CHARLES VI, LES ARMAGNACS ET LES BOURGUIGNONS

 

CHAPITRE XII. — MEURTRE DE JEAN SANS-PEUR. - PHILIPPE-LE-BON, DUC DE BOURGOGNE. - TRAITÉ DE TROYES. - MORT D’HENRI V. - MORT DE CHARLES VI.

 

 

Trêve de trois mois entre les Dauphinois et les Bourguignons. — Conférences de Meulan. — Entrevue du Ponceau. — Surprise de Pontoise par les Anglais. — La cour se retire à Troyes. — Le duc de Bourgogne assassiné dans l’entrevue de Montereau. — Manifeste du dauphin. — Effet de la mort du duc Jean. — Alliance de Philippe de Bourgogne avec les Anglais. — Congrès d'Arras. — Traité de Troyes. — Prise de Montereau. — Siège de Melun. — Entrée d’Henri V à Paris. — Le dauphin déclaré déchu de ses droits à la couronne. — Famine dans Paris. — Henri V part pour l’Angleterre. — Bataille de Baugé. — Retour d’Henri V en France. — Bataille de Mons en Vimeu. — Siège de Meaux. — Le bâtard de Vaurus. — Les Dauphinois chassés du nord de la France. — Ils s’emparent de la Charité-sur-Loire. — Siège de Cosne. — Mort d’Henri V. — Mort de Charles VI.

 

Pendant la trêve les deux Parlements de Paris et de Poitiers, le duc d’Anjou, le comte de Vertus et la reine de Sicile travaillèrent activement à la réconciliation des princes, et le 14 mai fut signée une trêve de trois mois entre les Dauphinois et les Bourguignons. Quinze jours après, le duc Jean partit avec le roi, la reine et madame Catherine, pour assister aux conférences solennelles qui devaient s’ouvrir à Meulan entre les deux monarques, en vue de traiter de la paix. Mais le roi, attaqué en chemin d’un violent accès de frénésie, fut laissé à Pontoise. La reine et madame Catherine se rendirent au lieu préparé, accompagnées du duc de Bourgogne. Henri V y était arrivé avec les ducs de Clarence et de Glocester, ses frères (30 mai). La beauté de la jeune princesse, sa grâce, son air doux et modeste, firent impression sur le cœur du conquérant, qui désirait l’épouser ; mais il n’en fut pas moins dur ni moins exigeant. Pour renoncer à ses prétendus droits sur la couronne de France, il demanda, avec la main de madame Catherine, la pleine souveraineté de l’Aquitaine, de la Normandie, du Ponthieu, de l’Anjou, de la Touraine et du Maine, et la suzeraineté de la Bretagne. Jean Sans-Peur, trouvant les prétentions du prince exagérées, ne consentait qu’à l’abandon de l’Aquitaine et de la Normandie. Après diverses entrevues, qui n’aboutirent à aucun résultat, le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne se séparèrent également mécontents, et les conférences furent rompues (30 juin).

Pendant ces conférences suivies avec tant d’ostentation, le duc Jean avait commencé à traiter avec le dauphin, qui lui avait envoyé Barbazan et Tanneguy-Duchâtel pour rompre les pourparlers de Meulan, dont il craignait l’issue, et pour s’entendre avec les Bourguignons. Le duc, indécis jusqu’à ce moment sur le parti qu’il devait prendre, conclut aussitôt avec eux, après avoir pris congé du roi d’Angleterre. Cette réconciliation fut due en grande partie à madame de Giac, femme d’esprit, dame d’honneur de la reine, et qui exerçait un grand ascendant sur l’esprit du duc de Bourgogne. Le dauphin et Jean Sans-Peur eurent deux entrevues au ponceau de Pouilly-le-Fort, à une lieue de Melun, du côté de Corbeil. La première, qui se prolongea jusqu’à onze heures du soir, n’eut pas l’heureuse issue que pouvaient en attendre les amis de la paix. Le dauphin trouva trop dures les conditions du traité proposé, et se retira mécontent des hauteurs du duc de Bourgogne. Il était à craindre que les négociations ne fussent rompues, lorsque, par le zèle et l’adresse de la dame de Giac, les deux princes consentirent à se revoir. Le surlendemain, 11 juillet, ils se rencontrèrent encore sur le ponceau. Lorsqu’ils furent à deux traits d’arc l’un de l’autre, ils firent arrêter leurs nombreuses escortes, descendirent de cheval, et s’avancèrent, accompagnés chacun de dix seigneurs. Jean s’inclina humblement devant le dauphin à plusieurs reprises, et s’agenouilla. Le dauphin le prit par la main, l’embrassa, et voulut le faire lever ; mais le duc, persistant à rester un genou en terre : « Monseigneur, lui dit-il, je sais comment je dois vous parler. » Alors le dauphin l’assura qu’il lui pardonnait toutes les offenses qu’il pouvait avoir reçues de lui. Le duc se leva ; les deux princes se donnèrent mutuellement des témoignages d’affection, et s’entretinrent quelque temps ensemble. Ils signèrent ensuite le traité de paix, et en jurèrent l’observation entre les mains d’Alain, évêque de Léon en Bretagne, légat du pape, sur la vraie croix et les saints évangiles. Les seigneurs qui les suivaient crièrent : « Noël ! Noël ! » signèrent aussi la paix, et ajoutèrent à leur serment des imprécations contre ceux qui oseraient renouveler les divisions passées. Les princes se séparèrent avec tous les signes de l’amitié, et après s’être engagés à prendre de concert les mesures nécessaires pour mettre fin aux dissensions civiles, et à réunir leurs forces pour chasser les Anglais du royaume de France. Le dauphin reprit le chemin de la Touraine et du Poitou, et le Bourguignon retourna auprès du roi, qui était resté à Pontoise, et qu’il s’empressa de ramener à Saint-Denis.

La nouvelle de cette réconciliation répandit une joie universelle dans le royaume. Le pauvre peuple espérait que les deux partis, après tant de sang inutilement répandu, travailleraient de concert à l’expulsion des étrangers qui foulaient avec tant d'orgueil le sol de la France. Le roi approuva et ratifia le traité, fit publier l’abolition de toutes les condamnations et confiscations jusque alors prononcées. Alors on chanta dans Paris un Te Deum pour la conclusion d’une paix qui devait changer la face de l'État. Tout en effet paraissait répondre aux idées favorables qu’on en avait conçues, et déjà les hommes d’armes des deux partis se réunissaient pour faire une rude guerre aux Anglais. Cette joie prématurée fut cependant troublée par un nouveau désastre.

