Résultats de la
bataille de Ravenne. — Rome apprend la nouvelle de la défaite des confédérés.
— Négociations pour la paix. — La Palisse se retire dans le Milanais. —
Concile de Saint-Jean de Latran. — Les Suisses en Italie. — Les Français
abandonnent Milan. — Pavie soumise par la ligue. — Succès des confédérés. —
La victoire de la ligue funeste au duc de Ferrare. — Chute de la république
florentine. — Les Espagnols envahissent et soumettent la Navarre. — Les
confédérés se disputent les fruits de la victoire. — Entrée de Maximilien
Sforza à Milan. — Projets et mort de Jules II. — Léon X son successeur. —
Alliance de Louis XII avec les Vénitiens. — Trêve avec le roi d'Aragon. —
Louis XII envoie une armée en Italie. — Prise d'Asti, d'Alexandrie et de
Tortone. — Nouvelle révolution à Gènes. — Funeste bataille de Novare. — Ses
résultats.
La
victoire dans laquelle le neveu de Louis XII avait trouvé la mort parut
d'abord promettre les plus heureux résultats. Ravenne se rendit le lendemain
de la bataille à La Palisse, qui avait pris le commandement de l'armée
française, et au cardinal de San-Severino. Les villes d'Imola, de Forli, de
Césène, de Rimini, et toutes les places de la Romagne, à l'exception des
citadelles des deux premières, se soumirent aux vainqueurs, et furent reçues
par le légat au nom du concile de Milan. Le nouveau général, qui n'avait pas
de pouvoirs aussi étendus que ceux de Gaston, attendit quelque temps les
ordres du roi dans un camp qu'il avait formé à quatre milles de Ravenne. Là,
son armée, qui sous le duc de Nemours avait montré tant de zèle et
d'activité, se consuma dans le repos. Elle se trouvait tellement affaiblie et
découragée par la sanglante victoire de Ravenne, qu'on eût dit qu'elle avait
été vaincue. Les soldats consternés regrettaient le jeune héros qui était
l'âme de l'armée, et protestaient qu'ils l'auraient suivi partout. En effet,
on ne doutait pas, s'il eût survécu à sa victoire ; que, cédant à l'ardeur de
son courage et animé par la promesse du roi de lui donner la couronne de
Naples, s'il faisait la conquête de ce royaume, il n'eût aussitôt marché sur
Rome. Dès que
la nouvelle de la défaite des confédérés eut été répandue dans cette ville,
la terreur y régna quelque temps : on croyait déjà voir les Français aux
portes de Rome ; le duc d'Urbin et les barons romains se préparaient à passer
sous les drapeaux des vainqueurs. Ebranlé par les supplications des cardinaux
épouvantés, Jules Il montra des dispositions pacifiques. La Palisse permit
donc au cardinal de Médicis d'envoyer au pontife Julien, son neveu, qui
partageait sa prison. Ce négociateur, loin de porter le pape à.la paix,
dissipa toutes ses craintes en lui peignant la situation de l'armée
française. Alors Jules II, ne cherchant qu'à gagner du temps, et instruit de mouvements
menaçants de la part des Suisses, signa, le 20 avril, un projet de traité que
lui présenta l'ambassadeur de France. Mais il reprit son attitude première et
son inflexibilité aussitôt qu'il eut appris l'état misérable des troupes
françaises et l'arrivée de nouvelles troupes espagnoles : La Palisse et le
cardinal de San-Severino se disputaient le commandement ; le duc de Ferrare
était retourné chez lui, et le général des finances de Normandie, gouverneur
de Milan, venait de congédier, par une économie absurde, toute l'infanterie
italienne de l'armée, et même une partie de celle des Français. Sur le
bruit d'une invasion prochaine des Suisses en Lombardie, La Palisse se retira
dans le Milanais, dont Jean-Jacques Trivulce venait de reprendre le
gouvernement, en ne laissant au cardinal de San-Severino, pour la défense de
la Romagne, que trois cents lances, trois cents hommes de cavalerie légère et
six mille fantassins. Mathias Schinner, cardinal-évêque de Sion, avait enfin
déterminé les cantons à une troisième levée de boucliers. Henri VIII avait
signifié à Louis XII que tous leurs traités étaient rom• pus parce qu'il
faisait la guerre à l'Église et au roi catholique, et de grands préparatifs
