HISTOIRE DE LOUIS XII

 

CHAPITRE III. — TRAITÉS DE BLOIS. - RÉVOLTE ET SOUMISSION DE GÊNES.

 

 

Chagrin et maladie de Louis XII. — Projet de la reine. — Disgrâce et procès du maréchal de Gié. — Traités de Blois. — Mort d'Isabelle de Castille. — Querelle de l'archiduc avec Ferdinand d'Aragon, favorable à la France. — Nouvelle maladie du roi. — Deuil de la France. Traité avec Ferdinand le Catholique. — États généraux de Tours, qui donnent au roi le titre de Père du peuple. — Claude est fiancée à François d'Angoulême, héritier présomptif de la couronne. — Belle conduite de Louis XII à la mort de Philippe le Beau. — Sujets d'inquiétude de Louis XII. — Jules II recouvre Bologne. — Situation de Gênes en proie aux factions. — Lutte des plébéiens contre les nobles. — Troubles à Gènes. — Modération de Louis XII. — Il marche sur Gênes. — Les Génois se rendent à discrétion. Conditions que leur impose le roi. — Supplice du doge Paolo de Novi et de plusieurs autres. — Entrevue de Louis XII et de Ferdinand à Savone.

 

Tous ces revers inattendus, après de rapides et faciles triomphes, causèrent au roi un chagrin qui faillit lui être mortel. Bientôt il tomba malade à Lyon, perdit l'appétit et le sommeil ; et comme ses anciennes fatigues avaient beaucoup affaibli son tempérament, les médecins craignirent pour sa vie. Aussitôt que son danger fut connu, la consternation se répandit dans toutes les provinces ; l'amour que lui portaient ses sujets se manifesta par les plus vives inquiétudes, et par les vœux les plus ardents pour le rétablissement d'une santé si précieuse. Louis XII, qui avait tant de motifs d'aimer la vie, se montra plein de résignation ; il regrettait seulement de n'avoir pas eu le temps d'exécuter les projets qu'il avait conçus pour le bonheur de son peuple. Mais l'événement démentit les tristes pronostics des médecins : sauvé par une crise heureuse, il put se faire transporter de Lyon au château de Blois, où, ranimé par la douce atmosphère des rives de la Loire, le royal malade revint à la vie.

Pendant cette maladie, la reine avait prodigué à Louis XII les plus tendres soins ; mais se croyant déjà veuve pour la seconde fois, elle avait songé à se retirer en Bretagne avec sa fille Claude, sitôt que Dieu auroit fait son plaisir du roi. Dans ce dessein, elle faisait expédier à Nantes, par la Loire, ce qu'elle avait de plus précieux. Anne craignait de se trouver sous l'autorité qui devait remplacer Louis XII. La couronne allait passer sur la tête de François d'Orléans, comte d'Angoulême et duale Valois, alors âgé de neuf ans, et la régence entre les mains de sa mère, Louise de Savoie. Or, la comtesse d'Angoulême, femme de beaucoup d'esprit, jeune, ambitieuse, fausse et intrigante, n'était pas aimée de la reine, qui l'avait éloignée de la cour et fait reléguer au château d'Amboise. Aune de Bretagne ne voulait donc point tomber sous la dépendance d'une princesse qu'elle avait si peu ménagée. Elle pouvait craindre encore que les partisans de l'héritier présomptif de la couronne ne cherchassent à s'emparer de sa fille, Madame Claude, pour rompre ses projets de mariage avec Charles d'Autriche et l'unir au jeune François.

Mais au milieu de toutes les intrigues de la cour, le parti du comte d'Angoulême avait pris aussi toutes ses précautions. Le maréchal de Gié, à qui Louis XII avait confié la surintendance de l'éducation du comte d'Angoulême avec l'administration des biens de ce prince, s'inquiéta des préparatifs de la reine. Il ne douta point qu'elle n'eût l'intention de se retirer en Bretagne, et comprit tout ce que cette retraite pouvait avoir de dangereux pour les intérêts du royaume. Comme le maréchal ne pouvait demander des ordres au malade défaillant et privé de l'usage de la parole, il prit sur lui de servir l'État, au risque de déplaire à la reine et d'être désavoué par Louis XII. Quoiqu'il fût Breton de naissance, il envoya l'ordre d'arrêter à Saumur les bateaux sur lesquels la reine avait fait embarquer ses richesses.

Toutes les inquiétudes sur la santé du roi étant dissipées, Anne de Bretagne parut vivement offensée de cette action d'un de ses sujets ; elle la regarda comme une censure de sa conduite, comme un sanglant outrage, et en demanda hautement vengeance. Bien que le roi, aussitôt qu'on lui eut rendu compte de cet événement, eût trouvé le maréchal excusable, à ne considérer que ses intentions, elle ne cessa point d'éclater en plaintes contre ce fidèle serviteur. Dès ce moment tous les ennemis du maréchal de Gié joignirent leurs clameurs à celles de la reine. 11 avait rendu d'importants services, soit dans la guerre, soit dans les conseils, aux rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII ; sous le règne de ces princes il avait occupé de grandes places ; on s'en montrait jaloux, comme s'il en eût été indigne. Dans l'espoir de partager ses dépouilles, les courtisans trouvaient son attentat énorme ; ils osaient le qualifier de crime de lèse—majesté.

Obsédé par les plaintes de la reine, qui exerçait sur lui un ascendant irrésistible, fatigué des cris de toute la cour, Louis XII eut la faiblesse de disgracier le maréchal, puis celle plus grande encore de se laisser arracher l'ordre de l'arrêter et d'instruire son procès. Anne de Bretagne, fière de cette concession, s'efforça d'influencer les témoins et les magistrats ; deux des protégés du sire de Gié, Pierre et François de Pontbriant, furent ses premiers dénonciateurs ; le sire d'Albret et tous les courtisans ne s'occupèrent plus que de lui trouver des crimes. Enfin, au grand étonnement de tout le monde, Louise de Savoie elle-même, afin de regagner la faveur de la reine son ennemie, s'unit aux accusateurs du plus fidèle ami du comte d'Angoulême, son fils.

