PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE VI. — PHILIPPE ET RICHARD EN PALESTINE. - RETOUR EN EUROPE.

 

 

Préparatifs du siège. — Procédés généreux de Saladin. — Querelles de Philippe et de Richard. — Réconciliation. — Continuation du siège. — Efforts inouïs des assiégeants et des assiégés. — Capitulation de Ptolémaïs. — Douleur de Saladin. — Léopold d'Autriche outragé par Richard. — Maladie de Philippe - Auguste. — Il forme le projet de retourner en Europe et le fait annoncer à Richard. — Départ du roi de France. — Son voyage. — Son séjour à Rome. — Retour en France. — Différend pour la succession de Flandre. — Desseins perfides de Philippe contre Richard. — Conduite du roi d'Angleterre dans la Palestine. — Trêve avec Saladin. — Départ de Richard. — Il débarque en Esclavonie. — Sa fuite en Autriche. — II est arrêté par le duc Léopold et livré à l'empereur Henri VI. — Intrigues 4u roi de France et du comte Jean. — Philippe envahit la Normandie. — Inquiétudes des Anglais sur le sort de leur roi. — Richard devant la diète de Haguenau. — Traité pour sa liberté. — Sa délivrance. — Son retour en Angleterre.

 

Les musulmans avaient souvent entendu parler de la valeur éprouvée et du caractère indomptable de Richard Cœur-de-Lion. Aussi l'arrivée de ce prince leur inspira-t-elle autant de crainte que d'enthousiasme aux chrétiens. Elle complétait l'armée des croisés devant Ptolémaïs, et l'on songea dès ce moment à reprendre avec une nouvelle vigueur les travaux du siège, suspendus pendant l'absence du roi d'Angleterre. On construisit alors des machines d'une grandeur prodigieuse : des balistes destinées à jeter dans la ville des carreaux et des flèches, des mangonneaux qui lançaient des cailloux à de longues distances, des pierriers d'où partaient de larges quartiers de roc, des tours de bois qu'on amenait près des murailles, des béliers pour les battre, et des hourlis ou des machines en clayonnage servant d'abri aux soldats. Mais cet appareil n'effrayait point les assiégés ; ils étaient nombreux, abondamment pourvus de vivres et de munitions, et ils avaient à leur tête des chefs d'une prudence et d'un courage consommés. Animés par le désir de signaler leur fidélité envers Saladin et par la gloire de résister à toutes les forces de la chrétienté, ils avaient mis à profit le délai qu'avait accordé le roi de France et s'étaient fortifiés de nouveau. La ville fut donc capable de prolonger sa résistance lorsqu'on entreprit de la forcer, et il fallut subir la lenteur ordinaire des sièges.

Cette lenteur fit naître mille inconvénients inévitables dans une armée composée de tant de nations. La dysenterie exerça de cruels ravages et emporta une foule de croisés. L'émulation qui régnait au commencement entre les Français et les Anglais se tourna en_ aversion, en jalousie furieuse. Richard se montra peu reconnaissant envers Philippe, qui l'avait péan moins attendu, malgré ses retards, pour emporter Acre d'assaut, et son arrivée mit le comble aux discordes qui troublaient sans cesse le camp. Il n'y eut bientôt plus d'accord dans les attaques des chrétiens. Si l'un des deux monarques livrait un assaut, l'autre n'y voulait prendre aucune part. Les anciennes divisions se renouvelèrent aussi. Guy de Lusignan demanda qu'on ne laissât pas plus longtemps incertain son droit sur la couronne de Jérusalem, et Conrad de Montferrat traita de ridicule la prétention de son rival. Le roi d'Angleterre se déclara hautement pour le premier, et le roi de France embrassa avec plus de zèle que jamais la cause du second. Plusieurs nations se divisèrent à l'exemple des rois. Les Bourguignons, les Allemands, les Génois, les chevaliers du Temple s'attachèrent à Philippe et au prince de Tyr. Les Flamands, les chevaliers de Saint-Jean et le comte de Champagne lui-même s'unirent à Richard et à Guy de Lusignan.

Pour comble de malheurs, au milieu de ces discordes et des efforts employés de part et d'autre pour prendre et sauver Ptolémaïs, les deux rois furent atteints en même temps d'une maladie dangereuse. Réduit par la fièvre à un état de faiblesse extrême malgré sa vigueur extraordinaire et un courage plus grand encore, Richard ne voulut point suspendre les opérations de son armée. Dans l'intervalle des accès, il se faisait porter sur un hamac de soie à la tranchée, et le chroniqueur Vinisauf assure que souvent le prince déchargeait de ses propres mains les balistes qu'il avait pointées contre les assiégés. Pendant cette maladie, l'échange de politesses qui s'était déjà établi entre les rois et Saladin ne discontinua point, et plus d'une fois il adoucit l'aigreur d'une guerre de religion. Le monarque anglais renvoya au chef des émirs infidèles un prisonnier musulman, et le sultan fit présent d'une robe d'honneur au député. Une autre fois, Saladin chargea un émir de remettre en son nom, à Philippe et à Richard, des poires de Damas et des raisins cueillis dans la Syrie. De leur côté, les deux rois envoyèrent de riches bijoux à l'illustre guerrier qui renouvelait la gloire de Haroun-al-Raschid avec une vertu plus pure, à Malek-Adel, ainsi qu'aux plus valeureux de ses compagnons, dans lesquels les chevaliers francs retrouvaient jusqu'à un certain point leurs idées et leurs mœurs. La noblesse des procédés du sultan, ses manières courtoises, sa brillante valeur et sa générosité firent naître et fortifièrent parmi les chrétiens l'opinion que le brave Hugues de Tabarie, seigneur de Galilée, lui avait conféré l'ordre de chevalerie.

Enfin les princes francs recouvrèrent la santé ; mais l'espèce de réconciliation qu'avait opérée leur maladie ne dura pas longtemps, car il y avait entre eux incompatibilité d'humeur et d'intérêt. Jamais natures ne furent plus opposés : « l'une, dit un historien moderne[1], était toute passion, l'autre toute raison et tout calcul. » De nouvelles querelles s'élevèrent et ralentirent les progrès du siège. Philippe, qui ne se voyait pas sans jalousie effacé par la valeur et les exploits de son rival, se plaignit de ce que, au mépris des lois de la féodalité, il lui enlevait ses vassaux et ses hommes. En effet, le roi d'Angleterre, enrichi des dépouilles de la Sicile et de Chypre, distribuait des présents avec sa prodigalité accoutumée. Au lieu de trois pièces d'or que Philippe donnait par mois aux chevaliers étrangers qui voulaient suivre ses étendards, Richard en offrait quatre à ceux qui abandonnaient le service de son frère d'armes, et par ce moyen il attirait sous sa bannière les plus braves mercenaires.

