HISTOIRE DE LOUIS XII

 

CHAPITRE PREMIER. — MARIAGE DE LOUIS XII AVEC ANNE DE BRETAGNE. - CONQUÊTE DU MILANAIS.

 

 

Avènement de Louis XII. — Sa conduite sage et magnanime. — Georges d'Amboise, son premier ministre. — Sacre du roi. — Diminution des impôts. — Louis XII fidèle aux promesses de son avènement. — Divorce du roi avec la vertueuse Jeanne de France. — Son mariage avec la veuve de Charles VIII. — Administration Intérieure et réformes. — Opposition de l'Université. — L'archiduc Philippe rend hommage à Louis XII. — Expédition d'Italie. — Succès rapides des Français. — Fuite de Ludovic Sforza — Entrée de Louis XII à Milan. — Il nomme Trivulce gouverneur du Milanais. — Réaction en faveur de Ludovic Sforza. — Ce prince rentre dans Milan. — Nouveaux préparatifs de Louis XII. — Seconde conquête du Milanais. — Trahison des Suisses envers Sforza. — Pardon accordé à Milan. — Sort de Ludovic Sforza.

 

A la mort de Charles VIII, le prince Louis d'Orléans, âgé d'environ trente-six ans, monta sur le trône sans aucune opposition (1498). Il était fils de Charles, duc d'Orléans, qui resta si longtemps captif en Angleterre, et de Marie de Clèves. Louis X1 l'avait contraint d'épouser, en 1476, Jeanne de France, sa fille, princesse spirituelle, bonne et pieuse, mais difforme, et pour laquelle il manifesta toujours de la répugnance. Il avait assisté, en qualité de premier prince du sang, au sacre de Charles VIII. Mécontent de voir toute l'autorité passer entre les mains de Anne de Beaujeu, la sœur aînée du roi, il avait entrepris de lui enlever la régence. Après quelques tentatives infructueuses, il s'était retiré en Bretagne avec le comte de Dunois et quelques autres -seigneurs. Mais le sort des armes ne lui avait pas été favorable : La Trémouille, le chevalier sans reproche, avait écrasé son parti à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (1488). Le duc d'Orléans, fait prisonnier, enfermé à la Tour de Bourges, et traité avec une extrême rigueur, avait éprouvé pendant ces malheurs les soins tendres et généreux de la princesse Jeanne, son épouse, dont les prières et les larmes avaient enfin obtenu sa délivrance.

Élevé à l'école de l'adversité, le duc y conserva les vertus que lui avait données la nature, et lorsqu'il parvint à la couronne, il les développa encore sur le trône. Dès son avènement, Louis XII, par sa conduite sage et magnanime, prévint toute chance de troubles. Ce n'est point au roi de France à venger les querelles du duc d'Orléans : telle fut la maxime qui régla les premiers actes du successeur de Charles VIII. Le sire Louis de La Trémouille, qui l'avait jadis vaincu et fait prisonnier à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, craignait son ressentiment. Louis XII manda sur-le-champ ce capitaine renommé, et « le confirma en tous ses états, offices, pensions et bienfaits, le priant de lui être aussi loyal qu'à son prédécesseur, avec promesse de meilleure récompense. » On sait que La Trémouille ne fut pas moins grand par son invariable fidélité envers Louis XII, que ce monarque ne l'avait été envers lui par le généreux et sage oubli des injures du duc d'Orléans.

Lorsque, suivant l'usage, on présenta au nouveau roi la liste de tous les officiers et conseillers de son prédécesseur pour renouveler les provisions de ceux qu'il voulait conserver, il marqua d'une croix les noms des personnages qui lui avaient été le plus contraires. Ceux-ci éprouvèrent alors de vives inquiétudes ; mais toutes les craintes furent bientôt dissipées : Qu'ils se rassurent, dit le prince ; en leur apposant le signe sacré de notre salut, n'ai-je point annoncé le pardon ? Il déclara qu'il maintiendrait tout homme en son entier et état, et ne voulut pas se rappeler quels étaient ceux des serviteurs de Charles VIII qui avaient excité ce roi, dans les derniers temps de sa vie, à le tenir éloigné de la cour. Madame Anne de France s'était montrée l'implacable ennemie du duc d'Orléans : Louis XII invita cette princesse et son mari, le duc Pierre de Bourbon, à se rendre près de lui à Blois, et les combla de ses bontés et de ses faveurs. Entraîné par son cœur généreux, il assura même à leur fille unique, Suzanne de Bourbon, les vastes domaines de ses parents, dont une partie, après leur mort, devait retourner à la couronne. Le mariage de Suzanne avec le comte de Montpensier, Charles de Bourbon, son cousin, fixa définitivement l'héritage dans cette famille.

S'il était beau d'oublier les injures, il était juste de se montrer reconnaissant des services de ses amis. Louis XII choisit pour son premier ministre Georges d'Amboise, archevêque de Rouen, qui avait partagé ses revers. Homme d'un grand esprit et d'un grand cœur, Georges d'Amboise réunissait toutes les qualités sociales et politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et économe, habile et vrai, il redoubla de vigilance et d'application pour répondre dignement à la confiance de son maître. Il n'y avait point de général qui sût régler aussi bien que le prélat l'ordre et le détail d'une expédition. S'il aimait les louanges, il s'efforçait de les mériter, en servant le roi et l'Etat plus par• zèle que par gloire ou par intérêt. Plein de fermeté et de courage, il ne s'effrayait point du danger ; mais il était 'plus fécond en expédients pour en sortir avec honneur, qu'attentif à l'éviter. Ce digne ministre s'associa à toutes les vues bienfaisantes du monarque, et mérita le glorieux surnom d'ami da peuple. Les autres ministres du roi avaient vieilli dans les affaires sous Louis XI : c'étaient le maréchal de Gié ; l'amiral de Graville ; Louis d'Amboise, évêque d'Albi, frère de Georges, homme d'un génie supérieur, habile dans les négociations et les affaires ; le sire Du Bouchage ; le chancelier de Rochefort.