Poursuivi par tant d'adversaires conjurés contre lui et par deux femmes aussi puissantes, il était impossible qu'il ne succombât point. Le maréchal trouva cependant un protecteur dans le chancelier Guy de Rochefort, qui ne partageait pas les passions de ses ennemis. Comme président du grand conseil, il eut le courage de déclarer qu'on ne pouvait refuser à l'accusé de le confronter avec ses accusateurs, et il essaya de traîner la procédure en longueur. Le maréchal fut conduit devant Louise de Savoie, qui désavoua tous les ordres qu'il prétendait avoir reçus d'elle. Confondu par l'acharnement de la princesse, en présence de laquelle il fut mesuré et respectueux, le maréchal s'écria avec douleur : « Si j'avais toujours servi Dieu comme j'ai toujours servi madame, je n'aurais pas grand compte à lui rendre après ma mort. »

Implacable dans son ressentiment, la reine ne ralentit point ses poursuites ; enfin elle obtint qu'il serait jugé par le parlement de Toulouse, où l'on suivait le droit romain, beaucoup plus sévère que les coutumes sur l'espèce de délit qu'on lui imputait. Aux accusations intentées contre lui on ajouta encore celle de péculat et de concussion. Les magistrats examinèrent longtemps cette affaire ; mais parmi eux il ne se trouva pas de juges assez pervers pour condamner l'homme vénérable qu'on leur avait livré, Pierre de Rohan, sire de Gié, à perdre le corps, et les biens. Le sire de Gié fut seulement suspendu, pour cinq ans, de son office de maréchal, dépouillé de ses gouvernements d'Angers et d'Amboise, de la garde et gouvernement du comte d'Angoulême, pour réparations de quelques excès, et pour certaines causes et considérations, expressions vagues qui prouvaient que le parlement ne le croyait pas très-coupable. Louis XII choisit pour lui succéder dans la place de gouverneur du jeune François un homme recommandable, Artus de Gouffier, seigneur de Doisy, qui avait fait toutes les campagnes d'Italie.

Le vieux maréchal de Gié, privé de ses honneurs, mais toujours entouré de la considération publique, s'établit dans son château du Verger, situé entre Angers et la Flèche. Il parut se consoler de sa disgrâce en embellissant cette retraite, où cessa de le poursuivre la haine de ses ennemis, et « se félicita de pouvoir passer les dernières années de sa vie dans la jouissance des biens que la fortune lui avait laissés[1]. »

Ce fut, sous le règne de Louis XII, le seul jugement dans lequel, contre la volonté du monarque, se fit sentir l'influence de la cour. Cet excellent prince avait quelquefois à souffrir de l'opiniâtreté inflexible de son épouse ; mais il oubliait cette imperfection pour ne voir que ses qualité& essentielles ; il se vengeait d'elle en l'appelant ma Bretonne, et afin de s'excuser de sa propre condescendance, il disait «qu'il fallait bien passer quel« que chose à une femme, quand elle aime son mari et « son honneur. » Aucun orage ne troubla jamais leur union, qu'un historien nous peint avec les expressions les plus touchantes et les plus naïves. « Au regard dela royne Anne, nous dit-il, ainsi que Louys l'avait honorée, vivant le roy Charles, comme sa dame et princesse, depuis qu'il l'a espousée, l'a toujours tant et si grandement aymée, estimée et chérie, qu'il a mis en elle et reposé tous ses plaisirs et toutes ses délices... Et par effect, il ne fut jamais daine mieulx traictée, ne.plus aymée de son mari. Aussy certainement elle le mérite bien, caf de seps et prudence, d'honnesteté, de venusté, de courtoysie, de gracieuseté, il en est bien peu qui, en approchent, moins qui soient semblables, et nulle qui l'excède. Et pour sa parfaite félicité en ce monde, estoit bien requis au bon roy Louys d'avoir une. telle compagne ; aussi les vertus et conditions excellentes d'elle méritoient d'avoir pour mary un si grand, si noble, si bon et si heureulx roi[2]. »

Peu satisfaite d'avoir arraché à Louis XII un pacte d'alliance qui menaçait d'enlever la Bretagne à la France, Anne de Bretagne, trop favorable à la maison d'Autriche, redoubla d'instances auprès de son mari, toujours faible et languissant, afin d'en obtenir de nouvelles concessions. Elle voulait faire de sa fille une grande souveraine au détriment de la monarchie. Les menées ambitieuses de la reine et de l'archiduc Philippe, les dispositions du pape, qui se sentait porté à se rapprocher de la France, celles enfin de l'empereur Maximilien, aboutirent aux traités de Blois (22 septembre 1504). « Par le premier de ces traités, Jules II, Louis XII et Maximilien se liguaient contre la république de Venise, dont les accroissements, au milieu de la décadence de l'Italie, étaient l'effroi de ses voisins. Dans le second, contracté avec Maximilien et l'archiduc Philippe, le roi des Romains assurait l'investiture du Milanais au roi de France, à ses héritiers mâles, et à leur défaut, à sa fille Claude, qui épouserait un des fils de l'archiduc, le prince Charles d'Autriche, en faveur duquel Louis XII renonçait au royaume de Naples. Le roi de France, par le troisième traité, le plus désastreux, donnait à sa fille Claude et à son futur gendre le duché de Bourgogne avec ses dépendances, s'il mourait sans héritier mâle, et dans tous les cas les comtés d'Asti et de Blois, la Bretagne, le Milanais et Gênes[3]. »

Malgré le secret dont on s'efforçait de les envelopper, ces conventions déshonorantes transpirèrent dans le public, et le mécontentement gagna toutes les classes de la société ; la reine fut accueillie avec froideur dans une entrée solennelle qu'elle fit à Paris, où elle n'avait point paru en cérémonie depuis son mariage avec Louis XII. Les clercs de la Bazoche osèrent même l'attaquer en face dans les moralités et comédies satyriques qu'ils jouèrent devant elles, par des allusions hardies au procès du maréchal de Gié. Le roi, qui leur avait permis d'établir le lieu de leur scène sur la table de marbre, dans la grand'salle du palais, était mal récompensé de cette insigne faveur. Il avait souffert des attaques imméritées contre sa personne ; mais dans cette circonstance il se montra moins tolérant : il punit quelques-uns des médisants pour les amères railleries adressées à sa femme, et interdit quelque temps les jeux des Bazochiens.

Cette année la cour passa un sombre hiver à Paris ; la santé du roi était languissante, et la reine s'inquiétait de la malveillance que ses desseins avaient inspirée au peuple. En outre ; l'épidémie et la famine survenues depuis quelques mois, à la suite d'une extrême sécheresse, désolaient le royaume, en dépit des soins que prit Georges d'Amboise pour adoucir ces épouvantables fléaux. Ainsi il fit venir du blé des pays étrangers, et ordonna d'ouvrir les greniers de ceux qui en avaient caché. L'épidémie fut violente ; mais elle ne dura pas longtemps. Si le mal fut grand, le remède fut prompt, par les secours continuels que le ministre envoya aux lieux infectés, et par les sages mesures qu'il adopta afin d'en préserver ceux qui ne l'étaient pas.

