Assemblée des états
généraux à Paris. — Remontrance de l’Université et des Parisiens. — Eustache
de Pavilly. — Mort d’Henri IV, roi d’Angleterre. — Henri V, son successeur. —
Le duc de Guyenne hostile au duc de Bourgogne. — Des Essarts s’empale de la
Bastille. — Siège de la Bastille par le peuple. — Des Essarts se rend au duc
de Bourgogne. — Les séditieux investissent l'hôtel Saint-Paul. — Discours de
Jean de Troyes au dauphin. — Excès des Cabochiens. — Ils se font livrer les
courtisans du dauphin. — Assemblée des Universitaires au couvent des Carmes.
— Tyrannie des écorcheurs. — Nouvelle arrestation des seigneurs et
courtisans. — Ordonnances cabochiennes. — Gouvernement violent des
Cabochiens. — Emprunt forcé. — Mort du sire Jacques de la Rivière. — Supplice
de Des Essarts. — Jacqueville reproche au dauphin la dissipation de ses
mœurs. — Réaction. — Révolution du 4 août.
Les
députés des provinces ne se rendirent qu’en petit nombre à Paris. Ils furent
assemblés dans l’hôtel Saint-Paul, en présence du roi, avec les princes du
sang, les membres du conseil, les prélats, qui étaient eu grand nombre à la
cour, les députés de l’Université et le corps de la ville. Le duc de Berri,
fort malade alors, ne put y assister, et le duc d’Orléans s’abstint d’y
paraître. Cette assemblée, qui ne fut pas à la hauteur de la situation,
s’ouvrit par un discours du chancelier de Guyenne, le sire d’Ollehain.
L’orateur peignit les calamités de la guerre civile ; il présenta la paix
faite entre les princes comme inaltérable, et démontra la nécessité de se
réunir contre les Anglais, qui menaçaient la France d’une guerre terrible, et
dont quelques troupes ravageaient déjà la frontière de la Picardie. Les
députés des provinces s’étendirent sur la misère du peuple, sur ses
souffrances pendant la guerre civile, et repoussèrent la demande d’impôt qui
leur était adressée, en suppliant le roi d’avoir compassion de ses pauvres
sujets. L’orateur du clergé, l’abbé de Saint-Jean, dit que l’épuisement du
trésor ne devait être attribué qu’à la mauvaise administration des finances,
et que si le roi voulait faire rendre compte aux gens qui avaient pillé le
peuple et le trésor royal, il trouverait les fonds suffisants pour soutenir
la guerre. Benoît Gentien, docteur de Sorbonne et religieux de Saint-Denis,
parla au nom du clergé et de la ville de Paris : il loua le roi d’avoir donné
la paix à son peuple, et l’engagea à punir sévèrement quiconque oserait la
violer. À la peinture qu’il fit des maux produits par l’ambition, chacun put
y reconnaître le duc de Bourgogne. Dans sa harangue vaguement déclamatoire,
il n’oublia pas la déprédation des finances et l’énormité des impôts qui
pesaient sur le peuple. Mais il n’indiqua point les moyens de remédier à ces
maux et de pourvoir aux besoins du royaume. Le 7 février, le roi congédia les
états avec la promesse qu’il prendrait leurs remontrances en considération.
L’assemblée se sépara sans avoir fait aucun travail utile, et elle ne sut ni
mettre un frein à l’avarice ou à la prodigalité des princes, ni indiquer les
mesures que commandait la situation d'un gouvernement confié à un malheureux
roi qui ne sortait du délire que pour tomber dans une imbécillité non moins
funeste pour son peuple[1]. L’Université
et les Parisiens se montrèrent fort mécontents du discours de maître Gentien,
qui n’avait pas rempli l’intention publique. Décidés à opérer eux-mêmes la
réforme des abus, et encouragés d’ailleurs par les agents du duc de
Bourgogne, ils chargèrent de rédiger un long mémoire le carme Eustache de
Pavilly, docteur en théologie, orateur énergique et aimé du peuple. Une
nouvelle audience fut demandée au roi, et maître Eustache fut admis à lire la
remontrance de l'Université et des Parisiens dans une assemblée publique (14 février). Dans cette remontrance, à
laquelle on ne peut rien reprocher de général ni de vague, le docteur
n’accusait pas seulement les abus, il désignait hardiment par leurs noms,
quels qu’ils fussent, magistrats, officiers publics ou ministres, tous les
hommes qui s’en rendaient coupables. Il s’élevait surtout contre le prévôt de
Paris, des Essarts, qui s’était fait donner le gouvernement général des
finances et plusieurs autres grandes charges de l’administration, et qui
avait commis d’infâmes exactions. La
vigoureuse remontrance de Pavilly fut accueillie par une approbation
générale. Elle fut surtout applaudie par les députés des provinces, qui
n’avaient pas encore quitté Paris, et par le duc de Bourgogne, qui, voyant le
dauphin son gendre s’éloigner de lui et sentant plus que jamais le besoin de
la faveur populaire, avait résolu de s’appuyer sur l’Université et sur Paris.
On commença par renvoyer tous les officiers des finances, du domaine et des
aides, qui avaient été nommés dans les remontrances de Pavilly. Le duc Jean
sacrifia sans regret Pierre des Essarts, qui était devenu odieux à tous,
excepté au dauphin et à ceux qui le gouvernaient, et qu’il soupçonnait de
s’être montré favorable, à Bourges et à Auxerre, au parti des confédérés. Il
commença par le destituer de sa charge de prévôt, à laquelle il fit nommer un
messire Leborgne de la Heuse, un des plus vaillants chevaliers et des plus
zélés serviteurs. Se voyant menacé de poursuites criminelles pour
concussions, des Essarts osa dire qu’il pouvait montrer les reçus de deux
millions d’écus d’or qu’il avait donnés au duc de Bourgogne. Puis, justement
effrayé, il sortit de Paris, et alla se renfermer dans la forteresse de
Cherbourg, dont il était capitaine. Tous ces mouvements étaient dirigés par
le duc de Bourgogne, qui caressait plus que jamais les bouchers, toujours
maîtres de la ville, où ils répandaient la terreur. Cette conduite ne faisait
qu’accroître le mécontentement du dauphin, qui saisissait toutes les
occasions de froisser l’impérieux caractère de son beau-père. Les choses
étaient en cet état, lorsqu’on reçut en France la nouvelle de la mort du roi
d’Angleterre (20 mars 1413).
Monté sur le trône par la puissance de son épée, ce prince, doué d’ailleurs
de qualités recommandables, n’avait pu s’y maintenir que par la terreur. Son
fils aîné, le fameux Henri V, lui succéda à l’âge de vingt-cinq ans. Héritier
du brillant courage de son père, ce prince abdiqua, en parvenant à la
couronne, les erreurs d’une jeunesse impétueuse, et acquit de nouveaux titres
à l’affection du peuple anglais par son profond respect pour la loi et la
justice. Comme il avait à surmonter de graves embarras intérieurs au
commencement de son règne, il ajourna l’exécution des projets de son père
contre le royaume de Charles VI. La
France ne profita de ce répit que pour se replonger plus à loisir dans ses
fatales dissensions[2]. Le duc de Bourgogne, qui
observait les moindres démarches du dauphin, voyait avec peine qu’il tendait
à se rendre indépendant et à se déclarer pour ses ennemis. Il se rappelait
comment le roi, après le traité de Bourges, s’était livré aux princes que la
veille il poursuivait comme rebelles. Il croyait que la paix d’Auxerre
n’était qu’une trahison. En effet, le duc d’Orléans, qui portait toujours le
deuil de son père, s’obstinait à rester constamment éloigné de Paris. Il y
avait seulement envoyé le comte de Vertus pour entourer le dauphin de
séductions, pour exciter les esprits contre le duc de Bourgogne, et prévenir
celui-ci lorsqu’il se présenterait une occasion favorable de l’accabler.