Le roi de France, ne pouvant dissimuler son indignation, s'éleva hautement contre la conduite du monarque anglais. Il prétendit que, durant une expédition toute sainte, Richard n'aurait pas dû en entreprendre une nouvelle, ni dépouiller de l'île de Chypre un prince chrétien sous des prétextes assez frivoles ; que d'ailleurs, suivant les conditions de leur pèlerinage, ils devaient partager toutes les conquêtes, et qu'ainsi la moitié du royaume et des trésors du vieil Isaac devait lui appartenir. Richard soutint que ces conditions regardaient seulement les conquêtes faites sur les infidèles ; qu'il s'était vengé avec raison des insultes d'Isaac envers sa sœur Bérengère de Navarre et ses hommes. Puis, tournant la chose en raillerie, il offrit de mettre tout en commun, si le roi voulait lui abandonner une partie de l'héritage du comte de Flandre et des autres seigneurs morts sous les murs de Ptolémaïs. Philippe et Richard se séparèrent avec un profond ressentiment dans le cœur, et dès ce moment les deux factions qu'ils protégeaient semblèrent plus animées l'une contre l'autre que contre l'ennemi commun.

Cependant les princes demeurés neutres dans la querelle de Lusignan et de Conrad, et les prélats qu'animait le bien seul de la religion, s'efforcèrent d'étouffer ces semences de division et de réconcilier les deux rois. Ceux-ci, après quelques négociations, eurent une conférence dans laquelle ils jurèrent de se secourir encore l'un l'autre et de ne rien entreprendre qui ne fût conforme à leur alliance. Ils réglèrent ensuite la succession de Jérusalem en présence des princes, des barons et des chevaliers. Le nom de roi fut conservé à Guy pendant sa vie. Conrad, reconnu pour son héritier nécessaire, dut recevoir comme fief héréditaire relevant du royaume de Jérusalem les villes de Tyr, Sidon et Baruth. Geoffroy de Lusignan, frère du roi, obtint la cité de Joppé au même titre. Les revenus du royaume devaient être partagés aussitôt entre les deux compétiteurs, qui souscrivirent le traité en faisant le serment de l'exécuter en tout point.

Une fois cette contestation terminée, le siège fut poussé avec une nouvelle énergie, et tout ce qu'on savait d'art militaire fut mis en jeu. Les dissensions des croisés avaient laissé aux Sarrasins le temps de réparer les fortifications de la ville. Du haut de la montagne de Carouba, sur toutes les pentes de laquelle se déployaient les innombrables tentes noires des Arabes, des Tures, (les hourdes et des Turcomans accourus sous l'étendard du Prophète, Saladin tombait sur le camp des chrétiens, parvenait. à jeter quelquefois des convois dans la place, entretenait une correspondance suivie avec elle par le secours des plongeurs et des pigeons, et protégeait sans relâche la résistance de ses frères. Au milieu de tant d'obstacles qui faisaient de Ptolémaïs une seconde Troie, il semblait qu'une bataille générale fût nécessaire pour détruire les efforts des assiégés. Les rois ne voulurent cependant pas la hasarder, car un grand nombre de leurs soldats étaient malades ou convalescents, et leur camp était d'ailleurs si bien retranché qu'il ne pouvait être forcé ; ils étaient aussi maîtres de la mer. Ils jugèrent donc qu'un peu de temps et de patience remettrait la ville entre leurs mains. Ils devaient bientôt voir se réaliser leurs espérances.

En dépit des fréquentes attaques de Saladin pour débloquer la ville, cernée entre l'armée de terre et la flotte de Gênes, de Pise et de Marseille, les travaux avançaient, et la garnison commençait à prévoir le sort qui lui était réservé : ses rangs s'éclaircissaient chaque jour ; les Francs étaient déjà parvenus à s'emparer de la Tour Maudite, l'une des plus redoutables fortifications de la place, et les murailles s'ébranlaient sous les coups de leurs puissantes machines. Avec l'approbation du soudan, elle offrit de négocier ; le chef des émirs -vint trouver le roi de France dans sa tente et lui offrir de rendre Ptolémaïs, moyennant la vie sauve. Mais Philippe refusa d'entendre parler de capitulation, à moins que les musulmans ne consentissent à restituer Jérusalem et toutes les villes dont ils avaient fait la conquête depuis la journée de Tibériade. L'émir se retira irrité de ces conditions, et inspira le courage du désespoir aux défenseurs d'Acre, qui jurèrent de s'ensevelir sous ses ruines plutôt que de l'abandonner aux chrétiens. Il fallut continuer le siège, et peu de temps après les croisés livrèrent un assaut général pendant lequel ils employèrent, disent les historiens arabes, les laves de l'Etna qu'ils avaient apportées, et les lancèrent dans la ville comme les foudres dardées contre les anges rebelles.

Les assiégés firent des efforts inouïs, épuisèrent toutes les ressources de l'art et du courage, et repoussèrent les ennemis avec une vigueur surprenante. Cette ardeur ne se soutint pas, et bientôt un profond découragement s'empara d'eux ; car l'armée innombrable des chrétiens, entourant Saladin, empêchait l'arrivée des secours qu'il leur avait promis, et déjà la famine exerçait ses ravages. Persuadés qu'il leur était impossible de prolonger la défense de Ptolémaïs, ils résolurent de tenter un suprême effort afin d'échapper à l'esclavage, de sortir de la ville pendant la nuit et d'aller rejoindre les troupes du soudan, sur la montagne de Carouba. La vigilance des chrétiens les obligeant de renoncer à ce dernier moyen de salut, ils se soumirent à leur sort et envoyèrent de nouveau l'émir dans le camp pour obtenir une capitulation. A la suite d'une longue conférence, il fut convenu que les habitants et la garnison sortiraient de la ville en toute liberté avec leurs biens, moyennant deux cent mille besants d'or (1.800.000 francs), et que la garnison demeurerait quarante jours en otage entre les mains des vainqueurs. On stipula de plus la délivrance de deux cents chevaliers et de quinze cents captifs d'un ordre inférieur, et la restitution du bois de la vraie croix. Les prisonniers musulmans devaient rester à la discrétion des rois chrétiens, si le sultan ne ratifiait pas les conditions du traité dans le délai de quarante jours (12 juillet 1191).

Saladin apprit avec douleur la capitulation de Ptolémaïs. A peine avait-il réuni ses émirs pour savoir s'il devait la ratifier, qu'ils entendirent des cris de joie s'élever des rangs de l'armée chrétienne, et qu'ils aperçurent l'étendard de la croix et les bannières des ennemis flotter sur les murs et les tours de la ville. Toute délibération devenait donc inutile. Les fidèles musulmans demeurèrent un instant comme frappés de stupeur ; puis ils éclatèrent en gémissements et en sanglots. Saladin, dit un historien arabe, parut plus affecté qu'une mère qui a perdu son fils unique et fondit en larmes. Quand la nuit fut venue, il se renferma dans sa tente, livré à de tristes pensées. Telle fut la fin de ce siège mémorable. Il avait duré près de trois ans, et avait coûté la vie à cent vingt mille chrétiens et à cent quatre-vingt mille musulmans. Les maladies et les naufrages enlevèrent un nombre plus considérable de croisés, et de cette immense armée accourue de tous les points de l'Europe sous les murs d'Acre, une très-petite partie seulement put retourner sans accidents dans sa patrie[2].