Sur ces entrefaites, Louis XII apprit une nouvelle de haute importance : la reine de Castille, la grande Isabelle, était morte à Medina-del-Campo (26 novembre 1504). Par son testament, elle avait laissé à sa fille Jeanne la Folle, épouse de l'archiduc Philippe, et après elle à son petit—fils Charles d'Autriche, la couronne de Castille. Comme la faible intelligence de la princesse ne permettait pas qu'on lui confiât le gouvernement, la reine avait désigné Ferdinand le Catholique pour régent du royaume, au préjudice de l'archiduc, dont le caractère lui avait déplu, jusqu'à ce que Charles d'Autriche eût atteint sa vingtième année. Mais l'archiduc s'élevait avec force contre cette disposition, et les nobles de Castille, mécontents du régent, se déclaraient pour son gendre.

Cette, querelle de Philippe avec Ferdinand, son beau—père, fit naître des complications favorables à la France. Mais Louis XII n'était pas en état d'en profiter, et tout semblait présager qu'il suivrait de près dans le tombeau la reine de Castille : il était encore attaqué d'une maladie aussi dangereuse que celle de l'année précédente ; Les symptômes alarmants reparurent bientôt, et les médecins, croyant que l'air de la capitale lui était contraire, le firent encore transporter à Blois, son pays natal. Le mal empira, et Georges d'Amboise, à son retour de l'Alsace, où il était allé recevoir des mains de l'empereur l'investiture du Milanais pour le roi, le retrouva dans un état désespéré (fin avril 1505).

Quand on apprit que Louis XII avait reçu les derniers sacrements, le deuil fut général dans la France. « Ce seroit chose incroyable d'écrire ni raconter, dit Saint-Gelais, les plaintes et les regrets qui se faisoient par tout le royaume, pour le chagrin que chacun avoit du mal de son bon roy ; on eust vu jour et nuit, à Blois, à Amboise et à Tours, et partout ailleurs, hommes et femmes, aller par les églises et aux saints lieux, afin d'impétrer envers la divine clémence grâce de santé à celui que l'on avoit si grant peur de perdre, comme s'il eust été père de chacun. » Les mêmes inquiétudes qui avaient perdu le maréchal de Gié s'emparèrent de la cour et des ordres du royaume. On s'effrayait de l'avenir, car on présumait toujours que la reine avait l'intention de donner sa fille à Charles d'Autriche, et de lui assigner pour dot la Bretagne. « Le ministre et l'ami du roi mourant, le fidèle Georges d'Amboise se fit l'interprète des sentiments publics et des intérêts de l'État ; Louis, au moment de paraître devant Dieu, se repentit de ses complaisances coupables pour sa femme, et, par un testament secret, il révoqua les engagements pris avec la maison d'Autriche contre l'utilité du royaume et les promesses du sacre[4], » et ordonna que sa fille Claude épouserait le jeune François, héritier présomptif de la couronne (10 mai). Cette résolution prise, le roi, dont on n'attendait plus que le dernier soupir, parut plus calme, et bientôt il revint en amendement,' et alla toujours depuis en amendant. Dans sa convalescence, il se montra religieux observateur de l'engagement qu'il avait contracté au lit de la mort ; la reine elle-même fut obligée de céder, et confirma par serment le testament du 10 mai.

Cependant l'archiduc Philippe se disposait à partir pour la Castille, où l'appelaient les vœux des principaux seigneurs. Ferdinand alarmé sentit alors la nécessité de se rapprocher de Louis XII. Il lui envoya un ambassadeur chargé d'avouer ses torts à son égard, d'en solliciter l'oubli, et de lui demander la main de sa nièce Germaine de Foix, fille de sa sœur et du vicomte de Narbonne. Malgré ses trop justes griefs, Louis XII accueillit les propositions du roi d'Aragon ; des négociations furent entamées, et semblèrent n'avoir pour objet que d'assurer une paix solide entre les deux souverains. Par le pacte de mariage, conclu à Blois le 12 octobre, Ferdinand le Catholique et Louis XII se promettaient aide et secours pour la défense de leurs Etats et de leurs droits. Ferdinand épousait Germaine de Foix, à laquelle le roi de France cédait pour dot les droits que lui avait attribués le traité de Grenade sur une partie du royaume de Naples, tout en les réservant à la. France si Ferdinand venait à mourir avant elle sans lui laisser d'enfants. Louis déposait le titre de roi de Naples et de Jérusalem, et le roi d'Aragon s'engageait à lui payer sept cent mille ducats dans l'espace de dix années, comme indemnité de frais de guerre. Ferdinand devait encore constituer à sa nouvelle épouse un douaire de trois cent mille ducats, et aider le frère de cette princesse, Gaston de Foix, à se mettre en possession de la couronne de Navarre, qui lui était disputée. Enfin il accordait amnistie entière et restitution de biens à tous les barons du parti français dans le royaume de Naples. En vertu de ce traité, dont le roi d'Angleterre, Henri VII, était nommé garant et conservateur, les barons de la faction d'Anjou, qui étaient en France, prirent congé du roi et suivirent presque tous la reine Germaine en Espagne.

D'après le testament d'Isabelle, ce second mariage privait Ferdinand de ses droits à la régence de Castille. Aussi l'archiduc Philippe s'empressa-t-il de partir pour l'Espagne. Il monta avec sa femme, Jeanne la Folle, sur une flotte flamande et hollandaise (10 janvier 1506) ; une violente tempête le jeta sur la côte d'Angleterre. Henri VII traita l'archiduc en roi, niais le retint à sa cour, dans une captivité déguisée, jusqu'à ce que ce prince eût signé un traité de commerce tout à l'avantage des Anglais, et lui eût livré le comte de Suffolk, chef de la maison d'York, qui prétendait faire valoir ses droits à la couronne. Echappé avec peine à la déloyale hospitalité du roi d'Angleterre, Philippe le Beau se remit en mer, et descendit heureusement en Castille.

