Les ordonnances
cabochiennes annulées. — Nouvel aspect de la cour de Paris. — Les deux partis
recherchent l’alliance du roi d’Angleterre. — Nouvel armement du duc de
Bourgogne. — Ce prince marche sur Paris. — Sa retraite. — Jean Sans-Peur
déclaré rebelle. — Condamnation de la doctrine de Jean Petit par un synode
assemblé à Paris. — Les Orléanais marchent contre le duc de Bourgogne. —
Prise de Compiègne. — Sac de Soissons. — Succès de l’armée royale. — Détresse
du duc de Bourgogne. — Siège d’Arras. — Traité d’Arras. — Concile général de
Constance. — Conspiration contre les ducs d’Orléans et de Bourbon. — Le
dauphin entreprend de gouverner par lui-même. — Préparatifs d'Henri V contre
la France. — Ambassade de ce roi à Charles VL — Les Anglais descendent en
France. — Siège et prise d’Harfleur. — Le duc de Bourgogne refuse son secours
au roi de France. — Henri V entreprend d’aller d’Harfleur à Calais. — Passage
de la Somme. — Le connétable d’Albret reçoit la permission de combattre. —
Les armées en présence. — Pourparler de paix. — Bataille d’Azincourt. —
Massacre des prisonniers. — Sépulcre des morts.
Quelques
jours après l’arrivée des princes, le roi tint un lit de justice au
Parlement, et annula, comme ayant été extorqués, tous les actes contraires au
duc d’Orléans et à ses partisans. En même temps il abrogea solennellement les
ordonnances de réforme, monument remarquable d’administration, dont le
nouveau gouvernement aurait pu profiter (5 septembre). La cour et la ville
prirent bientôt un nouvel aspect. Les fêtes, les bals, les tournois
succédèrent à la tristesse et à la terreur. Les ducs d’Orléans et de Bourbon
y brillaient à l’envi. Le dauphin témoignait un attachement extrême au duc
Charles, qu’il engagea à quitter le vêtement de deuil qu’il n’avait point
cessé de porter depuis la mort de son père. Les deux princes parurent
ensemble, vêtus des mêmes couleurs, portant un manteau nommé huque italienne.
Leur chaperon était rouge et noir, et la devise brodée en argent : « Le droit
chemin. » Le chaperon blanc disparut ; partout la blanche écharpe d’Armagnac
fut substituée à la croix bourguignonne ; on osa même en affubler les images
des saints. Tous
les seigneurs de la faction d’Armagnac revinrent bientôt à Paris, et
remplacèrent dans les charges publiques les hommes auxquels le Bourguignon
les avait confiées. Le sire d’Hangest reprit sa charge de grand maître des
arbalétriers ; Clignet de Brabant recouvra l’amirauté ; l’archevêque de Sens
redevint président de la chambre des comptes ; Pierre Gentien fut rétabli
dans les fonctions de prévôt des marchands, et le sire d’Albret fut réintégré
dans la connétablie, malgré le refus du comte de Saint-Pol de rendre l’épée
de connétable. Les Cabochiens furent bannis du royaume, et le roi
d’Angleterre fut invité à traiter comme ennemis de tous les rois ceux qui
chercheraient un refuge dans ses États. Plusieurs
de ces exilés se retirèrent en Flandre, où ils n’oublièrent rien pour faire
passer leurs désirs de vengeance dans le cœur du duc de Bourgogne. Ce prince,
comme s’il eût été insensible à tout ce qui se passait à Paris, ne s’occupait
que de plaisirs, de fêtes et de tournois, où brillait le jeune comte de
Charolais, et où lui-même ne dédaignait pas d’entrer dans la lice. Après son
arrivée à Lille, il avait écrit au roi pour s’excuser du départ précipité
qu’exigeait sa sûreté, et avait protesté de ses intentions pacifiques. Mais
sous ces trompeuses apparences il brûlait aussi du désir de se venger de ses
ennemis, et cachait les plus vastes projets. Il entretenait des intelligences
avec ses partisans de la capitale et des grandes villes de Picardie, de
Champagne et de l’Ile-de-France. Enfin il s’efforçait de renouer le mariage
de sa fille avec le nouveau roi d’Angleterre, dont il recherchait l’appui.
Mais en même temps il recevait un affront qui le blessait dans son orgueil :
le roi de Sicile, qui, après lui avoir été favorable, avait embrassé la cause
des princes d’Orléans, lui renvoyait Catherine de Bourgogne, fiancée à
l’héritier d’Anjou. Le
parti dominant recherchait aussi avec empressement l’alliance du roi
d’Angleterre, et voulait le marier avec madame Catherine, la plus jeune fille
du roi, qui n’avait alors que treize ans. Henri V, qui traitait avec les deux
partis à la fois, envoya des ambassadeurs à la cour de France. Ils
assistèrent aux fêtes magnifiques qui eurent lieu à l’occasion du mariage du
duc Louis de Bavière avec la veuve de Pierre de Navarre. Ils y virent la
jeune Catherine ; et le duc d’York, le chef de l’ambassade, promit de
proposer cette union au roi d’Angleterre. On ne traita cependant pour le
moment que de la prolongation des trêves. Le duc de Bretagne, qui s’était
rendu à Paris à la même époque avec le comte de Richemont, son frère, osa
disputer la préséance au duc d'Orléans, comme plus ancien pair et plus
puissant feudataire. Le conseil du roi décida en faveur du duc d’Orléans, et
quelque temps après le duc de Bretagne partit mécontent du roi et des
princes. Cependant
le duc de Bourgogne arrivait en Artois et en Picardie, malgré la défense du
conseil du roi, pour attaquer les Orléanais, et leur enlever l’autorité qu’il
voyait avec tant de regret passée entre leurs mains. Ce n’était peut-être pas
sans fondement qu’il se livrait à l’espoir de recouvrer toute sa puissance ;
car il fut bientôt informé par les gentilshommes chargés de ses intérêts, que
le dauphin commençait à être mécontent du gouvernement de la reine et des
princes. Une rechute du roi avait rendu à son fils l’exercice de sa charge de
lieutenant général de l’État ; mais il ne faisait cas de l’autorité qu’elle
remettait entre ses mains que pour se livrer au plaisir ; il continuait de
passer la nuit au milieu des bals et des festins, elles jours à dormir. Dans
sa dissipation effrénée, il avait pris en aversion toutes les affaires
sérieuses, et assistait rarement au conseil. Le peuple, qui avait conçu de
grandes espérances de ce jeune prince, le blâmait de cette vie indigne de l’héritier
de la couronne. La reine et les princes voulurent l’obliger à garder un peu
plus de réserve dans sa conduite, et le firent surveiller de près dans le
Louvre, où ils le tinrent, pour ainsi dire, enfermé. Le duc de Guyenne, las
des remontrances de sa mère et de celles de ses cousins, et jaloux d’ailleurs
de toute autorité supérieure à la sienne, prit la résolution de réclamer le
secours de son beau-père. Il lui écrivit donc lettre sur lettre, pour le
prier de se rendre à Paris bien accompagné, pour la sûreté de sa personne, lors
même qu’il recevrait des lettres contraires (décembre 1413). Le duc
de Bourgogne, ne pouvant plus douter de la sincérité du dauphin, lui fit une
réponse satisfaisante. Il rassembla ses hommes d’armes, et fit précéder sa
marche d’un manifeste envoyé à plusieurs villes et à divers bourgeois de
Paris, pour leur apprendre qu’il allait délivrer des mains des Armagnacs le
duc d’Aquitaine, qui réclamait ses secours. Informés des intelligences que le
dauphin entretenait avec Jean Sans-Peur, la reine et les princes convoquèrent
une assemblée, dans laquelle le chancelier accusa le dauphin de négliger les
affaires, et de n’écouter que les perfides conseils d’une foule de courtisans
perdus de mœurs. On résolut d’éloigner de lui ceux qui, par leurs
suggestions, l'avaient porté à une démarche si blâmable. La reine et les
princes se rendirent au Louvre, et firent prendre quatre de ses chevaliers,
le sire de Croy, un des plus ardents Bourguignons, qui fut enfermé à Montlhéry,
et trois autres qui furent chassés de Paris. Malgré son mécontentement, le
dauphin consentit quelques jours après à démentir les lettres qu’il avait
écrites à son beau-père, et en signa d’autres qui lui défendaient d’approcher
de Paris, sous peine d’être regardé comme ennemi de l’État. Jean
Sans-Peur ne céda point aux défenses qui lui étaient faites. Excité par les
Cabochiens exilés, qui prétendaient qu’il lui suffirait de paraître devant
Paris avec ses troupes pour en faire ouvrir les portes, il partit de Lille le
23 janvier 1414, à la tête d’une armée. Il avança à grandes journées vers
Paris ; la plupart des villes, ou mal défendues ou favorables au parti
bourguignon, lui ouvrirent leurs portes. Il ne trouva de résistance qu’à Péronne
et à Senlis. En peu de temps il arriva à Saint-Denis, où les bourgeois le
reçurent sous la promesse qu’il ne serait commis aucun désordre dans leur
ville. Trois jours après, il vint ranger sa petite armée en bataille entre
Montmartre et Chaillot, espérant que le peuple, qui lui était attaché, se
soulèverait en sa faveur. Mais les princes communiquèrent à la plus grande
partie de la bourgeoisie l’ardeur dont ils étaient animés pour la défense de
la ville, et le comte d’Armagnac, qui avait sous ses ordres jusqu’à 11.000
chevaux, sut contenir le peuple, et Paris demeura immobile. Le duc
de Bourgogne, voyant son attente déçue, renonça à son entreprise, et reprit
la route d’Arras, tout honteux de sa levée de boucliers. Il laissa des
garnisons dans Compiègne, Soissons, Noyon, et dans toutes les places qui lui
assuraient le chemin d’Arras jusqu’à Paris. Il fit jurer aux capitaines de
ces garnisons de n’obéir ni au roi ni au dauphin, tant qu’ils seraient au
pouvoir des princes. Cette
seconde retraite de Jean Sans-Peur affermit le triomphe de ses ennemis, qui
résolurent de le pousser vigoureusement. Dès le lendemain de son départ (10 février), parut un édit du roi, qui
éprouvait quelque retour de santé ; cet édit récapitulait tous les crimes du
Bourguignon, le déclarait faux, traître, rebelle, meurtrier du duc d’Orléans,
déchu de tous ses biens et de toutes les grâces qu’il avait reçues, tenait et
réputait pour rebelles, désobéissants, violateurs de la paix, ennemis du roi
et de l’État, tous ceux qui lui donneraient aide et conseil. Le roi mandait
aussi l’arrière-ban de fiefs et arrière-fiefs, ainsi que les milices des
bonnes villes, pour l’aider à réduire le duc de Bourgogne et ses complices.
