PHILIPPE-AUGUSTE

 

CHAPITRE II. — GUERRES CONTRE LES GRANDS VASSAUX.

 

 

Administration du comte de Flandre. — La reine mère et les comtes de Champagne quittent la cour. — Intervention du roi d'Angleterre. — Révolution à la cour. — Le comte de Flandre se retire dans ses États. — Révolte des grands vassaux. — Guerre du roi. — Rébellion des fils du roi d'Angleterre. — Mort du prince Henri. — Bertrand de Born devant Henri II. — Paix de famille solennellement jurée. Confrérie des Chaperons blancs. — Guerre des cottereaux. — Guerre du roi contre Philippe de Flandre. — Siège du château de Boves. — Traité de paix. — Expédition contre le duc de Bourgogne. — Prise de Châtillon-sur-Seine.

 

Le mariage du roi avec Isabelle de Hainaut fit passer toute l'influence dans les mains du comte de Flandre. Mais il usa de l'autorité avec trop peu de ménagement, et sa conduite hautaine offensa les chevaliers de la cour et souleva des jalousies. Les comtes de Champagne, souffrant impatiemment le crédit de leur rival, crédit augmenté encore par la qualité de régent que lui avait laissée Louis VII, murmurèrent tout haut, entraînèrent dans leur parti plusieurs barons mécontents, et n'attendirent plus qu'une occasion pour abandonner la résidence royale. Le prétexte de rupture qu'ils cherchaient ne tarda pas à se présenter. Après la mort de Louis VII, le comte de Flandre poussa les choses à l'extrême, et refusa à la mère du jeune monarque la disposition des villes et des châteaux compris dans son douaire, et même de leurs revenus. Alix, indignée, se plaignit ; ses frères l'engagèrent alors à rompre ouvertement et à s'opposer aux dernières volontés du roi. Malgré la douceur de son caractère exempt d'ambition, cette princesse écouta leurs conseils avec complaisance et entra dans tous leurs desseins. Elle publia que l'autorité lui appartenait à plus juste titre qu'à un étranger auquel les intérêts de son fils étaient indifférents, quitta la cour et passa en Normandie avec l'archevêque de Reims et les comtes de Chartres et de Sancerre.

Sollicité par Alix de lui accorder des secours contre l'usurpation du régent, le roi d'Angleterre l'accueillit avec tous les égards dus à son rang, et comme il n'aimait pas le comte de Flandre, il promit hautement sa protection à la reine mère. Il se montra empressé d'accepter les offres d'Alix et des comtes de Champagne, et d'entrer dans une lutte dont le résultat devait nécessairement affaiblir la puissance naissante de son suzerain, auquel il n'avait pas encore rendu hommage pour les fiefs qu'il tenait de la couronne de France. Après s'être uni avec la princesse et l'archevêque Guillaume par un traité où il s'engageait à les faire rentrer dans la possession de leurs droits, et à placer entre les mains du prélat l'exercice de l'autorité souveraine, à condition qu'ils le dispenseraient de toute mouvance féodale, il convoqua les chevaliers de Normandie et d'Aquitaine, et réunit ses troupes mercenaires. Mais quelques seigneurs français, redoutant l'invasion que préparait Henri II, au moment où la fidélité des barons était incertaine, s'efforcèrent de prévenir le malheur qui menaçait le royaume. Montmorency, Raoul de Coucy, le comte de Clermont et le vieux Robert, de Metz, aussi recommandables par leur probité que par leur naissance, s'unirent étroitement afin de représenter au roi combien la guerre contre sa mère et l'Anglais son allié serait odieuse et funeste à sa couronne, et d'engager le régent à écouter des propositions d'accommodement. Henri lui-même envoya l'évêque d'Oxford à Philippe-Auguste, l'assurer qu'il avait reçu la reine mère dans ses États non pour fomenter leur discorde, mais pour être le médiateur de leur réconciliation. Cette démarche ne l'empêcha pas d'armer puissamment, et il fallait accepter sa médiation, ou se préparer à la guerre.

Par bonheur, un légat du Saint-Siège, le cardinal de Saint-Chrysogone, se trouvait alors en France. Ses exhortations firent consentir les deux monarques à une entrevue. Elle eut lieu à Fretteval, ou Henri II se rendit avec le roi d'Écosse, Guillaume Pr, qui l'avait accompagné en Normandie. Philippe-Auguste s'y trouva avec le comte de Flandre et les seigneurs de son conseil. Le roi d'Angleterre entreprit de lui persuader d'accorder la régence à sa mère. On lui allégua comme un obstacle invincible la dernière volonté de Louis VII. Fier de sa puissance et se prévalant d e la jeunesse de son suzerain, Plantagenet insista et osa même se servir de quelques paroles menaçantes. Mais Philippe-Auguste lui répondit, avec une fermeté au-dessus de son âge, que rien ne serait changé à la disposition du roi son père. Enfin chacun abandonna un peu de ses intérêts. Les anciens traités furent confirmés, et les deux princes se promirent réciproquement d'être bons amis et alliés. Ils arrêtèrent aussi d'autres conventions par rapport aux prétentions de la reine Alix et des comtes de Champagne. Philippe-Auguste consentit à les recevoir dans son palais comme de fidèles vassaux, à payer à sa mère sept livres parisis par jour jusqu'au moment où lui seraient délivrés les châteaux et les terres qui formaient son domaine, et à lui donner auprès de-lui l'autorité et le rang qu'elle pouvait attendre de la jeunesse de son fils et de la nature. Le comte de Flandre resta en possession de la régence.

Mais ce traité devait bientôt opérer une véritable révolution à la cour. Le régent continuant de gouverner avec une autorité presque absolue, la maison de Champagne voyait encore avec douleur son élévation et sa puissance. La reine mère, qui n'avait point abandonné les intérêts de ses frères, lui portait de temps à autre des coups dangereux. Enfin le sire de Coucy et le comte de Clermont, devenus les intimes favoris du roi, lui firent comprendre combien il lui serait difficile de renverser une autorité qui allait chaque jour croissant, et l'engagèrent à secouer un joug trop importun. Leur jeune maître parut bientôt changé à l'égard de son parrain, auquel il retira insensiblement sa confiance, et une grande partie de la suzeraineté royale fut exercée par la reine mère sous l'influence de l'archevêque Guillaume, et surtout du vassal anglais son protecteur. Les deux rois, dont la bonne intelligence semblait solidement établie, eurent à cette époque une nouvelle entrevue au gué de Saint-Remi (27 avril 1191), et on y stipula même que « Philippe gouvernerait son royaume et sa personne d'après les avis et les conseils de Henri II, roi d'Angleterre »