Louis XII ne témoigna pas moins de-bienveillance aux députés bourgeois des bonnes villes, qui étaient venus le complimenter, qu'aux anciens serviteurs de Charles VIII. Il leur promit de s'occuper sérieusement à soulager les misères du pauvre peuple. Une ordonnance rigoureuse assigna des garnisons fixes aux gens de guerre, que le faible gouvernement de Charles VIII n'avait pu assujettir à une discipline régulière, assura leur subsistance, et réprima leurs pilleries et violences. Louis XII ne voulut point faire supporter au peuple les frais des funérailles du monarque défunt, et les paya de ses propres deniers. Il renonça aux trois cent mille livres que les rois avaient coutume de recevoir pour droit de joyeux avènement, et pourvut avec ses épargnes aux dépenses de son sacre. Cette cérémonie eut lieu à Reims, au milieu d'un immense concours de seigneurs et de peuple (27 mai). On y déploya une magnificence extraordinaire. Les anciens pairs ecclésiastiques y assistèrent en personne ; les pairs laïques furent représentés par les ducs d'Alençon et de Bourbon, comme princes du sang royal, et par quatre autres princes étrangers. Dès ce jour, Louis XII annonça hautement les prétentions qu'il songeait à faire valoir, en joignant au titre de roi de France ceux de roi de Jérusalem, des Deux-Siciles, et de duc de Milan.

Après son couronnement, Louis diminua les impôts d'un dixième, et dans la suite, loin de les augmenter afin de subvenir aux frais des guerres d'Italie, il continua à les diminuer pendant son règne, jusqu'à ce qu'ils fussent réduits au tiers. Aussi le peuple reconnaissant accueillit-il le roi, au retour du sacre, avec des acclamations de joie unanimes. Du reste, les promesses de l'avènement de Louis XII ne furent point de vaines promesses, telles qu'on en peut faire pour éblouir au commencement d'un règne ; le monarque les remplit fidèlement ; et sa volonté ferme, éclairée, de faire le bien, ne se démentit jamais. « Le jeune prince frivole et léger était devenu un roi sage, humain, dévoué à ses devoirs, administrateur économe et vigilant de la fortune publique, protecteur intelligent de l'ordre et de la justice, digne appréciateur du mérite et de la probité : k France n'eut généralement qu'à applaudir au choix de ses conseillers et de ses capitaines ; enclin à subir un peu autre mesure l'influence de ceux qu'il aimait, il eut le bon sens et le bonheur de bien placer ses affections[1]. »

Par son contrat de mariage avec Charles VIII, Anne de Bretagne s'était engagée, dans le cas où le roi viendrait à mourir sans enfants, à ne convoler en secondes noces qu'avec le successeur de ce prince, ou avec l'héritier présomptif de la couronne. Mais cet héritier, le comte d'Angoulême, n'avait que quatre ans, et le roi était marié depuis vingt-deux ans avec Jeanne de France, la seconde fille de Louis XI. Aussitôt après hi mort de Charles VIII, la reine Anne, qui était peu Française et très-jalouse de sa couronne ducale, s'était retirée en Bretagne, où déjà elle avait fait acte de souveraineté, en publiant des édits, en frappant des monnaies, et en convoquant les ordres de la province. Cette princesse, alors âgée de vingt et un ans, était belle et sage, mais fière et ambitieuse. Souvent elle disait aux dames qu'elle admettait dans sa confidence, « qu'elle demeureroit plutost toute sa vie veuve d'un roi, que de se rabaisser à un moindre que lui. Toutefois, qu'elle ne désespéroit tant de son bonheur, qu'elle ne pensast encore estre un jour reine de France régnante, comme elle l'avoit esté, si elle vouloit[2]. »

Louis XII comprit qu'il devait l'épouser, ou renoncer à la Bretagne. Il résolut alors de briser l'obstacle qui le séparait de la reine veuve, et entreprit de se séparer de Jeanne, dont il n'avait pas d'enfants, et que lui avait imposée la contrainte du terrible Louis XI. Anne montra d'abord de grands scrupules ; cependant les messages se succédèrent, et les négociations furent conduites avec tant d'activité, qu'en peu de jours elle eut accepté la proposition d'épouser le successeur du feu roi aussitôt que faire se pourrait. Restaient au roi de grandes difficultés pour faire annuler son mariage avec Jeanne de France. Il adressa donc une requête au pape Alexandre VI, qui chargea trois commissaires ecclésiastiques d'informer et de procéder juridiquement sur cette requête du monarque. Deux de ces délégués furent le cardinal de Luxembourg et l'évêque d'Albi.

Jeanne de France, qui n'avait point été couronnée avec son mari, se trouva réduite à comparaître au doyenné de Tours, par-devant les commissaires du pape et leurs assesseurs, afin de défendre sa cause. Résignée d'avance au triste sort qu'elle n'avait que trop prévu, elle commença par déclarer que si elle soutenait ce procès contre le roi son époux, c'était à regret et par devoir de conscience ; que, sans cela, elle n'aurait pas voulu s'opposer à sa volonté pour tous les biens et honneurs du monde, suppliant le roi son seigneur, dont elle désirait faire le plaisir, sa conscience gardée, de n'être mécontent d'elle. La sentence du divorce fut prononcée à Amboise (17 décembre 1498).

L'épouse répudiée, renonçant à un monde qui s'était montré si injuste à sou• égard, se retira à Bourges, où elle fonda l'ordre des religieuses Annonciades, que confirmèrent les papes Alexandre VI et Léon X. Il serait difficile d'imaginer une princesse plus auguste, plus malheureuse et douée de plus grandes vertus. Elle était née dans une cour pleine d'intrigues, et cependant la simplicité, la candeur firent le fond de son caractère. La princesse avait conservé ses rares qualités au milieu des viles passions qui s'agitaient en tous sens autour d'elle. Jeanne passa le reste de ses jours dans les pratiques d'une dévotion ardente et charitable, et dans la société de saint François de Paule et de tous les pieux personnages de cette époque. La vénération publique l'accompagna au fond de l'asile qu'elle avait choisi[3].

Trois semaines après le prononcé de la sentence, le mariage de Louis XII et d'Anne de Bretagne fut célébré dans la chapelle du château de Nantes (8 janvier 1499).

