Gaston de Foix,
gouverneur du Milanais. — Invasion des Suisses en Lombardie. — Louis XII
demande des secours aux Florentins. — Les Espagnols attaquent les places du
duc de Ferrara. — Gaston force les troupes de la ligue à lever le siège de
Bologne. — Prise de Brescia par les Vénitiens. — Marche du duc de Nemours à
la délivrance de cette ville. — Il somme inutilement ses habitants de se
rendre. — Prise et pillage de Brescia. — Belle action de Bayard. — Gloire de
Gaston. — Henri VIII accède à la sainte ligue. — Gaston part de Brescia et
marche sur Ravenne. — Exigences de Maximilien.—
Gaston assiège Ravenne. — Assaut donné à Ravenne. — Dispositions de Gaston
pour la bataille. — Brillante victoire de Gaston. — Mort de ce prince. — Ses
funérailles à Milan.
Jules
II triomphait ; de toutes parts la France était menacée : les peuples de
l'Italie du Nord demandaient l'expulsion des étrangers ; les Suisses
s'apprêtaient à descendre en Lombardie ; Henri VIII appelait de tous ses vœux
une circonstance qui lui permît de se signaler dans les combats. Ce prince,
croyant avoir trouvé l'occasion de recouvrer la province d'Aquitaine, venait
de conclure, le 17 novembre, avec Ferdinand le Catholique, un traité secret
pour rendre la Guienne à l'Angleterre et la Navarre à l'Aragon. Ferdinand,
suspendant ses conquêtes dans le nord de l'Afrique, avait rappelé Pierre
Navarre et ses meilleures troupes des rivages d'Afrique à Naples, pour
fournir les secours nécessaires à Jules II. Informé
des projets de ses ennemis, Louis XII comprit que les armes temporelles
pourraient décider seules une question toute politique. Afin de prévenir les
secours espagnols, il ordonna à La Palisse d'entrer en Romagne à la tête d'un
corps d'armée ; mais les préparatifs des Suisses ne permettaient pas de
dégarnir le Milanais, défendu par une armée qui n'avait pas encore reçu les
renforts depuis longtemps promis. Le roi venait de confier le gouvernement de
ce duché à son neveu, Gaston de Foix, qui, à l'âge de vingt-trois ans,
réunissait le courage d'un soldat aux talents d'un général. Par son
affabilité, par son extérieur agréable et ses inclinations généreuses, ce
jeune prince était l'idole des troupes. Louis XII, qui le regardait comme son
fils, ne s'était pas contenté de lui donner le titre de son lieutenant
général en Italie ; il voulait encore qu'un trône devînt le prix de ses
exploits ; il avait le dessein, si le succès couronnait les armes de la
France, de lui donner le royaume de Naples, qui avait formé, quelques années
auparavant, la dot de Germaine sa sœur, épouse de Ferdinand d'Aragon. Cette
fâcheuse diversion des Suisses pouvait être rejetée sur le roi : au lieu
d'apaiser ces montagnards et de s'en faire des amis, moyennant dix mille
ducats qu'ils lui demandaient comme augmentation de pension, il avait défendu
de laisser sortir des vivres du Milanais pour la Suisse. Il espérait que la
disette où ce pays, stérile par lui-même, allait se trouver exposé, les
forcerait de renouveler leur alliance sur l'ancien pied. Mais, habitués à
tirer de la Lombardie toutes les denrées nécessaires ou agréables, les
Suisses furent irrités de cette mesure, et, dans le courant de décembre, ils
se précipitèrent sur le Milanais, au nombre de seize mille, et s'avancèrent
jusqu'à Monza. Gaston, le passe-preux de tous ceulx
qui furent deux mille ans a, suivant l'historien de Bayard, se tourna
contre eux avec le peu de troupes dont il pouvait disposer, leur coupa les
vivres, les harcela par de petits combats, et s'enferma ensuite dans la ville
de Milan. Bientôt
les Suisses, manquant de vivres et d'artillerie de siège, envoyèrent demander
un sauf—conduit pour un de leurs capitaines, qui se rendit auprès des
généraux français. ll leur
proposa de donner la paie d'un mois à l'armée, qui reprendrait alors le
chemin de son pays. Mais ce messager s'en retourna sans rien conclure, parce
qu'on lui accordait beaucoup moins qu'il n'exigeait. Il revint le lendemain,
et demanda plus que la veille ; et malgré les offres plus élevées des
Français, il se retira encore sans convenir de rien. Enfin, il envoya sur ses
pas un trompette pour déclarer qu'il ne voulait plus de paix[1]. Dès le jour suivant, les
Suisses, au grand étonnement de tout le monde, s'en retournèrent par Côme
dans leur patrie, après avoir sans doute vendu leur retraite et avoir mis à
feu et à sang toute la contrée environnante. Le cardinal de Sion, qui les dirigeait,
avait espéré que les troupes de la sainte ligue attaqueraient en mème temps
le Milanais ; mais la rapidité de sa marche avait rendu cette diversion
impossible. Quelques
semaines après le départ de ces terribles montagnards, les cantons
s'empressèrent de contracter avec l'empereur et la maison d'Autriche une
ligue perpétuelle (17 janvier 1512). Cette alliance causa de vives alarmes au roi de
France, auquel la fidélité de Maximilien devenait chaque jour plus suspecte.
