HISTOIRE DE LOUIS XII

 

CHAPITRE VIII. — LA FRANCE ENVAHIE. - MORT DE LOUIS XII.

 

 

Préparatifs de Louis XII pour résister à ses ennemis. — Préjean de Bidoux vainqueur des Anglais dans un combat naval. — Héroïque dévouement du capitaine Primoguet. — Siège de Térouenne. — Bataille de Gunegate ou journée des éperons. — Capitulation de Térouenne. — Siège et addition de Teurnay. — Bataille de Flodden-Field. — Mort de Jacques IV. — Invasion des Suisses en Bourgogne. — Siège et traité de Dijon. — Louis XII refuse de ratifier le traité. — Il rend ses bonnes grâces à La Trémouille. — Traité entre Maximilien et Henri VIII. — Louis XII abjure le concile de Pise et reconnait celui de Latran. — Négociations du roi de France avec Ferdinand le Catholique. — Mort d'Anne de Bretagne. — Douleur de Louis XII. — Regrets du peuple. — Mariage de François d'Angoulême avec Claude de France. — Nouvelles négociations de Louis XII pour la paix. — Trêve avec Ferdinand le Catholique et Maximilien. — Indignation du roi d'Angleterre. — Traités de Londres. — Mariage de Louis XII avec Marie d'Angleterre. — Mort de Louis XII.

 

Louis XII avait alors besoin de toutes ses forces pour défendre son royaume, que menaçaient de t'ombreux ennemis : au nord, le roi d'Angleterre ; à l'est, l'empereur et les Suisses. Maximilien, jetant enfin le masque, s'était déclaré ouvertement contre la France, et avait promis d'entrer dans le royaume par la Bourgogne avec trois mille chevaux et huit mille fantassins, partie Suisses, partie Allemands, tandis que Henri VIII s'avancerait par la Picardie. Soumis à toutes les volontés du monarque, le parlement anglais accorda des subsides considérables à Henri VIII, qui allait avoir à solder les troupes du césar son allié. Louis XII, de son côté, n'oublia rien pour conjurer l'orage qui le menaçait. Il fit équiper une flotte pour l'opposer aux Anglais, et leva des troupes de toutes parts, surtout des lansquenets, pour former une armée de terre. S'il faut ajouter foi au récit de Guichardin, le roi députa même vers les cantons, afin d'en obtenir quelque secours dans l'occasion présente, où il ne s'agissait nullement des affaires d'Italie. Mais les Suisses, ne songeant qu'à la sûreté du Milanais, voulaient, avant de rien accorder, que le roi se réconciliât avec le Saint-Siège et fit sortir ses troupes du château de Milan. Ils exigeaient encore qu'il renonçât à ses prétentions sur ce duché, et promît de n'attaquer jamais ni Milan ni Gènes[1]. Les efforts de Louis pour résister à l'ennemi n'égalèrent pourtant pas la grandeur du péril : depuis deux ans, les désastres de la guerre l'avaient contraint d'augmenter les tailles ; il éleva les aides, subsides et gabelles à 3.300.000 livres pour l'année, contracta des emprunts, et demanda quelques dons gratuits aux bonnes villes.

Un combat glorieux pour la marine française ouvrit la campagne. Préjean de Bidoux avait reçu l'ordre de conduire à Brest toutes les galères qu'il commandait, et avec lesquelles il s'était rendu si redoutable sur la Méditerranée. Prompt à obéir aux volontés de son souverain, Préjean mit aussitôt à la voile. Le premier de tous les marins français, il conduisit une flotte de la Méditerranée dans l'Océan, et arriva heureusement à Brest. L'amiral anglais, sir Edouard Howard, entreprit de lui enlever à l'abordage quatre galères dans la rade du Conquêt. Il attaqua donc l'escadre française, aborda le vaisseau qui lui parut le plus formidable, et sauta sur le pont, suivi de soixante-dix Anglais. Préjean soutint les efforts des ennemis avec une rare valeur. Bientôt le vent, s'étant déclaré contre les Anglais, jeta une partie de leurs vaisseaux à la côte, où ils furent brisés ; les autres, repoussés avec succès, cherchèrent leur salut dans une fuite précipitée. Howard avait trouvé une mort glorieuse en combattant (25 avril). Préjean, à son tour, alla insulter les côtes de Sussex, sur lesquelles il commit de grandes dévastations. Henri VIII chargea lord Thomas Howard, frère aîné de l'amiral tué par les Français, de venger la mort de son puiné. Forcé à la retraite par des forces supérieures, Préjean rentra à Brest, et ne put empêcher l'armée anglaise, forte de vingt-cinq mille hommes, de traverser le Pas-de-Calais.

Après avoir débarqué l'armée de terre à Calais, la flotte anglaise revint croiser sur les côtes de Bretagne, où elle opéra plusieurs descentes dévastatrices. La marine française résolut de mettre fin à ces ravages et de disputer la mer aux Anglais. Hervé Primoguet, amiral de Bretagne, et le général des galères Préjean de Bidoux, rassemblèrent à Brest une vingtaine de vaisseaux bretons et normands, et poursuivirent les corsaires anglais. Le 10 août, à la hauteur de l'île d'Ouessant, ils rencontrèrent la flotte ennemie, qui ne comptait pas moins de quatre-vingts voiles. Le combat s'engagea bientôt avec une ardeur égale de part et d'autre. Suppléant à l'infériorité du nombre par l'avantage du vent et par leur intrépidité, les Français prirent ou coulèrent d'abord plusieurs vaisseaux anglais, avant que les autres pussent arriver à leur secours.

