Deuil de la France. —
Mort du duc de Guyenne. — Le dauphin Jean. — Le comte d’Armagnac connétable
de France. — Tanneguy-Duchâtel prévôt de Paris. — Le connétable maître de
Paris. — Sa tyrannie. — Il essaie de reprendre Bailleur. — Mort du duc de
Berri. — Congrès de Calais. — Le comte de Hainaut à Paris. — Mort du dauphin
Jean. — Charles de Ponthieu cinquième dauphin. — Isabeau de Bavière reléguée
à Tours. — Sédition à Rouen. — Plusieurs villes se déclarent pour le duc de
Bourgogne. — Il marche sur Paris. — Le duc délivre la reine. — Isabeau prend
le titre de régente. — Le roi d’Angleterre en Normandie. — Conférences de la
Tombe. — Conspiration de Périnet-Leclerc. — Les Bourguignons reprennent
Paris. — Massacre des Armagnacs. — Mort du connétable. — Entrée d'Isabeau de
Bavière et de Jean Sans-Peur à Paris. — Le bourreau Capeluche. — Nouveau
massacre. — Mort de Capeluche. — Épidémie à Paris. — Succès des Anglais en
Normandie. — Siège et prise de Rouen. — Mort de Blanchard.
A la
nouvelle de la déplorable bataille d’Azincourt, dont les désastres
surpassèrent ceux de Courtrai, de Crécy et de Poitiers, la douleur et la
consternation furent générales en France ; il n’était pas de noble famille
qui n’eût une mort à pleurer ; on n’entendait que plaintes et gémissements.
Le peuple s’élevait avec énergie contre l’incapacité de cette noblesse qui,
pour la quatrième fois, avait exposé le salut de la nation. La situation de
la France était en effet extrêmement critique. Les plus nobles chevaliers
avaient péri dans les plaines d’Azincourt, ou expiaient dans les fers des
Anglais les fautes que le vainqueur ne craignait pas de leur reprocher. Les
finances étaient ruinées ; les troupes, mal payées et indisciplinées,
exerçaient d’affreux ravages dans les provinces ; le gouvernement de l’État
était tombé aux mains d’un jeune prince qui s’abandonnait à ses penchants
déréglés ; enfin le plus puissant vassal de la couronne, Jean Sans-Peur,
paraissait disposé à s’allier avec l’ennemi qui menaçait la France. Le
désastre public, loin de suspendre les haines des factions, semblait les
réveiller. Beaucoup de gens à Paris s’applaudissaient de la mort et de la
captivité des princes et des chefs du parti Orléanais, et pensaient avec joie
que le duc de Bourgogne, qui n’avait éprouvé que de faibles pertes, ne
tarderait pas à tirer une vengeance facile de ses ennemis. Jean
était déjà parti de Dijon, et avait pris la route de Paris avec le duc de
Lorraine et 10.000 chevaux ; il publiait partout sur sa route qu’il venait
pour punir les Anglais, et pour aider le roi de ses conseils et de toutes ses
forces. Son armée, à laquelle s’étaient réunis tous les Cabochiens exilés,
allait toujours s’augmentant. A cette nouvelle, le dauphin et le duc de Berri
s’empressèrent de ramener à Paris le roi, qui était resté à Rouen. La reine
quitta aussi Melun, où elle était malade, et revint à la cour. Le duc de
Guyenne, alors entièrement livré à la maison d’Orléans, et ne voulant point
rendre le pouvoir à son beau-père, prit le parti d’appeler à la défense du
royaume le comte d’Armagnac, lui offrit l’épée de connétable, et fit défendre
à tous les princes du sang de venir à Paris sans un ordre du roi. Bernard
d’Armagnac, l’âme de la faction d’Orléans, était occupé dans la Gascogne à
faire la guerre au comte de Foix ; il ne s’était pas joint à l’armée qui
avait combattu les Anglais, il semblait que la rigueur du Ciel l’eût préservé
pour le malheur du royaume. Quoique
le dauphin lui eût envoyé plusieurs fois l’ordre de s’arrêter, le duc de
Bourgogne avançait toujours à la tête de son armée, où l’on comptait 20.000
combattants lorsqu’elle arriva à Lagny-sur-Marne, à six lieues de la
capitale. Le dauphin lui offrit alors de le laisser entrer dans Paris, pourvu
qu’il renvoyât ses gens d’armes, et qu’il se présentât comme un sujet
obéissant. Le duc n’en tint point compte, et résolut de rester en armes à
Lagny, espérant que les Parisiens tenteraient quelque mouvement en sa faveur.
Mais le brave Tanneguy-Duchâtel, prévôt de la ville, sut contenir ses
partisans par sa vigilance. D’ailleurs les Jacqueville et les Caboche, qui se
trouvaient auprès du duc avec leurs bouchers, inspiraient trop de crainte aux
bourgeois pour qu’ils songeassent à lui ouvrir leurs portes. Pendant les
négociations avec son beau-père, le dauphin envoyait de fréquents messages au
comte d’Armagnac pour le prier de hâter son arrivée. Dans
ces circonstances, le duc de Guyenne, qui avait ruiné par des excès sa
constitution naturellement robuste, tomba dangereusement malade, et mourut
peu de jours après, à l’âge de vingt ans (18 décembre 1415). Le bruit courut sans
vraisemblance qu’il avait été empoisonné. Ce prince, inconstant, obstiné et
peu accessible, ne fut regretté que de quelques courtisans qui partageaient
ses scandaleux plaisirs. Sa mort fit passer ses droits et le titre de dauphin
à Jean, duc de Touraine, second fils du roi, gendre du comte de Hainaut et de
Marguerite, sœur du duc de Bourgogne. Le nouveau dauphin, alors âgé de
dix-sept ans, était fixé depuis longtemps à Valenciennes et à Mons, et ne
s’était point formé aux manières polies de la cour de France. Nourri dans la
mollesse et l’indolence, il avait moins de vertus et plus de vices que son
frère Louis. Il était d’un génie borné, et la nature lui avait refusé ces
dons séduisants si précieux pour un souverain. Le connétable de Hainaut avait
eu soin d’élever ce jeune prince dans les intérêts de Jean Sans-Peur,
auxquels il était entièrement dévoué. Onze
jours après la mort du duc de Guyenne, le comte Bernard d’Armagnac, qui avait
fait sa paix avec le comte de Foix, arriva à Paris, suivi d’une foule de
nobles Gascons et de troupes formées à l’école de la valeur et de la discipline
militaire (29 décembre).
Il fut accueilli avec empressement par la cour et par les Orléanais. Dès le
lendemain, il reçut de Charles VI l’épée de connétable, et bientôt toute
l’autorité royale passa entre les mains de cet homme d’un génie actif, fécond
en ressources, mais dévoré d’ambition. Quelque temps après, il se fit nommer
surintendant des finances et gouverneur de toutes les places frontières du
royaume. La capitale fut promptement mise à l’abri de toute attaque, et de
fortes garnisons furent envoyées dans les places de l’Ile-de-France. Dès
lors, il ne resta plus d’espoir d’accommodement entre la cour et le duc de
Bourgogne, auquel le comte d'Armagnac fit signifier de se retirer et de
congédier ses gens d’armes. Ce fut en vain que le duc de Bretagne offrit sa
médiation entre les deux partis ; des hostilités eurent lieu sur plusieurs
points entre les garnisons du roi et les soldats du Bourguignon. La Brie fut
ravagée par les troupes du duc, qui s’obstinait à rester à Lagny. Aussi les
Parisiens ne l’appelaient plus que « Jean-le-Long, Jean-de-Lagny qui n’a
hâte. » Ce sobriquet devint populaire. Enfin, voyant qu’il perdait son temps
et sa réputation, Jean leva son camp, et reprit le chemin de la Flandre,
après avoir livré la ville de Lagny au pillage de ses soldats (28 février 1416). Par la
retraite de Jean Sans-Peur, le comte d’Armagnac resta maître de Paris, où il
ne tarda pas à exercer la plus odieuse tyrannie. Instruit que dans le corps
de l'Université il y avait plusieurs docteurs et professeurs partisans du
duc, il les fit exiler de Paris par le conseil, et fit défendre au recteur de
convoquer des assemblées pour traiter des affaires de l’État. Plusieurs
notables bourgeois furent aussi expulsés de la capitale, et quelques
capitaines du parti bourguignon, pris les armes à la main, ne purent échapper
au dernier supplice. Enfin des tailles plus fortes encore que par le passé
furent levées sur le peuple et sur le clergé, malgré ses réclamations.
