Bannissement des
juifs. — Chartes de communes octroyées par le roi. Chartes du roi sur les
communes. — Embellissements de Paris. Mort.de Geoffroy Plantagenêt. — Regrets
des Bretons. — Causes de guerre avec Henri II. — Les Français commencent les
hostilités. — Siège de Châteauroux. — Trêve. — Naissance du prince Louis.
Mort du comte de Dreux. — Désolation de l'Occident à la nouvelle de la
bataille de Tibériade et de la prise de Jérusalem par Saladin. — Chants sur
la croisade. — Assemblée de Gisors. — Les rois de France et d'Angleterre
prennent la croix. — Dîme saladine. — Privilèges des croisés. — Pierre de
Blois.
Philippe-Auguste
s'était hâté d'accorder une paix avantageuse au duc de Bourgogne, dans la
prévision que plus tard il aurait besoin du secours de ce feudataire contre
le roi Henri, le plus formidable des vassaux de la couronne de France. C'est
pour ce motif que le jeune monarque s'efforçait de ménager les grands, tout
en les dominant, et surtout de conserver l'ancienne alliance de sa maison
avec le clergé. Avant d'attaquer Hugues III, il avait réprimé les violences
du comte de Châlons, du seigneur de Charonton, en Berri, et du sire de
Beaujeu, qui s'étaient emparés de quelques terres appartenant aux églises.
Aussi les évêques, qui trouvaient en lui un zélé protecteur, publiaient-ils
que Dieu ne mettrait point de bornes au bonheur d'un prince dont le règne commençait
avec tant de piété et de justice. Dès les
premiers mois de son règne, Philippe avait rendu, ainsi que nous l'avons
rapporté, quelques édits sévères contre les blasphémateurs et les hérétiques,
et ces édits lui avaient déjà concilié l'Église. Mais l'intérêt fiscal
n'avait pas eu moins de part que l'intérêt politique à la persécution qu'il
exerça vers le même temps contre les juifs, odieux au clergé à cause de leurs
croyances, à la noblesse et au peuple à cause de leurs richesses. On lui
avait d'ailleurs inspiré dans son enfance la plus grande aversion pour cette
classe d'hommes. « En icelui temps du bon roi Philippe, habitoient juifs à
Paris et partout, en trop grande multitude ; les plus sages et les plus
grands de la loi de Moïse étoient venus en France et principalement à Paris.
Ils y demeurèrent si longuement et s'y enrichirent si bien, qu'ils achetèrent
près de la moitié de la cité, et, contre les décrets et l'institution de la
sainte Église-, ils avoient sergents (serviteurs) et chambriers chrétiens
vivant avec eux en leurs hôtels, qu'ils faisoient judaïser et départir de la
foi chrétienne. Les bourgeois, les chevaliers et les paysans des villes
voisines étoient en si grande sujétion vers eux par les grands deniers qu'ils
leur devoient, que les Hébreux prenoient les meubles et possessions de ces
pauvres chrétiens, ou les obligeoient à les vendre, ou enfin retenoient en
leurs maisons les débiteurs comme captifs en chavires. De plus, lesdits juifs
traitoient vilainement les ornements des églises qui leur étoient remis en
gage pour les nécessités du peuple, comme texte d'or et calices, chapes,
chasubles et autres, et si vilement les tenoient en la honte de la sainte
Église, qu'il faisoient soupes au vin à leurs juitiaux (petits juifs) en calices. Ils en avoient à
Paris plusieurs garniments d'autel, comme croix d'or et pierres précieuses ;
toutes ces choses étoient mises en tas dans leurs maisons, sans égard pour
leur sainteté. Quand le bon roi sut que la foi de Jésus étoit ainsi déprisée,
il fut moult ému de pitié et de compassion, et se ressouvint avoir ouï dire
maintes fois, aux enfants nourris avec lui au palais, que les juifs de Paris
prenoient chaque année un enfant chrétien, le jour du saint vendredi, le
menoient en des grottes sous terre, et le crucifioient en haine de Notre
-Seigneur. Le roi Philippe alla donc consulter un certain ermite, du nom de
Bernard, très-saint homme, lequel étoit alors correcteur des Bons-hommes du
moutier de Grandmont, non loin du parc de Vincennes, dans la forêt de
Saint-Mandé. « Frère, lui dit le roi, que me conseilles-tu à l'égard de ces
mécréants et pour le profit de l'Église et des pauvres chrétiens ? — Sire
roi, je te conseille de relâcher et quitter tous les chrétiens de ton royaume
de tout ce qu'ils doivent aux juifs, de bouter tous les juifs hors dudit
royaume, et de retenir pour ton usage la cinquième partie des créances de ces
infidèles. — Je crois, dit Philippe à ses barons, que frère Bernard a raison. »
Ses barons lui ayant répondu : « Beau sire, fais ce qu'il te plaît, » en l'an
de l'Incarnation 1181, le roi ordonna que tous les juifs s'appareillassent (s'apprêtassent) de quitter le royaume de
France, et qu'ils fussent tous dehors à la fête de Saint-Jean-Baptiste de
l'année suivante. Ils eurent la permission de vendre seulement leurs meubles
; mais il retint les possessions qu'ils avoient achetées, comme maisons, champs,
prés, vignes, granges et pressoirs. Aucuns alors se tirent baptiser, et le
roi leur rendit leur bien : ceux qui restèrent aveuglés des yeux du cœur
allèrent trouver les prélats et barons, et leur promirent bonne somme de
deniers s'ils obtenoient du roi leur demeurante ; mais la grâce du
Saint-Esprit confirma si fermement le prud'homme Philippe en son bon propos,
que les princes et les prélats furent éconduits. Quand les Juifs virent qu'il
ne pouvoit en être autrement et que le terme approchoit qu'ils devoient avoir
la France vidée, ils commencèrent à vendre leurs meubles et garnisons à
merveilleuse hâte[1]. » Le roi ne se contenta pas de
ce bannissement : il entra un jour de sabbat dans la synagogue de Paris,
suivi d'un grand nombre de gardes, et fit arrêter tous les israélites qu'il y
trouva réunis (1182).