Par les clauses de ce second contrat, moins avantageux à la couronne que celui de Langeais, Anne, s'intitulant vraye duchesse de Bretagne, se réserva, pour la durée de sa vie, la jouissance pleine et entière de son duché. Elle exigea qu'à sa mort le duché passât à son second enfant mâle, ou à sa fille aînée, » ou enfin à ses prochains ou vrais héritiers, sans que les autres rois ou successeurs du roi en pussent quereller, ne aucune chose demander. » La veille de son mariage, Anne obtint du roi une déclaration qui garantissait à la Bretagne tous ses droits et libertés, et son administration particulière. Louis XII s'engageait à ne rien changer à ce que la reine avait établi dans son duché depuis la mort du roi Charles VIII, et à ne révoquer aucun des officiers qu'elle avait nommés. Il réservait au choix exclusif d'Anne le droit de pourvoir au remplacement de tous ceux qu'il y aurait à remplacer. Aucun impôt ne serait levé dans le duché sans le consentement des états régulièrement convoqués, et les bénéfices ne (levaient être conférés qu'à des nationaux. « La reine se prévalut de cette déclaration pour conserver, pendant son union avec Louis XII, le gouvernement de la Bretagne, qu'elle n'avait jamais exercé sous Charles VIII. Elle fit venir une garde composée de Bretons, qui faisait le service auprès de sa personne concurremment avec une garde française[4]. »

On pourrait croire que cette affaire absorbait alors toutes les pensées du roi et de ses conseils ; mais il n'en était pas ainsi, et Louis XII s'efforçait de la faire oublier par la sagesse de son administration. Ainsi il acheva l'organisation du Grand Conseil de justice que Charles VIII, à l'instigation du chancelier Gui de Rochefort, avait érigé en cour souveraine et permanente. Ce conseil, avec lequel le parlement devait avoir de fréquents conflits de juridiction, devint un instrument utile sous la main de Louis XII et de ses habiles ministres. Ses membres, dont le nombre avait été fixé à vingt conseillers, outre les maîtres de l'hôtel et deux secrétaires, firent partie de l'assemblée des notables que le roi convoqua à Blois pour travailler à la réforme de la justice. Dans cette réunion d'hommes éclairés flat préparée une grande ordonnance en cent soixante-deux articles. Louis XII la porta lui-même au parlement de Paris, qui l'examina, la vérifia, et en fit l'objet de plusieurs remontrances auxquelles le roi eut égard. Il la publia modifiée d'après les observations de ce grand corps judiciaire (mars 1499).

Dans ses huit premiers articles, cette ordonnance, répondant an vœu des étais généraux de 1484, remettait en vigueur et en honneur la pragmatique, digne ouvrage de saint Louis, renouvelé par Charles VII. Elle réglait ensuite avec sagesse la durée des procès, le nombre des instances, les- frais de la procédure ; proscrivait les commissions spéciales ; garantissait l'indépendance des magistrats par la défense d'obéir aux commandements contraires aux lois qui leur seraient présentés ; leur interdisait, sous des peines sévères, de prendre dépens, ni aucune chose des parties ; hors les épices, réduites à un taux raisonnable ; réprimait l'industrie des greffiers et procureurs ; soumettait les juges à des examens, et assurait la libre élection des officiers de justice à leurs collègues. A côté des plus utiles dispositions, cette ordonnance célèbre laissait pourtant d'énormes abus : elle maintenait la torture et la procédure secrète.

« Charles VII, Louis XI et Charles VIII habitèrent, pendant leurs rares séjours à Paris, le palais des Tournettes récemment agrandi par les Anglais. Louis XII, au contraire, revint habiter la demeure de la justice. Souvent on le rencontrait traversant la grande salle sur sa mule, à cause de ses infirmités précoces, pour aller assister aux plaids. Le peuple se pressait autour de lui, et parfois même étendait des tapis sous les pieds de sa monture. Louis XII aimait la justice comme saint Louis ; il la voulait simple, franche et paternelle[5]. » Souvent il prenait place parmi les juges, écoutait les plaidoyers des avocats, et assistait aux délibérations.

Gouverneur de Normandie sous le règne précédent, Louis avait eu plus d'une fois l'occasion de remarquer les vices de l'échiquier, tribunal suprême de cette province, qui n'était autre chose que l'ancienne cour féodale, une sorte de grands-jours tenus par des membres du parlement de Paris, à la Saint-Michel et à Pâques. A la requête des trois états de cette province, l'échiquier fut constitué en cour souveraine, permanente, et devint le parlement de Rouen. Le frère du cardinal, Aimeric d'Amboise, chevalier de Rhodes et grand prieur de France, en ouvrit la première séance, et reçut le serment des officiers (1499).

Les états de la Provence envoyèrent aussi des députés à Louis XII pour obtenir la réformation de la justice. Les plaintes fréquentes qu'avaient reçues ses prédécesseurs sur le Conseil-Éminent ou cour judiciaire de ce pays, et sur ses nombreuses juridictions subalternes, le portèrent à écouter plus favorablement leurs prières. Par un édit daté de Lyon, il érigea te conseil souverain en parlement, séant à Aix (juillet 1501), et lui accorda de grandes prérogatives. Ses membres furent choisis, pour la plupart, dans le tribunal auquel ils étaient autrefois attachés.

Toutes les réformes s'opérèrent sans aucune opposition de la part de l'armée et des tribunaux ; mais l'université de Paris n'imita point cette soumission. Suivant Godefroy, elle comptait alors plus de vingt-cinq mille écoliers on prétendus tels, et jouissait de nombreux privilèges, dont plusieurs, avec le temps, étaient devenus si scandaleux, que les états de Tours en avaient sollicité la suppression. Un édit royal les attaqua de front, et retrancha tous ceux qui étaient incompatibles avec l'ordre public. L'Université ne voulut voir dans cet édit qu'un attentat à des droits regardés comme, sacrés. Elle protesta, mit toutes ses écoles en interdit, et ordonna aux prêcheurs de cesser leurs prédications. Les étudiants, excités à la résistance par les docteurs les plus renommés, parcoururent tumultueusement les rues de la ville, leurs bâtons ferrés au poing, vomissant des injures contre les ministres et contre le roi lui-même. Le parlement, qui avait enregistré et publié l'édit royal, enjoignit aux régents de continuer leurs leçons ; mais pas un n'obéit ; des attroupements armés se formèrent, et tout semblait annoncer une révolte.

Louis XII était alors à Blois ; quand il apprit que son chancelier, Gui. de Rochefort, n'avait pu apaiser le tumulte, il se dirigea vers Paris avec ses gardes. Dans le désir de prévenir les suites fâcheuses de cette affaire, l'Université, dont le recteur Jean Cave s'était compromis, envoya des députés à Corbeil, où le roi venait d'arriver. Ils s'efforcèrent de dissiper les impressions données à Louis XII contre l'Université, qu'on lui avait dépeinte comme un corps capable de porter les peuples à la sédition, et implorèrent sa clémence, sans réclamer leurs privilèges.