Mais les Anglais ne tardèrent pas à reprendre l'offensive : le duc de Suffolk, favori de Henri VIII, attaqua la grande nef de la reine de France, la Cordelière, montée par l'amiral breton Primoguet avec seize cents hommes. Le bâtiment de Suffolk fut bientôt démâté par le feu supérieur de son adversaire, et le duc abandonna à regret la place à son rival, sir Thomas Knyvet, jeune chevalier de grand courage, mais de peu d'expérience, qui commandait la nef amirale anglaise, la Régente, remplie d'une courageuse noblesse. D'autres navires vinrent à l'aide de Knyvet, et la Cordelière fut entourée par dix ou douze vaisseaux ennemis. La captivité ou la mort était la seule alternative que laissait à Primoguet l'impossibilité de se dégager. La mort parut à ce brave marin préférable à la honte d'amener son pavillon ; mais il voulut, en périssant, rendre du moins sa perte funeste à ses adversaires. Plein de cette résolution et emporté par un désespoir sublime, l'amiral breton jeta les grappins d'abordage sur la Régente et embrasa les deux navires à la fois : une double explosion couvrit au loin l'Océan de morts et de débris : les deux vaisseaux avaient sauté ensemble, enveloppant dans une même ruine tous les hommes qu'ils portaient. Épouvantée de cette horrible catastrophe, la flotte anglaise reprit le large, et l'escadre française, fière de l'héroïque dévouement de son chef, regagna la rade de Brest.

D'un autre côté, sur terre, une division de l'armée anglaise, sous les ordres du comte de Shrewsbury et de lord Herbert, partit de Calais et forma le siège de Térouenne, principale place d'armes des Français dans la marche d'Artois (17 juin). Henri VIII, débarqué à Calais le 30 du même mois, y passa quelques semaines en fêtes et carrousels. Il ne quitta cette ville que le 1er août, pour se rendre au camp avec une escorte d'environ dix mille fantassins, tant archers anglais que lansquenets allemands. Il rencontra, près du village de Tournehem, toute la cavalerie française de l'armée du Nord, forte de douze cents hommes d'armes ; tous bien délibérés, et commandés par le sire de Piennes, gouverneur de Picardie. Les Français et les Anglais s'approchèrent à une portée de canon les uns des autres. Dans ce moment, Henri VIII craignit une trahison ; si descendit à pied et se mist au meillieu des lansquenetz. Bayard et presque tous les capitaines français voulaient aussitôt donner dedans l'ennemi.

« Monseigneur, chargeons-les, disait le bon chevalier au seigneur de Piennes ; il ne nous en peut advenir dommage, sinon bien peu ; car, si à la première charge nous les ouvrons, ils sont rompus ; s'ils nous repoussent, nous nous retirerons toujours bien ; ils sont à pied, et nous à cheval ! » M. de Piennes, n'osant enfreindre les ordres de Louis XII, répondit : « Messeigneurs, j'ai charge, sur ma vie, du roi notre maître, de ne rien hasarder, mais seulement garder son pays. Faites ce qu'il vous plaira ; mais, de ma part, je n'y consentirai point[2]. »

Les capitaines n'insistèrent point, et passa le roi d'Angleterre et sa bande au nez des Français, ajoute le biographe de Bayard. On laissa échapper ainsi l'occasion de terminer la guerre par une glorieuse capture. Le bon chevalier ne vit qu'à regret les Anglais s'éloigner ; il harcela quelque temps leur arrière-garde avec sa compagnie et les pressa si vivement qu'ils lui abandonnèrent une pièce d'artillerie, dicte sainct Jehan ; et en avoit le roi d'Angleterre encore onze autres de celle façon, et les appeloit ses douze apôtres. Henri VIII arriva sans aucun autre obstacle au camp de ses lieutenants, devant Térouenne, où il fut rejoint par l'empereur à la tète de quatre mille cavaliers allemands (12 août). Cette troupe fut bientôt grossie par l'arrivée d'un grand nombre de gentilshommes des Pays-Bas. Maximilien espérait recueillir tous les profits de la guerre en laissant tous les honneurs à Henri VIII ; il flatta la vanité de ce jeune prince fastueux et prodigue, se déclara volontaire du roi d'Angleterre, aux gages de cent couronnes d'or par jour, prit la rose rouge, symbole de son allié, et la plaça sur la croix de Saint—Georges.

Térouenne assiégée par quarante-cinq mille combattants paraissait incapable de résister longtemps à de telles forces. Mais sa garnison, animée par l'espérance d'un prompt secours et commandée par deux braves officiers, Téligni el Créqui de Pontdormi, ne s'effraya point de la puissance des assaillants, et déploya la plus rare valeur dans sa défense. A l'exception du blé, dont elle était assez bien pourvue, elle commençait néanmoins à manquer de vivres. Aussi Louis XII, qui s'était avancé jusqu'à Amiens, manda-t-il au seigneur de Pionnes, son lieutenant général, de ravitailler cette place, à quelque péril que ce fût. L'armée royale s'était assemblée à Blangy-en-Ternois, dans le voisinage de Hesdin, où force lansquenets lui avaient été expédiés 'de la Gueldre, des électorats ecclésiastiques et de la Westphalie. Les généraux de Louis XII, le sire de Piennes, le duc de Longueville (petit-fils du fameux Dunois), prince du sang royal et capitaine des cent gentilshommes de la garde, et le maréchal de La Palisse, grand-maître de France, combinèrent sagement leur entreprise. Ils laissèrent l'infanterie au camp de Blangy, et s'avancèrent avec quinze cents lances vers le camp dei alliés, tandis que Fontrailies, suivi de huit cents stradiots albanais au service de la France, qui portaient chacun un sac de poudre et des munitions de bouche, fondaient d'un autre côté sur les lignes ennemies. Les Albanais les traversèrent au galop, pénétrèrent jusqu'aux fossés de Térouenne, y jetèrent leurs fardeaux, et, secondés par l'artillerie des assiégés, ils regagnèrent sans perte un lieu de sûreté.