avaient lieu dans les ports de l'Angleterre. Ferdinand armait aussi en
Biscaye, et Maximilien ne dissimulait point ses intelligences avec les
Anglais et les Espagnols. Enfin le pape, dont le départ de La Palisse avait
dissipé la frayeur, avait fait la paix avec la plupart des barons romains,
qui ne rougissaient pas de retenir l'argent du roi de France, et avait ouvert
le 3 mai, à Saint-Jean de Latran, un concile nombreux. Fort 'de l'appui de
l'Église, il redoutait peu les impuissants anathèmes du conciliabule de
Milan. Louis XII rappela en deçà des monts plusieurs centaines de lances, et
ordonna à ses lieutenants de se tenir sur la défensive en Italie. Il avait
appris avec beaucoup de joie le succès des armes françaises à Ravenne ; mais
la perte du duc de Nemours, qu'il aimait comme un fils, y mêlait une grande
amertume. « Plût à Dieu, s'écriait-il en versant des larmes, que j'eusse
perdu l'Italie, et que Gaston et les autres qui sont morts à Ravenne
vécussent encore ! » Louis
XII déploya une grande énergie ; mais il ne tarda pas à recevoir de fâcheuses
nouvelles : les Suisses, toujours irrités contre lui, et sortant de leur pays
au nombre de vingt mille, s'étaient réunis en corps d'armée à Coire, capitale
des Grisons. Après avoir obtenu le passage de la part des ligues grises et de
l'empereur, ils étaient descendus dans le Véronais, où les attendait l'armée
vénitienne, à laquelle ils empruntèrent de la cavalerie et de la grosse
artillerie. Ils montrèrent d'abord quelque incertitude sur leur plan de
campagne, et pénétrèrent ensuite par le Mantouan dans le Milanais. Nommé par
Louis XII gouverneur de ce duché, La Palisse pouvait à peine opposer quinze
mille hommes à trente mille ennemis. Cependant les bonnes dispositions qu'il
prit, jointes au mécontentement qu'éprouvaient les Suisses de ne point
recevoir l'argent qui leur avait été promis par Jules il, auraient pu faire
changer la face des affaires, si, dans ce moment décisif, l'empereur n'eût
pas levé le masque. Il donna l'ordre à quatre mille lansquenets qui faisaient
partie de l'armée française de la quitter aussitôt. Ils obéirent d'autant
plus volontiers, qu'avec les Français, s'il y avait plus de gloire, il y
avait moins de butin à récolter. Cette défection, à laquelle on aurait dû
s'attendre, réduisit La Palisse à la dernière extrémité. Ce général voulait
encore défendre Milan ; mais, cédant aux conseils de Trivulce et de quelques
autres capitaines, il recula des bords du Mincio jusqu'à ceux du Tésin,
jusqu'à Pavie, après avoir laissé des garnisons dans les principales places
du Milanais. Partout
les populations se soulevaient au cri de : Vive Maximilien Sforza ! Les
confédérés avaient annoncé qu'ils venaient délivrer le Milanais du joug
étranger et rendre la couronne ducale à Maximilien Sforza, fils de Ludovic le
More, et réfugié en Allemagne depuis douze ans. Dans cette détresse,
Trivulce, le général de Normandie, tous les ministres et officiers du roi se
hâtèrent de sortir de Milan. Quelques jours auparavant, les cardinaux du
conciliabule, ayant autant à craindre de la part des habitants de la ville
que de celle des ennemis, avaient pris la fuite et s'étaient retirés à Lyon.
Le cardinal de Médicis, prisonnier depuis la bataille de Ravenne, et que le
ciel réservait aux plus grands honneurs, profita, pour s'échapper, du
désordre de cette retraite. Les Milanais, et mème les soldats français qui le
regardaient comme le seul légat apostolique, accouraient lui demander
l'absolution, et lui témoignaient le plus grand respect. Bientôt
les Suisses et les Vénitiens, après avoir emporté Lodi sans résistance,
partirent devant Pavie, où La Palisse, qui voulait s'ensevelir sous les
ruines de la place, venait d'être rejoint par la garnison de Bologne. Ils
foudroyèrent d'abord le château avec leur artillerie, et, sur les instances
de Trivulce, La Palisse consentit à évacuer cette ville, dans laquelle il
craignait d'être cerné. Les Suisses y pénétrèrent par une porte, tandis que
les Français se retiraient par une autre ; l'arrière-garde française,