Le jour suivant, Saladin transporta son camp à quelque distance, et les croisés prirent possession d'une conquête qui leur semblait le prélude de la délivrance de Jérusalem. Le principal honneur en était dû aux puissants monarques, sans lesquels la place n'eût jamais été emportée. L'un des héros du siège, Léopold, duc d'Autriche, avait aussi arboré son pennon sur une des tours de la ville en signe de suzeraineté. Au lieu d'obliger ce prince à retirer sa bannière ducale, l'orgueilleux Richard la fit arracher avec violence en présence des barons et jeter dans un égout. Le duc d'Autriche fut outré de douleur ; mais, trop faible pour se venger sur-le-champ, il dissimula l'outrage et conserva au fond de son aune un fier ressentiment.

Les deux rois assignèrent des quartiers à tous les peuples qui avaient participé à la réduction de Ptolémaïs ; mais, au lieu de partager le butin et les prisonniers avec tous les autres pèlerins, ils s'emparèrent exclusivement de tout ce que leur accordait la capitulation. Cette conduite injuste, et peu conforme aux lois féodales, excita des plaintes et des murmures parmi les princes et les soldats des autres nations. Philippe et Richard s'efforcèrent d'amuser les plus redoutables par des paroles flatteuses, et distribuèrent quelques sommes d'argent à ceux qui en manquaient. Ensuite ils introduisirent leurs troupes dans la ville, afin qu'elles y trouvassent le repos dont elles avaient si grand besoin. Les prélats s'occupèrent de purifier les églises quelque temps auparavant converties en mosquées par les Sarrasins, et les chrétiens qu'avait autrefois expulsés Saladin se hâtèrent de rentrer dans leurs demeures.

La prise de Saint-Jean-d'Acre, qui avait produit chez les chrétiens d'Orient le plus vif enthousiasme, n'assura cependant point la concorde entre les deux monarques. Les plus sages s'aperçurent bientôt que leur réunion apportait un invincible obstacle aux progrès des croisés', parce que l'envie et la haine s'étaient emparées de leurs cœurs. Philippe, dont le nom et le courage étaient presque effacés par l'éclatante renommée et l'héroïque valeur de son vassal, n'aspirait plus qu'à s'éloigner d'une côte stérile où il sacrifiait inutilement ses intérêts et sa santé. Il venait, en effet, d'être attaqué d'une violente maladie. « Le roi, dit Guillaume le Breton, entouré d'un petit nombre des siens, possédé d'une forte fièvre, et souvent accablé d'un pénible tremblement, était malade et couché sur son lit dans la ville d'Acre. De violentes sueurs, des chaleurs terribles firent un si grand ravage dans ses os et dans tous ses membres, que les ongles tombèrent de tous ses doigts et les cheveux de sa tête, en sorte que l'on crut, et le bruit même n'est pas encore dissipé, qu'il avait goûté d'un poison mortel. Toutefois il languit longtemps : force de temps cependant, il commença à entrer peu à peu en convalescence ; et comme il ne pouvait se guérir complétement, il se décida enfin, sur l'invitation des grands ses amis, et de l'avis des médecins, à retourner dans sa patrie et vers les lieux de sa naissance[3]. »

Que cette résolution de retourner en Europe soit attribuée à une dangereuse maladie ou à un simple désir de revoir son royaume, peu importe ; la vérité est que la prise de Ptolémaïs fut le signal du départ de Philippe. Il envisageait aussi avec douleur, et peut-être avec quelque crainte, les ravages que faisaient chaque jour la guerre et la contagion. Une foule d'illustres personnages avaient été moissonnés autour de lui en peu de semaines. L'archevêque de Cantorbéry, le duc de Souabe, les comtes de Derby, de Leicester, de Flandre, de Ponthieu, de Tonnerre, de Prienne, du Pertuis, de Sancerre, Jean comte de Vendôme, surnommé le Veneur du Sanglier, le vicomte de Turenne, les sires de Montmorency, de la Rochefoucauld, de Châtillon, le connétable Raoul de Clermont et un grand nombre d'autres chevaliers de France, d'Angleterre et d'Allemagne, avaient succombé à l'atteinte des maladies plutôt qu'au fer des musulmans[4]. Un seul obstacle arrêtait le roi de France : Richard et lui, à leur départ pour la croisade, avaient pris l'engagement de ne pas quitter la Palestine sans l'aveu l'un de l'autre. Il envoya donc vers son frère d'armes, le 22 juillet, Hugues duc de Bourgogne, Robert évêque de Beauvais, et deux autres seigneurs. Ceux-ci se rendirent à pas lents et le cœur inquiet au pavillon du roi d'Angleterre. Dans ce moment le monarque jouait aux échecs avec le comte de Glocester. Autour de la table se trouvaient Bérengère de Navarre, Jeanne de Sicile et la jeune princesse de Chypre, occupées à broder de riches écharpes. Introduits auprès de Richard par un servant d'armes, les quatre envoyés, après l'avoir salué de la part de leur maître, se mirent à verser d'abondantes larmes, au lieu de parler. « Ne pleurez pas, leur dit Richard en se tournant vers eux : je connais les messages dont vous êtes chargés. Votre seigneur désire revoir sa patrie, et vous venez de sa part afin qu'il ait de moi le conseil et la permission de s'en retourner. — Il est vrai, répliquèrent-ils ; et le roi dit que s'il ne s'éloigne au plus vite de cette terre il mourra. — Honte et opprobre éternels pour Philippe et son royaume, s'écria Richard, s'il part sans avoir achevé le dessein pour lequel il est venu ! Il ne quittera point ces lieux par mon conseil ; mais, s'il faut qu'il meure, ou revoie son pays, qu'il parte, et qu'il fasse ce qui lui paraît convenable, ainsi qu'aux siens[5]. »

La nouvelle que le roi de France se préparait à retourner en Europe se répandit aussitôt dans le camp, et la tristesse y succéda à la joie publique. La plupart des barons et des chevaliers vinrent le voir sous sa tente et, le pressèrent de changer de résolution ; mais il fut insensible à leurs prières comme aux reproches et aux sirventes des trouvères. Il envoya ses barons vers Richard pour régler les conditions d'un traité ; les deux rois le signèrent le 29 juillet. « Philippe abandonnait au vaillant Conrad tout ce qui lui appartenait dans la cité d'Acre ; il jurait sur les saints Évangiles, devant tout le peuple chrétien, qu'il ne permettrait en aucune manière qu'on fît le moindre dommage au roi Richard, à ses hommes et à ses terres, mais les défendrait selon son pouvoir contre toute invasion, avec le même attachement que sa ville de Paris. » Il laissa dix mille soldats et cinq cents chevaliers, sous les ordres du principal de ses barons, le duc de Bourgogne, qu'il nomma capitaine et connétable des Français en Palestine, et lui remit tout l'argent nécessaire à l'entretien de ces troupes pendant trois ans. Le roi n'oublia point Raymond, prince d'Antioche ; il lui donna cinq cents servants d'armes, cent chevaliers, quatre cents marcs d'argent ; de plus, cinq grands navires chargés d'armes et de chevaux. Il prit congé des seigneurs et des chevaliers, que son départ affligeait profondément ; puis, accompagné des évêques de Langres et de Chartres, du comte de Nevers et d'une escorte peu nombreuse, il mit à la voile sur treize galères de Gênes que lui avait préparées l'amiral Rufin Volta. Ce ne fut pas sans une secrète satisfaction que Richard vit s'éloigner de la terre sainte celui qu'il regardait comme son rival et qu'il ne pouvait soumettre à tous ses caprices (31 juillet).