Tandis que la querelle de Ferdinand et de l'archiduc agitait l'Espagne, la France jouissait de la tranquillité et du bonheur. Par le dernier traité avec le roi d'Aragon, une des principales conditions du mariage de Madame Claude se trouvait rompue. Mais il restait encore au roi à briser entièrement les liens dans lesquels la maison d'Autriche avait entrepris d'enlacer la France. Malgré ses promesses, il répugnait à Louis XII de manquer aux engagements qu'il avait contractés avec Maximilien et Philippe ; il eut l'habileté de se faire imposer ses propres résolutions par la nation. Il convoqua donc à Tours les états généraux, dont l'ouverture se fit dans la grande salle du château du Plessis (14 mai 1506). Le roi y parut accompagné des cardinaux d'Amboise et de Narbonne, du chancelier, des officiers de la couronne, des princes du sang et des principaux seigneurs du royaume.

Thomas Bricot, chanoine de Notre-Dame, docteur en théologie, député de Paris, porta la parole au nom des états : après avoir énuméré les bienfaits qui avaient déjà signalé le règne de Louis XII, la diminution des tailles, la réforme des lois et de la justice, la répression des désordres des gens de guerre, désormais soumis à une exacte discipline, il décerna au roi le titre glorieux de Père du peuple, titre que ne lui a point contesté la postérité. On s'occupa ensuite de l'objet principal de la convocation. « Les états, dit Saint-Gelais, supplièrent très—humblement le roy,, à genoux et mains joinctes, que, leur ayant montré autant grand signe d'amour par ci-devant, que père peut faire à ses enfants, son' bon vouloir fût, en persévérant en ses bienfaits, que, pour le bien de ses sujets, il luy plût d'accorder le mariage de Madame sa fille avec Monseigneur d'Angoulême, qui, pour l'heure, estoit l'héritier apparent du royaulme, et remontrèrent les grands inconvéniens qui pourroient advenir, si ladicte dame estoit mariée au fils de l'archiduc, ou à aulcun,autre prince étranger. »

En s'entendant appeler, au milieu des applaudissements de l'assemblée, du nom de Père du peuple, qui est le plus deux, saint et dévot nom qu'on puisse bailler à seigneur ni d prince, le bon roi s'était _pris à pleurer. H chargea son chancelier de répondre qu'il acceptait ce titre avec reconnaissance ; que, s'il avait bien fait, il espérait encore mieux faire ; mais qu'il ne pouvait rien statuer sur la reguête qui lui était adressée relativement au mariage de sa fille, sans en avoir conféré avec les princes du sang et les gens de son conseil. Le lendemain, les députés de la Bretagne se présentèrent au roi et le supplièrent, au nom de leur province, de ne la point exposer à passer sous la domination d'un prince étranger.

On tint, pour la forme, un conseil où furent appelés les principaux seigneurs de la Bretagne et les membres des parlements. On y décida la rupture des traités faits avec l'Autriche, et le mariage de la fille du roi avec le comte François d'Angoulême, en faveur duquel s'étaient prononcés les vœux de la France entière.

Les états se réunirent ensuite le 19 mai, et Louis XII se rendit de nouveau à l'assemblée. Guy de Rochefort annonça que l'avis des princes et du conseil conforme à celui des états, le roi invitait les députés d'assister en corps aux fiançailles, qui devaient être célébrées dès le prochain jeudi, 21 courant. De joyeuses acclamations accueillirent les paroles du chancelier. Le cardinal Georges d'Amboise fit la cérémonie le surlendemain, au château du Plessis. Après la lecture des articles du contrat, les députés des -états jurèrent avec les princes, les barons du royaume et les seigneurs bretons, qu'ils concourraient de tout leur pouvoir à l'accomplissement de ce mariage si le roi venait à mourir. François d'Angoulême avait alors près de douze ans ; Claude de France n'en avait pas encore sept. Les fêtes brillantes qui eurent lieu à Tours, dans cette circonstance, se prolongèrent pendant une semaine entière.

Les états se séparèrent presque aussitôt après les fiançailles. L'assemblée n'avait point offert de ces disputes violentes qui avaient si souvent eu lieu dans les réunions des trois ordres, sous les règnes précédents. On n'y avait entendu ni doléances, ni plaintes, ni remontrances, et Louis XII n'avait eu 'à recueillir de la part de ses sujets que des témoignages de reconnaissance et d'amour.

Dominés par une succession rapide d'événements en Italie, en Flandre et en Espagne, Maximilien et Philippe ne purent demander raison de la rupture du traité. Ils répondirent même avec assez de courtoisie aux excuses de Louis XII, sur ce qu'il lui avait été impossible de résister aux vœux pressants de ses peuples. L'archiduc avait des affaires trop importantes en Espagne pour déclarer sur-le-champ la guerre à la France. A son arrivée en Castille, il avait vu presque tous les grands se rattacher à ses intérêts, et avait dépouillé son beau-père de la régence que lui accordait le testament de la reine Isabelle. Il manifestait même l'intention, suivant quelques historiens, de se faire livrer le royaume de Naples par le vice-roi Gonzalve, Castillan de naissance. Ferdinand, humilié, se retira en Aragon, afin de passer de là par mer à Naples, où l'attiraient le désir de se montrer à ses nouveaux sujets, de régler l'intérieur de sa conquête, et surtout le projet de ramener Gonzalve en Espagne. Depuis la mort de la reine, il soupçonnait ce grand capitaine d'aspirer au trône de Naples, ou du moins il craignait qu'il n'y fît monter Philippe. En effet, Gonzalve, rappelé de son gouvernement, avait trouvé des prétextes pour éluder les ordres qu'il avait reçus. Mais, instruit des soupçons de son maître, soupçons que fomentait Prosper Colonna, son ennemi, Gonzalve envoya un messager à Ferdinand, qui n'avait pas encore quitté Barcelone, pour l'assurer de son entière soumission.

Maître paisible de la Castille et fortifié de l'alliance de la Navarre contre la France, Philippe se disposa à repartir pour ses États du nord, où le duc de Gueldre, fier de l'appui de Louis XII, avait commencé la guerre. Mais ce jeune prince, qui se flattait de posséder un jour toute l'Espagne et les vastes domaines de la maison d'Autriche, ne revit pas la Flandre : au moment de se rembarquer, il mourut subitement à Burgos, à l'âge de vingt-huit ans (25 septembre 1506). Il laissait deux fils, Charles et Ferdinand ; le premier était élevé dans les Pays-Bas, le second avait suivi son père en Castille. Cet événement offrait au roi de France une belle occasion de s'emparer de la Flandre. Mais sa conduite fut digne de son caractère. Après s'être déclaré, comme suzerain, protecteur des deux orphelins, qu'il promit de traiter comme ses propres enfants, il fit cesser la guerre de Gueldre, et engagea les Flamands à nommer un conseil de régence. Cette résolution conciliait la modération, la justice et la politique ; car, tout en conservant les droits de Charles d'Autriche, elle privait l'empereur Maximilien de la tutelle de son petit-fils.