Bientôt les Parisiens aspirèrent au changement et commencèrent à remuer ;
mais ils furent maintenus dans l’obéissance par Barbazan et
Tanneguy-Duchâtel, les deux fidèles serviteurs du comte d’Armagnac. Dans ces
circonstances, le connétable marcha en Normandie avec le maréchal de Loigny,
pour réprimer les courses de la garnison de Harfleur. Les Parisiens,
profitant de son absence, formèrent le projet d’égorger tous ceux qui, dans
la ville, étaient attachés au parti Orléanais. L'âme de ce complot, qui
devait éclater le jour de Pâques, était Nicolas d’Orgemont, fils de l’ancien
chancelier, chanoine de Notre-Dame, et maître en la chambre des comptes. Ce
complot fut découvert par la femme du changeur Laillier ; les conspirateurs
furent arrêtés par les soins du prévôt de Paris. Quelques-uns des principaux
coupables furent décapités aux Halles ; plusieurs autres furent, dit-on,
jetés pendant la nuit dans la Seine, une pierre au cou. Nicolas d’Orgemont,
réclamé par le chapitre de Notre-Dame, fut condamné à passer sa vie dans un
cachot, au pain et à l’eau. Sur les
nouvelles qu'il reçut de Paris, le connétable conclut une trêve avec les
Anglais, et revint dans cette ville suivi de nombreux gens d’armes. Voyant
que les Parisiens ne le supportaient qu’avec peine, il les traita plus
rudement que par le passé. Par son ordre, les chaînes des rues furent
enlevées, et le peuple désarmé. Toutes réunions et assemblées furent
défendues ; la grande boucherie, foyer perpétuel des séditions, fut démolie,
et la communauté des bouchers, supprimée, perdit son monopole héréditaire,
tous ses privilèges, toutes ses franchises. Chaque jour le comte multipliait
les supplices, les bannissements et les confiscations ; chaque jour aussi les
Bourguignons, usant de représailles, exerçaient de cruelles vengeances dans
les provinces, où ils avaient commencé une guerre ouverte contre les
Armagnacs. Des hommes étrangers jusque alors à la fureur des factions
s’armèrent pour l’un ou pour l’autre parti. A ces compagnies se réunirent des
aventuriers de la Savoie et de l’Allemagne, qui ne songeaient qu’au seul
pillage, et répandaient dans les villes comme dans les campagnes la terreur
et la désolation. Sur ces
entrefaites mourut le duc de Berri, troisième fils du roi Jean, à l’âge de
soixante-seize ans (13 juin 1416). Ce prince inconstant, ennemi du travail, dépourvu
de courage, avait foulé le peuple comme un avare, et avait dissipé le fruit
de ses exactions comme un prodigue. Dans son goût immodéré pour les
constructions, il avait fait bâtir jusqu’à dix-sept châteaux, plusieurs
hôtels à Paris et dans les provinces. Comme il n’avait pas d’héritiers mâles,
les duchés de Berri et d’Auvergne et le comté de Poitou furent donnés au
dauphin Jean, son filleul. Le plus jeune fils du roi, Charles, comte de
Ponthieu, fut alors investi du duché de Touraine. Pendant
que la guerre civile désolait les rives de la Somme et de l’Oise, et que le
duc de Bourgogne cherchait à renouer des négociations avec Henri, le comte
d’Armagnac était en Normandie, où il essayait de reprendre Harfleur aux
Anglais. Il pressait vivement la ville par terre, tandis qu’une flotte
puissante, composée de vaisseaux génois et castillans qu’il avait loués, et
que commandait le vicomte de Narbonne, fermait le port et empêchait les
secours d’y pénétrer. Le roi d’Angleterre, qui avait cru la France
entièrement épuisée par la journée d’Azincourt, fut étonné de la grandeur de
l’entreprise. Il parut donc disposé à écouter les propositions
d’accommodement que lui fit l’empereur Sigismond, qui était venu à Paris au
commencement de cette année, et qui avait offert de servir de médiateur entre
la France et l’Angleterre. Des négociations furent ouvertes ; mais le
connétable fit valoir avec force, dans une assemblée générale tenue à cette
occasion, la nécessité de continuer la guerre, et par ses conseils toutes les
propositions d’accommodement furent rejetées. Le succès ne favorisa pas son
entreprise. Le comte obtint d’abord un avantage important sur la garnison de
Harfleur ; mais le maréchal de Loigny fut honteusement vaincu, et repoussé
loin des murs. Ensuite la flotte anglaise, après un combat long et sanglant,
parvint à entrer dans le port, fit lever le blocus, et ravitailla la place (août 1416). Les Anglais, qui avaient
besoin de réparer leurs finances épuisées et de recomposer une armée,
n’osèrent tenter cette année-là aucune autre entreprise importante. Le roi
d’Angleterre comptait d’ailleurs, pour affaiblir la France, sur les deux
partis qui travaillaient ardemment à se détruire. Il continuait aussi, par
ses intrigues, l’œuvre que ses armes avaient commencée. Dans un congrès tenu
à Calais au commencement de l’automne, et auquel assistèrent le comte de
Hainaut, l’empereur Sigismond et le duc de Bourgogne, Henri renouvelait avec
ce dernier prince la trêve pour la Flandre et l’Artois. Il s’efforçait aussi,
mais vainement, dit-on, de lui faire reconnaître par un traité occulte ses
prétendus droits à la couronne de France. La cour, alarmée, envoya des
députés à ce congrès pour en pénétrer les secrets ; ils obtinrent du roi
Henri une suspension d’armes jusqu’au mois de février[1]. Après avoir passé neuf jours à
Calais, le duc de Bourgogne se rendit à Valenciennes pour conférer avec le
dauphin. Les deux princes se jurèrent une amitié éternelle et firent un pacte
de défense réciproque (novembre 1416). Le
conseil du roi, qui voyait avec inquiétude le dauphin éloigné de la cour,
envoya plusieurs fois des ambassadeurs au comte de Hainaut pour presser le
retour de ce jeune prince à Paris. Mais celui-ci s’opiniâtrait à ne pas y paraître
à moins que le duc de Bourgogne n’y fût admis et qu’il ne rentrât dans les
bonnes grâces du roi. Les négociations n’avaient donc aucun résultat. Pendant
ce temps-là, le duc de Bretagne, prince de mœurs douces et bienveillantes,
mandé à Paris, y arrivait sans aucun appareil militaire, et intervenait
encore en faveur de la paix. La reine Isabeau elle-même sortait de son
indolence et se rendait à Senlis pour se rapprocher du dauphin, que le comte
de Hainaut avait conduit à Compiègne (mars 1417). Le prince refusa de revenir
auprès de son père ; mais le comte de Hainaut suivit la reine à Paris pour
traiter avec le conseil du roi. Indigné des obstacles qu’on lui opposait, il
déclara hautement que le dauphin ne rentrerait à la cour qu’avec le duc de
Bourgogne. Le conseil, étonné de ce discours audacieux, résolut de faire
arrêter le comte de Hainaut. Averti à temps, le comte prit la fuite et
regagna Compiègne en toute hâte, roulant dans sa tête de nouveaux projets de
vengeance ; mais il y trouva son gendre déjà fort malade. La mort du jeune
prince, arrivée peu de jours après, renversa les espérances des maisons de
Bourgogne et de Hainaut. Elle fut généralement attribuée au poison ; on en
accusa quelques-uns de ceux qui gouvernaient le royaume, particulièrement le
roi de Sicile, qui voulait faire passer la couronne sur la tête de son gendre
Charles, duc de Touraine[2]. Toutes
les espérances de la France se trouvèrent donc réunies sur le dernier des
fils du roi, Charles (plus tard Charles VII), âgé d’environ quinze ans. Le
roi de Sicile et le connétable s’empressèrent de lui faire décerner par le
conseil les titres et l’autorité dont l’héritier du trône devait être
investi, afin d’écarter des affaires Isabeau, qui inclinait à la paix. Élevé
dans les sentiments d’une haine profonde pour Jean Sans-Peur et dans toutes
les passions de ceux qui l’entouraient, le nouveau dauphin commença par
persécuter la reine, qu’on accusait avec raison de désordre dans ses mœurs.