Le roi d’Angleterre éprouvait un cruel désagrément de la réconciliation du dauphin et du duc de Bourgogne. Il voyait la paix éloignée et ne pouvait plus se flatter d’obtenir la main de madame Catherine qu’à des conditions que réprouvaient ses vues ambitieuses. Mais, d’après les propositions que lui avait faites le duc Jean, il avait le droit de penser que de son côté cette union n’était pas sincère. Il renoua malgré cela des négociations avec la cour, et ne négligea point de mettre le temps à profit, et cela avec d’autant plus de succès que le duc de Bourgogne ne paraissait pas songer aux préparatifs de guerre. Aussi le jour même de l’expiration de la trêve, le 29 juillet, le captai de Buch, frère du comte de Foix, et l’un des plus terribles aventuriers de l’Europe, forma le projet de surprendre Pontoise par escalade. A la tête de 3.000 hommes d’élite, Anglais et Gascons, que suivaient à quelque distance de nombreux gens d’armes sous la conduite du duc de Clarence, il arriva dans un grand silence, pendant la nuit, au pied des murailles de cette ville. Lorsqu’ils eurent entendu passer le guet, un peu avant le jour, les échelles furent plantées ; quelques Anglais pénétrèrent dans Pontoise, surprirent les sentinelles, qu’ils égorgèrent, et ouvrirent la porte à leurs compagnons. Entrés avec le même silence, et toujours en bon ordre, ils s’assurèrent des principaux postes, et se répandirent ensuite dans la place en criant : « Saint-Georges ! ville gagnée ! » L’épouvante et la consternation se répandirent en un moment dans tous les quartiers. Réveillé par les cris et le tumulte, le gouverneur de Pontoise, le seigneur de l'Isle-Adam, accourut pour en découvrir la cause. Après avoir inutilement tenté de réparer sa négligence et de chasser les Anglais, il comprit, en apprenant l’arrivée du duc de Clarence, que la résistance serait inutile, et évacua la ville avec tous les gens d’armes qu’il put rassembler. Il alla se jeter dans Beauvais, pour couvrir la Picardie, laissant entre les mains des ennemis la plus grande partie des richesses qu’il avait amassées dans le pillage de Paris. Les Anglais mirent le feu à la ville, tuèrent ou blessèrent tout ce qui se trouva devant eux. Ceux des habitants qui purent échapper au massacre et aux atrocités dont Pontoise était le théâtre, arrivèrent sous les murs de la capitale au nombre de 6.000 au moins, à demi nus, épuisés de faim et de fatigue. On voyait parmi ces malheureux de pauvres femmes portant leurs enfants dans leurs bras ou dans une hotte ; tous poussaient des cris lamentables. Leur arrivée répandit l’effroi dans Paris, où la disette faisait toujours sentir ses cruelles rigueurs. La cour alarmée ne voulut pas rentrer dans cette ville, jusqu’aux portes de laquelle les Anglais osèrent pousser leurs courses. Le duc de Bourgogne se contenta d’envoyer aux Parisiens pour gouverneur le comte de Saint-Pol, son neveu, enfant de quinze ans, accompagné d’un petit nombre de gens d’armes. Puis il partit aussitôt pour Troyes avec le roi, la reine et madame Catherine, sans traverser la capitale, qu’il sembla abandonner à ses propres forces.

Cette retraite excita un grand mécontentement parmi les Parisiens ; ils ne savaient comment expliquer l’inertie du gouvernement au milieu du danger qui les menaçait. Les ennemis du duc lui imputaient à trahison la prise de Pontoise, et ne manquaient pas de rappeler ses criminelles intelligences, tantôt avec les Anglais, tantôt avec les séditieux de Paris. Les serviteurs du dauphin faisaient tous leurs efforts pour échapper à une paix qui contrariait leur ambition, et le retenaient toujours loin de la cour : ils avaient d’ailleurs peu de confiance dans le pardon du duc de Bourgogne. Ils n’ignoraient pas que les Parisiens étaient fort irrités de l’abandon où les laissait ce prince, et de ce qu’il n’opposait aucune résistance aux Anglais. Ils jugèrent que le duc était déconsidéré aux yeux mêmes de ceux qui avaient le plus compté sur lui, enfin qu’il était perdu. Alors ils sentirent se ranimer leur vieille haine, et crurent que le moment était venu de tirer vengeance de la mort du duc d’Orléans. « Autour du dauphin se trama un complot sinistre, conçu peut-être de longue main ; tous les chefs dauphinois n’y trempèrent point, et l’on n’a jamais bien su si le jeune prince lui-même y avait été complètement initié : son esprit impressionnable et crédule le mettait entièrement à la discrétion de ses conseillers, bien que son caractère doux et faible fut peu porté aux actes de violence[1]. »

Après avoir réuni 20.000 hommes sous ses drapeaux, le dauphin, dont les lieutenants avaient repris Avranches et Pontorson en Normandie, et battu les Anglais près de Mortain, quitta la Touraine pour se rendre à Montereau-Faut-Yonne. C’était dans cette ville que les deux princes étaient convenus de se revoir à l’époque de leur réconciliation à Pouilly-le-Fort. A son arrivée, il envoya Tanneguy et quelques autres de ses officiers au duc, qui était à Troyes avec le roi et la reine. Ils étaient chargés de lui remettre des lettres affectueuses, dans lesquelles il l’invitait à l’entrevue qu’ils s’étaient promise, afin d’aviser ensemble aux moyens de réparer les maux du royaume, et de délibérer sur d’autres affaires de grande importance. Jean Sans-Peur accepta ; mais livré à un trouble qu’il ne pouvait maîtriser, il différa plusieurs jours de s’y rendre. Il disait qu’il était plus simple que le prince vînt trouver le roi et la reine à Troyes, pour délibérer plus efficacement avec le conseil sur ce qu’il y avait à faire. Tanneguy rapporta au dauphin la réponse du Bourguignon. Le prince rassembla son conseil, qui décida que l’entrevue aurait lieu à Montereau et non ailleurs. Alors le sire Tanneguy-Duchâtel revint à Troyes presser de nouveau le duc de ne pas différer davantage une conférence qui pouvait être si utile au royaume. La dame de Giac, qui le trahissait, joignit ses instances à celles du chevalier breton ; le duc céda et se rendit avec Tanneguy à Bray-sur-Seine, à deux lieues de Montereau. A peine y fut-il arrivé, qu’il retomba dans ses irrésolutions et qu’il fut agité de sinistres pressentiments, quoiqu’il y trouvât Barbazan, que le dauphin avait envoyé afin de l’assurer de son amitié. Pendant plusieurs jours, des messages allèrent d’une ville à l’autre pour régler, aplanir, prévoir et réformer toutes les difficultés qui pouvaient se présenter sur le jour, l’heure, le lieu et les sûretés de l’entrevue. Enfin, pour bannir toutes les craintes du Bourguignon, le dauphin lui dépêcha l’évêque de Valence, frère de Charles de Poitiers, évêque de Langres, qui était un des principaux conseillers du duc. L’évêque de Valence, étranger au complot, persuada son frère de la sincérité du dauphin et de l’avantage de cette conférence. Tous deux se réunirent afin de combattre les soupçons de Jean Sans-Peur, qui croyait voir à tous moments armés contre lui les anciens serviteurs du prince qu’il avait assassiné contre la foi des serments. Enfin sur les instances des deux évêques, auxquelles se joignirent encore celles de Jossequin, son favori et l’un de ses conseillers, et de la dame de Giac, le duc consentit, et le 10 septembre fut fixé pour l’entrevue. Il fut alors convenu qu’elle aurait lieu sur le pont de l’Yonne, qui joint la ville au château ; que le dauphin aurait la ville, et qu’il ferait évacuer le château pour le laisser libre au duc et à ses gens. A chacune des extrémités du pont durent être construites trois barrières de six pieds de hauteur et fermant à clef ; au milieu, une espèce de salle en charpente, avec deux portes, une du côté de la ville pour le dauphin, l’autre du côté du château pour le duc ; qu’elles seraient confiées à la garde de gens de chacun des deux princes. Mais, contre l’usage observé en ce temps de défiance et de trahison, aucune barrière ne divisait la salle construite par les Dauphinois.