Si la mort de Philippe le Beau délivrait Louis XII de grands embarras, il restait cependant au roi maint sujet d'inquiétude : l'empereur Maximilien sollicitait les états de Flandre de lui confier la tutelle du petit Charles, et faisait des préparatifs pour descendre en Italie, et aller prendre la couronne impériale à Rome. Jules II commençait aussi sa politique conquérante, et s'efforçait de faire rentrer dans l'obéissance du Saint-Siège les villes qui s'en étaient détachées sous ses prédécesseurs. Déjà maître de Pérouse, il voulait reprendre Bologne ; bientôt il somma Louis XII de lui fournir les secours que celui-ci lui avait promis. Le roi hésita quelque temps à sacrifier Jean Bentivoglio, seigneur de Bologne, un des plus anciens alliés de la France. Mais, docile aux conseils du cardinal d'Amboise, il ordonna ensuite à Chaumont, gouverneur du Milanais, de seconder le pape. Chaumont partit de Milan à la tête de six cents lances, de trois mille Suisses et de vingt-quatre pièces d'artillerie. A la nouvelle de sa marche, Jean Bentivoglio n'essaya point de se défendre, et entama des négociations ; il obtint la faveur de se retirer dans le duché de Milan, avec sa femme et ses enfants, sous la protection du roi, et de conserver ses biens. Le 11 novembre, fête de Saint—Martin, Jules If entra triomphant dans Bologne, une des villes les plus considérables de l'Italie par le grand nombre de ses habitants, la fertilité de son territoire et son heureuse situation. Tout en la soumettant à la puissance du saint-siège, il la confirma dans ses libertés.

Les entreprises du pape causaient moins de souci à Louis XII que la situation de Gênes, qui appartenait à la France, comme faisant partie du duché de Milan. Au commencement de l'année 1506, les vieilles querelles des nobles et des plébéiens s'étaient réveillées dans cette grande ville avec une violence extrême. Au milieu des anciennes luttes politiques, le peuple, fier et mutin, qui ne pouvait souffrir l'orgueil des nobles, avait mis des bornes à leur puissance par de sévères lois, dont une entre autres no leur laissait que la moitié des emplois publics et les excluait absolument de la dignité suprême du dogat. Mais lorsqu'un parent du roi de France, le sire de Ravenstein, petit prince allemand, eut été revêtu des fonctions de doge, les nobles devinrent plus audacieux, et s'efforcèrent de prendre autorité sur les vilains. Ravenstein tâcha de tenir une conduite impartiale, et dans les querelles entre les deux factions, il adopta pour règle de bannir les deux parties. Mais l'insolence des nobles rendit inutiles tous ses efforts ; comme ils abusaient chaque jour de leur droit exclusif de porter des armes, le peuple maltraité éclata d'abord en plaintes, puis se révolta. A la suite d'une rixe qui avait eu lieu dans le marché entre le noble Visconti Doria et un simple bourgeois (15 juin), le peuple courut en tumulte aux armes, massacra deux Doria et blessa plusieurs autres gentilshommes. Le lendemain le conseil public fut assemblé, mais il ne s'y trouva qu'un petit nombre de nobles, et le peuple obtint par la force qu'à l'avenir la noblesse n'aurait plus que le tiers des emplois : les deux autres tiers appartiendraient aux plébéiens. Ravenstein était alors en France ; Roquebertin, son lieutenant, ratifia cette loi pour éviter de plus grands malheurs. Cet acte de complaisance contenta les principales familles plébéiennes qui dirigeaient le mouvement, mais il n'apaisa pas le menu peuple. Quelques jours après, il livra au pillage les maisons des nobles : toute la noblesse s'enfuit de Gênes, se réfugia soit à Asti, soit dans ses fiefs des montagnes, et réclama la protection du roi.

Informé de ce désordre, Louis XII renvoya le gouverneur Ravenstein à Gênes avec cent cinquante chevaux et sept cents hommes d'infanterie (15 août) ; mais ni ses prières, ni son autorité, ni la force ne purent y rétablir le calme. L'insolence de la multitude faisant chaque jour de nouveaux progrès, la plus vile populace s'empara du gouvernement, malgré les efforts de quelques citoyens pour mettre fin à l'agitation. Dans l'intention de servir leur rage, ces furieux créèrent huit tribuns du peuple, auxquels ils conférèrent une autorité presque sans bornes. Le gouverneur crut devoir ratifier encore cette élection. La multitude n'en fut pas plus docile ; car elle sortit de Gênes en armes, s'empara de la Spezie et de quelques autres places de la Rivière ou côte du Levant, que le principal chef du parti nobiliaire, Jean-Louis de Fiesque, occupait soit en son propre nom, soit au nom du roi.

Fiesque passa en France avec un grand nombre d'autres nobles bannis, et se plaignit à Louis XII de toutes ces violences. Il lui représenta aussi que dans les circonstances présentes il pouvait perdre la seigneurie de Gênes, puisque le peuple, après tant d'autres excès, avait eu l'audace d'attaquer et de prendre les forteresses de la côte ; qu'il était facile de réprimer cette populace, si l'on y remédiait promptement ; mais que la lenteur rendrait le mal plus fort que les remèdes[5] : enfin il n'oublia rien pour exciter la colère de Louis XII contre les vilains de Gènes. La noblesse unit ses efforts à ceux des émigrés ; toutefois le roi ne céda point à leurs clameurs, et voulut encore essayer de la clémence, dans la crainte que les menaces du châtiment ne jetassent les rebelles dans les bras de l'empereur. Il envoya donc à Gènes le premier président du parlement de Provence, Michel Riccio, afin de proposer de sa part au peuple des conditions modérées. Il promettait d'oublier le passé et de confirmer les lois nouvelles établies par le parti populaire, si le peuple restituait aux nobles leurs biens et leurs châteaux.

