix pour la délivrance des saints lieux ». Par ses ordres,
Pierre de Capoue, cardinal-diacre de Sainte-Marie, se rendit en France. Dans
les solennités de Noël, le légat travailla à la paix entre les deux
monarques, et pour cet effet il procura une conférence qui se tint aux
confins des deux royaumes, entre Andelys et Vernon. Soumis avec respect à
l'autorité du pontife, dont la voix faisait trembler les prétendants à
l'Empire, Philippe et Richard y assistèrent avec un grand nombre d'évêques et
de barons. Les efforts de Pierre de Capoue ne furent pas couronnés d'un plein
succès, car il ne put conclure une paix définitive. Il obtint seulement une
trêve de cinq ans, durant laquelle chaque parti dut conserver paisiblement
les terres et les châteaux dont il avait la possession (13 janvier 1199). La
suspension des hostilités avec le roi de France permit à Richard de passer
dans le Poitou, afin de châtier quelques vassaux rebelles. Tandis qu'il
s'occupait à visiter ses baronnages, un messager de Guiomar, vicomte de
Limoges, vint lui dire que son maître lui envoyait, comme à son suzerain, une
bonne part d'un trésor en or et en argent qu'il avait trouvé dans ses
domaines. Richard la refusa, sous prétexte que, d'après la loi féodale, la
totalité lui appartenait. Le vicomte allégua la coutume ; mais le roi
d'Angleterre, qui ne connaissait que le droit de la force, marcha contre lui
avec ses chevaliers et une troupe nombreuse de Brabançons. Sans respecter le
saint temps du carême, il mit le siège devant le château de Chalus, où il
croyait que le trésor était déposé. Ses horribles menaces épouvantèrent les
chevaliers et les hommes d'armes préposés à la défense du château. Ils lui
offrirent de lui remettre la place et toutes ses dépendances, s'il consentait
à leur laisser la vie et leurs armes ; mais Richard les traita en rebelles et
voulut qu'ils se rendissent à discrétion. Ces hommes rentrèrent.au manoir la
rage dans le cœur, et résolurent d'opposer la plus vive résistance. Parmi eux
se trouvait un brave soldat nommé Bertrand de Gourdon : son père et ses deux
frères avaient péri dans les guerres précédentes, de la main même du roi
d'Angleterre. Gourdon, qui les aimait tendrement, en avait conçu une haine
violente contre lui, et désirait ardemment venger leur mort. Un jour que
Richard et Mercader, le chef des Brabançons, faisaient le tour de la place,
afin de reconnaître l'endroit le plus propre à donner l'assaut, Gourdon lança
du haut des murailles et d'un bras vigoureux une flèche qui s'enfonça profondément
dans l'épaule et l'aisselle du roi. Richard, se sentant frappé, remonta à
cheval, et chevaucha, non sans peine, jusqu'à sa tente, après avoir prescrit
à Mercader et à toute l'armée de continuer le siège et de presser vivement la
place. Malgré la résistance de ses courageux défenseurs, auxquels le
désespoir donnait des forces, le château fut emporté d'assaut ; le roi
ordonna de pendre tous les prisonniers, comme des voleurs qui retenaient la
propriété de leur souverain, à l'exception de l'archer qui l'avait blessé, et
qu'il réservait au plus horrible supplice. Richard s'était confié aux soins
du médecin de Mercader. Lorsque ce dernier retourna sous les tentes, il
trouva le monarque dévoré par une fièvre brûlante. Le médecin avait appliqué
des calmants sur la blessure ; il ne put d'abord extraire que le bois de la
flèche, et il eut ensuite recours à des incisions pour retirer le fer. La
plaie en fut irritée, et bientôt des symptômes de gangrène avertirent le roi
de sa dissolution prochaine. C'était
une chose triste pour ce héros, qui avait affronté la mort en tant de
batailles et de rencontres-glorieuses, de la trouver dans une honteuse
querelle avec l'un de ses barons et avec des circonstances si cruelles.