Cependant le terme fixé par la capitulation de Ptolémaïs était au moment d'expirer, et Saladin ne se pressait point d'en exécuter les conditions. De fréquents messages s'échangèrent entre lui et le roi d'Angleterre. Le soudan faisait naître chaque jour de nouvelles contestations et refusait de tenir sa promesse. Ses délais et sa perfidie excitèrent la fureur de Richard, et, le quatrième jour écoulé, il ordonna de conduire sur le sommet d'une colline, à la vue du camp des Sarrasins, les deux mille six cents captifs qui lui étaient échus en partage. Là, en présence d'une foule de croisés et à un signal donné, les tètes de ces infortunés musulmans tombèrent sous le glaive de leurs bourreaux. Dans le même instant et pour la même cause, Hugues, duc de Bourgogne et lieutenant du roi de France, faisait massacrer par ses troupes, sous les murs d'Acre, le reste des prisonniers. Les cadavres des victimes furent ensuite livrés aux outrages des soldats.

Tandis que Richard se vengeait de Saladin par cet acte de barbarie, Philippe-Auguste continuait sa navigation. Sa petite flotte vint d'abord jeter l'ancre devant Tyr, où il reçut les adieux de Conrad ; elle s'arrêta quelques jours à Tripoli, passa près de Gibelet ou Djebaïl, côtoya presque toutes les colonies chrétiennes d'Orient, et aborda sur les rivages d'Antioche. Enfin, après avoir longé les côtes méridionales de l'Asie Mineure et traversé heureusement l'Archipel, alors infesté de nombreux pirates, le roi de France prit terre à Otrante ; il y fit quelque séjour et se reposa des fatigues de la mer. De là il se rendit dans la capitale du monde chrétien. Le pape Célestin III l'accueillit en fils aîné de l'Église, lui donna solennellement la bénédiction apostolique, et lui permit, ainsi qu'à ses compagnons, de porter les palmes et la croix, insignes des pèlerins qui avaient vu Jérusalem, baisé le saint sépulcre et accompli leur vœu. Ce fut dans une de ces entrevues intimes avec le pontife romain que Philippe le pria de le délier du serment qu'il avait prêté, en partant de la Palestine, de respecter la Normandie et les autres terres de Richard. Le saint-père résista aux ardentes sollicitations du roi, et lui défendit même, sous peine d'excommunication, de lever la main contre Richard ou contre sa terre. Philippe quitta Rome assez mécontent du pape, dont il oublia bientôt les menaces, traversa l'Italie, le mont Cenis et la vallée de Maurienne, passage difficile et dangereux, s'arrêta quelques jours en Bourgogne, et arriva au château de Fontainebleau après la Nativité du Christ. ll alla ensuite rendre grâces à Dieu dans l'église des saints martyrs, à Saint-Denis, de l'heureux succès de son voyage, et y offrit son manteau royal, suivant la coutume de ses augustes prédécesseurs au retour de quelque grande expédition.

La reine Adèle de Champagne et l'archevêque de Reims, auxquels la régence du royaume avait été confiée durant l'absence du roi, l'avaient gouverné avec sagesse et dans une parfaite union. Aussi Philippe ne trouva - t-il d'affaire importante à régler que celle de la succession de Flandre. Après la mort de Philippe d'Alsace devant Acre, le roi avait mandé à la reine mère et au cardinal de Champagne de s'emparer sans hésitation de ce fief, échu, prétendait-il, à son fils Louis, du chef de la feue reine Isabelle de Hainaut, nièce du comte Philippe. Docile aux ordres du monarque, l'archevêque Guillaume s'était aussitôt rendu en Flandre et avait fait arborer le gonfanon royal non-seulement dans les villes de l'Artois, mais à Mons, Alost, Oudenarde, Courtray, Ypres et Bruges. Les Gantois s'étaient déclarés pour Marguerite, sœur du feu comte Philippe et femme de Baudouin, comte de Hainaut ; le prélat avait entrepris le siège de leur cité lorsque le roi revint de la Palestine. Celui-ci rassembla une armée et la conduisit vers la Flandre ; mais le comte de Hainaut, qui avait recueilli tranquillement la succession du comte Philippe, vint le trouver à Pontoise, lui soutint qu'il en était le droit héritier sous la condition de l'hommage lige, et lui en demanda l'investiture. Philippe s'y montra d'abord peu disposé, et la guerre était sur le point d'éclater entre le gendre et le beau-père, lorsque l'évêque d'Arras intervint et s'efforça de calmer l'irritation du suzerain et du vassal. Enfin le monarque, craignant que le corps germanique n'embrassât le parti du comte et que cette querelle n'amenât des complications dangereuses, consentit à traiter. Il investit de la comté de Flandre le comte de Hainaut, dont il reçut hommage, et qui dut abandonner au jeune Louis, fils du roi, pour la dot de sa 92Ire Isabelle, les cités d'Arras, Aire, Bapaume, Hesdin et Saint-Omer, avec les fiefs ou mouvances de Saint-Pol, de Boulogne, de Guines et de Liliers (1192).

Cette importante affaire ainsi réglée, Philippe fut tenté de profiter de l'absence de Richard pour envahir ses domaines. Il avait toujours présent à la mémoire l'affront que ce prince avait fait à sa sœur en refusant de l'épouser et en donnant sa main à Bérengère de Navarre. Alix avait été envoyée d'Angleterre en Normandie, et elle semblait destinée à promener sa honte par tous les Etats du roi d'Angleterre. Le sénéchal de cette province la tenait étroitement enfermée dans le château de Rouen. Philippe, indigné, eut une conférence auprès de Gisors avec cet officier ; il lui demanda instamment que sa sœur fit mise en liberté, et qu'on lui restituât le Vexin, suivant le traité de Messine. Le sénéchal ne contesta pas la justice de ces réclamations, et répondit seulement qu'il n'avait reçu aucun ordre du roi son maître. Philippe, loin d'écouter ces raisons, déclara qu'on ne pouvait apporter aucun délai à la liberté d'Alix, et qu'il la réclamerait par les armes. Afin d'ouvrir une voie plus facile à ses projets ambitieux, il fit sonder les dispositions de Jean, comte de Mortain et de Glocester, frère de Richard, qu'il trouva déterminé à favoriser ses intérêts, et noua toutes sortes d'intrigues avec les seigneurs du Poitou et de l'Aquitaine, avec tous les ennemis secrets ou déclarés du roi d'Angleterre.