« II les dépouilla de leur or et de leurs habits, comme au temps d'autrefois
les Hébreux noient fait aux Égyptiens, et leur recommanda de se racheter pour
dix mille marcs d'argent. Quand les juifs s'en furent allés et que la France
fut vidée de la corruption de telle canaille, le bon roi ordonna qu'on nettoyât
leurs synagogues, afin qu'elles fussent dédiées à églises, et que l'on y
consacrât autels pour le service de Notre-Seigneur. » Tous
les vassaux ne suivaient pas l'exemple du roi. « Il y avoit dans la terre de
Brie un château nommé Bray, et sur cette même terre la comtesse de Brie
possédoit beaucoup de juifs, qui, selon leur usage, prêtoient de l'argent à
usure. Or il arriva qu'un certain paysan, confesseur de notre foi, devoit à
ces Juifs un grand nombre de sous, et comme il ne s'acquittoit pas de sa
dette, la comtesse leur abandonna ce malheureux pour le punir à leur gré,
principalement à raison de ce qu'il avoit fait de nombreux affronts à ces
juifs ; livrant ainsi dans sa barbarie un membre du Christ à ses ennemis, avec
une légèreté de femme et sans conserver aucune crainte de Dieu. Cet homme
leur ayant donc été remis, les juifs le dépouillèrent à nu, placèrent sur sa
tête une couronne d'épines, le conduisirent de village en village et dans les
campagnes, l'accablèrent de soufflets et le frappèrent de verges, jusqu'à ce
que, l'élevant sur une croix, ils lui percèrent le flanc d'une lance et
ensanglantèrent avec des clous ses pieds et ses mains, afin de figurer
complétement sur cet esclave la passion du Seigneur. A cette triste nouvelle
le roi fut rempli d'une grande colère ; il se rendit d'une course rapide sur les
terres de la comtesse de Brie, et autant de juifs qu'il trouva à Bray, autant
il en fit jeter dans les flammes. Quatre-vingt-dix-neuf furent brûlés[2]. » Philippe
-Auguste employa des moyens plus légitimes pour se concilier l'affection de
la bourgeoisie, et au milieu des développements rapides que prenaient les
associations de défense mutuelle formées avec enthousiasme par les habitants
des villes, il se laissa emporter par le mouvement, et ses premiers actes
sont presque tous relatifs aux libertés communales. Ainsi nous le voyons
confirmer et renouveler un certain nombre de chartes octroyées par son père
et son aïeul, surtout celle de Soissons, dont l'histoire n'offre qu'une
longue série de querelles entre la magistrature bourgeoise et les dignitaires
des églises. Pour terminer quelques difficultés qui s'étaient élevées par
rapport à la juridiction et aux privilèges de l'évêque, il rendit
l'ordonnance suivante : « On veillera à ce que dans l'enceinte des murs et
des tourelles de Soissons, chacun prête secours à l'autre comme dans une
loyale commune. Les habitants seront tenus de faire crédit à l'évêque pour le
poisson et la viande, et pendant quinze jours : s'il ne paie pas après ce
temps, ils pourront s'en prendre sur ses biens. Les hommes de la commune
devront demander à leur seigneur la permission de se marier ; si le seigneur
la refuse et qu'ils s'unissent néanmoins avec une bourgeoise, ils seront
quittes moyennant huit sous d'amende. Les jurés ou magistrats de la commune
se saisiront de tout homme qui a fait injure à un autre, pour tirer vengeance
de son corps, à moins qu'il n'ait payé le dommage et la forfaiture. Si celui
qui a fait le dommage se réfugie sur la terre d'un seigneur, les hommes de la
commune doivent s'adresser à ce seigneur et dire : « Beau sire, rendez-nous
celui qui a fait l'injure à un de nos hommes ; » et si le seigneur la refuse,
la commune pourra lui déclarer la guerre, et envoyer des archers sur ses
terres. » — « Si un marchand vient dans la commune et qu'on lui fasse injure,
il doit s'écrier : Aidez-moi ! de manière à ce que les maires et jurés
l'entendent ; alors on lui donnera secours, à moins qu'il ne soit ennemi de
la commune. S'il apporte son pain et son vin pour demeurer dans la ville, et
qu'il s'élève une guerre entre son seigneur et la commune, il aura quinze
jours pour vendre les denrées qu'il a dans sa maison, et pourra emporter son
argent et ses autres effets. Si l'évêque vouloit maintenir dans la ville
quelqu'un qui auroit forfait à la commune, les habitants pourront l'en
expulser.« Aucun citoyen ne pourra prêter de l'argent aux ennemis de la
commune ; ils n'auront même de rapport avec eux que sur la permission des
gardiens et magistrats. Les jurés promettront sur l'Évangile de ne jamais
déporter personne hors de la cité par haine ou par ressentiment. Dans les
murs de la ville, aucun citoyen ne pourra être arrêté, si ce n'est de l'ordre
du maire et des jurés[3]. » Dans la
commune de Noyon, « ni l'évêque ni le châtelain ne pourront rien recevoir
pour les fossés et fortifications de la ville, si ce n'est un peu de vin ou
quelque chose de tel. Tous les habitants qui possèdent une terre et une
maison devront le guet et la garde. Le châtelain ne pourra demander la cire
que les habitants lui don-noient chaque samedi, ni le droit perçu sous le nom
de tonlieu sur les marchandises dont la -valeur n'excède pas huit deniers.
Ceux qui sont dans la voie des saints (les religieux), les veuves qui n'ont
pas de fils adulte et capable de porter les armes, les filles sans
défenseurs, sont généralement dispensées des obligations de la commune. Les
gens de Chaumont (en Vexin)
seront exempts de toute taille et impôts injustes ; il y aura commune en la
ville et les faubourgs, et si quelqu'un (châtelain ou prélat) nuit aux
bourgeois, ils pourront se rendre justice par les armes. Toutes les dépenses
municipales, telles que le guet, les chaînes des ponts-levis, l'entretien des
fossés, seront supportés en commun, proportionnellement au besoin de chacun. Les
citoyens de Bourges avaient conservé leur vieux corps municipal ; Philippe
leur accorda aussi quelques nouvelles franchises, ainsi qu'à ceux de
Dun-le-Roi. « Tout citoyen de Bourges et de Dun-le-Roi qui sera arrêté, est
-il dit dans l'ordonnance rendue à cet effet, pourra requérir sa mise en
liberté, moyennant caution. Nous voulons que le prévôt royal ne puisse
condamner les bourgeois que sur bon témoignage et sans jamais choisir pour
témoins des hommes de sa table et de sa nourriture. Tout habitant sera libre
de bâtir où bon lui semblera, même près des murs de la ville, pourvu qu'il ne
les endommage en aucune manière. Personne, même les barons, hauts justiciers,
ne pourra chasser à cheval ni à pied au temps des fruits, sous peine, pour le
manant, d'avoir l'oreille coupée, et, pour le seigneur, de cinq sous
d'amende, sans qu'il puisse recourir au combat singulier contre le maire ou
le prud'homme. Par la même raison, si on les trouvoit ramassant des fruits,
ils seroient l'un et l'autre soumis à une peine semblable. » A
Bois-Commun, en Gâtinais, « tout homme qui aura maison en la ville paiera six
deniers de cens par année, moyennant quoi il sera exempt de tout impôt sur sa
nourriture, sur le vin et le fourrage. Aucun d'eux ne sera requis pour le
service militaire, à moins qu'il ne puisse revenir le soir même dans sa
maison. Les marchands de Bois-Commun qui arriveront aux foires ne pourront
être inquiétés par les justiciers du roi, s'ils n'ont commis un forfait dans
la même journée ; ils ne seront traduits que devant les prud'hommes, même pour
les crimes royaux. » Philippe-Auguste,
à son avènement, confirma la charte par laquelle son père avait affranchi en
1180 tous les serfs ou gens de corps d'Orléans et environs à cinq
lieues à la ronde. Une autre ordonnance de 1183 déchargea de toute taxe et
taille les habitants de cette ville et des alentours, promit de ne pas les
mander dorénavant aux plaids du roi plus loin qu'Étampes, Yvri ou Lorris, et
de ne saisir préalablement, en cas de procès, ni eux ni leurs femmes, fils ou
filles, et réduisit le maximum des amendes à soixante sous d'argent. Quelques
mois après, le roi leur accorda de nouveaux privilèges, moyennant une taxe de
deux deniers par mesure de blé ou de vin, dont la répartition fut confiée à
dix bourgeois élus, qui devaient agir de concert avec les sergents royaux.
