PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE V. — SÉJOUR DE PHILIPPE ET DE RICHARD EN SICILE. - ARRIVÉE DEVANT PTOLÉMAÏS.

 

 

Philippe-Auguste prend le bourdon et la panetière à Saint-Denis. — IL est joint à Vézelay par Richard. — Séparation des deux rois à Lyon. — Une tempête assaille la flotte de Philippe-Auguste. — Itinéraire de Richard. — Arrivée à Messine. — Mort de Frédéric Barberousse. — Différends entre Richard et Tancrède, roi de Sicile. — Querelle des Anglais avec les Messinois. — Mésintelligence entre les rois de France et d'Angleterre. — Réconciliation. — Caractère intraitable de Richard. — Joachim, abbé de Curacio, en présence de Richard. — Ordonnances des deux rois. — Départ de Messine. -- Arrivée des Français devant Saint-Jean-d'Acre. — État des affaires de la Palestine. — Préparatifs de Philippe pour attaquer Ptolémaïs. — Navigation de Richard. — Conquête de File de Chypre. — Combat naval contre les infidèles. — Arrivée de Richard à Ptolémaïs.

 

Le roi de France avait publié les mesures les plus sages de justice, d'administration et de défense militaire pour son royaume, lorsque, la Saint-Jean-Baptiste étant venue, il alla prendre l'oriflamme à Saint-Denis, suivant la coutume de ses pères. Prosterné sur le pavé, devant le corps du glorieux martyr, il pria longtemps avec piété et effusion de larmes, puis se leva et reçut l'écharpe et le bourdon des mains de Guillaume, archevêque de Reims. De là il gagna Vézelay, où il fut joint par Richard, auquel le pieux archevêque de Tyr avait donné, dans 'l'église Saint- Martin de Tours, le bourdon et la panetière de pèlerin. Les deux rois passèrent en revue leurs armées, les plus belles qu'eût jamais équipées l'Europe féodale. Sous leurs bannières se trouvaient réunis plus de cent mille hommes enthousiastes de gloire et de religion, jeunesse fougueuse et toujours prête à braver les dangers. ils visitèrent à Vézelay la châsse de sainte Marie-Madeleine, renouvelèrent leurs protestations d'éternelle amitié et descendirent ensemble vers le Midi. A Lyon, ville d'une haute importance par sa population et ses richesses, un accident affreux répandit la tristesse parmi les pèlerins. Richard et Philippe avaient déjà franchi avec la plus grande partie de leurs gens un pont de bois jeté sur le Rhône, lorsque ce pont s'écroula tout à coup. Il périt beaucoup de monde dans les flots rapides du fleuve, surtout des enfants et des femmes qui étaient accourus en foule et sans ordre pour voir l'armée des croisés. Les gens superstitieux ne manquèrent pas de tirer de cet événement les présages les plus funestes. Ce fut dans cette ville que les deux rois se séparèrent après avoir publié de nouveaux statuts de discipline. Comme ils avaient résolu de ne pas suivre la route des précédents pèlerinages et de prendre la voie de la mer, Richard se dirigea sur Marseille, et Philippe conduisit ses troupes à Gênes, où des transports lui étaient préparés par la république. La ville de Messine, en Sicile, avait été choisie pour le rendez-vous de leurs flottes, et l'on était convenu que le premier des deux qui aborderait sur ses rivages y séjournerait jusqu'à l'arrivée de l'autre.

Parvenu à Gênes après une longue et pénible marche dans les montagnes des Alpes, Philippe tomba malade et fut contraint d'attendre son retour à la santé. Il fut bientôt rendu au vœu de ses chevaliers impatients, et l'armée entière s'embarqua. La flotte avait navigué pendant trois semaines sur les eaux de la mer tyrrhénienne ; déjà elle avait échappé à de grands périls, lorsqu'en longeant le détroit de Messine elle fut subitement assaillie par une affreuse tempête. Les ondes menaçaient d'engloutir les vaisseaux, et le pilote se vit obligé de jeter à la mer des chevaux, des grains, des aliments et des tonneaux remplis de vin. On avait dépassé le milieu de la nuit, la tempête durait avec la même violence ; l'aspect effrayant de l'atmosphère faisait désespérer du salut de l'armée de France ; le tonnerre, les nuages et d'épaisses ténèbres cachaient la vue des astres ; de fréquents éclairs venaient seuls interrompre cette scène et porter l'effroi dans les cœurs. Le roi déployait une force d'âme inébranlable au milieu des pèlerins consternés ; il s'efforçait de relever leur courage par des paroles consolantes : « Que toutes vos craintes cessent, leur disait-il : voici que Dieu nous visite du haut des cieux et que la tempête se retire ; déjà les frères de Clairvaux se sont levés pour matines ; déjà les saints, qui ne vous oublient point, rendent leurs oracles en l'honneur du Christ ; leurs prières nous réconcilient avec lui, leurs prières vont nous délivrer de ce grand péril. » Enfin le tumulte de l'atmosphère tomba peu à peu, la fureur des flots s'apaisa, les ténèbres se dissipèrent, un vent favorable poussa la flotte sous la protection de Dieu, et les voyageurs, après avoir souffert des pertes considérables, entrèrent dans le port de Messine en poussant des cris de joie[1]. Tancrède, roi de Sicile, accueillit Philippe avec de grandes marques de respect et d'amitié, et lui donna des logements pour lui et pour ses barons dans l'intérieur de la ville (16 septembre). Le roi de France fit aussitôt réparer les avaries des vaisseaux, et les pourvut de toutes les choses qu'il avait fallu sacrifier

la tempête. Plus tard, aux fêtes de Noël, il ouvrit ses trésors et répandit ses largesses de tous côtés, afin que les champions du Christ oubliassent les pertes qu'ils avaient éprouvées. Entre autres libéralités, il donna mille marcs d'argent au duc de Bourgogne, six cents au comte de Nevers, quatre cents à Guillaume des Barres, quatre cents onces d'or à Guillaume de Mello, quatre cents onces à l'évêque de Chartres, trois cents onces à Matthieu de Montmorency[2].

Richard Cœur-de-Lion n'était pas encore arrivé à Messine. Après avoir quitté Philippe sur les bords du Rhône, il s'était dirigé vers Marseille. Là sa patience fut mise à une rude épreuve. Il ne trouva point sa flotte, dont il avait confié le commandement à deux évêques et à trois chevaliers, sous le titre de connétables, avec ordre de le joindre dans le port de cette ville. Il ne voulut pas l'attendre, et, nolisant de grandes barques et vingt galères bien armées pour lui et sa suite, il côtoya l'Italie jusqu'à l'embouchure du Tibre. C'est là que vint le trouver le cardinal Octavien, évêque d'Ostie. Le ro. i se plaignit vivement à lui de la simonie des Romains : ils avaient reçu, prétendait - il, sept cents mars d'argent pour la consécration de l'évêque du Mans, quinze cents pour l'élection de l'évêque d'Ély, et une grosse somme pour empêcher la déposition de l'évêque de Bordeaux, accusé par son clergé. Richard passa ensuite à Naples, jouit du spectacle de sa baie enchantée, et s'empressa de visiter tous ses environs. Enfin il arriva le 8 septembre à Salerne, déjà célèbre par son école de médecine.