Cette princesse avait formé à Vincennes une petite cour qui était devenue, au
milieu des affreuses calamités de cette époque, un théâtre de profusion et de
scandaleux excès. Le dauphin et ceux qui gouvernaient à Paris profitèrent
d’un moment lucide du roi pour lui ouvrir les yeux sur les intrigues et la
conduite de sa criminelle épouse. Alors, par l’ordre du monarque irrité,
Louis de Bosredon, un des favoris d'Isabeau, fut emprisonné et mis à la
question. Le malheureux, ayant avoué ses crimes, fut jeté à la Seine pendant
la nuit, cousu dans un sac de cuir, avec cette terrible inscription : Laissez
passer la justice du roi. La reine, dépouillée de toute autorité, fut ensuite
reléguée à Blois, puis à Tours, avec sa belle-sœur la duchesse de Bavière.
Elle fut confiée à la garde de trois conseillers du roi, sans le consentement
desquels il ne lui était même pas permis d’écrire une lettre. Le dauphin et
le connétable l’avaient privée de tous les trésors qu’elle avait déposés en
divers lieux. Dès ce moment la coupable Isabeau, furieuse de ce traitement
ignominieux, conçut une haine implacable contre son fils et contre la France. La mort
du roi de Sicile, arrivée le 29 avril de cette année, et l’accession du
dauphin n’affermirent pas beaucoup la puissance du comte d’Armagnac, qui ne
se maintenait que par la violence. Sa position du reste était difficile. Le
duc de Bourgogne armait, et le roi d’Angleterre achevait aussi de formidables
préparatifs pour revenir en France. Il fallait se procurer des ressources
afin de leur résister. Les Parisiens, déjà tenus sous la cruelle tyrannie de
Tanneguy-Duchâtel, furent épuisés d’argent par des altérations de monnaies et
des emprunts forcés, et écrasés de corvées pour la réparation des murs de la
ville. Ordre fut donné à toute maison de se fournir de blé pour un an ; et
pour attirer les vivres, on exempta les marchands de tous droits. Enfin les
bijoux delà reine furent vendus, et les églises dépouillées de leurs trésors.
Le duc de Bourgogne avait trouvé un rude adversaire dans le comte d’Armagnac
; mais sa position était plus facile. Trois semaines après la mort du dauphin
Jean, le duc avait adressé un manifeste à toutes les places fortes et villes
de France. Il imputait à ses ennemis l’empoisonnement des ducs de Guyenne et
de Touraine et toutes les calamités qui affligeaient le royaume. Il leur
déclarait une guerre à mort comme à des étrangers et à des traîtres, et
promettait l’exemption de tout impôt aux villes qui se déclareraient pour le
parti de Bourgogne. Presque toutes les villes de la Picardie se soulevèrent
en sa faveur. Par les conseils d’Alain Blanchard, Rouen suivit cet exemple,
et tua son bailli, Raoul de Gaucourt, et quelques autres officiers royaux.
Mais la révolte de cette ville fut promptement comprimée par les mesures
énergiques et rigoureuses d’Armagnac. Le dauphin accourut avec près de 3.000
combattants ; Rouen lui ouvrit ses portes, et le prince se contenta du
supplice des meurtriers du bailli[3]. Pendant
ce temps, Jean Sans-Peur partait d’Arras à la tête de 60.000 hommes (10 août 1417). Persuadées par les capitaines
et par les conseillers de ce prince, Amiens, Beauvais, Senlis, et la plupart
des autres villes de la province faisaient alliance avec lui. Partout sur son
passage les bourgeois arboraient la croix de Saint-André et criaient : « Vive
Bourgogne ! » Le seigneur de l’Isle-Adam livra au duc le passage de l’Oise et
embrassa son parti. Un grand nombre de cités et de villes lui ouvrirent
encore leurs portes, et il arriva presque sans obstacle sous les murs de la
capitale, à Montrouge, où il établit son camp. Il attendit que les Parisiens
le fissent entrer dans leur ville, soit par force, soit par ruse ; mais son
espoir fut déçu, comme il l’avait déjà été en pareille occasion. Du haut des
murailles de la capitale, gardées par des Gascons, des Bretons et des
arbalétriers génois à la solde du roi, les Armagnacs purent défier sa
puissance, et repoussèrent tous les efforts tentés par ses partisans dans la
ville même. Les bourgeois, le Parlement et l’Université, encouragés par les
discours du dauphin, faisaient le serment de sacrifier leurs personnes et
leurs biens au service du roi et de sa famille. Tandis
qu’une partie de ses troupes tenait la capitale investie, Jean Sans-Peur
s’emparait successivement des villes voisines, portait le fer et la flamme
dans les campagnes, et ne laissait plus rien arriver de la Normandie, de la
Champagne et de la Beauce. Les Bourguignons échouèrent cependant à
Saint-Cloud et à Corbeil. Le duc était occupé depuis trois semaines au siège
de cette dernière place, que le sire de Barbazan défendait avec courage,
lorsqu’il reçut un message d'Isabeau de Bavière. Cette reine, qui avait été
jusque alors sa plus implacable ennemie, le priait de venir la délivrer.
