PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE IV. — GUERRE AVEC HENRI II.

 

 

Querelle entre le duc de Guienne et le comte de Toulouse. — Rupture de la paix. — Succès des Français. — Conférence de Philippe et de Henri sous l'ormeau de Gisors. — Mêlée de chevalerie. — Résistance des bourgeois de Mantes. — Combat singulier de Richard et de Guillaume des Barres. — Victoire des chevaliers français. — Congrès de Bonmoulins. — Richard abandonne son père. — Caractère de Richard. — Médiation de l'Église. — Conférence de la Ferté-Bernard. Indignation du cardinal d'Aplani. — Continuation des hostilités. — Prise du Mans et de Tours. — Henri II accepte la paix. — Ses derniers moments. — Ses funérailles. — Avènement de Richard Ier. — Ses premiers actes. — Message de Philippe à Richard. — Nouveaux préparatifs pour la croisade. — Conférence des deux rois à Nonancourt. — Mort de la reine de France. — Testament de Philippe-Auguste.

 

Tandis que toute la France réunie pour un seul dessein était occupée aux préparatifs de la croisade, une étincelle y jeta la division, et ralluma promptement la guerre entre les princes qui venaient de faire le serment, d'ajourner leurs querelles. Deux à trois mois après l'assemblée de Gisors, Richard Cœur -de -Lion passa en Guienne afin de châtier quelques seigneurs auxquels le roi d'Angleterre prêtait sans doute un secret appui. En effet, Henri était toujours attentif à tenir éloigné de sa cour ce fils d'un caractère vif et ambitieux. Il y avait aussi un brigand fameux, nommé Céile, qui, des villes du Languedoc, son pays natal, et où il trouvait un asile, faisait de fréquentes incursions en Guienne et ravageait cette province. Richard le fit arrêter. Raymond V de Saint-Gilles, comte de Toulouse, dont Céile était né sujet, prétendit que le prince anglais avait entrepris sur son autorité et résolut d'en tirer vengeance. A quelque temps de là, deux frères gascons, braves gentilshommes, venant d'un pèlerinage à Saint-Jacques de Galice, traversaient ses États. Le comte les fit saisir et jeter en prison, comme par représailles, après avoir informé le duc de Guienne qu'ils en sortiraient lorsqu'il rendrait la liberté à Céile. Irrité de la conduite de Raymond, le duc rejeta sa proposition et se disposa à la guerre. Philippe-Auguste fut bientôt informé de tous ces mouvements. Il ordonna au comte de Toulouse, son vassal, de mettre les deux frères en liberté. Celui-ci obéit ; mais Richard ne trouva pas la satisfaction suffisante, et continua ses préparatifs, bien déterminé à faire revivre les prétentions de sa mère Éléonore sur le comté de Toulouse, qu'avaient autrefois possédé les ducs de Septimanie et de Guienne, ses ancêtres.

Le prince anglais, livré à tout son ressentiment, entra dans le Languedoc à la tête d'un grand corps de Brabançons, et ravagea cruellement tous les lieux par où il passa. Il parcourut ensuite le Quercy, et s'empara de Cahors, de Moissac et de quinze autres châteaux forts. Comme les Aquitains et les Poitevins, qui avaient repris des forces et de l'énergie depuis leur dernière défaite, semblaient disposés à profiter de cette querelle pour former de nouvelles ligues contre les Anglo-Normands, Raymond V souleva facilement contre Richard le comte d'Angoulême, le seigneur de Lusignan et quelques autres barons de Guienne. Il envoya ensuite des messagers à la cour de Philippe-Auguste, son seigneur suzerain, lui annonçant que le prince venait d'envahir ses États. Le roi, qui avait déjà prévu le parti que prendrait l'impétueux Richard, ne jugea point à propos de laisser plus longtemps exposé à sa folle vengeance le comte de Toulouse, son vassal et son parent. D'ailleurs la puissance des Anglais n'était déjà que trop redoutable, et, suivant la politique de ses aïeux, il ne devait pas souffrir qu'elle s'accrût d'une province aussi importante que le Languedoc. Il somma donc Henri II d'obliger son fils à cesser les hostilités contre un feudataire qui demandait justice et aide à la' couronne de France.

Richard continua son injuste guerre, et Henri ne fit aucune réponse au message du jeune monarque. Alors Philippe, saisissant avidement ce sujet de rupture, réunit de nouveau ses hommes pour combattre. « Suivi d'un grand nombre de chevaliers, s'écrie le poète son biographe, le roi dirige une seconde fois son armée vers le pays du Berri, s'empare avec une merveilleuse promptitude de Châteauroux, et emporte rapidement Buzançais et Argenton, » qu'il donna au prince de Champagne, fils du comte de Blois. « De là il partit en toute hâte pour assiéger Montrichard. La position naturelle du lieu, placé dans un étroit défilé et défendu par des murailles élevées, et de plus la troupe valeureuse des bourgeois qui l'habitaient, rendaient impossible de s'en emparer en peu de temps. Cependant Philippe, l'ayant enlevé d'assaut, renversa de fond en comble la citadelle, fit prisonniers quarante-deux chevaliers, et d'autres combattants au nombre de trois cents environ. De cette ville, le roi se rendit à Montluçon, et ne cessa de se porter en avant jusqu'à ce que l'Auvergne tout entière eût été soumise aux Français. Le roi des Anglais fuyait toujours devant lui ; et, en fuyant ainsi, il se retira dans le fond de la Neustrie, et le roi l'y poursuivit encore d'une course rapide. Henri cependant l'empêcha de s'emparer d'abord de Vendôme, qui refusa de lui ouvrir ses portes. Mais il fnt inutile à cette forteresse d'être défendue par une triple enceinte et par un peuple nombreux ; elle ne fut pas moins contrainte de céder à la force et de se rendre à discrétion. Le roi y fit prisonniers et jeta dans les fers soixante-deux chevaliers qui défendaient la citadelle et les murailles, et qui avaient suivi la bannière de Robert, comte de Melle, qui secondait alors les armes du comte Richard, après avoir déserté sa douce et riche patrie, qui produit un vin digne d'être offert en breuvage aux dieux ! »

Une fois maître de Vendôme, Philippe se dirigea d'une marche rapide vers Gisors, où Henri lui fit demander encore une conférence pour la paix. Une trêve de trois jours fut accordée de part et d'autre afin de convenir des bases d'un traité ; car les princes rivaux étaient fatigués de se nuire inutilement. D'ailleurs les barons de France voyant s'évanouir, dans cette querelle personnelle et malheureuse, l'espérance de la croisade, entreprise d'abord avec tant d'enthousiasme, désapprouvaient la conduite des deux rois, sans vouloir examiner quel était l'agresseur. Ils firent même le vœu solennel de n'employer leurs armes que contre les infidèles. Hugues, duc de Bourgogne ; Philippe, comte de Flandre ; Henri, comte de Champagne ; Thibaud, comte de Blois ; Rotrou, comte du Perche, et Étienne, comte de Sancerre, furent les chefs de cette pieuse coalition, qui s'efforçait de tourner vers le salut de la ville sainte les pensées de l'Occident chrétien. A la même époque, une troupe de croisés partit pour la Syrie, sans s'inquiéter des résultats de ces nouvelles hostilités.