poursuivie tout le long de la ville, opposa la plus vive résistance, et sauva
le reste de l'armée. Mais lorsqu'elle traversa avec l'artillerie et les
bagages le pont en bois de Gravelona, ce pont rompit sous cet énorme poids,
et ceux des Français qui n'avaient pas encore passé furent massacrés ou faits
prisonniers par les Vénitiens et les Suisses. La Palisse et Trivulce
repassèrent en Piémont avec leurs troupes, et les ramenèrent en France,
tandis que la populace, dans les villes de la Lombardie et de la Romagne,
massacrait les soldats et les marchands français qui n'avaient pu rejoindre
l'armée (juin
1512). Quelques
semaines suffirent pour renverser la domination française en Lombardie : deux
mois après la bataille de Ravenne, Louis XII ne possédait plus dans tout ce
pays que Brescia, confiée à la défense du duc d'Aubigny, Peschiera, Crème et
les citadelles de Milan, de Novare et de Crémone. Les Vénitiens, déjà maîtres
dé Bergame, s'emparèrent aussi de Crème. Dans cette révolution, les villes de
Parme et de Plaisance se donnèrent volontairement au pape, qui prétendait
qu'elles appartenaient au saint—siège, comme membres de l'exarchat de
Ravenne. Les Suisses, après avoir frappé de terribles contributions tout le
Milanais et sa capitale, occupèrent Locarno et la contrée qui en dépendait ;
les Grisons se rendirent maîtres de Chiavenna et de la Valteline, qu'ils
trouvèrent à leur bienséance. Janus Frégose, un des bannis génois au service
de Venise, souleva Gènes, dont le gouverneur français se retira dans le fort
de la Briglia (29 juin),
et se fit proclamer doge, dignité que son père avait possédée. Toutes
les villes et les places fortes de la Romagne retournèrent sous l'obéissance
de Jules Il avec la même rapidité, et, le duc d'Urbin s'étant approché de
Bologne avec l'armée du pape, les Bentivoglio, privés de secours,
abandonnèrent cette ville. Jules II, irrité contre elle, la priva de ses
magistrats et du privilége qu'elle avait auparavant de se gouverner
elle-même. La victoire de la ligue fut encore plus funeste ait duc de Ferrare
qu'à la France. La reconnaissance de Fabrice Colonna, devenu son captif,
qu'il avait refusé de livrer aux Français et qu'il rendit à la liberté sans
rançon, inspira à toute sa race de l'intérêt pour le duc. Avec la protection'
de Fabrice et celle du marquis de Mantoue, Alphonse put se rendre à Rome, et
s'efforça de désarmer Jules II par une entière soumission. « Le
rétablissement de la république génoise eut pour contre-coup la chute de la
république florentine[1]. » Depuis la mort tragique du
moine Savonarole, dont les efforts lui avaient inspiré un ardent enthousiasme
pour la liberté, Florence avait perdu toute son énergie. La grandeur de
quelques citoyens, tels que Machiavel, Guichardin, Léonard de Vinci et Michel—Ange,
offrait un triste contraste avec la décadence de la république : Florence
avait employé le reste de ses forces à subjuguer Pise, soin ancienne rivale
de gloire. Pendant la guerre de Louis XII contre le pape, elle s'était
montrée une alliée indifférente de la France, et lorsque les vaincus de
Ravenne se virent maîtres de l'Italie centrale, les Espagnols dirigèrent
contre les Florentins leurs premiers coups. Raymond de Cardon ne, obéissant
aux désirs du cardinal légat, marcha sur Florence, pour rendre à la maison
des Médicis le pouvoir dont elle avait joui autrefois. La république eût pu
obtenir la paix des Espagnols, qui avaient besoin d'argent ; mais Florence ne
sut ni traiter ni combattre, et un petit nombre de conspirateurs, anciens
partisans des Médicis, se rendirent maîtres du pouvoir. Ils livrèrent la cité
à Julien de Médicis et au cardinal Jean, son frère, et forcèrent le
gonfalonier ainsi que les autres magistrats de convoquer, au son des cloches,
l'assemblée populaire dans la place du palais. Environné de soldats et de
jeunes Florentins qui avaient pris les armes en faveur des Médicis, le peuple
se vit obligé d'investir de l'autorité suprême cinquante citoyens nommés au gré
du cardinal. Ce conseil, appelé aussi la Bagua, usant de son pouvoir sans