Mais le glaive matériel ne suffisait pas contre un ennemi aussi redoutable ;
on crut donc nécessaire de recourir aux armes spirituelles. Une assemblée de
prélats, des principaux théologiens du royaume et juristes de l’Université
avait été convoquée à l'évêché, dès les premiers jours de janvier, par
l’évêque de Paris, Montagu et le dominicain Jean Paulet, inquisiteur de la
foi, pour examiner l’écrit de Jean Petit, intitulé Justification du duc de
Bourgogne sur le meurtre du duc d'Orléans. Jean Petit, qui avait été
contraint de s’enfuir à Hesdin, y était mort récemment, l'objet du mépris et
de l’horreur de l’Université. Le synode condamna les propositions renfermées
dans ledit écrit, comme erronées quant à la foi, quant à la doctrine et quant
à la morale. Il prononça qu’elles étaient scandaleuses, impies, injurieuses
aux rois, et qu’elles tendaient à renverser les monarchies (23 février). La
fameuse apologie fut brûlée au parvis de Notre-Dame par l’exécuteur de la
haute justice, en présence d’une foule nombreuse, après un discours éloquent
du docteur Benoît Gentien, que quelques écrivains ont regardé comme l’auteur
de l’Histoire anonyme de Charles VI[1]. Les
environs de Paris furent bientôt remplis de troupes, qui arrivaient
successivement au rendez-vous fixé par le roi. Le parti d’Orléans faisait
d’immenses préparatifs pour abattre Jean Sans-Peur, et allait conduire à son
tour le roi et le dauphin contre ce rival détesté. Charles VI, qui
s’associait aveuglément aux passions de la faction dominante, confia la garde
de Paris au duc de Berri et au roi de Sicile, et alla à Saint-Denis,
accompagné d’un brillant cortège de princes et de seigneurs, pour y prendre
l’oriflamme. Le dauphin se faisait remarquer entre tous les autres par
l’éclat de ses armes et par le magnifique étendard tout doré dont il se
faisait précéder. Les troupes du roi s’élevaient à près de 80.000 hommes.
Tous, ainsi que le roi, portaient la blanche écharpe d’Armagnac, comme ils
avaient arboré jadis la croix de Saint-André. Dans les premiers jours
d’avril, l’armée royale marcha sur Compiègne, ville dévouée au Bourguignon,
et qui, après une vigoureuse défense, fut obligée de capituler. De Compiègne,
l’armée se dirigea vers Soissons, où elle s’attendait à trouver encore plus
de résistance. Antoine de Craon et Enguerrand de Bournonville, qui
défendaient la ville, sommés d’en ouvrir les portes, répondirent que le duc
de Bourgogne l’ayant confiée à leur garde, ils lui en rendraient bon compte,
qu’ils étaient prêts à recevoir le roi et le dauphin, mais eux seulement avec
leur suite. Irrités de cette réponse, les princes résolurent de battre en
brèche cette ville, défendue par de nombreuses tours et un fossé large et
profond. Dans une sortie qui eut lieu le second jour du siège, Hector, dit le
bâtard de Bourbon, jeune prince de grande espérance, tomba frappé
mortellement d'un coup d’arbalète à la gorge. Il fut vivement regretté de
toute l’armée, qui admirait sa valeur. La division se mit bientôt entre les
deux chefs de la garnison : Bournonville proposait de faire une sortie
pendant la nuit et de se sauver l’épée à la main ; Antoine de Craon et le
sire de Menou s’opposaient à ce projet. Informés de ce désordre, les princes
redoublèrent d’activité et de courage, et attaquèrent Soissons par cinq
endroits différents. Là où la brèche n’était pas assez large, on plantait des
échelles. Malgré leur division, les assiégés réunirent leurs efforts contre
l’ennemi et se défendirent avec une rare intrépidité. Ils le repoussèrent
jusqu’à cinq fois. Animé par la mort de son frère qu’il voulait venger, le
duc de Bourbon fit des prodiges de valeur, monta des premiers aux échelles,
et reçut un coup de hache qui le renversa. Il fallut l’emporter dans sa tente
à demi mort. Enfin, après deux heures du combat le plus opiniâtre, la
principale brèche fut forcée, pendant que des archers anglais à la solde de
Bourgogne livraient aux soldats du comte d’Armagnac la porte qu’ils étaient
chargés de défendre. Alors Soissons fut bientôt inondé de masses furieuses
qui se précipitaient en désordre dans ses murs. Le sire de Bournonville, qui
n’espérait pas de quartier, ne pensa qu’à mourir en homme de cœur, en se
précipitant au milieu des ennemis. Mais la mort se refusa aux vœux de ce
vaillant capitaine. Percé de coups et blessé grièvement à la tête, il tomba
vivant entre les mains des vainqueurs. Déjà le plus horrible massacre avait commencé,
et la ville était en proie à tous les excès d’une soldatesque effrénée.
Malgré les ordres du roi, personne ne fut épargné. Tous les hommes d’armes,
tous les habitants, hommes, femmes et enfants, qui tombèrent entre les mains
des vainqueurs, furent impitoyablement massacrés. Les Allemands, les Bretons
et les Gascons se répandaient de tous côtés, et semblaient autant de bêtes
féroces. Quelques familles purent à peine se soustraire à leur fureur au prix
de l’or qu’elles avaient caché. Après avoir pillé les maisons, les soldats se
jetèrent sur les couvents et les églises. La soif de l’or leur fit violer le
respect dû aux choses sacrées. On les voyait arracher sans aucun scrupule les
reliques des saints et des martyrs de leurs chasses, pour dérober l’argent, l’or
et les pierreries qui en faisaient l’ornement. Par une impiété plus
abominable encore, ils jetaient à terre les hosties pour emporter les vases
précieux qui les renfermaient (21 mai 1414). Le sac effroyable de cette
malheureuse cité ne suffit pas à la vengeance des vainqueurs : les édifices
municipaux furent détruits, et les biens de la commune confisqués, et l’on
réserva pour l’échafaud un assez grand nombre des plus nobles ou des plus
coupables prisonniers. Vingt de ceux qui avaient été pris au quartier
Saint-Médard furent attachés au gibet. D’autres, au nombre de vingt-cinq,
furent envoyés à Paris et subirent le même sort. On pendit dans le camp cent
vingt archers anglais du parti bourguignon. Les efforts que firent la plupart
des chevaliers pour sauver le brave Enguerrand de Bournonville furent inutiles
: il fut décapité sur la place du marché de Soissons. Le duc de Bourgogne
témoigna un extrême regret du sort de cet homme, qui était un de ses plus
habiles capitaines. La mort du jeune Pierre de Menou, chevalier tourangeau,
eut quelque chose de plus attendrissant encore. Comme on le conduisait au
supplice avec le sire Jean de Menou, son père, auquel il avait fait embrasser
le parti de Bourgogne, il rappela tous ses efforts dans ce cruel moment, et
demanda la permission de parler. Elle lui fut accordée. Sans se plaindre de
sa malheureuse destinée, il protesta de l’innocence de son vieux père, et
jura que c’était lui qui par ses prières et ses importunités l’avait entraîné
à Soissons. Il supplia les officiers qui devaient présider à l’exécution
d’avoir égard à la faiblesse de cet infortuné vieillard, qui allait périr sur
un échafaud après avoir servi avec honneur son roi et sa patrie, et de se
contenter de son sang pour expier le crime de l’un et de l’autre. Attendris
jusqu’aux larmes de cette preuve touchante de tendresse filiale, les
officiers en instruisirent aussitôt le roi, qui accorda au père la grâce
sollicitée avec tant d’ardeur par le fils, sans cependant étendre sa clémence
jusqu’à ce dernier. Pierre de Menou la reçut avec la joie la plus vive, jeta un
dernier regard sur le vénérable père qu’il venait d’arracher à la mort, et
présenta gaiement sa tête au bourreau[2]. La
catastrophe de Soissons répandit la terreur dans toutes les villes qui
tenaient encore pour le parti bourguignon. Un grand nombre d’entre elles
s’empressèrent de faire leur soumission au roi. Philippe, comte de Nevers et
de Rhetel, frère de Jean Sans-Peur, craignant pour son comté de Rhetel, vint
à Laon solliciter la bonté et la clémence de Charles VI, qui lui accorda son
pardon. La situation du duc Jean devenait chaque jour plus difficile ; il
commençait lui-même à en comprendre tout le danger ; car il chargea la
comtesse de Hainaut, sa sœur, de faire quelques tentatives auprès du roi pour
obtenir son pardon. Cette princesse vint trouver Charles VI à Péronne avec
son frère le duc de Brabant ; mais tous leurs efforts furent inutiles.