La formation progressive de l'armée de la ligue et l'invasion des Suisses le
décidèrent enfin à pousser la guerre avec plus d'énergie. Il envoya à Gaston
des renforts de gens d'armes français et d'infanterie gasconne, avec l'ordre
de faire des recrues en Allemagne et en Italie. On invoqua le secours des
Florentins, comme fidèles alliés de la France ; mais tous les esprits timides
e. portés pour les demi-mesures devinrent les adversaires du gonfalonier
Soderini, et, malgré les bonnes intentions de ce dernier, les Florentins se
contentèrent seulement de remplir les obligations de l'ancien traité,
c'est-à-dire de fournir trois cents lances. Ils cherchèrent même à s'en
excuser auprès du roi Ferdinand par une députation qu'ils lui envoyèrent. Cependant
les Espagnols s'étaient mis en mouvement vers le même temps que les Suisses :
le vice-roi de Naples, Raymond de Cardonne, était entré dans les États de
l'Église à Imola. Une partie de son armée, sous Pierre Navarre, capitaine
général de l’infanterie et amiral d'Espagne, attaqua les terres de Ferrare,
et au midi du Pô toutes les petites places se rendirent. Le fort de Genivolo, qui commandait la jonction de la ville de
Ferrare même avec le fleuve, résista quelques jours ; enfin il fut pris
d'assaut, et toute la garnison massacrée. Pierre Naverre
y laissa deux cents hommes. A peine eut-il rejoint le vice—roi, que le duc
Alphonse se présenta devant la place avec neuf grosses pièces d'artillerie,
acheva d'en renverser les murs, et donna l'assaut avec tant de furie, qu'il
l'emporta le jour même. Les Espagnols et leur commandant furent tous
massacrés par représailles. Le duc reçut à la tête un coup de pierre dont la
solidité de son casque para l'effet. Après
le retour de Pierre Navarre à Imola., toutes les forces pontificales aux
ordres du cardinal légat Jean de Médicis (depuis Léon X), se réunirent à
l'armée de Raymond de Cardonne. Le vice-roi de Naples et le cardinal légat
comptaient alors sous leurs étendards deux mille lances, dix—huit cents
chevau-légers, dix-huit mille fantassins et dix mille Espagnols. Pour
satisfaire l’impatience de Jules II, ils résolurent de faire le siège de
Bologne, et le 26 janvier 1512 ils établirent leur camp devant les murs de
cette ville. Louis XII attachait la plus haute importance à la conservation
de cette grande ville, et il avait déclaré qu'il la défendrait comme Paris
même. Gaston y avait envoyé deux cents lances françaises et deux mille
lansquenets allemands sous Lautrec et Yves d'Alègre, capitaines renommés. Les
Bentivoglio devaient compter sur leur parti pour la défense ; mais la plus grande
partie de la noblesse leur était contraire, et le bas peuple ne paraissait
pas disposé à combattre. La ville, trop étendue et mal fortifiée, ne pouvait
tenir longtemps. Il n'y avait plus d'espoir de salut pour elle que dans
l'armée de Gaston de Foix, qui avait établi son quartier général à Final,
entre Ferrare et Modène, à une journée de Bologne, et Raymond de Cardonne
était effectivement paralysé dans ses résolutions par la crainte d'une
bataille. Ce général finit par céder aux instances du cardinal légat, et
bombarda la ville du côté de San-Stefano. Il y eut bientôt une si grande
brèche, qu'on aurait pu monter à l'assaut ; mais on voulut attendre l'effet
d'une mine que pratiquait Pierre Navarre afin de seconder cet assaut, ce qui
donna le temps à Gaston de Foix de jeter dans Bologne cent quatre-vingts
lances et mille fantassins. La mine sauta sans résultat ; l'attaque fut
remise, et les assiégeants, croyant que Gaston n'avait pas l'intention de
diriger ses forces de ce côté, devinrent plus négligents. Gaston
savait que sa vaste enceinte et sa situation avaient empêché les confédérés
de l'investir régulièrement. Il partit de Final contre l'avis de presque tous
les officiers de son armée, marcha toute la nuit en bataille, par un temps
affreux, à travers des tourbillons de neige, et entra dans Bologne le 5
février au matin, avec treize cents lances et quatorze mille fantassins
français, allemands et italiens. Le mauvais temps n'ayant pas permis au
vice-roi de faire les reconnaissances accoutumées, Gaston n'avait rencontré
aucun poste, aucune sentinelle ennemie. Son arrivée inattendue ranima
l'espoir des assiégés ; il proposa d'aller aussitôt avec son armée, la
garnison et les bourgeois, assaillir à l'improviste le camp des ennemis. Le
général les aurait trouvés dans une entière sécurité, car il est certain
qu'ils ignorèrent son arrivée ce jour-là et même une partie du lendemain.