Malgré le désir de la paix et les dispositions conciliantes qu'avaient apportées à l'entrevue les barons des deux puissances rivales, un incident bizarre rompit les conférences et mit de nouveau les armes aux mains des Français et des Anglais. « Non loin des murs de Gisors, sur un point où la route se divise en plusieurs branches, était un ormeau d'une grandeur extraordinaire, très-agréable à la vue et plus agréable encore par l'usage qu'on en pouvait faire. L'art ayant aidé à la nature, ses branches se recourbaient vers la terre et l'ombrageaient de leur feuillage abondant. Le tronc de cet arbre était tellement fort, que quatre hommes pouvaient à peine l'envelopper de leurs bras étendus. A lui seul il faisait comme une forêt ; dans son enceinte verdoyante et couverte de gazon, il présentait des sièges à tout voyageur fatigué. Le temps était embrasé plus vivement qu'à l'ordinaire ; le soleil, parvenu à toute son élévation, pressait ses coursiers, et sous les coups intolérables de ses rayons, la terre déjà desséchée s'entrouvrait de toutes parts. Le roi des Français, entouré de tous les siens, était au milieu de la plaine, exposé à toutes les ardeurs du soleil, tandis que le roi des Anglais était assis sous l'ombre fraiche, et que ses grands se reposaient également à l'abri du vaste ormeau[1]. » Déjà plusieurs messages avaient eu lieu de part et d'autre, et les deux rois n'avaient pu s'accorder sur aucun point, lorsque les Français crurent s'apercevoir que leurs rivaux, non-seulement ne voulaient pas traiter de bonne foi, mais encore riaient de les voir ainsi dévorés par le soleil. Indignés et irrités à juste titre des railleries des Anglais que garantissait le feuillage de l'arbre, les Français, le cœur bouillant de colère, coururent aux armes et se précipitèrent sur les chevaliers de Henri. Ceux-ci reçurent bravement ce premier choc et leur résistèrent avec autant de vigueur ; néanmoins, après un rude combat, les Bretons cédèrent et se retirèrent à Vernon avec le dessein de continuer la guerre (7 octobre 1188). Philippe tourna alors sa colère contre l'arbre dont l'ombrage avait abrité d'odieux adversaires, et que par l'ordre du roi d'Angleterre on avait entouré d'une grande quantité de fer et d'airain. Il le fit abattre à coups de hache, jurant par les saints de France que jamais plus il ne se tiendrait de conférence en ce lieu[2]. De là il se rendit le même soir à Chaumont.

De son côté Henri, auquel s'était réuni son fils Richard, n'avait pas osé s'arrêter plus d'une nuit à Vernon ; il avait cherché un asile clans les murailles de Pacy-sur-Eure, où il croyait trouver plus de sécurité. Il y convoqua ses guerriers et leur adressa ces paroles, qui témoignaient assez de la colère qui agitait son âme : « Hélas ! quelle honte de se retirer tant de fois ! quel déshonneur que tant de milliers d'hommes soient mis en fuite par un si petit nombre, pour rabattre quelque chose de cet orgueil dont les enfants de la France sont constamment possédés, et par lequel ils travaillent sans cesse à nous mettre sous leurs pieds, nous et tous les autres ! Ce roi, à la vérité, est mon seigneur, et la justice ainsi que la raison prescrivent de redouter un seigneur, et nous enseignent qu'il n'est pas sûr de se battre contre lui. Mais quoi donc ! celui de vous qui ne m'aidera pas à venger mon déshonneur, celui-là ne sera jamais mon ami, il sera plutôt mon ennemi. Si donc la justice nous défend de faire la guerre au roi, auquel la raison nous prescrit de nous soumettre comme à notre seigneur, n’y a-t-il pas devant nous assez de châteaux, de campagnes et de villes, pour que nous puissions aisément les renverser en nous avançant d'une marche rapide ? » Ces paroles du vieux monarque causèrent une vive satisfaction à Richard, qui s'empressa de lui répondre : « Voici, lui dit-il, que nous avons des milliers de combattants disposés à suivre tes ordres ; nous avons en outre trois mille chevaliers, parmi lesquels je me range, dont la droite et le glaive feront leurs preuves. Il n'est point absent, ce Geoffroy de Lusignan, qui suffit à la guerre pour tenir tête à cent Français ! Et pourquoi passerais-je sous silence le comte d'Arundel, ou ce Raoul que Chester a envoyé, ou ce Jean dont Leicester s'honore, et ces deux frères qu'a nourris la terre de Pradelle, et cet Albermale, doué d'une si grande force, et qui ne le cède à personne en valeur lorsqu'il est revêtu de ses armes ? Parlerai-je des Pagamel, et de ces deux lions, frères et enfants de la Bretagne, Hervey et Guidemarque, dont la protection fait la force de la généreuse Lionie ? Celui-ci dernièrement a brisé devant nous, d'un coup de poing, la tête d'un cheval ; pareillement il a fait succomber à la mort le majordome de son père, devant lui, en le frappant de son gantelet, quoique cet homme fût d'une taille élevée et d'une corpulence monstrueuse. Tels nous sommes, tels nous marcherons à la guerre ; tels sont ceux, ô père chéri, qui s'avancent à la suite de ton camp. Il en est beaucoup d'autres que j'omets de nommer, et dont la vaillance t'est bien connue... Tandis que la fortune et les circonstances nous appellent, formons nos bataillons, courons assiéger Mantes ; le héros de Garlande, qui défend cette ville, n'a qu'un petit nombre de chevaliers ; le roi est seul avec quelques hommes dans la citadelle de Chaumont ; le comte de Flandre a quitté le roi et s'est retiré à Arras ; déjà le comte Henri de Champagne a revu Troyes et Bar ; la joyeuse Bourgogne a reçu son due ; Thibaud est déjà retourné dans les forts de Châteaudun ; Étienne est rentré dans le Berri ; Simon de Montfort a retrouvé les plaines riantes d'Épernon ; Matthieu est allé à Beaumont ; déjà Clermont a tressailli de joie en voyant revenir Raoul ; le Perche, couvert de forêts, s'est réjoui du retour de Rotrou ; tous les autres grands, détestant les ennuis d'une trop longue campagne, sont retournés joyeusement visiter leurs pénates particuliers. Puisque cela nous est permis, profitons des dons de la fortune ; à ceux qui sont bien préparés, tout délai a toujours été et sera toujours funeste[3]. » Tous les barons approuvent Richard, s'encouragent mutuellement à la ruine des Français, et s'unissent dans les mêmes vœux.