Aussitôt le Bourguignon, transporté de joie, abandonna le siège et se mit en
marche. Arrivé à deux lieues de Tours, il donna de ses nouvelles à Isabeau
par un secret messager. La reine obtint de ses gardes de l’accompagner hors
de la ville, jusqu’au couvent de Marmoutier, où elle voulait entendre la
messe. A peine y était-elle entrée, qu’un corps de troupes bourguignonnes,
sous les ordres du sire Hector de Saveuse, entoura l’abbaye. Le chef entra
dans l’église, suivi de quelques-uns de ses hommes, et salua respectueusement
la reine, qui lui ordonna d’arrêter ses trois gardiens. L’un d’eux échappa
aux soldats, et se noya en voulant traverser la Loire sur un petit bateau. Deux
heures après, le duc arriva, et Isabeau, qui lui devait sa délivrance, lui
jura de rester fidèlement attachée à ses intérêts (2 novembre)[4]. Après
s’être assuré la soumission de Tours, où il entra avec sa nouvelle alliée, le
duc conduisit la reine à Chartres en grand triomphe. Alors elle se déclara
régente pendant l’occupation du roi, abolit les impôts, donna tous les
offices aux Bourguignons, et créa une cour de Parlement à Amiens. Ainsi deux
gouvernements existaient en pleine lutte, et tous les jours on les voyait
opposer ordonnances à ordonnances. Le duc de Bourgogne, qui regardait sa
victoire comme incomplète, puisqu’il n’était pas encore maître de Paris,
s’efforçait d’entretenir des intelligences dans cette ville. Une conspiration
se forma pour lui livrer la porte Saint-Marceau ; mais un pelletier, qui
était du complot, alla tout découvrir au prévôt de Paris. Tanneguy-Duchâtel
fit aussitôt saisir les conjurés, qui eurent la tête tranchée, et les
partisans du Bourguignon, effrayés par ces rigueurs, se tinrent en repos. Les
hostilités continuaient avec une fureur que rien ne pouvait modérer ; les
bandes dévastatrices des Armagnacs et des Bourguignons semblaient rivaliser
d’atrocité pour satisfaire leur vengeance. Les villes de la Picardie, de
l’Ile-de-France, de la Champagne, des bords de la Loire, étaient désolées par
les plus affreuses calamités. Les campagnes, ravagées dans tous les sens,
étaient incultes et dépeuplées. Après avoir vu brûler leurs fermes et leurs
villages, les paysans abandonnaient la charrue, se retiraient dans les forêts
et se faisaient brigands. Il n’y avait plus de commerce, plus de sûreté pour
personne, et l’affreuse disette menaçait la capitale. Pendant
que le royaume était livré à toutes les horreurs de la guerre civile, le roi
d’Angleterre s’avançait dans la Normandie, d’où la plupart des garnisons
avaient été retirées pour la défense de Paris et des environs. Après avoir
rassemblé une armée et achevé tous ses préparatifs, Henri V avait débarqué à
Toucques, près d'Harfleur (1er août 1417). Personne ne marcha contre lui. En peu de temps un
grand nombre de forteresses tombèrent entre les mains des Anglais. Caen,
défendu par Lafayette, fut pris d’assaut ; 600 Français y furent passés au
fil de l’épée, et un grand nombre d’habitants en furent expulsés. Alençon,
Lisieux, Bayeux, Laigle, se rendirent successivement au roi d’Angleterre.
Avant la fin de l’automne, il avait conquis presque toute la Normandie
centrale, et déjà il s’occupait d’organiser l’administration de cette
province. Le duc de Bretagne et le jeune roi de Sicile, Louis III, fiancé à
la fille du duc, désespérant du salut du royaume, signèrent avec le roi Henri
un traité de neutralité pour leurs États (16 novembre). Au milieu des succès rapides
des Anglais, les Normands, divisés comme les habitants des autres provinces
en Armagnacs et en Bourguignons, n’oubliaient point leurs fatales discordes.
Ainsi à Rouen les partisans de Bourgogne s’insurgeaient de nouveau, rappelaient
à leur tête Alain Blanchard et chassaient les Armagnacs de leur ville. Tous
ces revers n’ébranlaient point l’opiniâtreté du connétable. Profitant de la
retraite de Jean Sans-Peur, il reprit Montlhéry, Étampes, Marcoussis et
Chevreuse, et alla mettre le siège devant Senlis pour réprimer les courses du
bâtard de Thian, capitaine de cette ville. Il y conduisit le roi, pour
montrer qu’il poursuivait les Bourguignons comme ennemis de la couronne. La
garnison, vivement pressée par une nombreuse armée, opposa quelque temps une
vigoureuse résistance. Réduite enfin à capituler, elle livra des otages au
comte d’Armagnac, et promit de se rendre si avant le 19 avril elle n’était
pas secourue (1418).
Le comte de Charolais, informé de cette capitulation par un message, envoya
des secours à Senlis. Ils n’arrivèrent que le 19 avril dans la journée. Dès
le point du jour, d’Armagnac avait sommé la ville de se rendre. Sur la
réponse du bâtard de Thian que l’heure n'était pas encore passée, le
connétable fit décapiter et pendre par quartiers au gibet quatre des otages
qui lui avaient été livrés ; et comme l’armée bourguignonne commençait à
paraître, il se hâta de retourner vers Paris. Le bâtard de Thian, répondant à
cet acte de cruauté par une atrocité plus grande, fit exécuter cinquante
prisonniers armagnacs[5]. Le roi
d’Angleterre, que favorisait la neutralité de la Bretagne et de l’Anjou,
n’avait point interrompu ses conquêtes. Partout fuyaient devant lui les
populations épouvantées. Toutes les villes qui se soumettaient à Henri V
étaient assurées de sa protection ; toutes celles qui résistaient à ses armes
étaient punies. Aux prises des villes, il se contentait d’excepter de la
capitulation quelques-uns des habitants, auxquels il faisait trancher la tête,
les traitant comme des criminels de lèse-majesté, car il se disait roi de
France et duc de Normandie[6]. Bientôt il se trouva maître de
toute cette importante province, à l’exception de Rouen et de Cherbourg. Les
maux affreux auxquels le royaume était en proie décidèrent pourtant
quelques-uns des conseillers du roi à traiter avec le duc de Bourgogne et
avec la reine. Le comte d’Armagnac n’osa s’opposer à ce qu’on ouvrît des
négociations. Des deux côtés on nomma des plénipotentiaires, et on choisit
pour le lieu du congrès le village de la Tombe, entre Montereau et
Bray-sur-Seine. Les deux cardinaux des Ursins et de Saint-Marc, légats du
pape Martin V, chargés par ce pontife de travailler au rétablissement de la paix,
assistèrent aux conférences de la Tombe. Après de grandes difficultés, un
traité de paix fut conclu le 23 mai par la sage influence des cardinaux et du
sire de la Trémoille. Le duc de Bourgogne parut le recevoir avec
reconnaissance ; le roi et le dauphin consentaient. Déjà les Parisiens
saluaient la paix avec transport, lorsque le connétable, qui n’aperçut dans
ce traité que la fin de son autorité et le présage de sa perte, le fit
rejeter avec indignation comme infâme et injurieux au souverain[7]. La
rupture d’une paix si nécessaire à la France remplit les Parisiens de la plus
vive indignation contre le connétable. On rejeta sur lui tous les troubles,
toutes les calamités du royaume. Mille bruits augmentaient encore chaque jour
le désespoir et la secrète fureur du peuple ; on disait que ses gens d’armes
avaient brûlé des hommes et des enfants qui n’avaient pu leur payer rançon,
que ce terrible Armagnac avait formé l’abominable projet de massacrer tous
les habitants de Paris ; qu’il vendrait plutôt la ville au roi d'Angleterre
que d’y laisser entrer les Bourguignons. Le connétable n’ignorait pas quelle
était la disposition des esprits à son égard ; mais rien ne pouvait
l’intimider. Il avait redoublé de rigueur envers les Parisiens, surtout
depuis le retour de Senlis. Comme il avait besoin d’argent, il enlevait les
ornements et les vases des églises, et les faisait fondre au profit du
trésor. Il voulut tirer un emprunt de la ville pour donner un mois de solde à
ses troupes ; mais il reçut un refus formel delà part des habitants, qui,
ruinés par toutes ses exactions, ne pouvaient plus rien payer. L’exaspération
des esprits était si grande, qu’une catastrophe paraissait imminente. Une
vengeance particulière la fit éclater. Le quartenier
Leclerc, riche marchand de fer du Petit-Pont, homme estimé et dévoué aux
Armagnacs, avait la garde de la porte Saint-Germain (ou porte de
Bussi). Le jour il
s’acquittait avec zèle de sa charge ; la nuit, lorsqu’il se retirait, il
emportait les clefs de la porte, et se défiant de sa propre famille, il les
déposait sous le chevet de son lit. Perrinet Leclerc, fils de cet honnête
quartenier, jeune homme de vingt-cinq ans, plein de vanité et d’audace, fut
injurié et battu par quelques serviteurs d’un des seigneurs du conseil du
roi. Il porta sa plainte au prévôt Tanneguy, dont il ne put obtenir justice.