Malheureusement il écouta Yves d'Alègre, qui lui conseilla de laisser les
troupes se reposer jusqu'au jour suivant. Raymond de Cardonne apprit la venue
des Français par un prisonnier albanais ; il refusa quelque temps d'y croire,
puis se pressa de lever le siège, et partit pour Imola sans attendre la
bataille. Gaston ne put que le harceler dans sa retraite. Tandis
que le jeune duc de Nemours se portait sur Bologne, un corps vénitien aux
ordres du provéditeur André Gritti, franchissant l'Adige et le Mincio, avait
surpris Brescia le 3 février, grâce aux intelligences entretenues avec le
comte Avogare, l'un des principaux habitants. Toutes les places qui avaient
été soumises depuis la bataille d'Agnadel s'étaient alors soulevées au cri de
Vive saint Mare ! Il ne restait plus aux Français, dans toute la contrée, que
le château de Bergame et celui de Brescia, où s'était retiré le seigneur du
Lude, commandant de la ville. Il était à craindre que les Suisses, excités
par les succès de la seigneurie de Venise, ne se décidassent à tenter une
seconde invasion en Lombardie. A la
nouvelle de ce désastre, Gaston combine ses mouvements avec une habileté et une précision admirables : il laisse dans Bologne trois cents
lances et quatre mille fantassins, et, avec le reste de son armée, à laquelle
sa présence seule fait supporter toutes ces fatigues, il se dirige sur
Brescia. Il s'engage, presque sans subsistances, au milieu d'un pays révolté,
franchit le Pô à la Stellata, envoie de là cent
cinquante lances et cinq cents fantassins à Ferrare, passe le Mincio et
traverse le pays de Mantoue. Partout les chemins sont rompus par les
inondations, mais aucun obstacle n'arrête la marche de Gaston. Le lendemain,
il arrive à Nogara dans le Véronais ; le jour
suivant, à Ponte-Pesere et à Trévise. Là, il
apprend que Giam-Paolo Baglioni
se trouve à l'Isola della Scala avec une armée vénitienne envoyée au secours
de Brescia. Gaston se met aussitôt sur les traces de ce capitaine, devance
par sa diligence prodigieuse le bruit de sa marche, atteint les Vénitiens,
les attaque et leur fait essuyer une déroute complète. Il rencontre ensuite
quelques chevau-légers vénitiens qu'il n'hésite point à combattre ; ; ceux-ci
prennent aussitôt la fuite, laissant entre ses mains leur chef, Méléagre de
Forli. Pendant une route de cinquante lieues, le prince a lutté avec autant
de persévérance que de sang—froid contre les obstacles que lui opposaient la
nature et les hommes. Le neuvième jour après son départ de Bologne, Gaston
entre dans un des faubourgs de Brescia, dont le château était encore au
pouvoir des Français (17 février). Dès son
arrivée le duc convoqua un conseil auquel assistèrent ses capitaines.
L'assaut y fut résolu pour le lendemain. « Messeigneurs, dit alors Gaston, il
fault que, selon Dieu, nous regardions à une chose
: vous voyez bien que si cette ville se prent d'assault, elle sera ruinée et pillée, et tous ceulx dedans morts ; qui seroit
une grosse pitié : il faut encore sçavoir d'eulx, avant qu'ils en essayent la fortune, s'ils se voudroient point rendre[2]. » Tous approuvèrent cet avis,
dicté par un sentiment d'humanité. H envoya donc le matin un trompette aux
habitants de Brescia pour les sommer de se rendre, et offrir la vie, la
liberté et les biens à tout le monde, excepté aux Vénitiens. Comme ils connaissaient
leur situation dangereuse, ils se fussent volontiers soumis ; la présence du
provéditeur Gritti, de dix à douze mille soldats vénitiens et de plusieurs milliers
de paysans accourus des environs et soumis à Venise, les força de repousser
les propositions de Gaston. « Alors le duc, qui, desjà
avoit ses gens en bataille, commença à dire : « Or,
Messeigneurs, il n'y a plus que bien faire ; marchions, au nom de Dieu et de
monseigneur saint Denys. » Montrant ensuite du haut du château à ses soldats
cette grande ville qui leur promettait de la gloire et un riche butin. « Ne
craignez point, leur dit-il, ceux à qui vous ferez peur ; ne vous laissez pas
intimider par l'or qui brille sur les cuirasses et les casques de la
gendarmerie vénitienne : l'éclat de ces armes ne défend pas celui qui les
porte. Quant à la populace, sans aucune expérience de la guerre et qui songe
déjà plutôt à fuir qu'à résister, vous devez la mépriser ; bien loin de
seconder les ennemis, elle ne servira qu'à mettre par sa lâcheté le désordre
parmi les troupes réglées. Je vous ai amenés comme l'élite d'une armée
florissante ; faites honneur à mon choix et assurez votre propre gloire. En
effet, quelle ne serait pas votre honte, si, depuis longtemps accoutumés à.
forcer des villes pourvues d'intrépides défenseurs, protégées par une
nombreuse artillerie et fermées par de fortes murailles, vous ne preniez pas
celle-ci, qui est tout ouverte et où vous n'avez à combattre que des hommes !
» Les
Français, animés parles paroles de leur général,
descendirent du château et se précipitèrent impétueusement sur la ville. Ils
trouvèrent quelques corps d'infanterie avec des canons disposés à les arrêter
; et qui défendirent de grand vigueur des
retranchements élevés contre la porte du château. Le choc fut opiniâtre et
terrible en cet endroit. Les Français combattirent pieds nus, afin de pouvoir
mieux attaquer sur le sol trempé par la pluie le boulevard des Vénitiens.