Le lendemain, aux premières lueurs du jour, les sons du clairon retentirent dans le camp, et l'élite de la chevalerie anglo-normande, après avoir revêtu ses armes, suivit la route qui conduisait directement à la -ville de Paris. Dès que le roi d'Angleterre eut atteint le territoire de son adversaire, il commanda à ses coureurs : « Allez, leur dit-il, allez par bandes ; n'épargnez aucune métairie ; livrez les maisons aux flammes ; frappez de mort les hommes qui n'auront pas voulu recevoir les fers, et enveloppez dans une cruelle destruction tout le pays des Gaulois. » Dociles aux ordres de Henri, les Anglais armés de fer et de feu se répandent de toutes parts sur la terre ennemie. Bientôt les flammes consument Chaufour, Boissy-Mauvoisin, Neauflète, Bréval, Mondreville, Jouy, Favril, Ménerville, Mesnil, la Folie-Herbart, Aunay-sous-Aney, Landelle, Fontenay, Lamoye et Blaru. Rien ne demeure à l'abri de la fureur des troupes du vieux roi ; tout le pays est enveloppé dans une même calamité. Enfin, Henri II et Richard, fiers de leurs premiers succès, marchèrent sur la ville de Mantes, qu'ils espéraient enlever de vive force. Tous les bourgeois de la vaillante commune de Mantes, renforcés de quelques chevaliers sous la conduite du comte de Garlande, sortirent contre les envahisseurs, et occupèrent le sommet de la colline de Pongebœuf.

Informé des progrès de l'ennemi par des messagers et par les flammes qui dévoraient les bourgades et les villages, Philippe avait appelé aux armes ses belliqueux chevaliers et accourait de Chaumont au secours de Mantes. Bientôt ses bannières brillent dans la plaine, bientôt on entend les cris souvent répétés de Montjoie et de France. « Infatigable et pressant sans cesse de l'éperon les flancs de son cheval, le visage couvert de poussière, les cheveux mêlés et agités par le vent qui lui souffle en face, les joues inondées d'un fleuve de sueur, déjà entièrement changé et méconnaissable pour tous, le roi dirige sa marche rapide à travers les deux portes de Mantes, et ne s'arrête que lorsqu'il est parvenu sur la colline de Pongebœuf. Là il revêt ses membres d'une armure de fer. La vue du roi fait tressaillir les gens de la commune. Philippe, de son côté, leur rend grâces de les trouver aussi bien armés, hors de leurs portes, et bien disposés à se défendre. »

A l'arrivée du jeune monarque et de ses barons, animés d'un même zèle et d'un même esprit, Henri II fit un mouvement rétrograde, chargeant son fils Richard et Robert, comte de Leicester, de protéger sa retraite avec l'arrière-garde. Il était presque nuit, et Philippe, ne voulant pas s'engager plus loin à la poursuite des fuyards, s'arrête au milieu de la plaine qu'avaient abandonnée les Anglais. Parmi les guerriers dont le roi était accompagné, brillait Guillaume des Barres, la fleur de la chevalerie française. Tandis que ses braves compagnons se disposaient à prendre du repos, il sort du groupe qui entoure le roi, prend des mains de son écuyer son boucher et sa lance. « Qui viendra avec moi ? s'écrie-t-il alors ; voilà que le comte de Poitou nous provoque, je reconnais sur son bouclier les dents du lion ; il est là en place tel qu'une tour de fer ; il est là, et de sa bouche insolente il blasphème le nom des Français ; il a oublié de fuir ; il se livre à tout son orgueil, et s'il ne trouve pas à combattre, il s'en ira en mauvaise disposition. Je vais donc voir cet homme de plus près. » Il dit et s'élance dans la plaine. « A sa suite marchent Dreux de Bello, et Hugues, sous la seigneurie duquel, ô Macon ! s'accrut infiniment ta gloire, et de plus Baudouin et Girard de Fourni-val. Ces hommes, et un petit nombre d'autres, excités par l'amour de la gloire, s'avancent à la suite de la bannière du chevalier des Barres, tous accompagnés de leurs écuyers, qui ne pouvaient manquer à leurs seigneurs, et d'une bande de ribauds, lesquels, quoiqu'ils n'aient point d'armes, n'hésitent pas à se jeter au milieu des périls, quels qu'ils soient. » A la vue de Guillaume des Barres, les comtes d'Arundel et de Chichester se précipitent du milieu des rangs brandissant leurs lances, et s'efforcent de le renverser. Mais l'intrépide chevalier, loin de succomber sous les coups multipliés de ses adversaires, arrête leur impétuosité, les frappe et les désarçonne.

« Un troisième combattant se présente alors ; c'est Richard, le héros de Poitiers, fils du roi, qui deviendra bientôt roi lui-même. Guillaume l'a reconnu ; sa lance est demeurée tout entière ; il se réjouit, et ne cache point la joie qu'il éprouve d'avoir rencontré son pareil et de pouvoir combattre à armes égales. » Néanmoins il ne l'attend point et lui épargne la moitié du chemin. Les deux guerriers brisent leurs lances l'un contre l'autre sans chanceler sur la selle ; mais les tronçons leur étant restés dans les mains, ils s'en servent pour se décharger de grands coups autour des tempes ; puis, lorsqu'ils les ont usés, ils continuent le duel avec leurs épées, se frappent tour à tour, et cherchent l'un et l'autre la mort.

« Irrité de ne pouvoir triompher de Guillaume à force ouverte, Richard médite une ruse et plonge son épée jusqu'à la garde dans le poitrail du cheval de son adversaire. Celui-ci s'en aperçoit, et, sentant son cheval chanceler sous ses genoux tremblants, il s'élance aussitôt à terre, et, se tenant ferme sur ses pieds et debout, il frappe le comte d'un si vigoureux coup qu'il le renverse sur le sable de tout le poids de son corps ; et tout aussitôt, afin de lui faire plus de mal, il frappe et d'une seconde estocade il tue son coursier, et le fait rouler sur le corps de son maître. Car il ne pouvait emmener le comte prisonnier, le dépouiller de ses armes ou lui donner la mort après l'avoir vaincu, se trouvant lui-même seul, enveloppé d'une foule d'ennemis, qui ne cessaient de l'accabler de traits et de pierres, et de faire pleuvoir sur lui et de loin une grêle de flèches. Aucun d'eux n'osait se rapprocher davantage, en venir aux mains avec lui, ni se hasarder dans un nouveau combat. Lui cependant était là, ferme comme une barre, opposant son bras comme une barrière à cet essaim d'ennemis, tournant légèrement dans son cercle, et renversant tantôt les uns, tantôt les autres. Ace moment les compagnons du comte accourent, le trouvent renversé dans la poussière, et se hâtent de le relever. Il était couché sur le dos, tout meurtri de la chute de son cheval, accablé du poids énorme de ses armes. Il se relève, se dresse sur ses pieds, remonte sur un coursier tout frais ; et s'excite de nouveau à attaquer le chevalier des Barres, afin de l'emmener vivant ou de le laisser mort sur la place. Celui-ci, couvert de sang, peut à peine se tenir debout ; son bouclier, tout brisé et percé sur mille points, est horriblement hérissé de traits qui le rendent semblable à un hérisson : nul cependant n'essaie encore de s'approcher de lui, sans recevoir aussitôt le coup de la mort. »