Outré de l’injure et de l’impossibilité d’en avoir raison, il résolut de se
venger. Il communiqua ses ressentiments à six ou sept jeunes gens, la plupart
fils de bouchers, de conduite assez déréglée et de grande témérité. Son
mécontentement n’échappa point à quelques secrets partisans du duc de Bourgogne,
qui s’efforcèrent d’irriter encore en lui le désir de la vengeance, et lui
proposèrent d'introduire dans la ville le seigneur de l’Isle-Adam, capitaine
de Pontoise pour Jean Sans-Peur, avec les hommes de sa garnison. Perrinet
Leclerc, gagné par de brillantes promesses, y consentit, et envoya
quelques-uns de ses compagnons à Pontoise afin de se concerter avec le sire
de l’Isle-Adam sur les moyens d’exécuter ce projet. Dans la nuit du 29 au 30
mai, Perrinet entra sans bruit dans la chambre de son père, qui dormait d’un
profond sommeil ; il déroba les clefs sous le chevet du vieillard, et se
rendit avec plusieurs de ses amis à la porte Saint-Germain, dont il avait
gagné le guet. Il y trouva l’Isle-Adam, qui l’attendait hors des murs avec
800 hommes d’armes, parmi lesquels étaient Lyonnet de Bournonville, son beau-frère,
Guy de Bar, le seigneur de Chevreuse, le seigneur de Chastellux, Ferry de
Mailly et le sire Daniel de Gouy, tous gens d’expérience et d’une valeur
éprouvée. Perrinet ouvrit doucement, les Bourguignons entrèrent en bon ordre
et en silence. Alors Perrinet referma la porte, et par un mouvement qui
tenait du désespoir ou de l’intrépidité, il jeta les clefs par-dessus le mur,
les obligeant ainsi à vaincre ou à périr. La troupe continua de marcher à
petit bruit jusqu’au Châtelet. Près de cet endroit, à l’entrée du quartier
des Halles, ils trouvèrent environ 400 Parisiens, de leurs partisans, qui s’y
étaient rendus par divers chemins, et qui n’étaient armés que de haches, de
massues et de bâtons ferrés ; mais la fureur qui les animait rendait ces
armes redoutables entre leurs mains. Les deux troupes, réunies un instant, se
partagèrent ensuite en plusieurs bandes qui se répandirent dans les divers
quartiers de Paris, en criant : « Notre-Dame de la paix, vive le roi ! vive
Bourgogne ! La paix ! la paix ! Qui aime la paix nous suive ! » Le peuple
sortait en foule des maisons, arborant la croix de Saint-André, et répondait
: « Vive la paix ! vive Bourgogne ! » Les
Armagnacs, surpris au milieu de la nuit, ne purent se rallier ni organiser de
résistance ; ils prirent la fuite ou se cachèrent. Les troupes préposées à la
garde disparurent épouvantées. Beaucoup de bourgeois, sans chefs et désarmés,
restèrent enfermés dans leurs maisons, attendant le jour dans une inaction
mêlée de crainte et d’horreur. Arrivé à l’hôtel Saint-Paul, l'Isle-Adam le
fit investir, en brisa les portes, et pénétra dans la chambre du roi, où se
tenait près de lui le comte de Tripoli, frère du roi de Chypre, et le fit
monter à cheval pour le montrer au peuple. L’infortuné monarque semblait
autoriser par sa présence la révolution qui s’opérait. Le chancelier
Raymonnet de la Guerre, les évêques de Senlis, de Cou-tances et de Bayeux, la
plupart des chefs armagnacs, et un grand nombre de bourgeois suspects
d’attachement à leur parti, furent arrêtés et jetés en prison. Les insurgés,
qui s’étaient rendus à l’hôtel du comte d’Armagnac, rue Saint-Honoré, ne l’y
trouvèrent pas ; il s’était sauvé déguisé chez un maçon du voisinage. Dès le
commencement du tumulte, Tanneguy-Duchâtel se leva précipitamment, courut à
l’hôtel du dauphin, le réveilla brusquement, l’enveloppa dans les draps de
son lit et l’emporta jusqu’à la Bastille, dont le gouverneur était d’une
fidélité à toute épreuve. De là il le fit partir sur l’heure pour Melun.
Robert-le-Masson, chancelier du dauphin, maître Martin Gouge, évêque de
Clermont, et Louvel, président de Provence, se réfugièrent aussi dans le
château de la Bastille. Juvénal des Ursins, haï des Bourguignons, qui le
cherchaient, put se sauver à Corbeil, grâce à un avis secret que lui fit
donner le sire Guy de Bar. Le désordre fut grand ; les maisons des Armagnacs
furent pillées, ainsi que le collège de Navarre et sa bibliothèque. Mais
cette nuit-là il n’y eut que trois hommes de tués pour avoir crié : « Vive
Armagnac ! » Le
lendemain matin, le sire Guy de Bar fut proclamé prévôt de Paris en place de
Tanneguy-Duchâtel. Ce jour éclaira de tristes scènes. Les Bourguignons
pillèrent encore un grand nombre de maisons, et traînèrent dans les cachots
une foule de prisonniers. Mais d’Armagnac échappait à toutes les recherches.
Le prévôt de Paris fit alors publier dans tous les quartiers l’ordre de
révéler, sous peine de confiscation de corps et de biens, le lieu où se
tenaient cachés le comte d’Armagnac et ses partisans. Le pauvre maçon qui
avait donné un asile au connétable fut saisi de crainte, et courut dénoncer
son hôte au prévôt, qui se transporta chez lui sur-le-champ, et le trouva en
effet. Il le conduisit prisonnier à la conciergerie du palais, au milieu des
imprécations de la populace. Cependant
le sire Tanneguy-Duchâtel, maître de la Bastille, demanda de prompts secours
aux capitaines des garnisons voisines. Il fut bientôt rejoint par le maréchal
de Rieux et le sire de Barbazan, avec des hommes d’armes bretons et gascons.
Alors l’intrépide Tanneguy forma l’audacieux projet de rentrer dans Paris
pour surprendre cette ville. Il sortit de la Bastille le 1er juin au matin,
par la rue Saint-Antoine, à la tête de 1,600 hommes bien résolus, enseignes
déployées, en criant : « Vivent le roi, le dauphin et le comte d’Armagnac ! «
Ils se portèrent d’abord à l’hôtel Saint-Paul, espérant y enlever le roi ;
mais la veille les Bourguignons l’avaient transféré au Louvre. Ne trouvant
aucune résistance et voyant le peuple fuir devant eux, ils poussèrent jusqu’à
la porte Baudoyer. Là, ils se livrèrent au pillage de quelques maisons,
malgré les chefs, en criant : « Ville gagnée ! tuez tout ! » Dans ce moment
l'Isle-Adam arriva suivi de ses troupes réglées, de la milice parisienne et
d’une multitude de peuple, qui depuis trois jours parcourait en armes toutes
les rues de Paris. Il y eut là un combat acharné. Assaillis de tous côtés, accablés
du haut des toits et des fenêtres, les Armagnacs se défendirent en
désespérés, s’ouvrirent enfin un passage l’épée à la main, et regagnèrent la
Bastille, laissant sur le pavé 400 de leurs hommes les plus intrépides ; les
Bourguignons ne perdirent que quarante soldats. Après avoir laissé une
garnison dans le château, le maréchal de Rieux, le sire de Barbazan et
Tanneguy-Duchâtel allèrent rejoindre le dauphin à Melun, d’où ils le
conduisirent à Bourges[8]. Les
Bourguignons célébrèrent avec pompe les funérailles de leurs morts, tandis
qu’ils firent porter dans la campagne et en terre profane, par le bourreau et
ses valets, les cadavres des Armagnacs. Puis la populace, échauffée par le
carnage, alla dans les hôtelleries et les maisons chercher les Armagnacs qui
avaient échappé à sa fureur après la délivrance de Paris. La Bastille,
investie par l'Isle-Adam qui avait reçu quelques renforts, se rendit le 4
juin, à condition qu’on garantirait corps et biens aux hommes qui la
défendaient. A la nouvelle de la révolution de Paris, la plupart des autres
places qui tenaient pour les Armagnacs, et que le dauphin venait de confier
au gouvernement de Tanneguy, avec le titre de « capitaine de tous les pays de
France, Champagne, Brie, et d’outre la rivière de Seine, »
s’empressèrent d’arborer la croix de Saint-André. Comme le duc de Bourgogne
était éloigné pendant que ces graves événements se passaient en son nom, et
que la reine, alors à Troyes, ne voulait rentrer dans la capitale que
lorsqu’elle serait délivrée de tous les Armagnacs, l’ordre ne pouvait être
facilement rétabli en l’absence de toute autorité régulière et puissante. Paris, en attendant le
retour de la reine, était administré nominalement par les gens du grand conseil,
sous la présidence d’un enfant de quinze ans, messire Charles, comte de
Clermont, fils du duc de Bourbon. Mais ceux qui gouvernaient en réalité
étaient l’Isle-Adam, le prévôt Guy de Bar, le seigneur de Chastellux, et tous
les capitaines bourguignons qui arrivaient de différents côtés dans Paris
avec de nouvelles forces. On y vit bientôt rentrer, aux acclamations du
peuple, tous ceux qui en avaient été proscrits, les Caboche, les Saint-Yon,
les Legoix, les hommes de la milice des bouchers et autres gens semblables,
tous impatients de faire expier leur exil à leurs infortunés concitoyens.