Pendant ce temps les choses allaient fort mal à Guinegatte. Les gens d'armes, après avoir escarmouché quelque temps contre la cavalerie de Henri VIII et de Maximilien, commençaient à battre en retraite, selon les ordres des capitaines, et se retiraient en désordre sans la moindre défiance. Mais tout à coup ils aperçurent, au haut de la colline de Guinegatte, deux corps d'infanterie anglaise et allemande, munis d'une formidable artillerie, qui manœuvraient pour leur couper la retraite. Les gens d'armes français, formés par les campagnes d'Italie, avaient acquis une grande réputation de courage et de discipline. Cependant, à l'apparition imprévue des fantassins ennemis sur leur flanc, tandis que Maximilien avec la cavalerie les poussait en queue, ils furent frappés d'une terreur panique et prirent la fuite, jusqu'à ce qu'ils fussent rentrés au camp de Blangy. Dans cette déroute, nommée la journée des Éperons, parce que les Français s'y servirent plus de leurs éperons que de leurs épées, il y eut environ trois cents tués ou prisonniers. Parmi les derniers se trouvaient plusieurs personnages de haut rang et de grande renommée : le duc de Longueville, le chevalier Bayard, Bussi d'Amboise, Clermont et La Fayette. La Palisse, qui avait eu le même sort, s'échappa heureusement des mains de l'ennemi. Si Henri VIII et Maximilien, profitant de leur victoire, avaient marché droit au camp de Blangy, dans le désordre où se trouvait l'armée française ils l'eussent sans doute enlevé. Henri VIII et ses lords ne voulurent point consentir à une attaque que conseillait l'empereur.

Maximilien et son allié restèrent encore quelques jours sous les murs de Térouenne, qui capitula faute de vivres, avec l'autorisation du roi, et fut la composition que les capitaines et gens de guerre sortiraient vies et bagues sauves, et que mal ne serait fait aux habitons de la ville, ni icelle démolie (22 août). La capitulation fut observée envers la garnison, mais violée à l'égard de la ville. Comme elle avait été pour les habitants d'Aire et de Saint-Orner un redoutable voisinage, Henri, à la requête de Maximilien, leur permit d'abattre les murailles, de combler les fossés et d'incendier toutes les maisons.

A la nouvelle de la déroute de Guinegatte, Louis XII, quoique tourmenté par la goutte, s'était fait transporter en litière de Paris à Amiens, et avait envoyé à l'armée le jeune duc de Valois, avec défense de livrer bataille. François se borna donc à couvrir la Picardie, en établissant fortement sa ligne d'opération sur la Somme, et montra toute la prudence d'un vieux capitaine. Mais l'ennemi ne songeait point à pénétrer dans l'intérieur du royaume. Maître de Térouenne, Henri VIII, à l'instigation de Maximilien, uniquement occupé des intérêts de sa maison, conduisit l'armée victorieuse contre Tournay, place fort riche et depuis longtemps attachée à la France. La conquête de cette ville, enclavée dans les États de l'archiduc, entre la Flandre et le Hainaut, était d'une grande importance pour la famille qui possédait les Pays-Bas, mais ne pouvait profiter aux Anglais ; aussi l'empereur espérait-il qu'ils la rendraient à son petit-fils Charles, auquel, disait-on, elle appartenait.

Cette détermination des Anglais dissipa les alarmes de Louis XII, car il craignait qu'ils ne se jetassent dans l'intérieur de la France. Leur armée était eu effet supérieure en nombre à la sienne, et elle avait reçu des renforts si considérables, qu'on la faisait monter à quatre-vingt mille combattants. Il espérait même si peu conserver Boulogne et le reste du pays au-delà de la Somme, qu'il s'était borné à la défense d'Amiens, d'Abbeville et des autres places situées sur cette rivière, dont il voulait disputer le passage à l'ennemi. Il avait conçu le dessein de temporiser jusqu'à l'hiver, ou du moins jusqu'à ce que la diversion que devait faire le roi d'Écosse, Jacques IV, son fidèle allié, eût mis Henri VIII dans la nécessité de défendre ses propres États.

En vertu des privilèges de sa commune, la ville de Tournay était exempte de recevoir garnison ; ce qui n'empêcha pas le duc de Valois de lui offrir des secours. Mais les bourgeois refusèrent d'admettre dans leurs murs des soldats français, et déclarèrent au prince que Tournay jamais n'a voit tourné et encore ne tourneroit ; et que, si les Anglais venoient, ils trouveroient à qui parler[3]. Ils répondirent aussi aux sommations du roi d'Angleterre avec une fierté chevaleresque. « D'anciens et glorieux souvenirs faisaient illusion aux Tournaisiens. Le temps était passé où une ville protégée par de bonnes murailles et par une brave milice communale, pouvait défier les plus puissantes armées ; le perfectionnement de l'artillerie et l'art redoutable des mines avaient décuplé la puissance de l'attaque, tandis que le système de défense était demeuré à peu près stationnaire. Il fallait désormais que le nombre et l'expérience militaire des assiégés suppléassent à la faiblesse relative de ces remparts et de ces tours qui jadis se seraient, pour ainsi dire, défendus par eux-mêmes[4]. » Les Tournaisiens ne persistèrent pas longtemps dans leur présomptueuse confiance ; foudroyés de tous côtés par l'artillerie de leurs ennemis, ils laissèrent leur résolution s'évanouir dans les fatigues et les dangers du siège, et vers le huitième jour (24 septembre), ils capitulèrent et consentirent à recevoir garnison anglaise, à jurer fidélité au roi Henri VIII, à payer une forte amende pour les dépenses de la guerre et pour la conservation de leurs franchises.