Pierre (le Bayard, le gentil chevalier sans peur el sans reproche, monta le
premier à l'assaut avec sa compagnie, et fut renversé d'un coup de pique à la
cuisse au moment où il franchissait le rempart. Il ressentit une douleur si
vive, qu'il crut être frappé à mort, et dit alors au seigneur de Motard : « Compaignon, faites marcher vos gens, la ville est Baignée
; de moi je ne saurois tirer outre, car je suis
mort. » « Le sang lui sortoit en abondance, ajoute
son biographe ; si lui fut force, ou là mourir sans confession, ou de se
retirer de la foule avec deux de ses archiers,
lesquels lui étanchèrent au mieux qu'ils purent sa plaie, et le
transportèrent dans la maison d'un riche gentilhomme, située près de la
citadelle. » Tout le
monde regarda Bayard comme perdu ; le malheur de leur capitaine bien-aimé
redoubla la valeur des Français. « Hé ! messeigneurs mes amis, leur criait le
vaillant duc de Nemours, ne vengerons-nous point sur ces vilains la mort du
plus accompli chevalier qui fût au monde ? de vous prie que chacun pense de
bien faire. » En peu d'instants le boulevard fut balayé, et les assaillants
pénétrèrent de rue en rue jusqu'à la place du palais du capitaine, qu'on
appelait le Burletto, où toutes les troupes
vénitiennes s'étaient reformées en bataille, et les attendaient de pied
ferme. Rompues pour la seconde fois, ces troupes abandonnèrent le champ du
carnage et se précipitèrent en fuyant vers la porte San-Giovanni, la seule
porte de la ville qui ne fût pas murée, dinde gagner la campagne et
d'échapper ainsi à la fureur des Français. Parmi les fuyards se trouvaient le
provéditeur André Criai et le comte Ludovic Avogare. Mais Yves d'Alègre,
gentil capitaine et diligent, se tenait devant la porte et leur barrait le
passage à la tête de trois cents lances françaises. Les
Vénitiens furent écrasés entre Yves d'Alègre et Gaston de Foix, dont le
courage se faisait surtout remarquer, et avec eux les paysans et les
bourgeois qui avaient pris les armes en leur faveur, et jetaient de leurs
fenêtres sur les Français gros carreaux et pierres, avec eau chaude. Le provéditeur
des Albanais, Frédéric Contarini, fut tué d'un coup de feu sur la grande
place. Les cadavres étaient amoncelés dans toutes les rues ; le carnage dura
jusqu'au soir. Ce fut, suivant le Loyal Serviteur, un des plus cruels
assauts qu'on eût jamais vus ; car des morts tant
des gens de guerre de la seigneurie que ceux de la ville, y eut nombre de
plus de vingt mille. Ce chiffre est sans doute exagéré ; mais les
historiens portent généralement à plus de dix mille les victimes de cette
sanglante journée. Le comte Ludovic Avogare et ses deux fils eurent la tête
tranchée comme criminels de haute trahison, sur la place publique, en
présence de Gaston. Brescia, qui ne le cédait à aucune des villes de la
Lombardie, et les surpassait toutes par ses richesses, excepté Milan, fut
abandonnée pendant sept jours au pillage. Le duc de Nemours parvint à
préserver de toute insulte les couvents et les femmes qui s'y étaient
réfugiées ; mais la population fut complétement ruinée, de sorte qu'on estimoit le butin à trois millions d'escus. Bayard,
ainsi que nous l'avons vu, avait été transporté par ses gens dans la demeure
d'un gentilhomme. Celui-ci, craignant de tomber entre les mains des Français,
s'était enfui dans un monastère, laissant sa maison à la garde de sa femme et
de ses deux filles, douées d'une grande beauté. Dès qu'il y fut entré, Bayard
ordonna d'en fermer la porte, y plaça deux archers et leur dit : « Gardez sur
votre vie que personne n'entre céans, si ce ne sont de mes gens. » La
maîtresse du logis le conduisit elle-même dans la plus belle de ses chambres,
et se jetant à ses genoux, elle lui parla en ces termes : « Noble seigneur,
je vous présente cette maison et tout ce qui est dedans ; car je sais bien
qu'elle est vôtre par le devoir de la guerre : mais que votre plaisir soit de
me sauver l'honneur et la vie, et de deux jeunes filles que mon mari et moi
avons, qui sont prêtes à marier. — Madame, lui répondit le bon chevalier, je
ne sais si je pourrai échapper de la plaie que j'ai ; niais, tant que je
vivrai, à vous ne à vos filles ne sera fait déplaisir non phis que à ma
personne : gardez-les seulement en vos chambres,
qu'elles ne se voyent point, et je vous assure
qu'il n'y a homme en ma maison qui s'ingère d'entrer en ce lieu, que ne le veuilliez bien ; vous assurant au surplus que vous avez
céans un gentilhomme qui ne vous pillera point : mais vous ferai toute la
courtoisie que je 'pourrai. » Quand
l'excellente dame eut entendu ces paroles, elle reprit courage ; et Bayard
l'ayant priée de lui enseigner quelque habile chirurgien, qui pût lui donner
aussitôt des soins, elle alla en chercher un qui demeurait près de sa maison.
Lui arrivé, visita la playe du bon chevalier,
qui étoit grande et profonde ; le fer et le bout de
la pique étoient dedans ericores.
Bayard dit alors au chirurgien : « Tirez ce fer dehors. — Seigneur, répondit
le Bressien, qui trembloit
de peur qu'il avoit, j'ai bien
grand peur que sincopisez en tirant le fer.
— Non ferai ; dit Bayard ; j'ai autrefois su qu'est de tirer un fer de chair
humaine : tirez hardiment. » Le chirurgien fit alors des efforts pour
extraire le fer de la cuisse, dont le noble chevalier sentit d'une
merveilleuse douleur ; mais quand on lui dit qu'il n'y avoit
ni artère, ni veine grosse blessée, il fut tout joyeux. Lorsqu'il s'agit
de lever le second appareil, le duc de Nemours envoya son médecin, appelé
maigre Claude, qui le pansa depuis. Par ses soins assidus, ce médecin mit
bientôt Bayard en état de monter à cheval. Le bon chevalier demanda alors à
son hôtesse où était son mari. « Sur ma foi, Monseigneur, lui dit la dame
tout éplorée, je ne sais s'il est mort ou vif : bien me doute, s'il est en
vie, qu'il sera dedans un monastère où il a grosse connoissance.