Philippe pouvait dès lors se promettre de rapides conquêtes dans les plaines de la Normandie ; mais il lui fallait un prétexte de guerre, et il entreprit de justifier par des calomnies l'agression qu'il méditait malgré les défenses et les menaces du pape. « Un jour que le roi étoit à Pontoise, lui furent apportées novelles des pays d'oultre-mer, lesquelles annoncoient que le Vieux de la Montagne avoit envoyé en France des assassins pour l'occire, à la prière et commandement du roi Richard. » Ce Vieux de la Montagne était le prince d'une secte de fanatiques musulmans qui habitaient en Syrie, dans les montagnes de l'Anti-Liban, où ils possédaient la forteresse de Masyat, entre Antioche et Damas. Es tiraient leur véritable nom, Haschischins, de l'arabe haschich, boisson enivrante, à l'aide de laquelle leur chef les jetait dans une sorte de délire. Ils s'imaginaient alors trouver un avant -goût des félicités éternelles promises à leur courage et à leur aveugle obéissance. Ce chef élevait une foule de jeunes gens dans un dévouement si absolu à ses volontés, qu'au moindre signe de sa part ils allaient sans crainte exécuter ses arrêts de mort contre les rois et les princes ses ennemis. « De ces nouvelles le roi fut moult troublé et moult ému. Il envoya des messagers au Vieil de la Montagne pour s'informer de la vérité, et aussitôt se départit de Pontoise, et depuis fut moult soigneux de son corps ; il établit des sergents qui toujours portoient grandes masses de cuivre par devant lui pour son corps garder, et par nuit veilloient autour de lui les uns après les autres[6] ». Dans cette mesure toute nouvelle on trouve l'origine de la première garde permanente qu'aient eue les rois de France.

Le monarque regarda comme un prétexte suffisant de guerre l'accusation que portait contre Richard la crédulité publique. Il convoqua donc ses barons et ses évêques, et leur exposa le motif des mesures qu'il se croyait obligé de prendre. Il attribua à un poison mortel donné par le roi d'Angleterre la maladie dont il avait été atteint en Palestine, et soutint que Richard avait eu recours au poignard des assassins afin de se débarrasser du vaillant Conrad de Montferrat, que lui rendait odieux son zèle pour les intérêts du parti français. A la grande satisfaction du monarque, les barons, animés d'un ancien esprit de rancune nationale contre le pouvoir des Normands, approuvèrent ses précautions et son désir de tirer vengeance de son traître et déloyal adversaire. Philippe, déterminé à la guerre, avait déjà placé ses tentes près de Vernon, lorsqu'un message de l'empereur Henri VI, fils et successeur de Frédéric Barberousse, vint lui apprendre que Richard, « l'ennemi de l'Empire et le perturbateur du royaume de France, » était tombé en son pouvoir. Le Plantagenet s'était attiré cette mésaventure par son ambition, ses emportements et son insolence.

Resté chef suprême des croisés par la retraite du roi de France, Richard fit sommer tous les hommes de la Palestine de se réunir sous sa bannière. Le marquis de Tyr, l'intime ami de Philippe - Auguste, reçut aussi l'ordre de se tenir prêt avec ses chevaliers ; mais il refusa, sous le prétexte qu'il ne s'était pas fait le vassal du monarque anglais. Celui- ci en conserva un profond ressentiment. Quelque temps après, à la suite d'une violente dispute sur la couronne de Jérusalem, Conrad périt assassiné par une main inconnue. La haine de Richard pour ce prince le fit accuser de ce meurtre. On présume que le protecteur de Lusignan avait obtenu du Vieux de la Montagne, à force de présents, de le délivrer d'un ennemi dangereux. Au reste la prévoyance militaire de Cœur -de -Lion, son activité, sa présence d'esprit, ses prouesses merveilleuses, qui lui valurent l'admiration de l'Europe, lui acquirent aussi chez les Orientaux une renommée fabuleuse. Des historiens rapportent que les mères de Syrie se servaient de son nom, comme d'un épouvantail, pour imposer silence à leurs enfants. Un cheval faisait-il un écart, on entendait ordinairement son cavalier s'écrier : « Crois-tu que le roi Richard soit dans ce buisson ? » Mais il ne tira aucun parti de ses succès, et sa brillante valeur ne put affaiblir les haines et les jalousies qu'inspiraient son indomptable fierté et son extrême avarice dans le partage du butin. Deux fois il manqua par sa faute l'occasion de reconquérir la ville sainte, et ne la retrouva plus. Les barons en murmurèrent hautement, et se plaignirent qu'il dérobât à leur courage une conquête glorieuse. On alla même jusqu'à répandre le bruit qu'il entretenait de secrètes intelligences avec Saladin.

Découragée par des querelles toujours renaissantes, décimée par les combats, la disette et les épidémies, l'armée des croisés se fondait avec une effrayante rapidité autour du roi d'Angleterre. Le duc de Bourgogne, qui s'était plu à contrarier tous ses projets ; les comtes de Blois, du Perche ; les sires d'Avesnes et de Coucy ; les archevêques d'Arles et de Besançon, avaient suivi dans la tombe une foule de pieux chevaliers. L'impossibilité de continuer la guerre avec le peu de troupes qui lui restaient, et le désir de punir le rival qui profitait de son absence pour envahir la Normandie, déterminèrent Richard à partir, malgré son serment de ne pas quitter la terre sainte tant qu'il aurait un roussin à manger. 11 conclut donc avec le soudan une trêve de trois ans trois mois et trois jours, dans laquelle il fut stipulé que Jérusalem et le saint sépulcre seraient ouverts à la dévotion des chrétiens et des pèlerins de l'Europe ; qu'ils ne paieraient aucun tribut et n'éprouveraient point de vexations ; que les fortifications d'Ascalon, réparées avec tant de soin et de dépenses, seraient détruites ; que les Francs possèderaient toute la côte maritime depuis Jaffa jusqu'à Tyr, en y comprenant ces deux villes. Durant la trêve, toute hostilité devait cesser de part et d'autre (10 août 1192). Les principaux chefs des deux armées jurèrent d'observer la convention ; mais Richard et Saladin se contentèrent de donner leur parole et de se prendre la main. Tels furent les résultats des efforts immenses de l'Europe chrétienne.