En Écosse, la fortune n'avait pas été plus favorable à la France. A la nouvelle que Henri VIII avait fait une incursion dans ce royaume, Jacques IV, faible et généreux allié d'une puissance malheureuse, lui. avait envoyé Rouge-Croix, sou poursuivant d'armes, pour le sommer de quitter le territoire français. Sur le refus de Henri, les Écossais avaient inondé le nord de l'Angleterre, et Jacques IV, franchissant la Tweed, s'était rendu maitre de quelques forteresses frontières assez importantes. Le lieutenant général du roi d'Angleterre, le comte de Surrey, avait marché contre les Écossais à la tête d'une armée rassemblée à la hâte, et les avait rencontrés à Flodden-Field. Après une lutte opiniâtre et sanglante, les Écossais avaient été complétement vaincus (9 septembre), et leur valeureux monarque était resté sur le champ de bataille, avec l'archevêque de Saint-André, plus de trente barons et une foule de chevaliers. Jamais l'Écosse n'avait essuyé un plus terrible désastre.

Pendant que ces revers répandaient l'anxiété dans la France, les provinces de l'est se trouvaient exposées à une irruption plus dangereuse encore que celle dont souffrait le nord. Enivrés du triomphe de Novare, et animés par le cardinal de Sion et par Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, les Suisses résolurent d'envahir la France et d'attaquer au cœur de ses États le roi, dont les imprudents mépris les avaient offensés. Ils se mirent donc en marche au nombre de dix-huit mille hommes. Cette armée, commandée par les capitaines des villes et pays de la confédération helvétique, sous les ordres de Jacques de Watteville, se dirigea vers le duché de Bourgogne, et passa d'abord Far la Franche-Comté, où Maximilien avait promis de les rejoindre avec six mille chevaux ; mais il ne s'en trouva que deux mille, sous la conduite du duc Ulrich de Wirtemberg. L'empereur, soit légèreté de sa part, soit méfiance sur le compte des Suisses, n'avait point accompli sa promesse. Aux Suisses se réunirent encore plusieurs compagnies de volontaires francs -comtois, commandées par le seigneur Guillaume de Vergy, et d'autres corps de troupes venus de la Souabe. Cette armée, forte de près de trente mille combattants, et accompagnée d'une grosse artillerie tirée des villes de la province, se jeta sur la Bourgogne ducale, pillant, brûlant les campagnes et les villages, et se livrant à toute la licence que se permet en pays ennemi une soldatesque effrénée. Elle se présenta le 7 septembre devant Dijon, capitale de la province.

Les principales forces de la France avaient été envoyées dans le nord pour repousser les Anglais, et le sire de La Trémouille, gouverneur de Bourgogne, n'avait à sa disposition que sept à huit mille hommes de troupes régulières. Il s'efforça néanmoins de pourvoir à la sûreté de son gouvernement ; il mit des garnisons à Beaune et à Auxonne pour harceler les convois des ennemis, et quelques troupes au château de Talant, pour les inquiéter pendant le siège. Après avoir fait détruire et réduire en cendres les faubourgs et les maisons situées hors des remparts, il s'enferma dans Dijon. Cette ville était assez mal fortifiée, et dès le 9 septembre, l'artillerie des assiégeants, dressée sur l'éminence des Petites-Roches, au-dessus de la fontaine qui de là a conservé le nom de Fontaine des Suisses, avait ouvert deux brèches. La Trémouille fit pratiquer un retranchement large et profond derrière ces brèches, et un premier assaut fut vaillamment repoussé. Toutefois la consternation régnait dans la ville, et le gouverneur savait que le mauvais état de la place ne permettait pas de soutenir un long siège. Il n'attendait aucun secours du roi, et les habitants le suppliaient de sauver leurs familles et leurs biens par une capitulation encore possible.

Si Dijon était pris, les Suisses marchaient aussitôt sur Paris, et le péril du royaume devenait d'autant plus grand que l'empereur et le roi d'Angleterre l'attaquaient en même temps par le nord. La Trémouille céda au vœu des bourgeois et de ses propres lieutenants, et quoique les lois de la guerre défendissent à tout gouverneur de quitter son poste, il envoya demander un sauf-conduit aux capitaines des Suisses, et se rendit à leur camp afin de conférer avec eux. Leur abandonner la ville était loin de sa pensée ; il connaissait l'inconstance et l'avidité de ces montagnards ; il les savait mécontents de 'n'avoir pas encore reçu les subsides promis par Henri VIII, et fondait aussi quelque espoir sur des amis qu'il s'était jadis ménagés en Suisse, et sur la reconnaissance de quelques-uns des officiers de leur armée récemment faits prisonniers et renvoyés sans rançon. Homme éloquent, adroit politique, La Trémouille conduisit les négociations avec habileté ; il flatta les Suisses de la gloire d'être les arbitres de l'Europe. Bien qu'il n'eût aucun des pouvoirs nécessaires pour consentir aux articles demandés, il s'efforça d'empêcher l'ennemi de soupçonner que ces pouvoirs lui manquaient ; un armistice fut conclu le 12 septembre, et dès le lendemain 13, un traité définitif fut signé par le gouverneur de Bourgogne et" par le général des Suisses, Sacques de Watteville, avoyer de Berne.