Toutes ces réflexions portaient Jean Sans-Peur à conclure qu’il ne devait
plus espérer de réconciliation avec les princes d’Orléans, et que leur
ressentiment était immortel. Dès lors il détesta les paix illusoires de
Chartres et d'Auxerre ; alors aussi il se livra à toute sa haine et prit la
ferme résolution de se maintenir par la force dans le gouvernement, et
d’asservir tous ses ennemis par la terreur. Pour exécuter ce terrible projet,
le Bourguignon jeta les yeux sur la ville de Paris et la redoutable milice
des bouchers ; et pour réussir, il joignit la ruse à l’audace et s’entoura
d’agents entièrement dévoués à ses volontés. Le duc de Guyenne, il est vrai,
se montrait ouvertement hostile au duc Jean, dont les fréquentes
admonestations troublaient souvent ses plaisirs. Entouré d’une foule de
jeunes courtisans qui flattaient ses goûts, il se livrait avec eux aux jeux,
aux danses, à tous les plaisirs de la cour. Le jeune comte de Vertus, qui
était de son âge, et qui s’était lié d’une étroite amitié avec lui ; le duc
de Bar, cousin germain du roi, arrivé depuis peu à la cour et dévoué aux
intérêts de la maison d’Orléans ; le duc Louis de Bavière, que la reine sa
sœur avait engagé à s’attacher au dauphin, lui disaient sans cesse qu’il
était homme, et l’excitaient à prendre les rênes du gouvernement. Décidé
à secouer un joug qui ne convenait plus à son âge ni à l’héritier présomptif
de la couronne, le duc de Guyenne affecta de protéger les hommes que son
beau-père persécutait, et se livra tout entier à la faction orléanaise.
D’après son conseil, l’ancien prévôt de Paris, des Essarts, quitta Cherbourg,
força le pont de Charenton et s’empara de la bastille Saint-Antoine (28 avril). Le dauphin s’était imaginé que
l’occupation de cette forteresse, munie d’artillerie et d’une bonne garnison,
tournerait Paris pour lui contre le duc de Bourgogne. Il s’était trompé. Au
bruit de l’entreprise de des Essarts, tout fut en mouvement dans les
différents quartiers de Paris. Les capitaines de la milice royale répandirent
le bruit que les princes avaient voulu enlever le roi et le dauphin, et
qu’ils s’étaient emparés de la Bastille pour y introduire leurs troupes et
détruire la ville. Puis ils firent le serment de ne jamais se soumettre à la
tyrannie des Armagnacs et de ne rien épargner pour la défense de leurs
libertés. Les bouchers, les écorcheurs se soulevèrent aussitôt, et allèrent
en foule demander au prévôt des marchands de leur remettre l’étendard de la
ville et d’appeler la bourgeoisie aux armes. A force de sollicitations et de
belles paroles, on obtint un délai de vingt-quatre heures, que le duc de
Bourgogne sut bien mettre à profit en donnant ses instructions à ses agents,
Jacqueville, Mailly et Lens. il leur recommanda de se mêler dans les rangs de
la milice royale pour exciter son zèle, et leur confia le succès de la
journée suivante. En même temps, il donna une audience favorable aux députés
gantois qui étaient venus lui demander à posséder dans leur bonne ville le
comte de Charolais, son fils, et sa jeune épouse[3]. Le
lendemain, au point du jour, les séditieux se réunirent au son du tocsin. En
peu d’instants la place de Grève, lieu du rendez-vous, fut couverte des
compagnies de la milice royale et des archers de la ville, et d’artisans avec
ou sans armes. Les troupes de la milice n’avaient pour armes que des haches,
des couteaux, des maillets, des instruments de toute sorte. A leur tête se
trouvaient les redoutables athlètes que faisait agir le duc de Bourgogne :
Jean de Troyes, d’un esprit ferme et résolu, que ses cheveux blancs, sa
taille encore droite et sa voix forte et sonore faisaient respecter de cette
multitude si cruelle ; Simon Caboche, que son audace à proposer et à exécuter
les entreprises les plus périlleuses, sa férocité et son aveugle obéissance
aux ordres de Jean Sans-Peur rendirent si fameux dans Paris ; Denis Chaumont,
les Legoix, les Saint-Yon, les Thibert, qui tous avaient signalé leur zèle
pour le Bourguignon. Des rues voisines de la place arrivaient à chaque
instant de nouvelles bandes de séditieux, criant : Aux armes la bonne ville !
vive Bourgogne ! Au milieu des groupes qui se formaient sur la place, on
distinguait Eustache de Pavilly et quelques chevaliers du duc Jean, qui
fraternisaient avec les bouchers et les encourageaient. Quelques citoyens, se
rappelant avec un triste souvenir les calamités du royaume pendant les
discordes civiles, s’efforçaient de ramener la populace à des sentiments plus
calmes. Mais les bonnes impressions qu’ils pouvaient faire naître étaient
aussitôt détruites par les meneurs populaires et les soutiens du parti
cabochien, et surtout par les éloquentes paroles de Jean de Troyes contre les
grands. Après avoir forcé le prévôt des marchands, André d’Epernon, à leur
livrer la bannière de la ville, les bandes de sicaires, altérées de sang et
entraînées par les sires de Jacqueville et de Mailly, se ruèrent contre la
Bastille au nombre de 20.000, en poussant d’horribles cris, et se préparèrent
à l’assiéger. Cette forteresse était imprenable pour ces assaillants
désordonnés. Des Essarts, décidé d’abord à se défendre, avait fait porter des
munitions sur les remparts, qu’il avait garnis d’archers et de gens d’armes.
Les fauconneaux étaient apprêtés et bien munis de poudre et de pierres. Mais
quand il vit que le dauphin ne faisait aucun effort pour le secourir, que le
château était investi de toutes parts, que les soldats forcenés de Caboche
comblaient le fossé et lançaient déjà des flèches à feu sur le pont, il ne
voulut point pousser les choses à l’extrême, et demanda qu’il lui fut permis
de se retirer librement. Des cris affreux s’élevèrent aussitôt de tous les
rangs de cette milice furieuse : « A mort des Essarts ! à mort le traître ! »
Des Essarts déclara qu’il n’avait jamais eu la moindre pensée contre le
service du roi ni du royaume, contre la ville ni les bourgeois ; qu’il était
venu par l’ordre de monseigneur de Guyenne, dont il montra les lettres
patentes scellées de son grand sceau. Il s’engagea, si on lui permettait de
sortir, à se retirer de la cour, sans jamais y revenir que du consentement
des bourgeois. Mais au milieu du tumulte il lui était difficile de se faire
entendre. Les capitaines disaient qu’ils ne quitteraient pas la place avant
qu’il n’eût été châtié comme il le méritait. En vain des Essarts leur tendait
des mains suppliantes, en vain il les conjurait de l’écouter, des hurlements
affreux et multipliés étouffaient sa voix. Déjà l’assaut était ordonné malgré
les efforts de Jacqueville et de Mailly, qui en prévoyaient le mauvais
succès, lorsque dans les derniers rangs se firent entendre les cris : « Vive
Bourgogne ! » C’était le duc, qui accourait, suivi de quelques chevaliers.
