Naissance de
Philippe-Auguste. — Son baptême. — Éducation du jeune prince. — Ses premières
armes. — Louis VII associe son fils à la couronne. — Sacre à Reims. — Mort de
Louis VII. — Princes contemporains de Philippe-Auguste. — Le pape Alexandre
III. — Rois chrétiens d’Espagne. — Henri II, roi d’Angleterre. — Waldemar
Ier. — Frédéric Ier (Barberousse). — Manuel Comnène. — Grands vassaux de la
couronne de France. — Philippe, comte de Flandre. — Comte de Champagne. — Duc
de Bourgogne. — Duché d’Aquitaine. — Comte de Toulouse. — Premiers actes de
Philippe-Auguste. — Rivalité des maisons de Flandre et de Champagne. —
Mariage du roi avec Isabelle de Hainaut. — Couronnement de la jeune reine à
Saint-Denis.
Louis
VII, dit le Jeune, était parvenu à l'âge de cinquante-quatre ans sans obtenir
d'enfants mâles. Quoique la succession héréditaire et le droit de
primogéniture ne fussent pas encore établis sur des principes certains, ce
roi désirait ardemment un fils, afin de l'associer de son vivant à la
couronne, avec le concours des puissants barons de France. Il avait eu trois
femmes : la première, Éléonore de Guienne, héritière du vaste duché
d'Aquitaine, lui avait donné deux filles, Alix et Marie de France. Les mœurs
élégantes et relâchées de cette princesse, sa légèreté dédaigneuse envers un
époux « simple comme une colombe et humble comme un moine[1] », excitèrent les soupçons et
les plaintes du roi, et engendrèrent une querelle domestique, dont les suites
devaient être funestes à la France. Le concile national de Beaugency-sur-Loire
prononça, le 18 mars 1152, à la requête de Louis et d'Éléonore, la nullité de
leur mariage pour cause de parenté, et la duchesse d'Aquitaine accorda ses
riches domaines et sa main à fleuri, fils de Geoffroy Plantagenêt, comte
d'Anjou, de Touraine et du Maine, duc de Normandie et seigneur suzerain de
Bretagne. Le roi prit en secondes noces Constance, fille d'Alphonse VII, roi
de Castille et de Léon, qui mourut en devenant mère, laissant aussi deux
filles, Marguerite et Alix ou Adèle. Dans l'espoir qu'une troisième femme
comblerait enfin ses vœux, Louis VII épousa, quinze jours après, Alix, fille
de Thibaud le Grand, sœur des trois comtes de Champagne, de Blois et de
Sancerre. Cette
union durait depuis cinq ans, et toute la France adressait avec son roi des
prières au ciel pour la naissance d'un héritier de la couronne, lorsque le
samedi de l'octave de l'Assomption (22 août 1165), la reine Adèle donna le jour à
un fils. Un messager chargé de porter cette heureuse nouvelle au couvent de
Saint-Germain-des-Prés, arriva au moment où les moines entonnaient le
cantique du prophète : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël, parce qu'il
nous a visités et a racheté son peuple ! » Cet enfant, que le Ciel accordait
aux vœux de la France et de son roi, fut surnommé Dieudonné et devait être ce
Philippe-Auguste, si fatal à la maison des Plantagenets. Sa naissance
fut saluée par un cri d'allégresse générale et vivement sentie. Dans cette
occasion solennelle, Louis accorda aux habitants de Paris l'affranchissement
de plusieurs coutumes onéreuses. Parmi les évêques et les barons qui
partageaient sa joie, quelques-uns firent de pieuses fondations, et le noble
rejeton fut l'objet des prédictions d'un grand nombre de sages de l'époque.
Louis VII lui-même raconta au comte de Champagne son beau-père, ainsi qu'à
l'évêque d'Albano, légat du Saint-Siège, que son fils tant désiré lui était
apparu au milieu d'un sommeil profond, tenant en sa main droite une coupe
d'or pleine de sang humain. Il lui sembla qu'il la présentait à tous les
seigneurs de sa cour, et que tous buvaient de ce sang l'un après l'autre. Les
confidents de ce songe mystérieux jugèrent que le roi ne devait point le
révéler, « car cet enfant serait un vaillant homme, qui réprimerait les
barons et les vassaux[2]. » Le
troisième jour de sa naissance, le jeune prince fut baptisé dans l'église de
Saint-Michel-de-Laplace, par Maurice, évêque de Paris. Philippe d'Alsace,
comte de Flandre, fut son parrain d'épée, et Constance, femme de Raymond,
comte de Toulouse, et sœur du roi, sa marraine. Mais comme ce fils avait été
accordé par la pure bonté de Dieu aux prières de tout le royaume, le monarque
choisit les plus vénérables ecclésiastiques de France pour ses véritables
parrains ; car l'Église en admettait alors plusieurs. Ainsi Hervé, abbé de
Saint-Victor, et Odon, autrefois abbé de Sainte-Geneviève, le tinrent sur les
fonts baptismaux, avec deux veuves de bourgeois de Paris. L'éducation du
nouveau-né fut confiée à Robert Clément de Metz, l'un des hommes les plus
considérables et les plus vertueux de la cour. En même temps les maîtres les
plus habiles furent chargés de l'initier et de le perfectionner dans tous les
arts et dans toutes les sciences. Ils apprirent à leur royal élève tout ce
que la valeur a de plus héroïque, la vertu de plus pur, la fidélité de plus
admirable, le dévouement de plus désintéressé. Philippe reçut toutes les
leçons qui formaient les enfants des puissants barons de cette époque ; il se
livra sans relâche à ces pénibles exercices où le corps acquiert la souplesse,
l'agilité et la vigueur nécessaires dans les combats. Des courses de chevaux
et de lances le disposèrent heureusement aux luttes des tournois, dans lesquels
il devait bientôt se mesurer avec les plus illustres chevaliers. Le temps
consacré à l'étude était rempli par la lecture des livres saints, de quelques
chroniques, et des romans prônant les exploits de Charlemagne, les aventures
extraordinaires du paladin Roland et de ses guerriers, ou de ces poésies,
filles de l'imagination normande, que chantaient les trouvères à la cour
d'Angleterre et à celle de France. Au
sortir de l'enfance, le jeune prince s'instruisit aussi par les scènes qu'il
avait sous les yeux et qui firent sur lui une impression profonde. Il vit les
sanglants démêlés de son père avec son puissant vassal, Henri II Plantagenêt,
roi d'Angleterre, l'ambition et les capricieuses passions du monarque
anglais, la résistance énergique et nationale de Thomas Becket, archevêque de
Cantorbéry, intrépide défenseur des privilèges de l'Église et de la liberté
des Saxons. Il vit les fureurs homicides d'Éléonore de Guienne, de cette
reine faisant entrer ses trois fils aînés Henri, Richard et Geoffroy, dans
ses complots de vengeance contre son époux ; la lutte impie de ces princes
contre leur père, lutte qu'animaient encore les sirventes hardis et
impétueux, les chants de douleur et de colère de Bertrand de Born, le plus