L'aristocratie bourgeoise se trouva satisfaite ; mais la populace, éblouie par de fausses espérances, refusa, conjointement avec ses tribuns, de rendre les places de la côte ligurienne ; elle entendait qu'elles fussent soumises aux lois et aux magistrats de la république, comme des propriétés particulières. Les tribuns continuèrent ensuite leurs entreprises contre la noblesse : vers la fin de septembre, ils envoyèrent Tarlatino, général des Pisans, à la tête de deux mille hommes et d'une petite flotte, pour s'emparer du repaire des pirates liguriens, Monaco, fief de Lucien Grimaldi, un des nobles exilés. Alors Philippe de Ravenstein, indigné, quitta Gênes, laissant garnison dans les forteresses de cette ville, où l'autorité royale n'était plus écoulée (15 octobre). Les Génois entamèrent aussitôt des négociations secrètes avec Jules II, leur compatriote, et avec l'empereur, sans cependant abattre les insignes de Louis XII et sans attaquer les Français.

Tous ces ménagements n'empêchèrent point l'orage d'éclater sur Gènes. Le roi n'espérait plus que la révolte s'apaisât ; il jugeait en outre que la perte de cette ville pouvait entraîner celle du Milanais. Comme son intérêt et sa gloire ne lui permettaient pas de laisser impunis de pareils attentats, il accepta enfin les propositions des nobles génois, qui lui offraient cent mille ducats d'or pour les frais de la guerre, et se prépara ouvertement à réduire les rebelles par la force. Maximilien intervint en leur faveur ; mais tous ses efforts et les réclamations menaçantes des droits de l'empire sur Gènes n'eurent d'autres résultats que de montrer à Louis combien il était nécessaire de se mettre rapidement à l'œuvre. Il n'écouta pas mieux les représentations du pape, qui, né d'une famille pauvre et obscure, n'avait appris qu'avec peine sa résolution de rétablir les nobles à Gênes. Jules II s'efforça en vain de lui persuader qu'il n'était pas de son intérêt de changer la forme du nouveau gouvernement, et que la dernière révolution ne lui fournissait aucun motif légitime de prendre les armes contre cette ville.

Mécontent du peu de succès de ses remontrances, Jules H quitta Bologne, qu'il avait indiquée au roi pour avoir une conférence, et se hâta de retourner à Rome (22 février 1507). Il y attendit les événements ; les Vénitiens suivirent son exemple. Quant au roi d'Aragon, il exécuta, bien qu'à regret, les engagements de son traité avec Louis XII, et envoya six vaisseaux joindre devant Gênes la flotte française aux ordres de l'intrépide Préjean de Bidoux. Tous ces préparatifs du roi n'alarmaient point encore les Génois, uniquement occupés du siège de Monaco. Ils attaquaient la ville avec fureur ; mais les assiégés repoussaient bravement tous leurs assauts. Lucien Grimaldi la défendit avec tant d'habileté et de vigueur, qu'à l'approche d'Yves d'Alègre, commandant de Savone, qui marchait à son secours avec trois mille hommes d'infanterie et quelques troupes fournies par le duc de Savoie, les rebelles furent contraints de lever le siège. En même temps un nouvel incident portait à l'extrémité les désordres de Gènes. Le capitaine du Castelletto (Châtelet), qui n'avait reçu aucune insulte de la part des séditieux, prit tout à coup le parti d'enlever comme otages un grand nombre de citoyens réunis dans une église voisine de la forteresse, et tira le canon sur le port et sur la ville. Alors le soulèvement devint général, et si furieux, que l'infanterie française, chargée de la garde du palais, se sauva dans la citadelle.

Sur ces entrefaites, les rebelles apprirent que l'armée du roi défilait vers la Lombardie ; cette nouvelle, loin d'intimider la multitude, augmenta sa fureur. Son insolence ne connut plus de bornes : elle brisa partout les fleurs de lis, arbora l'aigle impériale et choisit pour doge un teinturier en soie, nommé Paolo de Novi, homme de grand courage (15 mars). Une petite armée de Jérôme de Fiesque chercha vers le même temps à reprendre les villes de Rapallo et de Recco, qui lui avaient été enlevées. Les rebelles parvinrent à la mettre en fuite. Un autre corps, commandé par Orlandino, s'avança jusqu'à Recco et subit le même sort. Encouragés par ce succès, le doge et les tribuns assiégèrent le Castellaccio, vieux fort situé sur les montagnes qui dominent Gênes, et le plus faible des postes que les Français occupaient dans cette ville. Le défaut de vivres força la garnison, peu nombreuse, de consentir à une capitulation qui fut indignement violée. Les auteurs de cette perfidie usèrent de la plus monstrueuse barbarie envers presque tous les infortunés dont elle était composée. Ils les massacrèrent, « leur fendirent le ventre, dit un contemporain, se lavèrent les mains dans leur sang, arrachèrent leurs cœurs, et les attachèrent à des poteaux. » Fiers de cette atrocité, ils rentrèrent dans Gênes avec de grands cris de joie, et montrant leurs mains encore dégouttantes du sang des soldats français.

Les Génois mirent ensuite le siège devant les autres forteresses, c'est-à-dire le Castelletio, la citadelle et le couvent fortifié de Saint-François ; niais les garnisons françaises leur opposèrent la résistance la plus énergique, et les rebelles furent repoussés avec de grandes pertes dans deux assauts. Cependant, comme il ne restait aux assiégés d'autre rempart que leur courage, ils couraient le danger d'être forcés, si l'approche de l'armée française n'eût contraint leurs ennemis de changer le siège en blocus, pour jeter leurs meilleures troupes dans les retranchements. Louis XII arriva devant les murs de Gênes avant que les rebelles eussent pu s'emparer des forteresses. Ce monarque, dont la santé n'inspirait plus d'inquiétude, avait voulu se mettre à la tête de son armée, malgré les efforts de la reine pour le retenir. Cinquante mille combattants, sortis de France, de Suisse et de Lombardie, se rassemblèrent autour d'Asti et d'Alexandrie. Par les soins et la vigilance de Georges d'Amboise, cette nombreuse armée était abondamment pourvue de vivres, de munitions et de toutes les choses nécessaires.

Au commencement d'avril, Louis XII passa les Alpes, après avoir laissé la régence à la reine, aidée du chancelier et des seigneurs de Saint-Salier, de Montmorency et du Bouchage. Il fut charmé de trouver toutes choses en si bon état ; et comme il aimait d'Amboise, il en saisit l'occasion de louer devant tout le monde la prévoyance, l'activité et la prudence de son ministre. Il prit aussitôt le commandement des troupes, que conduisaient sous lui Chaumont d'Amboise, gouverneur du Milanais, d'Aubigny, d'Alègre, La Palisse, Bayard et une foule d'autres vaillants capitaines. Il avait adopté pour emblème un roi des abeilles environné de son essaim, avec cette devise : Non utitur aculeo rex cui paremus — le roi qui nous commande ne se sert point de- l'aiguillon —. Sous ses étendards étaient venus se ranger le marquis de Mantoue et de Montferrat, le duc de Ferrare et quelques autres petits princes italiens. Sa présence remplit l'armée d'un enthousiasme qui semblait garantir le succès.