Jean Sans-Peur, affectant le rôle de médiateur, remontra doucement au peuple
que faire violence à une place du roi, c’était un crime de lèse-majesté, et
le pria de ne point se souiller d’un tel méfait. Il donna sa parole que des
Essarts se rendrait entre ses mains sans résistance, qu’il le garderait
lui-même et qu’il en répondait. « Descends, Pierre, descends, lui cria-t-il,
ta vie est sûre. » Alors des Essarts obéit, traversa le pont, et s’approcha
en tremblant du duc de Bourgogne. Quand il fut au milieu de cette multitude
furieuse qui poussait d’horribles cris, et que le duc avait de la peine à
contenir : « Monseigneur, lui dit-il avec effroi, je suis venu sous votre
sauvegarde ; si vous ne pouvez me préserver de la rage de ces gens,
laissez-moi rentrer. — Bannis toute crainte, mon ami, lui répondit le duc ;
car je t’assure et te jure sur ma foi, que mon corps te servira de garde. »
En même temps il lui prit la main, lui fit, en signe de serment, une croix
sur le dos de la main, et le fit conduire au Louvre avec son frère Antoine,
sous une nombreuse escorte. Le duc
n’eut pas plutôt quitté les factieux, que leurs chefs s’écrièrent qu’il
fallait se rendre à l’hôtel Saint-Paul pour faire des remontrances au
dauphin, pour arracher d’auprès de lui tous ses flatteurs et ses conseillers,
qui l’exposaient, par une vie déréglée, à tomber dans la même maladie que le
roi son père, source de toutes les calamités du royaume. Quoique le peuple
fut porté depuis quelque temps de mauvaise volonté contre le dauphin, cette
violence, plus audacieuse encore que l’attaque de la Bastille, avait sans
doute été conseillée aux séditieux par quelques grands personnages. Ils
laissèrent la Bastille investie par la moitié de leurs troupes, et le reste,
conduit par les bouchers et par Jacqueville et Mailly, se dirigea vers l'hôtel
Saint-Paul dans le plus grand désordre, et en s’abandonnant aux excès d’une
rage indomptable. Cette multitude, qui avait brisé le joug de l’obéissance,
n’était plus qu’un instrument de tyrannie dans les mains de l’audacieux Jean
Sans-Peur. Le
dauphin sut bientôt que des Essarts s’était rendu, et que la populace,
encouragée par son premier succès, marchait sur son hôtel. Il assembla
promptement tous les seigneurs et tous les officiers pour savoir ce qu’il y
avait à faire dans cette circonstance. On lui proposa de faire prendre les
armes à tous ses chevaliers et serviteurs, et de se défendre vigoureusement
dans l'hôtel, qui pouvait résister à un coup de main. Pendant qu’on
délibérait, le duc de Bourgogne entra avec un visage tranquille. Il était
suivi d’une partie de sa maison. Avant que des ordres eussent été donnés pour
la défense, la troupe des mutins arriva en poussant d’effroyables clameurs,
et planta la bannière de la ville devant l’étendard à fleurs de lis d’or,
arboré sur la porte de l’hôtel. Aussitôt les bouchers se précipitèrent dans
le préau en brandissant leurs armes. Ils frappaient aux portes avec fureur et
criaient : « Le dauphin ! le dauphin ! » Le duc de Bourgogne goûtait à longs
traits la joie secrète de voir la perplexité du prince. Dissimulant ses sentiments et composant son
visage, il lui conseillait de ne pas craindre cette populace et de lui parler
doucement. Les cris : « Le dauphin ! » recommencèrent avec plus de violence,
et alors le prince, effrayé, se mit à une fenêtre avec le duc de Bourgogne,
aux grands applaudissements de la foule. « Que voulez-vous, mes chers amis ?
leur dit le dauphin avec douceur. Quel sujet vous amène en si grand désordre
? Parlez, je suis prêt à vous écouter et à répondre à vos désirs. » Alors
le vieux chirurgien Jean de Troyes fit faire silence et lui parla en ces
termes : « Vous voyez ici, très-redouté seigneur, vos très-humbles et fidèles
sujets, les bourgeois de la bonne ville de Paris, qui se recommandent à vos
bonnes grâces, et qui ne sont tous animés que du bien de l’État et du service
du roi votre père. S’ils ont pris les armes, c’est dans la vue de vous
montrer qu’ils ne craindraient pas d’exposer leur vie et de répandre leur
sang pour votre service, comme vous l’avez déjà éprouvé. Ils sont vivement
affligés de voir votre royale jeunesse séduite et corrompue par des traîtres
qui vous environnent, et qui vous détournent de suivre les traces glorieuses
de vos ancêtres. Ce sont eux, nous le savons, qui, en vous obsédant sans
cesse, prennent à tâche de corrompre vos bonnes mœurs et de vous jeter dans
le dérèglement. Vous ne pouvez avoir oublié, mon très-redouté seigneur, que
notre bonne reine, votre mère, et messeigneurs les princes de votre sang vous
ont souvent témoigné le mécontentement qu’ils éprouvaient de votre conduite[4]. Ce peuple fidèle, rempli de
l’amour et du respect le plus tendre, craint que la mauvaise éducation que
vous avez reçue ne vous rende indigne du premier trône du monde, où vous
devez monter un jour. La juste aversion que nous avons conçue contre des hommes
si dignes de tous les châtiments du Ciel et des lois, nous a souvent engagés
à porter nos plaintes au conseil. Comme il a négligé d’y apporter le remède
convenable, votre peuple vient vous le procurer. Il vient se faire raison
lui-même de ces traîtres qui vous égarent, et vous supplie de les remettre
entre ses mains. » Les
acclamations unanimes de la foule témoignèrent assez qu’elle approuvait
l’orateur, qu’elle avait écouté avec un profond silence. Le dauphin répondit
avec assez de fermeté aux furieux qui l’insultaient : « Messieurs les bons
bourgeois, si vous êtes sujets fidèles du roi mon seigneur, retournez, je
vous en prie, à vos métiers, et ne montrez point cette animosité contre mes
amis et mes serviteurs. » « Les traîtres ! qu’on nous livre les traîtres ! »
s’écrièrent les séditieux. Le dauphin garda le silence. « Quels sont ces
traîtres ? nommez-les, si vous les connaissez, afin qu’ils soient punis comme
ils le méritent, dit avec impatience Jean de Vailly, chancelier du duc[5]. — Vous d’abord, » lui
crièrent-ils. Et Jean de Troyes tendit au chancelier une liste de cinquante
noms, où le sien était inscrit le premier de tous. La populace le força
plusieurs fois à en faire la lecture à haute voix. La douleur et la crainte
firent place à la colère et à l’indignation dans l’âme du dauphin. Son visage
s’enflamma, et se tournant tout à coup vers le duc de Bourgogne : «
Beau-père, lui dit-il, tous ces mouvements ne se font que par vos conseils.
Vous n’en pouvez disconvenir, puisque les factieux ont à leur tête les gens
de votre hôtel. Mais soyez assuré que vous vous en repentirez un jour ; la
besogne n’ira pas toujours ainsi à votre plaisir. — Monseigneur, lui répondit
le duc sans s’émouvoir, vous vous informerez quand votre colère sera passée.