L'ambitieux comte de Flandre ne vit pas sans déplaisir l'alliance conclue entre les rois de France et d'Angleterre : il se brouilla mortellement avec son filleul et sortit à son tour de Paris, emmenant la reine Isabelle, sa nièce. Il répandit ensuite le bruit que Philippe avait l'intention de raser les tours fortifiées de ses barons, ou d'y envoyer ses chevaliers pour s'en emparer, pactisa contre lui avec ses anciens adversaires, et organisa une ligue redoutable. Inquiets des dispositions dominatrices qu'annonçait le jeune suzerain, presque tous les grands vassaux du royaume prirent le parti de son adversaire. On comptait, en effet, sous ses bannières les princes champenois, Hu-crues III duc de Bourgogne, les comtes de Hainaut et de Namur, une foule d'autres seigneurs français qu'animait l'espoir de reconquérir toute leur indépendance politique, et de seigneurs belges étrangers au royaume. Effrayé de cette grande levée de boucliers, le roi s'en plaignit au pape Alexandre III, dont il implora l'appui. « Les barons de notre royaume, écrivait-il avec douleur au saint-père, nous attaquent pendant notre jeunesse et troublent les premiers jours de notre règne. Ceux qui, par tant de motifs, devraient nous rester fidèles, se soulèvent contre nous et font à notre royaume une guerre cruelle ».

Dans cette situation difficile, Philippe demanda des secours au roi d'Angleterre. Suivant le traité de l'année précédente, Henri H s'empressa de prêter à son jeune suzerain l'assistance la plus efficace. Il lui envoya ses trois fils : Henri au Court-Mantel, duc de Normandie ; Richard, duc d'Aquitaine, et Geoffroy, comte de Bretagne ; avec les barons des fiefs d'Angleterre et un corps de ces mercenaires appelés Brabançons, aussi braves et mieux disciplinés que la plupart des autres milices de cette époque. Ces trois princes, dont les passions fougueuses étaient mêlées d'une générosité chevaleresque, et auxquels l'âge de Philippe avait inspiré un vif intérêt, accoururent avec joie sous ses étendards. Alors les chevaliers de France restés fidèles au jeune roi se réunirent aux Anglais et envahirent d'abord les terres du comte Étienne, qui possédait les remparts de Sancerre et la plus grande partie des riches campagnes du Berri. Ils trouvèrent de la résistance à Châtillon-sur-Cher, sorte de forteresse que protégeaient des tours élevées, des murailles, des fossés et une garnison composée d'hommes vaillants et de nombreux chevaliers. Elle semblait ne redouter aucune force humaine ; mais le roi en forma le siège, s'en empara et la détruisit de fond en comble. Puis il ravagea le territoire voisin, enleva de riches dépouilles et répandit partout la terreur. Le comte (le Sancerre, voyant que ses pertes étaient irréparables, vint s'humilier en suppliant aux pieds de Philippe, déposa les armes, et remit à sa disposition et sa personne et tous ses biens. Le roi, oubliant ses ressentiments, le reçut avec bienveillance et lui rendit sa première affection[1].

Tandis que le roi dévastait les possessions du comte de Sancerre, puis la Champagne et la Bourgogne, Philippe de Flandre de son côté saccageait les territoires de Noyon et de Senlis. La querelle se compliqua malheureusement encore par la mort de la comtesse son épouse. Elle était fille de Raoul Ier, comte de Vermandois, et avait hérité de Raoul II son frère les comtés de Vermandois, de Valois et d'Amiens, qu'elle avait portés en dot à son mari. Le comte de Flandre, dont elle n'avait pas eu d'enfants, en avait obtenu une donation du comté de Vermandois. Mais Aliénor, comtesse de Beaumont, la sœur et l'héritière de cette princesse, soutint qu'on ne pouvait la frustrer de la partie la plus considérable d'une succession que lui déféraient les lois et la nature. Elle demanda donc à Philippe de Flandre la restitution du Vermandois. Sur son refus, elle offrit au roi de l'instituer son héritier universel s'il voulait lui faire rendre justice, et celui-ci saisit avec joie l'occasion d'acquérir trois provinces.

A peine le comte de Flandre avait-il rendu à Arras les honneurs funèbres à la princesse sa femme, qu'un héraut alla le sommer de la part du roi de lui restituer le Vermandois. Le comte prétendit que la succession lui appartenait en vertu de la donation qui lui avait été faite ; et, confiant dans la justice de sa cause, il refusa avec fierté d'entendre à aucun accommodement. Tin second héraut retourna lui déclarer la guerre s'il n'obéissait dans quarante jours. Les choses étaient en cet état, lorsque le roi d'Angleterre interposa de nouveau sa médiation. Dans un parlement convoqué à Senlis sous ses auspices, il fut convenu que le comte de Flandre remettrait l'Amiénois au roi et garderait viagèrement le reste des États de Vermandois. A cette même époque la maison de Champagne se réconcilia aussi avec le jeune monarque. Elle avait pour chef Henri II, fils de Henri lei, mort l'année précédente d'une maladie de langueur qu'il avait contractée en Orient. La vie de cet excellent prince avait été glorieuse, et sa mort, héroïque ; elle avait répandu la consternation dans le cœur de tous ses sujets.

On ne voit pas sans étonnement la modération bienveillante du roi d'Angleterre envers le successeur de Louis VII, modération singulièrement opposée à sa politique antérieure : il détruisit lui-même les projets de toute sa vie, en soutenant le pouvoir suzerain que ses efforts avaient si longtemps cherché à renverser. Ce n'était pas que les années eussent diminué l'énergie du monarque angevin : il était encore dans la vigueur de l'âge, et l'ambition ne cessait pas de lui faire sentir ses puissants aiguillons ; mais la conduite de ses fils lui causait les plus cruels chagrins. Loin d'être secondé par ses héritiers, loin de pouvoir leur léguer ses projets de grandeur, Henri ne voyait en eux que des enfants ingrats, des ennemis opiniâtres. Excités par la jalouse 'Éléonore, leur mère, et entourés de conseillers et de vassaux perfides, ces princes insensés étaient toujours prêts à lever contre leur père l'étendard de la révolte, à tourner contre eux-mêmes leurs armes sacrilèges, et à ruiner de leurs propres mains la fortune des Plantagenets. Dignes chefs des cottereaux et des Brabançons, ils se rangeaient sous la première bannière venue, et ne faisaient point la guerre pour conquérir, mais pour verser le sang et porter de tous côtés le pillage et l'incendie. Un démon funeste et désorganisateur semblait planer sur les États de la maison d'Anjou. Dans cette situation difficile, Henri II ne pouvait poursuivre ses rêves de grandeur aux dépens de la couronne de France ; il ne s'occupait que de soutenir l'édifice chancelant de sa monarchie.