Avant de partir, le roi d'Angleterre, saisi d'une fièvre continue, fut obligé de se livrer pendant quelques semaines au repos. Il donna le royaume de Jérusalem à son neveu Henri comte de Champagne, jeune prince d'un esprit rare et d'un mérite éclatant, qui venait d'épouser la veuve de Conrad de Montferrat. Pour indemniser Guy de Lusignan, il lui céda la couronne de Chypre, à la condition de rembourser aux chevaliers du Temple cent mille écus d'or. Enfin, dès que sa santé le lui permit, il s'embarqua à Ptolémaïs (9 octobre), au milieu des regrets et des pleurs des chrétiens, qui se croyaient désormais sans appui et sans secours contre les attaques des musulmans. Lui-même ne put retenir ses larmes, et jetant un dernier regard sur le rivage dont il s'éloignait : « Terre sacrée, s'écria-t-il, « je te recommande aux soins du Très-Haut : puisse-t-il « m'accorder de vivre, afin de revenir et de t'arracher au « joug des infidèles ![7] » La flotte qui portait Bérengère de Navarre, la reine de Sicile et la princesse de Chypre, avait mis à la voile quelques jours auparavant, et après une heureuse navigation elle avait relâché en Sicile. Richard la suivit avec un seul vaisseau et prit une route différente. Assailli par une violente tempête, il fut contrarié clans sa marche et n'atteignit qu'au bout d'un mois l'île de Corfou. Là il loua pour deux marcs d'argent une galiote qui devait le transporter avec ses compagnons à Raguse et à Zara. Dans sa suite, composée de vingt personnes seulement, on comptait Baudouin de Béthune, martre Philippe et maitre Anselme, ses chapelains, et quelques chevaliers du Temple. Des vents furieux le jetèrent sur les côtes de l'Istrie, entre Aquilée et Venise. Il ne voulut point traverser l'Italie, et ensuite la France, dont le roi s'était allié à son frère Jean pour le dépouiller de ses États, et résolut de se diriger vers l'Allemagne.

Afin d'échapper aux embûches que pourraient lui tendre ses nombreux ennemis, l'illustre voyageur revêtit une robe de pèlerin et laissa croître sa barbe et ses cheveux. Les serviteurs changèrent de vêtements à l'exemple de leur maître. Le prince continua sa route jusqu'à Goritz en Frioul, et comme il s'agissait d'obtenir un sauf-conduit du seigneur ou gouverneur de la province, il envoya l'un de ses gens faire cette demande, et le chargea en même temps d'offrir au seigneur un rubis de grande valeur que des négociants de Pise lui avaient vendu en Palestine. Par un fâcheux hasard, ce gouverneur, nommé Maynard, était neveu du marquis de Montferrat, assassiné à Tyr. Le page se présenta devant lui et s'acquitta de sa commission. « Qui sont ceux qui t'envoient demander passage ? lui dit Maynard. — Baudouin de Béthune, répondit le messager, Hugues, le marchand qui vous offre cet anneau, et leur suite revenant du pèlerinage de Jérusalem. » Surpris de la beauté de l'anneau, le prince de Goritz l'examina quelque temps avec attention et en silence, puis il reprit tout à coup : « Tu mens, ce n'est pas Hugues qu'il se nomme, c'est le roi Richard. Mais puisqu'il a voulu m'honorer de ses dons sans me connaître, dis-lui que je ne veux point l'arrêter ; je lui renvoie son présent, il est libre de partir[8]. »

Le prétendu pèlerin, soupçonnant quelque danger, se procura des chevaux et s'échappa pendant la nuit. Maynard ne chercha point à lui créer des obstacles ; néanmoins il dépêcha sur-le-champ un messager à son frère, seigneur d'une ville voisine, afin de le prévenir que le roi d'Angleterre était revenu de la terre sainte et qu'il devait passer sur ses terres. Le frère avait à son service un chevalier normand appelé Roger, natif d'Argentan. Il le chargea de visiter toutes les hôtelleries de la ville et de faire saisir Richard, s'il le trouvait. Après quelques jours de recherches, le Normand découvrit le roi ; mais, loin de trahir son premier souverain, il l'avertit du danger, et le conjura, les larmes aux yeux, de prendre la fuite, lui offrant son meilleur cheval. Le roi suivit le conseil de ce fidèle serviteur et partit aussitôt avec Guillaume de l'Étang, son ami intime, et un enfant qui savait parler la langue du pays. Le seigneur, furieux d'avoir manqué son coup, fit arrêter Baudouin de Béthune et six autres de ses compagnons, et les retint en prison.

Pendant ce temps le roi et ses deux serviteurs étaient en fuite sur le territoire allemand. Ils voyagèrent trois jours et trois nuits, sans prendre ni repos ni nourriture, à travers une contrée inconnue ; ils y étaient sans cesse exposés à de nouveaux dangers. Ils arrivèrent épuisés de fatigue et de faim dans les faubourgs de \7ienne sur le Danube, résidence du duc d'Autriche, de ce même Léopold que Richard avait si cruellement outragé en Palestine. Les fugitifs envoyèrent l'enfant au marché ; son accent étranger, l'étalage de ses besants d'or qu'il voulait échanger contre de la monnaie du pays, ses airs d'importance et ses manières d'homme de cour excitèrent la curiosité des marchands. Arrêté par les bourgeois soupçonneux et conduit en présence de leur magistrat, il parvint à se soustraire à toutes ses questions en répondant qu'il était le domestique d'un riche marchand qui devait arriver sous trois jours, et fut aussitôt rendu à la liberté. De retour vers le roi, il lui raconta son aventure et lui conseilla de partir au plus vite. Néanmoins Richard, trop affaibli pour continuer son voyage, résolut de prendre un repos de quelques jours. Durant cet intervalle, Léopold était instruit de son arrivée en Autriche et le faisait chercher de tous côtés par des espions et des gens armés. Le jeune page reparut au marché avec des gants richement brodés et des habits somptueux. Les officiers du duc le saisirent de nouveau, et l'enfant, mis à la torture, révéla le nom et la retraite du roi. Léopold accourut aussitôt à la tête de ses hommes d'armes qui cernèrent la maison. Cœur-de-Lion voulut en vain se défendre, il fut obligé d'abaisser sa fierté et de remettre son épée à son mortel ennemi (21 décembre 1192). Léopold lui témoigna du respect ; mais trop peu généreux pour oublier l'insulte qu'il en avait reçue, il le fit jeter dans une obscure prison, où des soldats d'élite le gardaient jour et nuit l'épée nue. Le bruit de l'emprisonnement de Richard. se répandit en Allemagne et dans tous les États de l'Europe avec une rapidité étonnante. Bientôt le duc d'Autriche, malgré son désir de conserver son captif, dont il se promettait au moins une énorme rançon, ne put se dispenser d'informer de cet événement l'empereur Henri VI, son suzerain. Le césar, qui faisait alors une guerre acharnée aux Normands de Pouille et de Sicile, et se souvenait de l'alliance contractée par Richard avec Tancrède, l'ennemi de sa maison, somma son vassal de lui remettre le royal prisonnier pour soixante mille livres. Léopold y consentit, et Richard, alors gardé dans un des châteaux du Tyrol, fut transféré à Mayence, ensuite à Worms, et traité en ennemi parle cupide empereur. Henri s'empressa d'annoncer au roi de France cette nouvelle, plus agréable pour lui qu'un présent d'or et de pierreries. Philippe en manifesta une joie extrême ; il écrivit aussitôt à l'Empereur afin de le féliciter de sa prise, et lui proposa une somme considérable s'il consentait à lui confier la garde de cet important prisonnier[9]. Henri n'osa pas condescendre aux désirs du roi sans l'aveu de la diète ou assemblée générale des seigneurs et des évêques d'Allemagne. La diète germanique refusa de livrer Richard au roi de France, et décida qu'il comparaîtrait devant elle dans le but de se justifier des griefs qu'on lui imputait.