Pendant ce temps, une tempête avait écarté sa flotte dans l'Océan, et l'avait jetée au cap Saint-Vincent, non loin de la ville de Silves en Portugal. Elle avait relâché à l'embouchure du Tage pour se radouber, lorsque le roi, Sanche Ier le Gros, crut que la Providence lui envoyait cette flotte comme un secours miraculeux. Le Miramolin d'Afrique le tenait investi dans Santarem, où il s'était imprudemment engagé, et la fortune du Portugal était attachée au salut de son roi. Il députa donc vers les connétables de la flotte anglaise et les supplia de l'arracher au danger qui le pressait, leur représentant que l'expédition ne serait pas de longue durée, et qu'il ne serait pas moins glorieux de protéger les chrétiens du Portugal que d'aller rétablir ceux de la Palestine. Persuadés par ces raisons, les connétables détachèrent cinq cents hommes pour se jeter dans Santarem, avec la promesse de faire débarquer le reste de leurs troupes. Ce renfort inattendu releva le courage des assiégés. Une sortie furieuse de leur part étonna le Miramolin, déjà instruit de l'arrivée de la flotte. Il s'empressa de lever le siège, et sa mort, qui survint peu de jours après, dissipa tout le péril. Mais les excès et les violences des croisés apprirent bientôt aux Portugais qu'ils étaient aussi dangereux comme amis que comme ennemis. Les habitants de Lisbonne se virent contraints de prendre les armes, afin de protéger contre eux leurs femmes et leurs propriétés. La paix fut bientôt rétablie, grâce aux efforts de Sanche Ier et des connétables ; et la flotte, ayant remis à la voile, traversa heureusement le détroit de Gibraltar, remonta la Méditerranée et alla prendre le roi d'Angleterre à Salerne. Déjà fière de son expédition en Portugal, elle parut comme en triomphe devant Messine, le 23 septembre, et fit son entrée dans le port au son d'une musique martiale. Les habitants montèrent en foule sur les remparts pour assister à ce pompeux spectacle, et conçurent une haute idée de la puissance de Richard, en voyant cette flotte composée d'environ deux cents bâtiments, parmi lesquels on comptait, outre une infinité de barques et de tartanes, treize galéasses, cinquante galères et cent vaisseaux de premier rang, tous ornés de banderoles, d'armoiries diverses et de brillants symboles dont le soleil relevait encore l'éclat. Le monarque anglais fut reçu sur le rivage par Philippe-Auguste, accompagné de Tancrède, qui lui donna pour demeure une maison des faubourgs entourée de vignobles[3].

Entraîné par l'éloquence de Guillaume de Tyr, l'empereur d'Allemagne, Frédéric Barberousse, avait aussi destiné à la délivrance de Jérusalem ses soldats les plus braves et les mieux disciplinés. Dans l'espoir de conquérir sans les croisés de France et d'Angleterre, il n'avait pas voulu les attendre, et ce prince était parti depuis un an à la tête de cent cinquante mille combattants, avec Frédéric de Souabe, son fils. La Hongrie, la Bulgarie et les provinces de l'empire grec traversées, malgré les nombreux obstacles que lui avait opposés le perfide Isaac l'Ange, il passa l'Hellespont et arriva près de Laodicée. C'est là que les musulmans l'attaquèrent avec des forces puissantes ; mais l'Empereur les mit en déroute, et, continuant sa marche et le cours de ses exploits, il écrasa les troupes du sultan de Roum. Il emporta ensuite d'assaut Iconium, sa capitale, et là ses soldats se reposèrent des fatigues de leur longue marche. Au printemps il se remit en route ; sou armée entra dans la Cilicie et parvint sur les bords de la petite rivière de Selef. Tandis que les pèlerins, riches et pauvres, franchissaient des rochers comme des chamois et des oiseaux, dit le chroniqueur Ansbert, qui faisait partie de l'expédition, l'Empereur, invité par la fraîcheur et la limpidité des ondes, voulut s'y baigner. A peine ce grand guerrier, échappé victorieusement à tant de périls, était-il entré dans l'eau, qu'il fut tout à coup saisi d'un froid glacial et retiré sans vie du fleuve. Cette perte jeta la consternation parmi les Allemands, qui proclamèrent chef le duc de Souabe et poursuivirent tristement leur route. Mais décimés par la désertion, la disette et le climat dévorant de la Syrie, ils se trouvèrent bientôt réduits à cinq mille combattants. Ces déplorables débris de la plus brillante armée qui fût jamais sortie de la Germanie, gagnèrent enfin le camp des chrétiens sous les murs de Ptolémaïs ou Saint-Jean-d'Acre, qu'assiégeait le roi de Jérusalem, Guy de Lusignan.

Malgré leur impatience de visiter la terre sainte, les rois de France et d'Angleterre, effrayés par les tempêtes de l'équinoxe, résolurent de passer l'hiver en Sicile. Beaucoup de seigneurs croisés, qui n'avaient point voulu les attendre, atteignirent avec eux la Palestine. Un grand nombre d'autres, plus lents dans leurs préparatifs, les rejoignirent successivement à Messine. Le retard de Philippe et de Richard n'était pas d'un heureux augure pour l'expédition : deux princes de caractère si différent ne pouvaient vivre en bon accord pendant toute une saison, et bientôt commencèrent entre eux les dissensions et les querelles. Quelques jours après l'arrivée du monarque anglais, Jeanne, sa sœur, veuve de Guillaume II, dernier roi de Sicile, et que Tancrède avait confinée à Palerme, vint le visiter. Elle lui raconta les larmes aux yeux, et en présence des barons, l'histoire de ses malheurs et les injustices de Tancrède. Guillaume II, son époux, était mort sans postérité, en léguant ses États à Constance, sa grand'tante, fille de Roger Ier, et alors femme de l'empereur d'Allemagne Henri VI. Tous les comtes du royaume avaient juré de reconnaître cette princesse pour leur reine, et Tancrède lui-même, frère de Constance, s'était empressé le premier de prêter ce serment. Mais à peine Guillaume eut-il les yeux fermés, que Tancrède, cher aux prélats et aux seigneurs de Sicile, s'empara des villes les plus importantes et prit le titre de roi. Le peuple, redoutant une domination étrangère, concourut à son élévation. Occupé du soin de s'affermir sur le trône impérial où l'avait appelé la mort de Frédéric Barberousse son père, Henri VI ne put s'opposer d'abord à cette usurpation. Le nouveau roi de Sicile ne laissa point échapper une occasion si favorable ; il se fit couronner à Palerme, du consentement de la cour de Rome, reçut l'hommage de l'abbé du Mont-Cassin et de la plupart des barons de la Pouille, s'assura des places les plus fortes et des trésors de son prédécesseur, et retint en captivité la reine Jeanne, coupable à ses yeux d'avoir soutenu les droits de Constance.