D’après l’avis du conseil, il leur fut répondu que si le duc de Bourgogne
demandait miséricorde, il l’obtiendrait, pourvu toutefois qu’il fût
sincèrement touché de ses fautes, et qu’il les reconnût, au lieu de les
justifier. Quelques jours après, des députés des communes flamandes
arrivèrent auprès du roi pour protester de leur respect et de leur entière
soumission à ses ordres, et pour travailler à rétablir la paix entre lui et
leur seigneur. L’armée
royale, continuant sa marche, s’empara de Bapaume, où elle trouva
quelques-uns des réfugiés de Paris, qui furent aussitôt mis à mort ; puis
elle alla investir Arras. On avait fait sortir de cette place les femmes, les
enfants et les bouches inutiles ; et une nombreuse garnison, sous les ordres
du sire Jean de Luxembourg, fils du comte de Saint-Pol, était déterminée à la
plus grande résistance. Le siège fut d'abord poussé avec vigueur, mais il se
termina comme celui de Bourges ; une maladie épidémique se déclara dans la
ville et dans l’armée, et le dauphin, revêtu de l’autorité pendant la rechute
du roi, se lassa des travaux de la guerre. Impatient d'aller retrouver les
plaisirs de la capitale, il écouta favorablement les prières de la comtesse
de Hainaut, du duc de Brabant et des députés des trois états de la Flandre en
faveur de son beau-père, et consentit à lui accorder la paix, au grand
mécontentement des princes d’Orléans et de leurs amis. Par le traité d’Arras,
qui ne termina rien, le duc de Bourgogne s’engageait à recevoir des baillis
et des officiers du roi dans toutes les villes de ses seigneuries et à lui
remettre les clefs de la place assiégée. Il gardait toute sa puissance comme
prince indépendant, et promettait de ne point venir à Paris sans l’ordre du
roi ou du dauphin et de renoncer à toute alliance avec l’Angleterre. En
retour, il lui fut promis que les lettres et édits royaux injurieux pour lui
seraient annulés. Les princes d’Orléans, le duc de Bourbon et Montagu,
archevêque de Sens, ne jurèrent cette paix qu’avec la plus grande répugnance.
Elle fut publiée le 4 septembre, et il fut ordonné aux deux partis de faire
disparaître la blanche écharpe des Armagnacs et la croix bourguignonne. Deux
jours après, des ordres furent donnés pour reprendre le lendemain le chemin
delà France. Mais un effroyable incendie, résultat de la négligence ou de la
malveillance, dévora le camp et jeta le plus grand désordre dans l’armée ;
près de 400 malades périrent dans les flammes, et une grande partie des bagages
abandonnés devint la proie des Bourguignons. Le roi, tout à fait malade,
rentra à Paris le 1er octobre. Une partie des bourgeois fut mécontente du
traité d’Arras, qui avait été conclu sans qu’on prît leur avis, et qui ne
paraissait pas assurer une paix durable entre les deux factions rivales. Pendant
que le roi et les princes faisaient la guerre au duc de Bourgogne, des
ambassadeurs anglais étaient venus à Paris proposer une paix et une alliance
perpétuelles entre les deux couronnes. Le mariage d’Henri V avec madame
Catherine, fille du roi de France, devait en être le lien ; mais ils
réclamaient en même temps la restitution de toutes les provinces cédées
autrefois à la France par le traité de Brétigny, et de plus la Normandie,
avec des sommes énormes pour la rançon du roi Jean. Le duc de Berri, gouverneur
de Paris, leur fit un grand accueil, et renvoya au retour du roi la suite de
cette négociation. Les ambassadeurs s’en retournèrent, comblés de riches
présents. Le roi d’Angleterre, voulant se débarrasser des craintes qu’avait
eues son père, cherchait à occuper les Anglais au dehors et venait d’entrer
dans un système de politique entièrement hostile à la France. Il envoyait des
ambassadeurs au roi Charles VI, sans cesser pour cela avec le duc de
Bourgogne des négociations que le traité d’Arras seul vint suspendre. Ce
traité, qui était fort incomplet, n’avait point été ratifié par Jean
Sans-Peur. Tous les jours celui-ci soulevait de nouvelles difficultés sur les
conditions qui avaient été stipulées, et continuait à s’entourer de
Jacqueville, de Caboche, de Chaumont, des chefs des bouchers et des autres
séditieux de Paris, qu’il s’était engagé à bannir de ses États. Il osait même
conduire ses hommes d’armes contre Louis de Châlons, comte de Tonnerre, son
feudataire, sous prétexte de punir un vassal rebelle. Le comte de Saint-Pol
faisait la guerre pour son compte dans le duché de Luxembourg, et de leur
côté les princes d’Orléans ne cessaient de poursuivre à outrance tous les
partisans de Jean Sans-Peur. Ce prince, que l’affaire de la condamnation de
Jean Petit par le synode de Paris avait indigné, reprit l’offensive à cet
égard, et appela de la sentence qui avait été prononcée, au concile général
de Constance. Ce
concile, dont le pape Jean XXIII avait retardé la convocation, venait de
s’ouvrir (1er
novembre 1414). Le
pape, l’empereur Sigismond, qui lui-même l’avait convoqué, les députés des
deux anti-papes Benoît XIII et Grégoire XII, trois patriarches, vingt-deux
cardinaux, vingt archevêques, quatre-vingt-douze évêques, cent vingt abbés, dix-huit
cents clercs et docteurs, des plénipotentiaires de tous les rois de la
chrétienté, les électeurs de l’empire et cent trente barons allemands,
assistaient à cette assemblée, qui semblait former les états généraux de
l’Europe. Constance et les villes voisines renfermaient plus de 100.000
étrangers attirés par la solennité de ce concile, qui dura près de quatre
ans. Deux Français, le cardinal Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai, et Gerson,
chancelier de l’Université, en furent les lumières. Ce dernier fit adopter le
mémorable décret qui établit la supériorité du concile œcuménique sur le Saint-Siège.
Pour rendre la paix à l'Église, que désolait toujours le schisme, les Pères déposèrent
solennellement le pape Jean XXIII, qui, après avoir consenti à la voie de
cession, s’y était ensuite refusé. Dans la treizième séance, convoquée par
son ambassadeur, Grégoire XII renonça au titre et à l’autorité de pape
légitime. Quant à Benoît XIII, il résista, et fut aussi déposé et abandonné
par les Espagnols. Il garda obstinément son vain titre jusqu’à sa mort,
arrivée à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Le
concile montra la même énergie contre les hérétiques. Il examina la doctrine
de Jean Huss, recteur de l’université de Prague, qui avait adopté une partie
des opinions de l’audacieux Wicklef, hérésiarque anglais. Cité devant le
concile, Jean Huss s’était rendu à Constance avec un sauf-conduit de
l’empereur. Il plaida sa cause avec éloquence, et refusa opiniâtrement de
rétracter ses doctrines. Alors le concile réprouva et condamna tous les
livres et opuscules de Jean Huss, et crut étouffer l’hérésie en livrant
l’infortuné docteur au bras séculier. Conduit au bûcher d’après l’ordre de ce
même empereur qui lui avait garanti la vie et la liberté, Jean Huss ne voulut
même pas se rétracter à la vue des flammes et mourut avec courage (6 juillet
1415). Le même
jour, furent condamnées en termes généraux les funestes doctrines de Jean
Petit, sur la poursuite de Gerson et de ses collègues. L’année suivante,
Jérôme de Prague, disciple de Jean Huss, subit le même sort, et mourut avec
la même résignation. Après avoir extirpé le schisme, le concile résolut de
donner un chef à l’Église. Aux vingt-trois cardinaux qui formaient alors le
sacré collège, furent adjoints, pour l’élection, trente députés des cinq
grandes nations catholiques, France, Italie, Allemagne, Espagne et
Angleterre. La majorité des voix se réunit en faveur d’Othon Colonne,
recommandable par sa naissance, par ses talents et par ses vertus (11 novembre
1417). Le nouveau
pape, dont l’élection fut accueillie avec joie par toute la catholicité, prit
le nom de Martin V, et rétablit le saint siège au Vatican. Après avoir fait
un concordat avec chaque nation pour la réforme de quelques abus, le pape se
hâta de prononcer la dissolution du concile, qui se sépara le 22 avril 1418[3]. Les
prélats, les docteurs français et les délégués de l’Université, en rentrant
dans leur pays, à l’exception de l’illustre Gerson, qui, pour avoir encouru
la haine du Bourguignon, fut forcé de s’exiler, « ne trouvèrent, pour ainsi
dire, plus de France : la France se débattait dans des convulsions d’agonie[4]. » En effet les événements
s’étaient précipités dans ce royaume avec une désastreuse rapidité pendant la
durée du concile de Constance. Le duc de Guyenne, depuis son retour du siège
d’Arras, cherchait par tous les moyens à conduire les affaires à sa volonté.