Ce traité, peu honorable et très-onéreux pour la France, réglait, non point le sort de Dijon, ni même de la Bourgogne, mais les intérêts du royaume. La Trémouille jura, au nom du roi, que Louis XII se réconcilierait avec le Saint-Siège ; que, s'il tenoit villes, châteaux ; pays ou sujets de l'Église, il feroit toute diligence, salis aucun délai, pour les restituer et remettre ; qu'il évacuerait les châteaux de Milan, de Crémone et d'Asti, qui tenaient encore pour la France, renoncerait à toutes ses prétentions sur le Milanais et les seigneuries de Crémone et d'Asti pour lui et ses héritiers et descendants, ne tirerait du pays des ligues aucun fantassin sans le consentement, le su et le vouloir de la majeure partie des cantons, et paierait auxdits cantons 400.000 écus à la couronne[5]. Quelques avantages particuliers étaient accordés au duc de Wirtemberg, au sire de Vergy, aux autres nobles et gens d'artillerie qui les avaient suivis dans cette expédition. Les capitaines suisses ne cherchèrent même pas à s'informer si La Trémouille avait des pleins pouvoirs pour traiter avec eux, et, de leur côté, ils promirent paix et amitié à Louis XII, en s'engageant au nom des villes et pays des ligues, de la comté de Bourgogne, du duc de Wirtemberg et du sire de Vergy. Il fut convenu que le pape, le saint empire romain, et tous ceux avec qui ils étoient en alliance et union pourraient donner leur adhésion à cette paix.

La Trémouille ne put fournir aux Suisses que 25.000 écus comptants de la solde desquels dépendait leur départ ; pour otages et garantie du paiement intégral, il leur donna son neveu, René d'Anjou, sire de Maizière, Jean de Rochefort, bailli de Dijon, et quatre généreux citoyens qui se dévouèrent : Bénigne Serres, Philibert Gaudran et Jean Noël, échevins ; le nom du quatrième ne nous est pas parvenu. Aussitôt que l'argent eut été compté et que les otages eurent été livrés, l'armée d'invasion évacua sur-le-champ la duché pour regagner son pays[6]. « Sans cette honneste défaite, le royaume de France étoit lors affolé ; car, assailli en toutes ses extrémités par ses voisins, il n'eust, sans grand hasard de finale ruine, pu soutenir le faix de tant de batailles[7]. »

Le roi et les cantons helvétiques furent également mécontents de ce traité. Maximilien regarda les Suisses comme des traitres, et Henri VIII, auquel ils firent dire qu'ils avaient conclu la paix sans sa participation, parce qu'il avait manqué à sa parole en ne leur payant pas au jour fixé les sommes promises, les appela vilains. Lorsque l'acte eut été mis sous les yeux de Louis XII par Lancelot du Lac, gouverneur d'Orléans, ce prince, influencé par la reine, qui n'aimait pas le vainqueur de Saint-Aubin-du-Cormier, en témoigna hautement son indignation. Il refusa de le ratifier, et écrivit à La Trémouille qu'il trouvait ledit traité merveilleusement estrange ; qu'il était surpris qu'on eût accepté certaines clauses ; qu'au reste, il assemblerait et consulterait à ce sujet les princes de son sang et le parlement. « Par ma foi, Sire, aussi est-il ! lui répondit La Trémouille ; mais la mauvaise provision qui étoit par deçà, et aussi pour conserver et garder votre pays et royaume, par l'avis et conseil des gens de bien étant ici avec moi, j'ai été contraint de le faire. Je ne suis nullement obligé de vous le faire ratifier ; par quoi pourrez-vous prendre querelle au besoin, sur ce que je n'avois de vous pouvoir ni puissance. »

Convaincu par la force des preuves, et comprenant enfin qu'il devait à La Trémouille le salut de la Bourgogne et peut-être celui de tout son royaume, le roi déclara qu'il était content du gouverneur de cette province, qu'il le tenait comme son bon et loyal serviteur,' et lui rendit ses bonnes grâces. Il se contenta d'envoyer 50.000 écus aux Suisses ; quoiqu'il eût tout lieu de craindre que ces montagnards mécontents ne revinssent sur leurs pas, il ne ratifia point le traité, entama des négociations et gagna ainsi l'hiver. Louis XII leur fit proposer de nouvelles conditions, qu'ils rejetèrent avec hauteur, menaçant de faire trancher la tête aux otages, si le roi ne leur envoyait la ratification dans un certain temps.

La diplomatie avait pris une extrême activité, et ses manœuvres avaient succédé à celles des armées. Dès la. fin de septembre, Maximilien, qui avait vu avec déplaisir la prise de possession de Tournay par les Anglais, s'était séparé de Henri VIII. Marguerite d'Autriche mit tout en œuvre pour dissiper les nuages qui s'étaient élevés entre son père et le monarque anglais ; elle se rendit à Tournay, auprès de Henri VIII, attira ce prince à Lille, et, au milieu des fêtes brillantes qu'elle lui donna, l'habile gouvernante des Pays-Bas le réconcilia avec l'empereur. Henri consentit à signer un traité par lequel Maximilien s'engageait, moyennant un subside de deux cent mille écus d'or, à protéger leurs conquêtes communes jusqu'au printemps suivant, avec un corps de dix mille hommes. Au mois de juin suivant (1514), l'empereur, le roi d'Angleterre et le roi d'Aragon, dont la trêve avec Louis XII expirait à cette époque, recommenceraient la guerre, et Charles d'Autriche devait épouser la princesse Marie ; sœur de Henri VIII. Ces bases arrêtées, le roi d'Angleterre reprit la route de ses États.