célèbre des troubadours ; enfin les pillages et les désordres commis par les
Brabançons et les cottereaux, troupes de bandits qui parcouraient les
provinces, et portaient partout le fer et la flamme. Il était âgé de treize
ans lorsqu'il marcha avec Louis VII au secours des églises de Clermont, sans
cesse exposées aux dévastations des seigneurs du Puy et de Polignac. Il
suivit encore le roi dans deux autres expéditions dirigées, l'une contre le
comte de Châlons, surnommé le destructeur des églises, dont les excès envers
les moines de Cluny demandaient vengeance ; l'autre contre le fougueux et
violent comte de Nevers, qui, après avoir attaqué de vive force l'abbaye de Vézelay,
avait cherché à soulever les habitants de la ville et à les réunir en
commune, au préjudice de l'abbé, leur seigneur. Les forces, l'adresse et
l'agilité que Philippe déploya dans ces exercices militaires, et les tournois
où il ne craignait pas de se mesurer avec les chevaliers les plus
expérimentés, firent présager « un prince très-accompli pour le fait des
batailles et prouesses ». Ravi de
voir les progrès de son fils, depuis longtemps le roi Louis songeait à
l'associer à la couronne, précaution qui avait paru indispensable à tous ses
prédécesseurs. Il avait d'ailleurs près de soixante ans d'âge, et comme il
était aggrégié d'une maladie que les physiciens (les médecins) nomment paralysie, il ne
soupirait plus qu'après le repos. Il convoqua donc à Paris une assemblée
générale de tous les archevêques, évêques, abbés et barons de son royaume. Il
leur exposa son âge, ses fatigues et ses infirmités ; il leur annonça qu'à la
fête de l'Assomption prochaine, il avait l'intention de couronner son fils
dans la ville de Reims ; que sa jeunesse ne devait pas être un obstacle,
parce qu'ils le formeraient eux-mêmes aux lois et aux coutumes du royaume.
Bien dites, sire roi, répondirent les seigneurs et les prélats, ainsi soit fait
! ainsi soit fait ! Leur consentement préliminaire obtenu, le roi les combla
de présents et les congédia, en les invitant à ne point manquer à la
prochaine assemblée. Quand
le jour désigné pour le couronnement du jeune suzerain fut proche, le roi et
son fils vinrent à Compiègne (1179) ; mais les préparatifs de la grande solennité de l'association
furent suspendus par un événement funeste. Là, pendant que le roi séjournait
en la ville, l'enfant, accompagné d'un grand nombre de veneurs et de jeunes
gens de son âge, alla chasser dans la forêt, avec la permission de son père.
Au milieu des taillis épais il vit un sanglier qui fuyait les chiens et les
chasseurs. Monté sur un cheval fort et agile, Philippe l'enfant, laissant
tous ses serviteurs, poursuivit moult longuement la bête dans la profondeur
des bois. Comme il se trouvait déjà bien loin de ses compagnons et
n'entendait plis ni leurs cris, ni les cors, ni les aboiements des limiers,
il regarda derrière lui, n'aperçut aucun de ses gens, et voulut retourner
auprès d'eux, sans savoir de quel côté il devait diriger ses pas. Il errait
çà et là où son cheval le portait, et pendant ce temps le jour baissait et la
nuit approchait. Seul dans cette vaste forêt, alors une des retraites les
plus sauvages des environs de Paris, il fut épouvanté, et, avec grands
soupirs et grands gémissements, il fit le signe de la croix, se recommanda
ensuite à Dieu, à la benoîte vierge Marie, et invoqua les reliques du
glorieux martyr saint Denis, le patron des rois et du royaume de France. Il
avait à peine fini sa prière, lorsqu'il rencontra un homme de haute stature,
d'un aspect horrible, noir, contrefait, tout souillé de la vapeur du charbon,
tenant d'une main une énorme cognée sur l'épaule, et de l'autre un brasier
ardent qu'il soufflait. A la vue de cet homme, Philippe sentit redoubler sa
peur ; toutefois il s'efforça de la surmonter, s'approcha du vilain et le
salua d'une manière affable. « Dieu te garde ; où vas-tu à cette heure,
enfant ? lui dit ce dernier d'une voix forte. — Sire, je suis un gentilhomme
qui vient de chasser en la forêt ; j'ai perdu tous mes compagnons et ceux qui
devaient me garder. C'est pourquoi, sire, je vous prie et vous requiers de me
conduire en ville ; vous y aurez bonne récompense. — Soit fait ainsi que tu
le dis, enfant, répondit le vilain ; puis il quitta sa besogne et ramena son
seigneur à Compiègne, au grand plaisir de ses amis, qui l'avaient cherché
vainement de tous côtés. La
faim, la peur et la fatigue réunies causèrent une grave maladie au jeune
Philippe, et son association à la couronne fut retardée. La fièvre qui
s'était emparée de lui devint si violente en peu de temps, que les médecins
crurent ses jours en danger. Ses accès, accompagnés d'un affreux délire,
achevèrent d'enlever toute espérance. La douleur et la consternation
succédèrent alors dans cette cour à la joie et aux plaisirs. Louis VII, qui
eût mieux aimé mourir que de voir son fils souffrir de la sorte, était plongé
dans le désespoir ; il passait le jour et la nuit à pleurer, et ne voulait
recevoir aucune consolation. Une nuit cependant que le roi s'était endormi de
lassitude, saint Thomas, archevêque de Cantorbéry et martyr, vénéré de
l'Europe entière pour ses miracles, lui apparut en songe et lui ordonna
d'aller à son tombeau, s'il voulait obtenir la prompte guérison du prince. Le
pieux monarque avait d'autant plus de confiance dans les prières du bienheureux
prélat qu'il l'avait connu particulièrement, et qu'il lui avait donné un
asile contre la colère du vindicatif Henri II. Il fit part de cette vision à
ses fidèles serviteurs, qui lui conseillèrent d'abord de ne pas se mettre
ainsi en la puissance d'un roi étranger. Mais le saint lui apparut une
seconde et une troisième fois avec une figure menaçante, et dès ce moment
Louis n'hésita plus. Après
avoir obtenu du roi d'Angleterre, auquel il ne pouvait pas trop se fier, le
sauf-conduit qu'il lui avait demandé, tant pour aller que pour revenir, le
roi se rendit en toute hâte au port de Wissant, sur la côte de Picardie, avec
Robert, comte de Dreux, son frère, le comte Philippe de Flandre, Henri, duc
de Brabant, Baudouin, comte de Guines, et plusieurs autres grands barons. Il
débarqua le 22 août à Douvres, où le monarque anglais entouré d'un brillant
cortége, vint au -devant de lui, le reçut avec magnificence, et lui renouvela
l'hommage pour les fiefs qu'il tenait de lui en France. Le lendemain, Henri
conduisit lui-même son royal hôte à Cantorbéry. Louis VII se prosterna devant
le tombeau du bienheureux Thomas, et, versant d'abondantes larmes, il le pria
de prendre sous sa protection l'unique héritier de sa couronne, et de rendre