Déjà Richard se réjouissait dans l'espoir que le valeureux des Barres ne pourrait lui échapper, lorsque Hugues de Mâcon, s'avançant, « le frappe sous l'oreille gauche de sa lance qu'il brandit d'un bras vigoureux. Le comte se retourne sur la droite, la lance se brise sans faire tomber ni blesser celui qu'elle attaque. Hugues s'écrie alors : « Si tu as cru pouvoir triompher de l'invincible seigneur des Barres, voici que nous arrivons, un peu tard, mais à temps encore pour porter secours à Barres fatigué. Que ta bouche s'abstienne de pareilles bravades : et pourquoi te les permettrais-tu ? Nous te connaissons ; souviens-toi de ta chaste mère ; désormais ne blasphème plus contre les enfants invincibles de la France. » A ces mots Hugues se précipite sur son adversaire et lui porte un coup à la tête. De son côté, le comte le presse avec ardeur, le remplit d'étonnement et le force enfin à reculer. Dans cet instant les compagnons de Richard et ceux du sire des Barres fondent de toutes parts les uns sur les autres. Une horrible mêlée s'ensuit : les chevaliers français, unis d'un même sentiment, font rage contre leurs ennemis. Chez eux une valeur à toute épreuve supplée au petit nombre. Guillaume des Barres a retrouvé un cheval, et malgré ses blessures il répand autour de lui la terreur et la mort. Des deux côtés le sang coule en abondance ; les chevaux qui ont perdu leurs maîtres errent dans la campagne ; la terre se couvre de lances et de flèches et disparaît sous les débris des armes. On voit étendus çà et là les hommes et les chevaux rendant le dernier soupir. Bientôt les rangs s'éclaircissent, et l'ennemi, ne pouvant résister à la fureur terrible des compagnons du seigneur des Barres, fuit irrévocablement, et l'honneur de la journée reste aux chevaliers de France[4]. »

La suspension des hostilités, aux approches de l'hiver, fournit aux prélats et aux seigneurs des deux partis l'occasion de se visiter souvent les uns les autres. Dans leurs entretiens ils déploraient les malheurs de Jérusalem et s'élevaient avec force contre une guerre regardée par eux comme un incident nuisible à la cause de la chrétienté. Richard lui-même manifestait quelque tendance à se rapprocher de Philippe, auquel l'unissait une ancienne fraternité chevaleresque. Ce roi lui avait d'ailleurs persuadé, non sans raison, que son père voulait le frustrer de ses droits de succession au profit de Jean sans Terre, son frère puîné. Dans son désir de réconciliation, le prince alla jusqu'à proposer de soumettre au jugement des pairs du royaume de France le différend qui existait entre lui et le comte de Toulouse. Alarmé de ces dispositions de son fils, Henri lui refusa son consentement, et ne voulut traiter de la paix que dans une entrevue personnelle avec le roi son rival. Cette conférence eut lieu vers l'octave de la Saint-Martin, près de Bonmoulins, en Normandie. La première des conditions que proposa Philippe-Auguste fut la conclusion du mariage de sa sœur Alix. Il demanda en outre au vieux roi qu'il associât son futur beau-frère à la couronne, puisqu'il était son héritier présomptif et nécessaire, et qu'il avait accordé autrefois le même honneur au prince Henri son frère.

Le roi d'Angleterre rejeta avec opiniâtreté la dernière proposition qui lui était faite au nom du comte de Poitou car le souvenir du chagrin que lui avait causé l'élévation prématurée de son fils aîné, restait profondément gravé dans son cœur. Indigné de ce refus, Richard se leva tout furieux, et s'adressant aux siens : « Compagnons, s'écria-t-il, vous allez voir quelque chose à quoi vous ne vous attendez certes guère. » Alors il tira son épée, se tourna vers le roi de France, s'agenouilla, joignit les deux mains entre les siennes, se déclara son vassal et lui fit hommage pour tous les domaines de la maison d'Anjou qui relevaient de sa couronne. Pour ce serment de foi et d'hommage, Philippe lui octroya en fiefs les villes de Châteauroux et d'Issoudun, et consentit, à ce que Richard ne restituât pas le Quercy au comte Raymond de Saint-Gilles[5].

A la nouvelle de cette défection de Richard, qui semblait être le commencement d'une violente querelle domestique, un mouvement soudain de révolte agita les populations mécontentes de la Bretagne et de l'Aquitaine. Les gens du Poitou, naguère encore ennemis jurés du prince, embrassèrent avec ardeur ses intérêts, lorsqu'ils le virent en rébellion ouverte contre le roi son père. Le cœur brisé par l'ingratitude et les tentatives d'usurpation de son fils, Henri se retira à Saumur, afin d'y faire ses préparatifs de guerre. La plupart de ses barons et de ses chevaliers l'abandonnaient successivement pour suivre la bannière de Richard Cœur-de-Lion, le prince des batailles el prouesses, qui était jeune et plein d'espérance. En effet, le duc de Guienne était un peu plus Agé que Philippe-Auguste. On admirait la régularité de ses traits ; ses yeux bleus et grands brillaient d'un éclat peu commun ; il avait les cheveux d'un blond ardent, le teint vif et délicat, la stature grande et majestueuse, l'esprit solide et fin. Le cœur d'Alexandre semblait être passé en lui. On ne savait s'il était plus grand capitaine clans la perte que dans le gain d'une bataille, tant il prenait avantageusement son parti. Sa magnificence et sa libéralité ne connaissaient pas de bornes. Ambitieux, fier, emporté, violent, présomptueux et téméraire, il était le parfait modèle de la chevalerie barbare dix -me siècle. Sa force extraordinaire, à laquelle se joignait un esprit incapable de crainte, et sa brillante bravoure le rendaient supérieur à tous les princes contemporains. Mais il était excessivement jaloux de tous ceux qui pouvaient lui disputer la gloire des armes ; ses hauteurs et les injustices dans lesquelles l'entraînait l'impétuosité de ses passions, lui faisaient un grand nombre d'ennemis.