Chaque jour le désordre allait croissant, ceux qu’on désignait comme
Armagnacs étaient rançonnés de maisons en maisons. Les capitaines
bourguignons s’enrichissaient à ce métier ; quelques-uns, comme de vrais
brigands, prenaient l’argenterie dans les maisons, et osaient même dépouiller
les églises des richesses qui leur restaient. Mais si
les seigneurs bourguignons recherchaient l’or et l’argent avec avidité, les
bouchers, les proscrits, dont les biens avaient été confisqués, dont les
femmes et les enfants avaient été traînés de prison en prison par les
sergents d’Armagnac, ne rêvaient que la vengeance et avaient soif de sang
encore plus que d’or. Ces hommes, initiés à la confrérie bourguignonne,
appelée aussi de Saint-André, et qui portaient pour signe le chaperon bleu
couronné de roses, se répandaient dans les différents quartiers de Paris, et
s’efforçaient d’exalter au niveau de leur sanguinaire fureur les passions de
la populace. Chaque jour s’écoulait au milieu des plus vives inquiétudes, et
il n'y avait pas de nuit que les habitants ne fussent réveillés en sursaut
par de fausses alarmes ; on disait que les Armagnacs rentraient dans Paris
avec des forces redoutables pour délivrer les prisonniers. Alors le peuple
prenait les armes, courait à une porte, puis à l’autre, sans y rencontrer
l’ennemi. On allait jusqu’à prétendre que le conseil du roi laisserait
échapper les Armagnacs moyennant bonne rançon. Enfin la populace, dont la rage
s’amassait sourdement, devait la manifester d’une manière terrible ; elle
résolut de se délivrer des prisonniers par un massacre. Dans la
nuit du 12, à un signal convenu, le menu peuple des différents quartiers de
la ville se soulève tout à coup, et se rassemble sous les ordres d’un certain
Lambert, potier d'étain, aux cris redoublés de « Vive la paix ! vive le roi !
vive le duc de Bourgogne ! » A chaque instant croit le nombre des séditieux ;
il s’élève bientôt à plus de 40.000, armés de vieux maillets, de haches, de
cognées, de massues et de bâtons ferrés. Les chefs s’écrient qu’il est temps
défaire justice des Armagnacs, s’engagent par serment à les exterminer, et se
portent à la prison du Palais ou Conciergerie. Au bruit de la sédition, le
prévôt, les seigneurs bourguignons, l'Isle-Adam, Luxembourg, Fosseusse,
accourent avec mille chevaux, essaient vainement de leur faire entendre la
voix de la justice et de la raison. Mais voyant leur rage portée au plus haut
degré, ils suivent le mouvement, en disant : « Mes amis, faites ce qu’il vous
plaira. » Arrivés
à la tour du Palais, ces forcenés en brisent les portes que les geôliers
refusaient d’ouvrir, commencent par les poignarder, tirent dans la cour le
chancelier de France, Henri de Marie, et le comte d’Armagnac, les massacrent
et les dépouillent. Dans leur fureur poussée jusqu’au délire, ils découpent
sur le corps du connétable une lanière de sa peau, large de deux doigts,
depuis l’épaule droite jusqu’au côté gauche, afin qu'il portât encore
l'écharpe des Armagnacs. Laissant les cadavres de leurs victimes nus sur le
pavé, ils se transportent aux prisons de Saint-Éloi, de Saint-Martin-des-Champs,
du Temple, dont ils égorgent tous les prisonniers. Ils fouillent avec une
joie féroce les plus sombres cachots, pour y trouver de nouvelles victimes,
et ne les abandonnent qu’après s’être assurés que personne n’a échappé à
leurs coups. Quand ils trouvent des prisons trop fortes, ils y mettent le
feu, et se réjouissent en entendant les horribles cris des détenus qui
périssent dans les flammes. Au petit Châtelet, ils font l’appel des
prisonniers, leur permettant de sortir l’un après l’autre, et à mesure que
les malheureux paraissent, ils les percent de leurs épées ou les abattent à
coups de hache d’armes. Les
nombreux prisonniers du grand Châtelet, instruits de ce qui s’était passé
dans les autres prisons, se procurent quelques armes, et retirés au haut de
la tour, s’y défendent avec un courage digne d’un meilleur sort. Parmi les
assaillants, il y en eut un grand nombre de blessés et plusieurs de tués. Les
assassins investirent la maison pendant la nuit, et le lendemain matin ils
mirent le feu à la tour. Les prisonniers, craignant de devenir la proie des
flammes, se décidèrent à se rendre ; mais la plupart furent précipités du
haut de la tour sur les fers des piques. Dans leur aveugle fureur, les
meurtriers confondaient avec les Armagnacs les prisonniers pour dettes, parmi
lesquels se trouvaient des Bourguignons. Dans la cour des prisons, le sang
formait des ruisseaux. Tous les gens suspects étaient égorgés sans pitié ; on
n’épargnait ni les femmes ni les enfants. Le carnage dura près de trente
heures. L’imagination est épouvantée des actes qui signalèrent ces horribles
scènes. Les Armagnacs, réputés indignes de sépulture, étaient exposés aux
outrages de la multitude, puis jetés aux champs, pour devenir la proie des
oiseaux et des bêtes féroces. Les corps du connétable, du chancelier et de
Raymonnet de la Guerre, furent traînés sur une claie dans toutes les rues de
Paris, puis abandonnés durant trois jours sur les degrés du Palais, et de là
jetés dans la cour. Le quatrième jour, on les mit dans un tombereau, et on
les jeta dans la fosse de la Louvière, près du Marché-aux-Pourceaux, où déjà
beaucoup d’autres morts avaient été déposés. Dans ces sanglantes saturnales,
se distinguait, entre tous, Capeluche, bourreau de profession. Les évêques de
Bayeux, de Coutances, d'Évreux, de Senlis et de Saintes, deux présidents au
Parlement, une foule de seigneurs, de bourgeois et de soldats, plus de 1,500
personnes, quelques-uns disent 3.000, périrent dans ces jours de terreur et
de larmes. Après cette horrible tragédie, chacun exerçait ses vengeances ou
contentait son avidité. On tuait en pleine rue ; voyait-on passer son ennemi,
il suffisait de crier : « A l’Armagnac ! » et aussitôt il était mis en
pièces. A la
nouvelle des événements dont Paris avait été le théâtre, et de la mort du
connétable, la reine ne put dissimuler sa joie. Une seule pensée la
troublait, celle que le terrible ennemi dont elle était délivrée n’avait pas
été immolé particulièrement à sa haine. Quant au duc de Bourgogne, il
témoigna de la douleur du meurtre de tant de personnages illustres et du
connétable lui-même, qui pouvaient être entre ses mains de précieux otages
pour ramener le dauphin à la cour. La reine et le duc, après avoir prolongé
leur séjour, la première à Troyes, le second à Dijon, entrèrent ensemble à
Paris le 14 juillet, escortés de 1.200 hommes d’armes, au milieu des
acclamations de la multitude ; 600 bourgeois, montés sur de superbes chevaux,