Malgré les appréhensions de quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs et les conseils d’un Juif, habile astrologue de sa suite, qui l’assurait que s’il allait à Montereau, il n’en reviendrait pas, Jean Sans-Peur partit de Bray le dimanche 10 septembre avec quelques seigneurs, 200 archers et 400 hommes d’armes. L’évêque de Valence, qui l’accompagnait, s’applaudissait d’avoir fixé son irrésolution. Le prince suivait assez gaiement le bord de la Seine. Lorsqu’il arriva à la vue du château, trois de ses officiers vinrent lui dire que les barrières dressées sur le pont étaient avantageuses au dauphin, et que des gens de guerre étaient cachés dans les maisons voisines. Ces paroles éveillèrent ses soupçons, et il envoya le sire de Giac examiner les lieux. Ce seigneur revint promptement, et rapporta qu’il n’avait vu personne et que l’avis était faux. Dans sa perplexité, le duc, sans descendre de cheval, tint conseil avec ses amis, et l’on prit la détermination de s’avancer, afin qu’on ne pût l’accuser d’avoir, par timidité ou par un lâche amour de la vie, manqué l’occasion d'affermir la paix et de sauver le royaume.

Le duc était entré au château vers trois heures de l’après-midi, par la porte de la campagne. Il laissa 200 hommes d’armes et 100 archers à la garde de la dame de Giac, qu’il fit loger dans le palais, et dont il parut plus occupé que de lui-même. Il plaça le reste de ses troupes à l'entrée de la porte qui conduisait au pont, sous les ordres du jeune La Baume Monrevel, avec ordre de ne pas s’avancer au-delà, conformément au traité. Alors Tanneguy-Duchâtel vint le trouver, et lui dit que le dauphin était prêt et qu’il l’attendait. « J’y vais, » répondit le duc. Les deux princes devaient entrer dans la loge, chacun avec dix compagnons seulement. Le duc donna aussitôt la liste des hommes d’armes de son escorte ; elle portait, outre Jean Seguinet, son secrétaire, Charles de Bourbon, son gendre, qui n’avait alors que seize ans ; Archambault de Foix, seigneur de Navailles ; le jeune comte de Fribourg, Jean de Neufchâtel, seigneur de Saint-Georges ; Guillaume de Vienne, Antoine de Vergy ; Guy, seigneur de Poulailler ; Charles de Lens, le sire d’Autrey et Pierre de Giac. Les dix seigneurs que le dauphin avait nommés pour l'accompagner n’étaient pas tous aussi illustres par la naissance que les seigneurs bourguignons ; mais ils étaient aussi braves et peut-être plus déterminés ; c’étaient Aimery, vicomte de Narbonne ; Tanneguy-Duchâtel, Robert de Loire, Pierre de Beauveau, Barbazan, Guy d’Avaugour, Olivier Loyet, Guillaume le Bouteiller, Frottier et Varennes ; il avait aussi amené son chancelier et le président de Provence. Le duc arriva à la première barrière du côté du château, où Tanneguy-Duchâtel et le sire de Beauveau se présentèrent pour recevoir ses serments, à l’exemple des sires de Vienne et de Navailles qui avaient reçu ceux du dauphin à la porte qui regardait la ville. « Venez vers monseigneur, lui dirent-ils, il vous attend. » Aces mots ils se retirent vers leur maître. Là, saisi encore d’une nouvelle terreur, le duc se tourna vers les seigneurs de son escorte : « Mes amis, leur dit-il, avancerons-nous ? Croyez-vous qu’il y ait sûreté ? — Nous croyons, répondirent les seigneurs, qu’on peut se fier aux promesses faites de part et d’autre par tant d’illustres personnages, et vous voyez que nous osons bien vous suivre. » Il poursuivit son chemin, et entra dans la première barrière ; il y trouva les gens du dauphin, qui lui dirent encore : « Venez vers Monseigneur, il vous attend. « Il répondit : « Je me rends vers lui, comme vous voyez. » Il passa la seconde barrière, dont la porte fut aussitôt fermée à clef, comme la première l’avait été, d’après les conventions arrêtées. Le duc rencontra Tanneguy-Duchâtel, qui avait quitte le dauphin, et dit en lui frappant doucement sur l’épaule et en se tournant vers les seigneurs de Saint-Georges et ses autres gens : « Voici en qui je me fie. » Il s’avança jusqu’au prince, qui était dans la loge en charpente, en laissant ses gens un peu derrière lui. Il l’aborda respectueusement, mit un genou en terre. Loin de lui faire un gracieux accueil, le dauphin lui reprocha de n’avoir pas tenu à ses promesses, de n’avoir point cessé la guerre, ni évacué les places de l’Ile-de-France.

Le duc allait répondre, lorsque Robert de Loire, le prenant par le bras droit : « Levez-vous, lui dit-il, vous n’êtes que trop honorable. » Il voulut en effet se lever, et remettre dans sa situation naturelle son épée, qui s’était retirée derrière lui lorsqu’il s’était agenouillé. « Comment ! s’écria aussitôt de Loire, mettez-vous la main à l’épée en présence de monseigneur ? » Au même instant, Tanneguy-Duchâtel, passant de l’autre côté de la barrière, fit un signe et s’écria : « Il est temps ! « Et à l’instant où le duc se relevait, le Breton lui déchargea sur le visage un si rude coup d’une hache qu’il tenait à la main, qu’il lui abattit une partie du menton, et que le duc retomba sur les genoux. Le prince porta la main à son épée, et voulut se relever pour se défendre ; mais Tanneguy et les autres chevaliers du dauphin se ruèrent sur lui, le frappèrent de plusieurs coups, et à l’instant il fut abattu. Olivier Loyet, aidé de Frottier, l’acheva en lui plongeant son épée dans le ventre sous son haubergeon. Le sire de Navailles seul voulut le défendre, mais il tomba frappé par derrière d’un coup de hache. Les soldats dauphinois entrèrent alors du côté de la ville ; les seigneurs bourguignons furent saisis et faits prisonniers, à l’exception d’un seul, le sire de Neufchâtel, qui s’échappa en franchissant la barrière[2]. Le corps de Jean Sans-Peur fut dépouillé par les gens du dauphin, qui ne lui laissèrent que ses houseaux et son pourpoint. Ils voulaient ensuite le jeter dans la Seine ; mais le curé de Montereau, touché du sort d’un si puissant prince, les en détourna, et obtint à force de prières de faire porter dans un moulin, près du pont, le corps qui était resté jusqu’à minuit sur la place où il avait été frappé.