Georges d'Amboise, prenant alors la parole, leur dit : « Vous ne devez pas être surpris, Messieurs, si le roi, dans son équité, a jugé convenable de mettre des bornes à vos privilèges, dont l'étendue servait à couvrir plusieurs abus. Vous deviez vous-même les abolir, sans attendre qu'on le fît pour vous. Vous deviez y consentir les premiers, au lieu de résister en ordonnant de fermer les classes, et en imposant silence aux prédicateurs. Le roi n'a prétendu donner aucune atteinte à vos libertés, ni troubler votre repos, ni détourner les gens de bien de leurs études. Il se souvient de la tranquillité que les rois ses prédécesseurs ont voulu vous procurer. Il sait les importants services que vous avez rendus à l'Église et à l'État. Mais quel intérêt aviez-vous à soutenir les méchants dans l'abus qu'ils font de leurs privilèges, dont ils ne se servent que pour semer le trouble et la division ? Le roi aime beaucoup mieux qu'il y ait à Paris moins de régents et moins d'écoliers, pourvu qu'ils soient plus soumis et plus sages. Conduisez -vous donc si bien, que vous puissiez acquérir la science que vous êtes venus chercher dans une école fondée par nos rois....

Quand le cardinal eut ainsi parlé, les députés demandèrent si le roi n'avait rien à leur ordonner davantage. « Allez, allez, leur dit Louis XII, et saluez les bons écoliers de ma part ; à l'égard des autres, je ne m'en inquiète pas. » Puis, se frappant la poitrine : « Je sais, ajouta-t-il, qu'il y a des prédicateurs qui ont osé parler contre moi, mais je les enverrai prêcher ailleurs. » Ces derniers mots firent comprendre aux envoyés combien le roi était irrité. Ils retournèrent promptement à Paris, et firent le même jour leur rapport à l'Université, qui ordonna aux professeurs de reprendre leurs exercices ordinaires, et aux prédicateurs de prêcher comme auparavant. Louis XII rentra dans Paris, et fit confirmer au parlement ses nouvelles ordonnances, sans permettre d'y rien changer. Dans la suite, on ne vit plus reparaître ces interdits universitaires qui avaient souvent troublé Paris au moyen âge.

La même année (1499), une inondation subite de la Seine renversa le pont Notre-Darne avec les maisons qu'il supportait, et le cours de la rivière fut interrompu par l'énorme quantité des décombres au milieu desquels périrent quatre eu cinq personnes. On s'en prit à la négligence du prévôt des marchands et des-échevins de la ville ; on les jeta en prison, et le parlement mit d'autres officiers à leur place. Le roi fit reconstruire ce pont en pierre par un cordelier nommé Jean Joconde, ancien architecte du Petit-Pont.

Heureuse la France, si Louis XII se fût contenté de ces travaux de la paix, qui lui conciliaient l'amour du peuple, ou s'il n'eût entrepris que des conquêtes vraiment nationales ! Il en trouva l'occasion. A la mort de Charles VIII, l'empereur Maximilien, au mépris du traité de Senlis, jeta brusquement des troupes sur le nord de la Bourgogne ; le vicomte de Narbonne, à la tête de quelques compagnies d'ordonnance, repoussa facilement les agresseurs ; mais le roi négligea de reprendre l'offensive. Il s'empressa même d'accueillir les propositions pacifiques du souverain des Pays-Bas, l'archiduc Philippe le Beau, fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne, et renouvela avec ce prince le traité de Senlis (20 juillet 1498). L'archiduc, en échange des châtellenies de Lille, Douai et Orchies, promit à Louis XII de lui laisser, sa vie durant, la possession de la Bourgogne, du Mâconnais, d'Auxerre et de Bar-sur-Seine. L'année suivante, il rendit hommage au roi pour la Flandre, l'Artois et le Charolais, entre les mains du chancelier de France, qui reçut son serinent dans la ville d'Arras.

Au milieu des soins multipliés de l'administration intérieure, Louis XII ne perdait point de vue l'Italie. Il avait en effet résolu de faire revivre les droits que lui avait légués Charles VIII sur le royaume de Naples, et ses prétentions au duché de Milan, dont il se croyait le légitime seigneur, comme petit—fils de Valentine de Visconti. Ces nouvelles prétentions étaient, elles fondées ? On peut en douter, puisque l'empereur Wenceslas, en conférant le Milanais aux Visconti, en avait exclu les femmes à perpétuité. Les Sforza, il est vrai, avaient obtenu ce duché au nom des femmes ; mais ils avaient pour eux l'assentiment du peuple et le droit d'une longue possession. Louis XI et Charles VIII n'avaient—ils pas eux-mêmes reconnu ce droit par leurs traités d'alliance avec ces princes ?

Louis XII s'occupa d'abord du Milanais, et avant d'éclater il renouvela le traité d'Étaples avec le roi d'Angleterre Henri VII (14 juillet 1498), et celui de Barcelone avec Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon. Il employa tous les ressorts de la diplomatie pour se procurer des alliés en Italie, où il trouva des amis dans la plupart des ennemis de Charles VIII. Le pape Alexandre VI était plus que jamais dévoué à ses intérêts, depuis le mariage de César Borgia avec Charlotte, fille d'Alain, sire d'Albret, et sœur du roi de Navarre. Venise, irritée contre le duc de Milan, Ludovic Sforza, qui contrariait ses vues sur Pise, se hâta de répondre aux avances du roi de France, et de conclure avec lui un pacte offensif (février 1499). Elle promit d'attaquer le Milanais à l'est, et de fournir six mille hommes à Louis, qui, de son côté, consentit à lui céder le Crémonais et toute la rive gauche de l'Adda. Le jeune duc de Savoie, Philibert II, dont la sœur, Louise de Savoie, avait épousé le comte d'Angoulême, accorda aux Français le passage des Alpes et quelques troupes auxiliaires. Enfin les Suisses, qui venaient d'entrer en guerre avec l'empereur Maximilien, renouvelèrent les anciens traités à Lucerne (16 mars 1499). Louis XII prenait l'engagement de payer aux ligues suisses une pension perpétuelle de vingt mille francs, plus un secours annuel de vingt mille florins lorsqu'ils auraient des guerres à soutenir ; de leur côté, les ligues promettaient tout ce qu'elles pourraient lever de gens de guerre, sous la condition d'une solde mensuelle de quatre florins et demi par tête.