Comme il avait la suprême direction des finances, que lui avait attribuée le
conseil, il en faisait une effrayante dilapidation. Le produit des tailles,
qui étaient excessives, passait entre les mains de ses courtisans et du duc
de Berri, qui s’était concilié l’amitié de son neveu. Le chancelier du jeune
prince voulut s’opposer à ces dons exorbitants ; mais il fut destitué, et les
sceaux furent donnés à Martin Gouge, l’un des favoris du duc de Berri[5]. Les
ducs d’Orléans et de Bourbon apprirent bientôt qu’une conspiration s’était
formée contre eux pour les chasser de Paris. A un signal donné par la cloche
de Saint-Eustache, des conjurés choisis dans le quartier des Halles devaient
prendre les armes, mettre le dauphin à leur tête, et chasser ou massacrer
tous ceux du parti d’Orléans qui feraient résistance. Avertis à temps, les
princes entourèrent de gardes le Louvre, où habitait le dauphin, et firent
arrêter et mettre en prison tous les chefs des conjurés, dont plusieurs
étaient des officiers du prince. Comme il n’ignorait pas qu’on l’accusait
d’être l’auteur de ce complot, le duc de Guyenne s’enfuit de Paris avec une
suite peu nombreuse, au château de Mehun-sur-Yèvre. Il céda bientôt aux
sollicitations de sa mère, des ducs d’Orléans et de Berri, et revint à Paris
après quelques jours d’absence. Fatigué
du contrôle des princes et persistant dans ses projets d’émancipation, il les
attira tous à Melun, où la reine Isabeau tenait habituellement sa cour, et
partit ensuite secrètement pour Paris. Il en fit aussitôt fermer les portes,
et envoya aux princes l’ordre de n’y point rentrer sans être mandés au nom du
roi et de se retirer dans leurs domaines (avril 1415). Il convoqua ensuite au Louvre
le corps delà ville et de l’Université, et leur fit annoncer par son
chancelier que, pour le bien de la chose publique, il se proposait de
gouverner par lui-même et de travailler lui seul à régir l’État. Le premier
essai de son autorité fut de s’emparer à main armée des fortes sommes
d’argent que la reine sa mère avait déposées chez trois bourgeois de la
capitale ; il les prodigua ensuite aux jeunes seigneurs qui flattaient ses
penchants déréglés[6]. Comme il avait toujours
horreur des affaires, il rappela quelque temps après le vieux, duc de Berri,
et lui confia la direction du conseil. Enfin il relégua à
Saint-Germain-en-Laye son épouse Marguerite de Bourgogne, princesse
vertueuse, aimable et spirituelle, afin qu’elle ne pût blâmer sa conduite
scandaleuse. Jean
Sans-Peur, indigné de l’offense faite à sa fille, envoya des députés au
dauphin pour le prier d’accorder une amnistie aux cinq cents proscrits du parti
bourguignon, et pour le sommer de rappeler auprès de lui sa légitime épouse.
D’après les ordres de leur seigneur, ils signifièrent au duc de Guyenne que
s’il refusait, ils ne tiendraient pas la paix d’Arras, et ne prendraient
point les armes pour défendre l’héritier du trône s’il était attaqué par les
Anglais. Le dauphin, enivré de son pouvoir, ne céda point aux menaces du duc
et rejeta fièrement ses propositions (23 juillet 1415). La
réponse du prince irrita encore davantage le duc de Bourgogne, qui renoua
alors avec le roi d’Angleterre ses relations, suspendues à l’époque du traité
d’Arras. Henri V, de son côté, voyant la France en proie à l’anarchie,
faisait contre elle dévastés préparatifs, sur lesquels il cherchait à
l’endormir. Au mois de février de cette année, il envoya à Paris une seconde
ambassade, chargée de demander en son nom la couronne de France, en vertu des
droits d’Édouard III. A cette demande le conseil fut saisi d’étonnement et
d’indignation. Les ambassadeurs déclarèrent alors que leur maître se
contenterait des provinces cédées par le traité de Brétigny, de la Touraine,
de la Normandie, de l’Anjou et du Maine en toute souveraineté, et de
l’hommage de la Bretagne et delà Flandre. Ces insolentes propositions furent
rejetées comme les premières ; et les députés ne demandèrent plus que la
moitié de la Provence et quelques autres domaines, et un million d’écus pour
la dot de la princesse Catherine. On se borna à répondre que Charles VI
enverrait un ambassadeur au roi d’Angleterre. En attendant, Henri V assembla
des gens d’armes, loua des navires en Hollande et en Zélande ; dès le mois
d'avril, il fit part de la résolution qu’il avait formée de recouvrer par les
armes son héritage de France. Il convoqua aussi un parlement qui lui accorda
un subside considérable pour la guerre de France, toujours si populaire en
Angleterre. Le
dauphin et le duc de Berri envoyèrent à Londres, le 20 avril, pour continuer
les négociations, une solennelle ambassade composée de l’archevêque de
Bourges, de l’évêque de Lisieux, du comte de Vendôme, grand maître de France,
et de quelques autres seigneurs du conseil. Ces ambassadeurs furent reçus
avec beaucoup de courtoisie par le roi d’Angleterre ; mais ils ne tardèrent
pas à comprendre qu’il n’abandonnerait rien de ses prétentions. En effet, les
offres qu’ils lui firent de lui céder le Limousin et quinze villes
d’Aquitaine, comprenant sept comtés, de lui donner la main de la princesse
Catherine avec une dot de 840.000 écus d’or, furent rejetées. Henri persista
à demander la Normandie et tous les pays cédés par le traité de Brétigny. Il
fit ensuite donner des présents considérables aux ambassadeurs, et se hâta de
les congédier, en leur disant qu’il les suivrait de près. A leur
retour à Paris, les envoyés français rendirent compte de leur mission,
annoncèrent qu’il n’y avait plus d’espoir d’accommodement, et qu’il fallait
se préparer à la guerre. Bientôt arrivèrent des lettres hautaines du roi
d’Angleterre, dans lesquelles il sommait Charles VI de lui restituer son
héritage, et se montrait déterminé à recourir aux armes. Le roi de France
répondit à la déclaration de guerre de l’Anglais par un manifeste du 23 août,
dans lequel il exposait tous les efforts qu’il avait faits pour parvenir à
procurer la paix à son peuple. Il y déclarait aussi qu’il était en état de
soutenir une guerre juste, si le roi d’Angleterre était assez hardi pour
attaquer la France. Mais déjà la guerre avait commencé, que le conseil se
mettait à peine en devoir de rassembler des troupes et de garnir les
frontières. Une flotte de 1,600 vaisseaux, poussée par un vent favorable, avait
débarqué dès le 14 août une armée de 6.000 lances et de 24.000 archers, tous
gens d'élite, à l’embouchure de la Seine, entre Ronfleur et Harfleur, à
l’endroit où un siècle plus tard devait s’élever la magnifique cité du Hâvre-de-Grâce. L’Anglais
put fouler impunément le sol français et investir de sa formidable armée
Harfleur, le port le plus sûr de toute la Normandie pour les vaisseaux
marchands. Personne en effet n’avait tenté de résister aux ennemis. Le
conseil, instruit sans doute des préparatifs d’Henri V, qui duraient depuis
plusieurs mois, n’avait pris aucune mesure pour la défense du royaume. Le
connétable, qui était à Rouen avec un bon nombre de troupes, ne donna point
l’ordre de marcher vers Harfleur pour s’opposer au débarquement, malgré les
prières du jeune bâtard de Bourbon : il défendit même de rien entreprendre
contre les Anglais. Alors l’indignation fut grande, et les bourgeois
accusèrent le sire d’Albret d’intelligence avec les ennemis. Dans un conseil,