Les choses étaient en cet état à l'arrivée des princes croisés. L'usurpateur en fut effrayé ; il eût volontiers renoncé à l'honneur de recevoir des hôtes aussi puissants et aussi dangereux. Adroit et insinuant, il gagna facilement les bonnes grâces du roi de France, et, dans la 'crainte de s'attirer la colère de Richard, il se bâta de mettre en liberté la reine Jeanne. Mais le monarque anglais, indigné de la conduite de Tancrède, se plaignit hautement de l'outrage fait à sa sœur, réclama avec menace sa dot, son douaire et divers legs que Guillaume avait laissés par son testament au vieux roi d'Angleterre Henri II. Ils consistaient en soixante mille mesures de blé, soixante mille d'orge, soixante mille de vin, dix galères équipées pour deux ans, une table d'or de douze pieds de long, le plus riche bijou du trésor des rois de Sicile, une immense tente de soie, sous laquelle cent chevaliers pouvaient manger à l'aise, vingt-quatre coupes d'argent et deux trépieds d'or. Dans la persuasion que son royal hôte renoncerait à ces prétentions s'il pouvait enfin partir pour l'Orient, Tancrède ne lui fit aucune réponse. Il passa môme dans la Pouille, afin de soumettre quelques partisans de Constance qui avaient pris les armes. L'impétueux Richard, se croyant méprisé, traversa aussitôt le détroit de Messine avec des galères, emporta d'assaut un château fort sur les côtes de la Calabre, et le donna à Jeanne comme place de sûreté (2 octobre). Le jour suivant, il aperçut dans une île voisine du détroit un couvent de moines grecs qui lui parut très-fort par sa position : il s'empara de l'île, en chassa les moines, y mit garnison et convertit leur résidence en un dépôt d'armes et d'approvisionnements.

Alarmés de ces procédés, les Siciliens ne regardèrent plus les Anglais que comme des ennemis. Pour montrer au prince étranger combien leur déplaisait sa conduite arrogante, ils fermèrent les portes et refusèrent l'entrée de la ville à ses gens, trop souvent portés à imiter la violence de leur maitre. A cette nouvelle, Richard ne put contenir sa colère ; il se rendit au palais de Tancrède et le requit de châtier sans nul retard des bourgeois assez audacieux pour résister à un roi. Celui-ci s'efforça de calmer les esprits irrités de ses sujets, et leur enjoignit de cesser toute démonstration hostile à l'égard des Anglo-Normands. Les magistrats de Messine députèrent aussi vers le roi d'Angleterre et. lui promirent satisfaction, de sorte que la paix sembla rétablie. La haine des Siciliens ne devait cependant pas s'éteindre au gré des ménagements employés par la politique.

Au bout de quelques jours, une troupe des plus irrités d'entre les bourgeois, réunie à de braves paysans, occupa les hauteurs voisines du quartier de Richard, afin de tomber à l'improviste sur lui lorsqu'il passerait suivi d'une faible escorte. Lassés d'attendre, ils attaquèrent la maison d'un chevalier normand, appelé Hugues le Brun, favori du roi. Dans ce moment, Richard tenait une conférence hors des murs avec des envoyés de Tancrède, en présence de Philippe, comme médiateur. On leur annonça tout à coup que l'action devenait générale entre les deux partis et que le sang coulait. Alors le prince anglais quitta brusquement l'assemblée, s'arma de pied en cap et se mit à la tête de ses troupes. Poursuivis par des forces supérieures, les bourgeois se retirèrent dans la ville et, fermèrent le passage aux Anglo-Normands, sur lesquels ils firent pleuvoir du haut des remparts une grêle de flèches et de pierres. Vingt sergents et cinq chevaliers du roi furent tués. Richard, furieux, repoussa les assaillants, fit sonner l'assaut, força les portes, entra le premier dans Messine, qu'il abandonna à la vengeance de ses nombreux soldats, et planta ses bannières sur les tours de la ville.

Philippe, resté tranquille spectateur du combat, reprocha hautement à Richard d'avoir manqué au respect qu'il lui devait, en arborant l'étendard d'Angleterre dans une place où résidait son suzerain, et demanda que cet étendard fût enlevé et remplacé par celui de France. Richard ne voulut point consentir à ces prétentions, et peu s'en fallut que les deux rois ne tournassent leurs armes l'un contre l'autre. Mais les plus sages des barons intervinrent dans leur différend, et Richard, après un moment d'hésitation, fit descendre ses bannières, et, pour apaiser Philippe, il confia la garde de Messine à leurs amis communs et alliés, les chevaliers du Temple, jusqu'à ce qu'il eût obtenu satisfaction du roi de Sicile[4].

Tancrède, encore mal affermi sur le trône, ne jugea pas à propos de s'attirer un nouvel ennemi, et s'empressa de satisfaire à toutes les réclamations du monarque anglais. Il consentit donc à lui payer quarante mille onces d'or pour le douaire de Jeanne sa sœur, et le legs que Guillaume avait fait à son père Henri. Puis, afin de se concilier l'amitié de cet hôte dangereux, il lui envoya de magnifiques présents. Richard n'en retint qu'un anneau d'or d'un prix médiocre, et lui donna en retour l'épée du fameux Arthur, roi des Bretons, trouvée dans le tombeau de l'enchanteur Merlin. Une étroite union s'établit dès lors entre les deux princes, et le roi d'Angleterre fiança le jeune duc de Bretagne, Arthur, son neveu et son héritier, à la fille de Tancrède, et s'engagea, si ce mariage ne pouvait s'accomplir, à rendre au roi de Sicile ou à ses héritiers la moitié de ce qu'il en avait reçu, vingt mille onces d'or. Il lui jura de plus une alliance éternelle et lui promit de le soutenir contre tous ses ennemis. Le pape confirma ce traité, dont il resta dépositaire.