Lorsqu'il jugea sa situation désespérée, il prit cependant son parti et ne
démentit point le reste de sa vie. Il se disposa à mourir en prince chrétien,
assisté de l'archevêque de Rouen, qui l'avait suivi devant Chalus, et reçut
les sacrements avec de grands sentiments de componction. Il dicta ses
dernières volontés à ses barons et à ses amis rangés autour de son lit de
douleur. Il leur déclara qu'il laissait son royaume, toutes ses terres et
châteaux à son frère Jean, avec une bonne part de son trésor pour les frais
de son couronnement. Le reste devait appartenir, moitié à son neveu Othon de
Brunswick, élu empereur d'Allemagne, moitié aux pauvres chevaliers. Il voulut
que son cerveau, son sang et ses entrailles fussent ensevelis au couvent de
Charroux, son cœur à Rouen, comme gage de sa reconnaissance et de son estime
pour la loyauté et le courage des habitants de cette ville, et son corps dans
l'abbaye de Fontevrault, aux pieds de son père. Quand
l'heure de la mort approcha, Richard fit venir en sa présence Bertrand de
Gourdon, qui l'avait blessé, et lui dit avec assez de douceur : « Quel mal
t'ai-je fait ? Pourquoi m'as-tu donné la mort ? — Tu as tué de ta propre main
mon père et mes deux frères, et maintenant tu me voulais tuer aussi[13] ! Je suis en ton pouvoir :
prends donc de moi la vengeance que tu voudras : livre-moi aux plus cruels
tourments. Que m'importe, puisque j'ai délivré le monde d'un prince qui lui a
causé tant et de si grands maux ! » Loin de s'offenser de la manière hardie
dont il lui parlait : « Je te pardonne ma mort, » lui dit le roi. Il commanda
de lui rendre aussitôt la liberté et de lui donner cent sous de monnaie
anglaise pour regagner sa demeure. Mais Gourdon était à peine sorti de la
tente du roi, que Mercader, chef des Brabançons, le fit saisir et écorcher
vif. Richard Cœur-de-Lion expira le 6 avril 1199, à l'âge de quarante-deux
ans ; son règne en avait duré dix. Les vers que firent sur sa mort les poètes
de l'époque sont empreints des sentiments inspirés par ce prince, adoré de
ses hommes d'armes, qui le regardaient comme le type du parfait chevalier,
détesté de ses égaux et du peuple. Les uns disaient : « Une fourmi a occis le
Lion, ô douleur ! Par de telles funérailles le monde entier semble périr ! » — « L'avarice, répliquaient les autres, le crime, la licence effrénée, l'insatiable rapacité, l'orgueil farouche, le désir aveugle ont régné dix ans sur le trône d'Angleterre : le bras -vigoureux d'un arbalétrier les a détrônés. » — « Mort barbare, s'écrie Bertrand de Born, devenu le plus fidèle des vassaux de Richard, mort barbare, tu peux te vanter d'avoir enlevé le meilleur chevalier qui fut jamais. Je pleure celui qui fut mon maitre en toute chose ; nulle joie ne pourra dissiper ma douleur. Anglais, Normands, Bretons, Irlandais, Gascons, verseront des larmes amères. Tu étais le roi des courtois, l'empereur des preux ; nous sommes tous plongés dans la tristesse et le désespoir, cal : les barons, les troubadours, les jongleurs ont tout perdu. » Le troubadour Gaucelme Feydit entonna aussi l'hymne de douleur : « Il est mort, le chef et le père de la vaillance, il est mort ! Hélas ! que deviendront désormais les combats héroïques, les tournois magnifiques, les cours splendides ? » En effet, avec Richard, ce poète royal, ce roi chevalier, qui réunissait en lui tout l'éclat et le brillant de son siècle, descendait dans la tombe la gloire des Plantagenêts. |
[1]
Guizot, Histoire de la civilisation en France, t. IV, p. 130.
[2]
Guillaume le Breton, Philippide, chant IVe.
[3]
La Philippide, chant IVe.
[4]
Roger de Hoveden.
[5]
La Philippide, chant IVe.
[6]
Selon M. Cayx (Précis d'histoire de France, p. 239), le roi Philippe,
afin d'empêcher le retour d'un pareil accident, prit le parti de faire
construire un édifice particulier où furent déposés les pièces authentiques et
les actes officiels de son règne. C'est là l'origine des archives de la couronne
ou trésor des chartes.
M. Henri Martin prétend que les chartes et diplômes
furent renfermés d'abord dans la forteresse du Temple, sous la garde des
templiers, qui étaient en grande, faveur auprès de Philippe-Auguste, puis, un
demi-siècle après, dans la Sainte-Chapelle.
[7]
Raynouard, Choix de poésies des troubadours, t. V.
[8]
Raynouard, Poésies des troubadours, t. V.
[9]
La Philippide, chant Ve.
[10]
Roger de Hoveden.
[11]
Ln Philippide, chant Ve.
[12]
Et rex Franciæ, ut audivimus, bilbit de riveria, bibit et copiose bibit.
(ROGER DE HOVEDEN.)
[13]
Quod mali tipi feci quare me interemisti ? — Cui ille respondit : Tu
interemisti patrem meum et duos fratres mens manu tua et me interimere voluisti.
(ROGER DE HOVEDEN, Ad ann.
1199.)