— Darne, répliqua le bon chevalier, faites-le chercher, et je l'envoyerai querir, en sorte qu'il n'aura point de mal. »
Cette dame prit donc des informations, et ne tarda pas à savoir où se
trouvait son mari. Bayard lui envoya aussitôt son maître d'hôtel et deux
archers qui le ramenèrent en sûreté dans sa maison ; et, à son arrivée,
eut de son hôte, le bon chevalier, joyeuse chère ; et lui dit qu'il ne se donnât
point de mélancolie, et qu'il n'avait logé que de ses amis[3]. Les
vainqueurs firent de la victoire un abus qui devait leur être funeste. « Il
n'est rien de si certain, dit le biographe de Bayard, que la prise de Bresse (Brescia) fut en Italie la ruine des
François ; car ils avoient tant gagné dans cette
ville de Bresse, que la plupart s'en retournèrent et laissèrent la guerre,
desquels il eût été bon métier (besoin) par après. » Il faut cependant convenir que cette
assertion est un peu exagérée. Cette campagne de quinze jours, dans laquelle
Gaston avait obligé l'armée ennemie à lever le siège de Bologne, taillé en
pièces les troupes vénitiennes, recouvré Brescia, Bergame et leur territoire,
répandit la gloire du jeune duc de Nemours dans toute l'Europe. L'Italie
avoua sans hésitation qu'elle n'avait vu depuis longtemps aucun exploit
militaire digne d'entrer en parallèle avec cette activité partout victorieuse[4]. Cependant
les avantages des Français ne firent que resserrer les liens de la coalition
: les efforts tardifs de Louis XII pour rattacher les Suisses à ses intérêts
ne paraissaient pas devoir être couronnés de succès ; l'empereur mettait à sa
fidélité les plus dures conditions, et le roi d'Angleterre donnait, par son
adhésion, de nouvelles forces à la ligue. Quelques semaines auparavant, Henri
VIII avait protesté de ses intentions pacifiques à l'égard de la France ;
mais il leva bientôt le masque, rassembla des troupes, prépara des vaisseaux,
annonça au parlement sa résolution de combattre les ennemis du Saint-Siège,
et en obtint des subsides de guerre. Les lords et les communes furent
entraînés par l'animosité nationale contre la France, et par les procédés de
Jules II, qui dans ce temps-là envoya fort à propos à Londres une galéasse
chargée de vins grecs, de fruits, de fromages, et d'autres présents, que l'on
distribua de sa part au roi, aux prélats et à quelques seigneurs. Au
milieu de circonstances si difficiles, Louis XII déploya la plus grande
énergie : il en appela de nouveau à l'opinion publique, et livra tous les
coalisés, ses ennemis, à la discrétion de la verve audacieuse et satirique
des Enfants Sans-Souci. Il expédia aussi en Italie des renforts de Gascons,
de Picards, d'aventuriers de toutes les provinces, infanterie d'élite et fort
estimée en France. En même temps le roi manda à Gaston de combattre l'armée
des alliés le plus tôt possible, et d'attaquer Rome pour forcer le pape à
faire la paix. Suivant
ces ordres, Gaston partit de Brescia dans le courant de mars, et se rendit à
Final, où le retinrent quelques jours de grandes pluies et le besoin de se
munir de vivres qu'il tirait de la Lombardie. De là il s'avança sur
San-Giorgio dans le Bolonais, où il reçut les renforts que lui envoyait le
roi ; de sorte qu'il se trouva à la tête de seize cents lances et de dix-huit
mille fantassins. Le duc de Ferrare devait encore joindre cette armée avec
cent hommes d'armes, deux cents chevau-légers et une nombreuse artillerie. Le
cardinal de San-Severino, dont les inclinations martiales ne s'accordaient
guère avec son état, et que le conciliabule de Milan avait nommé légat de
Bologne, s'était rendu à l'armée. Malgré son envie d'en venir aux mains et
son amour pour la gloire, passion qu'avaient accrue ses heureux succès, le
duc de Nemours ne s'approcha du camp des confédérés qu'avec beaucoup de
précaution. Il leur présenta la bataille entre Castel-Guelfo
et Imola ; mais Raymond de Cardonne, qui attendait l'arrivée de six mille
Suisses, que' lui amenait le cardinal de Sion, à la solde de Venise et du
pape, cherchait de son côté à éviter tout engagement. Les
messages de Louis XII devenaient cependant de plus 'en plus pressants ; il
avait échoué dans ses tentatives auprès des Suisses, et Maximilien voulait
que le roi le reconnût pour arbitre dans ses différends avec le pape. Il
exigeait encore qu'en accordant à l'archiduc Charles, son petit - fils, la
main de Madame Renée, seconde fille de France, Louis XII donnât la Bourgogne
en dot à cette jeune princesse. Au moment où il insistait sur ces
monstrueuses propositions, il traitait pour son propre compte avec les
Vénitiens. Cette conduite ne permettait pas au roi de se fier à Maximilien.
Aussi envoyait-il offrir au pape des conditions de paix plus que modérées.