Tous les obstacles semblaient s'aplanir devant Louis XII ; aussi poussait—il ses préparatifs avec la plus grande vigueur. L'épouvante régnait à la cour de Milan depuis que Ludovic, dont le péril croissait de jour en jour, avait échoué dans la plupart de ses négociations pour obtenir des secours. ta république de Florence, qu'il s'était efforcé d'entraîner dans ses intérêts, paraissait disposée à garder la neutralité. Maximilien, qui avait épousé sa nièce, était alors occupé de sa guerre contre la Suisse ; le duc de Ferrare, Hercule d'Est, beau-père de Ludovic, refusait de se compromettre pour son gendre, dont il avait à se plaindre ; et le roi de Naples, Frédéric que menaçait aussi la tempête, aimait mieux l'attendre que de se résoudre à l'affronter. Abandonné de tout le monde, le duc de Milan envoya des députés au sultan Bajazet Il, pour le supplier d'opérer une diversion en sa faveur contre les Vénitiens. Bajazet commença aussitôt la guerre 'avec un appareil formidable par mer et par terre. Le pacha de Bosnie pénétra dans le Frioul, dévasta tout jusqu'aux rives de la Livenza et fit massacrer sur le Tagliamento une grande partie des captifs qui étaient tombés en son pouvoir. Mais les ravages et les cruautés des hordes turques rendirent encore plus odieux l'allié des infidèles, et n'empêchèrent point les Vénitiens d'envoyer des troupes dans le Bressan, afin d'attaquer le duché en même temps que les Français.

Ludovic, ne pouvant compter que sur ses propres forces contre son puissant ennemi fortifia en toute diligence Annone, Novare et Alexandrie-de-la-Paille, qui auraient à contenir les premiers efforts des Français. Il résolut de leur opposer. un Napolitain réfugié, Galéas de San-Severino., avec seize cents hommes d'armes, quinze cents chevau-légers, dix mille hommes d'infanterie italienne et cinq cents lansquenets allemands. Il ordonna à ce général de ne s'attacher qu'à la défense des places, sans tenir la campagne. Il opposa ensuite le brave et intelligent marquis de Mantoue aux Vénitiens avec le reste de ses troupes. Mais il changea bientôt cette dernière disposition, par imprudence ou par avarice, se brouilla arec le marquis pour plaire à San-Severino, jaloux du mérite de ce seigneur, et ne laissa dans la partie du Milanais voisine des États de Venise, qu'un petit nombre de troupes, sous les ordres du comte de Caiazzo.

Cependant l'armée française se réunissait à Lyon ; le roi, ne voulant pas augmenter les impôts, s'était procuré de l'argent par la vente des cilices de finances ; avant la fin de juillet 1499, tous les préparatifs étaient terminés. Louis XII se rendit à Lyon, afin de passer la revue de son armée, qu'il ne devait pas conduire en personne ; elle se composait de seize cents lancés, formant ensemble neuf mille six cents cavaliers, treize mille fantassins ; dont cinq mille. Suisses, quatre mille Gascons, quatre mille boni-Mei des autres provinces de France, et cinquante-huit piètes de canon. Elle franchit lei Alpes sous le commandement de trois vaillants et habiles chefs, Louis de Luxembourg, comte de Ligni, le maître et le patron de l'illustre Bayard, Stuart d'Aubigny, de la maison royale d'Écosse, et Jean-Jacques Trivulce, très-bon Français, quoique Lombard de naissance.

Après avoir traversé le Piémont, l'armée acheva de s'assembler à Asti, et entra en campagne (13 août). Elle assiégea et emporta rapidement Arazzo, citadelle située sur le bord du Tanaro-, Annone, sur le grand chemin d'Asti à Alexandrie, place d'une assiette avantageuse, dont elle passa toute la garnison au fil de l'épée ; Valence, que livra son gouverneur. Les Français se répandirent ensuite dans tout le Pays avec impétuosité, prirent sans aucun obstacle Bassignano, Voghiera, Castelnuovo et Ponte-Corona ; quelques jours après Antoine-Marie Pallavicino leur abandonna la ville et le château de Tortone sans attendre l'assaut, et se retira au-delà du Pô[6]. Trivulce, proscrit autrefois par Ludovic Sforza, comme chef du parti guelfe, avait de telles intelligences dans tout le Milanais, que Galéas n'osa tenir la campagne, et alla se renfermer avec toutes ses troupes dans Alexandrie.

Quand ces nouvelles furent portées à Milan, Ludovic, voyant les rapides succès de ses ennemis et l'extrémité où il était réduit, perdit la tête et le courage. Il eut alors recours à des moyens désespérés, qui ne servirent qu'à découvrir la grandeur du péril. Après le dénombrement, dans la ville de Milan, de tous les hommes capables de porter les armes, il assembla le peuple, dont il était haï à cause de l'empoisonnement de son neveu Jean-Marie Galéas, et des taxes qui accablaient le pays. Le duc révoqua une partie des impôts, et tenta de justifier sa manière de gouverner, en expliquant à ses sujets qu'elle lui était dictée par la nécessité. Ses paroles ne le servirent pas mieux que les troupes opposées aux Français. La crainte que lui avait inspirée cette fière nation, dit Guichardin, lui rendait les Vénitiens moins redoutables. Quoique ceux-ci, entrés dans la Ghiarra d'Adda, se-sussent déjà rendus maîtres de Caravaggio et de quelques autres villes voisines de l'Adda, il en rappela le frère de Galéas, le comte de Caiazzo, avec la plus grande partie de ses forces, et les envoya joindre ce général pour défendre Alexandrie.

Tandis que Caiazzo faisait construire, avec le plus de lenteur possible, un pont sur le Pô, afin d'aller au secours de son frère, les Français investirent Alexandrie, que leur artillerie battait depuis deux jours. La nuit du troisième, Galéas quitta secrètement la ville avec une partie de ses chevau-légers pour courir à Milan. Cette honteuse retraite fit voir à Ludovic, dont l'imprudence n'était pas pardonnable, qu'il y a une grande différence entre savoir commander une armée et briller dans un tournoi en maniant tin cheval avec adresse, exercice où Galéas n'avait point d'égal dans toute l'Italie. Sitôt que les soldats de ce général de parade connurent la désertion de leur chef, ils évacuèrent Alexandrie en désordre à la faveur des ténèbres, et se dispersèrent. Les Français y entrèrent sans opposition ; mais, malgré les efforts du comte de Ligni et des autres capitaines, les fantassins suisses et gascons livrèrent cette ville au pillage et à l'incendie.