le bâtard de Bourbon poussa l’emportement jusqu’à l’appeler traître ; mais
les gens mieux instruits l’accusaient seulement de négligence et
d’incapacité. Maintenant
il fallait chasser du royaume les Anglais, commandés par un nouvel Édouard
III. Mais le ban n’ayant été publié que le 23 août, les hommes d’armes
n’étaient pas encore réunis, et les vaines prodigalités du dauphin avaient
complètement épuisé le trésor. On se hâta de lever une décime sur le clergé,
et on écrasa le peuple sous une taille énorme, qui fut perçue avec la plus
grande rigueur. Pour surcroît de malheur, les hommes d’armes, en se rendant
au ban du roi, attaquaient les châteaux, dévastaient les campagnes et
pillaient les églises. Pendant ce temps-là, le dauphin et le conseil,
comprenant enfin le danger qui menaçait la France, s’efforçaient de regagner
le duc de Bourgogne ; ils réduisirent le nombre des cinq cents proscrits
exceptés de l’amnistie à quarante-cinq seulement, et firent quelques autres
concessions qui le rendirent plus traitable. La députation qui lui fut
envoyée le trouva au château d’Argilly, près de Beaune, où il menait joyeuse
vie et se livrait tout entier au plaisir de la chasse. Il fit grand accueil
aux ambassadeurs, et consentit à jurer la paix d’Arras, sans rompre pour cela
ses relations secrètes avec Henri V. Ce roi,
qui avait pris le titre de duc de Normandie, continuait avec ardeur le siège
de Harfleur. Cette place n’était pas fort grande, mais elle était bien
fortifiée pour l’époque. La garnison et les bourgeois se défendaient avec le
plus grand courage. Une brave noblesse s’y était jetée sous les ordres du
sire d’Estouteville. Les batteries des Anglais foudroyaient les remparts ; il
y avait des machines qui lançaient des pierres d’une grosseur prodigieuse. On
livra plusieurs assauts que rendit inutiles la valeur des chevaliers
normands, qui formaient sans cesse de leurs corps un rempart impénétrable à
la furie de l’ennemi. Jour et nuit sous les armes et se trouvant partout, ils
repoussaient les attaques de l’ennemi, faisaient des sorties presque toujours
heureuses. Les garnisons des autres places voisines tombaient souvent à
l’improviste sur les Anglais, et enlevaient tous ceux qui s’écartaient, avant
qu’on pût les poursuivre. Le maréchal de Boucicaut, nommé capitaine de
Normandie en même temps que l’amiral Clignet de Brabant gouverneur de
Picardie, s’était avancé jusqu’à Caudebec avec 1.500 hommes d’armes, et
fatiguait les assiégeants par de fausses alarmes et par des attaques
réitérées. Mais l’armée ennemie était assez nombreuse pour les repousser et
continuer à presser Harfleur. Cependant
le nombre des braves défenseurs de cette place commençait à diminuer.
Plusieurs fois ils avaient envoyé des députés au conseil du roi pour demander
de prompts secours ; mais on s’était contenté de leur faire de belles
promesses, et de les engager à se fier à la prudence du roi. Comme les secours
qu’on attendait paraissaient encore éloignés, trois chevaliers, pleins de
courage, réunirent jusqu’à 6.000 hommes pour surprendre le camp ennemi, et
jeter, à la faveur de cette attaque, des secours dans la ville assiégée. Mais
leur impétuosité fit tout manquer ; deux d’entre eux furent pris par les
Anglais, et le troisième fut obligé de se retirer avec désavantage. A
Paris, tous les temples retentissaient de vœux pour le succès des armes
françaises. Dès le 3 septembre, le dauphin était parti pour Vernon, où
l’armée devait se réunir ; et là, il pouvait joindre le connétable, qui avait
reçu du conseil le pouvoir d’ordonner et de disposer tout à sa pleine
volonté. Le roi, qui était dans un intervalle lucide, ne fut conduit que le
10 à Saint-Denis pour y prendre l’oriflamme. Il se dirigea aussitôt vers la
Normandie. De Nantes, où il était arrivé le lendemain, il fit partir un
convoi de poudre et de traits dont manquait la ville assiégée ; mais ce
convoi fut pris en chemin. Harfleur
était pressée chaque jour davantage par les assiégeants ; la garnison,
épuisée de fatigue, continuait cependant à se défendre, dans l’espoir que le
roi et le dauphin arriveraient bientôt à son secours. L’occasion pour
attaquer les Anglais était des plus favorables ; une cruelle épidémie
exerçait ses ravages dans leur armée, déjà fatiguée des travaux du siège et
épuisée par le manque de vivres. En peu de jours l’évêque de Norwich, une
foule de grands seigneurs, de chevaliers, d’écuyers et de soldats,
succombèrent à la maladie. Les assiégés n’étaient pas non plus exempts de ces
incommodités ; ils manquaient d’armes, de vivres, les maladies se
multipliaient dans la ville, et tous les jours le glaive de l’ennemi
diminuait leur nombre. Les Anglais redoublèrent d’efforts ; leur formidable
artillerie tirait jour et nuit. La ville était presque ouverte ; les murs,
les portes, les tours présentaient de larges brèches. Enfin ses héroïques
défenseurs, ne voyant venir aucun secours, conclurent une trêve avec les
Anglais, et promirent de se rendre si dans l’espace de quatre jours ils
n'étaient pas secourus. Ils en donnèrent avis au roi et au dauphin, qui
étaient à Vernon ; mais aucun ordre ne fut donné pour voler à leur secours ;
les troupes françaises qui couvraient tout le pays entre Vernon et Rouen
n'entendirent point leurs cris de détresse. Le jour fatal arrivé, les Anglais
se présentèrent pour prendre possession de la place, mais les assiégés
refusèrent de se rendre, quoiqu’ils eussent donné des otages. Une partie de
la garnison refusa de livrer les portes. Les Anglais attaquèrent alors les
Français, qui étaient en armes sur la brèche. Ceux-ci se défendirent
vaillamment, et il y eut un dernier assaut qui dura trois heures, et qui
coûta encore beaucoup de sang de part et d’autre. La place fut enfin emportée
(22 septembre). Quelques-uns des assiégés, plutôt que de se rendre, se
retirèrent dans des tours situées sur la côte, et s’y défendirent encore
pendant deux jours. Henri V
entra en triomphe dans Harfleur à la tête de son armée : à la porte de la
ville, il descendit de cheval et alla pieds nus à l’église de Saint-Martin,
pour remercier le Seigneur des armées de la victoire qu’il venait de lui
accorder. La place fut cruellement traitée : les chevaliers et les hommes
d’armes furent emmenés prisonniers, ou renvoyés après s’être engagés par
serment à se constituer à jour fixe prisonniers du gouverneur de Calais ; les
riches bourgeois furent soumis à une forte rançon ; tous les autres
habitants, les femmes, les enfants et les prêtres furent chassés, et ne
purent emporter autre chose que cinq sous et les vêtements dont ils étaient
couverts. Tous ces malheureux exilés allèrent chercher un asile à Rouen. À la
nouvelle de la prise de Harfleur, la consternation fut grande dans toute la
France. On se plaignait hautement de voir le royaume si mal défendu ; on
accusait de trahison et de lâcheté les seigneurs qui n’avaient fait aucun
effort pour défendre cette héroïque cité. Sa situation à l’embouchure de la
Seine parut très-propre au roi d’Angleterre pour en faire une place d’armes,
un autre Calais qui pût lui donner une seconde entrée dans le royaume de
France ; il en fit promptement réparer les fortifications. Mais quoique la
prise de Harfleur fut un grand résultat, elle avait coûté bien cher à Henri V
; la moitié de sa brillante armée se trouvait hors d’état de tenir campagne.