» Cependant le peuple furieux, encouragé par ses capitaines, avait pénétré
dans les appartements de l’hôtel Saint-Paul. Alors le duc de Guyenne,
désespéré, prenant une croix d’or qui pendait au cou de sa femme, qui s’était
réfugiée tremblante auprès de son père, et la présentant au duc : « Jurez,
lui dit-il, jurez, par ce signe de la rédemption, qu’il n’arrivera aucun mal
à ceux que le peuple va saisir. — Je le jure, « dit le duc. Au même instant
on entendit un grand bruit de portes qui tombaient, et le flot populaire qui
se précipitait dans la galerie. Le dauphin pleurait de honte et de colère, et
ne pouvant plus soutenir un tel spectacle, il se sauva dans la chambre du
roi. Sa fuite excite encore la rage des Cabochiens ; ils ne respectent pas
même l’intérieur du palais, où les sujets n’avaient jamais pénétré. Ils
enfoncent les portes de l’appartement du prince, en parcourent toutes les
chambres. Ils y arrêtèrent toutes les personnes désignées sur la liste
fatale, et qui fuyaient çà et là frappées d’épouvante. Ils saisirent le duc
de Bar, cousin du roi ; le chancelier d’Aquitaine, le sire Jacques de la
Rivière, messire Angenne, les deux frères Boissay, les deux frères Mesnil, et
d’autres proscrits, sont amenés auprès du duc de Bourgogne, qui reste impassible
au milieu du tumulte et des vociférations des bouchers. Le sire de Vitry,
poursuivi par l’un d’eux, se réfugie auprès de la dauphine, qui demande grâce
pour lui ; mais ils l’arrachent brutalement des mains de la princesse et le
mettent sous bonne garde avec les autres. Tous
les prisonniers, mis à cheval et escortés par deux ou trois cents hommes,
furent conduits à l’hôtel d’Artois, chez le duc de Bourgogne, et de là en
diverses prisons. Mais tous n’y arrivèrent pas ; ceux que les Cabochiens
regardaient comme coupables des dérèglements du dauphin ou de ses folles
dépenses, ne purent être préservés de leur fureur. Ainsi un habile
mécanicien, nommé Vatelet, qui avait aidé le duc de Berri à défendre Bourges,
fut renversé à coups de pique et impitoyablement massacré. Courte-botte,
musicien du duc de Guyenne, tomba frappé de plusieurs coups de hache. Le
riche tapissier Martin d’Ave eut le même sort. Raoul Bridoult, secrétaire du
roi, à la sollicitation des deux Cailles, ses ennemis, fut jeté à la rivière,
sous prétexte qu'il avait livré le secret du roi aux Armagnacs, et que dans
la dernière guerre il avait favorisé le parti des princes[6]. Le
lendemain de cette scène sanglante, les farouches Cabochiens demandèrent au
duc de Bourgogne de leur livrer l’ancien prévôt des Essarts ; mais le duc ne
l’avait pas sauvé pour l’abandonner ensuite à leur fureur. Il savait que la
victime n’échapperait point à ses bons commissaires, et il fit aussitôt
conduire des Essarts au Châtelet, où l’on commença son procès. Les bouchers
se transportèrent ensuite à l’Hôtel-de-Ville, où ils comptaient être
remerciés ; là les bourgeois et les échevins repassaient avec horreur les
événements de la veille. Ils redoutaient le courroux des princes lorsqu’ils
seraient instruits de ces affreux désordres. Ils leur envoyèrent quelques-uns
des leurs et des docteurs de l’Université, pour leur faire entendre que tout
s’était fait sans intention de leur déplaire. Mais c’était là un timide
désaveu des violences populaires. Le
parti des bouchers continua son œuvre. Le dauphin se trouvait prisonnier dans
l’hôtel Saint-Paul. Nuit et jour il y était assiégé par une populace abrutie
; des gardes étaient placés à toutes les issues, dans la crainte qu’il ne
s’échappât. Les capitaines ne voulurent point consentir à ce qu’il allât
loger au Louvre, où il tenait quelquefois sa cour, sous prétexte que la
bienséance exigeait qu’il demeurât avec le roi et la reine. Leur nombre
s’était accru jusqu’à 30.000, qui tenaient Paris et la cour sous le joug le
plus cruel. Chaque jour ils entraient chez le duc de Guyenne, ou envoyaient
au prince quelques docteurs de leur parti, qui, sous prétexte de réformer ses
mœurs, lui faisaient entendre les plus dures et les plus insolentes leçons
sur sa conduite et ses dérèglements. Maître Eustache de Pavilly se
distinguait entre tous les autres par ses injurieuses réprimandes. Le dauphin
se contenait, et répondait avec douceur et patience ; mais il lui tardait de
se soustraire à cette honteuse domination. Sur le
refus de l’Université, qui, tout en désirant la réforme des abus, était loin
d’approuver ces odieux excès, les bouchers revinrent à leur premier projet de
travailler eux-mêmes à la réformation de l’État. Ils se confédérèrent de
nouveau par un serment solennel, et traitèrent magnifiquement les députés
gantois à l'Hôtel-de-Ville. En ce jour de fête pour la milice de Caboche, de
frayeur pour les hommes sages, Parisiens et Gantois prirent le chaperon blanc
et se jurèrent amitié et alliance. Ce chaperon devint aussitôt le signe de
ralliement du parti. Le même jour, les chefs des séditieux envoyèrent des
députés dans les grandes villes, pour les exhorter à entrer dans la
confédération. Ils étaient chargés de leur exposer le projet des Parisiens de
réformer l’État, et d’affranchir les peuples de toutes les impositions
extraordinaires. Presque toutes les bonnes villes acceptèrent le chaperon
blanc comme marque d’alliance avec Paris ; mais aucune d’elles n’entra plus
avant dans le mouvement de cette ville. Les Cabochiens allèrent présenter le
chaperon au dauphin, aux ducs de Berri et de Bourgogne, en les priant de le
porter comme marque de leur affection pour les confédérés. Quelques jours
plus tard, Jean de Troyes eut l’insolence d’en présenter un au roi lui-même,
qui l’accepta. Les ministres, les magistrats et les bourgeois ne purent se
dispenser de s’en revêtir. Cependant
les gens de bien étaient dans la consternation en pensant aux malheurs que
présageait la domination des bouchers. L’Université et les plus sages d’entre
les bourgeois n’approuvaient point ce désordre. Un jour les Universitaires se
réunirent secrètement au couvent des Carmes, dans la chambre même d’Eustache
de Pavilly, pour aviser aux moyens de détourner les calamités qui les
menaçaient. Le bon Juvénal assistait à cette assemblée. Comme ils ne savaient
quel parti prendre, ils s’en enquirent aux personnes dévotes et
contemplatives, aux religieuses et aux saintes femmes. Pavilly alla les
visiter, et les pria de lui dire comment toutes ces dissensions finiraient.
Mais les visions de ces pieuses personnes n’étaient pas concluantes ni
propres à rassurer les esprits. L’une avait vu trois soleils ; l’autre avait
remarqué trois divers temps dans le ciel, dont l’un au midi, vers les marches
d’Orléans et de Berri, et les deux autres, qui couraient sur Paris et qui
s’en rapprochaient rapidement, étaient menaçants et chargés de sombres nuages
; la troisième enfin avait vu le roi d’Angleterre en grande pompe au plus
haut des tours de Notre-Dame ; il excommuniait le roi de France, entouré d’un
cortège de deuil et assis sur une pierre dans le parvis. Alors les prud’hommes,
qui consultaient entre eux, se reportaient aux événements anciennement
accomplis, et de tout ce qui se passait en ce moment dans Paris, ils tiraient
la conclusion que le royaume était en danger d’un changement de seigneurie,
et que l’Anglais, qui prétendait avoir des droits au trône de France,
pourrait bien y parvenir ; enfin que la situation était des plus périlleuses.