Louis consentait à rendre Bologne à Jules II et à imposer de grandes
concessions au duc de Ferrare ; mais il pensait que le pape n'accepterait ces
conditions avantageuses qu'après une défaite. Gaston,
voyant que les intentions du roi s'accordaient avec l'impatience qu'il avait
de livrer une bataille décisive, se dirigea sur Ravenne. Il comptait que les
ennemis ne voudraient pas laisser prendre • sous leurs yeux une ville si
importante, dont la perte entraînerait celle de leur réputation, et qu'ainsi
il pourrait les amener au combat. Comme
il ne voulait pas laisser pénétrer son dessein, il alla se poster entre Cotignola et Granazolo, à sept
milles de leur camp, et y demeura quatre jours en attendant du canon de
Ferrare. Les ennemis pénétrèrent cependant son intention, et Raymond de Cardonne
envoya, en toute hâte, Marc-Antoine Colonna avec soixante gens d'armes, cent
hommes de cavalerie légère, et six cents fantassins espagnols à Ravenne. Le
vice-roi, le légat, Pierre de Navarre et tous les autres capitaines lui
promirent que l'armée entière irait à son secours si les Français
l'assiégeaient. Dans le
même temps, par l'ordre de Gaston, cent lances et quinze cents hommes
d'infanterie s'avancèrent contre Russi, que
gardaient ses seuls habitants. Ceux-ci montrèrent d'abord beaucoup
d'assurance ; mais bientôt la peur les saisit, et le jour même ils
demandèrent à capituler. Les Français, s'étant aperçus que les assiégés
négligeaient leurs gardes, entrèrent brusquement dans la ville, la mirent au
pillage, tuèrent plus de deux cents hommes, et firent le reste prisonnier. Le duc
de Nemours s'approcha ensuite de Ravenne, et assit son camp devant la ville,
dans une presqu'île formée par les rivières du Ronco et du Montone, qui tombent de l'Apennin à l'endroit où il
sépare la Romagne de la Toscane, et se jettent ensemble dans l'Adriatique. Il
assiégea aussitôt Ravenne, qu'il était pressé d'occuper par la difficulté de
se procurer des vivres. Comme Gaston l'avait prévu, Raymond de Cardonne
arriva au secours de cette ville ; mais, n'abandonnant rien de sa prudence,
il s'établit à trois milles de là, sur la rive droite du Ronco, qui sépara
les deux armées. Les Français se trouvèrent ainsi enfermés entre Ravenne et
le camp des ennemis. Cette situation était intolérable, lorsqu'un incident de
grande conséquence obligea Gaston d'attaquer. Maximilien, sans l'aveu de son
allié, avait conclu, le 6 avril, une trêve de dix mois avec les Vénitiens,
par l'intermédiaire de Jules Il. Son ambassadeur à-Rome manda de par
l'empereur aux capitaines des cinq mille lansquenets allemands de quitter le
camp français avec leurs hommes et de ne point combattre les Espagnols. La
lettre fut remise à Jacob d'Empfer, leur colonel,
grand ami de Bayard, et dont le cœur était tout français. Jacob
communiqua cette lettre au bon chevalier, qui avait rejoint l'armée, et au
duc de Nemours. Un conseil fut alors tenu, et Gaston, avec tous ceux qui en
firent partie, résolurent de livrer assaut ou bataille avant que les
Allemands reçussent de nouveaux ordres. Le
vendredi saint, 9 avril, un assaut terrible fut donné à Ravenne, dont la
défense avait été confiée à Marc-Antoine Colonna ; la brèche, d'environ dix
toises seulement, n'était pas suffisante ; on ne pouvait même y monter sans
échelles. Jamais les soldats français ne déployèrent une plus grande valeur ;
mais ils trouvèrent des adversaires tout aussi intrépides et d'invincibles
obstacles. Désespérant alors d'emporter la ville, ils prirent le parti de se
retirer, après trois heures d'une lutte acharnée. Trois cents fantassins et
quelques hommes d'armes furent tués, entre autres le sire de l'Espi, grand-maître de l'artillerie, et le seigneur de
Châtillon, Jacques de Coligny, prévôt de Paris. Après
ce léger échec, on décida la bataille. Les Français aplanirent les bords du
Ronce, et le 11 avril, jour de Pâques, à la pointe du jour, ils traversèrent
cette rivière à la vue des confédérés, qui, résolus d'attendre l'ennemi
derrière un fossé large et profond, qu'ils avaient creusé à la tête de leur
camp, ne tentèrent point de s'opposer à ce passage. Les deux armées renfermaient
les plus illustres capitaines et l'élite des soldats de la chrétienté : d'un
côté, ce jeune duc de Nemours, le plus brave et le plus habile des héros de
son époque ; le duc de Ferrare, Alphonse d'Este, à qui revenait la gloire
d'avoir formé la plus belle artillerie de l'Europe ; et Louis d'Ars, et La
Palisse, et Bayard, et Yves d'Alègre, et Molard,
surnommé le père de l'infanterie française, et une foule d'autres chefs
intrépides ; les Riberac, les Maugiron, les Bardassan, les Duras, sans parler de Jacob Empfer, des capitaines de lansquenets et des condottieri
italiens ; sous les drapeaux ennemis, Pierre Navarre, Antoine de Lève (Leyva),
le jeune marquis de Pescaire, et surtout Fabrice Colonna. Si les coalisés
étaient inférieurs en nombre aux Français, ils avaient l'avantage de la
position. Au
sortir de sa tente, Gaston de Foix tourna les yeux vers le soleil, déjà levé,
et qui était fort rouge. « Regardez, Messeigneurs, dit alors le prince à ceux
qui l'entouraient, comme le soleil est rouge. » Un gentilhomme, appelé
Haubourdin, qu'il aimait beaucoup, lui répondit : « Savez-vous bien que c'est à dire, Monseigneur ? Il mourra aujourd'hui quelque
prince ou grand capitaine ; il faut que ce soit vous ou le vice-roi. » Le duc
de Nemours se mit à rire de ces paroles, et alla voir son armée, qui achevait
de passer le Ronco, et faisoit merveilleuse
diligence. Il disposa ensuite cette armée en demi-lune, de sorte que son
extrême droite touchait à la rivière. L'aile gauche, composée généralement
d'Italiens, était conduite par Frédéric de Bozzole
; l'artillerie, que commandait le duc de Ferrare, et sept cents gens d'armes
français, occupaient la droite. Derrière le corps de bataille, que formaient
surtout les fantassins allemands, gascons et picards, et tout près du Ronco,
Gaston plaça six cents lances sous les ordres de La Palisse et du cardinal de
San-Severino, légat du conciliabule de Milan. Le
jeune prince n'adopta aucun poste particulier ; mais, ayant choisi dans toute
l'armée trente des plus braves gentilshommes pour l'accompagner, il se
réserva la liberté «de se porter partout bill sa présence serait nécessaire.