Dès que l'année royale eut pris le chemin de Fornari et cl.e Seravalle, l'approche du péril ralentit l'audace du peuple. Six cents fantassins qui gardaient les premiers passages s'enfuirent lâchement à la vue des Français. La même crainte se communiqua à ceux qui gardaient les défilés presque inaccessibles des Alpes liguriennes ; ils les abandonnèrent à peu près sans combat, et laissèrent le chemin libre. Après avoir traversé les montagnes, l'armée descendit dans la vallée de la Polsevera, au milieu du pays ennemi. En même temps la flotte de France, composée de huit galères, d'autant de galions, de plusieurs flûtes et brigantins, se présenta devant Gênes, et poursuivit celle des rebelles, qui, ne se trouvant pas en sûreté dans le port de cette ville, s'était retirée à Porto-Venere et à la Spezie.

De la vallée de Polsevera les Français vinrent camper au bourg de Rivarole, à deux milles de Gènes, près de l'église Saint-Pierre d'Arena, sur le bord de la mer ; ils rencontrèrent dans leur marche quelques troupes d'infanterie génoise, chargées de garder les défilés, et qui ne déployèrent pas plus de courage que les autres. La ville où s'était réfugiée la population de la vallée de Polsevera était en proie à un désordre extrême : les riches voulaient se rendre ; la populace passait tour à tour du désespoir à la fureur. Cependant le doge Paolo de Novi exhorta la multitude, lui inspira un nouvel élan de courage, et l'entraîna à la défense des retranchements de la montagne du Promontoire, que les Génois avaient élevée pour fermer le passage qui conduisait des montagnes au Castellacio et de ce poste à la ville. Déjà les Français attaquaient ce dernier espoir des rebelles. Ils défilaient vers le fort, lorsqu'ils découvrirent l'infanterie génoise qui avait gagné le sommet de la montagne par le côté opposé ; la plus grande partie était ensuite descendue• du côté de l'attaque ; là, elle se présenta de front aux assaillants.

Chaumont détacha contre ces troupes un corps de gentilshommes, soutenus par des gens de pied, commandés par La Palisse ; mais les Génois, supérieurs en nombre et avec l'avantage du terrain, opposèrent une opiniâtre résistance. L'affaire devint bientôt générale, et l'on combattit à la fois sur toutes les pentes et dans les replis de la montagne. Les Français, n'affectant que du mépris pour une multitude composée d'artisans et de paysans, n'avaient pas pris toutes les précautions nécessaires ; aussi éprouvèrent-ils des pertes regrettables. La Palisse fut blessé à la gorge et obligé de se retirer. Enfin les Français redoublèrent d'efforts, et leur impétuosité, secondée par la farouche valeur des Suisses, par l'avantage des armes et de la discipline, triompha de toute résistance. Leurs troupes enlevèrent pied à pied les passages et les retranchements. Bayard faisait des prodiges de vaillance et criait aux Génois : Ores, marchands, défendez-vous avec vos aulnes, et laissez les piques et lances, lesquelles n'avez accoustumées. Saisie de frayeur, la garnison-du fort abandonna honteusement cette place, et le reste du peuple, se voyant privé de cet asile, regagna Gènes par des chemins impraticables et à travers des précipices où périrent environ trois cents hommes, outre ceux dont les Français firent un affreux carnage.

Cet échec répandit la consternation et la terreur dans toute la ville, livrée aux caprices de la populace et entièrement dépourvue de capitaines expérimentés et de sages magistrats. Malgré cette confusion, le lendemain, deux députés se présentèrent au camp français pour proposer de se rendre à des conditions convenables. Louis XII ne voulut pas les entendre, et les renvoya au cardinal de Rouen. Georges d'Amboise leur déclara que le roi avait résolu de n'écouler aucune proposition de leur part, à moins qu'ils ne se rendissent à discrétion. Tandis qu'on parlementait, les trompettes sonnèrent l'alarme de toutes parts ; une troupe nombreuse de furieux qui refusaient tout accommodement, sortait de Gênes en tumulte, à la fois du côté de la mer et du côté des montagnes. Le doge Paolo avait Conçu l'espoir d'endormir la vigilance des Français par de feintes négociations, et de les attaquer à l'improviste. Mais l'armée fut bientôt en bon ordre de bataille ; on combattit de nouveau, et, malgré les efforts du doge, les rebelles éprouvèrent une déroute complète. Paolo de Novi et les tribuns rentrés à Gênes en firent aussitôt fermer les portes, pour empêcher que le vainqueur n'y entrât pêle-mêle avec les fuyards.

Après cette défaite le bruit se répandit parmi les séditieux que les principaux citoyens avaient traité secrètement avec Louis XII à son arrivée dans la ville d'Asti. Alors la populace se crut trahie et poussa des cris affreux. Au milieu de la confusion et du désespoir qui régnaient dans la ville, le doge et les hommes les plus compromis, reconnaissant l'impossibilité d'une plus longue défense et redoutant la colère du peuple, s'échappèrent à la faveur de la nuit, pour se retirer les uns à Pise, les autres en Corse, plusieurs en Toscane ou bien à Rome. Le jour suivant, dès le matin, Gênes ouvrait ses portes au vainqueur irrité, et s'abandonnait sans réserve à sa discrétion. Ainsi elle n'avait pu soutenir la guerre que pendant huit jours ; « issue ordinaire, » dit Guichardin, auquel nous avons emprunté de nombreux détails, « de ces entreprises formées dans le tumulte et le désordre par une multitude insensée qui adopte les plus folles espérances, et qui, pleine d'audace quand rien ne s'oppose à ses fureurs, lâche et rampante à l'approche du péril, est incapable d'écouter jamais la modération et de s'arrêter dans de justes bornes. »

Louis XII s'approcha ensuite de Gènes avec ses troupes ; mais comme il n'avait point l'intention de livrer cette ville au sac et au pillage, ainsi que le craignaient les vaincus, il ordonna de loger dans les faubourgs l'infanterie, qu'il aurait été difficile de contenir. Chaumont en fit occuper tous les postes par sa gendarmerie, désarma la population et mit garnison dans le Castellaccio. Le roi entra dans Gênes le 29 avril, l'épée à la main, couvert d'armes blanches et escorté de sa maison militaire. Devant la porte de la ville, les trente Anciens (Anziani), et les principaux citoyens, vêtus de deuil et la tête rase, se jetèrent aux pieds du monarque, les larmes aux yeux, et paraissant pénétrés de tristesse et de repentir ; ils implorèrent à grands cris sa miséricorde. Louis passa outre sans leur répondre ; il leur ordonna cependant de se relever et quitta l'épée nue qu'il tenait à la main, laissant entrevoir qu'il penchait du côté de la clémence. Il mit pied à terre près de la cathédrale, où il trouva une multitude de femmes et d'enfants couverts de vêtements blancs, des branches d'olivier à la main, et qui le supplièrent aussi à genoux de pardonner à la ville. Louis ne put s'empêcher de paraître sensible à ce touchant spectacle.