La catastrophe d'Alexandrie jeta l'épouvante dans le Milanais, qui se trouva attaqué de toutes parts à la fois : d'un côté, les Français, ayant passé le Pô, assiégèrent Mértara, et Pavie se rendit à eux avant qu'ils parussent devant la ville ; de l'autre, les Vénitiens, après avoir traversé l'Adda sur un pont de bateaux, s'avançaient jusqu'aux portes de Lodi. Partout les villes ouvraient leurs portes aux Français, ou se révoltaient d'elles-mêmes ; partout le peuple se montrait indifférent ou hostile ; à Milan régnaient le désordre et la terreur, et Antoine de Landriano, trésorier général du duc, fut massacré en pleine rue. Ludovic jugea tout perdu s'il n'obtenait de puissants secours de l'empereur : le More envoya en Allemagne ses enfants, Maximilien et François, sous la garde du cardinal Ascanio, son frère, et du cardinal San-Severino, avec les deux cent quarante mille ducats qui lui restaient. Il se décida ensuite à confier le château de Milan et les autres places encore fidèles à quelques affidés ; puis il partit pour Côme, afin d'aller trouver l'empereur Maximilien.

A peine Ludovic était-il en route, que le comte de. Caiazzo, pour colorer sa perfidie, lui déclara de vive voix que, puisqu'il abandonnait ses États, il renonçait à le servir, et passa dans les rangs des Français avec ses soldats. Poursuivi de près entre Côme et Bornio, par ce traître et par l'ennemi, le More gagna difficilement les montagnes de la Valteline : avant qu'il fût arrivé à Insprück, où séjournait l'empereur, les lis de France avaient remplacé dans toute la duché la guivre milanaise ; la capitale avait• envoyé des députés aux généraux de Louis XII, qui s'étaient avancés, avec l'armée victorieuse, à six milles de ses murs, et leur avait remis ses clefs. Toute cette duché, la plus belle et la plus riche du monde, avait suivi l'exemple de Milan. Un mois avait suffi aux Français pour achever la conquête de cet État florissant ; le château de Milan, qui passait pour imprenable, et dont Ludovic avait confié la défense à Bernardino da Corte de Pavie, qu'il avait préféré à tous ses autres serviteurs, capitula le 14 septembre, sans attendre un seul coup de canon : Le commandant reçut, en récompense de sa perfidie, une somme importante, une compagnie de cent lances, une pension et plusieurs autres faveurs. Mais la trahison de Bernardino da Corte de Pavie parut si infâme et si odieuse aux Français eux-mêmes, qu'on le fuyait comme un pestiféré. Accablé sous le poids du mépris, ne survécut pas longtemps à sa honte ; il se pendit. Suivant Guichardin, il mourut.de chagrin. « Ce rapide triomphe attestait moins encore la valeur et la science militaire des Français, que la perfidie des condottieri et l'anéantissement de l'esprit public chez les Lombards[7]. »

An bruit des revers de Ludovic, Gênes, qui suivait tous les mouvements de la politique milanaise, chassa ses gouverneurs, et se hâta de reconnaître encore une fois la suzeraineté du roi de France. Transporté de joie à la nouvelle de ces éclatants succès, dont la promptitude avait passé ses espérances, Louis XII accourut au-delà des monts, et le 6 octobre 1499, il fit son entrée triomphale à Milan r aux cris mille fois répétés de vice la France ! Tout le peuple, sénateurs, juges, clergé, noblesse, marchands, parés de la croix blanche, s'empressaient sur le passage du nouveau souverain. Les enfants chantaient des hymnes à sa louange, l'appelant le grand roi, le libérateur de la patrie. Dans le brillant cortége qui l'entourait, on distinguait le cardinal de Saint-Pierre-ès-Liens, alors tout dévoué aux intér4ts de la France, le duc de Ferrare, le marquis de Mantoue, le comte de Caiazzo, les alliés, les voisins, les capitaines du malheureux Ludovic.

De son côté, Louis XII se montra plein de bienveillance et de générosité à l'égard de ses nouveaux sujets, soulagea le peuple par la diminution des impôts, interdit toute poursuite contre les partisans de la maison de Sforza, et restitua plusieurs domaines confisqués. Pour se conciL lier la noblesse, il révoqua tes ordonnances vexatoires des ducs de Milan sur la chasse, et pour l'exacte et prompte exécution de la justice, il établit dans la capitale un parlement sur le modèle des cours souveraines de France. Prodiguer toutes les marques de faveur aux savants et aux artistes, fonder à Milan une chaire de théologie, une de droit, une de médecine, et y attirer, par des honneurs et des appointements élevés, les plus célèbres professeurs, furent autant de mesures qui attestaient l'admiration du roi et de son ministre pour la civilisation italienne. Avant son départ, Louis XII reçut les ambassadeurs de la plupart des princes d'Italie, et conclut, en vue de la conquête de Naples, des traités d'alliance avec le duc de Ferrare, le marquis de Mantoue, Jean Bentivoglio, seigneur de Bologne, et la république de Florence. Il donna Vigevano et plusieurs autres places à Trivulce, dont il voulait surtout reconnaître les services, le nomma son lieutenant général dans le Milanais, et confia le gouvernement de. Gênes à Philippe de Clèves, sire de Ravenstein, son proche parent du côté maternel.

Tout semblait favoriser la France ; l'empereur Maximilien avait renouvelé sa trêve avec Louis XII jusqu'au mois de mai 1500. Naples paraissait redouter le même sort que Milan, et déjà le roi, fidèle à ses engagements, avait donné au duc de Valentinois, César Borgia, pour conquérir les seigneuries de la Romagne, trois cents lances sous les ordres d'Yves d'Alègre, et quatre mille 'Suisses, commandés par le bailli de Dijon. Par malheur, Trivulce, excellent capitaine ; était mauvais-politique. Chef du vieux parti guelfe, esprit hautain et violent, il vexa, par la partialité qu'il témoignait aux Guelfes, les Gibelins, fort puissants à Milan et dans les autres places du duché, et s'aliéna les classes populaires par ses procédés superbes. Il laissa les bandes françaises courir le pays et piller les propriétés des Milanais ; les habitants, auxquels il avait fait espérer en vain l'abolition complète des impôts, se lassèrent bientôt de son système d'oppression. Une circonstance grave acheva de soulever la population contre lai : un jour, les bouchers de Milan s'ameutèrent sur le marché, et, avec leur insolence ordinaire, ils s'opposèrent à la levée des taxes, dont ils n'avaient pas été exempts. Trivulce accourut, et en tua plusieurs de sa propre main ; l'irritation du peuple fut extrême. Ainsi, la plus grande partie de la noblesse et toute la population, toujours avides de nouveautés, souhaitaient le retour de Ludovic. Bientôt un vaste complot fut ourdi dans tout le duché en faveur du prince dépouillé de la couronne ducale.