Tandis que les barons de Bretagne et d'Aquitaine portaient leur hommage à Richard comme à leur seigneur suzerain, le père, abattu par le chagrin et la maladie, s'efforçait de réunir autour de lui les seigneurs de Normandie et d'Anjou et tous ceux qu'effrayaient les foudres de l'Église. Car le pontife romain, préoccupé des malheurs de Jérusalem, s'était hâté d'intervenir dans une guerre qui empêchait deux puissants souverains de la chrétienté de voler au secours de la terre sainte. Il venait alors d'envoyer en France Jean, cardinal-évêque d'Anagni, avec tous les pouvoirs des légats, afin de travailler à la paix. Jean eut des entrevues successives avec Philippe et Henri, et dans ses négociations avec eux il donna plusieurs fois des preuves d'une rare habileté. Enfin, la douceur et la force de ses discours leur arrachèrent la promesse qu'ils s'en rapporteraient à son arbitrage et à celui des archevêques de Reims, de Rouen, de Bourges et de Cantorbéry, et que le jour de l'octave de la Pentecôte ils se réuniraient à la Ferté-Bernard, dans le Maine. Les cinq prélats prononcèrent aussitôt sentence d'excommunication contre tous ceux qui mettraient obstacle à la paix, tant clercs que laïques, excepté les seules personnes des rois.

Au jour fixé, Philippe et Henri se rendirent à la Ferté-Bernard, avec le comte Richard, le légat et les quatre archevêques, et un grand nombre de seigneurs des deux royaumes. Le roi de France renouvela les propositions déjà faites par lui au congrès de Bonmoulins touchant le mariage de sa sœur et l'association de Richard à la couronne. Il demanda en outre que Jean sans Terre accompagnât son aîné à la croisade ; « car autrement il pourrait troubler la paix du royaume. — C'est vrai ! cria Richard. — Je ne puis consentir à cela, répondit à Philippe le roi d'Angleterre, dont la conduite de Richard augmentait chaque jour la défiance. Que ta sœur épouse Jean, mon autre fils, et je déclarerai Jean mon héritier pour toutes les provinces du continent. — Je ne puis souscrire à cette proposition, reprit le roi de France, et les trêves sont rompues[6]. » Le cardinal Jean d'Anagni prit aussitôt la parole, et menaça Philippe de mettre son royaume sous l'interdit, et de l'excommunier, s'il rejetait les conditions de Henri. « Seigneur légat, répliqua Philippe, je ne crains point tes excommunications, car elles sont injustes. Il n'appartient point à l'Église romaine de porter aucune censure contre le royaume de France, quand le roi juge à propos de réprimer ses vassaux rebelles et de venger ses injures et le mépris de sa couronne ; d'ailleurs tes discours me prouvent que tu as déjà flatté les sterlings du roi d'Angleterre. — Eh bien ! s'écria le prélat indigné, j'excommunie toi et ton complice le comte Richard. » À ces mots, Richard met l'épée à la main et se précipite avec fureur sur l'envoyé pontifical. Les assistants l'entourent et l'empêchent de se porter à quelque violence. Pendant ce temps l'évêque d'Anagni s'enfuit à toute bride.

La guerre recommença plus vive ; les Bretons et les Poitevins, courant aux armes, ravagèrent les frontières de la Normandie et de l'Anjou, et le vieux roi, obligé de se défendre sur tous les points, rassembla son armée. Quant à Philippe-Auguste, il réunit ses troupes à Nogent-le-Rotrou, « conduit ses bataillons victorieux à la Ferté-Bernard, et, s'étant emparé de vive force du château, va tout à coup mettre le siège devant la ville du Mans, que le roi Henri, appuyé d'innombrables compagnies d'hommes de pied et de chevaliers, occupait en ce moment et tenait fermée. Lorsqu'il apprit, cependant, que Philippe se présentait devant ses murs, il se mit aussitôt à fuir sans oser jeter un regard en arrière, et alla chercher un asile dans Alençon. Bientôt ayant brisé les portés, l'armée entre dans la ville du Mans, ainsi abandonnée au pillage. Des chariots à quatre chevaux sont chargés de dépouilles opimes ; les bêtes de somme plient sous les effets précieux, les vêtements de soie, l'ivoire, les vases d'argent, les monnaies d'un poids inconnu, les ornements de lit surmontés de riches plumes, et les brillantes étoffes de toutes couleurs. Richard, néanmoins, s'était porté sur les pas de son père, et à son tour il voit, non sans étonnement, et surtout avec une grande douleur, la ville si promptement livrée au pillage, car elle appartenait de droit à ses ancêtres et était le noble berceau de sa race. Philippe, voulant le consoler de sa grande douleur, lui donna en propriété toute la commune, les habitants et les colons qui cultivaient les riches campagnes des environs[7]. »

Le roi de France et le comte de Poitou réunis marchèrent en toute hâte sur la Touraine, et prirent en passant le Château-du-Loir, la Châtre, Tro, Montoire et les Roches-l'Évêque. Ils descendirent ensuite vers la Loire, s'emparèrent de Chaumont, d'Amboise, de Roche-Corbon, et dans l'espérance de fermer le passage au roi Henri, qui s'était retiré à Chinon, ils résolurent d'attaquer la ville de Tours, « que deux fleuves, la Loire et le Cher, enveloppent de leurs ondes limpides. Renommée par sa position, fière de ses citoyens, puissante par son clergé, remplie d'une nombreuse population et de richesses, embellie par les bois et les vignes des environs, elle est de plus décorée par la présence du corps très-saint de l'illustre prélat Martin, dont la gloire a répandu lin grand éclat sur toutes les églises. Dès que les habitants furent informés de l'arrivée du roi, ils précipitèrent leur pont dans les eaux de la Loire, afin qu'il ne pût transporter son armée plus loin et assaillir les murailles avec plus de facilité. Mais quels efforts et quelles précautions peuvent résister à la valeur ? qui peut contenir un cœur tout bouillant de courage ? Le roi, sous la conduite d'un certain ribaud, s'en va partout cherchant un gué, jusqu'à ce qu'enfin s'appuyant sur sa lance au milieu du fleuve, dont les eaux l'enveloppent de toutes parts, il se trouve parvenu sur l'autre rive. » Une fois le passage tracé par leurs dignes chefs, les troupes s'élancent avec ardeur dans la rivière, la traversent heureusement et s'arrêtent dans une plaine au milieu de laquelle étaient des moissons et des prairies verdoyantes, et sur quelques points des vignes et des arbres chargés de fruits. Un grand nombre de ces arbres furent abattus et employés par les soldats à fortifier le camp. Dès le lendemain, les hommes de pied, qui trouvaient le repos insupportable, dressèrent leurs échelles contre les murailles à l'insu du roi, et ne rencontrèrent aucune résistance de la part des habitants. Saisis de frayeur à l'aspect des étendards de Philippe, qu'avait devancé le bruit de ses victoires, les citoyens et les hommes d'armes avaient barricadé les portes de la ville et s'étaient enfermés dans le château, pensant ne pouvoir défendre que ce seul point. L'absence des habitants inspira une audace encore plus grande aux soldats ils se précipitèrent en foule, escaladèrent les remparts, montèrent par les escaliers, ouvrirent en dedans les barricades et les portes, et invitèrent leurs compagnons à se joindre à eux. Informés de cet événement, les barons et le roi s'en étonnèrent et s'en réjouirent à la fois, et Philippe rendit des actions de grâces à Dieu, qui faisait prospérer ses entreprises. Aussitôt le château fut attaqué avec la même impétuosité ; Gilbert, qui eu était gouverneur, n'avait pour le défendre que soixante-dix chevaliers et trois cents gens d'armes. Il ne tarda pas à comprendre l'impossibilité de résister à des forces si nombreuses, et se rendit à discrétion.