Malgré les efforts de Marguerite, qui depuis la mort de Jules II était devenue l'âme de la ligue, la France n'avait perdu que Thérouanne et Tournay, et la coalition, dont les membres avaient des intérêts différents, cessait d'être redoutable. Léon X n'avait pas contre la France la haine de son prédécesseur ; satisfait de voir Louis XII et le clergé gallican abjurer enfin le concile de Pise et se soumettre à celui de Latran (octobre et décembre 1513), ce pontife avait révoqué toutes les excommunications que son prédécesseur avait fulminées contre le roi et le royaume. Pendant ce temps, Louis XII avait aussi entamé des négociations avec Ferdinand le Catholique relativement au mariage de sa seconde fille, Renée de France, avec Ferdinand d'Autriche, le second des petits-lits du roi d'Aragon, qui élevait ce jeune prince à sa cour. Le 16 novembre, la reine Anne, toujours favorable à la maison d'Autriche, obtint du roi son époux la cession de tous ses droits sur le duché de Milan, Asti et Gênes, au profit de madame Renée, qui les porterait en dot à celui des deux archiducs Charles ou Ferdinand que désignerait Ferdinand le Catholique.

Ce fut le dernier événement de la vie d'Anne de Bretagne ; elle ne vit pas la fin des négociations entre les cours de France et d'Aragon. Cette princesse, qui partageait tous les chagrins de Louis XII, et qui depuis quelque temps ressentait de violentes attaques de gravelle, ne résista pas au chagrin que lui causaient les désastres du royaume. Son cœur sensible, fier et généreux, fut brisé par l'idée désespérante qu'on ne pouvait plus faire avantageusement ni la paix ni la guerre. Elle termina, au château de Blois, à l'âge de trente-sept ans, une vie dont le commencement et la fin avaient été remplis d'amertume (9 janvier 1514). Le bon roi Louis parut accablé de ce nouveau malheur, contre lequel l'âge de la reine l'avait toujours rassuré. Il se déroba aux regards de ses sujets, et, contre l'usage des rois de France, il prit le deuil en noir, et huit jours durant, ne fit que larmoyer, souhaitant à toute heure que le plaisir de notre Seigneur fust lui aller tenir compaignie.

Louis XII fit célébrer à sa fidèle épouse de magnifiques obsèques dans l'église Saint-Sauveur de Blois, et ensuite à Saint-Denis, où fut déposé le corps de cette princesse. Le peuple les accompagna de ses larmes. C'était, disait-il, « la vraie mère des pauvres, le confort des nobles, le recueil des dames et des honnêtes filles, et le refuge des savants hommes et de bonne vie. » Les Français et les Bretons ne furent pas les seuls peuples qui pleurèrent son trépas ; « mais ès Almaignes, Espaignes, Angleterre, Escosse, et en tout le reste de l'Europe fut plainct et ploré. Le roi son mari ne donnoit pas grands sommes de deniers, de peur de fouller son peuple ; mais cette bonne dame y satisfaisait, et y avoit peu de gens de vertu en ses pays à qui une fois en sa vie n'eust fait quelque présent... Et qui voudrait ses vertus et sa vie descrire, comme elle a mérité, il faudroit que Dieu fisc ressusciter Cicero pour le latin, et maistre Jehan de Meung pour le françois, car les modernes n'y sauroient atteindre[8]. » Le roi fit élever à son épouse une tombe de marbre blanc, « la plus belle que je vis oncques, dit Fleuranges dans ses mémoires, sur laquelle a un épitaphe gravé tel qu'il s'ensuit :

« La terre, monde et ciel ont divisé Madame

Anne, qui fut des roys Charte et Louis la femme.

La terre a pris le corps, qui gist sous cette laine :

Le monde aussi retient sa renommée et rame,

Perdurable à jamais sans estre blasmée d'âme ;

Et le Ciel, pour sa part, a voulu prendre l'âme. »

Si nous ajoutons foi au récit des historiens de l'époque, Anne de Bretagne, se berçant de l'espoir de renouer le mariage de la princesse Claude avec Charles d'Autriche, et pleine d'aversion pour l'esprit d'intrigue. de Louise de Savoie, n'eût jamais laissé s'accomplir le mariage de sa fille avec le comte d'Angoulême. Mais après la mort de la reine, Louis XII voulut réaliser la promesse qu'il avait faite aux états généraux de 1506. L'héritier du trône, François d'Angoulême, avait près de vingt ans ; Claude en avait quinze ; leur mariage fut célébré dans le château de Saint-Germain-en-Laye (18 mai 1514). Les noces des jeunes époux furent les plus magnifiques qu'on eût encore vues à la cour de France ; « car il y avoit dix mille hommes habillés aussi richement que le roi, ou que monsieur d'Angoulême... et, pour l'amour de la feue reine, tout le monde étoit en deuil[9]. » Louis XII remit ensuite à François l'administration du duché de Bretagne, à la prière des états, qui prêtèrent serment à Madame Claude et à son mari, mais un peu contre son gré et sous la réserve des droits éventuels de la princesse Renée.