Accueilli comme tin allié par Maximilien, qui venait de conclure la paix avec les Suisses, Ludovic résolut de profiter des bonnes dispositions de ses sujets, et de rentrer dans ses États arec cinq cents hommes d'armes francs-comtois et huit mille Suisses, que ses trésors lui avaient permis d'attirer sous ses bannières. Trivulce, informé de sa marche, pria les Vénitiens de faire' avancer leurs troupes sur le bord de l'Adda, et écrivit à Yves d'Alègre de quitter le duc de Valentinois et de se hâter de venir le joindre avec ses gens d'armes et les Suisses. Ensuite, pour arrêter les premiers efforts de l'ennemi, il envoya une partie des troupes à Côme, où la crainte de quelque mouvement de la part du peuple de Milan l'empêcha de porter toutes ses forces. Mais la diligence de Ludovic le prévint : il se mit en chemin avant d'avoir rassemblé toutes ses troupes, passa rapidement les monts, s'embarqua sur le lac, et fut reçu dans Côme, que le comte de Ligni fut obligé d'évacuer.

A la nouvelle de la marche de Ludovic et de son armée par le lac de Côme, une insurrection presque générale éclata dans le Milanais le jour de la Conversion de saint Paul (25 janvier 1500). Trivulce, ne se croyant pas en état de contenir Milan, se retira aussitôt dans le château. Dès la nuit suivante, il en sortit après y avoir laissé une bonne garnison, et se replia, avec le comte de Ligni qui l'avait rejoint, sur Novare, ville dévouée aux Français, puis de là sur Mortara, où il voulut attendre des renforts de France. Son départ permit à Ludovic de rentrer dans sa capitale ; il y fut reçu au bruit des acclamations du peuple. Il eut bientôt recouvré la meilleure partie de son duché. Parme et Pavie se révoltèrent contre la France ; Lodi et Plaisance auraient suivi cet exemple, sans les Vénitiens.

De son côté, le Mure ne resta pas inactif ; dans un besoin si pressant, il n'oublia ni prières ni promesses pour obtenir des secours de Maximilien, la paix à toute condition de Venise, la restitution des sommes prêtées de Florence, mais tout cela sans succès. Il rassembla cependant dix mille lansquenets allemands, de non, veaux détachements francs-comtois-et albanais, force infanterie et cavalerie italienne, avec lesquels il passa le Tésin, pendant que son frère, le- cardinal Ascanio, pressait le château de Milan. 11-s'empara de. Vigevano, et- forma ensuite le siège de Novare. Les capitaines français avaient jeté dans cette ville une forte garnison sous le commandement d'Yves d'Alègre. Celui-ci défendit la place avec la plus grande intrépidité, -jusqu'à ce que tous les remparts fussent par terre ; mais, privé de secours par suite de la division qui régnait entre Trivulce et le comte de Ligni, il capitula le 22 mars, à des conditions honorables ; la garnison sortit avec armes et bagages, et gagna Mortara ; les Français restèrent- cependant maîtres du château de Novare.

La perte du Milanais remplit le roi de dépit et de honte. Il fit aussitôt partir le cardinal d'Amboise et le sire de La Trémouille à la tête de six cents lances ; le premier, avec.de pleins pouvoirs, afin de besogner à tout comme le roi en propre personne ; le second, avec le titre de lieutenant général commandant en chef les forces militaires. Tous ces préparatifs furent si prompts, qu'au commencement d'avril quinze cents lances, dix mille Suisses et six mille hommes d'infanterie française opérèrent leur jonction à Mortara, sous la conduite de La Trémouille, de Ligni et de Trivulce. Les Français marchèrent incontinent vers Novare, et le 8 avril les deux armées étaient en présence sous les murs de cette ville. Celle de Ludovic avait l'avantage du nombre ; niais ce prince pouvait-il compter sur la fidélité d'un ramas de mercenaires sans nationalité, sans discipline, sans ardeur ? En outre, les Suisses qui servaient dans les rangs des deux partis avaient reçu de leurs cantons la défense de se battre les uns contre les autres. Aussi, après les premières canonnades, l'infanterie suisse et allemande du More, voyant les Français Sn mettre en mouvement pour charger, abandonna-t-elle le champ de bataille. Elle rentra dans Novare, et le reste de l'armée se vit contraint de suivre cet exemple. Les Français s'empressèrent d'entourer la ville de toutes parts, dans la crainte que le More ne leur échappât ; les généraux détachèrent ensuite un corps de cavalerie ; qui prit position entre la ville et la rivière du Tésin ;

Dès la nuit suivante les Suisses, les Allemands et les Bourguignons (Francs-Comtois) entamèrent des négociations avec les Français et les Suisses de l’armée royale. Ludovic, ayant un pressentiment de son malheur, recourut aux prières et aux, promesses pour les engager à soutenir un siège dans Novare, ou bien à faire une sortie générale, afin de favoriser sa fuite. Mais les capitaines suisses, gagnés à prix d'or, ne voulurent pas l'écouter, et les plus mutins des soldats, moins sensibles à l'honneur et à la pitié qu'à l'argent, lui déclarèrent que, sans un ordre exprès des cantons, ils ne combattraient point les Suisses de l'armée de France, leurs frères, leurs amis, leurs compatriotes. Enfin les Suisses, les Allemands et les Bourguignons promirent aux Français de rendre leurs armes, d'évacuer la place et le pays, moyennant un sauf-conduit pour eux et leurs biens. Ludovic, qui n'avait pu les retenir ni par les prières, ni par les larmes, ni par les plus grandes promesses, les conjura de vouloir bien au moins le conduire en lieu de sûreté. Ils refusèrent ce dernier service à la victime de leur perfidie, dans la crainte de violer leur traité avec la France, et lui accordèrent pour toute faveur de se cacher dans leurs rangs en habits- de simple soldat, à leur sortie de la ville. Le 10 avril au matin, tous les Suisses, Allemands et Bourguignons quittèrent Novare, se mirent en bataille hors de la ville, et déposèrent tranquillement les armes, suivant les conventions de la veille.