la santé à son fils chéri. Puis il lui offrit, selon la coutume, une coupe
d'or artistement ciselée et d'un grand prix, et octroya aux religieux de
Cantorbéry, par une charte scellée de son anneau ; cent muids de vin à
prendre le 24 août de chaque année sur les revenus de la ferme royale de
Poissy-sur- Seine. Le roi, ayant passé deux jours en oraison, agenouillé sur
la pierre humide et froide du sépulcre, revint à Douvres avec Plantagenêt,
qui lui rendit encore de grands honneurs, mit à la voile le même jour, et
prit terre le 2G à Wissant. Là il apprit que ses prières avaient été exaucées
par le saint martyr : Philippe était en convalescence. A peine
Louis VII était-il de retour à Compiègne, qu'il s'empressa de fixer l'époque
du couronnement de son fils à la Toussaint de cette mème année, et de
convoquer dans l'antique cité de Reims, pour cette auguste cérémonie, tous
les grands du royaume, clercs et laïques. Mais il ne put s'y rendre en
personne. Il avait quitté Paris, malgré sa faiblesse et les progrès de sa
maladie, et il se dirigeait vers Reims, lorsqu'à Saint-Denis, où il voulait
faire ses dévotions au tombeau des saints martyrs, il lui prit dans tous les
membres un frisson, bientôt suivi d'une violente attaque de paralysie. Ce
nouvel accident ne retarda cependant pas le sacre du prince, et le 1 er
novembre 1179 l'onction sainte lui fut conférée par Guillaume, cardinal du
titre de Sainte-Sabine, archevêque de Reims, frère des comtes de Champagne,
de Chartres et de Sancerre, et son oncle maternel, assisté des archevêques de
Tours, de Bourges, de Sens et de presque tous les évêques de France. Les
insignes royaux destinés à la cérémonie, la couronne, le sceptre, la main de
justice en ivoire, l'épée, les éperons d'or, les sandales, la tunique, la
dalmatique et le manteau de satin bleu azuré, parsemé de lis d'or, furent
tirés du trésor de l'abbaye de Saint-Denis, où ils étaient précieusement conservés.
Les douze pairs de France, les princes et les seigneurs du royaume voulurent
y assister, et remplir dans ce jour solennel les fonctions honorifiques
auxquelles ils étaient obligés envers le suzerain, en raison de leur tenure
et de leurs services. Un des fils du roi d'Angleterre, Henri au Court-Mantel,
porta devant le jeune prince la couronne qu'on allait lui poser sur le front
; le duc de Bourgogne, Hugues III, les éperons d'or ; et Philippe, comte de
Flandre, la bonne Joyeuse, la vieille épée de Charlemagne. Le nouveau roi,
entouré d'une foule de prélats et de barons revêtus des marques de leur
dignité respective, se rendit, au bruit des cloches, à la métropole. Il y
était attendu par l'archevêque et tout le clergé. On lui avait préparé un
siée couvert de drap rouge ; les principaux barons du royaume devaient
occuper des bancs moins élevés. Lorsqu'il fut entré, au milieu des chants du
clergé et des cris de joie du peuple, l'archevêque Guillaume, se tournant
vers le jeune prince, lui dit d'une voix éclatante : « Philippe, nous te
demandons que tu conserves à chacun de nous et à nos églises les privilèges
canoniques, les droits de la juridiction dont nous sommes en possession, et
que tu te charges de notre défense, comme un roi le doit dans son royaume à
chaque évêque et à l'église qui est confiée à ses soins[3]. — Je le promets, dit Philippe,
comme un roi le doit. Je promets encore, au nom de Jésus-Christ, de maintenir
la paix dans l'Église de Dieu ; d'empêcher toute rapine et iniquité, de
quelque nature qu'elles soient ; de faire observer la justice et la miséricorde
dans les jugements, afin que Dieu, qui est la source de la clémence, daigne
en répandre sur' vous et sur moi. Toutes les choses ainsi dites, je confirme
par serment. » Philippe s'approcha ensuite de l'autel, et se revêtit des
habits royaux. Son sénéchal lui chaussa les bottines de soie azurée, et le
duc de Bourgogne les éperons d'or, tandis que l'archevêque, lui ceignant
l'épée et la tirant du fourreau, lui disait : « Prends ce glaive pour
combattre tes ennemis et ceux de l'Église. » Le comte de Flandre, qui
remplissait les fonctions de connétable, la reçut des mains du roi, et la porta
nue devant lui durant toute la cérémonie. Après quoi le prélat oignit
Philippe-Dieudonné en sept endroits avec l'huile sainte et lui donna l'anneau
royal, le sceptre et la main de justice. Enfin la tunique de bleu azuré et le
manteau insigne de sa dignité lui furent présentés par le sénéchal. Les
hérauts d'armes alors appelèrent par leur nom les barons convoqués ; trois
fois ils s'écrièrent : Venez prendre part à cet acte ! Et l'archevêque,
pénétré de respect, posa la couronne sur la tête du roi au milieu des
applaudissements du clergé, des grands et du a peuple. Dès le
jour de son sacre, Philippe, âgé de quatorze ans et deux mois, se trouva seul
chargé de l'administration du royaume ; car Louis VII, pendant les dix mois
qu'il vécut encore, ne fit que languir, en proie à une paralysie dont les
progrès devenaient chaque jour plus rapides, et qui le privait de l'exercice
de toutes ses facultés. Comme sa maladie ne laissait plus d'espoir, malgré
les prières continuelles des abbayes et des monastères, le vieux monarque
donna les derniers ordres pour le gouvernement de l'État, et abandonna les
prérogatives de la royauté à son fils bien-aimé. Dès lors toutes les
ambitions et toutes les espérances se tournèrent vers Philippe, et le pieux
Louis mourut à Paris dans une obscurité complète, ne léguant à son successeur
ni ses vertus de moine ni ses défauts de roi (18 septembre 1180). Il fut pleuré de ses sujets,
dont il avait été le père. La reine sa veuve voulut que ses restes fussent
déposés dans l'église de l'abbaye de Barbeau, de l'ordre de Cîteaux ; là elle
lui fit élever un mausolée d'argent massif enrichi de pierreries. A l'avènement
(le Philippe II au trône de France, Alexandre III, de la maison des
Bandinelli, pontife éloquent et profondément instruit des sciences divines et
humaines, occupait la chaire de saint Pierre. Il avait été élu pour
successeur d'Adrien IV, au milieu des divisions du conclave, et avec
l'approbation du clergé et du peuple de Rome ; et tandis que les cardinaux de
son parti lui conféraient l'investiture, une autre fraction du collège
pontifical lui opposait le cardinal Octavien sous le nom de Victor III, et
l'intronisait tumultueusement. Le pape Alexandre, craignant la violence,
s'était retiré, avec les cardinaux qui l'avaient élu, dans la forteresse de
l'église Saint-Pierre. Ils y avaient été renfermés neuf jours sous la garde
de gens armés, du consentement de quelques sénateurs gagnés par Octavien.