On le reconnaissait facilement à ses armes éclatantes. Après avoir rangé son
armée en bataille, il monta sur la chaussée de la rivière, d'où il harangua
ses troupes avec une éloquence peu ordinaire aux guerriers ; son visage
riant, ses yeux pleins de feu, sa contenance noble et assurée, ajoutaient
encore à ses paroles, que les soldats accueillirent avec des cris de joie
mêlés au son des trompettes et au bruit des tambours. A la
première nouvelle que les Français commençaient à passer le Ronco, les
confédérés s'étaient mis en bataille : Fabrice Colonna, à la tête de
l'avant-garde, s'étendait le long de la rivière. Venait ensuite le corps de
bataille, que commandait Raymond de Cardonne, secondé par le marquis della
Palude, et près duquel se tenait le cardinal Jean de Médicis, en habit de
paix. Les fortifications du camp se repliaient sur la droite, et là se
trouvaient, formant l'arrière-garde, quatre cents gens d'armes et quatre mille
fantassins sous l'officier espagnol Carjaval, sans
compter la cavalerie légère, aux ordres du jeune marquis de Pescaire. Pierre
Navarre avait protégé le front de son infanterie par des chariots armés
d'épieux et de lames de fer, assez semblables aux chars à faux des anciens,
et chargés de vingt pièces de campagne et de deux cents grosses haquebutes
(arquebuses
à crochets). Les
Français s'approchèrent à environ deux jets de pierre du camp ennemi ; et,
voyant les alliés immobiles, ils se gardèrent bien de renouveler, par un
assaut téméraire, la funeste journée de Cérignoles : ils remontèrent le
fleuve en bon ordre vers les retranchements. Pour forcer leurs adversaires à
sortir de leur camp et à venir chercher le combat de pied ferme, ils eurent
recours à l'artillerie. Mais Pierre Navarre répondit aux décharges des
Français par un feu bien nourri et une terrible pluie de balles, qui
portèrent la mort dans leurs rangs. La plupart de leurs officiers restèrent
sur la place ; le sire de Molard et le colonel
allemand Jacob d'Empfer, vaillants et aimés
capitaines, furent tués du même boulet. Le duc de Ferrare fit alors
transporter une partie de son artillerie à la pointe de l'aile gauche des Français
; ses canons tirèrent sur toute la ligne ennemie, qu'ils prirent en écharpe,
et dont ils emportèrent des rangs entiers à chaque volée. Les troupes de
Fabrice Colonna eurent surtout beaucoup à souffrir ; il lui fut tué trois
cents hommes, et lui-même avoua plus tard que d'un coup de canon lui mit été
emporté trente-trois gens d'armes. On voyait à tout moment tomber par terre
hommes et chevaux, voler têtes et bras, et l'horreur de ce spectacle était
redoublée par des cris affreux[5]. La
cavalerie italienne et l'infanterie française se lassèrent presqu'en même
temps d'être exposées sans défense à ce feu meurtrier ; celle-ci s'élança à
l'attaque du camp, d'où sortit aussitôt Fabrice Colonna avec tous les gens de
cheval, pour charger le corps de bataille des Français. C'est là que se
trouvait le duc (le Nemours. Raymond de Cardonne, qui, sur l'avis de Pierre
Navarre, voulait abandonner la décision à l'infanterie espagnole, se vit
alors forcé d'appuyer les Italiens avec ses cavaliers. Gaston fut le premier
homme d’armes qui rompit sa lance contre les ennemis ; il perça de part en
part un cavalier ennemi. Dans le même instant, l'infanterie espagnole, que
Pierre Navarre avait préservée en la faisant coucher à plat ventre, se releva
fièrement au signal de son chef, et engagea le combat avec l'infanterie
allemande. Alors
s'engagea une des plus cruelles batailles qu'on eût vue depuis longtemps en
Italie. Animées par la gloire et par la haine nationale, les deux armées
s'acharnèrent opiniâtrement l'une contre l'autre. Mais la cavalerie des
alliés, prise en flanc par Yves d'Alègre, à la tête des lances de réserve et
de mille fantassins laissés au pont de Montone, que
La Palisse avait fait avancer, fut bientôt culbutée et complétement défaite.