Selon les Dauphinois et leur historien, Juvénal des Ursins, le dauphin parla le premier, et exhorta le duc de Bourgogne à délibérer avec lui sur les moyens d’expulser les Anglais ; Jean lui répondit qu’on ne pouvait traiter qu’en présence du roi, et qu’il fallait qu’il y vînt. « J’irai vers monseigneur mon père, reprit doucement le dauphin, quand il me plaira, non à la volonté du duc de Bourgogne. On sait bien que le roi approuvera ce que nous ferons ensemble. » Le sire de Navailles s’approcha du duc, qui rougissait, et dit au dauphin : « Monseigneur, que vous le veuillez ou non, vous viendrez à présent à votre père. » En même temps il porta la main droite à son épée, et étendit la gauche comme pour saisir le jeune prince. Tanneguy-Duchâtel, s’élançant aussitôt dans l’intérieur des barrières, prit le dauphin entre ses bras, et l’emporta hors de l’enceinte pour le mettre en sûreté. Juvénal ajoute que la querelle s'étant échauffée, on en vint aux mains, qu’il y en eut qui frappèrent sur le duc et sur le sire de Navailles, qui furent tués sur la place[3].

Lorsque le bruit de la mort du duc se fut répandu, les hommes d’armes de son escorte s’enfuirent en désordre du côté de Bray, poursuivis par les Dauphinois. Les troupes qui occupaient le château consentirent à capituler. Plusieurs des officiers attachés au parti bourguignon passèrent alors dans celui du dauphin. Le comte de Clermont, Pierre de Giac et Philippe Jossequin, que le prince avait honorés d’une confiance particulière, demeurèrent avec lui, ainsi que la dame de Giac, qui craignait la vengeance des Bourguignons pour avoir conseillé au duc l’entrevue de Montereau. Cette conduite fit croire qu’elle l’avait trahi ; mais cette trahison est encore aujourd’hui très-douteuse.

On serait presque tenté de dire que ce meurtre ne fut point prémédité, tant on avait mal pris ses mesures pour en soutenir les suites[4]. En effet, au lieu de marcher sur-le-champ avec l’armée à Troyes pour se saisir du roi, de la reine et de tout le conseil, coup de vigueur qui eût entraîné tout le royaume, les conseillers du dauphin perdirent plusieurs jours à Montereau. Au lieu d’agir, ils firent publier un manifeste pour justifier ce qu’il y avait d’odieux dans la mort du duc de Bourgogne, et pour excuser le dauphin d’y avoir donné son consentement. Mais s’il était impossible à ses ennemis de prouver qu’il fût coupable, le jeune prince ne pouvait également démontrer son innocence. Malgré les lettres justificatives et les efforts de tous ses favoris, l’événement tragique de Montereau excita dans le royaume un ressentiment général d’horreur et de haine. Tout autre intérêt parut oublié devant cette sanglante catastrophe, et le cri poussé pour l’affranchissement de la France fut bientôt changé en un cri terrible de vengeance contre les assassins de Jean Sans-Peur. La faction puissante qui regardait le Bourguignon comme son chef et son appui sentit se ranimer toutes ses fureurs. Les Parisiens, dans l’esprit desquels le duc avait déjà perdu de son prestige, abjurèrent tout respect pour l’auteur de ce prétendu meurtre. Dans une grande assemblée tenue en la chambre du Parlement, et à laquelle assista le comte de Saint-Pol, Philippe de Bourgogne-Brabant, neveu du feu duc, toutes les classes du peuple de Paris, dominées et aveuglées par une espèce de délire, jurèrent solennellement de venger sa mort ; la noblesse, le clergé, le Parlement, l’Université se confondirent avec le peuple dans leurs invectives contre le prince Charles, que l’on se contenta de désigner sous le nom de soi-disant dauphin. La reine Isabeau, qui ne voyait dans son fils que l’instrument d’un parti qui l’avait outragée dans son honneur, qui lui avait enlevé ses trésors, et qui l’avait jadis exilée de la cour, se distingua surtout par l’excès de sa fureur. Elle parut disposée à tout plutôt que de voir dominer le parti des Armagnacs, qui lui était devenu si odieux. Maîtresse de la cour et du conseil, elle fit entrer facilement le monarque et le ministre dans ses sentiments de vengeance. Elle obtint du malheureux roi, chez lequel les intervalles de raison devenaient de plus en plus rares, une déclaration contre Charles de Ponthieu et ses complices. Cette déclaration défendait à toutes les villes du royaume de lui obéir et de le recevoir dans leurs murs, lui et ses adhérents ; elle ordonnait à tous les Français de lui faire une guerre mortelle. Implacable dans sa haine, Isabeau excita encore contre son fils les ressentiments de Philippe, nouveau duc de Bourgogne. Philippe, alors âgé de vingt-deux ans, n’avait pas besoin d’être excité à la vengeance d’un père qu’il avait toujours tendrement aimé ; il n’en éprouvait que trop vivement le désir, et ce prince se laissa emporter par l’excès de son ressentiment. Le jeune duc, qui avait toute la popularité et presque tous les talents de son père, sans avoir hérité de cette audace qui allait jusqu’au crime, saisit d’une main vigoureuse la direction du parti bourguignon, se prépara à une guerre terrible contre les Armagnacs, et se livra à toutes les fureurs d’une aveugle haine, à laquelle il devait bientôt immoler la France entière.