étaient venus au-devant d’eux, vêtus de riches manteaux bleus, sur lesquels
brillait la croix de Saint-André, brodée en or. Ils en offrirent deux en velours
de la même couleur au duc de Bourgogne et au comte de Saint-Pol, son neveu,
qui les acceptèrent avec empressement. La reine était montée sur un char
brillant ; de toutes les fenêtres des fleurs étaient jetées sur leur passage,
comme pour dérober à leurs regards les traces du sang répandu pour leur
vengeance ; toutes les rues retentissaient du son joyeux des instruments de
musique ; partout le peuple criait : « Noël ! Noël ! vive le duc de Bourgogne
! » Le duc et la reine descendirent à l’hôtel Saint-Paul, où le roi était
retourné ; l’infortuné monarque fit bon accueil à la reine. Jean Sans-Peur
s’empara aussitôt du gouvernement. Il se fit nommer capitaine de Paris, et
décerna à ses créatures toutes les charges de la couronne. Les ordonnances
rendues sous la domination des Armagnacs furent abrogées, les impôts abolis,
les privilèges rendus, les armes restituées, les chaînes replacées dans les
rues. Le Parlement reprit ses audiences depuis quelque temps interrompues, et
les bouchers recouvrèrent leur communauté et leur monopole, en considération
des services importants qu’ils avaient rendus aux Bourguignons. Mais
l’anarchie et la famine désolaient toujours la capitale. Les Armagnacs
établis à Melun ravageaient les campagnes voisines de Paris, massacraient
impitoyablement les femmes et les enfants qui tombaient entre leurs mains, et
détruisaient par la flamme ce que le fer avait épargné. Aussi le duc usait
toujours de cruelles représailles, et de nouvelles arrestations eurent
bientôt rempli toutes les prisons. Exaspérée
de son état de souffrance qu’elle attribuait aux Armagnacs, la populace se
plaignait de la modération de Jean, qui se contentait de les priver de la
liberté. Elle prétendait que tous les jours on en délivrait quelques-uns, qui
étaient mis à rançon. Excitée de nouveau au meurtre et au pillage par les
Legoix, les Saint-Yon et les autres bouchers, pour lesquels les maux publics
étaient autant de triomphes, elle résolut d’achever l’extermination des
Armagnacs. Le 21 août, un formidable rassemblement de forcenés, conduit par
le bourreau Cape-luche, qui seul était à cheval, va fondre au grand Châtelet
pour égorger les prisonniers[9]. Ceux-ci, instruits du sort qui
les menace, font pleuvoir les pierres et les briques sur les assaillants, qui
avaient trouvé les portes fermées ; mais les assassins, à l’aide d’échelles,
entrent par le toit et massacrent tous les détenus. La même scène d’horreur
eut lieu au petit Châtelet. Deux ou trois cents victimes périrent dans ces
deux prisons. Les séditieux se précipitent ensuite vers la Bastille, et
demandent au gouverneur, le sire de Canny, de leur livrer les prisonniers qui
étaient confiés à sa garde. Sur son refus, ils lancent des pierres et des
flèches, et se préparent à démolir les murailles. A cette nouvelle, le duc de
Bourgogne accourt sans troupes, et s’efforce par ses discours de calmer la
fureur de la multitude. Il emploie les prières, caresse les chefs, prend même
la main de Capeluche sans le connaître ; les séditieux restent inexorables.
Il en obtient seulement la promesse qu’ils ne feront aucun mal aux
prisonniers, et qu’ils les conduiront au Châtelet pour être jugés. Une
vingtaine de ces malheureux leur sont livrés ; mais, arrivés près du petit
Châtelet, ils furent arrachés des mains de leurs conducteurs par une autre
troupe d’assassins qui n’avait rien promis, et aussitôt massacrés. Le duc
se retira dans son hôtel, honteux de son impuissance, et n’osant employer la
force pour réduire ces furieux. Pendant plusieurs jours encore le sang coula
dans Paris. Comme la première fois, ils immolaient tous les objets de leur
haine ou tous les bourgeois dont les richesses excitaient leur insatiable
avidité. On vit le bourreau Capeluche parcourir les rues de Paris, vêtu d’une
robe de damas doublée de martre, se faire amener les tristes victimes que la
populace arrêtait, et les égorger de sa main. Il trancha la tête au milieu de
la rue à une dame renommée pour sa vertu, sous prétexte qu’elle était du
parti des Armagnacs. Deux chevaliers arrêtés dans l’hôtel du roi et de la
reine furent aussi également immolés. Le palais du duc ne fut pas même respecté
par les meurtriers, qui osèrent y saisir plusieurs personnes suspectes pour
les faire périr ensuite. Plusieurs fois Capeluche, accompagné d’une bande de
forcenés, y entra comme eut fait un grand seigneur, et s’entretint avec le
prince[10]. Cependant
le duc, comprenant que ces abominables excès pouvaient nuire à sa cause,
résolut de détruire les hommes qui avaient été les serviles instruments de sa
vengeance. Il fit défendre, au nom du roi, de piller et de tuer, sous peine
de mort. Puis il engagea les massacreurs à aller assiéger Montlhéry et
Marcoussis pour en chasser les Armagnacs, et rendre la route libre aux blés
de la Beauce. Six mille au moins des plus féroces partirent avec des canons,
sous la conduite du seigneur de Cohen, de messire Gautier de Rupes et de
quelques autres chevaliers, tous capitaines du duc. Le Bourguignon fit
aussitôt prendre les armes à ses troupes et à tous les honnêtes bourgeois, et
fermer les portes de la capitale. Par son ordre, ceux des chefs qui étaient
restés à Paris furent arrêtés. Plusieurs furent jetés dans la Seine ;
d’autres, décapités ou pendus au gibet[11]. Le bourreau Capeluche passa en
un moment du pouvoir souverain à l’échafaud. Cet infâme, qui avait trempé ses
mains dans le sang de tant de victimes innocentes, fut jugé et condamné par
le prévôt, qui le fit aussitôt conduire aux Halles pour y être décapité. Son
valet, devenu son successeur, devait lui trancher la tête. Son maître lui
expliqua comment il fallait s’y prendre, et conservant dans cette dernière
démonstration une imperturbable tranquillité d’esprit, « il aiguisa le fer de
la hache, ajusta le bloc, comme s’il eût été encore, non le patient, mais
l'exécuteur, cria merci à Dieu et tendit le cou[12]. » En même temps, pour qu’on ne
l’accusât pas d’épargner les Armagnacs, le duc fit décapiter quelques
magistrats de ce parti. La troupe de misérables qui avait mis le siège devant
Montlhéry, et que Tanneguy-Duchâtel avait vigoureusement repoussée, voulut
rentrer dans la capitale. Les portes en étaient encore fermées. Rejetés par
les deux factions, ils portèrent la terreur et la désolation dans les
villages environnants, et finirent par tomber, en grande partie, sous le fer
des Orléanais et sous celui des Bourguignons envoyés contre eux.