Fabrice Colonna, Pessaire, le marquis della Palude et beaucoup d'autres,
furent pris, ainsi que le cardinal Jean de Médicis, légat de Jules Il. Le
vice-roi Raymond de Cardonne, Carjaval et Antoine
de Lève prirent la fuite, sans tenter de rétablir le combat. L'infanterie
espagnole, quoique abandonnée par la cavalerie, ne laissa pas de soutenir le
choc des Allemands avec la plus grande valeur. Comme les lansquenets
portaient des piques d'une longueur démesurée, de grandes épées et des
cuirasses, mais point d'autres armes défensives, et que les piétons espagnols
avaient, au contraire, des boucliers, des casques en fer, des brassards et
des cuissards, de courtes épées et des poignards, ces derniers furent d'abord
repoussés avec un affreux carnage ; mais, le rang de piques une fois brisé,
les Espagnols, combattant à la manière des anciens Romains, avec le glaive et
le bouclier, pénétrèrent jusqu'au centre de la phalange allemande et lui
firent éprouver de nombreuses pertes. Les Gascons et les Picards avaient été
également mis en désordre, lorsque la cavalerie française, victorieuse de la
cavalerie des ennemis, accourut au secours des fantassins et chargea en queue
les intrépides bandes de Pierre Navarre. La fortune trahit en cette occasion
la valeur d'Yves d'Alègre. Il vit tuer son fils, et, ne pouvant survivre à sa
douleur, il s'élança au milieu des bataillons les plus épais à la tête de son
escadron, et périt lui-même après avoir jonché la terre d'ennemis. Cependant
les lansquenets, toujours plus vivement pressés par les Espagnols, ne se
défendaient qu'avec peine. Mais le brave Gaston vint les soutenir avec ses
nombreux cavaliers, attaqua l'infanterie espagnole, la rompit et la força de
se retirer. Pierre Navarre, désespéré, ne voulut point quitter le champ de
bataille, et trouva la captivité en cherchant une mort honorable. Le duc de
Nemours, qui avait réglé en général expérimenté
l'ordre de la bataille et combattu en soldat, était couvert de sang et
paraissait dangereusement blessé, parce que, la cervelle d'un gentilhomme,
dont la tête venait d'être brisée par un boulet, avait rejailli sur son
visage. « Monseigneur, lui dit Bayard, êtes-vous blessé ? — Non, répondit
Gaston, mais j'en ai bien blessé d'autres. — Or, Dieu soit loué, répliqua le
bon chevalier, vous axez gaigné la bataille et
demeurez aujourd'hui le plus honoré prince du monde. Mais ne tirez plus avant
et rassemblez votre gendarmerie en ce lieu ; qu'on ne se mette point au
pillage encore, car il n'est pas temps ; le capitaine Loys d'Ara et moi
allons après ces fuyants, à ce qu'ils ne se retirent derrière leurs gens de
pied ; et pour homme vivant ne départez point d'ici que ledit capitaine Loys
d'Ars et moi 'ne vous venions querir. » « Ce qu'il promit faire, ajoute le
biographe de Bayard, mais il ne le tint pas, dont mal lui en prit. » Dans le
même instant, un corps assez considérable d'infanterie espagnole s'était
rallié, et se retirait le long du Ronco en aussi bon ordre que s'il eût été
vainqueur. Il voulait passer à gué -la rivière et gagner Ravenne ; déjà il
avait repoussé les détachements qui le harcelaient. Gaston aperçut quelques
soldats fuyant devant les Espagnols ; au milieu des nuages de poussière et de
fumée qui enveloppaient encore le champ de bataille, il crut son infanterie
en déroute. Alors, regardant sa victoire comme imparfaite s'il ne taillait en
pièces ces Espagnols, il fondit avec une téméraire impétuosité sur le bataillon
ennemi à la tête de quelques gentilshommes. A la première charge, il fut
entouré et abattu de son cheval ; il se releva l'espée
au poing, et onsques Rdland
ne fit à Roncevaux tant d'armes qu'il en fit là ; mais, malgré ses
exploits et les efforts de son cousin Lautrec, qui criait aux Espagnols : Ne
le tuez pas, c'est notre vice-roi, le frère de votre reine, il retomba
bientôt percé de vingt coups de piques et d'épées. Ainsi
périt Gaston de Foix, et si l'on doit souhaiter de mourir, comme on le croit,
lorsqu'on est au comble de la gloire, sa mort fut une des plus heureuses
après une si belle victoire. Fort jeune — il n'avait pas vingt-quatre ans —,
mais déjà couvert d'une gloire immortelle partant de succès poussés avec un
courage et une rapidité incroyables, on peut dire
qu'il fut grand capitaine avant d'avoir été soldat. Cet éloge du duc de
Nemours par Guichardin n'est pas suspect dans la bouche d'un écrivain peu favorable
aux Français, envahisseurs de sa patrie. Ce jeune héros, surnommé le foudre de l'Italie, le non pareil en prouesse
qui fut au inonde pour son fige, et dont, tant que le monde aura durée, sera
mémoire, mourut victime de la seule faute militaire qu'il eût commise, au
moment de recueillir la récompense de ses nombreuses victoires. Dans
cette cruelle bataille de Ravenne, les Espagnols éprouvèrent des pertes, dont
de cent ans ne seront réparées, dit le biographe de Bayard : ils avaient
au moins dix mille morts, deux fois autant que les Français ; les plus
distingués de leurs capitaines étaient restés sur le champ du carnage ou
entre les mains des vainqueurs, leurs bagages, leurs drapeaux et, leur artillerie enlevés. Mais la
perte seule de Gaston fut plus funeste aux Français que tout le reste ; avec
ce prince avoir péri toute la vigueur de l'armée[6]. Cette armée, dont Gaston était adoré, ne voulut pas se dessaisir de son corps, 'qu'elle porta longtemps avec elle, comme si elle eût été assurée de vaincre tant qu'elle conserverait ce précieux dépôt. On lui fit ensuite, à Milan, des funérailles magnifiques, auxquelles furent obligés d'assister Pierre Navarre, Pescaire et le cardinal Jean de Médicis, ses prisonniers ; et son cercueil fut déposé dans la cathédrale, à côté du maître-autel. Au commencement du règne suivant, on lui éleva dans cette église un tombeau qui subsista jusqu'à la fin du règne de Louis XIV. A cette époque, ce tombeau fut entièrement détruit, et de la gloire de Gaston il ne resta d'autre monument que la mémoire de ses grandes qualités et de ses actions brillantes. |