Dès le mois de septembre, Isabeau de Bavière et Philippe de Bourgogne ouvrirent des négociations avec le roi d’Angleterre, qui, après la surprise de Pontoise, s’était emparé d’un grand nombre de places dans le Vexin, le Perche et le Beauvoisis. Ils posèrent dès lors les bases d’un traité qui livrait le royaume de France à son plus redoutable ennemi, Henri V. Mais avant d’en publier les clauses, Philippe écrivit aux bonnes villes pour leur donner l’assurance d’une paix prochaine avec l’Angleterre, et pour les engager à envoyer des députés à Arras, où l’on devait délibérer sur ce qu’il convenait de faire. A ce congrès, ouvert le 17 octobre entre les plénipotentiaires d’Angleterre et de Bourgogne, assistèrent des députés de Paris et des principales villes du royaume. Henri V, qui avait rejeté les propositions des Dauphinois pour accepter celles de la reine et du duc de Bourgogne, plus avantageuses, fit connaître à quel prix il consentait à devenir le ministre de leur vengeance. Il ne demanda plus telle ou telle portion de la France, mais la France tout entière. Philippe de Bourgogne proposa à l'assemblée les préliminaires du traité définitif avec l’Angleterre. Il y était stipulé que le monarque anglais, en épousant la princesse Catherine, prendrait aussitôt la régence du royaume ; qu’à la mort de Charles VI la couronne de France serait dévolue à jamais au roi Henri et à ses héritiers ; que tous les ordres de l’État s’engageraient à le reconnaître pour souverain et seraient tenus de lui prêter serment de fidélité ; enfin qu’il ne serait fait ni paix ni trêve avec le soi-disant dauphin que du consentement des trois états du royaume de France et du parlement d’Angleterre. Aveuglés par la passion et l’intérêt personnel, la reine et le duc osèrent souscrire à ces honteuses conditions, et imposer un roi anglais à la nation française. Ainsi « ce que n’avaient pu obtenir ni la savante politique d’Édouard III, ni la vigueur du Prince Noir, ni les exploits de leurs Knollys et de leurs Chandos, ni les victoires d’Henri lui-même, semblait alors s’offrir à son ambition[5]. » Il fut convenu que la ratification de ce pacte inouï aurait lieu à Troyes ; et en attendant, une trêve du 24 décembre au 1er mars, dont les Dauphinois seuls étaient exclus, fut conclue à Rouen entre la France et l’Angleterre. Pendant que Philippe de Bourgogne livrait d’un trait de plume aux Anglais une couronne que n’avaient pu leur donner plus de soixante ans d’efforts et trois grandes victoires, l’unique héritier de cette couronne s’était retiré dans les provinces d’outre-Loire. Il commençait enfin à sortir d’une inaction funeste à sa cause. Ainsi il avait une entrevue sur les frontières de l’Anjou avec le duc de Bretagne, qui, sans embrasser ouvertement ses intérêts, permettait à ses sujets de servir sous ses bannières. Il donnait à son parti une prépondérance assurée en Languedoc en se conciliant le comte de Foix, qui décidait les états généraux de ce pays à se rallier au dauphin (février 1420). Le comte de Foix, devenu son lieutenant, chassait du Midi le prince d’Orange, le chef des Bourguignons. Enfin Nîmes et le Pont-Saint-Esprit, qui avaient résisté par les armes aux Dauphinois, tombèrent en leur pouvoir.

Dans le nord de la France, Henri V poursuivait aussi ses succès. Son fidèle allié, le duc de Bourgogne, parti d’Arras pour se rendre à la cour, s’empara de Roye et de Crespi en Laonais, que les partisans du dauphin occupaient. Il fit son entrée à Troyes le 28 mars, accompagné d’ambassadeurs anglais, et aux applaudissements du peuple, qui criait : « Noël ! Noël ! Vivent le roi et le duc de Bourgogne ! » La reine le reçut comme un fils tendrement aimé, et lui remit toute l’autorité entre les mains. Le pauvre roi, qui n’avait plus ni sens ni mémoire, signa le 9 avril les préliminaires arrêtés à Troyes. Vingt jours après, les Parisiens en approuvèrent les conventions. Le roi d’Angleterre n’arriva à Troyes que le 20 mai, à la tête de 7.000 hommes d’armes, et accompagné de ses frères les ducs de Glocester et de Clarence, et d’une suite nombreuse et brillante. Le lendemain, après avoir changé encore quelques articles, Henri V, Philippe de Bourgogne et Isabeau de Bavière, comme fondés de pouvoir de Charles VI, ratifièrent l’ignominieux traité de Troyes, dont les stipulations principales nous sont connues. Aux termes de ce traité, les deux États de France et d’Angleterre devaient rester unis sous le même roi, mais en gardant séparément leurs droits, leurs libertés, leurs usages et leurs lois, sans être soumis l’un à l’autre. Henri V rendrait à la couronne de France la Normandie et ses autres conquêtes dès qu’il monterait sur le trône. Il s’engageait à conquérir au profit de son beau-père les villes, cités et châteaux dont le dauphin était alors en possession, et à maintenir la juridiction du Parlement, les libertés et privilèges des pairs, des nobles, des cités, des villes, des communes, toutes les lois et coutumes du royaume[6]. Par un traité secret, le duc de Bourgogne était déclaré indépendant de la couronne de France. Le même jour eurent lieu les fiançailles du roi Henri et de la princesse Catherine. Leur mariage fut célébré le 2 juin avec solennité, dans l’église de Saint-Jean à Troyes. Le plus grand nombre des seigneurs présents à cette cérémonie prêtèrent serment comme sujets du roi d’Angleterre. Quelques-uns d’entre eux s’y refusèrent, et ne s’y soumirent que sur l’ordre du duc de Bourgogne et avec une sorte de désespoir.

Isabeau de Bavière triomphait. Cette coupable reine, qui ne prévoyait pas encore les remords qui suivent les grands crimes et les revers que lui préparait la Providence, venait d’assouvir sa haine par la ruine de son fils. Elle avait placé une double couronne sur la tête de sa fille bien-aimée, qu’elle avait unie au plus grand roi de l'Europe ; et elle croyait que la reconnaissance d’Henri lui assurerait une large part d’autorité dans le royaume. Philippe de Bourgogne, qui n’avait écouté ni la voix de l’honneur ni celle de la religion, se félicitait aussi d’avoir sacrifié l’État à sa vengeance. Mais le triomphe d'Isabeau, de Philippe de Bourgogne et d’Henri V ne sera pas de longue durée. Ils se sont trompés en croyant unir les destinées de deux nations que la nature a profondément séparées, et détruire la nationalité française. Non, l’œuvre n’est pas encore achevée ; Paris n’a juré fidélité à l’Anglais que parce qu’il mourait de faim au milieu des calamités dont il était sans cesse le théâtre ; le peuple n’a cédé que parce que ses longues souffrances, dont nous avons peint souvent le tableau en écrivant cette histoire, avaient abaissé un moment son esprit. D’ailleurs, si la Seine est anglaise, la Loire est française encore, et cette nationalité française, que le traité de Troyes voulait détruire, trouve un asile dans les contrées méridionales qui l’avaient si longtemps repoussée. « Le traité de Troyes a réhabilité le parti du dauphin et des Armagnacs ; tout souillé que soit ce parti, il est désormais le parti de la France[7]. »

Le jour qui suivit son mariage, Henri V quitta Troyes et partit pour le siège de Sens, emmenant avec lui le roi, la reine, sa nouvelle épouse et le duc de Bourgogne. La garnison capitula au bout de quelques jours. La ville de Montereau fut ensuite attaquée et enlevée d’assaut, malgré le courage de Guitry, son capitaine, qui se retira dans le château avec les hommes qui lui restaient. Mais il se rendit bientôt après, à condition qu’il aurait la vie sauve. C’est dans l’église de cette ville que le corps de Jean Sans-Peur avait été inhumé. Le duc Philippe le fit déterrer et embaumer, puis transporter en grande cérémonie aux Chartreux de Dijon. Le roi d’Angleterre voulut ensuite s’assurer de Melun, qu’il en toura d’une nombreuse armée. Le brave Barbazan l’y arrêta plusieurs mois ; les assiégés repoussèrent vigoureusement tous les assauts de l’ennemi. Cependant, épuisée par les travaux d’un long-siège et par une horrible famine, la garnison consentit à capituler, après que le dauphin l’y eut autorisée, à condition qu’elle aurait la vie sauve. L’Anglais, qui ne savait pas honorer le courage chez ses ennemis, ne voulut la recevoir qu’à discrétion, garantissant seulement la vie sauve aux gens d’armes qui n’avaient pris aucune part à la mort du duc de Bourgogne. Mais, par une insigne mauvaise foi, le sire de Barbazan fut retenu captif ; cinq ou six cents des héroïques défenseurs de Melun furent envoyés dans les prisons de Paris, où les attendait la plus affreuse misère. Plusieurs bourgeois furent décapités pour l’exemple, et tous les Écossais qui se trouvaient dans la place furent pendus (18 novembre 1420).