Feignant ensuite de céder aux cris du peuple, les partisans de l'antipape les
avaient tirés de la forteresse, mais pour les transférer dans une prison plus
étroite. Ils y étaient depuis trois jours, lorsque le peuple se souleva et
obligea les sénateurs de leur ouvrir les portes et de les mettre en liberté.
Alexandre et ses cardinaux traversèrent la ville au milieu des acclamations
de joie, et se retirèrent à quatre lieues de Rome. Vaincu par un rival
heureux, le pape légitime se vit obligé d'abandonner l'Italie ; il se retira
en France. Louis VII et Henri II Plantagenêt, qui avaient reconnu
publiquement son autorité pontificale, le reçurent ensemble à Coucy
sur-Loire, et lui rendirent tous les honneurs dus au chef de l'Église.
Alexandre résida quelque temps à Clermont en Auvergne, à Tours, où il tint un
concile dans l'église Saint-Maurice, à Paris et à Sens ; tandis que
l'empereur Frédéric portait ses hommages à Octavien, et faisait publier en
Italie et en Allemagne un édit par lequel il ordonnait à tous les évêques de
se soumettre à Victor, sous peine de bannissement perpétuel. Après Octavien,
les antipapes Pascal III et Calixte III avaient longtemps disputé au vieil
Alexandre la chaire de saint Pierre. Mais depuis une année Frédéric, dont
l'armée avait éprouvé de grands désastres en Italie, avait abandonné le
schisme, et s'était solennellement soumis au pape Alexandre III à Venise.
Sollicité de revenir à Rome, le pape avait été reçu dans cette ville par les
sénateurs, les magistrats et un peuple innombrable, qui portaient des rameaux
d'olivier, et poussaient des cris d'allégresse. Le vénérable pontife avait
conservé pendant son exil la fermeté et l'énergie de son caractère, et
n'avait point abandonné les vastes projets de Grégoire VII pour procurer le
règne de la justice dans la chrétienté. Il avait lancé les foudres de
l'Église contre l'empereur victorieux ; et au moment où Philippe-Auguste
prenait en main les rênes du gouvernement, Alexandre s'efforçait de remédier,
dans le concile de Latran, aux abus qui s'étaient introduits et fortifiés pendant
un si long schisme. L'Espagne.,
où la dynastie des Ommiades avait fondé, dans la dernière moitié du Ville
siècle, un empire devenu rival de celui de Charlemagne, avait été le théâtre
des plus graves événements. En proie à de sanglantes révolutions, elle avait
vu s'éteindre les khalifes, ennemis des Abbassides ; s'élever sur leurs
ruines une foule de petits royaumes indépendants ; la secte austère et
fanatique des Almoravides couvrir son territoire de Berbères et des tribus
errantes des vallées de l'Atlas ; puis les Almohades descendre à leur tour
dans ses riches plaines, pour y disputer l'empire. Au temps de
Philippe-Auguste, la plus grande partie de la péninsule hispanique était
encore occupée par les Maures. Cordoue, Grenade, Tolède, Séville, Valence,
jadis embellies par leurs palais embaumés, par leurs mosquées de différents
marbres, symétriquement rangées, délicates et sveltes, et par leurs richesses
scientifiques, obéissaient toujours à des princes musulmans. Mais, cachés dans
les inaccessibles retraites des Asturies, dans les cavernes de Cabadonga, les
nobles compagnons de Pélage, fidèles à leur prince, fidèles à leur foi,
s'étaient soutenus dans leur périlleuse indépendance, et avaient peu à peu
étendu leurs domaines par des conquêtes. Dans le XIe siècle s'étaient formés
les royaumes de Castille et de Léon. La minorité du roi de Castille, Alphonse
IX, surnommé le Noble, fils de Sanche III, avait été troublée par la
rivalité des deux maisons de Castro et de Lara ; néanmoins il avait reconquis
à sa majorité tout ce que ses voisins avaient usurpé sur ses États pendant
son enfance, et aucun prince ne suivait aussi constamment que lui le projet
de chasser les Maures de l'Espagne. Le royaume de Léon, encore séparé de
celui de Castille, reconnaissait pour roi Ferdinand Il, qu'avaient rendu
célèbre sa prudence, sa valeur et son affabilité. Il avait institué l'ordre
militaire de Saint-Jacques, destiné à la défense des domaines des chrétiens,
avait enlevé aux infidèles plusieurs places importantes et reculé les limites
de ses États. Sanche VI, fils aîné de Garcias V et de Marguerite de France,
sœur de Louis VII, occupait le trône de Navarre. Dans l'impossibilité de
s'agrandir aux dépens des musulmans, qui ne se trouvaient pas en contact avec
son territoire, ce prince ambitieux avait souvent cherché à secouer le joug
odieux de la suzeraineté castillane. A l'avènement de Philippe - Auguste, un
traité dû à la médiation du roi d'Angleterre, Henri II, mettait fin aux
dissensions funestes de la Navarre et de la Castille. Une expédition chevaleresque
avait donné naissance au royaume de Portugal, à l'occident de la péninsule
hispanique. Alphonse Henriquez, fils de Henri de Bourgogne, à qui ses hauts
faits contre les Sarrasins méritèrent le titre de comte héréditaire de
Portugal, avait succédé à la puissance de son père et continué la tâche
qu'avait si heureusement commencée cet arrière-petit-fils de Robert de
France. Attaqué par cinq rois ou émirs musulmans, alarmés de son humeur
guerrière, le jeune Alphonse extermina ses ennemis à Ourique (1139), et fut proclamé roi de
Portugal sur le champ de bataille par ses soldats victorieux. Au bout de
quatre ans, les cortès de Lamego sanctionnèrent son élection militaire, et
une loi fondamentale régla l'ordre de sa succession au trône. Henri
II, fils de Geoffroy Plantagenêt, régnait depuis trente ans sur l'Angleterre,
que séparait déjà du royaume de France une rivalité qui devait être longue et
sanglante, et dont notre patrie ne devait sortir victorieuse qu'après les
plus terribles épreuves. Vassal de Philippe-Auguste, qu'il surpassait en
puissance, Henri était pour son suzerain un redoutable adversaire. Il tenait
la Normandie du chef de sa mère, et la mort de son père l'avait rendu maître
des vastes possessions de la maison d'Anjou. Par son mariage avec Éléonore de
Guienne, femme répudiée de Louis VII, et l'une des plus riches héritières de
l'Europe, il avait réuni à ses domaines les belles provinces du midi de la
France, c'est-à-dire le Poitou le Limousin, le duché de Gascogne et les
comtés de Bordeaux et d'Agen. Reconnu roi d'Angleterre à la mort d'Étienne de