Un d’entre eux dit qu’il avait lu dans plusieurs histoires que toutes les
fois que les papes et les rois de France avaient été unis, le royaume avait
joui d’une grande prospérité. « Il est à craindre, ajouta-t-il, que les
malheurs présents ne viennent que des excommunications lancées par Boniface
Vil l sur Philippe-le-Bel et sa génération jusqu’à la cinquième, et
renouvelées depuis par le pape Benoit ; car Philippe-le-Bel laissa trois
fils, qui moururent sans héritiers mâles. Philippe de Valois eut beaucoup de
peine à monter sur le trône et à s’y maintenir ; le roi Jean fut pris à la
bataille de Poitiers ; son fils Charles V, le Sage, eut de grandes guerres à
soutenir, et de ses deux fils, l’un règne et vit, mais atteint d’une cruelle
maladie, l’autre a été piteusement assassiné. Si nous parvenons à mettre le
gouvernement entre les mains du dauphin, tout mal et tout désordre doit
cesser. » Quant à Juvénal des Ursins, il ne voyait rien autre chose à faire
que de prier les princes de se réconcilier et de rompre toutes négociations
déjà entamées avec les Anglais. Il disait vrai ; car les Armagnacs, comme les
Bourguignons, recherchaient les secours des ennemis de la France. Cet avis
entraînait tout le monde, et un des assistants parla même pour sauver des
Essarts, qui était au Châtelet, en grand danger. Le seul Pavilly, qui tirait
argent de tout cela, et qui était tout dévoué aux Legoix, aux Saint-Yon et à
leurs adhérents, soutint que tout ce qui s’était fait était bien fait, et
qu’il fallait nommer des commissaires pour faire le procès des personnes qui
avaient été arrêtées. Chaque
jour était signalé par quelque nouvelle violence. Le comte de Vertus, flatté
de la faveur du dauphin, s’était attaché à ce prince. Il déplorait son sort
et tremblait pour lui-même. Suspect au duc de Bourgogne et à ses infâmes
satellites, il se détermina à quitter la ville. Il sortit de Paris sous un
déguisement au milieu d’une nuit obscure, laissant un gentilhomme de sa
maison pour justifier sa fuite aux yeux du peuple. Le dauphin cherchait aussi
tous les moyens d’échapper à ses ennemis. Il écrivait secrètement des lettres
aux ducs d’Orléans et de Bretagne, et au roi de Sicile, pour les prier de
venir à son secours ; mais son manque d’énergie semblait encourager les excès
des bouchers. Ils lui présentèrent une liste de soixante riches bourgeois à
l’emprisonnement desquels ils le firent consentir. Comme les séditieux
avaient besoin d’argent, ils jetèrent ces nouveaux proscrits en prison et les
rançonnèrent durement. Ils élurent pour capitaine général de Paris le féroce
Jacqueville ; ils forcèrent ensuite le dauphin à confirmer cette élection, à
donner le gouvernement de Saint-Cloud au tripier Denisot de Chaumont et celui
de Charenton à l’écorcheur Caboche. Ces étranges officiers prêtèrent serment
entre les mains du prince, qui gémissait de leur violence. Il lui fallut
aussi destituer son nouveau chancelier Vailly, qu’ils tenaient en prison,
pour reprendre le sire d’Ollehain, dont il était mécontent. Dans
les premiers jours de mai, le roi, malade depuis longtemps, recouvra la
santé, et alla en procession solennelle à Notre-Dame pour rendre grâces à
Dieu de sa guérison. Quelques jours après, Eustache de Pavilly, qui
s’inquiétait peu des docteurs qui l’avaient abandonné, entraîna après lui à
l’hôtel Saint-Paul le prévôt des marchands, les échevins, quelques bourgeois
et une foule de petit peuple, et demanda une audience du roi, qu’on n’osa pas
lui refuser. Là, il se posa en réformateur des abus, et adressa au monarque
une harangue aussi hardie que la précédente. Il parla encore des faiblesses
du dauphin, des désordres où l’entraînaient les courtisans, s’éleva contre
les ministres et les officiers de la famille royale, et s’efforça de
justifier la conduite du peuple. Cependant à chaque instant la foule
augmentait autour de l’hôtel Saint-Paul, et Jacqueville arrivait à la tête de
sa milice, qui poussait d’effroyables cris et qui répandait les menaces et
l’effroi dans toutes les rues qu’elle traversait. Trois nouveaux chefs
s’étaient joints à elle ; c’étaient le chevalier Martel du Mesnil, Léger
Poulain, et Martin Coulomiers, bourgeois de Paris, un des plus ardents
partisans du duc de Bourgogne. Toutes sortes de gens entraient dans la salle
royale sans qu’on osât leur interdire la porte. On demandait avec des cris
insolents à parler au duc de Guyenne. Au moment où ce prince, saisi de
crainte, consentait à se montrer à la populace, Jean Sans-Peur, qui avait
assisté à l’audience pour être témoin des événements qu’il avait ordonnés,
prit le rôle de médiateur. Il engagea les séditieux à se retirer, leur
représentant que par leur tumulte et leurs violences ils exposaient à une
rechute le roi, qui était à peine rétabli. Jacqueville lui répondit que tout
ce peuple fidèle était plein d’amour et de vénération pour son roi, et qu’ils
n’étaient venus que pour son bien et celui du royaume. Alors le seul
personnage dans cette foule qui eût une valeur politique, Jean de Troyes,
présenta au dauphin une nouvelle liste de proscription, en lui demandant les
traîtres dont elle contenait les noms, et qui étaient à son service. Le
dauphin dit qu’il n’avait autour de lui que des gens fidèles et de bonnes
mœurs. Ensuite, comme s’il eût regretté de s’être montré un peu ferme, il eut
recours aux prières. Mais Jean de Troyes dit d’un ton élevé : « Le peuple
fidèle voit et connaît la vérité. C’est par son ordre que je demande que tous
ces traîtres me soient livrés. « Ces traîtres étaient le duc de Bavière,
frère de la reine, que les séditieux soupçonnaient de favoriser les
Armagnacs, l’archevêque de Bourges, confesseur de la reine, le sire
d’Ollehain, qu’ils avaient forcé le dauphin à reprendre comme chancelier,
avec beaucoup de courtisans et de gros bourgeois, et quinze dames de la
maison de la reine et de la dauphine, parmi lesquelles étaient la princesse de
Parme, Bonne d’Armagnac, veuve de Carlos Visconti, les dames de Montauban, de
Noviant, de Châteaux, du Quesnoy. A la
lecture de cette liste, le duc de Bourgogne feignit une grande surprise, et
parut s’efforcer de fléchir les chefs des séditieux, surtout pour le duc de
Bavière. Mais n’obtenant rien, il courut prévenir la reine des demandes du
peuple. A cette nouvelle, Isabeau se troubla et resta interdite ; elle cessa
dès lors de s’occuper d’elle-même, et ne pensa plus qu’au sort de son frère,
qui devait se marier le lendemain avec la sœur du comte de Mortagne ; elle
conjura le duc de Bourgogne d’employer toute son autorité pour le sauver. Ce
prince rendit quelque courage au dauphin, qui pleurait, et descendit avec lui
pour tenter un j d dernier effort. Le jeune prince, qui avait pour son oncle Louis
une vive affection, mêla des larmes à ses ardentes prières ; il parlait en
son nom et au nom de la reine. Le duc de Bourgogne appuyait son gendre, et
les conjurait, lui aussi, de se désister de leur demande ; mais ils ne trouvèrent
que des cœurs inflexibles. Les chefs menacèrent de l’aller enlever jusque
dans la chambre du roi. Le duc de Bavière, ne voyant aucun moyen d’échapper à
ces forcenés, se remit lui-même entre leurs mains. Les factieux, Jacqueville
à leur tête, se précipitèrent alors dans les appartements, sans nul égard
pour le roi, pour la reine ni pour le duc de Guyenne, brisant les fenêtres,
enfonçant les portes, détruisant les meubles, et poursuivant les proscrits,
qui cherchaient un refuge auprès du roi épouvanté. Les dames jetaient des
cris de détresse, et les seigneurs cherchaient vainement à se défendre. Après
avoir arrêté les personnes désignées à leur fureur, ils les mirent deux à
deux sur des chevaux, et derrière chaque cheval quatre hommes armés. Ils
évacuèrent l’hôtel Saint-Paul en criant : « Victoire ! victoire ! » et
emmenèrent leurs prisonniers au milieu des huées et des outrages de la
populace. Le duc de Bavière fut mis au Louvre avec le duc de Bar et quelques
autres (20
mai 1413)[7]. L’Université
ne voulut point accorder à ces excès, qui dépassaient toutes les bornes, son
approbation réclamée par les factieux. Ceux-ci, craignant d’être exposés tôt
ou tard à des poursuites, se rendirent en armes à l’hôtel Saint-Paul, et
obtinrent du conseil du roi une déclaration qui approuvait et reconnaissait
fait pour agréable, tout ce qui avait été fait. Enfin ils se constituèrent
législateurs, et publièrent les ordonnances de réformes promises depuis trois
mois, et qui furent appelées Ordonnances Cabochiennes, du nom de ce chef trop
fameux. Le roi fut obligé de les enregistrer dans un lit de justice tenu au
Parlement. Ce code, né au milieu des tempêtes, n’eut qu’une durée éphémère.