bornes, désarma le peuple, abolit la milice et le gouvernement libre (septembre
1512). Les Médicis,
ayant repris leur ancien rang, gouvernèrent avec plus d'empire et d'autorité
que n'avait jamais fait leur père — le grand Laurent. Pendant
que les efforts de la sainte ligue se portaient sur le Milanais, et que Louis
XII perdait ses conquêtes au-delà des Alpes, le territoire français était
menacé par ses plus anciens ennemis : Henri VIII envoyait une escadre
dévaster les côtes de la Bretagne, et sept à huit mille Anglais joindre les
troupes du roi d'Aragon, afin d'attaquer la Gascogne. On redoutait aussi une
invasion plus sérieuse du côté du nord ; niais les alarmes furent bientôt
dissipées : les hostilités se concentrèrent sur la frontière des Pyrénées. Ce
n'était point la France, mais la Navarre que Ferdinand voulait envahir. En
effet, sa femme, Germaine de Foix, venait d'hériter, par la mort du
malheureux duc de Nemours, son frère, des prétentions de ce prince sur ce
petit royaume. Au lieu donc de tourner les forces anglo-espagnoles contre
Bayonne, ainsi qu'il en était convenu avec le roi d'Angleterre, Ferdinand,
toujours perfide, somma Jean d'Albret, qui régnait en Navarre, au nom de sa
femme, Catherine de Foix, de livrer passage à ses troupes, pour entrer en
Guienne. Il exigea de plus que ce roi lui remît son fils et ses meilleures
forteresses, comme gages de son exactitude à observer la neutralité. Jean
d'Albret, que Louis XII avait su rattacher à ses intérêts, rejeta les
demandes de Ferdinand et signa un traité avec le roi de France. Mais il
n'avait pas compris la nécessité de se tenir en garde contre son puissant
voisin ; quand les Espagnols envahirent la Navarre, Jean (l'Albret se trouva
hors d'état (le résister, et se réfugia dans le Béarn, au-delà des Pyrénées,
laissant au pouvoir de ses ennemis tout ce qu'il possédait au sud de ces
montagnes, excepté trois ou quatre forteresses (juillet 1512). Ferdinand
accorda aux Navarrais la conservation de leurs fueros ou privilèges. Après la
conquête de ce royaume, les Espagnols descendirent dans la basse Navarre et
se rendirent maîtres de Saint-Jean-Pied-de-Port (septembre). Le roi d'Aragon offrit ensuite
aux Anglais d'attaquer en commun la Gascogne ; mais ceux-ci, voyant une armée
française rassemblée dans le Béarn, et persuadés que Ferdinand les jouait,
s'embarquèrent sans ordre et repassèrent en Angleterre. Louis
XII, qui n'avait point été en mesure de s'opposer à l'invasion de la Navarre,
se trouva bientôt assez fort pour prendre l'offensive contre ses ennemis.
Quoique la France fût menacée du côté de l'Allemagne et des Pays-Bas par
l'empereur et par l'archiduc Charles, son petit-fils, du côté de la Provence
et du Dauphiné par les puissances italiennes, le roi envoya une armée pour
rétablir Jean d'Albret, et en donna le commandement à l'héritier présomptif
du trône, François d'Orléans-Angoulême, duc de Valois, alors âgé de dix-huit
ans. Guidé par les conseils de La Palisse dans cette expédition, le jeune
François fit preuve de sang-froid, de patience et de courage. Il tourna la
position de l'armée espagnole, fortement établie à Saint-Jean-Pied-de-Port,
et se dirigea sur Pampelune par la vallée de Roncal. Mais l'activité de
Frédéric, duc d'Albe, général des Espagnols, le prévint. Frédéric partit
aussitôt, laissant à Saint-Jean -Pied-de-Port mille hommes d'infanterie avec
toute son artillerie, et parvint à regagner Pampelune avant les Français. Malgré
ce contre-temps, le duc de Valois et le roi Jean d'Albret entreprirent le
siège de Pampelune, après avoir reçu quelques renforts ; toutefois la rigueur
de la saison, jointe à la disette des vivres, les força de repasser les
Pyrénées, où ils laissèrent leur artillerie à cause de la difficulté des
chemins et des attaques continuelles des montagnards. D'un autre côté,
Lautrec se jeta dans Ja Biscaye avec trois cents lances et trois mille
fantassins, pilla et incendia tout le pays, attaqua la ville de Saint-Sébastien
sans succès, et vint ensuite rejoindre l'armée, qui ne tarda pas à se séparer.