Fontainebleau obtint la même année une constitution de commune, et cinq ans
plus tard, les petites villes de Pontoise, de Poissy et de Montreuil-sur-Mer,
jouirent de la même faveur. La commune de Sens, traitée jadis avec tant de
rigueur par Louis VII, semblait destinée à périr. Mais Philippe la rétablit
ou plutôt la reconnut après quarante ans, durant lesquels la guerre n'avait
point cessé entre les bourgeois et le clergé de la ville. « Dans l'intention
de conserver la paix dorénavant, est-il dit dans l'ordonnance royale, nous
avons octroyé que, sauf notre fidélité, une commune fût établie à Sens. Elle
sera jurée par tous ceux qui habitent soit dans l'enceinte des murs, soit
dans le faubourg, et par ceux qui entreront dans la commune, à l'exception
des hommes et des femmes que nous avons rendus à l'archevêque, aux églises et
aux clercs de Sens[4]. » Outre
ces concessions immédiates des libertés municipales, Philippe sanctionna
plusieurs chartes octroyées par des barons et des abbayes à leurs vassaux,
entre autres celle de Saint-Denis. « Les bourgeois de notre ville, » dit
l'abbé Hugues dans l'Institution de Saint-Denis, « se sont présentés devant
nous en nous suppliant dévotement de les exempter de toute rapine ; car il y
avoit de bien mauvaises coutumes, par l'existence desquelles ils étoient sans
cesse exposés à se voir enlever leurs marchandises ; de sorte que les gens du
dehors craignoient de venir céans. Comme cela nous étoit aussi nuisible qu'à
eux-mêmes, nous avons approuvé leur requête, et nous les exemptons, eux et
leurs hoirs, de toute rapine, taille, prise, etc., moyennant le paiement
annuel de cent vingt-huit livres de la monnaie de Paris, à nous et à nos
successeurs ; plus, de soixante livres pour la pitance des frères (les moines de
Saint-Denis) aux
calendes de janvier. Le cens fixé se recueillera de la manière suivante :
l'abbé, d'après le conseil des bourgeois, choisira dix hommes de bon
témoignage, qui, après avoir prêté serment., feront la répartition du cens en
même temps qu'ils en imposeront la levée. S'il y a retard d'un seul jour, les
bourgeois paieront soixante sous d'amende, sauf l'exemption de nos servants
de corps. » Louis
VI et Louis VIE étaient trop faibles pour intervenir entre les grands vassaux
laïques et leurs sujets ; mais sous Philippe-Auguste la monarchie était en
progrès, et Guy, comte de Nevers, d'Auxerre et de Tonnerre, mentionne le
consentement du roi dans la charte qu'il accorde à ses bourgeois de Tonnerre,
et par laquelle il les exempte à perpétuité de la taille qu'il avait coutume
de recevoir au prix de la dîme annuelle de leur blé et de leur vin. 11
recevra leur blé en gerbe, s'il lui plaît, ou bien lorsqu'il aura été battu.
Quant au vin, il le prendra à son choix dans les caves ou au cellier. « S'ils
veulent construire une maison, ils paieront cinq sous ; les étrangers lui
donneront une somme pareille ; mais les juifs en acquitteront vingt pour
avoir fa permission de séjourner. » Les habitants de Dijon renoncèrent en
1183 à leur ancien régime municipal, pour adopter la charte de Soissons, qui
jouissait alors d'une grande célébrité. Quoique leur comte dit consenti à ce
changement, ils requirent la garantie royale, et Philippe-Auguste fit droit à
leur demande par l'acte suivant : « Au nom de la sainte et indivisible
Trinité, ainsi soit-il. Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français,
faisons savoir à tous présents et à venir, que notre fidèle et parent Hugues,
duc de Bourgogne, a donné et octroyé à perpétuité, et à ses hommes de Dijon,
une commune sur le modèle de celle de Soissons, sauf la liberté qu'ils
possédoient auparavant. Le duc Hugues et son fils Eudes ont juré de maintenir
et de conserver inviolablement ladite commune. C'est pourquoi, d'après leur
demande et par leur volonté, nous en garantissons le maintien sous la forme
susdite, de la manière qui s'ensuit : Si le duc ou l'un de ses héritiers veut
dissoudre la commune ou s'écarter de ses règlements, nous l'engagerons de
tout notre pouvoir à les observer ; que s'il refuse d'accéder à notre
requête, nous prendrons sous notre sauvegarde les personnes et les biens des
bourgeois. Si une plainte est portée devant nous à cet égard, nous ferons
dans les quarante jours, et d'après le jugement de notre cœur, amender le
dommage fait à la commune par la violation de sa charte. » Paris,
la capitale du royaume, ne jouissait pas des privilèges républicains accordés
aux communes ; mais, administré par un prévôt royal, il avait une juridiction
de prud'hommes, et ses bourgeois formaient déjà de nombreuses corporations
qui se groupaient autour de la plus puissante d'entre elles, la fameuse hanse
ou compagnie de la marchandise de l'eau, c'est-à-dire du transit de la Seine.
Cette ville fut redevable aux soins de Philippe-Auguste de grandes
améliorations et de notables embellissements. Elle n'offrait encore que des
masses de maisons irrégulièrement construites sur un dédale de rues
tortueuses, infectes, et dans lesquelles les piétons ne pouvaient circuler
qu'au milieu d'une boue noire et profonde. « Un jour que le bon roi Philippe
alloit par son palais, raconte la chronique de Saint-Denis, pensant à ses
besognes, car il était moult curieux de son royaume maintenir et amender, il
se mit à une des fenêtres de la salle à laquelle il s'appuyoit aucunes fois pour
regarder la Seine couler et prendre l'air. Il advint en ce moment que des
charrettes qu'on charrioit parmi les rues vinrent à mouvoir si bien la boue
et l'ordure dont les rues étoient pleines, qu'une pueur (puanteur) en issit (sortit) si grande, qu'elle monta vers
la fenêtre où le roi étoit. Quand il sentit cette pueur si corrompue, il s'entourna
de cette fenêtre en grande abomination de cœur, et, pour cette raison,
conçut-il en son courage une grande et somptueuse œuvre, mais moult
nécessaire, que tous ses devanciers n'avoient osé entreprendre ni commencer
pour les grands coûts (dépenses) qu'il faudroit. Il manda le prévôt et les
bourgeois de Paris, et leur commanda que toutes les rues fussent pavées, bien
et soigneusement, de grès gros et fort. » Les
intentions du roi ne furent cependant pas exécutées à l'égard des deux cent
trente - six rues, obstruées de hideuses masures, que comptait la capitale.
On pava seulement en grandes pierres carrées les deux principales rues qui,
traversant la ville, se joignaient au centre, et que, pour ce motif, on
appelait la Croisée de Paris. Une somme de onze mille marcs d'argent, donnée
par un riche particulier, Gérard de Poissy, contribua beaucoup à ce travail,
alors regardé comme prodigieux (1184). Vers le même temps, Philippe avait fait bâtir
cieux grandes halles bien fournies et couvertes, « où les marchands pussent
être quand il pleuvoit ; il les fit clore et bien fermer pour que les
marchandises qui demeuroient là pendant la nuit pussent être gardées. » La place
des Innocents, qui servait à la fois de cimetière et de marché, et qui
n'avait été jusqu'alors qu'un cloaque infect, fut uniquement consacrée aux
sépultures, et entourée de fortes et hautes murailles de grosses pierres. Sous le
règne de Philippe, l'aspect de Paris changeait sensiblement : des édifices de
tout genre, des collèges, des hôpitaux, des aqueducs se construisaient. Au
temps de Hugues Capet, la ville ne s'étendait pas au delà de la Cité, où
s'élevait le palais du roi, exposé aux fréquentes dévastations des Normands.
Le pieux Robert avait réparé ses ruines, ainsi que celles de
Saint-Germain-des-Prés et de Saint- Germain -l'Auxerrois, les plus anciennes
églises de Paris, et situées à cette époque hors de son enceinte crénelée.