Les généraux français, dans la pensée que Ludovic devait être parmi ces fantassins, les obligèrent de défiler deux à deux, trois à trois, sous les piques des Suisses du parti français ; c'est alors que le due de Milan fut reconnu, sous l'habit d'un soldai suisse, au milieu d'un bataillon. Quelques historiens disent, avec plus de raison, que des Allemands ou des Suisses le dénoncèrent pour la somme de deux cents écus. On le ramena sur-le-champ au château de Novare, et les dangereux mercenaires qui l'avaient trahi s'éloignèrent gorgés d'or et de honte, et sortirent de l'Italie ; cette contrée leur semblait être désormais leur province. Ceux de l'armée royale, en retournant dans leurs foyers, s'emparèrent de Bellinzona, l'une des portes du Milanais, et la gardèrent comme leur part dans la conquête du duché.

Informé du triste sort de son frère, le cardinal Ascanin partit aussitôt de Milan, suivi d'un grand nombre de gentilshommes gibelins ; mais il fut livré aux Vénitiens de Rivolta dans le château de Plaisantin, par Conrad Lande, son ami, chez lequel il passait la nuit. Les Vénitiens le firent prisonnier, ainsi qu'une partie de ses compagnons, et plus tard, sur la demande du roi, ils les livrèrent aux Français.

Sur ces entrefaites, les habitants de Milan, qui, la veille de cet événement, s'étaient vantés avec insolence d'enlever le cardinal d'Amboise dans Verceil, lui envoyèrent des députés pour implorer la clémence du roi. Le ministre, sagement fier, ne répondit à leurs prières que par des regards sévères, et laissa les rebelles dans la crainte plus que dans l'espérance. Georges d'Amboise, représentant du tout-puissant roi de France, fit son entrée à Milan accompagné de Trivulce et d'une nombreuse escorte. Il alla loger, non au palais ducal, mais au château, dont les séditieux n'avaient pu chasser les Français. Les canons en étaient tournés du côté de la ville, comme si la garnison se fût préparée à la réduire en poussière. Consternés de cet épouvantable appareil, les bourgeois envoyèrent une seconde députation à d'Amboise, pour remettre à sa discrétion leur vie et leurs biens, et pour obtenir grâce de leur damnable rébellion. Hommes, femmes, enfants, les uns en habits de deuil, les autres en habits de pénitents, tous fondant en larmes, couraient se jeter à genoux devant la porte du château, et imploraient d'un ton lamentable la miséricorde du vainqueur. Le bruit s'était répandu qu'il en allait sortir des troupes, le fer et la flamme à la main, pour mettre à feu et 'à sang les quartiers environnants, en même temps que d'autres soldats, venus du camp, saccageraient le reste de Milan.

Sans paraître disposé à se laisser fléchir, le cardinal de Rouen leur ordonna de se trouver, le 17 avril, jour du Vendredi saint, dans la cour de l'hôtel de ville pour y entendre leur sentence, et en 'même temps il prit toutes les précautions nécessaires afin d'empêcher les troupes de se livrer au pillage. Ad jour fixé, Georges d'Amboise se rendit en solennel appareil à l'hôtel de ville. où l'avait précédé une longue procession d'hommes, de femmes et d'enfants vêtus de blanc et la tête nue, en signe d'humilité. Au fond de la cour de ce superbe édifice s'élevait un amphithéâtre, et au milieu de l'amphithéâtre un trône où s'assit le cardinal ; et à ses côtés les principaux officiers de guerre et &judicature. Quand il parut, les hommes, les femmes et les enfants se prosternèrent et demeurèrent à genoux pendant la longue harangue que prononce leur orateur, dans la même attitude, pour demander pardon du passé.et promettre pour l'avenir une inviolable fidélité. Après le discours d'un autre orateur qui leur reprocha, de la part du cardinal, leur infidélité et leur inconstance, Georges d'Amboise, élevant la voix, pardonna à Milan au nom de son seigneur le roi Loys. Dans ce moment, la cour retentit de joyeuses acclamations et des cris de : Vive la France ! vigie le roi ! vive le cardinal ! La procession le reconduisit au château avec d'unanimes applaudissements, et le peuple sema de fleurs toutes les rues que traversa son libérateur.

Parmi les moteurs de la révolte des Milanais, quatre seulement furent conduits au dernier supplice ; encore ces condamnés étaient-ils coupables de trahison plutôt que de simple révolte. Milan, et les autres cités rebelles, durent payer des amendes modérées pour les frais de l'expédition. La république de Sienne, qui avait envoyé à Ludovic une légère somme d'argent, le marquis de Mantoue et les seigneurs de la Mirandole, de Carpi, et de Corregio, qui lui avaient fourni quelques troupes, payèrent également une contribution de guerre afin de se soustraire au ressentiment des vainqueurs. Comme les violences de Trivulce et son orgueil insupportable avaient été en grande partie la cause de la révolte du pays, Louis XII le remplaça dans le gouvernement du Milanais par Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, neveu du cardinal Georges. Cet homme de grande espérance, plein de prudence et de fermeté, était digne de la faveur du monarque.

Ludovic Sforza fut conduit à Lyon, où séjournait Louis XII. Le peuple accourut en foule pour voir ce malheureux prince, dont la grandeur et la puissance avaient excité l'envie. Naturellement bon et généreux, le roi ne voulut cependant pas le voir, et traita son prisonnier avec une dureté inaccoutumée. Le More fut d'abord enfermé au château de Pierre-Encise, puis au Lis-Saint-Georges en Berri, et enfin dans la grosse tour de Loches en Touraine, où il vit ses projets ambitieux resserrés dans les bornes d'un cachot souterrain. Dans les derniers temps de sa vie, on adoucit les rigueurs de sa captivité ; il eut la liberté de sortir du château, accompagné seulement de quelques gardes. Le cardinal Ascanio Sforza son frère, envoyé aussi en France, y reçut un accueil plus humain. On lui donna pour prison le château de Bourges ; à force de souplesse et d'habileté, il parvint à se concilier la faveur du monarque et celle du cardinal d'Amboise. Louis XII avait encore entre les mains le jeune François Sforza, petit-neveu de Ludovic, et fils du feu duc de Milan, Jean Galéas, et d'Isabelle d'Aragon. Il le relégua dans le monastère de Marmoutier, dont il le fit abbé en 1503.

 

 

 



[1] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII, p. 369.

[2] Brantôme, Éloge d'Anne de Bretagne.

[3] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII.

[4] Daru, Histoire de Bretagne, t. III, p. 218.

[5] M. Eugène de la Gournerie, Histoire de Paris et de ses monuments, p. 345.

[6] Guichardin, Histoire d'Italie, liv IV, chap. 4.

[7] M. Henri Martin, Histoire de France, t. VIII.