Ferdinand le Catholique resta donc tranquille possesseur de la haute Navarre
; mais la frontière française ne fût point entamée. Quoique
la situation de la France fut encore assez périlleuse à la fin de cette
année, Louis XII ne perdit cependant pas l'espérance de voir la coalition se
dissoudre par ses succès mêmes. Déjà les membres de la sainte ligue se
disputaient en Italie les fruits de la victoire : Jules II, maitre de
Bologne, de Panne, de Plaisance et de Reggio, enlevé au duc de Ferrare,
n'abandonnait point son dessein d'augmenter la puissance temporelle du saint-
siège, et d'affranchir l'Italie du joug des barbares. Il voulait entreprendre
la conquête de Ferrare, réunir ce duché à l'État de l'Église, obtenir la suprématie
politique sur Gênes et la Toscane, et donner à Maximilien Sforza la couronne
ducale de Milan. Les
Suisses servaient ses projets avec la plus grande énergie, et les Vénitiens y
adhéraient également ; mais l'empereur et le roi d'Aragon, ennemis naturels
de l'indépendance italienne, avaient l'intention secrète de réserver le
Milanais à l'un de leurs petits-fils, à Charles ou à Ferdinand d'Autriche ;
tous les deux voyaient avec jalousie l'accroissement temporel des États pontificaux,
et ne paraissaient pas disposés à souffrir le rétablissement de la puissance
vénitienne. Tout en se plaignant de l'occupation de Parme, de Plaisance et de
Reggio par le pape, contre lequel il protégeait les Bentivoglio et le duc de
Ferrare, Maximilien redemandait toujours aux Vénitiens Padoue, Trévise,
Vicence, Brescia, Bergame et Crème. Dans
cette circonstance, Jules Il n'épargna rien pour se rapprocher de l'empereur,
et ses efforts furent couronnés d'un entier succès. Maximilien consentit à
signer avec lui un traité d'alliance. Il s'engagea à ne secourir ni le duc de
Ferrare, iii les Bentivoglio, à rappeler les lansquenets allemands qui se
trouvaient au service de ce duc ; laissa provisoirement entre les mains du
pape Reggio, Parme et Plaisance, reconnut le concile de Latran et promit à
Sforza l'investiture du Milanais. L'empereur exigea en échange de tous ces
avantages l'abandon de Venise. Jules II s'y résigna, et s'unit à Maximilien
contre cette république (25 novembre). Sforza se rendit alors du Tyrol à Vérone avec la
permission de l'empereur, et de là à Milan, où il fit son entrée solennelle
avec le cardinal de Gurck et Raymond de Cardonne (29 décembre). Ce fut le cardinal de Sion,
légat du pape, qui lui remit les clefs de cette ville au nom des alliés. Jules
Il triomphait ; il croyait enfin toucher au moment, désiré avec tant
d'impatience, de chasser les barbares de l'Italie. Plein de confiance dans
l'appui des Suisses, il semblait ne pas douter de la victoire. Il voyait déjà
les bannières aragonaises remplacées à Naples par l'étendard de saint Pierre,
l'Italie entière affranchie de la domination étrangère, et tous ses enfants
unis sous le sceptre glorieux du pasteur de Rome. En même temps, Henri VIII
devait envahir la France, et par cette diversion empêcher Louis XII
d'intervenir dans les affaires de la péninsule. Afin de rattacher plus
fortement le roi d'Angleterre à ses projets, Jules II avait fait transférer,
par un décret du concile de Latran, le titre de roi très—chrétien à Henri
VIII. Il avait déjà dressé une bulle par laquelle il changeait en
excommunication l'interdit qu'il avait prononcé contre la France. Mais la
mort, que Jules Il avait fait reculer tant de fois depuis deux ans, vint le
surprendre au milieu de ses gigantesques projets, et l'enleva le 21 février
1515, après une lutte de plusieurs jours, dans laquelle Jules conserva
jusqu'à sa dernière heure son indomptable énergie[2]. Après
la mort du pape, Raymond de Cardonne fit aussitôt marcher son armée contre
Plaisance. Cette ville fut obligée de rentrer sous la domination du duc de
Milan, et celle de Parme suivit son exemple. D'un autre côté, le duc de
Ferrare reprit ses places de Romagne, et s'approcha ensuite de Reggio ; mais,
voyant que les habitants ne faisaient aucun mouvement en sa faveur, il n'osa
l'assiéger, parce que l'armée espagnole était campée entre cette ville et
Plaisance. Cependant
les cardinaux s'étaient assemblés à Rome pour donner un successeur à Jules
II. Au bout de sept jours de conclave, le Sacré-Collège proclama pape, d'une
commune voix, le cardinal Jean de Médicis, à qui nous avons vu jouer un rôle
important dans la dernière campagne, et dont la famille se trouvait, depuis
quelques mois, en possession de Florence. De temps immémorial on n'avait
point vu de plus jeune pape ; il n'avait que trente-six ans. Il prit le nom
de Léon X, qu'il devait rendre si célèbre. La nouvelle de cette élection
causa une grande joie à la chrétienté. Le souvenir des vertus de son père, la