Boulogne, il avait fait la conquête de l'Irlande et étendu sa suzeraineté sur
toute la Bretagne. Ses possessions en France seulement, comparées à celles de
Philippe, comprenaient quarante-sept de nos départements actuels, et les
États du successeur de Louis VII n'en renfermaient que vingt. Le maître de ce
territoire était un prince habile, énergique, obstiné, redouté à la fois
comme guerrier et comme politique. Avec tous les avantages que lui
procuraient sa position et son expérience, Henri aurait pu facilement dominer
son suzerain ; mais la révolte de ses barons mécontents, la dévastation de
ses frontières du nord par les sauvages Écossais, et la guerre contre
l'Irlande, qu'il soumit à sa puissance, avaient agité violemment sa longue
administration. Ses démêlés avec Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry,
démêlés dont les esprits élevés furent occupés durant dix années, ce combat
de l'autorité spirituelle contre la puissance temporelle, dans lequel Henri
s'était montré plein de cruauté et dé faiblesse, l'avaient exposé au mépris
de ses chevaliers et aux foudres de l'Église. Après sa soumission au pape, il
avait forcé ses barons révoltés à l'obéissance, vaincu et fait prisonnier le
roi d'Écosse, qui, au mépris de la foi jurée, avait envahi l'Angleterre, et
n'avait obtenu la liberté qu'en se reconnaissant vassal de son redoutable
ennemi. Cette prospérité de Plantagenêt avait cependant trouvé une cruelle
compensation dans les chagrins domestiques qui lui étaient réservés par ses
fils Henri au Court-Mantel, Geoffroy et Richard Cœur-de-Lion, auxquels il
avait eu l'imprudence de confier de vastes fiefs. Soulevés contre leur père à
l'instigation de la jalouse Éléonore, ces princes ambitieux et turbulents
agitaient sans cesse son règne par de nouveaux embarras et des guerres sacrilèges.
A la valeur, à la prudence, à la constance dans les entreprises et à beaucoup
d'autres qualités vraiment royales, Henri II joignait une ambition démesurée,
un orgueil excessif et un caractère violent, ennemi de toute contradiction.
Malheur à quiconque aurait osé s'opposer à sa volonté ! Sa furie, dit Pierre
de Blois, était celle du lion, et du lion irrité[4]. Doué de connaissances étendues
et d'un génie élevé, il montrait, comme tous ses aïeux les rois normands, une
noble passion pour les lettres et leur accordait une protection signalée. Ce
fut sous le règne de ce prince que parurent la plupart des trouvères de race
normande. Sa cour fut pour les ménestrels du nord ce que les cours d'Arles et
de Toulouse étaient pour les troubadours de la Provence et de l'Aquitaine. Dans la
péninsule scandinave, à l'autre extrémité de l'Europe chrétienne, se trouvait
un royaume que les événements du règne de Philippe - Auguste mirent en
relation avec la France : c'était le Danemark, dont les habitants polissaient
jusqu'à l'excès l'amour des courses aventureuses et de la vie maritime. Sur
ce peuple de braves et de pirates, déjà puissant par ses nombreux navires à
voiles, régnait Waldemar Ier, fils de Canut le Saint. Convertis au
christianisme, les Danois s'étaient transformés en guerriers civilisateurs,
et faisaient une guerre implacable aux Slaves idolâtres qui infestaient la
Baltique de leurs brigandages. Valdemar avait attaqué le foyer même du
paganisme septentrional, de Rugen, détruit l'idole révérée de Swantevit,
brisé les fers des esclaves chrétiens et aboli les sacrifices de victimes
humaines. Après avoir subjugué le prince de Julin et pillé sa ville, il
s'était emparé de Stettin, dans la Poméranie citérieure, et avait fondé le
fort des Danois (Dantzick).
Non content de s'illustrer par ses conquêtes, ce prince donnait à ses peuples
les premières lois écrites et faisait rédiger un code ecclésiastique. Frédéric
Ier, Barberousse, renommé par ses exploits, magnifique dans sa conduite et
avide de gloire, gouvernait alors l'Empire, que lui avaient donné les
suffrages unanimes de la diète de Francfort. A peine monté sur le trône, ce
prince, décidant en arbitre, avait adjugé la couronne de Danemark à Suénon,
auquel la disputait Canut, fils du roi Magnus. Par un acte de suprématie
imposante, il avait accordé le titre de roi au duc de Bohême, Ladislas II, en
récompense de ses services pour la paix publique, et forcé à l'hommage lige
Boleslas IV, roi des Polonais, qui avait porté ses ravages jusqu'aux rives de
l'Oder. Enfin, la plupart des prétentions de ses rivaux une fois satisfaites,
Frédéric s'était livré à tous les rêves de la puissance, rêves que se plaisaient
à entretenir quelques jurisconsultes dont les décisions, appuyées des textes
du Bas-Empire, consacraient servilement le despotisme impérial sur les ruines
de l'Église et de la féodalité. Ses armées passaient les Alpes presque tous
les ans, pour faire revivre les droits de la couronne sur la Lombardie, y
comprimer les progrès chaque jour plus rapides de l'esprit démocratique et
dompter la bourgeoisie féodale de Rome, qui avait rétabli le sénat et l'ordre
équestre et se croyait revenue à la république des anciens jours. D'abord
appelé par les papes dans l'espoir qu'il mettrait fin aux dissensions
publiques, l'Empereur avait bientôt pris à leur égard une attitude hautaine,
et accablé sous le poids des impôts les Italiens asservis. Sans craindre les
anathèmes de l'Église, il foulait aux pieds l'autorité pontificale et
multipliait les antipapes. Mais son orgueil devait se briser contre la
résistance d'Alexandre III, le zélé propagateur de la liberté italienne. La
désastreuse journée de Lignano, où Frédéric perdit son étendard et son
bouclier, anéantit vingt ans de victoires. Obligé de se soumettre aux
circonstances, le fier César ne songea plus qu'à traiter avec le pape, et la
trêve de Venise porta un coup terrible à sa puissance au-delà des monts. Les
relations de l'Empire avec la France étaient alors presque nulles. Frédéric
venait de se faire couronner solennellement roi d'Arles ; cependant il
soutenait que cette principauté n'était plus soumise à la hiérarchie des
fiefs depuis l'extinction de la maison impériale des Francs. Manuel
Comnène, que l'ivresse du pouvoir absolu avait rendu hautain, débauché,
avide, mais que son indomptable courage faisait regarder des Grecs comme
l'Alexandre de son siècle, finissait alors son règne sur l'empire d'Orient.