Huit jours après, le roi convoqua l'assemblée des corporations dans la grande cour du palais. Il y parut sur un trône magnifique, ayant à côté de lui Georges d'Amboise ; derrière., à droite et à gauche, se tenaient les princes et seigneurs avec les généraux de l'armée. Les notables de chaque quartier et les Anciens, prosternés sur les degrés, la tête nue, en habits de deuil, implorèrent de nouveau la clémence royale. Louis, affectant un air sévère, consulta le cardinal. Enfin, au bout de quelques moments d'un silence qui n'était interrompu que par des sanglots, un orateur annonça que le roi faisait grâce de la vie aux Génois, quoique par leurs insolences ils eussent mérité de la perdre ; il leur rendait aussi leurs biens, à condition qu'ils en useraient mieux à l'avenir. Aussitôt des acclamations éclatèrent dans toutes les parties de l'assemblée.

L'amnistie accordée au peuple génois souffrit néanmoins d'assez nombreuses exceptions. Louis XII crut qu'un exemple de sévérité inspirerait la terreur à ses ennemis en Italie, et déploya envers Gênes une rigueur inaccoutumée. Une commission fut chargée de poursuivre et de juger les plus coupables des séditieux. Le doge Paolo de Novi, enlevé paie trahison de l'île de Corse, où il s'était réfugié, fut condamné à mort et décapité à Gênes, ainsi que le tribun Démétrio Giustiniani, homme riche et séditieux, et soixante autres personnes. Le roi condamna les Génois à payer deux cent mille écus d'amende, et de plus les frais de construction d'une forteresse, située sur les bords de la mer et appelée avec raison la Briglia (la bride), parce qu'elle dominait le port et la plus grande partie de la ville. Ils durent aussi recevoir une garnison plus nombreuse qu'auparavant, entretenir trois galères armées au service du roi, fortifier la citadelle et le Castellaccio. Les chartes, lois, et statuts de la république, et les traités qui garantissaient sa liberté, furent brûlés publiquement, et la seigneurie de Gênes, avec ses dépendances, annexée au domaine royal. Après avoir pris toutes les précautions nécessaires pour rétablir l'ordre dans cette ville, Louis XII s'assura des habitants en exigeant d'eux un nouveau serment de fidélité ; il leur rendit cependant les libertés et les lois qu'il venait d'anéantir ; mais ce fut comme une espèce (le privilége, dont la durée et l'exécution dépendraient de sa volonté. La moitié des emplois resta, comme par le passé, attribuée à la noblesse, et le gouvernement de Gênes fut confié au bailli d'Amiens, Raoul de Lannoy.

La rapidité presque incroyable du triomphe de Louis XII déjoua les projets de Jules II, irrita Maximilien et remplit de terreur Ferdinand d'Aragon, qui n'avait pas encore quitté son royaume de Naples. Ce prince était sur le point de retourner en Espagne, où sa présence était nécessaire pour rétablir son autorité en Castille. II craignait que, pendant son absence, Louis XII, à la tête d'une armée aguerrie et déjà victorieuse, n'entreprît de pousser plus loin ses conquêtes et de recouvrer le royaume de Naples. Il lui demanda donc une entrevue à Savone, afin de resserrer les nœuds de leur alliance. Les deux monarques eurent dans cette ville de longues conférences. Germaine de Foix, la nièce chérie du roi de France, devenue, depuis son mariage, tout espagnole, et préférant les intérêts de son ambition à ceux de sa patrie, usa de l'ancien ascendant qu'elle avait sur son oncle pour dissiper tous ses soupçons. Louis XII fit un bienveillant accueil à Gonzalve de Cordoue, que Ferdinand emmenait avec lui en Espagne ; « et le roy d'Arragon porta gros honneur au capitaine Loys d'Ars et au bon chevalier sans paour et sans reproche, et dist au roy de France ces mots « Monseigneur mon frère, bien est heureux le prince qui nourrist deux telz chevaliers[6]. » Dans les conférences de Savone, qui durèrent trois jours, Ferdinand et Louis XII se firent aussi grande chère que s'ils eussent toujours été les meilleurs amis du monde. Il n'y eut bientôt plus aucun nuage, et le roi de France, tant de fois trompé, se laissa encore abuser par de vaines apparences. En effet, dès que Ferdinand fut affermi dans la régence de la Castille, et qu'il crut n'avoir rien à craindre ni à espérer de Louis XII, il oublia les protestations et les promesses faites à Savone.

La bonne intelligence qui régnait entre les deux rois et le profond mystère qui cachait le sujet de leur entrevue, causèrent d'autant plus d'inquiétude à Jules II, que son légat n'avait point été appelé aux conférences que Georges d'Amboise avait eues avec le roi d'Aragon. Il se rapprocha de Maximilien, qui affectait aussi de craindre pour sa couronne, et tous les deux propagèrent le bruit que Louis XII nourrissait des projets d'ambition démesurée, et qu'il voulait s'emparer de la couronne impériale. Le retour du roi en France, après le départ de Ferdinand pour l'Espagne, dut rassurer Jules II : Louis XII ne quitta cependant pas la Lombardie, qu'il avait parcourue au milieu de tournois et de fêtes dont Jean d'Authon nous donne les plus curieuses descriptions, sans laisser de puissantes garnisons dans le Milanais et la seigneurie de Gênes.

 

 

 



[1] Daru, Histoire de Bretagne, t. III, liv. 8.

[2] Claude de Seyssel, Histoire de Louis XII, p. 47.

[3] M. Todière, Histoire des Temps modernes, p. 121.

[4] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 439.

[5] Guichardin, Histoire d'Italie, liv. VII, ch. 2.

[6] Histoire de Bayard, par le Loyal Serviteur, ch. 27.