réputation qu'il avait lui-même d'être pieux, libéral, poli et de mœurs
irréprochables, l'opinion qu'à l'exemple de Laurent de Médicis il protégerait
le mérite et les lettres, enfin la pureté de son élection, étaient autant de
raisons d'en augurer favorablement. Les
ennemis de la France pensaient que le successeur de Jules Il se souviendrait
d'avoir été vaincu et pris à Ravenne par les Français, puis ramené en
triomphe à Florence par les Espagnols. Mais Léon X n'avait pas des
ressentiments implacables, et ne voulait point rechercher la protection de
Ferdinand le Catholique. Il réclama vivement la restitution de Parme et de
Plaisance, dont les Espagnols venaient de s'emparer, et que les alliés
avaient l'intention de conserver au duc de Milan. Il reçut avec bienveillance
le duc de Ferrare et l'envoyé du roi de France, Claude de Seyssel, évêque de
Marseille, porteur de propositions de paix de la part de son maître. Louis
XII aurait volontiers renoncé au conciliabule de Pise, de Mitan ou de Lyon,
qui n'était pour lui qu'une source d'embarras ; mais il ne voulait pas
abandonner ses prétentions sur le Milanais. Tandis
que Seyssel négociait avec le pape, les événements se précipitèrent. Louis
XII tournait toutes ses vues du côté de l'Italie, où la domination française
n'avait jamais pu s'établir solidement. Ce monarque croyait qu'il ne pouvait
renoncer sans honte à l'héritage de Valentine, et il mettait tous ses soins à
le reconquérir ; il venait de contracter une alliance offensive et défensive
avec les Vénitiens (24 mars 1513). Il y était stipulé que Venise fournirait au roi
huit cents hommes d'armes, quinze cents chevau-légers et dix mille
fantassins, pour le servir contre quiconque s'opposerait au recouvrement
d'Asti, de Gênes et du Milanais. De son côté, Louis XII devait aider cette
république à reprendre toutes les places qu'elle avait perdues en Lombardie et
dans la Marche trévisane, par suite de la ligue de Cambrai. Ce traité
d'alliance fut suivi d'une trêve d'un an pour la frontière des Pyrénées avec
Ferdinand d'Aragon, qui désirait affermir sa conquête de la Navarre. Écrasé
de contributions et fatigué de la brutale arrogance des Suisses et des
Espagnols, plus maîtres dans le duché que Maximilien Sforza, le peuple
milanais regrettait déjà la domination française, et tout semblait annoncer
un prompt retour de fortune. Le marquis de Saluces et le duc de Savoie, un
instant chancelants dans leur fidélité, se rattachèrent aux intérêts de la
France dès qu'ils virent flotter ses bannières au pied des Alpes. Louis XII
hâta l'exécution de son dessein ; il se flattait d'achever la conquête du
Milanais avant que Henri VIII fût en état d'attaquer la France. Au
commencement de mai, le sire de La Trémouille et le maréchal de Trivulce
descendirent en Piémont par Suze avec douze cents lances, huit cents hommes
de cavalerie légère, huit mille lansquenets conduits par Robert de la Marck,
duc de Bouillon, et ses deux fils, les sires de Fleuranges et de Jametz, un
corps nombreux d'infanterie française et une excellente artillerie. Les
Vénitiens placèrent Barthélemy d'Alviane, mis en liberté par le roi, à la tête
de leurs troupes, qui - se rassemblèrent près de San-Bonifacio. Une escadre
française devait soutenir à Gênes les Adorne et les Fiesque, ennemis des
Frégose, qui dominaient dans cette ville depuis la dernière révolution,
tandis que Raymond de Cardonne, retirant ses soldats de Tortone et
d'Alexandrie, se repliait avec son armée vers la Trebia. Il se proposait
d'évacuer entièrement l'Italie septentrionale, de sorte que les promesses de
Léon X purent seules le retenir. Sept à
huit mille Suisses, accourus de Milan, tentèrent vainement de s'opposer à la
descente des Français, et ne purent les empêcher de déboucher dans les plaines
du Pd et de la Stura. Quoiqu'ils regardassent la défense de Milan comme une
affaire d'honneur, ils furent néanmoins obligés de se replier sur Novare,
puisque Raymond de Cardonne ne leur donnait aucun secours. Asti tomba au
pouvoir des Français ; le fils aîné du duc de Bouillon, Fleuranges, surnommé le
Jeune Aventureux, se rendit maître d'Alexandrie sans résistance. Cette
ville était fort riche ; mais le vainqueur, pour l'entretenir en amitié,
défendit le pillage qu'on commençait de à faire. Fleuranges alla ensuite
loger dans une abbaye de Cordeliers, voisine de la porte par laquelle les
Suisses, chargés de la défense de la place, s'étaient retirés. Les Espagnols,
les Suisses et autres ennemis de la France, avaient longtemps séjourné dans ce
couvent, où se trouvait alors entassé tout le butin qu'ils avaient enlevé aux
villes et au pays d'alentour, lequel feust tout pris et pillé par les
lansquenets et gens de guerre ; et y tirent un merveilleux gros gaing.