Le roi, qui n’avait plus assez de troupes pour entreprendre aucune expédition
importante, résolut de se retirer à Calais à travers les provinces hostiles
de Normandie, de Picardie et d’Artois. Le
conseil de Charles VI délibérait encore pour savoir auquel des deux partis il
devait confier la défense du royaume ; après une longue hésitation, le
dauphin, qui redoutait l’insatiable ambition du duc de Bourgogne, se prononça
pour les princes d’Orléans. Ils arrivèrent bientôt à Rouen, où était alors le
roi. Là, se rendirent aussi les ducs de Berri, de Bourbon, d’Alençon, de Bar,
les comtes de Richemont et de Vendôme, et plusieurs autres grands seigneurs
avec leurs hommes d’armes, et presque toute la noblesse du royaume. Celle des
États bourguignons ne se présenta point. Jean Sans-Peur, ému des dangers qui
menaçaient la France, avait pourtant offert au roi de venir le joindre avec
ses forces. Mais les princes, ne voulant point partager avec lui une gloire
qu’ils regardaient alors comme certaine, firent rejeter sa proposition, dont
les avantages leur semblaient mêlés de dangers. Indigné de ce refus, le duc
défendit à tous ses chevaliers et à tous ses vassaux de Picardie et d’Artois de
se rendre à l’armée sans avoir reçu ses ordres. Même défense fut faite à son
fils le comte de Charolais, qui brûlait du désir de combattre les Anglais, et
qui versa des larmes lorsqu’il reçut les ordres du duc son père. Quarante ans
après, il disait encore : « Je ne me console point de n’avoir pas été à
Azincourt, pour vivre ou mourir. » Les frères du Bourguignon, les ducs de
Brabant et de Ne vers, accoururent sous les drapeaux du roi, et furent bien
accueillis. Quelques seigneurs et hommes d’armes de Jean Sans-Peur marchèrent
aussi au secours de la France ; mais beaucoup d’autres n’hésitèrent point à
servir sous les bannières anglaises. Le duc de Bretagne avait d’abord refusé
de venir joindre le roi sans le duc de Bourgogne ; mais il se laissa vaincre
par des largesses, et se décida à faire marcher au secours du roi 5 à 6.000
hommes, qui n’arrivèrent pas à temps pour assister à la bataille. Les
Parisiens offrirent 6.000 hommes bien armés ; leur proposition fut rejetée
parle conseil, malgré les efforts, pour la faire accepter, du duc de Berri,
du connétable et du maréchal de Boucicaut. « Qu’avons-nous besoin, disaient
le sire de Beaumont et les jeunes seigneurs, de ces gens de boutique ? Nous
sommes déjà trois fois plus nombreux que les Anglais. » Cette orgueilleuse
noblesse avait déjà oublié les funestes journées de Crécy, de Poitiers et de
Nicopolis, résultats de sa folle présomption. Henri
V, laissant dans Harfleur 500 hommes d’armes et 1.000 archers, partit de
cette ville le 8 octobre avec 2.000 lances et 11.000 archers, auxquels il
avait fait prendre quelques vivres. Il côtoya la mer, se dirigeant vers la
Somme ; car il croyait pouvoir franchir à gué le passage de Blanche-Tache,
comme l’avait fait Édouard III, son aïeul, avant la bataille de Crécy. Sa
marche ne fut pas sans obstacles. Au passage de la rivière de Bresle, il se
vit attaquer par la garnison d’Eu, qui fit une vigoureuse sortie en jetant de
grands cris. Après un combat opiniâtre, il la repoussa ; mais il perdit un
assez grand nombre d’hommes. Il suivit rapidement sa route, imposant la
discipline la plus sévère à son armée. Le
connétable, ayant donné ordre à ses troupes de quitter le camp de Rouen et de
passer en Picardie, était parti pour Abbeville. Tous les gentilshommes
prenaient les armes, et chaque jour l’armée française devenait plus
nombreuse. Elle ne tarda pas à passer la Somme, et ferma le chemin de retour
au roi d’Angleterre. Ce dernier arriva le 13 octobre devant le passage de
Blanche-Tache, qu’il trouva gardé par des lignes de palissades et par un
corps d’archers formidable. Il rentra donc dans l’intérieur des terres et
remonta la Somme ; mais à mesure qu’il avançait, il trouvait tous les ponts
détruits, tous les gués défendus par des troupes nombreuses. Chaque jour
ajoutait à sa détresse ; il était sans cesse harcelé par le maréchal de Boucicaut
et par l’amiral Clignet de Brabant, et perdait beaucoup de ses soldats par la
faim, la fatigue et la dysenterie. Sa position devenait de plus en plus
critique, et déjà le désespoir s’emparait de ses troupes. Lui seul, plein
d’une héroïque fermeté, cherchait à soutenir leur courage par ses discours et
par son exemple. Dans ce moment difficile, un paysan vint dire au roi Henri
qu’en traversant un marais il trouverait un gué non loin du village de
Béthencourt, à une lieue de Ham. Le capitaine de Saint-Quentin avait reçu
l’ordre de détruire ce passage et d’y planter des pieux ; mais il avait
négligé de l’exécuter. Le roi
d’Angleterre fit la plus grande diligence, et arriva au lieu indiqué. Il
enleva dans le village les échelles, le bois des portes, des fenêtres, des
moulins et des maisons, et le fit jeter dans l’eau pour faciliter le passage
à son armée. Ce ne fut qu’après une journée de pénibles travaux qu’elle
parvint à le franchir. Henri s’empressa de la mener camper à la vue d’Athies,
à trois lieues au delà de Saint-Quentin, au nord de la Somme. Lorsque le
connétable et les princes, qui venaient de laisser échapper une belle
occasion d’écraser les Anglais, apprirent à Péronne qu’ils avaient passé la
rivière, ils envoyèrent demander au roi l’ordre de livrer bataille à
l’ennemi. Charles VI, qui était resté à Rouen avec le dauphin, le roi de
Sicile et le duc de Berri, assembla aussitôt le conseil pour décider cette
importante affaire. Sur les relations du connétable et des princes,
confirmées de toutes parts, qu’il n’y avait point de danger à risquer une
bataille contre un ennemi épuisé par la faim et les maladies, et plus faible
que les Français, la question fut affirmativement décidée par trente voix
contre cinq. Le roi et le dauphin voulaient aller rejoindre l’armée ; mais le
duc de Berri, qui s’était déjà opposé à la bataille, et qu’effrayait le
souvenir de la funeste journée de Poitiers, obtint qu’ils n’iraient point
combattre. Depuis plus de quinze jours, la nouvelle anticipée de cette
bataille s’était répandue par les villes de France. Les gentilshommes de
toutes les provinces marchaient à grandes journées vers la Picardie ; ils
semblaient se rendre à une fête, à un tournoi solennel, où il ne s’agissait
que d’acquérir de l’honneur et de la gloire. Amis et ennemis, Bourguignons et
Armagnacs, tous s’y rendaient. Il n’y avait plus de différence de partis ;
les Français ne paraissaient plus sensibles qu’à l’amour de la patrie. Assurés
du consentement du roi, le connétable et les princes, fidèles aux habitudes
chevaleresques, envoyèrent trois hérauts au roi d’Angleterre, pour lui dire
qu’étant résolus de le combattre, ils lui demandaient jour et lieu pour la
bataille, et quelle route il voulait prendre. Henri répondit avec une
indifférence apparente qu’il allait directement à Calais, qu’il ne s’arrêtait
dans aucune ville ni forteresse, et qu’on pourrait le trouver partout. Puis
il continua sa route sans perdre un instant et sans rencontrer d’obstacles
pendant cinq jours. Le connétable et les princes se retirèrent dans la
direction de Bapaume et de Saint-Pol pour gagner de l’avance sur les ennemis.
Cette fausse démarche sauva les Anglais, qui étaient obligés, pour les
logements, de se diviser entre plusieurs villages, et qui pouvaient être
ainsi plus facilement écrasés. Le 24 octobre, ils franchirent le Ternois,
ruisseau profond et rapide, à un mille de Blangy, qui coupait la route, et
reconnurent plusieurs bataillons français qui se dirigeaient sur Azincourt.
Henri V, craignant d’être attaqué, ordonna à ses soldats de se former en
ligne de bataille. Les Français n’attaquèrent point. Après avoir conservé
leurs rangs jusqu’à la nuit, les Anglais allèrent loger dans le petit village
de Maisoncelle et aux alentours, et ils y trouvèrent d’abondantes provisions.
Enfin ils découvrirent les feux et les bannières de l’armée française, qui
s’élevait à plus de 50.000 combattants, trois fois plus que n’en comptaient
les Anglais. Ils étaient établis en plein champ, entre les petits villages de
Bousseauville et d’Azincourt. Ce fut
une nuit terrible, une nuit d’anxiété que celle qui précéda cette désastreuse
bataille. Les deux nations la passèrent bien différemment. Du côté des
Français, la plupart des hommes d’armes, accourus avec une folle
précipitation à cette journée, n’avaient ni équipages, ni tentes ; les pages
et les valets cherchaient de toutes parts de la paille et du foin pour
couvrir la terre que la pluie avait trempée, et un tumulte bruyant ne cessait
de se faire entendre. Un grand nombre de gentilshommes, contraints de passer
à cheval cette nuit sombre et pluvieuse, achevèrent de rompre le terrain, qui
ne fut bientôt plus qu’une boue profonde, d’où les chevaux avaient peine à se
tirer. D’autres, réunis autour de grands feux, près des bannières de leurs
chefs, employaient le temps en jeux et en réjouissances. Ils discutaient les
événements probables du jour suivant, et fixaient déjà la rançon du roi
d’Angleterre et de ses barons[7]. Les
Anglais, brisés par la fatigue, et accablés par toutes sortes de privations,
avaient trouvé d’assez bons logements à Maisoncelle. Ils réfléchissaient sur
leur triste position, et la victoire leur semblait impossible. Mais Henri
ranimait leur courage et leurs espérances par le souvenir des mémorables
victoires que leurs ancêtres avaient remportées dans de pareilles
circonstances. Ils employaient utilement la nuit qui leur restait à faire
leurs testaments, à confesser humblement leurs péchés, et à faire leur paix
avec Dieu. Un profond silence régnait dans le camp ; chacun apprêtait ses
armes. Au
point du jour, le vendredi 25 octobre, le roi d’Angleterre, tout armé, tête
nue, entendit dévotement trois messes dans sa tente, avec ses principaux
officiers. De la prière, il conduisit ses troupes au champ de bataille. Le
terrain lui était favorable ; il était couvert de jeunes blés verts, moins
détrempé qu'ailleurs et resserré entre deux bois. Il rangea ses troupes en
trois divisions et deux ailes, mais tellement rapprochées les unes des
autres, qu’elles ne semblaient former qu’un seul corps. Il plaça en avant la
masse de ses archers, sur lesquels reposaient ses plus grandes espérances ;
en arrière les hommes de pied, et sur les deux ailes des gens d’armes à
cheval. Au milieu de ses chevaliers flottaient déployées les quatre bannières
royales de Lancastre, de la Trinité, de Saint-Georges et de Saint-Édouard.