Les conquêtes successives de son rival et la perte de deux provinces arrivée en si peu de jours, causèrent une profonde douleur à Henri. Sans moyens de défense et sans autorité, affaibli de corps et d'esprit, il céda aux sollicitations de l'archevêque de Reims, du comte de Flandre et du duc de Bourgogne, qui l'engageaient à prévenir de plus grandes pertes par une prompte réconciliation, et sollicita humblement la paix. Les deux rois se rencontrèrent dans une plaine entre Tours et Poitiers. Tandis qu'ils discutaient, à quelque distance de la foule, sur leurs prétentions respectives, la foudre tomba près d'eux, quoique le ciel Mt sans nuages. Bientôt après, un second coup de tonnerre plus terrible encore se fit entendre, et le roi d'Angleterre en fut tellement troublé, qu'il abandonna les rênes de son cheval et chancela sur sa selle, de manière qu'il serait tombé à terre sans l'assistance de ceux qui l'entouraient. Dans cet état, il se soumit à tout ce que voulurent ses ennemis : il se reconnut expressément l'homme -lige de Philippe, à merci et miséricorde, renonça à tout droit de suzeraineté sur les villes du Berri, et consentit à payer au roi de France 20.000 marcs d'argent pour la restitution de ses conquêtes. Il fut encore stipulé que la jeune A lix serait confiée à la garde de cinq personnes choisies par Richard jusqu'à son retour de la croisade, où il devait se rendre avec Philippe ; que Henri donnerait à Richard le baiser de paix et de réconciliation ; enfin que tous les barons et seigneurs qui avaient adhéré aux projets du fils contre le père, demeureraient vassaux du fils et non du père, à moins qu'ils ne retournassent de leur propre mouvement vers ce dernier. Dans le cas où le vieux roi tenterait de se soustraire à aucune de ces conditions, tous les barons et prélats d'Angleterre s'engageaient à se déclarer contre lui en faveur de Richard[8].

Les conditions de paix, rédigées par écrit, devaient recevoir dans une seconde entrevue le consentement formel du monarque anglais. Mais l'affaiblissement de ses facultés physiques et morales allait toujours croissant, et il était trop malade pour y assister. Des messagers du roi de France se présentèrent à son camp ; ils le trouvèrent couché sur un lit et lui apportèrent le traité à signer. Lorsqu'il entendit la lecture de l'article qui regardait les seigneurs engagés, soit ouvertement, soit en secret, dans Je parti de Richard, il demanda leurs noms pour connaître tous ces serviteurs infidèles. Cette curiosité lui porta un coup terrible ; car le premier qu'on prononça fut celui de Jean, son fils de prédilection. Ace nom si cher le malheureux père eut le cœur brisé ; il se leva sur son séant, promena autour de lui un œil hagard et s'écria avec l'accent d'un profond désespoir : « Est-il bien vrai que Jean, mon cœur, mon fils bien-aimé entre tous, se soit aussi éloigné de moi ? — Rien de plus vrai, » répondirent les envoyés. Alors il retomba sur son lit, et retourna sa face contre le mur. « Eh bien ! que tout aille désormais comme il pourra, dit-il : je n'ai plus de souci ni de moi ni du monde. » A peine les messagers de Philippe avaient-ils quitté le camp, où régnait la tristesse, que Richard s'approcha du lit et pria son père de lui accorder, en exécution du traité, le baiser de paix et de réconciliation. Le roi, malgré son désespoir, composa son visage, et le lui donna avec un calme apparent ; mais Richard en se retirant put entendre son père murmurer à voix basse : « Que le Seigneur me fasse la grâce de ne point mourir avant d'avoir tiré de toi la vengeance que mérite ton ingratitude[9]. » A peine arrivé au camp des Français, le comte de Poitou, que n'avaient point ému ces paroles, osa les redire au roi Philippe et à la foule des barons, qui tous poussèrent de grands éclats de rire et plaisantèrent sur la nouvelle ré conciliation du père et du fils.

Cependant la maladie faisait chaque jour des progrès effrayants, et tout semblait annoncer au monarque une prompte dissolution. Alors il se fit transporter en toute hâte à Chinon ; il y tomba d'abord dans une profonde mélancolie, que suivit une fièvre violente. Dans ses fréquents accès il passait de la douleur à la colère, il prononçait des paroles entrecoupées, déplorait le jour qui l'avait vu naître, et appelait la vengeance du Ciel sur la conduite de ses enfants ingrats et rebelles : « Honte, s'écriait-il, honte au roi vaincu ! Maudit soit le jour où je suis né ! Malédiction sur mes deux fils ! » Les religieux de Cantorbéry, qui l'entouraient, s'efforcèrent en vain de le rappeler à la tendresse paternelle ; il ne voulut jamais rétracter ce vœu de vengeance et de ruine, et répondit à, leurs exhortations par de nouvelles violences. Quelques-uns de ces religieux osèrent lui rappeler les fautes et les crimes dans lesquels l'avaient entraîné ses fureurs, la mort de saint Thomas leur archevêque, et ses continuelles injustices envers les moines de leur église. « Traîtres que vous êtes, répondit le roi grinçant des dents ; j'ai été, je suis, je serai votre seigneur ; sortez d'ici, car je ne veux parler qu'avec mes fidèles. » Les religieux obéirent ; cependant l'un d'entre eux, peu effrayé de ces paroles menaçantes, lui dit en poussant un grand soupir : « Si la vie et les tourments du martyr Thomas ont été agréables à Dieu, il nous fera prompte justice de ton corps. » A ces mots, Henri ne put modérer son courroux ; il se précipita un poignard à la main sur le moine ; mais ses fidèles le retinrent, et il remit son arme dans sa ceinture[10].