Après avoir accordé quelques jours à la douleur que lui avait causée la mort d'Anne de Bretagne, Louis XII, rappelé aux fonctions royales, avait renoué des négociations avec ses ennemis. Ferdinand, dont l'ambition pour sa. maison ne connaissait pas de bornes, ne les rejeta point. Il adressa même à ce monarque de nouvelles propositions en son nom et en celui de Maximilien, et lui offrit la main de Marguerite d'Autriche ou de la jeune princesse Éléonore, sœur des deux archi ducs Charles et Ferdinand. Quoique fort triste encore de la perte de sa Bretonne, Louis accepta les offres du roi d'Aragon : on rédigea un projet de traité par lequel le roi de France s'engageait à épouser Éléonore d'Autriche ; et une trêve générale d'un an, conclue dans le dessein de faciliter la paix, fut signée le 13 mars par François d'Angoulême pour la France et l'Écosse, et par Quintana, secrétaire du roi catholique, pour son maître, la reine Jeanne de Castille (Jeanne la Folle), l'empereur, et l'archiduc Charles, souverain des Pays-Bas. On y ajouta une clause secrète portant que Louis XII ne ferait aucune tentative sur Milan durant cette année. Maximilien et Henri VIII n'avaient donné aucun pouvoir au ministre espagnol ; mais Ferdinand le Catholique représenta à Maximilien qu'il serait possible d'amener Louis XII à céder le Milanais à l'archiduc Charles, leur petit-fils, et que, si l'on refusait de traiter avec ce monarque, les Suisses pourraient obtenir de lui qu'il remît au jeune Sforza, leur protégé, tous ses droits sur ce pays. Ces motifs puissants et son idée fixe d'accabler les Vénitiens portèrent l'empereur à ratifier la trêve, malgré les avis de Marguerite d'Autriche, qui désirait que son père demeurât fidèle à l'alliance de l'Angleterre contre la France.

Informé que Maximilien, infidèle à la promesse qu'il lui avait faite de ne consentir jamais sans lui à la trêve conclue entre la France et l'Aragon, avait néanmoins ratifié ce traité, Henri VIII affectait d'en douter. Mais la perfidie de son allié lui fut bientôt confirmée par la réponse évasive que rendit le conseil de régence, en Flandre, lorsque Henri le somma de célébrer le mariage convenu entre Charles d'Autriche et Marie d'Angleterre. Il montra la plus vive indignation d'avoir été la dupe du roi d'Aragon et de l'empereur, et refusa d'abord de souscrire à la trêve. Mais Léon X, craignant que Maximilien, Ferdinand le Catholique et Louis XII ne se réunissent pour le partage de l'Italie, avait commencé d'agir à la cour d'Angleterre dans l'intérêt de la paix générale.

Un autre négociateur montra plus d'habileté et d'adresse que les agents du pape : le duc de Longueville, homme sage et de bon esprit, fait prisonnier par les Anglais à la bataille de Guinegatte, avait été bien accueilli par Henri, dont il se concilia, durant sa captivité, la confiance et l'amitié. Souvent il s'était entretenu avec ce prince sur les moyens de faire la paix. Remarquant le mécontentement que causait à Henri l'abandon de ses alliés, il le disposa sans peine à un accommodement honorable pour les deux monarques. La sœur de Henri, Marie d'Angleterre, alors âgée de seize ans, était recherchée par plusieurs seigneurs anglais. Le souvenir des guerres civiles dont l'Angleterre avait été autrefois désolée, et qui presque toutes avaient pris leur source dans de semblables alliances, détournait le roi d'accorder la main de la princesse à un de ses sujets. Il écouta donc volontiers Longueville, lorsque le duc, qui avait mis dans ses intérêts le favori du roi, Wolsey, évêque de Lincoln, lui proposa d'accorder la jeune Marie à Louis XII.

Il était à craindre que cette proposition, faite par Longueville sans autorisation, ne fût pas agréable à son maitre, qui, ne pouvant se consoler de la mort d'Anne de Bretagne, avait pris la résolution de ne jamais se remarier. Longueville informa donc Louis XII des bonnes dispositions du roi d'Angleterre. Libre de choisir ses alliances, Louis n'hésita pas, et envoya deux ambassadeurs, le premier président du parlement de Rouen et le général des finances de Normandie, joindre le duc de Longueville. Henri VIII demanda d'abord Boulogne en Picardie et des sommes considérables ; mais il restreignit ensuite ses prétentions à la ville de Tournay, dont il exigea la cession. Les ministres français se révoltèrent contre cette proposition, « et Louis, dit Henri Martin, ne voulut point céder cette ville si française de cœur, cet antique berceau de l'empire des Franks. » Il proposa cette affaire dans un conseil auquel assistèrent les principaux seigneurs du royaume. Tous convinrent qu'on ne devait pas balancer à sacrifier Tournay au besoin de trouver un allié fidèle, sans s'arrêter aux offres de Ferdinand d'Aragon, qui, pour empêcher le traité, promettait même de contribuer à la conquête du Milanais.

Sur la décision du conseil, Louis XII se résigna enfin à l'abandon de Tournay, dans l'espoir que les Anglais ne pourraient longtemps garder une place éloignée de la mer et qui ne leur présentait aucun avantage. Dès que sa réponse fut arrivée en Angleterre, on conclut en même temps à Londres trois traités dans lesquels on ne parla point de Tournay (7 août 1514). Le premier stipulait une alliance offensive et défensive entre les deux rois, pour toute la durée de leur existence et pour une année après la mort de l'un ou de l'autre. Le second arrêtait le mariage de Louis XII et de la princesse Marie d'Angleterre. Henri consentait à faire la dépense du voyage de sa sœur, à la remettre avec ses joyaux, et lui garantissait quatre cent mille écus de dot. Louis s'engageait à lui garantir le même douaire qui avait été assigné à la feue reine, l'héritière de Bretagne, avec la promesse que, si elle lui survivait, elle aurait la liberté de résider, à son propre choix, en France ou en Angleterre. Par le troisième traité, Louis s'obligeait de payer au roi anglais cent mille écus par an pendant dix ans, pour arrérages dus à la couronne d'Angleterre, sur les obligations de Charles VIII à Henri VII, et de Charles d'Orléans, père du roi de France, à Marguerite, duchesse de Somerset. Henri ne voulait pas que son peuple lui reprochât d'avoir renoncé à la conquête du royaume de France sans un équivalent.