Les troubles d'Aquitaine continuaient, et, au milieu des souffrances de son pays, l'infatigable Bertrand de Born soufflait toujours le feu de la discorde entre les princes anglais. Le monarque ayant ordonné à ses deux fils Geoffroy et Richard de prêter à Henri, leur aîné, le serment d'hommage pour les comtés de Poitou et de Bretagne, le premier y consentit, mais le second s'insurgea et mit toutes ses villes et ses châteaux en état de défense. Alors Henri le Jeune et Geoffroy, son vassal, animés par leur père, réunirent leurs armes contre Richard. Leur entrée en Aquitaine souleva de nouveau le pays ; elle fit naître une ligue formidable contre le comte de Poitou, où Philippe-Auguste se déclara l'allié du jeune roi et des Aquitains. Les proportions que prenait cette querelle de famille, dont le roi de France pouvait seul profiter, inspirèrent des inquiétudes sérieuses à Henri II. Il rappela ses fils Henri et Geoffroy, qui ne voulurent point lui obéir. Il prit alors un parti décisif, et, dans la crainte de voir triompher les prétentions ambitieuses de Philippe, il joignit ses forces à celles de Richard, et vint en personne mettre le siège devant Limoges, où s'étaient enfermés Henri le Jeune et Geoffroy.

Environ un mois après le renouvellement de cette guerre impie, Henri le Jeune, soit par appréhension des suites de la lutte inégale où il venait de s'engager, soit par un retour de tendresse filiale, abandonna encore les rebelles Poitevins, se présenta devant son père, et se soumit à lui avec des protestations de regret. Il fit ensuite le serment solennel, la main posée sur l'Évangile, de lui rester fidèle[2]. Quant à Geoffroy, il n'imita point le changement de conduite de son frère. Vainement des messagers vinrent le trouver de la part du vieux roi et le pressèrent de mettre fin à ces dissensions, qui n'étaient avantageuses qu'aux ennemis communs de sa maison. Il resta sourd à toutes les exhortations, et ne déposa point les armes. Du reste l'exaltation des rebelles qu'il avait sous ses ordres était portée à un tel point qu'ils massacrèrent plusieurs des parlementaires envoyés par Henri à son fils Geoffroy. Une autre fois que le roi était entré dans Limoges pour y conférer avec ce même Geoffroy, les Aquitains qui formaient la garnison du château reconnurent le vieux monarque à ses vêtements et à sa bannière, et lancèrent sur lui du haut de la citadelle une grêle de flèches, dont l'une perça sa cotte d'armes, et l'autre traversa l'oreille de son cheval (1183). Alors Henri ne put retenir ses larmes ; il fit ramasser la flèche, et la représentant à Geoffroy : « Parle, mon fils, lui dit-il ; que t'a fait ton malheureux père, pour mériter que tu fasses de lui un but pour tes archers ? »

Henri le Jeune, à qui ses liaisons personnelles avec quelques-uns des conjurés avaient fait espérer de ramener les Aquitains au devoir, fit plusieurs démarches auprès des chefs de la ligue. Il jugea bientôt de l'inutilité de ses efforts, déclara que de sa vie il n'aurait plus ni paix ni trêve avec les rebelles Aquitains, et demeurerait toujours fidèle à son père ; et, pour garantie de ce serment, il remit à la garde du roi son cheval et ses armes. 11 passa quelques jours auprès de lui, s'assit à la même table que son père, mit la main au même plat, et donna les preuves d'une rare tendresse filiale. Puis, malgré ses protestations de dévouement, il l'abandonna tout à coup et se rendit au grand quartier des insurgés, auxquels il promit derechef secours loyal et fidélité. Peu de jours après, ce prince, d'un esprit toujours flottant et incapable d'une décision ferme, les quitta pour retourner au camp du roi, où les soldats furent témoins de nouvelles scènes de tendresse[3].

Tandis qu'il trahissait son père et les barons aquitains par de faux serments et des promesses trompeuses, Henri le Jeune fut attaqué d'une violente dysenterie à Château-Martel, près de Limoges. Les progrès de la maladie déconcertèrent bientôt l'habileté des médecins, qui durent annoncer au prince qu'il lui fallait mourir. Dans ses derniers moments il donna de grandes marques de contrition et de repentir. Il adora la justice divine, qui le punissait d'une manière si visible. Il ne montra aucun regret de perdre à vingt-huit ans la vie, le trône et toutes les grandeurs auxquelles le destinait sa naissance. Il ne parut touché que de sa révolte contre son père ; il lui dépêcha un messager afin d'implorer son pardon et de lui témoigner combien il serait satisfait de jouir de sa vue encore un instant. Le vieux monarque désirait y aller ; mais ses favoris, soupçonnant dans cette demande un nouveau piège de la part des insurgés, le dissuadèrent, malgré les assurances du messager, de se rendre à Château-Martel. Otant alors un anneau de son doigt, il ordonna à l'archevêque de Bordeaux de le porter à son fils comme un signe de réconciliation.

Le jeune Henri avoua qu'il ne méritait pas l'honneur qu'il avait sollicité de son père. Il pressa tendrement cet anneau sur ses lèvres, fit une confession publique de ses fautes, en reçut l'absolution, et donna à Guillaume Maréchal, son ami, la croix qu'il avait prise pour aller à Jérusalem, le chargeant d'accomplir son vœu. Puis il revêtit un cilice, voulut être traîné, la corde au cou, sur un lit de cendres préparé dans le milieu de la chambre, et dit aux évêques et aux autres ecclésiastiques qui se trouvaient près de lui en ce moment : « Je me livre, indigne pécheur que je suis, à vous qui êtes les ministres de Dieu ; je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pardonna au larron à la croix, d'avoir pitié de ma malheureuse âme par vos prières et par son ineffable miséricorde. » Tous répondirent : Amen. Ses serviteurs éplorés le déposèrent, selon ses désirs, sur le lit de cendres, et mirent deux grosses pierres carrées, l'une à sa tête, l'autre à ses pieds. Alors il reçut le viatique, et mourut pénétré des plus vifs sentiments de piété (11 juin 1183). Bientôt après un nouveau messager vint annoncer au roi la mort de son fils Henri. Cette perte imprévue lui causa une profonde affliction ; dès ce moment il oublia les fautes du prince repentant, ne pensa qu'à ses belles qualités, et le pleura amèrement. Geoffroy lui-même, touché du deuil de son père, abandonna ses alliés, revint auprès de lui, et reçut son pardon. Le roi d'Angleterre fit célébrer avec une rare magnificence les obsèques de Henri au Court-Mantel[4], dont le corps fut déposé dans l'église Saint-Julien du Mans, pour être ensuite transporté à Notre-Dame de Rouen, comme il l'avait ordonné.