Le raccommodement de Richard et de Tancrède n'eut lieu qu'aux dépens du roi de France. En effet, dans les premiers transports de son amitié, Tancrède remit à son nouvel allié une prétendue lettre de Philippe, dans laquelle celui-ci disait que le roi d'Angleterre était un traître, qu'il ne devait se fier à lui d'aucune manière, et promettait au Sicilien le secours de l'armée française, s'il voulait attaquer les Anglais pendant la nuit. D'abord Richard n'ajouta point foi aux discours de Tancrède, et regarda la lettre comme supposée ; toutefois, ce dernier ayant offert d'en prouver la vérité l'épée à la main, il feignit d'être convaincu. Il garda quelque temps le secret sur cette confidence ; mais au milieu d'une vive discussion avec son frère d'armes au sujet de son mariage avec Alix, le roi d'Angleterre ne put s'empêcher de présenter à Philippe la lettre que lui avait confiée Tancrède, et se plaignit âprement de sa perfidie. « Cette charte est fausse, » lui dit le prince français en la repoussant avec dédain, « ce n'est qu'un indigne artifice, un prétexte honteux que tu inventes pour te dispenser d'épouser ma sœur, ta fiancée[5]. — Ta sœur, répondit tranquillement Richard, je ne puis la prendre pour femme, et je t'en prie, veuille ne pas me demander le motif secret qui me porte à cette démarche. Tu trouveras des comtes et des barons à qui tu pourras l'unir d'un lien plus solide. — Si tu me rends ma sœur, ajouta Philippe avec colère, tu dois me rendre aussi sa dot et son douaire, qui me font retour. Mais pour le moment je ne fais aucune plainte et n'exige rien ; je ne veux point menacer. Une œuvre plus grande nous appelle ; terminons sans querelle l'entreprise qui nous presse. Je t'accorde une trêve de sûreté tant que tu porteras les armes pour le service de la croix. Plus tard, redoute et moi et les miens[6]. » Depuis ce jour, le roi de France n'insista plus ; il dispensa même Richard de sa promesse de mariage, et lui permit de prendre la femme qu'il voudrait, moyennant dix mille marcs d'argent, au poids de Trèves, payables à différents termes, dans le cours de cinq années. Un mois après son retour de la Palestine, Richard devait lui restituer Alix et les places fortes qui avaient composé sa dot. Ainsi la paix se rétablit entre les deux rois, mais non l'amitié : dès ce moment, le prince anglais ne se montra plus à. cœur ouvert ni au roi de France ni aux siens, et Philippe ne lui témoigna plus la même bienveillance (mars 1191). Pendant cette discussion, envenimée par les perfides suggestions de Tancrède, Richard, qui avait offert sa main à Bérengère, fille du roi de Navarre, apprit que sa mère Éléonore et sa nouvelle fiancée étaient arrivées à Naples. Il fit partir une escadre pour aller au - devant d'elles.

Le caractère intraitable du roi d'Angleterre se manifesta non-seulement dans ses différends avec son suzerain, mais encore dans les moindres circonstances. Ce prince se promenait un jour aux environs de Messine, accompagné d'un seul chevalier. Le cri d'un épervier qu'un paysan nourrissait dans sa maison frappa tout à coup ses oreilles. L'épervier et tous les oiseaux de chasse étaient alors en Angleterre une propriété interdite aux vilains et aux bourgeois, et réservée pour les divertissements des barons et des seigneurs. Richard, oubliant que la Sicile n'était pas soumise aux lois de son propre royaume, et d'ailleurs indigné de voir un si noble oiseau en la possession d'un paysan, entra dans la maison, prit l'épervier et voulut l'emporter. Mais le vilain, auquel ce genre de despotisme était inconnu, de se préparer aussitôt à la résistance, d'appeler ses voisins au secours et de tirer contre le royal voleur un couteau qu'il portait à la ceinture. Le prince mit l'épée à la main afin de repousser les paysans accourus à cet appel, et dont le nombre allait croissant ; mais, son épée s'étant brisée, il fut obligé de se dérober par la fuite à la vengeance de ces hommes armés de pierres et de bâtons.

Une autre fois il chevauchait dans Messine, suivi d'un nombreux cortége de chevaliers français et normands. Au même instant passa un paysan avec un âne chargé de ces roseaux qu'on nomme vulgairement cannes. Le roi et ses compagnons, s'emparant de ces armes innocentes, coururent les uns contre les autres et engagèrent une lutte agréable à voir. Richard se jeta sur Guillaume des Barres, dont il avait déjà éprouvé la valeur ; mais son manteau fut tout déchiré par le coup violent que lui porta le chevalier français. Le prince, irrité, fondit à plusieurs reprises sur son adversaire pour lui faire abandonner les étriers. La force et l'adresse de Guillaume rendirent ses efforts impuissants. Entraîné par la course, Richard chancela, et son cheval s'abattit ; il se hâta de monter sur un autre, revint à la charge une seconde fois et continua de presser vivement son redoutable adversaire. Mais Guillaume, s'attachant fortement au cou de son coursier, demeura aussi immobile qu'une tour. La vieille haine du roi d'Angleterre se réveilla alors contre le chevalier qui l'avait déjà vaincu dans les plaines de Normandie. « Va-t'en d'ici, lui cria-t-il plein de colère, et ne te présente plus devant mes yeux, car je serai désormais l'éternel ennemi de ta personne et des tiens. » Guillaume ne répondit point ; il alla trouver Philippe, son seigneur, afin qu'il intercédât en sa faveur auprès de Richard. Les prières du roi de France furent inutiles ; l'Anglais, irrité, ne voulut rien entendre. Ce ne fut que longtemps après, qu'à la sollicitation des prélats et (les grands de l'armée, Richard consentit à ne pas tirer vengeance de Guillaume des Barres ni de ses proches pendant tout le temps du pèlerinage[7].

Ces explosions de fureur formaient un contraste étonnant avec les sentiments religieux que manifestait souvent le roi d'Angleterre. Ainsi, durant ce séjour de Messine, on le vit assembler dans une chapelle tous les évêques qui le suivaient à la croisade, se prosterner à leurs pieds nus, en chemise, portant dans sa main un paquet de verges flexibles, confesser toutes les fautes de sa vie désordonnée, en témoigner le plus vif repentir, et se soumettre à la pénitence qu'ils lui imposèrent.

Les chroniques rapportent encore que ce prince ayant entendu parler de Joachim, abbé de Curacio, en Calabre, de l'ordre de Cîteaux, qui passait pour avoir reçu de Dieu le don de prophétie, le fit venir à Messine, et qu'il écoutait avec plaisir ses explications sur l'Apocalypse. Ce pieux solitaire était consulté de toutes les parties de l'Europe, cause de sa grande réputation de science et de vertu. Curieux de connaître le résultat de la guerre sainte, Richard lui demanda quels seraient les fruits d'une entreprise qui faisait naître tant d'espérances et de craintes. L'abbé Joachim lui répondit avec le ton mystérieux du prophète : « Saladin perdra bientôt Jérusalem et la terre sainte. — Quand sera-ce ? ajouta le roi. -- Sept ans après la prise de Jérusalem par Saladin. — Pourquoi donc, reprit Richard, sommes-nous venus sitôt ? — Votre arrivée, dit l'abbé, est fort nécessaire ; Dieu vous donnera la victoire sur ses ennemis, et rendra votre nom célèbre sur tous les princes de la terre. »

Cependant le printemps s'avançait, et Philippe-Auguste, impatient de quitter Messine, où Richard voulait célébrer ses noces avec Bérengère de Navarre, ordonna à ses barons de se préparer au départ. Les deux monarques, redevenus amis, convinrent des dernières dispositions pour leur voyage, en présence des comtes, des barons et des prélats. Ils jurèrent de nouveau sur les reliques des saints et sur l'Évangile de se protéger de bonne foi l'un l'autre durant ce pèlerinage et au retour, et firent publier dans les deux camps l'ordonnance suivante :

« Tous les croisés qui mourront pendant le cours du voyage pourront disposer de leurs armes, de leurs chevaux, de leurs vêtements et de la moitié de leur argent, pourvu qu'ils n'envoient rien chez eux. Les clercs pourront aussi librement faire don de leur chapelle, de leurs ornements et de leurs livres.