Outre l’arc et les flèches, la hache d’arme ou l’épée, chacun des archers
portait un long pieu aiguisé des deux bouts, qu’il plantait en terre devant
lui pour former un rempart contre les chevaliers français. Dans l’extrémité
où il était réduit, Henri usa de stratagème. Par ses ordres, 200 archers se
glissèrent sur le flanc gauche de l’armée française, et se cachèrent dans des
broussailles, et 400 lances se postèrent derrière un petit bois. Il marqua à
ces deux corps le temps de paraître et d’agir. Ils devaient, pour répandre
l’alarme dans les rangs ennemis, incendier les villages dès que le combat
aurait commencé. Après avoir fait toutes ses dispositions, le roi parcourut
les rangs de ses soldats, monté sur un petit cheval gris, sans éperons, la
tête couverte d’un casque d’acier poli, surmonté d’une couronne d’or fermée,
étincelante de pierreries. En parlant à ses soldats, il appuya sur la justice
de sa cause qui devait les porter à combattre avec courage ; leur représenta
que, pour retourner dans leur patrie et dans leurs familles, il fallait
s’ouvrir un chemin à travers les bataillons ennemis, et se couvrir d’une
nouvelle gloire. Il leur rappela les glorieuses journées de Crécy et de
Poitiers, la première gagnée non loin de ces mêmes lieux où ils allaient
combattre. Pour aiguillonner la valeur de ses archers, il leur recommandait
de prendre garde de tomber entre les mains des Français, qui s’étaient vantés
de leur faire couper les trois doigts de la main droite pour les rendre
inhabiles aux fonctions militaires. Le
connétable d’Albret et le maréchal de Boucicaut avaient aussi pris toutes
leurs dispositions. Ils avaient divisé l’armée en trois corps rangés à la
suite l’un de l’autre dans l’étroite plaine d’Azincourt, resserrée d’un côté
par une rivière et de l’autre par un petit bois. Mille hommes s’y pouvaient à
peine ranger de front ; l’armée anglaise put donc opposer à cette multitude,
qui ne pouvait tirer aucun avantage de la profondeur de ses files, un front
aussi large que le sien. Les
Français avaient une artillerie formidable, qui leur aurait rendu
d’importants services s’ils avaient pu en faire usage. D’ailleurs les
capitaines étaient persuadés que leurs hommes d’armes suffisaient pour
triompher des Anglais, dont le petit nombre était pour eux un objet de
mépris. Au milieu de ces princes et de ces seigneurs qui avaient leur
volonté, il était difficile au connétable d’obtenir l’obéissance si
nécessaire dans une pareille circonstance. Ils se soulevèrent avec hauteur,
quand il voulut partager les hommes d’armes et la haute noblesse dans les
trois corps de bataille, pour les fortifier. Impatients de porter les
premiers coups, ils voulurent prendre leur place à l’avant-garde, et le
connétable ne sut point leur résister. Dans le premier corps, commandé par le
sire d’Albret, se pressaient 8.000 gentilshommes éblouissants de l’or et de
l’acier qui étincelaient sur leurs armures émaillées. Les ducs d’Orléans, de
Bourbon, les comtes d’Eu, de Biche-mont, le maréchal de Boucicaut, les sires
de Bambure, de Dampierre et de Jaligny, et messire Guichard Dauphin,
occupaient la première ligne de l’avant-garde. Le second corps était sous les
ordres des ducs d’Alençon et de Bar, et des comtes de Nevers, de Vendôme et
de Vaudemont. Le troisième avait été confié aux comtes de Dammartin, de Marie
et de Fauquemberg, et au gouverneur d’Ardres. A l’exception de quelques
centaines de lances qui formaient deux ailes, destinées à rompre les traits
des archers anglais, les gens d’armes des deux premiers corps avaient mis
pied à terre pour combattre, et avaient raccourci leurs lances afin de s’en
servir plus facilement et de porter des coups plus sûrs à l'ennemi. Avant le
combat tous ces nobles chevaliers se demandèrent pardon de leurs offenses
mutuelles, et s’embrassèrent avec une loyale et religieuse cordialité.
Dix-huit d’entre eux, parmi lesquels on compte Ganiot de Bournonville et
Brunelet de Mazinguehen, s’engagèrent témérairement par serment l’un à
l’autre à pénétrer jusqu’au roi d’Angleterre, à lui abattre la couronne de la
tête ou à mourir. Déjà
les deux armées n’étaient plus qu’à la portée du trait, lorsque le roi Henri
s’arrêta pour observer l’ordre et la contenance des Français. A la vue de ces
trois corps de bataille prêts à fondre sur ses 12 à 13.000 combattants,
exténués et demi-nus, malgré son intrépidité, il hésita à engager l’action,
et envoya des députés aux généraux français avec lesquels des pourparlers
avaient déjà eu lieu les jours précédents. Dans une conférence ouverte en
présence des deux armées, Henri offrit, dit-on, de renoncer à toute
prétention sur la couronne de France et de rendre Harfleur, si l’on
consentait à lui donner tout le duché de Guyenne, cinq cités qui devaient lui
appartenir dans le comté de Ponthieu, la main de madame Catherine, fille du
roi, et 800.000 écus d’or pour dot. Mais on ne put s’accorder ; il fallut en
venir aux mains. Une fois la négociation rompue, Henri fit un pas, et s’écria
: « Bannières en avant ! » Aussitôt le vieux Thomas de Herpinghem donna le
signal du combat en jetant en l’air le bâton de commandant qu’il tenait à la
main, et s’écriant : Now strike ! (Maintenant frappez !) Alors les Anglais s’avancèrent,
lui répondant par un formidable cri, et faisant sonner leurs clairons et
leurs trompettes. L’armée française ne fit aucun mouvement ; les hommes
pesamment armés, chargés de cottes d’armes d’acier, étaient enfoncés jusqu’à
mi-jambe dans les terres labourées et détrempées par la pluie et les
piétinements des chevaux. Les Anglais, qui s’étaient arrêtés comme pour
reprendre haleine, poussèrent un second cri et approchèrent encore. Les
Français, qui, par ordre du connétable et des princes, venaient de faire la
prière, se mirent en mouvement pour marcher à l’ennemi. Les archers anglais
engagèrent la bataille en faisant pleuvoir sur eux une grêle de leurs fortes
flèches, qui tuèrent ou blessèrent un grand nombre de gentilshommes. Les
Français s’avancèrent alors pesamment vers les ennemis, en criant : «
Montjoie et Saint-Denis ! » et les obligèrent à reculer un peu. Les princes
et les seigneurs qui étaient à la première ligne renversèrent tout ce qui se
trouva devant eux ; ils semblaient animés d’une valeur surnaturelle. Malgré
le grand nombre d’hommes qui tombaient sous les flèches meurtrières des
Anglais, ils marchaient toujours en avant. Mais leur première ligne était la
seule qui eût toute liberté pour agir. Les hommes des autres lignes étaient
tellement serrés, qu’ils pouvaient à peine se servir de leurs armes. L’amiral
Clignet de Brabant et le sire de Bosredon s’élancèrent avec 1.200 lances pour
rompre la terrible ligne des archers ennemis. Cette charge de cavalerie
exécutée avec succès eût pu donner la victoire aux Français ; mais les
chevaux s’enfoncèrent dans la terre humide, et leur course manqua de
l’impétuosité nécessaire. Les archers postés dans le petit bois les
attaquèrent par devant et par derrière, et un grand nombre furent tués ou
obligés de fuir. Les 1.200 hommes étaient réduits à 300 au plus lorsqu’ils
arrivèrent devant le front des archers. Quelques-uns des plus braves
pénétrèrent dans les rangs anglais, où ils trouvèrent la mort ; les autres,
repoussés et se croyant poursuivis, se jetèrent brusquement sur
l’avant-garde, rompirent ses rangs en plusieurs endroits, et y portèrent le
trouble. Les
archers, s’apercevant du désordre des ennemis, abandonnèrent leur enceinte de
pieux, jetèrent leurs arcs, et s’élancèrent sur les masses ennemies, l’épée
ou la hache d’armes en main. La confusion devint horrible ; les archers,
légèrement armés, massacraient impunément des hommes accablés par le poids de
leurs lourdes armures, et qui ne pouvaient ni se défendre ni prendre la
fuite. Un grand nombre furent faits prisonniers, et en peu de temps le
premier corps fut entièrement dispersé. Les archers, soutenus par le roi
Henri et ses hommes d’armes, pénétrèrent jusqu’à la seconde ligne, qui
éprouva bientôt les plus grands désastres. Les Français résistèrent
courageusement à cette attaque, et firent pendant deux heures les efforts les
plus héroïques pour disputer la victoire. La vie du roi d’Angleterre fut
plusieurs fois exposée au plus grand danger. Voyant le duc de Clarence, son
frère, étendu sur la terre et blessé, il le défendit lui-même avec un grand
courage, et il fut assez heureux pour le sauver. Au milieu du désordre qui
régnait dans l’armée française, les dix-huit chevaliers qui avaient conspiré
sa mort pénétrèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, d’un coup de hache, fit tomber
un des fleurons de sa couronne ; mais à l’instant même le roi fut secouru par
ses gardes, et tous les assaillants périrent sous leurs coups. Enfin le duc
d’Alençon, qui avait combattu depuis le commencement de l’action avec un
courage digne de la victoire, se mit à la tête d’un petit nombre de
chevaliers, s’élança sur les Anglais, et renversant tout sur son passage, se
fraya un chemin vers l’étendard royal. D’un coup il abattit à terre le duc
d’York ; Henri s’avança pour le secourir ; alors le duc d’Alençon de sa hache
d’armes brisa la couronne placée sur le casque du roi. Cent glaives se
tournèrent à la fois contre ce prince. A l’aspect du danger, il s’écria :
« Je suis d’Alençon, je me rends ! » Frappé de son incomparable valeur, le
roi lui tendit la main pour le sauver ; mais déjà ses gardes l’avaient
massacré. La mort
du duc d’Alençon fut suivie de l’entière défaite des troupes qu’il
commandait. Restait l’arrière-garde, la plus nombreuse division des Français.