Philippe, comme pour couronner sa conduite déloyale envers son frère d'armes, publia qu'il se croyait dégagé de la parole qu'il lui avait donnée en Orient ; que c'était trop longtemps souffrir sa sœur dans l'esclavage et voir les Anglais retenir injustement sa dot. Puis, sans attendre le jugement du prisonnier, il lui envoya un messager chargé de le défier et de lui déclarer la guerre à outrance. En même temps il renouvela ses intrigues avec Jean, comte de Mortain, qui cherchait à soulever les barons de l'Angleterre contre son frère absent, et convoitait la couronne. Au milieu de la tristesse générale à laquelle le royaume était en proie, Jean écouta avec joie les propositions du roi de France et se rendit en toute hâte à Paris. Philippe reçut avec une rare magnificence le frère de son compagnon d'armes. Il promit de lui garantir la possession de la Normandie, de l'Anjou et de l'Aquitaine, et de l'aider à s'emparer du trône d'Angleterre. De son côté, le comte de Mortain s'engagea à céder au monarque les cantons normands au nord de la Seine, Tours, Loches, Amboise et Montrichard, dès qu'il serait roi à la place de Richard, à demeurer son fidèle allié, enfin à épouser la malheureuse Alix (janvier 1193). Le motif de la grande colère de Jean contre Richard, c'est que celui-ci, dans son traité d'alliance avec 'Tancrède, roi de Sicile, qualifiait Arthur, fils du feu duc Geoffroy, de son cher neveu et héritier, conformément au principe de la représentation des pères par des enfants.

Ces conventions avec le roi de France étaient à peine conclues que Jean sans Terre retourna à Londres, dans l'intention d'opérer un soulèvement en sa faveur. Quant à Philippe, il passa la frontière de Normandie avec une puissante armée. Il se jeta sur le Vexin, dont Gisors, la capitale, lui fut livrée, s'empara aisément du reste, ainsi que de Neufchâtel, sur lequel l'abbé de Saint-Denis avait des droits. Évreux, Neufbourg, Vaudreuil et beaucoup d'autres villes et châteaux tombèrent aussi sous la domination des Français. Pendant ce temps, leur allié, le comte de Mortain, dont le courage n'était pas à la hauteur de son ambition, voyait s'armer contre lui les prélats et les barons d'Angleterre et repousser des côtes un armement de mercenaires étrangers. Ainsi s'évanouissaient les espérances qu'avait conçues ce pusillanime usurpateur. Obligé de consentir à une trêve, il revint trouver Philippe en Normandie. Le roi de France, encouragé par ses premiers succès, marcha sur Rouen et l'assiégea ; mais cette ville fut défendue avec succès par le comte de Leicester, seigneur d'un rare mérite et d'une valeur à toute épreuve, nouvellement arrivé (lu voyage de Palestine. Les discours de leur intrépide gouverneur et l'aspect de la désolation qui régnait autour d'eux enflammèrent les habitants du plus ardent patriotisme ; ils firent de généreux efforts et parvinrent à repousser l'ennemi. Les femmes mêmes, rivalisant de courage avec les hommes, montaient sur les remparts et versaient de la poix bouillante sur les assaillants. Leicester, à la tête de sa garnison, fit une sortie heureuse contre l'armée française et brûla toutes ses machines de guerre. Philippe leva brusquement le siège et consentit à une trêve six mois que lui demandèrent les barons de Normandie, pour cette province seulement, au prix d'une somme de vingt mille marcs d'argent. Il exigea comme garantie des otages et la cession de quatre forteresses.

Cependant les Anglais supportaient impatiemment la captivité de leur roi, dont ils déploraient les infortunes, et la vieille Éléonore, s'adressant à toute la chrétienté, réclamait instamment la liberté de son fils. Pierre de Blois pressait dans ses lettres son compagnon d'études et son ami Conrad, archevêque de Mayence, de travailler de tout son pouvoir à la délivrance de Richard. Il retraçait au pape Célestin les douleurs maternelles et le deuil de l'Angleterre : la majesté royale avait été violée ; l'habit de pèlerin n'avait pu protéger un preux chevalier, la terreur des infidèles, le généreux défenseur du saint sépulcre ; celui que ses merveilleux exploits rendaient si cher aux chrétiens d'Orient, et que le glaive du Sarrasin n'avait pu atteindre, était tombé victime de la trahison et de la perfidie. Il invoquait ensuite les foudres du Vatican contre Léopold et Henri VI. Voyant que le souverain pontife se contentait de plaindre le sort du roi d'Angleterre sans se hâter de le secourir, il osait lui dire au nom de la reine Éléonore : « Souvent pour des affaires de médiocre importance vos cardinaux vont en légation, même chez les nations barbares, et pour celle-ci vous n'avez pas encore envoyé un sous-diacre ou un acolyte. C'est qu'aujourd'hui l'intérêt fait les légats, non l'honneur de l'Église ou le salut du peuple. Quelle excuse peut couvrir votre négligence, puisque vous avez le pouvoir de délivrer mon fils si vous en aviez la volonté ? Dieu ne vous a-t-il pas donné en la personne de saint Pierre le pouvoir de gouverner tous les royaumes ? Il n'y a ni duc, ni roi, ni empereur, exempt de votre juridiction. Vous direz que cette puissance vous est donnée sur les âmes et non sur les corps. Soit : il nous suffit que vous liiez les âmes de ceux qui tiennent mon fils en prison ; il vous est facile de le délivrer, pourvu que la crainte de Dieu chasse la crainte des hommes[10]. »

L'archevêque de Rouen et ses suffragants exhortèrent également le pape à employer dans cette occasion le glaive de saint Pierre, et tous les prélats d'Angleterre, assemblés à Oxford, envoyèrent des députés au royal captif pour lui porter des conseils et des consolations. Comme on accusait Richard du meurtre de Conrad, on fit aussi courir à cette époque en Occident une lettre vraie ou supposée du Vieux de la Montagne à Léopold, duc d'Autriche, dans laquelle ce chef des assassins déclarait qu'il avait fait tuer le marquis de Montferrat pour venger les outrages commis par ce prince envers quelques-uns de ses sujets, et sans avoir rien reçu du monarque anglais.