« Il est défendu à toute personne de l'armée, à l'exception des chevaliers et des clercs, de jouer de l'argent aux dés. Ceux-ci ne devront pas perdre au-delà de vingt sous dans tout un jour et une nuit ; les rois joueront selon leur bon plaisir.

« En la compagnie ou sur le vaisseau des rois, et avec leur permission, les sergents d'armes royaux pourront jouer jusqu'à vingt sous, et de même en la compagnie des archevêques, évêques, comtes et barons, et avec leur permission, leurs sergents pourront jouer la même somme.

« Si des sergents d'armes, des travailleurs ou des matelots sont surpris occupés à jeter les dés, les premiers passeront aux verges durant trois jours, une fois par jour, et les derniers seront plongés trois fois dans l'eau, du haut du navire, suivant les coutumes de la mer.

« Tout pèlerin qui recevra quelque chose en prêt durant le voyage sera tenu de le rendre au terme fixé ; si le prêt a été fait antérieurement, il ne sera pas obligé de s'en acquitter pendant l'expédition.

« Si un serviteur quitte son maître, un autre ne pourra l'accueillir ; il n'en sera pas de même des clercs et des chevaliers par rapport à leur supérieur dans l'ordre des fiefs. Toutes ces ordonnances seront exécutées sous peine d'excommunication[8]. »

Le 30 mars 1191, la flotte du roi de France sortit du port de Messine ; « elle livra ses voiles au souffle du zéphyr, dit son poétique biographe, et laissant à sa gauche la Grèce, à sa droite l'île de Paros, elle dépassa heureusement les îles de Crète et de Chypre. » Philippe débarqua sur les côtes de la Palestine, près de la ville d'Acre, le 13 avril, « la veille de la sainte Pâque, ainsi conduit par la grâce divine, afin qu'il pû célébrer sur la terre ferme la solennité de ce jour sacré. Sortis de leurs vaisseaux, les Français se réjouissent et vont sautant et étendant leur corps sur le sable ; joyeux après les ennuis prolongés d'un voyage sur mer, ils s'emparent avec empressement du rivage, et respirent un air plus pur, qui leur rend au dedans la santé, et au dehors l'air de la gaieté et de la vigueur. En mème temps ils se hâtent, à l'envi les uns des autres, de dresser leurs tentes dans la plaine, dans les vallons, et ils investissent la ville de tous côtés, afin que personne ne puisse en sortir, et que nul ne vienne la secourir en y apportant du dehors des armes ou des vivres. Puis ils s'appliquent à enfermer toute l'enceinte de leur camp derrière des retranchements et des fossés profonds, et en même temps ils élèvent sur divers points de hautes machines à trois étages et des tours en bois, pour que Saladin ne puisse les attaquer à l'improviste ; car il ne cessait de livrer de fréquents combats aux serviteurs du Christ, et de les harceler la nuit. et le jour.

La ville de Ptolémaïs, devant laquelle les chevaliers français venaient de poser leurs tentes, était depuis longtemps assiégée. Les affaires d'Orient avaient, en effet, changé de face depuis la prédication de l'archevêque de Tyr. Une foule de croisés, accourus de toutes les régions de la chrétienté sous les remparts d'Acre, formaient une puissante armée, et si le royaume de Jérusalem ne s'était pas entièrement relevé, on en avait au moins conservé les débris. Guy de Lusignan, après avoir donné à Saladin, pour sa liberté, Ascalon, la seule place qui lui restait, se trouva roi sans Etats et souverain sans sujets. Il avait d'ailleurs juré de renoncer à tous ses héritages dans la Palestine et de retourner en Europe. Mais à peine le prisonnier eut-il quitté la tente de son vainqueur qu'une assemblée d'évêques le releva de son serment. Il se retira d'abord avec sa femme et ses enfants dans quelques châteaux fortifiés qui le mirent à couvert de la première insulte. Puis il disputa inutilement la ville de Tyr à Conrad, marquis de Montferrat, qui l'avait défendue avec courage et succès contre Saladin, et refusait de reconnaître Lusignan, pour lequel il affectait un profond mépris. Le roi de Jérusalem fut donc obligé de chercher un refuge à Tripoli, qui, par la mort du comte Raymond, avait passé sous la domination du prince d'Antioche. Là il recueillit les tristes débris de sa fortune, et bientôt son frère Geoffroy vint le rejoindre avec un secours de croisés, et le roi se trouva à la tête de neuf mille fantassins et de sept cents chevaux. Il alla mettre le siège devant Ptolémaïs avec sa faible troupe, que Saladin méprisa d'abord ; cette ville avait un excellent port, et il l'avait fortifiée de nouveau, parce qu'elle assurait la communication de l'Égypte avec la Syrie.

Dès le troisième jour Lusignan commença ses attaques ; mais il apprit que Saladin accourait au secours de la place avec son armée. Cette nouvelle répandit la consternation parmi les croisés. Cependant leur courage se ranima à l’arrivée des puissants secours que leur en voyait la chrétienté ; car la piété des fidèles avait été réveillée dans toute l'Europe par le récit des malheurs de la terre sainte, et tandis que l'empereur d'Allemagne ainsi que les rois de France et d'Angleterre faisaient des préparatifs capables de relever le trône de Jérusalem, les plus ardents de ceux qui avaient pris la croix se hâtaient de partir pour la Palestine. Ainsi de nombreux vaisseaux débarquèrent non loin de Ptolémaïs des républicains de Gènes, de Pise, des cités lombardes, des Allemands, commandés par le landgrave de Thuringe et le duc de Gueldres, des Flamands sous la conduite de Jacques d'Avesnes, et douze mille guerriers de la Frise et du Danemark que l'on distinguait parmi tous les autres à leur haute taille et à leur énorme hache de combat. Une troupe d'Anglais et de Français qui n'avaient pas jugé à propos d'attendre la fin des hostilités entre les deux couronnes vinrent aussi se réunir aux chrétiens d'Orient. A la tête des derniers on comptait Robert II comte de Dreux, accompagné de Philippe son frère, évêque de Beauvais, que les vieilles chroniques comparent à l'archevêque Turpin ; les comtes de Chartres, de Sancerre, de Bar, de Clermont, de Châlons-sur-Saône, de Brienne, le sénéchal de Champagne et les sires de Châtillon et d'Avesnes. Ces renforts inspirèrent un merveilleux courage au roi de Jérusalem, et les Français s'efforcèrent de lui procurer un autre auxiliaire. Au nom de la gloire et de la religion, ils décidèrent le prince de Tyr, Conrad de Montferrat, à se joindre aux croisés devant Acre, avec une armée aguerrie, mais qu'il n'avait pas voulu mettre au service de son ennemi mortel. Alors Guy de Lusignan, suivi de troupes formidables, prit position sur les hauteurs de Turon.