Les croisés, détestant la perfidie de ce prince, l'avaient surnommé le fils
du diable ; ils l'accusaient d'avoir écrit au roi franc Louis VII, ainsi qu'à
l'empereur d'Allemagne Conrad III, des lettres pleines de témoignages
d'affection et des plus satisfaisantes promesses, tandis qu'il donnait avis
au sultan d'Iconium du danger qui les menaçait. Les deux plus puissants
monarques de l'Europe avaient échoué sur tous les points par sa trahison, et
n'étaient revenus dans leurs États qu'avec de faibles débris de l'armée
chrétienne. Le soin de ses droits, son intérêt et sa gloire avaient inspiré à
Manuel de généreux efforts pour rétablir l'ancienne majesté de l'empire, et
recouvrer les provinces de l'Italie et de la Sicile. Dans l'espoir d'arracher
la pourpre aux Césars qu'il traitait d'usurpateurs, il avait encouragé par les
discours, les largesses et les promesses sans bornes, la généreuse résistance
des cités libres de Lombardie au despotisme de Frédéric Barberousse. Enfin,
ses ambassadeurs reçus au Vatican avaient flatté la piété d'Alexandre III de
l'union des deux Églises, depuis si longtemps désirée. Mais les conquêtes de
l'empereur de Byzance en Italie et ce règne universel qu'il avait rêvé,
étaient des chimères qui s'étaient bientôt évanouies. Les révolutions de
palais se succédaient en Orient, l'empire marchait rapidement vers sa
décadence, et il ne conservait quelque importance pour l'Europe que comme
lieu de passage aux armées de croisés envoyées par l'Occident à la délivrance
de la terre sainte. Ce
n'était pas seulement avec des princes étrangers que les rois de France se
trouvaient en rapport ; une politique de tous les instants leur créait encore
de nombreuses relations avec les grands vassaux de leur couronne. Les
domaines du roi étaient comme entourés d'un réseau de fiefs où de puissants
seigneurs, investis de tous les droits régaliens, exerçaient une domination
indépendante. Tous ces vassaux oppresseurs de la liberté commune, ennemis du
pouvoir royal, s'efforçaient d'usurper les plus nobles et les plus précieuses
prérogatives du souverain dont ils reconnaissaient à peine la supériorité
morale. Le comté de Flandre, l'un des plus grands fiefs de la monarchie,
comprenait, outre les terres qui portent encore ce nom aujourd'hui, les
villes d'Amiens, de Péronne, de Saint-Quentin et de Valois, passées sous la
domination flamande à la mort de Raoul II, comte de Vermandois ; il
s'étendait ainsi de l'embouchure de l'Escaut jusque par-delà de la Somme et
jusqu'aux rives de l'Oise. La Flandre était dès cette époque le pays le plus riche,
le plus peuplé et le mieux cultivé de l'Europe. Elle était couverte de cités
qu'avait rendues florissantes une habitude générale d'industrie, et de
communes libres dans lesquelles l'esprit d'indépendance faisait chaque jour
des progrès. Arras, Péronne, Hesdin, Gand, Bruges, Ypres, fières de leurs
tours, de leurs trésors et de leur population, étaient dévouées à leur
seigneur, mais encore plus jalouses de leurs libertés. Le comté de Flandre
était alors gouverné par Philippe, fils de Thierry d'Alsace et de Sibylle
d'Anjou, parrain d'épée du jeune fils de Louis VII, et qui avait été chargé
de diriger son éducation chevaleresque. Ce vassal actif, dur et farouche,
était le modèle de ces seigneurs féodaux parmi lesquels nos vieux romanciers
ont souvent choisi leurs héros ou leurs principaux personnages. Dans leurs
sirventes chantés par les jongleurs et les ménestrels, les trouvères le
maudissaient pour avoir fait pendre par les pieds le malheureux Gauthier des
Fontaines, surpris aux genoux de sa comtesse, et livrer le corps du jeune
chevalier aux oiseaux de proie sur la tourelle la plus élevée du château de
Saint-Omer. Le plus
puissant feudataire, après Philippe de Flandre, était Henri Ier, surnommé le
Large (libéral), beau-frère du jeune roi et
noble représentant de la maison de Champagne. Lorsque Louis VII, excité par
sa dévotion, ses remords et la voix éloquente de saint Bernard, entreprit la
seconde croisade, Henri le suivit en Palestine et fut l'un des plus fidèles
compagnons de son suzerain. Toutes les qualités qui font un digne souverain
et toutes les vertus qui forment l'honnête homme, se trouvaient réunies dans
le comte de Champagne. Nul chevalier ne le surpassait en bravoure. Sa
générosité ne connaissait pas de bornes ; les églises et tous les vassaux
vantaient ses prodigalités. Henri s'attachait surtout à rendre ses peuples
heureux et à les enrichir. C'était par les soins de ce bon prince que la
Seine avait été coupée en plusieurs canaux à Troyes, afin que le commerce de
la Champagne trouvât une nouvelle source de prospérité dans les nombreuses
voies qu'il se plaisait à lui ouvrir. Le duc
de Bourgogne, Hugues III, prince du sang royal de France, était le plus
turbulent des vassaux dont les Etats touchaient à ceux de Philippe-Auguste.
Suivant les mœurs du temps, il avait fait un voyage en Palestine ; cependant
les chroniques nous le représentent comme « un grand déprédateur des biens de
l'Église... et un baron de grands chemins ». Lorsque, des tours élevées de son
château, ses hommes d'armes apercevaient des marchands et des voyageurs, ils
en prévenaient leur seigneur ; et Hugues, routier ou cottereau, n'avait point
honte d'aller en personne les détrousser. Si l'histoire lui reproche avec
raison un orgueil excessif et des défauts tout contraire à ceux de ses
prédécesseurs, elle accorde aussi des éloges à la pénétration de son esprit,
à son rare courage, à la magnificence qu'il déployait à sa cour, dans les
tournois et les carrousels où brillaient l'adresse et la valeur des
chevaliers bourguignons. Il pouvait être pour le jeune roi un ennemi
redoutable, car il régnait sur des domaines fort étendus ; son mariage avec
Béatrix d'Albon, héritière des dauphins ou comtes de Viennois, lui avait
donné le Dauphiné de Viennois ; et le comté de Nevers, le Bourbonnais, le
Forez, etc., relevaient de sa couronne ducale. En un mot, dit Guillaume le
Breton, « il était fort par son peuple, riche en trésors, et plus riche
encore en armes et en hommes vaillants que lui fournissaient le noble château
de Dijon et la ville très-antique d'Autun[5]. » Henri,
roi d'Angleterre, possédait, ainsi que nous l'avons dit, l'Aquitaine et la
Normandie ; mais il avait donné le duché d'Aquitaine en apanage au second de
ses fils, le fougueux et chevaleresque Richard, qui en avait fait hommage
depuis neuf ans à Louis VII, son suzerain. A l'avènement
de Philippe - Auguste, l'Aquitaine, que Richard avait jadis excitée à la
révolte et livrée ensuite à la vengeance de son père, était soulevée, et la
plupart des vassaux, réduits au désespoir, avaient formé contre ce prince
impopulaire une ligue dont l'âme était l'habile et infatigable Bertrand de
Born, seigneur de Haute-Fort, près de Périgueux. Cet homme extraordinaire, ce
fougueux troubadour, aussi intrépide chevalier que grand poète, ne rêvait que
l'indépendance de son pays, et dans ses belliqueux sirventes il ne cessait de
l'appeler aux armes. Dociles à sa voix, les populations de cette contrée
avaient tenté un nouvel effort pour l'arracher aux Anglais, et d'un bout à
l'autre de l'Aquitaine avait éclaté une guerre véritablement patriotique.