Une partie des deux faubourgs du nord et du sud avait été entourée de
murailles par Louis le Gros. Outre plusieurs halles, le même prince avait
fait construire, à la tête du Grand-Pont de la Cité et à celle du Petit-Pont,
les deux tours du Châtelet, destinées à protéger les murs de la capitale,
souvent exposée aux incursions des sires de Montmorency et de Montlhéry. En
face de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, Philippe commençait en ce moment,
sur la rive droite de la Seine, le célèbre château du Louvre, pour servir de
prison d'État ; tandis qu'au dehors, comme à l'intérieur de la ville,
s'élevaient des constructions importantes, telles que les églises Saint
-Lazare, Saint-Latran, Saint-Médard et la vaste forteresse du Temple, située
à peu de distance de l'abbaye Saint-Martin - des - Champs, monument de la
puissance et de l'orgueil des templiers, dont les richesses et la splendeur
devaient exciter plus tard l'envie de la royauté. Puis la Cité voyait grandir
chaque année un majestueux ornement qui semblait la protéger de son ombre,
Notre -Dame de Paris, où l'art se plaisait à prodiguer toutes ses
magnificences, où se peignaient dans toute leur merveilleuse poésie les
idées, les sentiments et la foi vive de cette époque. Les fondements de cet
édifice gothique, l'un des plus anciens qui aient été élevés en deçà des
Pyrénées, avaient été jetés vers 1163 par l'évêque Maurice de Sully.
Interrompue à plusieurs reprises, sa construction ne fut achevée que deux
siècles après. Au
milieu de ces soins divers, Philippe ne perdait pas de vue son véritable
adversaire, le roi des Anglo-Normands, et n'oubliait point les causes
nombreuses de rivalité qui existaient entre la. France et l'Angleterre. Des
occasions de discorde se présentaient chaque jour, malgré le désir que
manifestait Henri de vivre en bonne intelligence avec son suzerain. Le vieux
roi ne pouvait voir, en effet, sans douleur et sans inquiétude pour l'avenir son
jeune rival favoriser publiquement la révolte de ses fils et leur offrir,
pendant la paix et pendant la guerre, un asile à sa cour. La réconciliation
que la mort de Henri Court- Mantel avait opérée entre le monarque anglais et ses
autres fils n'avait pas été de longue durée. Peu reconnaissant pour la
douceur avec laquelle il était traité, Geoffroy demanda le comté d'Anjou,
qu'il voulait réunir à son duché de Bretagne. Sur le refus du roi il passa en
France, où, en attendant l'occasion de susciter de nouveaux ennemis à son
père, il se livra, au milieu d'un brillant baronnage, à tous les amusements
de la cour. Mais l'accueil plein de magnificence qu'il y trouva lui devint
funeste. Renversé de son coursier dans le tumulte d'un tournoi, il fut foulé
sous les pieds des chevaux des autres combattants. On l'emporta presque sans
vie du milieu de l'arène. En proie à une fièvre violente et maudissant sa
fatale destinée, il mourut quelques jours après, à l'âge de vingt-huit ans,
entre les bras du roi de France (19 août 1186). Philippe donna des larmes à ce
prince, que regretta peu son père, et le fit inhumer avec une pompe
extraordinaire[5]. Les
Bretons pleurèrent amèrement Geoffroy ; car ils l'aimaient sincèrement et
attendaient de lui le rétablissement de la gloire de l'ancienne Bretagne. En
1177 il avait rendu une ordonnance qu'ils regardaient comme un grand bienfait
pour les vassaux des terres seigneuriales. Elle interdisait sous des peines
sévères aux créanciers des seigneurs la faculté, dont ils avaient joui
jusqu'alors, de faire saisir les biens des sujets de leur débiteur, et leur
accordait seulement la saisie des rentes que les sujets devaient au seigneur.
Une autre loi, qui réglait qu'à l'avenir les héritages nobles seraient
recueillis en totalité par les aînés, sous la condition imposée à ces
derniers de faire une provision sortable à leurs cadets, n'avait pas moins
contribué à lui concilier l'amour des Bretons. Cette loi remédiait au prompt
affaiblissement de la noblesse de Bretagne, résultat du partage des
propriétés. Elle avait été donnée un an avant la mort du prince, dans une
assemblée de barons, dont la mémoire s'est conservée sous le nom d'assise
du comte Geoffroy. Privé
d'un utile auxiliaire, le roi de France se tourna du côté de Richard Cœur-de
-Lion, pour lequel il affecta encore plus d'amitié que Louis VII n'en avait
autrefois témoigné à Henri Court-Mantel. Richard s'empressa de répondre aux
avances de Philippe, et vint le visiter à Paris. Chaque jour l'amitié des
deux princes semblait devenir plus étroite. Afin de prouver qu'il se
regardaient comme frères, « ils mangeaient à la même table et au même plat,
et, la nuit, ils couchaient dans le même lit[6]. » Cette intimité causait de
vives alarmes au vieux Plantagenêt, dans un moment où de graves contestations
s'élevaient entre lui et Philippe. En effet, ce dernier réclamait de Henri la
restitution de Gisors et du Vexin normand, accordés en dot par Louis VII à sa
fille Marguerite, épouse de Henri le Jeune, mort sans enfants, et qui
devaient revenir à la France. Mais le roi d'Angleterre n'était pas d'humeur à
s'en dessaisir. Pour être fondé à les retenir, il imagina l'expédient de les
demander comme dot d'Alix, autre sœur de Philippe, fiancée dès l'an 1167, à
l'Age de six ans, 'au prince Richard, son second fils, et envoyée en
Angleterre, où elle devait être élevée auprès de son futur époux. Le roi de
France y consentit, tout en pressant la conclusion du mariage de sa sœur Alix
avec le comte de Poitiers. Maintenant Henri II ne voulait plus cette union,
et paraissait vouloir garder la jeune princesse comme otage. Il la retenait
captive dans un de ses châteaux d'Angleterre ; elle était inaccessible pour
tout le monde, même pour Richard. De là certains bruits que Richard n'osait
approfondir. Selon quelques historiens, le vieux monarque aimait éperdument
Alix, et, dans le temps de la guerre contre ses fils, il avait résolu de
l'épouser et de répudier Éléonore ; mais la cour de Rome n'avait point voulu
consentir au divorce sollicité avec les plus vives instances. Un
autre objet de discussion divisait Philippe et Henri. La veuve de Geoffroy,
Constance de Bretagne, était mère d'une fille du nom d'Éléonore et âgée de
trois ans. Après la mort de son époux, elle rentra dans l'exercice de ses
droits et de l'autorité en Bretagne, où Geoffroy lui-même n'avait régné qu'au
nom de sa femme. Les rois de France et d'Angleterre prétendaient néanmoins
tous deux au gouvernement de ce pays, sur lequel ils désiraient conserver
leur influence, et se disputaient la tutelle de la jeune Éléonore. Mais
Constance se déclara enceinte ; dès lors les droits d'Éléonore à la
succession de sa mère devinrent incertains, et, le débat resta quelque temps
suspendu. Les
Bretons se flattaient que Constance mettrait au monde un prince qui ferait
revivre son père, qu'ils avaient tant aimé. Leurs espérances ne furent point
trompées ; car, le 30 avril 1187, Constance donna le jour à un fils,
qu'attendait une destinée bien malheureuse. Sa naissance répandit parmi eux
une joie universelle et patriotique. Le roi d'Angleterre, choisi pour être
son parrain, vint à Nantes et voulut lui donner son nom. Mais les Bretons,
s'imaginant que cet enfant était réservé à faire revivre la gloire de leur
nation, le supplièrent de le nommer Arthur, en mémoire du fameux Arthur, le