Saladin ne tarda pas à comprendre la faute qu'il avait commise en laissant grossir le nombre de ses ennemis, et il résolut de faire les derniers efforts pour les détruire. Le fils d'Ayoub envoya l'ordre à tous les imans de prêcher la guerre sainte dans les mosquées et jusque sous les tentes du désert. A leur voix, les fidèles de l'islamisme prirent les armes, et de tous côtés les émirs, suivis des guerriers de leurs différentes tribus, accoururent sous les bannières du noble sultan, qu'ils considéraient comme l'élu de Bleu. Bientôt Saladin put se mettre en route avec cent mille cavaliers et cent vingt mille fantassins. Arrivé, après une marche forcée, sous les murs de Ptolémaïs, dont il voulait faire lever le siège, il attaqua sans délai les croisés, rompit leurs lignes et pénétra dans la ville. Sa présence ayant relevé le courage des habitants et de la garnison, il confia à défense de la place à la vigilance et à la bravoure des émirs Kourakousch et Hosam-Eddin, et revint planter ses tentes sur le mont Kaison, afin de combattre les ennemis du Prophète.

Le siège durait depuis quarante jours, lorsque les croisés, impatients de se mesurer avec les musulmans, se rangèrent en bataille dans la plaine et provoquèrent Saladin, qui se disposa de son côté à repousser l'attaque (4 octobre 1189). Le premier choc des croisés fut irrésistible ; l'aile gauche des Sarrasins, mise en déroute, entraîna dans sa fuite le reste de l'armée, et le fils aîné du sultan trouva la mort sur le champ de bataille. Mais les vaincus, voyant les chrétiens occupés à se disputer le riche butin de leur camp, se rallièrent à la voix de leur chef, revinrent au combat, pressèrent vivement leurs ennemis et les forcèrent de reculer. Alors les croisés ne songèrent plus à combattre, mais à fuir, et la plaine fut bientôt couverte d'armes abandonnées. Dans le désordre de cette défaite, le grand maître des chevaliers du Temple et le comte de Brienne périrent les armes à la main avec plus de deux mille hommes. Vers le soir, les Francs qui avaient échappé au fer des infidèles se retirèrent dans leur camp.

Saladin, malgré sa victoire, ne put faire lever le siège d'Acre ; docile aux conseils de ses émirs, il abandonna la plaine et alla asseoir son camp sur la montagne de Karouba, du haut de laquelle il dominait la ville, l'armée des assiégeants et la mer. Pendant ce temps, les chrétiens se fortifièrent. Au retour du printemps ils reprirent leurs travaux, et la lutte recommença (1190). La rade de Ptolémaïs était sans cesse couverte de vaisseaux européens et musulmans, apportant des secours aux croisés et aux Sarrasins. Sur toute la plage régnait un mouvement incessant de gens qui débarquaient ou partaient ; et les deux armées étaient constamment alimentées par de nouveaux soldats. Les uns arrivaient de toutes les contrées de l'Europe, les autres du fond de l'Asie mahométane, afin d'anéantir les ennemis de leur religion. Telle était l'ardeur qui animait les croisés, que le 1er mai, après avoir en vain prié leurs chefs de livrer bataille, ils quittèrent le camp sans écouter leurs ordres et se précipitèrent contre les Sarrasins. Dès le premier choc, les infidèles surpris lâchèrent pied ; mais bientôt ils se rallièrent, revinrent à la charge et firent éprouver une sanglante déroute aux chrétiens, dont le camp fut pillé par la garnison sortie de la ville.

La nouvelle de la mort de l'empereur Frédéric et des immenses désastres de son armée, répandue à peu près vers le même temps, jeta le découragement parmi les Francs. Un moment ils songèrent à proposer la paix au sultan et à retourner en Europe. L'arrivée de Henri, comte de Champagne, avec des troupes fraîches, ranima cependant leurs espérances. Ils chargèrent ce prince du commandement, et recommencèrent leurs attaques contre la ville. La vigilance des émirs chargés de sa défense et la valeur de Saladin rendirent tous leurs efforts inutiles. Au milieu de ces revers presque continuels, le duc de Souabe joignit les assiégeants, à la tête des faibles restes de l'armée teutonique ; et l'étendard des Hohenstauffen parut entre tous les pavillons qui couvraient la plage. A peine les Allemands furent-ils réunis aux chrétiens leurs frères, un nouveau combat fut livré aux Sarrasins, mais avec aussi peu de succès que les précédents.

Comme si les obstacles opposés par les ennemis n'eussent pas suffi pour rendre impuissantes les attaques des croisés, une disette générale exerça de cruels ravages dans leur camp, et une maladie contagieuse mêla bientôt ses horreurs à celles de la famine. Le duc Frédéric de Souabe, qui s'était distingué au-dessus de tous par sa bravoure et son intelligence, fut une des premières victimes (20 janvier 1191). Le fléau enleva ensuite les quatre fils du roi de Jérusalem, et deux filles qui lui restaient eurent peu de jours après le même destin. Pour comble de malheurs, la mort de la reine Sibylle, à qui il était redevable de la couronne, jeta la division parmi les chrétiens. Les barons du royaume, regardant Isabelle, fille d'Amaury et sœur de Sibylle, comme son unique héritière, refusèrent de reconnaître la suzeraineté de Lusignan, et d'un commun accord donnèrent le trône à Honfroy, seigneur de Thoron, époux de cette princesse. Guy de Lusignan, de son côté, défendait ses droits ; il 'soutenait que le caractère de roi ne s'effaçait jamais, et qu'on ne pouvait lui ravir le sceptre qu'il avait déjà porté.

Les prétentions de ces deux rivaux partageaient les croisés, lorsqu'un troisième compétiteur se mit sur les fangs : c'était le marquis de Montferrat, le vaillant défenseur de Tyr et le sauveur des conquêtes chrétiennes. Après s'être concilié la veuve d'Amaury, Marie Comnène, remariée au seigneur d'Ibelin, Conrad parvint à faire prononcer par une assemblée d'ecclésiastiques l'annulation du mariage d'isabelle et d'Honfroy de Thoron. L'évêque de Beauvais unit ensuite ce prince à l'héritière de la ville sainte, et Conrad prit aussitôt le titre de roi de Jérusalem.

Cet expédient, au lieu de rétablir les affaires des chrétiens, en augmenta la confusion. Il était à craindre que ces trois prétendants à un royaume sans territoire ne tournassent contre eux-mêmes les armes destinées à combattre les infidèles, lorsque, cédant aux conseils et aux prières des seigneurs les plus sages et les plus influents, ils consentirent à remettre la décision de leurs différends au jugement des rois de France et d'Angleterre, dont l'arrivée était impatiemment attendue. Le siège continua donc faiblement, comme suspendu par cette grande querelle.