Quelques-unes de leurs bandes grossirent le nombre des brigands dont les
campagnes étaient infestées. Aux
sanglants désastres dont Paris venait d’être le théâtre succéda une épidémie
qui exerça d’affreux ravages parmi les habitants, déjà épuisés par la disette
et par des souffrances de tout genre. Ce fléau enleva 50.000 victimes dans
l’espace de quatre mois. Les massacreurs de prison furent atteints, dit-on,
de préférence aux autres, et moururent tous en proie au plus violent
désespoir, criant qu’ils étaient damnés et qu’ils n’obtiendraient jamais de
Dieu le pardon de leurs crimes[13]. Au milieu de tant de
calamités, le duc de Bourgogne semblait douter de lui-même et avoir perdu
toute son énergie. Il était abattu et toujours inquiet, et ne donnait que des
paroles pour soulagement à tout ce peuple qui endurait les plus cruelles
souffrances. Il proposait la paix au dauphin, dont les partisans, reprenant
courage, s’emparaient des villes et des forteresses autour de la capitale ;
mais il se voyait repoussé par Tanneguy-Duchâtel et par les autres ambitieux
qui entouraient le jeune Charles. Ce prince avait pris le titre de régent, et
avait institué à Poitiers un Parlement composé en partie des magistrats qui
avaient échappé aux massacres de Paris. Parmi eux figurait le vénérable
Juvénal des Ursins, qui avait fui avec sa femme et ses onze enfants (21 septembre
1418). Tandis
que la guerre civile déchirait le royaume, les Anglais avaient soumis toute
la Normandie, à l’exception de Rouen. Le duc de Bourgogne, qui avait si
souvent reproché aux Armagnacs la désastreuse journée d'Azincourt, n'opposait
aucune résistance aux progrès des insulaires. Dès les premiers jours du
printemps, Henri V avait repris le cours de ses conquêtes. Après s’être rendu
maître d’Evreux, de tout le pays à la gauche de la Seine, de Louviers, de
Pont-de-l’Arche, ce prince, que Dieu amenait en France comme par la main,
ainsi qu’il le disait lui-même, et qui n’avait trouvé de résistance que dans
le patriotisme des villes, alla mettre le siège devant Rouen. Cette place,
grande et forte, qui renfermait une population de 80.000 âmes et une garnison
de 15.000 hommes de milice et de 4.000 cavaliers, sous les ordres du bâtard
de Thian, l’ancien capitaine de Senlis, et de plusieurs autres vaillants
chevaliers, s’était préparée à une vigoureuse défense. La garnison et les
habitants soutinrent le siège avec héroïsme. Les Rouennais, qui commencèrent
à ressentir la disette dans les premières semaines de l’automne, envoyèrent
demander des secours au duc de Bourgogne, dont ils avaient embrassé la cause.
Jean Sans-Peur rétablit alors les aides, et rassembla lentement quelques
troupes, tout en essayant de traiter avec le roi d’Angleterre. Mais Henri V
négocia simultanément avec les Armagnacs et avec les Bourguignons, et joua
les deux partis. Alors Jean réunit ce qu’il put de gens d’armes, et plaça le
roi à leur tête. Ils arrivèrent jusqu’à Beauvais, et s’en retournèrent sans
avoir vu l’ennemi. Enfin la famine décima l’héroïque population de Rouen ;
50.000 individus périrent victimes du manque d’aliments ou des maladies
engendrées par des privations de toute espèce. Encouragée par de généreux
chevaliers, et surtout par Alain Blanchard, qui, d’abord chef d’émeutes
contre les Armagnacs, était devenu le héros de la bourgeoisie rouennaise, la
garnison, composée d’intrépides guerriers, fit des prodiges de valeur.
Réduite au désespoir, après avoir longtemps espéré d’être secourue par le duc
de Bourgogne, elle ne voulait livrer aux Anglais qu’un monceau de cendres, et
se frayer un passage, l’épée à la main, à travers les rangs ennemis ; mais le
roi d’Angleterre accorda une capitulation honorable. Il permit aux gens
d’armes de la garnison de sortir de la ville à pied et sans armes, à
condition de ne point servir contre lui pendant un an. Tl exigea de la
commune une somme de 300.000 écus d’or de France et le serment de fidélité,
lui promettant de la laisser jouir des privilèges et libertés octroyés par
les ducs de Normandie et les rois d’Angleterre et de France. Alain Blanchard,
chef des milices bourgeoises, le bailli d'Houdetot, le maire Jean Segneult,
Robert Delivet, vicaire général de l’archevêque de Rouen, renommé pour son
intrépidité et son patriotisme, Jean Jourdain, commandant des canonniers, et
deux autres bourgeois, furent exceptés de la capitulation. Le 19 janvier 1419
le roi d’Angleterre fit son entrée solennelle dans cette magnanime cité de
Rouen, qui avait résisté six mois à ses armes. Un grand nombre de ses
habitants, qui avaient supporté avec tant de résignation les plus grandes
calamités, ne purent se soumettre à porter la croix rouge, marque distinctive
de la nation anglaise ; ils sortirent avec la garnison, dénués de tous biens,
plutôt que de rendre hommage au roi d'Angleterre. Des sept victimes qui
devaient expier ce qu’on appelait la rébellion de Rouen, six étaient riches
et se rachetèrent. Alain Blanchard, qui était pauvre, mais qui par son rare
courage et son ardent patriotisme aurait mérité le respect d’un ennemi généreux,
paya pour la cité entière. « Moi, je n’ai pas de biens, disait-il en marchant
au supplice ; mais si j’avais de quoi payer ma rançon, je ne voudrais pas
racheter le roi anglais de son déshonneur. » Il mourut en brave capitaine du
peuple rouennais. La nouvelle de la reddition de Rouen eut du retentissement dans toute la France et particulièrement dans Paris. L’alarme y fut d’autant plus vive, que chaque jour la disette y faisait de nouveaux progrès, le cours de la Seine se trouvant intercepté, soit par les Anglais, soit par les troupes des deux factions, qui continuaient à se faire une impitoyable guerre. Des députés envoyés par le Parlement, les bourgeois et l’Université, à Lagny, où Jean Sans-Peur avait emmené le roi, supplièrent le duc de revenir et de pourvoir à la défense de Paris. Le prince répondit que la cour retournerait dans cette ville sitôt qu’elle serait abondamment pourvue de vivres et d'autres munitions. D’ailleurs le duc de Bourgogne cherchait à se rapprocher du dauphin. Effrayé des progrès des Anglais, l’héritier du trône avait enfin consenti à envoyer des ambassadeurs à Montereau pour traiter avec la cour. Il négociait en même temps avec Henri V, quoique ses partisans lui fissent alors une guerre assez forte dans le Maine. Le roi d’Angleterre, qui exploitait toutes les peurs, tous les intérêts, se prêtait à des propositions qui entretenaient parmi les princes une division si utile à ses projets ambitieux. Pendant ce temps il continuait les hostilités, s’emparait du Vexin, et ses avant-postes menaçaient la ville de Mantes. Il signa cependant une trêve de deux mois avec les Dauphinois et les Bourguignons (23 février - 23 mars). Alors le roi d’outre-mer, soi-disant roi de France, put travailler à l’organisation de sa conquête, à l’administration de ses finances, et à procurer à son armée le repos qui lui était nécessaire. |
[1]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[2]
Monstrelet.
[3]
Monstrelet, ch. CLXVII.
[4]
Monstrelet.
[5]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[6]
Religieux de Saint-Denis.
[7]
Monstrelet.
[8]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[9]
Religieux de Saint-Denis.
[10]
Juvénal des Ursins.
[11]
Monstrelet.
[12]
De Barante. — Journal du Bourgeois de Paris, t. XV.
[13]
Juvénal des Ursins.