Pendant le siège de Melun, le duc de Bourgogne avait livré aux Anglais la Bastille, le Louvre, l’hôtel de Nesle et le château de Vincennes, où ils avaient placé de fortes garnisons, et le duc de Clarence avait été nommé capitaine de Paris à la place du comte de Saint-Pol. Après quelque séjour à Corbeil, les rois de France et d’Angleterre et le duc de Bourgogne firent, le 1er décembre, leur entrée solennelle dans la capitale. « Le peuple, démoralisé par l’excès de la misère, accueillit le roi étranger avec des cris d’espérance[8]. » Après avoir remercié Dieu à Notre-Dame, Charles VI rentra dans son hôtel Saint-Paul, et Henri V alla s’établir au Louvre. Le 6 du même mois, le traité de Troyes fut ratifié sans objection par de prétendus états généraux assemblés à Paris, et le 23 le duc de Bourgogne se présenta en grand deuil à l’hôtel Saint-Paul pour demander justice au roi contre les assassins de son père. Après les formalités ordinaires, Charles VI, siégeant en lit de justice, en sa cour du Parlement, prononça la sentence qui déclarait le soi-disant dauphin et ses serviteurs présents à l’entrevue de Montereau criminels de lèse-majesté, indignes de toutes successions, dignités, honneurs et prérogatives quelconques ; leurs gens, vassaux, sujets, serviteurs présents et à venir, déliés de tout serment de féauté. En conséquence de cette déclaration, le 3 janvier suivant le soi-disant dauphin de Viennois et ses complices furent cités à la Table de marbre, pour comparaître sous trois jours devant le Parlement. Le dauphin, n’ayant point comparu dans le délai fixé, fut condamné au bannissement et déclaré indigne de la couronne de France. Mais l’héritier du trône appela à Dieu et à la pointe de son épée de ce jugement, que tous les bons Français trouvaient inique et déraisonnable.

Cependant les Parisiens, qui avaient espéré un grand soulagement du séjour des deux rois dans leur ville, furent cruellement trompés. Le grand nombre des gentilshommes et soldats qui les avaient accompagnés n’eut d’autre effet que d’augmenter encore le prix des denrées et la famine. Le peuple, qui n’était occupé qu’à chercher chaque jour une chétive nourriture qui lui manqua bientôt, eut encore à souffrir des froids rigoureux de l’hiver. Dans les rues, on voyait des troupes de vingt, de trente petits enfants transis de froid, se traînant avec peine et criant : « Je meurs de faim ! » Mais comment les soulager ? On manquait de pain, de blé, et le bois même était d’une rareté extrême. Aussi ces pauvres enfants tombaient sur les fumiers, morts d’inanition et de froid, et souvent leurs cadavres devenaient la proie des loups, que la faim chassait des bois et amenait jusque dans les cimetières et même dans les rues[9]. Chaque jour la dépopulation allait croissant, car, outre les nombreuses victimes que la famine entassait, beaucoup d’habitants abandonnaient Paris pour aller chercher ailleurs les moyens de vivre, ou pour se ranger sous les bannières du dauphin. Beaucoup de villes du royaume étaient désolées aussi par la famine et par l’épidémie. Au milieu de la consternation générale, les vrais Français voyaient avec honte et douleur le vieux et infortuné roi de France négligé et oublié dans son triste palais, tandis qu’au Louvre le roi Henri, entouré des princes anglais, vivait au milieu d’une splendide abondance et étalait le faste et l’orgueil d’un conquérant. En même temps ce monarque arrogant traitait les Français avec un insupportable despotisme. Sur le moindre soupçon, ou même pour le prévenir, il destituait les officiers, quoique protégés de la reine et du duc de Bourgogne. Il entourait le malheureux Charles VI d’hommes entièrement dévoués à ses propres intérêts, et confiait les postes les plus importants à des Anglais, ou à des Français qu’il jugeait dignes de toute sa confiance.

Henri, voulant jouir en Angleterre de la gloire que lui avaient procurée ses succès et la trahison d'Isabeau de Bavière et de Philippe de Bourgogne, quitta Paris le 27 décembre avec sa jeune épouse, se rendit à Rouen et de là en Angleterre. Il y fut reçu par les acclamations et les transports d’allégresse d’un peuple fier des victoires de son roi, et conduit en triomphe à Londres, où la reine Catherine fut couronnée avec une magnificence jusque-là sans exemple. Mais ces fêtes, cette joie du peuple anglais furent troublées par de fâcheuses nouvelles arrivées de France.