Le chagrin dont le roi Henri était accablé ne l'empêcha pas de pousser la guerre avec plus de vigueur que jamais contre les rebelles. Le lendemain même des funérailles de son premier-né, il emporta d'assaut la ville et la forteresse de Limoges. Il prit et renversa de fond en comble les châteaux de plusieurs des confédérés ; puis il mit le siège devant Hautefort, principal manoir de son mortel ennemi Bertrand de Born, qu'il regardait comme l'auteur de la guerre que lui avait faite le jeune Henri. Assailli par toutes les forces du roi, unies à celles de ses deux fils Richard et Geoffroy de Bretagne, Bertrand ne put opposer une longue résistance, et fut bientôt forcé de se rendre à merci. Le vainqueur, dans la tente duquel on le conduisit, voulut goûter quelque temps le plaisir de la vengeance en traitant avec dérision ce prisonnier qui s'était vanté de ne pas le craindre. « Eh bien ! Bertrand, lui dit le monarque, vous prétendiez n'avoir en aucun temps besoin de la moitié de votre sens pour vous tirer du péril mais sachez qu'aujourd'hui le tout ne vous ferait pas faute. — Seigneur, répondit le vaincu avec assurance, je l'ai dit et je maintiens mon dire. — Et moi je crois, dit le roi, que le sens vous a failli. — Oui, seigneur, répliqua Bertrand d'un ton grave ; il m'a failli le jour où le vaillant jeune roi votre fils est mort ce jour-là, j'ai perdu sens, savoir et connaissance[5]. » Au nom de son fils, qu'il ne s'attendait pas à entendre prononcer, le roi Henri fondit en larmes et s'évanouit. Ses chevaliers, s'approchant, l'entourèrent des soins les plus empressés. Quand il revint à lui, tous ses projets de vengeance avaient disparu. « Ah ! Bertrand ! Bertrand ! reprit-il, vous avez bien droit et raison d'avoir perdu le sens pour mon fils car il vous voulait plus de bien qu'à nul homme en ce monde ; et moi, pour l'amour de lui, je vous donne la vie, votre avoir et votre château. Je vous rends mon amitié et mes bonnes grâces, et vous octroie cinq cents marcs d'argent pour les dommages que vous avez reçus. »

Cette sensibilité touchante et cette action généreuse de Henri II contribuèrent plus que ses victoires à désarmer les rebelles et à calmer l'effervescence de l'Aquitaine. Ce pays ne put cependant jouir d'une paix complète qu'en 1185. A cette époque, le roi d'Angleterre, qui n'oubliait point le malheur dont sa maison avait été frappée, se réconcilia avec son épouse, et la rendit à la liberté après un emprisonnement de dix années. La paix de la famille fut solennellement jurée et confirmée par écrit et par serment, en présence de la reine Éléonore, entre le roi Henri et ses fils Richard, Geoffroy et Jean. Richard, devenu héritier présomptif de la couronne, conserva le gouvernement de la Guienne, et rendit le Poitou à sa mère. Jean, le dernier de ces princes, à qui son âge n'avait pas permis de jouer un rôle dans leurs intrigues, était tendrement aimé de son père. Les chagrins que lui avaient causé ses trois fils ingrats, toujours prêts à se révolter, avaient conduit le vieux monarque à reporter sur Jean sa plus grande affection, et cette préférence avait même contribué à troubler les instants de concorde.

Aux hostilités souvent renaissantes des princes anglais se joignait une guerre sans paix ni trêve, à laquelle étaient en proie toutes les belles provinces du Midi : des bandes féroces de Brabançons, de Navarrois, d'Aragonais et de Basques abandonnaient les bannières du roi et de ses fils quand ils cessaient de les solder, et parcouraient au loin le pays, ne respectant ni les églises ni les monastères, et n'épargnant ni veuves, ni orphelins, ni fige, ni sexe, mais pillant et désolant comme des païens. « Sur tout le territoire de la France, dit le chroniqueur Rigord, on ne rencontrait que routiers et cottereaux, gens mal avisés et sans crainte de Dieu aucune. Nul n'osait plus sortir des forteresses et châteaux, tant la campagne en était remplie. » Le troisième concile de Latran, convoqué par le pape Alexandre III en 1179, avait prononcé l'excommunication contre tous ces brigands et contre ceux qui les soudoyaient ou les protégeaient, et avait dégagé de tout hommage ou serment ceux qui s'étaient liés par quelque traité à ces larrons maudits. Il avait même enjoint à tous les fidèles, pour la rémission de leurs péchés, de s'opposer courageusement à leurs ravages et de défendre les chrétiens contre ces malheureux qui vivaient sans discipline et sans religion, dont il désirait que les biens fussent confisqués, laissant aux seigneurs la liberté de les réduire en servitude.

A cette époque se forma au Puy-en-Velay une société dite des Confrères de la Paix. Les membres de cette confrérie ne devaient point jouer aux dés, ni se livrer aux excès de table, ni porter des vêtements déshonnêtes, ni jurer le nom de Dieu ou de Notre-Dame ; ils s'engageaient à faire une guerre d'extermination à tous les ennemis de la paix, Brabançons, routiers et cottereaux. A son entrée dans la société, chacun payait douze deniers du Puy, et cette faible cotisation produisit une somme considérable, tant les paysans et les bourgeois montrèrent de zèle et d'empressement à s'enrôler[6].

Le clergé encouragea de tous ses efforts cette prise_ d'armes ; car les cottereaux faisaient tomber plus particulièrement sur les couvents et les églises leur fureur sacrilège. Rigord raconte qu'ils emmenaient prisonniers les prêtres et les religieux, auxquels ils donnaient par dérision le nom de chanteurs. Ils insultaient leurs victimes au milieu même des tourments, en disant : « Chantez donc, chanteurs, chantez-nous donc quelque chose. » « En même temps ces brigands leur donnaient des soufflets et les frappaient honteusement avec de grosses verges, d'où il advint que aucuns rendirent à Dieu leurs âmes bienheureuses. Ils prenaient de leurs mains souillées et encore ensanglantées de sang humain la sainte eucharistie que l'on met dans les églises en vases d'or et d'argent, la jetaient à terre et la foulaient aux pieds. » Le mouvement imprimé au Puy ne tarda pas à gagner toutes les provinces du centre de la France ; les habitants des villes et des campagnes s'empressèrent de s'enrôler sous la bannière de Notre-Dame, et d'entrer dans la confrérie de la Paix ou des Chaperons blancs. Après la mort de Henri au Court-Mantel, une armée entière de routiers et de cottereaux, se dirigeant de l'Aquitaine sur la Bourgogne, entra dans le Berri, qu'elle ravagea sans pitié. Mais la population de cette région se leva en masse, et les Chaperons blancs, dont le zèle sans expérience était guidé par quelques chevaliers et hommes d'armes du roi, tombèrent sur eux à l'improviste, dans la contrée de Bourges, et leur livrèrent un sanglant combat. Les brigands furent taillés en pièces ; plus de sept mille d'entre eux restèrent sur le champ de bataille, et beaucoup furent faits prisonniers (20 juillet 1183). Les frères de la Paix écrasèrent encore plusieurs hordes vagabondes qui convertissaient en déserts tous les lieux par où elles passaient. Mais, enflés de leurs victoires, ils voulurent réprimer violemment tous les abus, se laissèrent envahir par l'esprit démocratique, et inspirèrent bientôt aux princes et aux nobles plus de crainte et de haine que les bandes sauvages exterminées par leurs armes. Des troupes nombreuses de Chaperons blancs, excitées par la soif de l'indépendance, parcoururent les campagnes, défendirent aux seigneurs d'exiger aucune redevance de leurs sujets sans l'autorisation de la confrérie, prêchèrent l'égalité naturelle des hommes et se livrèrent ensuite aux mêmes fureurs et aux mêmes excès que les cottereaux. Le roi et les seigneurs, clercs ou laïques, employèrent tous les moyens pour dissoudre la confrérie qu'ils avaient d'abord soutenue, et bientôt leurs efforts furent couronnés d'un plein succès. Toujours armés contre les routiers, mais abandonnés par la chevalerie, les chaperons finirent par succomber dans cette lutte qu'ils avaient entreprise sous les auspices les plus favorables. «Ils furent tellement défaits, disent les Chroniques de Saint-Denis, que personne n'osa dire ce qu'ils étaient devenus. » Mais, fatigués de la résistance de leurs adversaires, les Brabançons et les cottereaux abandonnèrent les provinces de la France centrale et royale, se retirèrent vers la Septimanie et l'Aquitaine, et s'enrôlèrent presque tous sous les bannières du comte de Toulouse, du roi d'Angleterre et de ses fils, dont ils étaient honteusement protégés.