Tortone éprouva le sort d'Alexandrie. Aussitôt
que la nouvelle de ces succès fut parvenue à Milan, le duc, qui n'avait
déployé aucun talent dans le gouvernement, se vit abandonné, et n'eut bientôt
plus d'autre asile que le camp des Suisses. La révolte éclatait autour de lui
dans tout le duché, en haine, non de sa personne, mais de l'avidité de ses
insolents protecteurs. Après le départ de Maximilien Sforza, la bannière de
France fut arborée à Milan, et la citadelle, encore occupée par les Français,
reçut des vivres et des munitions. En même temps, une révolution éclatait à
Gênes, attaquée du côté de la mer par une escadre française, du côté de la
terre par les populations de la côte et des montagnes qu'avaient soulevées
les Adorno et les Fiesque. Le doge Janus Frégose fut chassé, et cette ville
rentra sous la domination du roi de France, qui lui donna pour gouverneur
Antoniotto Adorne. Après avoir jeté des munitions et des troupes dans la
Lanterne, l'escadre française pilla la Spezie, et chercha ensuite un asile à
Porto-Venere. Sur ces
entrefaites, les Vénitiens s'étaient avancés jusqu'à l'Adda ; toute la
Lombardie, excepté Novare et Côme, échappa en trois semaines à Sforza et aux
Suisses, sans que le vice-roi de Naples, toujours campé sur la Trebia, nt le
moindre mouvement pour les secourir ; Ferdinand lui avait ordonné de ne point
compromettre ses troupes, et d'attendre l'issue de la lutte entre les Suisses
et les Français. La
Trémouille et les autres capitaines de l'armée royale, après avoir laissé une
forte garnison dans Alexandrie, pour s'assurer du pays au-delà du Pô,
s'approchèrent de Novare. Leur début heureux, l'aveu que les ennemis avaient
fait de la supériorité des Français en se renfermant dans cette place, et la
crainte manifeste des Espagnols, leur inspiraient une juste fierté.
D'ailleurs, tout semblait rappeler le passé : les Français étaient devant
cette même ville de Novare où les Suisses avaient jadis livré l'infortuné
Ludovic Sforza, père de Maximilien, à La Trémouille et à Trivulce, ces mêmes
généraux qui s'avançaient aujourd'hui contre son fils ; enfin, Maximilien
Sforza avait dans ses troupes quelques- unes de ces compagnies suisses et une
partie de ces capitaines qui avaient vendu son père à Louis XII. Mais le
jeune prince n'eut point à se repentir de sa confiance : les cantons firent
les plus généreux efforts pour conserver l'ouvrage des armes helvétiennes, et
tous rivalisèrent de zèle pour secourir le duc de Milan. Les
Français foudroyèrent Novare avec la plus grande vigueur, et la brèche fut
bientôt ouverte. Mais les Suisses n'en parurent point alarmés, et ne
voulurent jamais souffrir qu'on fermât la porte de la ville qui regardait le
camp. Les Français donnèrent fièrement l'assaut ; on le soutint avec tant de
valeur, qu'ils furent contraints de se retirer. Les généraux, ayant été
informés qu'un grand secours de Suisses était entré de nuit dans Novare,
prirent la résolution de se replier sur Trecase, à trois milles de la place,
et de s'y tenir sur la défensive jusqu'à l'arrivée d'un renfort considérable
qui leur était expédié de France (5 juin). Comme Trivulce connaissait
parfaitement le pays, La Trémouille lui confia le choix du terrain où devait
être assis le camp. Par malheur, Trivulce avait de nombreuses propriétés dans
ce canton ; afin de les préserver, il en éloigna l'armée, à laquelle il fit
prendre un poste peu avantageux : c'était un endroit marécageux, bordé de
bois, et nullement propre aux manœuvres de la cavalerie. Les Français
savaient que les Suisses attendaient encore de nombreuses troupes, sous la
conduite d'un capitaine de grande réputation, et ils étaient loin de
soupçonner que leurs ennemis pensassent à combattre avant l'arrivée de ce
puissant renfort. Cette confiance devait leur être fatale. Excités
par un discours vif et pressant de Mottin, un de leurs plus habiles et de
leurs plus braves capitaines, les Suisses résolurent d'attaquer leurs
ennemis. Ils s'avancèrent donc au nombre de douze mille, en silence, par les
bois qui s'étendent entre Novare et Trecase. Déjà ils touchaient au camp
français, lorsque les sentinelles avertirent les généraux de la marche de ces
intrépides montagnards. Une attaque si prompte et si peu attendue, dans
l'obscurité de la nuit, jeta le trouble et la terreur parmi les Français.