On ne trouve pourtant pas au même degré dans toutes ses parties le caractère
violent de son origine. Conçu et élaboré pendant tous ces troubles par des
hommes expérimentés, le code cabochien renferme des questions dignes
d’intérêt, et même des vues d’administration pleines de sagesse. La
promulgation de leurs constitutions réformatrices n’empêchait pas les
Cabochiens de s’occuper de la défense du royaume. Apprenant que les princes
d’Orléans armaient sur la Loire, que les Anglais attaquaient les côtes de la
Normandie et entraient sans résistance dans la Guyenne, où le comte
d’Armagnac les favorisait ouvertement, ils établirent un emprunt forcé pour
soutenir la guerre. Ils firent nommer par le conseil quatre commissaires, la
Vieuville, Raoul le Sage, Robert de Belloy, Jean Guérin, pour la répartition
de la taxe. Ils préposèrent à la recette Legoix, Caboche, de Troyes et
Chaumont. Ces derniers exercèrent leur mission avec la plus grande violence.
Ils jetaient en prison tous ceux qui ne payaient pas ou qui faisaient quelque
opposition. Ils demandèrent 2.000 écus à Juvénal des Ursins ; mais l’avocat
général, ayant réclamé contre cette taxe, fut conduit au Petit-Châtelet.
L’illustre Jean Gerson, chancelier de Notre-Dame, et curé de
Saint-Jean-en-Grève, n’ayant pas voulu se soumettre à l’impôt, vit sa maison
pillée et ses meubles enlevés. Il fut même obligé de se cacher dans les
voûtes de Notre-Dame, pour se dérober à la rage des receveurs et de leurs
satellites. Les revenus des églises et des communautés religieuses ne furent
même pas épargnés. Les Universitaires défendirent cependant avec vigueur
leurs privilèges, que les Cabochiens finirent par respecter. Cette taxe, qui
servit aussi à enrichir les receveurs, qui s’étaient naguère élevés avec tant
de force contre les financiers, augmenta encore la haine des honnêtes
bourgeois contre les Cabochiens, et prépara les esprits à la réaction. Les
bouchers, qui se sentaient abandonnés des honnêtes gens, se livrèrent à de
nouvelles fureurs. Les emprisonnements et les meurtres se multiplièrent dans
la capitale. Le jugement des prisonniers fut hâté ; les douze commissaires,
que les factieux avaient forcé le duc de Guyenne d’instituer pour juger les
détenus, furent effrayés et signèrent des condamnations. Pendant qu’on
instruisait le procès du jeune la Rivière, digne fils d’un homme respecté, le
brutal et féroce Jacqueville alla le voir dans sa prison, pour repaître ses
yeux du malheur prochain de son ennemi, et lui adressa de rudes paroles. Le
sire Jacques de la Rivière, qui comprit qu’il pouvait être dangereux
d’engager une lutte avec cet homme, lui répondit le plus doucement qu’il put.
Mais Jacqueville l’ayant insulté en l’appelant traître et déloyal, la
Rivière, attaqué dans son honneur, osa lui répondre qu’il en avait menti, et
que si la chose était agréable au roi, il le combattrait. Alors ce digne
capitaine des bouchers, entrant en fureur, lui déchargea sur la tête un coup
de la petite hache d’armes qu’il tenait à la main, et l’étendit mort à ses
pieds. Il fit aussitôt répandre le bruit par ses émissaires que le sire de la
Rivière, en se frappant la tête avec un pot d’étain, avait voulu prévenir
l’infamie de son supplice. Le cadavre n’en fut pas moins placé le lendemain
dans une charrette, et conduit aux Halles pour y être décapité avec le sire
de Mesnil, écuyer du dauphin. La tête fut placée au bout d’une lance, et le
corps traîné à Montfaucon. Du Mesnil, qui était dans la fleur de la jeunesse
et qui s’était promis des jours heureux, quitta la vie avec beaucoup de regret.
Il pleurait amèrement, et tout le peuple semblait ému d’une compassion
profonde[8]. Arriva
enfin le tour de l’ex-prévôt des Essarts, qui durant quelques mois avait été
l’idole du peuple de Paris. Traduit devant une commission instituée au
Châtelet, il subit la question, et fut condamné à être décapité aux Halles le
samedi 1 er juillet. Tout Paris courut en foule à ce spectacle. Des Essarts
fut conduit au supplice sur une claie attachée à l’extrémité d’une charrette.
Vêtu d’une houppelande fourrée de martre, il tenait à la main une croix de
bois. Il était escorté par une troupe nombreuse de bouchers, que précédait
Jacqueville avec une compagnie d’hommes d’armes. On le mena d’abord devant
son magnifique hôtel, où on lui rasa les cheveux pour premier signe
d’infamie. Le funèbre cortège se dirigea ensuite vers les Halles. Pendant le
trajet, des Essarts ne fut pas abandonné un instant par sa fermeté : il avait
le visage calme, le regard serein, et souriait à ceux qui le regardaient ou
qu’il connaissait. L’infortuné ! Il se rappelait sans doute la parole que lui
avait donnée le duc de Bourgogne ; il espérait que ce peuple, qui l’avait
tant aimé, ne l’abandonnerait pas sans retour. Il se trompait ; pas un seul
cri de grâce ne sortit des rangs de cette foule pressée sur son passage.
Cependant, en arrivant aux Halles, il vit l’appareil de son supplice avec la
même résignation et la même fermeté. Il donna tous les signes de repentir que
peut inspirer la religion dans ce moment suprême, et dit encore adieu à ce
peuple, qui pleurait en admirant son intrépidité. Il monta tranquillement sur
l’échafaud, promena un dernier regard sur la foule, et demanda grâce de la
lecture de son jugement. Cette faveur lui fut accordée : il se mit ensuite à
genoux, baisa avec dévotion une petite image d’argent que lui présenta le
bourreau, et tendit courageusement sa tête, qui fut tranchée d’un seul coup,
et exposée aussi au bout d’une pique à la vue du peuple. Son corps fut
attaché au même gibet où, trois ans auparavant, il avait fait suspendre le
cadavre de Montagu. Pendant
que ses amis tombaient sous la hache du bourreau, le dauphin, toujours
insouciant et léger, passait les nuits au milieu des danses et des plaisirs.