A peine la paix, si nécessaire aux contrées méridionales, avait-elle réconcilié le monarque anglais et ses fils, que la guerre se rallumait dans le Nord entre le roi de France et son vassal le comte de Flandre. Philippe de Flandre avait épousé en secondes noces clona Thérèse, fille d'Alphonse Ier, roi de Portugal, princesse de mérite et de cœur, mais peu affectionnée à la France (1184). Dans la crainte que le comte, injuste et ambitieux, ne voulût transmettre aux enfants qu'il aurait de sa nouvelle femme les domaines du Vermandois et la dot promise à sa nièce, Philippe-Auguste les réclama immédiatement et employa les plus fortes raisons pour déterminer son parrain à les lui restituer sans combat et sans contestation. « l'on père m'a donné ce pays, lui répondit le comte de Flandre, et toi-même tu as confirmé ce don de ton sceau royal ; ne cherche donc pas à troubler le repos du royaume, afin que ceux qui sont tenus de t'obéir ne deviennent pas tes ennemis. I] serait inconvenant que la promesse d'un roi fût si peu solide, que sa parole pût être ainsi reprise. Quand même je n'aurais aucun droit sur ces choses, je les possède cependant par ton fait et celui de ton père. Ainsi la bonne foi, ainsi un titre juste fondent mon droit et me disculpent de tout reproche. Il ne t'est pas permis d'ignorer qu'en justice nul ne doit perdre, s'il n'a point commis de faute, la chose qui lui a été justement conférée.

« — En peu de mots, comte, j'apporterai aussi beaucoup d'arguments en faveur de mon droit. Ce que mon père t'a cédé pour un temps, une si courte prescription ne peut le perpétuer entre tes mains ; et quant à ce que tu te vantes que j'ai moi-même confirmé ce don, la possession qui est concédée par un enfant n'est d'aucune force. Ceci est suffisant pour moi ; je puis cependant ajouter encore quelques mots. Il y avait dernièrement quelqu'un qui, de ton propre avis, demandait, par la voie de la justice, la restitution du bien paternel. L'accusé lui disait : « Il ne t'appartient pas, au cas dont il s'agit, mon frère, d'intenter aucune action, car la chose que tu me demandes maintenant m'a été concédée par toi, quand tu étais enfant ; maintenant que tu as grandi, tu redemandes ce que tu as donné volontairement, ce que j'ai déjà possédé sous tes yeux depuis plusieurs années. Loin de nous que des paroles si légères sortent à effet ! » Je ne pense pas, û comte, que tu aies encore oublié quelle fut alors ton opinion, lorsque tu dis que la première donation n'avait, aucune valeur en justice, et lorsque tous les autres déclarèrent la même chose, en sorte que cet homme s'en alla remis en possession de son bien. Voudrais-tu donc avoir deux règles : une pour toi, une pour les autres ? Non, il faut que tu supportes la loi que tu as portée. Cesse donc de parler davantage ; car, si tu diffères encore de réintégrer mon domaine dans ses biens, tu verras ce que la force unie au bon droit peut donner de supériorité au suzerain qui demande une chose juste. »

Irrité des prétentions du roi, Philippe de Flandre se rendit en toute hâte dans Arras, où il convoqua ses nombreux vassaux. Tous répondirent à l'appel du comte, et l'amour de la guerre fermenta dans tous les cœurs. « La commune de Gand, dit le chroniqueur, fière de ses maisons fortifiées de tours, de ses trésors et de sa grande population, mit sur pied à ses propres frais vingt mille hommes armés en guerre ; la commune d'Ypres, non moins renommée, habile dans l'art de teindre les laines, fournit deux légions à cette guerre exécrable. La puissante Arras, ville antique, remplie de richesses, avide de gain et se complaisant dans l'usure, envoya des secours, avec d'autant plus d'ardeur qu'elle était la capitale de la Flandre. Au milieu de ce fracas d'armes, Bruges ne manqua pas non plus d'assister le comte de plusieurs milliers d'hommes vigoureux ; Bruges qui fabrique des bottines pour couvrir les jambes des seigneurs puissants, Bruges riche de ses grains, de ses prairies et du port qui l'avoisine. Dam, aussi ville funeste, Dam qui devait par la suite être fatale aux vaisseaux des Français, aida leurs ennemis selon ses ressources. Avec la même ardeur s'arma Lille, riante cité, peuple subtil et ami du lucre ; Lille qui se pare de ses marchands élégants, fait briller dans les royaumes étrangers ses draps de couleurs variées, et en rapporte les richesses dont elle s'enorgueillit. Saint-Omer, lié aussi par serment au parti du comte, lui envoya plusieurs milliers d'hommes, jeunes gens brillants de valeur. Hesdin, Gravelines, Bapaume, Douai, ville riche, puissante et remplie d'illustres citoyens, se levèrent toutes pour la même cause. Leurs anciennes querelles ne retiennent ni les Isengrins, ni les Belges, ni les Blavotins[7] ; les fureurs intestines qui les animent les uns contre les autres, et les déchirent tour à tour, ne les empêchent point de se réunir et de se précipiter ensemble vers la guerre ; c'est avec joie qu'ils suspendent leurs inimitiés pour combattre les enfants de la France. »