Pendant que le roi Henri visitait avec son épouse ses bonnes villes d'Angleterre, auxquelles il demandait de nouveaux subsides pour continuer la guerre en France, et que Philippe de Bourgogne étalait une pompe souveraine dans sa seigneurie de Flandre, le parti du dauphin commençait à se relever. Les Castillans continuaient à le soutenir activement ; le duc de Milan lui envoyait des hommes d’armes, et les Écossais, conduits par le comte de Buchan et le lord Stuart de Darnley, ravageaient le Valois, le Beauvoisis et le Vermandois ; et le bâtard de Vaurus, l’un des capitaines de Meaux, répandait une indicible terreur dans les environs de Paris. Mais les principales forces du dauphin, à la fortune duquel venaient aussi s’attacher les Bourbon, les Lafayette, les Xaintrailles, les Lahire, étaient réunies dans le Perche et dans l’Anjou. Aussi le duc de Clarence, que son frère avait nommé gouverneur de France et de Normandie en son absence, et qui regrettait de ne s’être point trouvé à la journée d’Azincourt, résolut de marcher contre elles et de faire la conquête de l’Anjou. Impatient de se signaler, il partit de Rouen à la tête de 10.000 vieux soldats, traversa le Maine et le Vendômois, qu’il ravagea, et alla mettre le siège devant Angers. Lafayette, Narbonne et Ventadour eurent bientôt rassemblé 5.000 hommes, qu’ils joignirent aux Écossais nouvellement arrivés, et marchèrent à l’ennemi. Le duc de Clarence était à table lorsqu’il apprit l’arrivée des Français et des Écossais à Baugé. « Ils sont à nous ! » s’écria-t-il en se levant avec précipitation. Il abandonna aussitôt le siège d’Angers, prit les devants avec 4.000 hommes, l’élite delà noblesse et des troupes anglaises, ordonnant au comte de Salisbury de le suivre avec le reste de l’armée. Après une marche forcée, il atteignit les Dauphinois près de Baugé (23 mars 1421). Sans attendre le corps d’archers qui lui arrivait, il passa la rivière qui le séparait des Français, et courut impétueusement sur eux. Le choc fut rude, et la mêlée devint bientôt sanglante. Le prince fut fait prisonnier par le sire de Bouteiller, en combattant en soldat dans les premiers rangs. Les Anglais s’efforcèrent de le délivrer, et alors une lutte acharnée s’engagea sur ce point. Mais dans la mêlée le comte de Buchan, général des Écossais, lui porta un coup mortel, et le vaillant Bouteiller lui-même tomba couvert de blessures sur le corps du duc de Clarence. Bientôt rompus de toutes parts, les Anglais prirent la fuite, laissant 2,500 hommes sur le champ de bataille, parmi lesquels étaient, outre le duc de Clarence, le comte de Kime et le lord Boss, maréchal d’Angleterre. Les comtes de Sommerset, de Suffolk, de Huntingdon, tombèrent entre les mains de l’ennemi avec 300 des leurs. Les Français ne perdirent qu’un millier d’hommes. Le comte de Salisbury, arrivé trop tard pour empêcher la défaite de ses compagnons d’armes, rallia le gros des archers, et parvint, non sans peine, à regagner les frontières de la Normandie.

Cette bataille de Baugé, dans laquelle les Écossais rivalisèrent de courage avec les Français, et où le comte de Dunois lit ses premières armes, ranima les espérances et le courage du parti le plus juste. Le dauphin vit alors se déclarer pour lui le brave Jacques d’Harcourt, qui tenait le château de Crotoy en Picardie. L’Écossais Buchan et Lafayette, récompensés de leurs honorables services, le premier par l’épée de connétable, et le second par le bâton de maréchal de France, à la place de Boucicaut, mort prisonnier à Londres, envahirent la Beauce avec une belle armée et menacèrent Chartres.

A la nouvelle de la victoire des Dauphinois, Henri V, impatient de vengeance, attendit à peine que le Parlement eut voté les subsides nécessaires, et conduisit à Calais une armée de 4.000 lances et de 24.000 archers (11 juin). Sans s’arrêter à soumettre quelques seigneurs picards qui avaient arboré l’étendard du dauphin, il se rendit à Paris, et de là à Mantes, où Philippe de Bourgogne devait le rejoindre avec de nombreux gens d’armes. Les deux princes marchèrent alors vers Chartres, qui était assiégée ; mais le dauphin et ses capitaines, menacés par des forces supérieures, levèrent le siège et se retirèrent sur Orléans, et de là en Touraine. Dreux, Épernon, et quelques autres places du Perche et de la Beauce, furent prises par les Anglais. Henri se porta ensuite vers la Loire, enleva Beaugency, le château de Bougemont, et pénétra jusqu’aux portes d’Orléans. Le manque de vivres, les fatigues et une cruelle épidémie qui épuisait son armée, le forcèrent de se retirer. Il retourna donc à Paris faire les préparatifs du siège de Meaux.

Le duc de Bourgogne était plus heureux en Picardie, où les succès de Jacques d’Harcourt, de Xaintrailles et du seigneur d'Offemont avaient attiré ses armes. Il les battit à Mons-en-Vimeu, fit prisonniers Xaintrailles, Conflans, Gamaches et les principaux chevaliers du dauphin (31 août). Ces braves capitaines ne purent obtenir leur liberté qu’en livrant au duc la forte place de Saint-Riquier dans le Ponthieu. Plusieurs autres châteaux de la Picardie, n’espérant plus de secours, se rendirent au vainqueur, et bientôt cette province fut délivrée des compagnies dauphinoises.

Après avoir donné quelque repos à ses troupes, le roi d’Angleterre entreprit de détruire la forteresse de Meaux. Cette place n’avait pour garnison que 1.000 vieux soldats français et 800 étrangers, Ecossais, Irlandais ou Gallois, commandés par de vaillants capitaines. L’un d’entre eux, le bâtard de Vaurus, était surtout renommé pour son activité infatigable et son implacable férocité. Sous le prétexte de venger la mort de son maître, le comte d’Armagnac, il égorgeait ou attachait à la queue de son cheval les marchands et les pauvres laboureurs qu’il enlevait sur les chemins et dans les campagnes. Quand ses prisonniers ne pouvaient payer l’énorme rançon qu’il exigeait d’eux, il les faisait pendre par son bourreau ou les pendait lui-même à un arbre voisin des fossés de Meaux, appelé l’orme de Vaurus[10]. Déterminé à prendre cette place à quelque prix que ce fut, Henri alla l’investir avec 20.000 hommes (6 octobre). Le bâtard de Vaurus et la garnison, qui n’espéraient aucun pardon du roi d’Angleterre s’ils étaient réduits à se rendre, se défendirent avec la fureur du désespoir. Du haut des remparts les assiégés bravaient Henri V, et vomissaient contre lui toutes sortes d’outrages. Après une résistance de cinq mois, la ville fut emportée d’assaut (mars 1422). Mais la garnison se réfugia dans la forteresse dite le Marché, séparée de la ville par la rivière de Marne. Là, elle continua de se défendre avec un admirable héroïsme sous les ordres du sire de Chizé son capitaine, et du bâtard de Vaurus, qui avait fait le serment de s’ensevelir sous les ruines de la forteresse. Elle défia encore pendant deux mois et demi les efforts du roi d’Angleterre. La famine les força enfin à se rendre à discrétion. Vaurus fut décapité ; son étendard, surmonté de sa tête sanglante, fut attaché à son arbre favori, et le corps accroché à l’une des branches, au milieu des tristes victimes de ses cruautés. Avec lui on décapita Denis de Vaurus, son frère, Louis Dugast, bailli de Meaux, et deux autres gentilshommes. Tous les soudoyers d’Irlande, d’Écosse et de Galles, qui faisaient partie de la garnison, furent pendus, et les autres défenseurs de Meaux conduits dans les prisons de Paris avec un grand nombre de bourgeois de cette ville. Henri avait perdu la moitié de ses troupes parle fer des ennemis, parles fatigues, le froid et les maladies, à ce siège mémorable qui avait duré huit mois.

La réduction de Meaux porta un coup terrible au parti du dauphin dans le nord de la France. Elle facilita aux Anglais la soumission de toutes les provinces de cette contrée, à l’exception du Maine et de l’Anjou, et des petites places de Guise et du Crotoy. Henri V, qui ne laissait plus d’ennemis derrière lui, pouvait transporter le théâtre de la guerre sur la Loire. La cause des Valois parut alors désespérée, et la naissance d’un fils, que lui avait donné la reine Catherine le 6 décembre précédent, semblait mettre le comble à son heureuse fortune. Après avoir accordé quelques jours de repos à ses troupes, il alla célébrer à Paris les fêtes de la Pentecôte avec son épouse, qui revenait d’Angleterre.