héros de toutes les légendes de la Table ronde et le compagnon de leur roi Hoel
le Grand. La minorité du prince ne supprima pas tous les motifs du débat
entre les rois de France et d'Angleterre. Le premier, se fondant sur ce que
Henri lui-même avait placé le duc Geoffroy, sa femme et son pays, sous la
protection de la France, s'empressa de réclamer la garde du duché. Le second
prétendait qu'elle lui appartenait de plein droit, comme au tuteur naturel de
son petit-fils. Quant à Constance, elle soutenait que la tutelle de son fils
devait lui être confiée, puisqu'elle était souveraine de la Bretagne et
qu'elle y régnait de son propre chef. Une assemblée des seigneurs du pays
décida en faveur de la mère d'Arthur et mit fin au différend. Cependant les
deux rivaux ne purent s'entendre sur la reddition du -Vexin, et bientôt les
hostilités éclatèrent. Philippe
convoqua le ban de ses vassaux à Bourges, place importante du Berri. « A
sa voix, dit Guillaume le Breton, les hommes se rassemblent pour le combat :
les servants d'armes aussi bien que les chevaliers, les grands et les ducs
s'élancent volontairement. Leur affection pour le roi et leur bravoure
naturelle les poussent à se jeter au milieu des dangers, sans qu'il soit
besoin d'aucune violence ni même d'aucun ordre pour les entraîner, tant ils
sont pleins du désir de vaincre pour l'honneur du roi. » Philippe sut mettre
à profit l'ardeur guerrière de ses cohortes. « Il part d'une marche rapide de
la ville de Bourges, il entre sur le territoire de Châteauroux, réduit dès le
premier choc le noble château d'Issoudun et soumet toute cette contrée riche
et puissante, qui se suffit à elle-même et ne regrette aucun de ces avantages
dont tant d'autres pays s'affligent d'ètre privés. Les trésors de Cérès
l'enrichissent ; Bacchus l'inonde de ses faveurs de telle sorte qu'on est
forcé de transporter beaucoup de vins dans de lointains climats, et plus on
le transporte, plus il se fortifie, et si l'on en boit imprudemment, il
enivre tous ceux qui négligent de le mêler avec de l'eau. Après
avoir enlevé en peu de jours aux hommes du roi anglais Graçay et plusieurs
autres châteaux, dévasté les campagnes et les bourgs remplis d'habitants et
de richesses, Philippe arriva enfin devant Châteauroux, l'une des plus fortes
places de cette contrée. « Les portes sont aussitôt fermées, et les jeunes
gens s'élancent sur les remparts, disant qu'ils aiment mieux succomber, pour
défendre leur patrie, que de se rendre vaincus et sans résistance. Le roi, de
son côté, se prépare au combat, se dispose aux plus grands efforts, et ajoute
à ses forces de nouvelles forces, afin de parvenir à expulser les assiégés de
la place qui les enferme. » Protégée
par des tours, des murailles très-élevées et des fossés profonds, la ville
semblait en sûreté contre tout ennemi et vraiment inexpugnable ; car elle
était puissante par ses armes et fière de ses nombreux citoyens, sans compter
les troupes auxiliaires que le roi Henri lui avait envoyées. « Philippe
cependant, ayant dressé ses bannières, ose l'investir de toutes parts avec
ses chevaliers armés de casques. Ni le nombre des guerriers défenseurs de la
place, ni la position même du lieu, ni les traits lancés du haut des
remparts, ni la nouvelle que le roi des Anglais accourt en toute hâte, ne
peuvent effrayer Philippe, l'empêcher d'attaquer les ennemis et de les
presser le jour et la nuit. Il fait élever des madriers et entrelacer une
tortue, afin que, sous l'abri de ces machines, les mineurs puissent aborder
le pied des murailles et les entailler dans leurs fondations, en dressant
leurs boucliers au-dessus de leur tête. Un pierrier tournant à force de bras
lance d'énormes blocs de pierre ; un bélier frappant à coups redoublés
attaque de front, pour briser les grandes portes toutes doublées de fer ; des
tours mobiles, formées de claies et de pièces de bois travaillées, s'élèvent
plus haut que les murailles mêmes, afin que de là les Français puissent
lancer des traits de toutes sortes. Pendant ce temps, les balistes et les
arcs ne cessent de jouer ; ceux-ci lancent une pluie de flèches, les autres
des carreaux. La fronde aussi jette de petites pierres et des balles rondes.
Les échelles sont dressées contre les murs ; les servants d'armes s'élancent
d'une course légère ; mais tandis qu'ils se précipitent imprudemment,
beaucoup d'entre eux sont, renversés ; d'autres se tiennent encore de leurs
mains fortement accrochés au sommet des remparts ; mais l’ennemi leur résiste
avec beaucoup de valeur, combattant ainsi pour son salut et pour sa patrie.
L'un est frappé à la tête d'une lance ou d'une massue ; à l'autre une hache à
deux tranchants fait jaillir la cervelle loin de la tête ; mais ni la hache,
ni l'épieu, ni la lance, ni le glaive ne produisent aucun résultat décisif ;
les jeunes gens du dehors et ceux de l'intérieur sont animés d'une égale
fureur ; rien ne peut les arrêter lorsqu'ils s'élancent pour accomplir leurs
destinées[7]. » La
défense vigoureuse des assiégés donna le temps au roi d'Angleterre et à son
fils Richard de venir à leur secours. Tous deux étaient accompagnés de
nombreux chevaliers, dont les bannières brillaient dans la plaine. Ils
dressèrent leurs tentes non loin du camp des Français. Aussitôt des
trompettes sonnent, et les messagers de Henri, introduits en présence du
suzerain, lui remettent des lettres conçues en ces termes : « Ou tu nous
abandonneras en entier notre patrimoine et te retireras promptement avec tes Français
dans le pays qui t'appartient, ou bien tu verras quelle est notre valeur à la
guerre. Point de milieu, il faut absolument combattre ou se retirer : que les
coureurs, les valets de l'armée et les torches incendiaires soient écartés ;
qu'un seul jour mette un terme à ces longues querelles ; que la fortune et
nos bras décident enfin du juste et de l'injuste. » Philippe accepte la
bataille sans aucune hésitation ; il lève le siège et « dispose ses troupes
en ordre régulier, afin que chaque compagnie soit placée sous le commandement
de son chef et sous sa bannière ». Déjà les armées étaient en présence, et la
querelle des deux rois allait se décider par des torrents de sang. Tous
n'avaient qu'une seule pensée, celle de déployer toutes leurs forces, de vaincre
ou d'être vaincus. On n'entendait aucune voix, aucun cri : tous attendaient
que la trompette retentissante donnât le signal du combat, lorsque de nobles
prélats interposèrent leur médiation pour détourner un si funeste événement.
Le roi d'Angleterre craignait, sur la fin de ses jours, de recevoir quelque
plaie sanglante, et d'ailleurs il se reprochait son injustice. IL envoya donc
au camp des Français son fils Richard, à qui Philippe avait sans doute fait
partager son ressentiment contre le geôlier d'Alix, et qui traitait, dit-on,
secrètement avec le jeune roi. Le prince sollicita de la part de son père une
trêve de deux ans, au prix de la cession d'Issoudun pour les frais de la
guerre. De plus, le vieux Plantagenêt offrait de s'en rapporter au jugement
que rendrait la cour des pairs sur le Vexin, et de faire épouser Alix au
comte son fils. Une entrevue pour traiter de la paix fut aussi indiquée dans
une plaine située entre Trie et Gisors, près d'un grand orme qui était planté
sur la frontière des deux Vexins, et avait souvent ombragé de ses rameaux les
conférences politiques du roi de France avec les ducs de Normandie.