Le comte s'estima invincible lorsqu'il vit l'ardeur qui animait les Flamands, « gent opulente en toutes choses, mais fatale à elle-même par ses discordes intestines, race simple en nourriture, facile à la dépense, sobre de boisson, brillante par ses vêtements, d'une taille élevée, d'une grande beauté de formes, au visage coloré, à la peau blanche. » L'aspect de cette puissante armée bourgeoise, à la tête de laquelle il semblait le roi des communes, excita encore son orgueil, dont il pouvait à peine modérer les mouvements. « Ces masses d'hommes étaient couvertes d'armes resplendissantes, de richesses et d'ornements de couleurs diverses. Les bannières des chevaliers flottaient au gré des vents ; leurs casques et leurs cuirasses, frappés par les rayons du soleil, redoublaient l'éclat de sa lumière. Le terrible hennissement des chevaux porte l'effroi dans les oreilles ; sous leurs pieds ils broient la terre poudreuse, et les airs sont obscurcis des flots de poussière qu'ils soulèvent ; à peine les rênes suffisent-elles pour les contenir et les empêcher d'emporter au loin leurs cavaliers par une course vagabonde. Tandis que ses escadrons s'avancent ainsi d'une marche régulière, le farouche comte s'anime à la guerre et se croit déjà vainqueur, et, déchirant de sa gueule de lion son ennemi avec fureur, il brûle de se mesurer avec le roi encore absent[8]. »

La nouvelle que la ville d'Amiens avait chassé les officiers de Philippe-Auguste et reçu les hommes de Flandre, augmenta encore la confiance du comte. Il prit l'offensive, se dirigea d'abord sur Corbie et enleva de vive force le rempart qui formait la première ligne de fortification. La Somme, qui séparait les deux enceintes, l'empêcha d'entourer entièrement la place et rendit ses efforts impuissants. Tous les ponts avaient été rompus par des citoyens précautionneux, qui consentaient à de moindres dommages pour en épargner de plus grands à leur propre cité. La résistance opiniâtre des habitants donna le temps aux chevaliers du roi de France d'arriver au secours des assiégés, de fortifier le château, de le remplir d'armes et de provisions. Le comte de Flandre, laissant alors une partie de ses gens devant Corbie, franchit la Somme et l'Oise et se jeta sur l’Ile-de-France. Il ravagea sans pitié tout le pays sur son passage, réduisit les maisons en cendres, chargea de chaînes les captifs, et laissa partout des marques funestes de sa colère. Cette soudaine invasion ne permit pas aux fidèles barons du roi de prendre les mesures nécessaires pour leur défense. Le comte Albéric, seigneur de Dammartin, fut surpris à table dans son manoir, et n'eut que le temps de se sauver par une poterne. Les Flamands dévastèrent son château et livrèrent au fer et à la flamme la plaine si belle, si riche en productions et si peuplée, qui s'étendait au-dessous de ce magnifique château. « Il n'y a encore rien de fait, s'écriait le comte tout fier de ce facile succès, si je ne brise les portes de Paris avec les chevaliers de Flandre, si je ne plante ma bannière sur le Petit-Pont et dans la rue de la Calandre. »

Docile aux conseils des grands de son armée, le comte ne se dirigea point sur Paris, dont il n'était cependant qu'à neuf lieues, et alla mettre le siège devant Béthisy. A la nouvelle que le roi sortait de Senlis, accompagné de toutes ses forces, les Flamands se retirèrent par le Valois et par la fameuse forêt de Guise. Puis, essayant bientôt une pointe en avant, ils assiégèrent Choisy-du-Bac. Mais, suivis à la trace par l'armée royale qu'ils redoutaient, ils n'osèrent pas encore l'attendre et firent une prompte retraite. Cette conduite, qui n'avait rien de l'habile capitaine, ces démarches toujours incertaines, où l'on ne voyait aucun projet formé, inspirent aux Français beaucoup de mépris pour le comte de Flandre. Le jeune Philippe-Auguste s'afflige de ce que son ennemi lui ait ainsi échappé ; « il ne peut contenir dans le fond de son cœur les mouvements de la colère ; la rougeur lui monte au visage et trahit ouvertement la vive indignation de son âme. Le roi enfant se passionne de fureur contre le comte et le poursuit d'une marche rapide[9] ».

Le suzerain et ses chevaliers suivirent l'ennemi jusqu'à ses frontières ; mais, voyant que la fuite le protégeait bien plus sûrement que les armes, ils se dirigèrent sur Amiens, que Philippe de Flandre avait osé fortifier, ainsi que plusieurs châteaux qui l'enveloppaient de toutes parts, afin d'en rendre l'accès plus difficile. Parmi ces châteaux s'élevait celui de Boves, célèbre dans les romans de la chevalerie pour avoir vu naître l'enchanteur Maugis et plusieurs des fils de la race d'Aymon, et, dans l'histoire, pour avoir été le berceau de la noble maison de Coucy. Son heureuse situation, ses tours et ses murailles, ses fossés et ses retranchements, sa nombreuse garnison et l'abondance de ses provisions de toute espèce, en faisaient une citadelle presque imprenable. Il était alors au pouvoir du comte Raoul, seigneur enflé d'orgueil, uni par serment au comte de Flandre, et qui refusa de se soumettre au roi. Heureux de trouver enfin une occasion de déployer ses forces et de montrer sa valeur, Philippe-Auguste résolut de s'en rendre maître. A son ordre, les hommes de pied et les chevaliers, animés d'une égale ardeur, s'élancent vers les retranchements du château. « Leurs corps, protégés du côté gauche par les boucliers, sont mis à l'abri des pierres qu'on leur lance et des flèches messagères dé' la mort, tandis que dans leur main droite brillent étincelantes la hache simple ou la hache à deux tranchants, ou l'épée. » Sous leurs vigoureux efforts les portes sont renversées, « bientôt les premiers retranchements s'écroulent, et les guerriers français arrivent au sommet des fossés, qui seuls maintenant les empêchent d'ébranler les murailles dans leurs fondements. Pendant ce temps, tombant comme la pluie ou comme la grêle, les pierres et les projectiles de tout genre que les ennemis ne cessent de lancer du haut de leurs remparts, accablent et écrasent les chevaliers du roi. »

Philippe-Auguste comprit qu'il lui serait difficile d'emporter cette place sans un siège régulier, et il n'hésita point à l'entreprendre. Il fait aussitôt construire avec des claies, des cuirs et de forts madriers, un chat, sorte de machine de guerre, sous laquelle une jeunesse d'élite puisse se cacher en toute sûreté, tandis qu'elle travaillera sans relâche à combler les fossés. Lorsque ceux-ci sont comblés, les chevaliers appliquent leurs petits boucliers contre les remparts, et, sous l'abri de ces boucliers, les mineurs travaillent avec des poinçons et des piques à entailler les murailles dans leurs fondations. Puis, de crainte que le mur, venant à tomber fortuitement, n'écrase de son poids les travailleurs, on étançonne avec de petits troncs d'arbres et des pièces de bois rondes la portion de la muraille qui demeure comme suspendue et menace incessamment les ouvriers. Ainsi les fossoyeurs déchaussent sur tous les points le pied de la muraille, à plus de moitié de la profondeur des fondations, et lorsqu'ils jugent que c'est assez creusé, ils y mettent le feu et se retirent prudemment dans leur camp. « Bientôt la flamme devient furieuse ; bientôt elle a consumé tous les supports ; la muraille s'écroule par terre, et des flots de poussière et de fumée dérobent le soleil à tous les yeux. Les assiégés prennent alors la fuite, et une troupe de jeunes gens armés de fer s'élance à travers les débris au milieu des flammes et des torrents de fumée. Un grand nombre d'ennemis sont massacrés, beaucoup faits prisonniers, et beaucoup d'autres, sous la conduite du seigneur de Boves, qui combattait vaillamment à la tête des siens, se retirent dans la citadelle, « dont un rocher escarpé, flanqué d'un double retranchement, fait un asile sûr. »