Au milieu de cette lente et cruelle expiation des constantes prospérités de sa jeunesse, le vieux monarque trouva cependant un ami dévoué dans un des fils qu'il avait eus d'une autre femme, Geoffroy le chancelier, qui se tint avec une pieuse assiduité près du lit de mort de son père. Touché de ces preuves d'affection, Henri l'en récompensa ; avec sa bénédiction il lui donna l'anneau qu'il portait à son doigt ; et devant tous ses fidèles, il exprima le désir qu'il fût promu à l'archevêché d'York et à l'évêché de Winchester. Bientôt les secours de l'art devinrent inutiles ; tout espoir de guérison s'évanouit, et le roi ne dut penser qu'aux dernières consolations de la religion. A sa demande on le porta devant l'autel de l'église : alors les évêques et les clercs, témoins de son repentir, lui donnèrent l'absolution. Il mourut le 6 juillet 1189, dans la trente-cinquième année de son règne.

A peine avait-il rendu le dernier soupir, que tout le monde le mit en oubli. Les barons et les évêques le quittèrent et coururent trouver Richard. Ses autres serviteurs se dispersèrent après avoir pillé tout ce qu'il y avait de précieux dans son palais et emporté jusqu'à ses habits. Il demeura nu, gisant sur une table, et il ne se trouva qu'un jeune page, depuis peu à son service, qui le couvrit de son manteau. Tandis qu'on le transportait sans pompe à l'abbaye de Fontevrault, près de Chinon, où il avait souhaité d'être inhumé, le comte Richard, que le bruit public avait informé de la mort de son père, vint se joindre avec ses barons au lugubre convoi, témoignant de sa profonde douleur par des gémissements et des larmes. Le cadavre fut déposé dans la grande église de l'abbaye jusqu'au moment des funérailles. Richard vint à l'église ; à l'aspect du roi étendu dans un cercueil, le visage découvert et encore empreint des convulsions d'une violente agonie, il éprouva un frémissement indicible, se mit à genoux devant l'autel, se leva après l'intervalle d'un Pater noster, et repartit aussitôt. Selon le récit des chroniqueurs contemporains, le sang coula en abondance des deux narines du mort tant que le comte resta dans l'église. « Le lendemain de ce jour, dit M. Augustin Thierry d'après Giraud le Cambrien, eut lieu la cérémonie de la sépulture. On voulut décorer le cadavre de quelques-uns des insignes de la royauté ; mais les gardiens du trésor de Chinon les refusèrent, et, après beaucoup de supplications, ils envoyèrent seulement un vieux sceptre et un anneau de peu de valeur. Faute de couronne, on coiffa le roi d'une espèce de diadème, fait avec la frange d'or d'un vêtement de femme ; et ce fut dans cet attirail bizarre que Henri, fils de Geoffroy Plantagenêt, roi d'Angleterre, duc de Normandie, d'Aquitaine et de Bretagne, comte de l'Anjou et du Maine, seigneur de Tours et d'Amboise, descendit à sa dernière demeure[11]. »

Arrivé au trône sans aucune opposition, par la mort de son père, Richard resta quelques semaines sur le continent, afin de terminer des différends qui existaient entre les couronnes de France et d'Angleterre. Il courut à Rouen pour s'y faire reconnaître duc de Normandie ; à son passage il donna l'ordre d'arrêter Étienne de Tours, sénéchal d'Anjou, et de l'enfermer, les fers aux pieds et aux mains, dans un cachot d'où il ne sortit qu'après avoir livré les trésors confiés à sa garde. Les habitants de Rouen l'accueillirent avec joie, et, le jour de Sainte - Marguerite, Richard reçut l'épée ducale de Normandie des mains de l'archevêque Gautier, dans l'église Notre-Dame, en présence des évêques, des comtes et des barons du pays (20 juillet). A cette occasion il combla les églises de biens, et ses fidèles d'honneurs et de concessions féodales. Il envoya des messagers en Angleterre pour rendre à la liberté sa mère Éléonore, que la jalousie de Henri II avait retenue captive dans la tour de Londres. Richard l'investit de la haute dignité de régente, augmenta ses revenus et s'efforça de réparer par ses bienfaits et sa conduite généreuse les outrages qu'elle avait reçus de son époux. Éléonore, passant d'une affreuse prison à une liberté si glorieuse, en témoigna sa reconnaissance au roi son fils. Par ses soins tous les hommes libres s'empressèrent de prêter serment d'allégeance au nouveau souverain et de jurer fidélité à ses lois. Richard rappela ensuite les bannis, rendit aux barons leurs chartes et leurs privilèges, et loin de repousser les ministres et les conseillers fidèles de son père, il les confirma dans leurs fonctions.

Afin de s'assurer de l'appui du roi de France, le prince anglais vint le trouver à Gisors, et lui fit hommage comme duc de Normandie. Les traités précédents une fois ratifiés, il fut convenu que Philippe rendrait Tours, le Mans et Châteauroux à Richard, qui, de son côté, devait lui céder Graçay et Issoudun, et lui payer 24.000 mares d'argent, lorsqu'il aurait pris possession du trône d'Angleterre. Le duc de Normandie passa ensuite le détroit, accompagné de Jean son frère, et fut couronné roi d'Angleterre à Westminster, par l'archevêque de Cantorbéry (3 septembre 1189). Pour remplir les vœux de son père mourant, il conféra l'archevêché d'York à Geoffroy, son frère, qui avait embrassé l'état ecclésiastique. Quant à Jean sans Terre, il reçut pour apanage les comtés de Mortain, de Cornouailles, de Somerset, de Dorset et de Lancaster, et il épousa la fille du comte de Glocester. Toute la noblesse éprouva la libéralité de Richard, qui acheva de se concilier les cœurs en payant toutes les dettes contractées par le roi son père.

Sur ces entrefaites, Philippe-Auguste envoya des ambassadeurs à Londres pour sommer le roi d'Angleterre de se disposer au voyage de la Palestine, et lui apprendre que l'époque du départ était fixée définitivement aux fêtes de Pâques. A l'arrivée des messagers, Richard convoqua une assemblée de ses comtes et de ses barons dans la grande église de Westminster. Tous ceux qui avaient pris la croix avec lui jurèrent de se trouver sans faute dans l'octave de Pâques à Vézelay, rendez-vous général des armées. Dès ce moment le nouveau roi ne s'occupa plus qu'à terminer ses préparatifs. Non content des grands trésors entassés en divers lieux par Henri II, il imposa arbitrairement à ses feudataires des sommes considérables, et mit à l'encan ses châteaux, ses villes, et tout ce qui appartenait au domaine royal. Avec son imprévoyance accoutumée, il vendit au plus offrant les hautes charges de l'État, et jusqu'à celle de grand justicier. Comme le comte de Leicester lui reprochait d'aliéner les fiefs de la couronne, Richard lui répondit : « Je vendrais en ce moment la cité de Londres, si je pouvais trouver des acheteurs. »