Un soir, entre onze heures et minuit, le farouche Jacqueville, faisant une
ronde de nuit avec ses bouchers, entendit un grand bruit de fête à l’hôtel
Saint-Paul ; il monta chez le dauphin, lui demanda s’il était décent à un
fils de France de passer la nuit à veiller et le jour à dormir, et lui
reprocha insolemment la dissipation de ses mœurs. Le sire de la Trémoille
s’avança, et voulut répondre à des paroles irrévérencieuses pour le fils aîné
du roi. Jacqueville l’accabla d’invectives, l’accusant d’être l’auteur de
tous ces désordres, et de flatter les penchants du prince pour l’entraîner à
de plus grands vices. Outré de colère, le dauphin se jeta sur Jacqueville, et
le frappa de trois coups de poignard ; mais ils furent arrêtés par la cotte
de mailles que celui-ci portait sous sa casaque. Les gens du guet, accourus
au bruit, eussent égorgé tous les compagnons du prince, sans le duc de
Bourgogne, qui interposa son autorité, et sauva la Trémoille, lequel jadis
lui avait rendu de grands services. Cette scène de violence troubla tellement
le dauphin, qu’il cracha le sang pendant trois jours et qu’il fut très-malade.
Le bruit de ce scandale, répandu dans Paris, le remplit d’une nouvelle
consternation. Ces excès des Cabochiens détachèrent de leur parti un grand
nombre de bourgeois qui avaient conservé la religion de la royauté ; ils
témoignèrent au duc de Guyenne leur douleur de ces désordres, et l’assurèrent
en secret de tout leur dévouement. Ainsi
la bourgeoisie était lasse de la tyrannie des démagogues ; les artisans mêmes
et les derniers du peuple commençaient à se fatiguer d’un régime qui les
tenait constamment sous les armes ; et tous les jours on voyait dépérir
l’industrie et le commerce. Paris appelait donc de tous ses vœux le retour de
l’ordre. Les princes d’Orléans, bien informés des événements de Paris, et du
changement qui s’opérait dans les esprits des bourgeois et du peuple,
continuèrent leurs armements. Ils ne demandaient que l’exécution des traités
de Chartres et de Bourges, dont les conditions n’avaient pas été observées à
leur égard. Outre le duc de Bourbon, ils comptaient au nombre des leurs
alliés le roi de Sicile et le comte d’Eu, qui venait de quitter Paris après
avoir marié sa sœur au comte de Nevers, frère du duc de Bourgogne. Rassemblés
à Verneuil, à vingt-cinq lieues de la capitale, ils envoyèrent au dauphin des
commissaires pour protester de leurs bonnes intentions. Ce prince, déterminé
à les seconder, fit connaître leurs propositions au Parlement et à
l’Université, qui se montrèrent bien disposés ; il fut décidé par le conseil,
malgré les bouchers, que des conférences seraient entamées avec eux et qu’on
leur enverrait des ambassadeurs. Les
députés reçurent un bon accueil des princes, qui montrèrent un désir sincère
de la paix. A leur retour, le roi recouvrait la raison ; on lui fit connaître
leurs bonnes dispositions. L’exécution de la paix d’Auxerre fut résolue, et
le roi donna ordre aux députés qui avaient assisté aux conférences de
Verneuil, d’aller à l'Hôtel-de-Ville pour y rendre compte de leur mission aux
chefs du corps municipal. Jacqueville, Denisot, Chaumont et Caboche y
vinrent, suivis d’une centaine de leurs adhérents. Ce dernier était travesti
en capitaine et couvert d’une armure éclatante ; il pérora contre la paix,
mais sans convaincre personne ; ses horribles menaces et ses blasphèmes
produisirent peu d’effet. Les
bouchers, voyant la réaction gagner chaque jour du terrain, répandirent dans
la ville une liste des principaux bourgeois qu’ils devaient égorger au
premier tumulte. En même temps ils faisaient courir le bruit que les princes
voulaient détruire la ville et massacrer les principaux d’entre les
bourgeois. Jacqueville, sorti de Paris pour combattre Louis de Bosredon,
parcourait le Gâtinais, envoyait de fausses nouvelles sur la dévastation des
campagnes par les Armagnacs ; néanmoins les menaces des bouchers et leurs
projets sanguinaires ne faisaient qu’exciter davantage les bourgeois a la
paix. Juvénal des Ursins, remis en liberté, poursuivait aussi avec ardeur la
fin des désordres. Il anima tous les honnêtes gens de son courage, et les
bourgeois, réunis par quartiers, avec plus de confiance dans leurs forces, se
déclarèrent pour la paix, à l’exception du quartier de Saint-Eustache,
aveuglément dévoué aux Cabochiens. De ce moment, les commissaires institués
pour juger les détenus n’osèrent plus prononcer de condamnations. Les dames
de la reine furent rendues à la liberté ; mais les menaces de Jean de Troyes
et de ses adhérents empêchèrent de délivrer les ducs de Bar et de Bavière. On
donna donc suite aux propositions de paix, et le duc de Bourgogne lui-même,
qui ne voulait pas se montrer ouvertement contraire au vœu public, se rendit
à Pontoise, lieu fixé pour en régler les conditions, avec le duc de Berri,
plusieurs conseillers du roi et huit notables bourgeois de Paris. L’assemblée
de Pontoise reconnut d’un accord unanime la nécessité de rétablir la paix ;
mais ce ne fut qu’après quelques jours de discussion que le projet de
pacification fut arrêté. On convint qu’il y aurait entre tous les princes du
sang une paix et une amitié sincère et indissoluble ; qu’on ne pourrait
rechercher ni poursuivre personne pour les faits qui s’étaient passés à Paris
; que les princes des deux partis licencieraient leurs troupes. Les articles
du traité furent rapportés à Paris, le 31 juillet, par les ducs de Berri et
de Bourgogne. Le lendemain, le conseil du roi les envoya au Parlement, à
l’Université et au corps des échevins. Une assemblée où les bouchers se
trouvaient en grand nombre se réunit le 2 août à l'Hôtel-de-Ville. Par leurs
cris et leurs menaces, ils causèrent une longue et tumultueuse agitation ;
mais ils ne purent obtenir, ainsi que le demandait Jean de Troyes, que la
paix ne fût accordée aux princes que sous le titre de grâce et d’amnistie.
Quoi que pussent dire ces forcenés, de toutes les parties de la salle les
bourgeois criaient : « La paix ! la paix ! » Mais comme il était impossible
de délibérer, les plus sages proposèrent de renvoyer la décision aux assemblées
des quartiers. Les Cabochiens, convaincus de leur impuissance dans ces sortes
d’assemblées, se récrièrent vivement contre cet avis ; mais un quartenier du
cimetière Saint-Jean, le charpentier Guillaume Cirasse, appuya énergiquement
cette résolution, qui fut adoptée ; il osa dire en face aux Legoix et aux
Saint-Yon : « Nous verrons s’il y a à Paris autant de frappeurs de
cognée que d’assommeurs de bœufs[9]. » Le 3
août, les capitaines des quartiers les assemblèrent, et sur douze quartiers
neuf acceptèrent les articles de la paix de Pontoise. Ainsi trois seulement,
mais les plus grands et les plus importants, la rejetèrent : le quartier de
l’hôtel d’Artois, où dominaient les partisans du duc de Bourgogne ; celui des
Halles, composé surtout de la populace, et celui de Saint-Eloi, où Jean de
Troyes et sa cabale l’emportèrent par leurs clameurs séditieuses. Ce jour
même, Juvénal des Ursins et les principaux bourgeois allèrent rendre compte
au roi de la manière dont les choses s’étaient passées, et prièrent le
dauphin de profiter des bonnes dispositions du peuple et de tout hâter. Le
roi fit aussitôt redemander les clefs de la Bastille au duc de Bourgogne, qui
n’osa pas les refuser ; et le sire d'Angenne, sorti de prison depuis trois
jours, fut nommé gouverneur de cette importante forteresse. Cet
acte d’autorité épouvanta les factieux, et donna de l’assurance aux
bourgeois, La nuit fut terrible dans Paris par les préparatifs qui s’y
faisaient pour le jour qui allait se lever. On allumait de grands feux dans
les carrefours et dans les principales rues ; les bourgeois se rassemblaient
et se rangeaient par compagnies à la lueur de ces feux, et tout Paris
retentissait de ces cris redoublés : « La paix ! la paix ! » Le
lendemain matin, 4 août, les bouchers tentèrent un coup de désespoir. Caboche
et Chaumont, ayant rassemblé 400 hommes armés et un grand nombre d’archers et
d’arbalétriers, s’emparèrent de l'Hôtel-de-Ville ; de ce poste ils animaient
leurs partisans. Vers dix heures, le Parlement, tous les corps des magistrats
et l’Université se rendirent à l’hôtel Saint-Paul. Le roi, placé à une
fenêtre du palais, accompagné du dauphin et du duc de Berri, entendit les
harangues de chacun des corps, et promit l’exécution du traité de Pontoise.