Aussitôt la redoutable machine est dressée contre cette citadelle, qu'elle attaque à coups redoublés. « Tantôt c'est un mangonneau qui, à la manière de ceux que les Turcs emploient, fait voler dans les airs de petites pierres ; tantôt c'est une pierrière terrible qui, mise en mouvement par des cordes que l'on tire du côté de la plaine à force de bras, et roulant ainsi en sens inverse sur un axe incliné, plus rapide que les plus grandes frondes, lance des blocs de pierres énormes, tout bruts et d'un tel poids que deux fois quatre bras suffiraient à peine pour en soulever un seul. Déjà l'on voit apparaître sur les murailles de nombreuses fentes ; déjà la citadelle, fatiguée de tant de coups, s'entr'ouvre sur beaucoup de points[10]. »

Cependant l'ennemi, fatigué, avait ralenti sa défense, et l'on ne voyait plus que quelques hommes encore debout sur le haut des remparts, lorsque le comte de Flandre, revenant sur ses pas avec ses hommes, s'approcha du camp des assiégeants, sonna du cor, puis s'écria : « Me voici, je viens m'opposer à toi pour protéger les citoyens. Permets aux assiégés de vivre ; ose mesurer tes forces avec les miennes. Quelle gloire y a-t-il pour une multitude de triompher de quelques hommes ? Ta victoire sera bien plus grande et plus belle si tu réussis à battre tant d'hommes tous ensemble dans la plaine. Viens soutenir une épaisse mêlée ; que le glaive termine notre querelle en un seul coup de fortune, et que celui à qui le sort et sa valeur donneront de remporter la victoire s'en retourne vainqueur. » Après cet arrogant défi, le comte osa planter son gonfanon en face du camp des Français.

L'insolence de son rebelle vassal remplit le roi d'indignation. Impatient d'engager la bataille, il saisit ses armes avec ardeur et sort de sa tente, suivi de ses chevaliers, qui brandissent leurs lances. Déjà les deux armées, rangées sous leurs bannières, l'une vis-à-vis de l'autre, n'attendaient plus que le signal, et dans la fureur des deux chefs il y avait apparence qu'on allait verser beaucoup de sang. Alors Guillaume, archevêque de Reims, accourt entouré d'une foule de barons, se présente devant le monarque son neveu, et lui dit : « Illustre roi, ce moment n'est point propre à un tel combat. Un roi si vaillant ne doit pas ainsi se battre au temps de la nuit ; il doit d'abord disposer les escadrons, assigner des chefs aux chevaliers et aux autres soldats, afin que châtain sache quelle place il doit occuper et quel homme il doit suivre. Ô roi très-bon, ne te conduis point de telle sorte, ne va point exposer ta tête à de si grands périls, au milieu d'un tel désordre. » Philippe bouillonnait de colère, et ce ne fut pas sans peine que l'archevêque et les barons obtinrent de lui qu'il attendrait au lendemain matin.

La contenance belliqueuse des Français inspira des sentiments de crainte au comte de Flandre. Il donna l'ordre à son armée de lever le camp et de passer de l'autre côté du fleuve. Il tint ensuite conseil, et dans la nuit il envoya prier le prince de la milice du roi, Thibaud, comte de Chartres, sénéchal de France, et l'archevêque de Reims, tous deux oncles du souverain et chargés de la direction des affaires, de lui obtenir une trêve de huit jours. Sur leurs pressantes sollicitations, le roi consentit à cette suspension d'armes, pendant laquelle les princes champenois engagèrent Henri II et le cardinal évêque d'Albano, légat du Saint-Siège, à se porter médiateurs entre les deux partis. Le comte, renonçant enfin à son orgueil, vint se prosterner aux pieds de son suzerain ; il implora sa clémence, et un traité de paix dont les conditions étaient avantageuses aux Français fut bientôt conclu. Philippe de Flandre lui abandonna le comté d'Amiens et le Vermandois, à l'exception de ses deux plus fortes places, Péronne et Saint-Quentin ; il en conserva l'usufruit, ainsi que celui de l'Artois (1185). La paix ainsi rétablie, le roi se hâta de reprendre le chemin de Paris, où il fut reçu au milieu des applaudissements de son peuple, qui chantait les louanges de Dieu et lui rendait grâces d'avoir accordé à son jeune souverain un triomphe si facile.

Encouragé par ses premiers succès, Philippe tourna ensuite ses armes contre le duc de Bourgogne, Hugues III, qui ne se plaisait que dans le désordre, opprimait les églises, troublait la paix des monastères et le repos du clergé. Le roi, toujours attentif à maintenir son autorité et à l'agrandir dans les occasions favorables, invita le duc à respecter davantage les églises et le patrimoine du Christ. Ses prières ne furent pas écoutées ; loin de se désister de ses mauvais desseins, le duc « n'en devint que plus méchant ». Dans son orgueil, il méprisait les avertissements de son suzerain, dont il croyait égaler la puissance. « En effet, outre Dijon et Autun, qui pouvaient lui fournir de nombreux soldats, beaucoup d'autres villes, Beaune-la-Vineuse, joyeuse de son sol fertile, Beaune, dont les vins rouges disposent les têtes à toutes les fureurs de la guerre, Chors, Semur, Flavigny, Mulsau, Avallon, et presque toute la riche Bourgogne, terre heureuse si ses enfants pouvaient jouir de la paix, étaient soumises aux lois du noble duc. Il possédait encore Châtillon, bourg noble, l'honneur des Allobroges, le boulevard du royaume, que le fleuve de la Seine traverse et arrose de ses ondes limpides, et qui contient une population qui n'est inférieure à aucune autre du monde par la chevalerie, l'esprit, le savoir, la philosophie, les arts libéraux, l'élégance, les vêtements et la beauté. » Hugues, comme pour défier son suzerain, avait soigneusement approvisionné cette résidence de toutes les choses nécessaires à la guerre. « Il avait aussi fait garnir les tours et les remparts de claies en bois, étançonner les murailles et pratiquer des fenêtres longues et étroites, de telle sorte que les braves servants d'armes, cachés par derrière, pussent lancer de loin des traits messagers de la mort. En outre, il avait fait élargir et creuser plus profondément les fossés qui enveloppaient les remparts, afin que les combattants du dehors n'eussent aucun moyen de s'approcher, et que le château devînt ainsi inexpugnable sur tous les points. »