Au jour fixé pour son jugement, Richard comparut devant Henri VI et la diète de Haguenau (13 avril). Là il fut accusé d'avoir fait alliance avec Tancrède, usurpateur du royaume de Sicile, et de l'avoir maintenu au préjudice de l'Empereur, qui ne l'avait jamais offensé ; d'avoir tourné contre un prince chrétien, Isaac Comnène, des armes destinées à combattre les infidèles ; d'avoir indignement outragé le noble duc d'Autriche sous les murs de Ptolémaïs ; d'avoir livré aux poignards des Ismaéliens Conrad, prince de Tyr, et Philippe de France ; enfin, d'avoir entretenu de criminelles intelligences avec Saladin. Cœur-de-Lion donna fièrement un démenti à toutes ces imputations. « Que celui qui m'accuse de trahison comparaisse, répondit-il, qu'il se présente tout armé ; qu'il consente à entrer dans la lice pour me convaincre sur ce point. Certes, mon courage ne m'a point abandonné jusque-là que quelqu'un puisse me vaincre lorsque je me confie en mon droit et en ma vigueur accoutumée. Qu'on fasse donc ce qui est prescrit par le droit féodal. Si la loi ne me favorise, je ne dis plus un mot pour écarter la mort. Si j'ai combattu pour les droits d'une sœur, et si, par moi, Tancrède lui a enfin rendu ce qui lui revenait, je n'ai point, par une telle conduite, offensé ton empire. Prends pitié, je t'en supplie, de mes voyages et de mes fatigues ; prends pitié de ma patrie, que mon frère dévaste en suscitant méchamment contre moi les armes des enfants de la France. Tandis que je demeure ici captif, le roi Philippe renverse à son gré mes châteaux et détruit mes cités. Tu n'es prince que depuis peu, des guerres te menacent, tu dois avoir besoin de sommes considérables ; si tu veux triompher d'autant d'ennemis qu'il s'en présente maintenant, tout prêts à se montrer rebelles contre toi, je te donnerai cent fois mille marcs d'argent et je me reconnaîtrai ton vassal. Ma captivité n'est pour toi d'aucun avantage ; il n'y a nulle gloire à remporter une victoire sur un roi désarmé. Permets donc que j'aille porter secours à mon royaume, déjà trop désolé[11]. »

Par cette défense mâle et persuasive, Richard se concilia l'admiration des princes et des chevaliers qui composaient la diète germanique. L'Empereur lui-même parut attendri, et depuis ce moment il traita son prisonnier avec le respect dû à une tête couronnée. Malgré cela, il hésitait encore à lui rendre la liberté, car il redoutait la vengeance d'un prince si violemment offensé. Mais les grands de l'Empire désapprouvèrent cette irrésolution, renouvelèrent leurs instances auprès de Henri, qui se vit obligé d'entrer en négociation avec Richard, dont la rançon fut fixée à cent cinquante mille marcs d'argent. Le roi d'Angleterre promit de briser les fers d'Isaac Comnène ; de remettre la princesse de Chypre, sa fille, aux soins de son oncle, le duc d'Autriche ; d'accorder pour épouse au fils de ce prince sa nièce Éléonore, fille du duc de Bretagne ; de se reconnaître le vassal de l'Empereur, sous l'obligation de lui payer un tribut annuel de 5.000 livres sterling pour la couronne d'Angleterre. Cet aveu de vasselage flattait l'amour-propre de Henri et les vieilles prétentions impériales à la domination universelle des Césars de Rome. La cérémonie s'accomplit en présence des seigneurs et des évêques allemands avec toute la pompe que réclamaient les usages du siècle. « Le roi Richard, dit Roger de Hoveden, se destitua du royaume, et le remit à l'Empereur, comme au suzerain universel, l'en investissant par son chaperon ; et aussitôt l'Empereur le lui rendit pour le tenir en fief, et lui en donna l'investiture par une double croix d'or. » Tous les évêques et les seigneurs promirent ensuite par serment, sur leur aime, que Richard serait délivré aussitôt qu'il aurait payé les cent cinquante mille marcs ; et Henri, en retour, s'engagea à le secourir contre tous ses ennemis et lui conféra l'investiture du royaume d'Arles et du Viennois, de Lyon et de Narbonne, provinces et villes sur lesquelles les empereurs d'Allemagne n'avaient d'autres droits que des prétentions contestées.

Après la conclusion du traité, Richard fut remis en prison jusqu'au paiement de la somme stipulée pour sa rançon. Cinq mois s'écoulèrent encore avant sa délivrance, malgré les plaintes amères de l'illustre captif aux officiers de son royaume et à ses amis, les efforts de la reine sa mère et les foudres de l'Église lancées contre l'Empereur, le duc d'Autriche et les fauteurs de sa détention arbitraire. La levée des énormes tributs imposés à l'Angleterre pour acquitter la dette de son roi s'exécutait fort lentement, grâce à la fraude et aux rapines honteuses des employés et aux intrigues de Jean sans Terre. A la nouvelle de ce qui avait été résolu dans la diète, ce prince et Philippe son allié pressèrent vivement Henri VI d'en braver la décision. « Gardez-vous bien, lui dirent-ils dans leurs nouveaux messages, de délivrer Richard, car vous vous en repentiriez. Ne savez-vous pas qu'il nous menace tous ? » Ils allèrent même jusqu'à lui offrir soixante-dix mille marcs d'argent, s'il consentait à prolonger d'une seule année sa captivité, ou bien une somme égale à sa rançon, pour que le prisonnier fût confié à la garde du roi de France. Cette proposition inspira à l'Empereur le désir de violer ses promesses ; mais les princes germains, dont il craignait d'exciter l'indignation, lui persuadèrent de tenir sa parole.

Pendant ces négociations, la reine Éléonore, ayant pu réunir soixante -dix mille marcs, se hâta de passer en Allemagne avec l'archevêque de Rouen, Gauthier, et d'aller verser cette somme dans les mains de Henri VI qui voulut bien accepter des otages pour le paiement du reste. Le roi d'Angleterre reçut la liberté au commencement de février 1191, après quatorze mois de prison. Il avait manifesté de si profonds ressentiments contre Philippe-Auguste et le comte de Mortain, que l'Empereur crut devoir prévenir ces deux princes, ses alliés, du départ de son prisonnier. « Tenez-vous sur vos gardes, leur écrivit-il : le diable est déchaîné ; je n'ai pu faire autrement[12]. » Mais Richard n'avait pas encore échappé à tous les dangers. Le roi de France avait chargé ses émissaires de s'emparer de son rival, et déjà le spéculateur impérial se repentait d’avoir lâché sa proie. Cœur-de-Lion, ayant descendu promptement le Rhin jusqu'à Cologne, se rendit de cette ville à Anvers, où la saison peu favorable le retint plus d'un mois. Averti par un des otages restés entre les mains de l'Empereur que ce dernier voulait le faire arrêter une seconde fois, Richard fréta une mauvaise galiote d'un marchand de Normandie, et, malgré les vents contraires, débarqua heureusement au port de Sandwich, et entra dans la capitale de l'Angleterre au milieu des acclamations de ses sujets. « Toute la ville était décorée et ornée magnifiquement ; pour recevoir son roi, elle avait déployé la plus grande pompe. Lorsque la nouvelle se fut répandue, les nobles, les vilains marchèrent dans une allégresse cornu-lune à la rencontre du monarque. Ils avaient le plus vif désir revoir celui sur l'arrivée duquel ils ne comptaient de plus[13]. »

 

 

 



[1] Henri Martin.

[2] Boha-Eddin, p. 14.

[3] La Philippide, chant IVe.

[4] Benoit Peterborough.

[5] Benoit Peterborough, p. 525.

[6] Rigord, Chronique de Saint-Denis.

[7] \linisauf, 128.

[8] Gulielm. Neubrigensis. De Reb. anglic.

[9] Gulielm. Neubrigensis.

[10] Petr. Bles.. E. 64, 143, 144, 145, 146.

[11] La Philippide, chant IVe.

[12] Roger de Hoveden.

[13] Matthieu Pâris.