Les archers s’avancèrent contre elle en bon ordre ; mais elle ne les attendit
pas et prit la fuite. Ni l’honneur, ni la voix des chefs ne purent la
retenir. De tant de gens il n’y eut que 600 lances qui se précipitèrent sur
les ennemis avec les comtes de Fauquemberg et de Marie, et trouvèrent la
captivité ou la mort honorable qu’ils avaient désirée. Dès lors il n’y eut
plus que des combats individuels, et bientôt la victoire resta aux mains non
pas des Français, les plus braves, mais des Anglais, les plus habiles. Ceux-ci
étaient maîtres du champ de bataille, lorsqu’on vint dire à Henri qu’une
troupe de Français pillaient ses bagages, qu’il avait laissés sous une faible
escorte. C’était Robert de Bournonville, Riflat de Plamace, Isambert
d’Azincourt, qui avaient réuni 600 paysans de milice à quelques hommes
d’armes, et qui, dans le seul désir du butin, s’étaient jetés sur les
chariots. Le roi apprit en même temps que le duc de Bretagne arrivait à la
tête de 6.000 hommes, et qu’il se trouvait à l’arrière-garde des Bretons, des
Poitevins et des Gascons, qui, honteux de leur lâcheté, faisaient mine de
revenir sur leurs pas pour tenter de nouveau la fortune. Incertain du nombre
de ses ennemis, et troublé de cette attaque imprévue, Henri V donna l’ordre
d’égorger les prisonniers français, dont ses soldats étaient embarrassés.
Ceux-ci, craignant de perdre la rançon qu’ils s’étaient promise de leurs
captifs, paraissaient peu disposés à obéir. Alors le roi chargea un
gentilhomme de prendre avec lui deux cents archers et d’exécuter ses ordres.
Ce fut un effroyable spectacle de voir ces chevaliers français qui avaient
rendu leurs armes, égorgés de sang-froid, couverts de sang et défigurés par
les coups de hache des deux cents bourreaux chargés de cette horrible
exécution. Le roi fit cesser cet épouvantable carnage quand il vit les pillards
prendre la fuite[8]. Lorsque
toute résistance eut cessé, le monarque, accompagné de ses barons, traversa
le champ de bataille et considéra quelque temps autour de lui ce nombre
affreux de morts et de mourants. Alors il appela Montjoie, le héraut d’armes
de France, qui avait été fait prisonnier, et lui demanda à qui la victoire
devait appartenir : « A vous, sire, répondit Montjoie, et non au roi de
France. — Et comment se nomme le château que j’aperçois à quelque distance ?
continua le roi. — On le nomme Azincourt, lui dit-il. — Eh bien ! reprit
Henri, cette bataille dès aujourd’hui sera appelée bataille d'Azincourt, et
longtemps elle sera connue sous ce nom[9]. » Les
archers anglais se répandirent sur ce champ de bataille pour dépouiller les
morts et secourir ceux des blessés dont ils pouvaient tirer quelque rançon.
Les rangs des combattants avaient été si pressés dans cet étroit espace,
qu’ils trouvèrent encore beaucoup d’hommes vivants sous des monceaux de
cadavres. De ce nombre furent le duc d’Orléans et le comte de Richemont, qui
n’avaient été que blessés. Les Anglais ne se retirèrent qu’au soir, pliant
sous le poids du butin, et allèrent passer la nuit à Maisoncelle avec leurs
prisonniers. Le lendemain, avant le départ, les vainqueurs prirent ou
achevèrent les blessés qui donnaient encore quelques signes de vie, et mirent
le feu à une grange où ils avaient entassé leurs morts, qu’ils n’avaient pas
le temps d’enterrer. Dans
cette terrible journée les Anglais perdirent le duc d’York, le comte
d’Oxford, et environ 1,600 hommes. Mais du côté des Français, toute la fleur
de la chevalerie avait été moissonnée. Sur 10.000 au moins restés sur le
champ de bataille, on comptait plus de 8.000 chevaliers ou écuyers et 120
seigneurs portant bannière. Parmi eux étaient les ducs de Brabant et
d’Alençon, les trois de Bar, le connétable d’Albret, les comtes de Nevers, de
Vaudemont, de Fauquemberg, de Montmorency, le sire de Dampierre, l’archevêque
de Sens, Montagu, et une foule d’autres chevaliers distingués par leur
valeur. Les baillis royaux de Vermandois, de Mâcon, de Sens, de Senlis, de
Caen et de Meaux, avaient aussi trouvé la mort en combattant à la tête de
leurs milices communales. Il n’y eut que 1.500 prisonniers, dont les plus
distingués étaient les ducs d’Orléans et de Bourbon, et les comtes d’Eu, de
Richemont et de Vendôme, le maréchal de Boucicaut, les sires d’Harcourt et de
Craon. Le duc
de Bretagne et le maréchal de Loigny apprirent à Amiens, qu’ils se
disposaient à quitter, le désastre d’Azincourt, et rebroussèrent chemin avec
les 6.000 hommes qu’ils commandaient. Lorsque le comte Philippe de Charolais
en reçut la nouvelle, il entra dans un profond désespoir ; il fit chercher
les corps de ses deux oncles le duc de Brabant et le comte de Ne vers, et fit
célébrer leurs funérailles. Ceux que leurs parents ou leurs serviteurs purent
reconnaître furent enterrés dans les églises du voisinage ou portés dans les
tombeaux de leurs ancêtres. Le comte de Charolais fit inhumer à ses dépens
les 5.800 qui restaient exposés nus sur la terre. Par son ordre, l’abbé de
Bousseauville et le bailli d’Aire achetèrent vingt-cinq verges carrées de
terre ; on y creusa trois larges fosses, où l’on descendit tous ces cadavres.
« Ce vaste cimetière, entouré d’une haie d’épines et d’arbres, enseigna aux
générations la place où un petit nombre d’Anglais déterminés triompha de la
valeur impétueuse, mais mal dirigée, de leurs nombreux ennemis[10]. » L’armée anglaise, épuisée par la fatigue, les maladies et les nouvelles pertes qu’elle venait d’éprouver dans sa victoire, entra en triomphe dans Calais, où son roi fut accueilli avec un extrême enthousiasme. Comme il ne pouvait continuer ses opérations offensives, il quitta Calais le 11 novembre, et fit voile pour Douvres avec ses prisonniers. Le peuple le reçut avec des acclamations unanimes, et de cette ville à Londres le voyage du roi ne fut qu’une marche triomphale. |
[1]
Juvénal des Ursins. — Monstrelet.
[2]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins. — Monstrelet.
[3]
L’abbé Fleury, Histoire ecclésiastique.
[4]
Henri Martin, Histoire de France.
[5]
Juvénal des Ursins.
[6]
Monstrelet.
[7]
Lingard, Histoire d’Angleterre.
[8]
Monstrelet, t. Ier des Chroniques, in-f°, ch. CXLV-CXLVIII. — Juvénal
des Ursins. — Religieux de Saint-Denis. — Lefebvre de Saint-Remy, t. VIII.
[9]
Monstrelet, ch. CXLVIII.
[10]
Lingard, Histoire d’Angleterre.