Philippe-Auguste eût préféré terminer par les armes ses différends avec Henri
II ; mais le désir de la paix s'était emparé des chevaliers, du clergé et du
peuple ; il accorda sans difficulté cette trêve, dont Richard se rendit
caution. La joie
que toute la France ressentit de voir éloigner le péril d'une guerre
dangereuse fut encore augmentée par la naissance d'un héritier de la
couronne, auquel la reine donna le jour (5 décembre 1187). La nation se félicita d'avoir
un prince issu du sang de Charlemagne, dont la mémoire lui était toujours
chère. Étienne, évêque de Tournay, le plus pieux et le plus savant prélat du
royaume, le tint sur les fonts sacrés. Il le nomma Louis, en l'honneur du roi
son aïeul. La ville de Paris célébra la naissance de cet enfant par des
illuminations et des fêtes qui durèrent huit jours. Philippe envoya des
ambassadeurs à tous les souverains ses alliés, pour les inviter à partager sa
joie. Les fêtes et les réjouissances dont la cour devint le théâtre à cette
occasion, furent troublées un instant par la mort du vieux comte de Dreux,
Robert Ier, oncle du roi. Ce prince avait fini ses jours dans son comté de
Braire, après avoir laissé celui de Dreux à son fils aîné, Robert II, que
distinguaient entre tous ses frères son mérite et ses vertus. Cependant
le roi d'Angleterre ne se pressait point de remplir sa promesse à l'égard de
la jeune Alix, et de produire à la cour des pairs les titres dont il
s'appuyait, afin d'éviter la restitution du Vexin. Philippe-Auguste souffrait
impatiemment ce retard. D'un autre côté, ses liaisons avec Richard alarmaient
Henri, et tout portait à croire que les deux rivaux n'attendraient pas
l'expiration de la trêve pour recommencer la guerre, lorsque de tristes
nouvelles d'Orient causèrent dans l'Europe entière une révolution qui
triompha des passions et des intérêts des princes. Depuis
la désastreuse expédition de l'empereur Conrad et du roi Louis le Jeune, les
conquérants chrétiens de la Syrie et de la Palestine éprouvaient chaque jour
de nouveaux revers. Leurs divisions intérieures augmentaient encore leur
faiblesse, tandis que les populations musulmanes d'Égypte, de Syrie, d'Irak-A
raby et du Kourdistan étaient réunies sous le sabre du prince le plus
accompli qu'eût encore produit l'islamisme. Ce nouvel adversaire que la
fortune suscitait aux chrétiens était Saladin, fils d'Ayoub et neveu du
vaillant Schiracoub. Né parmi les tribus errantes et sauvages du Kourdistan,
Saladin avait appris l'art de la guerre avec son père et son oncle, qui
s'étaient attachés au service des Atabeks. Par son courage à foute épreuve,
l'austérité de sa dévotion, la sagesse de sa politique et l'élévation de son
génie, il avait pris l'ascendant sur les émirs ses égaux, auxquels il
inspirait le respect. Après avoir recueilli l'héritage du sultan turc
Noureddin, renversé le khalife fatimite du Caire, il se fit proclamer, avec
la sanction du khalife de Bagdad, sultan de Damas et du Caire, et dirigea
ensuite tous ses efforts contre les colonies chrétiennes. L'état déplorable
auquel se trouvait réduit le royaume de Jérusalem favorisait les projets de
Saladin. Guy de Lusignan, monté sur le trône par son mariage avec Sibylle,
sœur de Baudouin IV, n'avait point les talents nécessaires pour éloigner le
péril dont il était menacé. Sa lâcheté et son inexpérience, sa faiblesse et
sa présomption inspiraient de vives inquiétudes aux barons et aux seigneurs.
Il faisait alors la guerre au plus puissant de ses vassaux, à Raymond de
Toulouse, comte de Tripoli, que les chrétiens accusaient d'entretenir avec le
sultan des relations criminelles, afin de satisfaire sa haine implacable
contre le roi qui lui avait été préféré. Encouragé
par les discordes de ses ennemis, le terrible Saladin envahit la terre sainte
à la tête d'une armée de quatre-vingt mille hommes. A la nouvelle de ses
premiers succès et de la défaite du brave Renaud de Châtillon, Guy de
Lusignan et Raymond se réconcilièrent tardivement, et jurèrent, après s'être
embrassés, de réunir leurs efforts contre les infidèles. Les deux princes se
mirent bientôt en marche avec cinquante mille chrétiens, parmi lesquels on
comptait toute la chevalerie des templiers et des hospitaliers, et
présentèrent la bataille à l'ennemi auprès de Tibériade. Au moment d'en venir
aux mains, le perfide Raymond prit la fuite, également méprisé des deux
partis. Excités par les exhortations des prêtres et par le sentiment du
danger, les chrétiens combattirent pendant deux jours avec une valeur que le
sultan ne put s'empêcher d'admirer ; mais, enveloppés de toutes parts, ils
furent vaincus, et les Sarrasins en firent un carnage épouvantable. Ils
prirent la vraie croix, qu'on portait à la tête des armées, et qui
jusqu'alors avait semblé être un gage de la victoire. Dans cette funeste
journée, Lusignan perdit trente mille hommes et tomba lui -même au pouvoir
des musulmans avec le prince d'Antioche, le comte d'Édesse, Conrad de
Montferrat prince de Tyr, le grand maitre des templiers, et plusieurs autres
des principaux seigneurs du royaume (2 juillet 1187). Le lendemain, deux cent trente
chevaliers de l'Hôpital furent conduits devant Saladin, qui, du haut de son
trône entouré d'émirs et d'oulémas, ordonna le massacre de ces intrépides
champions et martyrs de la foi. Le
vainqueur ne s'arrêta point dans le cours rapide de ses succès. Bientôt
Ptolémaïs, Naplouse, Jéricho, Ramla, Césarée et quelques autres villes de
l'intérieur et de la côte maritime lui ouvrirent leurs portes ou furent
emportés d'assaut. Peu de jours après la sanglante bataille de Tibériade, le
sultan parut à la tête de son armée aux portes de la ville sainte et dressa
ses tentes à l'endroit même où jadis avait campé Godefroy de Bouillon.