Tous ces préparatifs ne trompèrent point Philippe-Auguste, qui se souvenait encore du secours accordé par le duc de Bourgogne au comte de Flandre. D'ailleurs, bien décidé à ressaisir le rôle protecteur qu'avait pris la royauté de son aïeul, et qu'avait laissé échapper le faible Louis VII, il se hâta d'intervenir dans la querelle du duc avec le sire de Vergi. Hugues III, prétendant que ce seigneur, l'un de ses principaux feudataires, ne lui avait pas rendu l'hommage tel qu'il lui était dix, s'empara de toutes ses terres et l'assiégea dans son château. Le sire de Vergi implora l'autorité du roi et offrit de relever directement de la couronne : Philippe accepta cette proposition, vola au secours de ce vassal et força le duc à. lever le siège. Il accueillit ensuite avec solennité les plaintes du clergé de Bourgogne contre les exactions de Hugues, auquel il adressa de nouvelles remontrances, mais elles ne servirent qu'à exciter ses ressentiments. Alors le roi, « indigné de se voir méprisé comme un enfant », entre en toute hâte sur le territoire de la Bourgogne, accompagné seulement d'un petit nombre de cavaliers ; car l'excès de sa colère ne lui permit pas d'attendre tous ceux qu'il avait convoqués. Déjà il laisse loin derrière lui les plaines de la Champagne, les champs de Brienne et la ville de Troyes. Il entre dans la vallée de Mulsau, où il attend ses troupes durant trois nuits ; car ses soldats marchaient sur ses traces. Là il apprend d'une manière certaine par ses éclaireurs les préparatifs du duc de Bourgogne à. Châtillon-sur-Seine. Mais ni la position du lieu, ni ses nombreux moyens de défense ne peuvent effrayer le cœur de Philippe ; il se décide à l'investir. Aux approches de la nuit, l'enfant intrépide enveloppe de ses bannières et de ses armes l'enceinte du château, qui contient dans son circuit plusieurs arpents de terre.

Le lendemain, à leur réveil, les guerriers du due de Bourgogne se voient entourés de tous côtés. Ils montent sur les • remparts, ils se précipitent en groupes confus pour barricader les portes ; ils transportent sur leurs épaules des claies et des madriers. Partout, sur leurs murailles élevées, où ils peuvent découvrir quelques crevasses, ils s'empressent à l'envi de boucher toutes les fentes. Répandus pêle-mêle sur les murs, dans les rues et sur les places, ils s'étonnent que le roi ait pu si subitement investir le château et couvrir les champs de ses innombrables combattants. Mais Philippe, afin de ne perdre aucun temps à ce siège, presse sans relâche le jour et la nuit, et s'applique lui-même à échauffer le courage de ses soldats. Les mangonneaux lancent dans les airs de grosses pierres ; les claies en bois dont les murailles sont recouvertes, frappées à coups redoublés, se brisent et tombent en pièces ; les créneaux se fendent et s'entr'ouvrent de toutes parts. S'avançant à l'abri de leurs claies entrelacées et de leurs boucliers rassemblés sur leurs têtes, les assiégeants, réunis par bandes, font pleuvoir une grêle de traits sur les ennemis. Bientôt les fossés sont comblés de terres relevées sur leurs bords, et les échelles dressées au pied des murailles. Tandis que le roi se montre lui-même à tout moment et sur tous les points, les Français escaladent les remparts[11]. Déjà de hardis chevaliers, Manassé de Mauvoisin, et Guillaume des Barres, que son courage et sa capacité pour la guerre firent surnommer plus tard l'Achille de son temps, sont montés sur les échelles, et, déployant toute leur valeur, parviennent au sommet de la muraille. Bientôt ils forcèrent l'enceinte extérieure du château, et le roi distribua libéralement à ses gens d'armes les grandes richesses qu'il renfermait. Les Bourguignons, vaincus, s'étaient réfugiés dans la tour la plus élevée ; mais elle fut renversée plus promptement qu'on ne l'avait espéré ; car, s'écroulant tout à coup par les efforts des mineurs, elle ouvrit un large passage aux assaillants, et la garnison, à la tête de laquelle était Eudes, fils de Hugues, fut obligée de se rendre.

Le duc de Bourgogne ne vit pas sans crainte la ruine de sa forteresse, la captivité de son fils et l'irrésistible impétuosité de Philippe-Auguste. Il abandonna tous ses projets de résistance, s'humilia devant le jeune vainqueur, confessa combien il était coupable envers son seigneur et déclara qu'il avait failli contre le droit. Puis, fléchissant le genou, il se soumit à la peine que le roi voudrait déterminer. Philippe, satisfait d'avoir fait sentir au duc que la suzeraineté n'était plus un vain mot, ne voulut point poursuivre à outrance son vassal repentant ; il l'admit à son amitié, lui rendit sa bienveillance accoutumée et son fils sans rançon. Toutefois il lui fit jurer de réparer tous les dommages qu'avaient soufferts les églises bourguignonnes, et livrer trois châteaux en garantie de ces réparations. Hugues s'empressa d'obéir, et le roi, après lui avoir remis l'amende et ses places, renonça même à l'hommage direct du sire de Vergi.

 

 

 



[1] Guillaume le Breton, Philippide, chant Ier.

[2] Roger de Hoveden, Annal., pars poster. ; apud rec. Anglic. Script., p. 619.

[3] Roger de Hoveden, Annal.

[4] Le surnom de Court-Mantel lui fut donné, suivant une chronique française manuscrite, parce qu'a la cour d'Angleterre il avait réformé l'usage des habits longs, et qu'a la mode de France il portait et faisait porter à ses officiers un manteau qui ne venait qu'a mi-jambes, au lieu du manteau à l'anglaise, qui descendait jusqu'aux talons.

(Art de vérifier les dates, t. Ier, édit. in-f°.)

[5] En perdi lo sen, e'l saber et la connoissenza. RAYNOUARD, Choix des poésies nationales des troubadours, t. V.

[6] Rigord, Vie de Philippe-Auguste.

[7] Deux factions, les Isengrins (les loups) et les Blavotins, ou partisans des Blavets, famille puissante de Furnes, divisaient les villes de Flandre. L'origine et le motif de cette querelle ne sont pas connus. Elle se perpétua de génération en génération, et fit souvent couler des flots de sang.

[8] Philippide, chant II, p. 43.

[9] Philippide, chant II.

[10] Les détails de ce siège sont tirés pour la plupart de la Philippide, poème de Guillaume le Breton, dont nous suivrons encore souvent la traduction fidèle et conserverons le langage poétique.

[11] Guillaume le Breton, Philippide, livre Ier.