Tandis que la cause des Anglais et des Bourguignons triomphait dans les provinces septentrionales, les troupes du dauphin envahissaient le comté de Nevers, s’emparaient de la Charité-sur-Loire, et assiégeaient la ville de Cosne. Le comte de Buchan et Lafayette pressèrent tellement la place, que la garnison promit de la rendre si elle n’était pas secourue avant le 16 août. Le duc de Bourgogne, qui était alors dans son duché, résolut de sauver Cosne, et fit prier le roi d’Angleterre de lui envoyer quelques renforts. Henri promit d’aller le rejoindre à Troyes à la tête d’une armée. La nouvelle de la mort de madame Michelle de France, femme du duc Philippe, arrêta sa marche pendant quelques jours. Mais comme le terme fixé pour la capitulation de la ville approchait, il fit trêve à sa douleur et continua sa route. Le roi d’Angleterre, quoique malade, partit de Senlis pour se réunir aux Bourguignons. A peine fut-il arrivé à Melun, que la maladie qui minait depuis longtemps sa constitution prit un caractère alarmant. L’épuisement de ses forces le rendant incapable de poursuivre sa marche, il remit le commandement de son armée au duc de Bedford, son frère, et se fit transporter à Vincennes. Les Anglais trouvèrent le duc Philippe à Vézelay, et les deux armées marchèrent ensemble vers Cosne, où elles arrivèrent le 11 août. Les généraux du dauphin, qui ne voulurent point exposer leurs troupes aux chances d’un combat inégal, levèrent le siège, repassèrent la Loire et rentrèrent en Berri. Les deux armées n’osèrent les poursuivre dans un pays tellement ruiné qu’elles ne pouvaient rester longtemps rassemblées. D’ailleurs le duc de Bedford, qui venait de recevoir des nouvelles alarmantes sur l’état du roi Henri qu’il avait laissé malade, était obligé de se rendre auprès de lui.

Depuis l’arrivée du roi d’Angleterre à Vincennes, les progrès de sa maladie avaient bientôt dissipé tout espoir de guérison. Bedford et Warwick le trouvèrent gisant sur son lit, et résigné en chrétien à la mort qu’il sentait approcher. A son dernier jour, il les réunit autour de son lit d’agonie avec quatre autres seigneurs, membres de son conseil. Alors il confia au comte de Warwick, son cousin, la tutelle de son fils, nomma le duc de Glocester protecteur du royaume d’Angleterre, et remit la régence du royaume de France au duc de Bedford, si le duc de Bourgogne, dont il les conjurait de cultiver l’amitié, ne consentait point à l’accepter. Henri leur défendit ensuite de rendre la liberté aux princes français qu’il tenait prisonniers, tant que durerait la minorité de son fils, et de ne jamais traiter avec Charles de Valois, à moins que la Normandie ne fut cédée au jeune Henri en toute souveraineté. Ses vœux exprimés et ses ordres donnés, il tourna toutes ses pensées vers Dieu et expira quelques heures après, à l’âge de trente-quatre ans (31 août 1422)[11]. Ses funérailles furent célébrées avec pompe à Saint-Denis, d'où son corps fut transféré à Rouen, de là en Angleterre, et déposé dans l’abbaye de Westminster, au milieu d’un deuil universel.

Le duc de Bourgogne, qui n’avait pu être présent aux derniers moments d’Henri, assista à ses funérailles. Moins ambitieux que son aïeul et que son père, il refusa la régence du royaume que lui offrait Bedford, ou craignit de se charger de ce pesant fardeau au milieu de circonstances si difficiles. La reine souhaitait, disait-on, d’avoir la régence ; mais le conseil, pour se conformer aux derniers vœux d’Henri V, la déféra au duc de Bedford, prince habile et sage. Après avoir tenté vainement de sourdes intrigues pour partager le pouvoir qu’elle regrettait, la coupable Isabeau demeura triste et solitaire à l’hôtel Saint-Paul, en proie à ses remords, pour avoir déshérité son fils et livré la France aux Anglais qui trompaient son ambition.

Sept semaines après la mort du roi d’Angleterre, l’infortuné Charles VI, qui depuis longtemps vivait abandonné et presque oublié de tout le monde dans son hôtel Saint-Paul, rendait les derniers soupirs entre les bras de quelques obscurs serviteurs (21 octobre 1422). Sa mort fut le seul terme de l’amour de son peuple qui l’avait surnommé le Bien-Aimé, et ne lui avait jamais imputé les affreuses calamités qui avaient désolé la France pendant les quarante-trois années de son règne. La détresse des finances était si grande, qu'on fut obligé de vendre les meubles du pauvre roi, pour subvenir aux frais de ses funérailles. Il fut conduit à Saint-Denis par le clergé, l’Université, le Parlement, les prévôts de Paris et des marchands, et par un concours immense de citoyens. Philippe de Bourgogne ne voulut point assister à ses funérailles ; un seul prince les suivait, et c’était un Anglais, le duc de Bedford. Le peuple en murmurait hautement : cette circonstance ajoutait encore à sa douleur. « Ah ! très-cher prince, disait-on en pleurant par les rues, jamais nous n’en aurons un si bon ! Jamais plus nous te verrons ! Maudite soit la mort ; nous n’aurons jamais plus que guerres et malheurs, puisque tu nous as laissés !... Toi tu vas en repos, et nous demeurons en tribulation et douleur[12]. »

Lorsque le corps du roi eut été descendu dans les caveaux de Saint-Denis, les huissiers d’armes rompirent leurs verges qu’ils jetèrent sur le cercueil, et tournèrent leurs masses vers la terre. Alors Berri, roi d’armes de France, cria sur la fosse à haute voix : « Dieu veuille avoir pitié et merci de l’âme de très-haut et très-excellent prince Charles, roi de France, sixième du nom, notre naturel et souverain seigneur. » Ensuite il reprit : Vive Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre[13]. Mais ce cri solennel ne devait pas trouver longtemps de l’écho en France. Bientôt Jeanne d’Arc allait paraître et ranimer le courage du peuple ; bientôt la France allait être sauvée, et l’Anglais relégué dans son île.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Henri Martin, Histoire de France.

[2] Monstrelet, in-f°, ch. CCXI.

[3] Juvénal des Ursins, in-f°, p. 470-471.

[4] Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, t. II.

[5] Hallan, l’Europe au moyen âge.

[6] Monstrelet.

[7] Henri Martin, Histoire de France.

[8] Henri Martin.

[9] Journal de Paris.

[10] Journal du Bourgeois de Paris.

[11] Monstrelet, ch. CCLXV, p. 324.

[12] Journal du Bourgeois de Paris, t. XV.

[13] Monstrelet, p. 327, in-f°.