Après avoir confié le gouvernement de son royaume à la vieille reine Éléonore, et la garde de la Tour à son chancelier Guillaume de Lonchamp, évêque d'Ély, et à Hugues Pulsey, évêque de Durham, le roi d'Angleterre alla s'embarquer à Douvres le 14 décembre. Poussé par un vent favorable, il descendit le même jour à Gravelines, et rejoignit à Lille Philippe comte de Flandre, qui le reçut avec magnificence et le suivit en Normandie ; Richard tint à Rouen les états de la province, dont il tira encore des secours d'hommes et de grandes sommes d'argent. Là il écouta les prédications du célèbre Foulques, curé de Neuilly, homme apostolique et d'une liberté intrépide. De Rouen il vint trouver le roi de France à Nonancourt, où s'ouvrirent les premières conférences pour le voyage. Philippe Dieudonné et Richard Cœur-de-Lion s'engagèrent par serment à se prêter un secours mutuel pendant toute l'expédition, tel que deux princes chrétiens et cieux frères d'armes le devaient attendre l'un de l'autre. Le premier promit de défendre les droits du roi d'Angleterre, comme sa propre ville de Paris, et le second, ceux du roi de France, comme s'il avait à combattre pour sa cité de Rouen. Si l'un d'eux venait à mourir, le survivant aurait en sa disposition les trésors du prince mort et le commandement de son armée. Les barons et les seigneurs, déposant toute haine et toute inimitié, jurèrent qu'ils ne se feraient pas la guerre entre eux pendant la croisade, et l'assemblée fixa le terme de la paix à quarante jours après le retour des deux rois. Les archevêques et les évêques lancèrent les foudres de l'excommunication contre ceux qui violeraient ces promesses.

Outre ces règlements généraux, faits dans l'intérêt des royaumes de France et d'Angleterre, Richard publia des statuts de discipline pour le maintien de l'ordre sur sa flotte. Ces statuts peignent à la fois le caractère de l'homme et celui de son époque. « Richard, à ses hommes, qui vont à Jérusalem : Sachez que, du conseil de mes barons, j'ai fait les lois suivantes : En cas de meurtre le coupable sera lié au cadavre et jeté avec lui dans la mer, si le crime a été commis à bord des vaisseaux ; s'il a été commis sur terre, il sera enterré vif dans le même tombeau. Quiconque sera convaincu par des témoins légitimes d'avoir tiré son couteau dans une querelle et frappé son adversaire jusqu'à effusion de sang, aura le poing coupé ; s'il n'y a pas eu de sang répandu, il sera seulement plongé trois fois dans la mer. Celui qui injurie son compagnon ou qui blasphème le nom de Dieu, doit donner autant d'onces d'argent qu'il a proféré d'invectives. Tout homme convaincu de vol aura la tête rasée, enduite de poix bouillante et couverte de plumes, afin qu'il soit reconnu, et sera déposé en cet état sur le premier rivage[12]. » Les deux rois se séparèrent de nouveau pour achever de mettre ordre à leurs affaires.

Richard descendit en Bretagne avec quelques troupes, dans l'intention de s'assurer la tutelle et la garde du duc Arthur, son neveu. Les seigneurs de Surgères et de Mayenne, qui s'opposaient à son dessein, éprouvèrent les effets de sa vengeance ; mais toute la noblesse se réunit afin de conserver les droits de la duchesse Constance. Alors Richard, voyant qu'il lui faudrait plus de temps pour l'exécution de son entreprise, et ne doutant point d'ailleurs que le roi de France n'arriva au secours de la Bretagne, ne voulut pas s'attirer le reproche d'une nouvelle rupture. Il se contenta de renouveler le traité fait autrefois avec le roi son père, combla de caresses le jeune duc, le déclara son successeur en cas qu'il mourût sans enfants, et engagea quelques seigneurs bretons à le suivre en Orient.

De son côté, Philippe - Auguste se rendit à Paris ; la triste nouvelle de la maladie de la reine Isabelle de Hainaut, sa femme, y réclamait sa présence. Malgré tous les secours des médecins les plus habiles, cette princesse mourut le 15 mars 1190. Cette perte causa une douleur excessive au roi ; elle lui fit abandonner pour un temps le soin de ses affaires et retarder jusqu'à la Saint-Jean d'été le départ de l'expédition. La France entière partagea l'affliction du monarque. Les funérailles de la noble reine furent célébrées dans l'église Notre-Dame de Paris, où fut déposé son corps. L'évêque Maurice y fit élever un autel devant lequel deux chapelains, qui durent recevoir chacune une rente de quinze livres, étaient chargés de prier incessamment le Seigneur pour le repos de Lime de la défunte.

Après les obsèques de la reine, Philippe réunit les barons et les prélats du royaume au palais de la Cité, Paris. Dans cette cour plénière il publia, en forme de testament, une ordonnance qui réglait l'administration du domaine royal pendant le pèlerinage d'outre-mer. Il confia la régence à la reine douairière et au cardinal de Champagne, dont il borna cependant la puissance. Il voulut que, pour les vacances des bénéfices ecclésiastiques et la perception des droits régaliens, ils se laissassent diriger par les conseils de frère Bernard, le pieux ermite de Vincennes, et interdit la levée de nouvelles tailles et soldes sur le peuple. Prévoyant le cas où Dieu ferait sa volonté de lui, il ordonne que la reine, l'archevêque de Reims, l'évêque de Paris, les abbés de Saint-Victor et frère Bernard divisent son trésor en deux parties égales : l'une sera consacrée au soulagement des pauvres et à la réparation des églises ruinées, l'autre appliquée aux besoins du royaume et à la dépense du prince Louis son fils. Ce testament fut revêtu du sceau royal et de celui de Thibaud, comte de Chartres et de Blois, sénéchal de France, de Matthieu, chambellan, et de Raoul, maréchal ou inspecteur des écuries du roi. La régence et l'administration du royaume ainsi réglées, Philippe commanda aux magistrats de Paris de travailler pendant son absence à fermer leur ville de murailles du côté de Sainte-Geneviève, et à la flanquer de tours bien assises et bien ordonnées.

 

 

 



[1] La Philippide, chant IIIe.

[2] Roger de Hoveden.

[3] La Philippine, chant IIIe.

[4] La Philippide, chant IIIe.

[5] Roger de Hoveden.

[6] Roger de Hoveden, p. 652.

[7] La Philippide, chant IIIe.

[8] Roger de Hoveden.

[9] Numquam me Dominus mori permittat, donec dignam te vindictam accepero. GIRAUD LE CAMBRIE, Histoire des Gaules, t. XIII.

[10] Roger de Hoveden.

[11] Histoire de la conquête d'Angleterre, t. III.

[12] Roger de Hoveden.