Néanmoins, les gens d'armes formèrent promptement leurs escadrons ; les
artilleurs et les lansquenets furent bientôt sous les armes. Les Suisses
s'étaient partagés en deux bandes, dont l'une fondit sur l'infanterie et
l'artillerie, et l'autre sur les gens d'armes, pour les empêcher de voler au
secours des fantassins. Mais l'artillerie, foudroyant ceux qui l'attaquaient,
en fit un carnage affreux. Ces braves soldats, sans s'effrayer de la mort de
leurs compagnons, continuèrent d'avancer en serrant leurs rangs, éclaircis
par chaque décharge. Ils parvinrent enfin à joindre main à main cinq mille
lansquenets de Gueldre et de Westphalie, chargés de la défense des canons, et
le choc devint terrible entre ces vaillants mercenaires, animés par le désir
de la gloire et par une longue rivalité. Alors
on vit, à la faveur du jour naissant, toutes les vicissitudes et les horreurs
d'un combat égal et opiniâtre ; ceux qui pliaient, bientôt rétablis,
enfonçaient ceux qui les avaient repoussés. On s'avançait de part et d'autre,
on cédait, on gagnait du terrain, et les deux partis faisaient les derniers
efforts pour résister à l'ennemi ; on ne voyait dans tous les rangs que des
morts et du sang. Les capitaines, devenus soldats, combattaient, reprenaient
le commandement et s'empressaient de pourvoir à tout, ranimant les soldats,
donnant des ordres, soutenant les lignes trop pressées, et rétablissant
celles que la force obligeait de reculer. Cependant
la cavalerie demeurait dans l'inaction ; et toute l'autorité, les prières,
les menaces de La Trémouille et de Trivulce ne purent engager les gens
d'armes épouvantés à fondre sur les Suisses qui leur étaient opposés. Les
lansquenets n'étant point soutenus par le reste de l'armée, les Suisses
pénétrèrent jusqu'à l'artillerie, s'en emparèrent, et la tournèrent contre
les Français. Dans ce moment, l'infanterie française et gasconne prit la
fuite, et entraîna dans sa déroute la gendarmerie, déjà fort embarrassée par
la nature du terrain. L'histoire ne doit point passer sous silence une belle
action de Robert de La Marck, duc de Bouillon, qui avait rallié un corps de
trois cents lances. Informé que ses deux fils, les sires de Fleuranges et de
Jarrets, qui commandaient les lansquenets, étaient accablés par l'ennemi, le
malheureux père entreprit de les sauver. Il se précipita en désespéré sur les
Suisses, étonnés de son courage, s'ouvrit un sanglant passage à travers leurs
bataillons, pénétra jusqu'au poste de ses deux enfants, et les trouva étendus
l'un près de l'autre parmi les morts ; l'aîné, Fleuranges, était à peine
reconnaissable, car il avoit quarante-six playes bien grandes, dont la
moindre mist six semaines à guesrir. Le père réussit à les enlever tous
deux du milieu des ennemis et à les dérober au danger ; ces jeunes et
intrépides capitaines survécurent comme par miracle à leurs blessures. Cet
effort partiel ne put rétablir le combat ; il avait été très-sanglant de part
et d'autre. Quinze cents Suisses restaient sur le champ de bataille ; mais du
côté des Français le nombre des morts était beaucoup plus grand ; quelques
historiens font monter leur perte à dix mille hommes. La moitié des
lansquenets avait péri ; l'autre était en déroute, et la gendarmerie fuyait
au milieu d'un extrême désordre dans la direction de Verceil, sans que les
Suisses, qui manquaient de cavalerie, pussent la poursuivre. Tout le bagage,
vingt-deux grosses pièces d'artillerie et les chevaux destinés à les servir,
devinrent le prix de la victoire (6 juin 1513). La Trémouille et Trivulce, au
désespoir d'avoir flétri leurs anciens lauriers, furent obligés de suivre les
fuyards. Ils n'essayèrent point de protéger les places du Milanais avec des
troupes démoralisées, repassèrent les Alpes et rentrèrent en France où les
rappelaient les ordres du roi. Comme à l'ordinaire, une seule bataille suffit pour décider du sort de la Lombardie. Les villes qui s'étaient données aux Français, implorèrent la compassion de Maximilien Sforza, qui fut obligé de les livrer à la cupidité des Suisses. Presque tous les châteaux qui tenaient encore pour Louis XII ouvrirent leurs portes à ses ennemis ; les Adorne évacuèrent Gênes, où rentrèrent les Frégose, soutenus par Léon X et par les Espagnols, sortis de leur neutralité depuis la funeste journée de Novare ; les Vénitiens, attaqués par le vice-roi de Naples uni aux troupes de l'empereur, et privés du secours de leur allié, concentrèrent leurs forces dans Padoue et dans Trévise ; les affaires des Français en Italie furent donc plus désespérées qu'à la fin de la campagne précédente. |