Cette alliance était une juste vengeance de toutes les perfidies du roi d'Aragon et de l'empereur. Marie d'Angleterre avait déjà, par un acte public, renoncé au contrat passé avec Charles d'Autriche pendant sa minorité. Elle fut alors conduite par le duc de Norfolk à Calais, puis à Abbeville, où l'attendait Louis XII. La princesse était accompagnée d'un brillant cortège « de dames et damoiselles, et de deux mille chevaux anglois ; et alloient merveilleusement en bon ordre tout le bagage, pages et valets devant, et deux cents archers à cheval, l'arc et la trousse à la ceinture, et le gand et le brasselet, tous accoustrés de la livrée du roi d'Angleterre ; et après marchoient tous les gentilshommes, en bien grand nombre ; et après suivoient les princes d'Angleterre et les princes de France, devisant ensemble ; et puis venoient la reine Marie et Monsieur d'Angleterre, qui parloit à elle, et autres dames et princesses, et toutes les dames après ; et étoit ladite reine sur une hacquenée, et la plupart des dames et le résidu en chariots. » Cent archers anglais fermaient le cortége.

Il n'était plus qu'à une demi-lieue d'Abbeville, lorsque le roi monta sur un grand cheval bayard, qui sautoit, et alla au-devant de sa nouvelle épouse avec tous les gentilshommes de sa maison et sa garde, en moult noble estat. Il rentra avec elle dans la ville au son des trompettes et des clairons et au bruit de l'artillerie, laquelle tiroit merveilleusement. L'austérité du deuil fit alors place à de splendides fêtes, et le lendemain 11 octobre, Louis épousa Marie d'Angleterre. Peu de jours après la jeune reine fut couronnée à Saint-Denis, en présence de tous les Anglois et de tous autres étrangers, et fit en grande pompe son entrée royale à Paris. Quoique toutes les espérances d'avenir du comte d'Angoulême se trouvassent compromises par ce mariage, le prince voulut cependant montrer qu'il n'en étoit pas mal content, et dans les fêtes qui l'accompagnèrent, ce fut lui qui entreprit les jodles et tint le pas. « Quand toutes les choses eurent duré six semaines, ajoute Fleuranges, les seigneurs et dames d'Angleterre voulurent retourner à leur pays, et après avoir eu bonne depesche et force présents du roi, prirent congé du roi, de la reine et de monseigneur d'Angoulesme, et les fit le roi conduire et défrayer jusques hors son royaume. »

Non moins satisfait des traités de Londres que de son nouveau mariage, Louis XII, au milieu du calme général dont jouissait l'Europe, ne parlait que de ses vastes projets ; le bon roi, soutenu par l'alliance de Venise, qui lui promettait de puissants secours, comptait bien reconquérir le Milanais au printemps prochain. Il ne lui était pas réservé de réaliser ces flatteuses espérances ! Louis acheva (le ruiner sa santé affaiblie par les fatigues, les chagrins, et des infirmités précoces, en dérogeant à toutes ses habitudes pour complaire à sa jeune épouse, avide de bals, de tournois, de banquets ; où il souloit (avait coutume) dîner à huit heures, convenoit qu'il dinât à midi : où il se souloit coucher à six heures du soir, souvent se couchoit à minuit[10]. Ce nouveau genre de vie dans une cour que de son temps la vertueuse Anne de Bretagne avait soumise à la plus sévère étiquette, et aujourd'hui si bruyante, ne convenait point au roi. Deux mois s'étaient à peine écoulés depuis son mariage, lorsqu'il fut attaqué d'une maladie grave. On eut pendant quelques jours des espérances qui furent bientôt détruites, et nul remède humain ne le put sauver. Cet excellent monarque, ayant exigé qu'on ne l'abusât pas sur sa situation, se prépara à la mort avec les sentiments de piété sincère qui l'avaient toujours animé. Il fit appeler auprès de son lit de douleur François, son fils adoptif et l'héritier de la couronne. Un moment avant de rendre le dernier soupir, il le pressa dans ses bras et lui dit : Mon fils, je me meurs, je vous recommande mes sujets (1er janvier 1515).

Jamais mort de prince ne causa plus de tristesse à la France, et ne fit verser plus de larmes. « Quand les clocheteurs des trépassés allèrent par les rues de Paris avec leurs campanes (cloches), sonnant et criant : Le bon roy Loys, père du peuple, est mort ! ce fut une désolation telle qu'on n'en avait jamais vu au trépassement d'aucun roi : on n'entendait dans Paris que pleurs, cris et lamentations ; la douleur ne fut pas moindre dans les autres villes et dans les campagnes. Ces regrets étaient mérités : aucun roi de France n'avait associé à une sympathie aussi vive pour les maux du peuple une connaissance aussi éclairée des devoirs de la souveraineté.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Guichardin, Histoire d'Italie, liv. XII, ch. I.

[2] Le Loyal Serviteur, Mémoires du bon chevalier Sans Paour et Sans Reprouche.

[3] Fleuranges, Mémoires, chap. 40.

[4] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII.

[5] Ces quatre cent mille écus pouvaient valoir à peu près 4.600.000 francs de notre monnaie actuelle.

[6] Voir Gabriel Peignot, Détails historiques sur le siège de Dijon en 1513.

[7] Mémoires de La Trémouille.

[8] Histoire du bon chevalier sans Paour el sans Reprouche, par le Loyal Serviteur.

[9] Fleuranges, Mémoires.

[10] Le Loyal Serviteur.