Jérusalem renfermait alors soixante mille chrétiens, et pouvait encore
opposer une longue résistance. Mais la reine Sibylle tremblait pour elle et
pour son mari prisonnier, et les dissensions particulières des barons et des
chevaliers semblaient hâter la ruine générale. On fit cependant quelques
préparatifs de défense, et de nombreux soldats réunis sous la bannière
d'Ibelin de Baléan, vieux guerrier dont l'habileté inspirait la confiance,
parurent déterminés à vaincre ou à mourir. Cependant tous leurs efforts
devinrent impuissants contre les travaux et les redoutables machines de
Saladin, qui ouvrirent bientôt une large brèche. Afin de prévenir les
horreurs d'un dernier assaut, la ville offrit de se rendre, et le -vainqueur,
dans la crainte de la réduire au désespoir, en accepta la soumission, en lui
promettant de ne point verser de sang. Les chrétiens grecs et orientaux
obtinrent la liberté de vivre sous son gouvernement ; mais tous les Francs et
les Latins durent évacuer Jérusalem sous quarante jours et s'embarquer dans
les ports de l'Égypte et de la Syrie. Le sultan donna la vie et vendit la
liberté aux hommes pour dix pièces d'or, aux enfants pour deux, aux femmes
pour cinq. Un perpétuel esclavage était réservé à ceux qui ne pouvaient se
racheter (octobre
1187). Lorsque
tous les bannis eurent quitté Jérusalem, Saladin y fit son entrée triomphante
au son d'une musique guerrière, précédé de ses glorieux étendards, suivi de
l'infortuné Lusignan, des plus grands seigneurs du royaume et de vingt mille
captifs. La grande mosquée d'Omar, que les chrétiens avaient convertie en
église, fut purifiée avec de l'eau de rose apportée de Damas. Les molsems
osèrent abattre et traîner dans la boue la croix d'or qui brillait sur le
dôme de ce majestueux édifice. La
funeste bataille de Tibériade, la perte de la vraie croix, la ruine de la
ville sainte et du royaume fondé par le grand Godefroy, couvrirent l'Europe
chrétienne d'une morne consternation. Le pape Urbain III en mourut de
douleur. Grégoire VIII, dont le pontificat ne dura que deux mois, publia une
bulle pour exhorter les fidèles à détourner la colère du Ciel par la
pénitence et les bonnes œuvres, et à prendre la croix. Les cardinaux, ajoute
un auteur du temps, promirent de renoncer à toutes les richesses et aux
délices, de ne plus recevoir aucun présent, de ne point monter à cheval tant
que la terre sainte ne serait pas reconquise, de se croiser les premiers, et
d'aller demandant l'aumône à la tête des pèlerins[8]. Clément III, qui monta sur le
trône pontifical après Grégoire VIII, accabla de messages les princes de la
chrétienté et s'efforça de leur inspirer le zèle qui l'enflammait. Il nomma
légat du Saint-Siège l'éloquent archevêque de Tyr, Guillaume, récemment
arrivé en Occident, afin de solliciter les secours de l'Europe. Il lui donna
pour collègue Henri, cardinal, évêque d'Albano, dont le mérite et la
réputation étaient connus dans toutes les cours. Tandis
que des prédicateurs et des missionnaires parcouraient les châteaux et les
manoirs, se rendaient aux assemblées des grands et des riches pour engager
les barons et les chevaliers à préparer leurs armures et à s'enrôler sous la
bannière du Christ, les troubadours et les ménestrels, renonçant aux lais
amoureux, aux sirventes satiriques, ne faisaient plus entendre que le chant
de la guerre sainte. « Seigneurs chevaliers, par nos péchés la puissance des
Sarrasins s'est accrue ; Saladin a pris Jérusalem, et on ne l'a point encore
recouvrée ! Laissons là nos héritages, allons contre ces chiens de mécréants,
pour ne pas encourir la damnation. Barons de France et d'Allemagne, et vous,
chevaliers anglais, bretons, angevins, béarnais, gascons et provençaux, soyez
sûrs qu'avec nos épées nous trancherons leurs chefs (têtes) maudits ! Ces chiens seront mis
à mort, et Dieu sera honoré et sanctifié dans les lieux où Mahomet est servi[9]. » — « Barons de
France et d'Aquitaine, s'écriait le troubadour Pons de Capduel, riche
seigneur du Puy, allons dans la Palestine pour venger les outrages que les
infidèles font à Dieu. Le vicaire du Christ l'ordonne ; en prenant la croix,
les pécheurs se laveront de leurs crimes, sans être obligés de revêtir leurs
corps de cilice et de bure. Le paradis à ceux qui partiront ; l'enfer à vous
tous qui restez parmi les plaisirs et les distractions de ce monde ! Que les
malades et les vieillards donnent d'abondantes aumônes, puisqu'ils ne peuvent
suivre l'étendard de la croix[10]. » — « Adieu, France, chantait
Guillaume Faidit, que la dame de Ventadour avait obligé de se croiser ;
adieu, France, douce patrie ; adieu, beau Limousin, je vais servir Dieu avec
les pèlerins sous l'étendard de la croix. Et vous, rois Henri et Philippe ;
cessez d'imprudentes querelles, quittez vos cours plénières pour marcher au
secours du saint tombeau. » Mais
parmi les discours populaires qui roulaient tous sur la croisade et les
hymnes belliqueux de cette époque, aucun n'excita plus d'enthousiasme que le
chant composé en vers latins par un clerc d'Orléans et répandu jusqu'en
Angleterre, où il entraîna une foule de vaillants hommes à la guerre sainte.
Il nous a été conservé par le chroniqueur Roger de Hoveden — « Le
bois de la croix est la bannière de notre chef, celle que suit notre armée. « Nous
allons à Tyr : c'est le rendez -vous des braves ; là doivent aller ceux qui
s'épuisent en vains efforts pour acquérir le renom de chevalerie. « Le
bois de la croix, etc. « Mais
pour cette guerre il faut des combattants robustes, et non des hommes amollis
; ceux qui soignent leurs corps à grands frais n'achètent point Dieu par des
prières. « Le
bois de la croix, etc. « Qui
n'a point d'argent, s'il a la foi, c'est assez ! Le corps du Seigneur doit
suffire comme pain de voyage au défenseur de la croix ! « Le
bois de la croix, etc. « Le
Christ, en se livrant au supplice, a fait un prêt au pécheur : pécheur, si tu
ne veux mourir pour celui qui est mort pour toi, tu ne rends pas ce que Dieu
t'a prêté. « Le
bois de la croix, etc. «
Prends donc la croix, et dis en prononçant ton vœu : Je me recommande à Celui
qui est mort pour moi, qui a donné pour moi son corps et sa vie ! « Le
bois de la croix, etc. » Tel
était l'état des esprits en France et en Angleterre : dans les châteaux et
les manoirs, dans les villes et les campagnes, la croisade était l'unique
objet des entretiens. Aussi, lorsque Philippe -Auguste et Henri annoncèrent
que dans l'assemblée de Gisors il serait délibéré sur les mesures à prendre
pour la délivrance de la terre sainte, tous les grands et les barons de
France, d'Angleterre et d'Aquitaine s'empressèrent-ils de se rendre au
parlement des deux rois. Il fut entièrement réuni le jour de Sainte-Agnès (21 janvier
1188). Philippe,
Henri et leurs barons recommençaient à se quereller sur les hommages et les
redevances, sur les possessions de Fréteval, de Gisors et du Vexin, quand on
vit s'avancer dans la plaine Guillaume, archevêque de Tyr, et le cardinal
évêque d'Albano. Ces vénérables prélats étaient précédés de la croix
pontificale, en qualité de légats du pape, et suivis de quelques vieux
chevaliers de l'ordre du Temple, échappés à la catastrophe de Jérusalem. Ils
furent accueillis avec un pieux enthousiasme, et à leur aspect toutes les
discussions cessèrent. Aussitôt on se pressa autour d'eux en silence, et
l'archevêque de Tyr, témoin oculaire de la plupart des calamités de la
Palestine, exposa dans une harangue tout à fait lamentable le désastre dont
le royaume de Godefroy avait été accablé. Il représenta l'esclavage d'une
foule de chrétiens, la désolation des provinces et les gémissements de cette
sainte Jérusalem, consacrée par la mort du Christ. Enfin il fit une peinture
si touchante de la situation de l'Église d'Orient et des maux qui la
menaçaient encore, que dans l'assemblée, déjà préparée à ces impressions
religieuses, un cri général se fit entendre : « La croix ! la croix ! » Les
deux rois, ajournant leurs propres différends, s'embrassèrent, se conjurèrent
comme frères d'armes pour la cause de Dieu, et reçurent le signe du
pèlerinage des mains de l'évêque d'Albano. Le roi d'Angleterre se précipita
le premier aux genoux du légat, pour le demander, contre le respect qu'il
devait à Philippe, son suzerain. Cette action, que les barons de France
attribuaient au désir d'une préséance injurieuse, aurait pu avoir des suites
funestes, si le jeune monarque n'en eût habilement dissimulé la conséquence.