Pendant ce temps, la masse de la population se levait en armes contre les
bouchers, sans écouter Jean Sans-Peur et ses émissaires, qui s’étaient
répandus dans les différents quartiers, pour en intimider les chefs et pour
décrier la paix. Étonné de la fermeté de la bourgeoisie, le duc se rendit
lui-même à l'Hôtel-de-Ville, où il trouva Caboche, Chaumont, Jean de Troyes,
Barraut et Mailly, qui encourageaient les soldats. Mais il n’était pas resté
cent hommes d’armes avec eux ; il en vit même plusieurs se retirer sans
vouloir attendre l’événement. Leduc, comprenant alors qu’il ne devait plus
compter sur une troupe séditieuse, qui n’est redoutable que lorsqu’elle ne
trouve pas de résistance, la quitta pour se porter ailleurs. Malheureux
à l’Hôtel-de-Ville, son parti éprouvait un autre échec sur la place de Grève.
Là les Cabochiens avaient rassemblé leurs hommes au nombre d’environ 1,200.
Lorsqu’ils voulurent parler contre la paix, ils ne purent se faire écouter ;
la populace elle-même soupirait après le repos. Au milieu du tumulte une voix
cria : « Que ceux qui veulent la paix passent à droite ! » Il ne resta
personne à gauche. Sur ces entrefaites arriva le duc de Bourgogne, qui,
voyant que les choses n’allaient pas selon ses désirs, ne resta qu’un instant
et se rendit à l’hôtel Saint-Paul, agité et incertain sur le parti qu’il
prendrait. Déjà
plus de 30.000 hommes se trouvaient en armes autour du palais, où tous les
partisans de la paix s'étaient donné rendez-vous. Excité par Juvénal et par
les principaux bourgeois, le dauphin revêtit une cotte d’armes tissue d’or et
de soie, monta à cheval avec son grand-oncle le duc de Berri, et se mit à la
tête des milices des quartiers. Le duc de Bourgogne lui-même, qui voyait avec
regret expirer sa dictature, alla se placer dans les rangs des vainqueurs,
auprès du dauphin. Les rues et les places retentissaient d’acclamations. Le
poste de l’Hôtel-de-Ville fut évacué sans combat ; les Cabochiens, saisis de
crainte, se dispersèrent. Le dauphin se rendit au Louvre, que la garde des
factieux abandonna également. Il délivra les ducs de Bavière et de Bar, qui,
le lendemain, disait-on, devaient être traînés au supplice. Les portes des
prisons furent ouvertes en même temps à tous les autres détenus, et le
mouvement de réaction s’acheva sans effusion de sang. Après
cette rapide pacification de la ville, le duc de Guyenne rentra à l’hôtel
Saint-Paul, où le roi le reçut avec joie, ainsi que les ducs de Bar et de
Bavière. Charles VI rendit le gouvernement de Paris au duc de Berri, donna
celui de la Bastille au duc de Bavière, et celui du Louvre au duc de Bar.
Tanneguy-Duchâtel devint prévôt de Paris, et le chancelier Eustache de Laître,
que les factieux avaient imposé au roi, fut remplacé par Henri de Marie,
premier président du Parlement. L’avocat général Juvénal des Ursins, qui
avait travaillé si activement à la paix, fut nommé chancelier d’Aquitaine. Les
chefs des factieux, abandonnés de leur protecteur, qui ne s’était pas vu sans
crainte au milieu d’une multitude dont l’irritation pouvait à son tour exiger
des victimes, se hâtèrent de quitter Paris. Jean de Troyes et un de ses fils,
l’infâme Caboche et leurs complices, pleurant leur honte plutôt que leurs
crimes, se retirèrent sur les terres du duc de Bourgogne ; Barrant et le
chancelier de Laître les suivirent de près. Jacqueville alla rejoindre tous
ces fugitifs, après avoir congédié les hommes d’armes avec lesquels il
faisait dans la Beauce la guerre aux Armagnacs. Le 8 août, la paix fut
publiée solennellement. Les
bourgeois de Paris, encore sous l’impression de la sanglante tyrannie des
bouchers, applaudirent aux premiers effets de la réaction. Mais on ne se
borna pas à quelques mutations dans les officiers du palais : les deux
Caille, du corps des bouchers qui avaient jeté à l’eau maître Bridoul ; Jean
de Troyes, cousin du chirurgien, furent pris, convaincus de meurtre, et
pendus aux grands applaudissements de la populace. Plusieurs maisons des
Cabochiens fugitifs furent livrées au pillage. Un grand nombre de bourgeois
accusés d’avoir favorisé les bouchers furent emprisonnés, et plusieurs
gentilshommes furent arrêtés dans l’hôtel du duc de Bourgogne. Ce prince
commença à craindre pour sa sûreté personnelle, et résolut de se retirer.
Dévoré du désir d’exercer l’autorité et peu scrupuleux sur les moyens d’y
parvenir, il tenta, avant de partir, d’enlever le roi dans une partie de
chasse qu’il lui avait proposée à Vincennes ; mais son terrible adversaire,
le vertueux Juvénal des Ursins, déjoua ses projets, et le prince, n’osant
plus rentrer dans la capitale, regagna rapidement la Flandre, après avoir
perdu le fruit de toutes ses funestes entreprises (23 août 1413). Ce départ, qui pouvait compromettre la paix, produisit une étrange révolution à Paris et dans l’État. Il jeta tous les partisans du duc dans l’abattement, et décida le retour des princes à Paris, contrairement aux conditions du traité, d’après lesquelles ils ne devaient pas entrer dans cette ville. Mais ils y furent mandés par le dauphin et par le conseil. Le 31 août, le roi de Sicile, le duc d’Orléans, le comte de Vertus, son frère, les ducs de Bourbon et d’Alençon, suivis du comte de Dammartin et d’une foule de nobles chevaliers, firent donc leur entrée solennelle à Paris. Les ducs de Berri et de Bavière allèrent au-devant d’eux jusqu’à la porte Saint-Jacques, avec un grand cortège de seigneurs et de bourgeois. Le duc de Berri reçut leur serment que ni eux ni leur suite n’offenseraient en rien les Parisiens. Ils furent accueillis avec un enthousiasme extraordinaire de la part de ce même peuple qui avait demandé leur extermination. Les princes rentrèrent au conseil, où ils ne tardèrent pas à exercer une puissante influence. |
[1]
Caix, Précis de l’histoire de France, 2e édit., p. 407.
[2]
Henri Martin, Histoire de France.
[3]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins. — Monstrelet.
[4]
Religieux de Saint-Denis.
[5]
Religieux de Saint-Denis.
[6]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.
[7]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.
[8]
Juvénal des Ursins. — Monstrelet.
[9]
Juvénal des Ursins, p. 326.