Suivi des barons demeurés fidèles et d'une armée de Brabançons, Richard
cherchait à comprimer l'insurrection, livrait bataille sur bataille,
assiégeait les bourgs et les châteaux des seigneurs rebelles, dévastait leurs
terres par l'incendie, et accablait d'impôts les villes qu'il faisait occuper
militairement par ses troupes. Quant à la Normandie, toujours riche et
florissante, elle formait « une des dépendances les mieux unies à la couronne
des Plantagenets[6] ». Le
comté de Toulouse, l'un des grands fiefs de la couronne et le plus éloigné
des terres de France, jouissait d'une haute prospérité et d'une civilisation
précoce. Il comprenait à cette époque les comtés d'Alby, de Rouergue, de Quercy,
le duché de Narbonne, les comtés de Nîmes, de Saint - Gilles, enfin le
marquisat de France, qui embrassait tout le pays situé entre l'Isère, les
Alpes et la Durance. Ses villes grandes, libres et industrieuses, se
glorifiaient de leurs richesses et de leurs lumières. Raymond V, fils
d'Alphonse Jourdain, s'était allié à la race des Capétiens par son mariage
avec Constance, fille du roi Louis le Gros, qu'il répudia ensuite. Henri II,
roi d'Angleterre, le célèbre comte Raymond Béranger, roi-régent d'Aragon, et
les seigneurs de la Septimanie réunis sous la bannière de ce prince,
attaquèrent le comte de Toulouse, qui sortit victorieux de ces différentes
luttes. Renommé pour sa valeur, Raymond se distinguait encore par son amour
des plaisirs et la pompe chevaleresque de sa cour, où régnait le goût des
arts et des jouissances délicates. Toute la chrétienté célébrait avec
enthousiasme les tournois et les splendides fêtes de ce baron magnifique, et
le luxe de sa table, à laquelle venaient chaque jour s'asseoir de nombreux
vassaux. Tels
étaient les souverains et les principaux barons avec lesquels
Philippe-Auguste se trouvait obligé d'entretenir des relations. Tous avaient
l'habitude du gouvernement, une grande expérience des affaires ; et la
féodalité française, alors en pleine vigueur, ne dissimulait point son mépris
pour un roi de quinze ans que son âge plaçait sous la tutelle ou sous
l'influence du comte de Flandre, et s'apprêtait à secouer le joug de son
importune suzeraineté. Mais ce roi de quinze ans, précoce d'esprit et de corps,
avide d'agir et de commander, laissait deviner quelques-unes des qualités de
son âge mûr. Dans ses conversations presque toujours sérieuses, utiles, et
qui faisaient connaître de quoi il serait un jour capable, il déplorait les
malheureux règnes des derniers rois de la seconde race, en opposant toujours
à leur mollesse l'activité, l'énergie et la valeur de Charlemagne : c'était,
en effet, le héros que le jeune monarque se proposait pour modèle. Il parlait
de ses conquêtes avec un plaisir animé, et rappelait avec douleur les tristes
époques où la monarchie française avait souffert de nombreux démembrements.
S'il voyait déjà éclater les résistances des vassaux qui avaient tant exercé
autrefois l'activité et la persévérance de son aïeul, il se promettait de les
réprimer plus tard et de s'en venger selon ses désirs. Placé à l'entrée d'une
vaste carrière, il en mesurait l'étendue et semblait pressentir les futures
destinées de cette royauté qu'il devait tirer de l'état de faiblesse où il la
trouvait, et laisser à son successeur pleine de force et de puissance. Philippe-Auguste
consacra les prémices de son règne par trois édits qui lui attirèrent les
louanges et les bénédictions de ses peuples. Le premier ordonnait de
rechercher au plus tôt et de saisir dans le domaine royal les hérétiques,
dont les dogmes remplis de faussetés séduisent les cœurs des simples. Tous
ceux donc qui prenaient goût à des doctrines contraires à la foi étaient
arrachés de leurs retraites ténébreuses, traduits au grand jour et envoyés
des flammes terrestres aux flammes de la géhenne (1)[7]. Le second défendait de
blasphémer le nom de Dieu, et condamnait à une forte amende ou à être jetés
vivants dans les eaux du fleuve tous ceux qui, ignominieusement et avec
opprobres, pour choses trop légères ou frivoles, osaient l'appeler en
témoignage. Le troisième bannissait de la cour et du royaume les joueurs
d'instruments, les comédiens, les histrions et autres gens de cette espèce,
ne servant qu'à corrompre la pureté des mœurs. A la
mort de Louis 'VII, deux grandes factions rivales divisèrent la cour du jeune
souverain, et s'efforcèrent de s'emparer de son esprit et de régner sous son
nom. D'un côté, la reine mère, le comte Henri de Champagne, son neveu, et ses
trois frères Thibaud de Chartres, Étienne de Sancerre, et Guillaume,
archevêque de Reims, prélat d'un génie supérieur et auquel le nouveau
monarque témoignait une extrême confiance ; de l'autre part, le comte
Philippe de Flandre, fier de la valeur de ses peuples, du nombre de ses
alliances et de son titre de parrain du roi. Ce feudataire ne considérait sa
puissance que comme un degré pour parvenir à une plus grande. Jaloux de
l'ascendant que les comtes de Champagne exerçaient sur tous les anciens
vassaux de la couronne, il voulait s'élever sur leurs ruines et semblait
encore plus animé à cette entreprise par les difficultés qu'elle lui
présentait. Afin de balancer le crédit de ses rivaux et d'assurer son
influence sur l'esprit de son royal filleul, il résolut de lui donner une
épouse de son choix. Il jeta donc les yeux sur sa nièce, Isabeau ou Isabelle
de Hainaut, fille du comte Baudouin de Hainaut, alors âgée de treize ans, et
dans laquelle on voyait déjà les apparences de toutes les vertus. Les
intrigues du comte Philippe, appuyé de Robert Clément de Metz, maréchal du
palais, l'emportèrent auprès du jeune roi, qui consentit à un mariage qui lui
offrait de brillants avantages. En effet, Isabelle devait lui donner pour dot
tout le territoire voisin de la Lys, et le comte de Flandre, qui n'avait pas
d'enfants, lui avait promis la succession éventuelle d'une partie de ses
vastes possessions. La princesse apportait d'ailleurs un nouveau prestige à
la couronne des Capétiens ; elle était du sang de Charlemagne, de cet