Il ne voulut y voir qu'un excès de zèle pour la délivrance de la terre
sainte, et non une entreprise contre les droits de sa couronne. Il se croisa
donc ensuite avec Richard Cœur-de-Lion, duc d'Aquitaine et comte de Poitou ;
Philippe, comte de Flandre ; Hugues, duc de Bourgogne ; Henri, comte de
Champagne ; Thibaud, comte de Chartres et de Blois ; Robert, comte de Dreux,
et Rotrou, comte du Perche. Entraînés par l'exemple des rois et par l'espoir
d'obtenir la rémission de tous leurs péchés, les comtes de Nevers, de
Soissons, de Bar, de Clermont, de Beaumont ; le vicomte de Narbonne, les
sires de Montmorency, des Barres, de Coury, et une foule d'autres seigneurs
des deux royaumes, prirent aussi la croix et se couvrirent du sac de
pénitent. Les archevêques de Rouen et de Cantorbéry, les évêques de Beauvais
et de Chartres, se joignirent aux princes, afin de les diriger et de les
conduire. Tous paraissaient, animés du zèle le plus ardent, tous étaient
fiers de porter sur leurs habits le symbole de leur vœu. Pour distinguer
leurs sujets pendant l'expédition, chacun des chefs choisit un signe
différent : le roi de France et ses hommes adoptèrent la croix rouge ; le roi
d'Angleterre et les siens, la croix blanche ; le comte de Flandre et ses
gens, la croix verte. Avant de se séparer, Philippe et Henri firent le serment
de respecter mutuellement leurs fiefs héréditaires et se jurèrent une amitié
éternelle. Par leur ordre, une croix fut ensuite dressée dans le lieu où
l'assemblée s'était réunie ; ils le nommèrent le Champ-Sacré, et y fondèrent
une église. Convaincus des suites heureuses de la croisade, les légats
passèrent en Allemagne, afin d'exhorter les peuples de cette contrée à
concourir au succès de cette sainte entreprise. Dociles à leur voix,
l'empereur Frédéric Barberousse et la plupart de ses barons se revêtirent du
signe de la rédemption. Philippe-Auguste,
portant la croix rouge sur l'épaule, se rendit à Paris, où fut assemblé un
concile national pour le dimanche de la Quadragésime. Tous les prélats, les
princes et les barons du royaume assistèrent à cette assemblée, et une
multitude de chevaliers et de gens de pied -vinrent y prendre la croix. On
régla tout ce qui concernait l'exécution de la croisade. Il fut décidé : 1°
qu'un délai de deux ans, à compter de la fête prochaine de la Toussaint,
serait accordé à tous les croisés pour acquitter leurs dettes, et que durant
l'expédition les intérêts de toutes dettes seraient suspendus ; 2° que tous
ceux qui ne se croiseraient pas, quels qu'ils fussent, clercs ou laïques,
seraient obligés, sous peine d'excommunication, de livrer la dixième partie
de leurs revenus et de leurs biens meubles ; mais que de cette décimation
universelle seraient exceptés seulement les trois ordres de Cîteaux, des
Chartreux, de Fontevrault, et les maladreries de lépreux. Cette subvention
prit le nom de saladine, parce qu'elle était levée pour combattre Saladin. Le
concile consacra aussi quelques séances à des règlements de discipline : il
défendit aux croisés les jurements, les dés ou autres jeux de hasard, les
habits somptueux et le luxe de la table. Dans
une assemblée tenue au Mans pour délibérer sur les moyens de subvenir aux
frais de la guerre sainte, le roi d'Angleterre avait également établi la dîme
saladine dans tous les pays soumis à sa domination. Il en excepta cependant
les armes, les chevaux et les vêtements des chevaliers ; les chevaux, les
livres, les habits et tous les ornements des prêtres ; plus les joyaux et les
pierres précieuses des uns et des autres. Les clercs, les chevaliers et les
sergents d'armes qui prirent la croix furent exempts de cette dîme et
reçurent celle de leurs vassaux ; mais les bourgeois et les paysans qui se
joignirent à l'armée sans la permission de leurs seigneurs, durent la payer.
Les archevêques et les évêques lancèrent un arrêt d'excommunication contre
quiconque refuserait sa quote-part aux percepteurs de l'impôt. Afin d'offrir
aux habitants quelque garantie d'impartialité et de justice, la collecte se
fit dans chaque paroisse par des commissaires entre lesquels étaient le
prêtre desservant, un templier, un hospitalier, un sergent du roi, un clerc
de sa chapelle, un officier et un chapelain du seigneur du lieu[11]. La levée de la dîme saladine rencontra quelques difficultés de la part de plusieurs membres du clergé, attentifs à maintenir les privilèges de l'Église. Ils prétendirent que les ordonnances des deux rois violaient toutes les lois et la discipline ecclésiastiques. Le célèbre théologien Pierre de Blois, archidiacre de Bath, écrivit à cette occasion une longue épître à l'évêque d'Orléans, Henri de Dreux, cousin germain de Philippe-Auguste. Après l'avoir exhorté à remontrer au prince que les clercs devaient être exempts de cette subvention : « Il est temps de parler, lui disait- il, et vous ne devez pas suivre l'exemple des autres évêques qui flattent votre roi. Si le respect vous retient, prenez avec vous quelques-uns de vos confrères qui soient poussés par l'esprit de Dieu, et parlez avec une force mêlée de douceur. Si le roi de France et ses ministres ont résolu d'aller outre-mer, ce n'est point avec les dépouilles des églises et la sueur des pauvres qu'ils doivent payer les dépenses de leur pèlerinage. Qu'ils y emploient leurs revenus particuliers ou les dépouilles des ennemis, dont on devait enrichir l'Église, loin de la piller elle-même sous prétexte de la défendre : le prince ne doit exiger des évêques et du clergé que des prières continuelles pour lui. Représentez au vôtre qu'il a reçu le glaive des mains de l'Église pour la protéger, et que, s'il a maintenant besoin de ses prières, il en aura encore plus grand besoin après sa mort, à laquelle s'évanouira toute sa puissance. » Comme la majorité des prélats réunis au concile de Paris avait sanctionné le nouvel impôt, les plaintes et les menaces de Pierre de Blois ne produisirent que peu d'effet, et les officiers du roi continuèrent à percevoir la dîme sur les églises et les monastères. |
[1]
Rigord, Chronique de Saint-Denis, ann. 1181 et 1182.
[2]
La Philippide, chant Ier.
[3]
Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 219.
[4]
Recueil des ordonnances des rois de France, t. XI, p. 262.
[5]
Patri quidem, cui minus officiosus exstiterat, modicum, Francis veto, quibus
multum placuerat, ingentem luctum reliquit. GUILLAUME DE NEUBRIGE, lib. III, cap. VII.
[6]
Roger de Hoveden, p. 634 et 635.
[7]
Guillaume le Breton, Philippide, chant Ier.
[8]
Fleury, Histoire ecclésiastique.
[9]
Le troubadour Geoffroy Rudel. — Raynouard, t. V.
[10]
Millot, Histoire des troubadours, t. I, p. 355.
[11]
Roger de Hoveden.