Les choses étaient en cet état lorsque Philippe-Auguste et ses barons descendirent sur le rivage d'Acre. Leur présence rendit l'espérance à tant de nations que les mœurs, le langage et les intérêts des chefs avaient divisées, et ils furent accueillis comme des anges envoyés du Ciel. Le roi de France fortifia d'abord son camp, puis il visita les différents postes des assiégeants. Par sa conduite pleine de bienveillance, il se concilia bientôt l'estime et l'amitié de tous les princes. Il veilla lui-même aux préparatifs nécessaires pour attaquer la ville, de la réduction de laquelle semblait dépendre l'existence de la chrétienté : les machines de guerre, les béliers, les corbeaux furent dressés, et le siège prit une face nouvelle. Philippe ayant remarqué un fort avancé dans la mer, où les vaisseaux ennemis transportaient des secours de toutes sortes que la place recevait ensuite sans difficulté, résolut d'enlever cette ressource aux infidèles. Il le fit attaquer par ses troupes, qui l'emportèrent l'épée à la main. Bientôt les murailles, battues avec force et minées, laissèrent voir une large brèche, et l'armée voulait livrer sur-le-champ un assaut. Mais Philippe avait promis au roi d'Angleterre de partager avec lui les dangers et la gloire de l'attaque, et par une généreuse condescendance il refusa d'entreprendre aucune conquête avant l'arrivée de son frère d'armes. Les soldats restèrent ainsi dans une espèce d'inaction, pendant laquelle mie cruelle dysenterie emporta le comte de Flandre, Philippe d'Alsace. Comme il ne laissait pas d'enfants, il eut pour successeur l'époux de sa sœur Marguerite, Baudouin VIII, comte de Hainaut, surnommé le Courageux.

Richard, que les croisés attendaient avec impatience, était demeuré à Messine longtemps après le départ des Français. Au milieu des plaisirs sans cesse renaissants que lui offraient la cour de Tancrède et le séjour délicieux de la Sicile, où sa mère et Bérengère de Navarre étaient venues le joindre, il oubliait facilement les saints lieux. Enfin, rappelé à ses promesses et à ses serments par les pieuses exhortations de l'ermite Joachim, il quitta la reine Éléonore, dont le soin du royaume d'Angleterre réclamait la présence, et s'embarqua sur une flotte de cinquante-trois galères bien armées et de cent cinquante grands vaisseaux. Jeanne de Sicile, sa sœur, et la princesse d'Aragon, sa fiancée, accompagnèrent l'expédition. A peine était-il sorti du port de Messine qu'une violente tempête s'éleva et dispersa tous les navires. Le vaisseau royal, d'abord jeté sur les côtes de l'île de Crète, poursuivit sa route jusqu'à Rhodes. Mais là, retenu par une maladie, le roi envoya quelques-uns des meilleurs voiliers de sa flotte à la recherche des bâtiments égarés. Ils lui apprirent que trois navires, sur lesquels se trouvaient plusieurs de ses familiers, avaient échoué sur les rivages de Chypre, que leurs chargements avaient été pillés, et que tous les Anglais échappés au naufrage avaient été saisis et jetés dans les fers. Le souverain de cette île était un prince grec nommé Isaac Comnène. Il s'en était emparé au milieu des sanglantes révolutions qui agitaient Constantinople, et prenait le titre fastueux d'empereur. Sa conduite barbare excita l'indignation de Richard, qui jura d'en tirer vengeance.

Aussitôt que sa santé fut rétablie, le roi se hâta de rallier sa flotte, fit voile pour Limisso et joignit dans ce port le vaisseau qui portait sa sœur et Bérengère de Navarre. Ces princesses avaient prié Isaac de leur accorder un asile dans ses États, et le tyran avait eu la cruauté de le refuser. Richard ne put se résoudre à continuer son voyage sans avoir obtenu satisfaction de l'outrage que lui avait. fait Comnène. Il envoya réclamer ses hommes injustement détenus. Mais le prince répondit que, loin de les rendre, il traiterait leur roi comme eux, s'il osait descendre dans son île. L'orgueilleux Comnène se flattait de repousser facilement les ennemis. Il avait armé six galères pour la défense du port et disposé des troupes le long du rivage. Lui-même, splendidement équipé, était entouré de ses gardes. Le reste de son armée, multitude affaiblie par les douceurs du climat, ne combattait qu'avec des épées, des lances et des bâtons. Après avoir exhorté ses fidèles à venger leurs injures et à ne pas craindre des misérables sans force et sans courage, Richard engagea le combat avec son impétuosité accoutumée. Les galères ayant été promptement enlevées, le monarque sauta le premier à terre et fut suivi de tous les siens. Isaac ne put soutenir le choc des Anglais, et s'abandonna honteusement à la fuite. Limisso, que sa garnison avait désertée, tomba le soir même au pouvoir de Richard.

Le jour suivant, Comnène vint camper à quelques milles de cette ville. Dès que le roi d'Angleterre l'eut appris, il courut à son ennemi et l'attaqua au milieu de la nuit. Ce fut plutôt un massacre qu'un combat ; c'était fait du téméraire empereur si les ténèbres ne l'eussent protégé. Il monta presque nu le plus rapide de ses chevaux, et ne se retira qu'avec difficulté à Nicosie. Effrayé de l'activité et de la bravoure de Richard, et humilié de ses désastres, il demanda la paix : Les deux princes se réunirent afin de traiter des conditions dans une plaine devant Limisso. L'Anglais parut au lieu de la conférence monté sur un cheval d'Espagne et vêtu d'une tunique de soie de couleur rose. Il avait jeté sur ses épaules un manteau orné de croissants d'or, et de la main droite il tenait un bâton de commandement. Il traita avec civilité le prince malheureux ; niais son mépris pour un ennemi si facile à vaincre se fit voir dans les conditions qu'il lui imposa. Ainsi, le Cypriote dut livrer tous ses châteaux à des garnisons anglaises, rendre hommage de vassal à son vainqueur, servir avec cinq cents chevaliers dans la guerre sainte, et payer trois mille cinq cents marcs d'or. Le nouveau suzerain s'engageait à le réintégrer dans la possession de tous ses domaines après la conquête de Jérusalem, s'il lui avait donné satisfaction.