héroïque empereur dont la poésie se plaisait encore à réveiller les souvenirs
dans le cœur des Français ; elle descendait d'Ermengarde, épouse d'Albert,
comte de Namur, et fille de Charles de Lorraine, le malheureux compétiteur de
Hugues Capet. Après
avoir obtenu le consentement de son filleul, le comte Philippe proposa cette
alliance au conseil du roi, où il tenait un des premiers rangs. Tous les
seigneurs qui en faisaient partie applaudirent à un projet si avantageux au
souverain en particulier, et au royaume en général. Mais les comtes de
Champagne n'envisageaient que les intérêts de leur maison et l'ascendant que
pourrait acquérir par ce mariage un prince qui leur était odieux. Dans la
résolution de s'y opposer, ils s'unirent étroitement avec la reine mère, déjà
fort mécontente de n'avoir pas été consultée. Toutes leurs tentatives
échouèrent. Deux des plus braves et des plus illustres seigneurs du royaume,
Bouchard V de Montmorency et Raoul I" de Coucy, firent résoudre presque
tout d'une voix dans le conseil le mariage du roi avec Isabelle. Ils y
étaient d'autant plus intéressés, que le premier avait épousé Laure, et le
second Agnès de Hainaut, tantes de la jeune princesse. Au reste, leur vertu
généralement connue fit croire que l'intérêt seul de l'État avait guidé leur
conduite. La joie du peuple fut complète lorsqu'il apprit que le sang de
Charlemagne allait s'unir à celui de Robert le Fort. Le
mariage fut célébré au Tronc, en Artois, près de Bapaume, le lendemain de la
Quasimodo. Philippe-Auguste conduisit ensuite son épouse à Paris, où elle fit
une entrée magnifique, aux acclamations unanimes des habitants de cette
grande cité. Isabelle en devenait le plus bel ornement, et les Parisiens la
regardaient avec admiration. Elle avait alors treize ans accomplis ; son
teint était éclatant et vif ; son front, petit ; ses yeux, doux ; son nez,
bien fait. Elle avait seulement la bouche un peu grande. On ne pouvait encore
juger de son esprit ; mais son éducation et son extrême douceur en donnaient
une idée avantageuse. Les grands du royaume furent convoqués le jour de la
Pentecôte, afin d'assister au couronnement de la jeune reine, pour lequel
Philippe et son conseil voulaient renouveler les pompes du sacre de Reims.
Mais comme les bourgeois, dociles aux leçons de Guillaume, leur archevêque,
semblaient peu disposés à permettre l'entrée de leur ville aux hommes du roi
; comme l'irritation de la maison de Champagne faisait craindre qu'elle ne
s'opposât de vive force à la cérémonie, on résolut de ne pas attendre la cour
plénière de la Pentecôte et de procéder au couronnement dans l'abbaye de
Saint-Denis. Le jour
de l'Ascension (29 mai 1180),
une foule immense se pressait dans l'église du bienheureux martyr. Isabelle,
montée sur un destrier blanc, et le roi sur son cheval de bataille, orné d'un
riche caparaçon, de plumes et de banderoles, sortirent du Louvre au milieu
des cris d'allégresse du peuple. Un brillant cortége de seigneurs les
accompagnait. Ils traversèrent le bois qui séparait Paris de l'abbaye, et
s'arrêtèrent devant le portail. La reine était vêtue d'une robe en drap d'or,
mi-parti de rouge et parsemé d'émeraude et de saphir ; sa tête était couverte
d’une coiffure oblongue, et un voile lui descendait jusqu'aux talons. « Le
roi, revêtu d'un manteau bleu, portait en main une sorte de bâton de
commandement, surmonté d'un ornement grossièrement travaillé, qu'on pouvait
prendre ou pour une fleur de lis ou pour la pointe d'une pique[8]. » L'abbé de Saint-Denis et ses
religieux vinrent recevoir les deux époux. Afin de se conformer aux privilèges
de l'abbaye, Philippe demanda la permission de franchir le seuil avec ses
hommes d'armes, ce qui lui fut accordé. Quelques instants auparavant, ils
n'avaient pas voulu que l'archevêque de Sens officiât dans leur église sans
avoir déclaré qu'il ne prétendait à aucune juridiction sur elle. L'église, vaste et mystérieux édifice, était parée comme aux plus beaux jours de fêtes. Un nombre prodigieux de lustres et de cierges faisaient monter jusqu'à la voûte une lumière éclatante, à laquelle se mariait celle de ses rosaces incrustées de vitraux peints, qui ressemblaient à des soleils étincelants de mille couleurs, et provoquaient l'admiration et le respect. Au-dessus de la châsse des martyrs, exposée sur l'autel, était suspendue l'antique bannière de l'abbaye, l'oriflamme à la couleur rouge ou de feu et semée de flammes d'or. Le roi, devant lequel le comte de Flandre portait l'épée, s'avança en pompe vers le chœur avec la jeune reine. Déjà les deux époux fléchissaient le genou en face du maître-autel et courbaient humblement la tête pour recevoir la bénédiction de l'archevêque de Sens, lorsque, suivant Rigord, un des témoins oculaires, il arriva un événement mémorable. Comme l'empressement de la foule des curieux troublait la cérémonie et ne permettait pas d'entendre le chant des prêtres, un chevalier de la maison du roi, tenant à la main une baguette, la faisait mouvoir çà et là dans les airs, afin d'imposer silence. Dans ce moment, d'un coup mal mesuré il atteignit et brisa en mille pièces trois lustres suspendus devant l'autel sur la tête de Philippe et d'Isabelle. Les deux époux furent couverts d'huile ; les religieux et les assistants regardèrent cet événement comme un signe de l'abondance des dons que l'Esprit-Saint versait sur eux du haut du ciel. C'était, disaient-ils, un miracle que Dieu opérait pour étendre au loin la gloire et le nom du monarque, et le bruit de sa renommée sur toute la face de la terre. Salomon semblait l'avoir prophétisé dans son Cantique, lorsqu'il s'écrie : « Votre nom est comme une huile qu'on a répandue[9]. » |
[1]
Chronique de Saint-Denis.
[2]
Rigord, De gest. Phil. Aug.
[3]
Dutillet, Recueil des rois, p. 189.
[4]
Est leo et Leone truculentior dum vellementius excandescit. (Bles.
epist.)
[5]
Philippide, chant I.
[6]
Capefigue, Philippe-Auguste.
[7]
La Philippide, chant I.
[8]
Capefigue, Philippe-Auguste, t. Ier.
[9]
Rigord, De gest. Phil. Aug.