Comnène accepta d'abord toutes ces conditions ; mais, frappé de leur dureté et de la honte dont il demeurait couvert le reste de sa vie, il quitta dès le jour suivant le camp des Anglais et alla rejoindre son armée. Richard se mit promptement à sa poursuite, l'atteignit et triompha sans peine de troupes à demi vaincues sous la conduite d'un tel chef. D'ailleurs les peuples, détestant la tyrannie de leur faible souverain, se soulevaient de toutes parts ; Nicosie se rendait, et les autres villes ouvraient à l'envi leurs portes au vainqueur. Découragé par sa nouvelle défaite et l'abandon de ses sujets, Comnène conduisit sa fille dans la forteresse de Cherin, et chercha ensuite un asile dans celle de Saint-André. Richard arriva bientôt sous les murs de Cherin, qu'il voulait emporter d'assaut ; mais la princesse de Chypre, jugeant la résistance inutile, ordonna elle-même d'abaisser le pont-levis et courut se jeter aux pieds du roi d'Angleterre. Celui -ci, frappé de la beauté de la fille d'Isaac, lui témoigna le plus grand respect et la fit conduire à Limisso, auprès des reines, auxquelles il recommanda de la traiter avec tous les honneurs dus à son rang. Il alla ensuite assiéger la forteresse de Saint-André, dans l'espoir de s'emparer du père et de terminer ainsi la lutte. Couvert d'habits de deuil et le cœur brisé de douleur, le roi de Chypre sortit au-devant du prince, dont il se flattait encore d'obtenir des conditions favorables. Richard, laissant à peine tomber un regard sur le tyran, ordonna qu'il fût jeté en prison. Comnène, effrayé, supplia le vainqueur d'en user modérément, et lui rappela sa naissance et sa dignité. Le monarque anglais sourit, et le fit charger de chaînes d'argent pour le distinguer des autres captifs. Puis il parcourut l'île, et se rendit maître en peu de jours de tout le royaume. Isaac Comnène, relégué dans un château sur les côtes de la Palestine, y mourut quatre ans après[9]. Cette rapide conquête terminée, Richard célébra publiquement à Limisso son mariage avec Bérengère de Navarre, en présence des barons et des prélats. La jeune épouse fut sacrée et couronnée reine d'Angleterre et de Chypre par l'évêque d'Évreux.

Le bruit des exploits de Cœur-de-Lion se répandit bientôt dans le camp des chrétiens devant Ptolémaïs ; on y éleva jusqu'au ciel un prince qui semblait disposer à son gré des couronnes. On n'attendait que des merveilles de la part d'une armée qui avait défendu le Portugal humilié, ensuite protégé la Sicile, puis soumis l'île de Chypre. Impatient de s'assurer l'appui de ce héros, Guy de Lusignan quitta le siège avec Geoffroy son frère, le prince d'Antioche, le comte Tripoli et Honfroy de Thoron, qui s'était rallié à Guy contre le marquis de Tyr. Ils débarquèrent sur les rivages de Chypre vers la fin de mai et furent admis en la présence de Richard, dont ils exaltèrent les brillantes prouesses. Dès son arrivée, Philippe-Auguste avait embrassé la cause de Conrad ; et cela seul eût été un motif suffisant pour que le roi d'Angleterre prît les juté-Ms de son rival. Il accueillit Lusignan avec distinction, le reconnut comme roi de Jérusalem et lui fit donner deux mille marcs d'argent.

Après avoir rendu aux Cypriotes les lois et coutumes en vigueur au temps de l'empereur Manuel, et avoir confié le gouvernement de l'île à Richard de Camille et à Robert de Durham, le vainqueur, dont la flotte s'était accrue de plusieurs vaisseaux, abandonna ces rivages la veille de la Pentecôte. Poussés par un vent favorable, les navires voguaient à pleines voiles dans la direction de Tyr, lorsqu'ils aperçurent un bâtiment d'une énorme grandeur, aux armes du roi de France, portant trois mâts et chargé d'hommes armés. Richard envoya, pour le reconnaître, deux hérauts montés sur un léger vaisseau génois. Ses réponses ambiguës, contradictoires, aux questions qui lui furent adressées, firent soupçonner quelque artifice : c'était, en effet, un navire du soudan. Il amenait aux assiégés des vivres, des munitions de guerre, des secours en feux grégeois, des vases de terre remplis de serpents et quinze cents soldats. Afin de passer sans obstacle, il avait arboré la bannière de France. Le prince anglais savait que les Français n'avaient jamais eu de navires de cette forme ; il encouragea donc ses chevaliers à le poursuivre et ordonna une attaque générale. Les petites galères des Anglais, trop faibles pour lutter avec succès contre un pareil bâtiment, parvinrent néanmoins à l'entourer, puis à suspendre sa marche ; et dans leur ardeur impétueuse les croisés coururent à l'abordage, malgré les flèches et le feu grégeois que lançaient les infidèles rangés sur le pont. Chassés du gaillard d'avant jusqu'à la poupe, ceux-ci ne perdent pas courage ; un moment leur défense devient terrible, et les assaillants, repoussés à leur tour, cherchent un asile sur leurs vaisseaux. Le roi ordonne alors aux grosses galères de former une seule ligne et de présenter la proue à l'ennemi. Au signal donné, les rameurs déploient toutes leurs forces ; les galères s'élancent aussi rapides que le vent, enfoncent avec leurs pointes les flancs de l'énorme vaisseau, et s'éloignent sans délai, afin d'échapper à l'incendie dont les menaçaient les infidèles. Mais tout à coup un bruit horrible se fait entendre, et le navire sarrasin s'abîme dans les flots. De ses quinze cents hommes d'équipage on sauva seulement trente-cinq officiers ou soldats. S'il faut ajouter foi au récit de l'historien arabe Boha-Eddin, la perte de ce bâtiment ne doit être attribuée qu'au désespoir du capitaine, l'émir Jacoub, qui, préférant la mort à la honte de tomber vivant aux mains des chrétiens, ordonna de l'ouvrir à coups de hache[10].

La flotte anglaise continua sa route et se montra bientôt en vue des rivages de Ptolémaïs. Elle y arriva le lendemain, vers le soir, au son des trompettes guerrières et au milieu des joyeuses acclamations des pèlerins, qui la regardaient comme un gage assuré de victoire (8 juin 1191). Philippe se rendit lui-même à bord du vaisseau que montait son vassal, afin de prouver aux deux armées qu'il n'existait plus entre eux aucune cause de discorde. Richard descendit à terre, suivi de toutes ses troupes, dans une disposition triomphante. Les chrétiens regardaient avec admiration ce prince accouru à leur secours de l'extrémité de l'Europe, et qui, dans le cours seul de son voyage, avait fait des actions capables de l'immortaliser. La réunion des deux rois fit concevoir les plus flatteuses espérances. Durant la nuit, les tentes des croisés, ornées de riches bannières et d'écussons de guerre de toutes les couleurs, brillèrent de mille feux et retentirent des chants de la plus vive allégresse.

 

 

 



[1] La Philippide, chant IVe.

[2] Rigord, Vie de Philippe-Auguste.

[3] Roger de Hoveden.

[4] Roger de Hoveden.

[5] Roger de Hoveden.

[6] La Philippide, chant IVe.

[7] Benoît Peterboroug.

[8] Roger de Hoveden.

[9] Roger de Hoveden.

[10] Vinisauf, 329. — Roger de Hoveden, 394. — Boha-Eddin, 166.