Jean Sans-Peur en
Flandre. — Douleur de Valentine de Milan. — Elle demande justice de la mort
de son époux. — Retour du duc de Bourgogne à Paris. — Son apologie par Jean
Petit. — Jean Sans-Peur maître du gouvernement. — Triomphe de l’Université
sur la juridiction royale. — Sur sa proposition, le roi prononce la
soustraction d’obédience aux deux papes. — Jean Sans-Peur marche contre les
Liégeois révoltés. — Retour d'Isabeau de Bavière à Paris. — Séance solennelle
du conseil royal. — Le duc de Bourgogne déclaré ennemi public. — Il est
vainqueur des Liégeois dans les plaines de Hasbain. — Retraite de Charles VI
et de la famille royale à Tours. — Entrée de Jean Sans-Peur dans la capitale.
— Mort de Valentine de Milan. — Paix fourrée de Chartres. — La cour retourne
à Paris. — Jean Sans-Peur essaie de réformer l'État. — Concile de Pise. — La
France perd son influence en Italie. — Pierre des Essarts prévôt de Paris. —
Mort de Montagu. — Réforme des finances. — La garde du dauphin confiée au duc
de Bourgogne. — Les ducs de Bourbon et de Berri sortent de Paris.
Par la
fuite, Jean Sans-Peur avait échappé au danger, non aux remords. Dès qu’il fut
arrivé à Lille, il convoqua ses barons et ses prélats, et les pria de l’aider
de leurs conseils dans la circonstance difficile où il se trouvait. Sur leur
réponse rassurante, il se rendit à Gand pour tenir les états du comté de
Flandre. Là il peignit le duc d’Orléans sous les couleurs les plus noires, et
lui imputa les plus grands crimes. Il prétendit que l’honneur et la religion
demandaient qu’il délivrât le royaume d’un tyran, et qu’il l’avait fait tuer
avec justice. Plus tard le coupable osa soutenir de telles prétentions devant
la France entière. Il fit écrire et répandre partout les motifs qui l’avaient
porté à ce meurtre, et s’efforça de faire croire aux Flamands qu’il avait
prévenu le duc, qui depuis longtemps lui dressait des embûches. Il jugeait
nécessaire de se faire donner parses sujets l’approbation qu’il ne pouvait
plus se donner lui-même. Les états lui accordèrent le secours d’hommes et
d’argent qu’il avait demandé, et s’engagèrent à le défendre envers et contre
tous, hormis le roi et ses enfants[1]. A
Paris, le conseil continuait à s’assembler et à délibérer inutilement,
lorsqu’on apprit le résultat des états de Flandre. Dès ce moment, les
seigneurs et les princes hésitèrent à prendre un parti sur cette terrible
affaire. Jusque-là ils n’avaient pu supposer qu’un prince du sang royal
tombât victime d’un odieux assassinat ; le duc de Bourgogne venait de rompre
ce prestige d’inviolabilité ; les princes, alarmés sur leur propre sûreté, en
conservaient un implacable ressentiment ; mais les misérables passions qui
les agitaient les empêchèrent d’agir et de poursuivre le criminel, dont le
rang, l’audace et la puissance leur inspiraient un véritable effroi. Aveuglés
par un lâche égoïsme, ils ne voyaient pas combien cette mort pouvait être
funeste au royaume. En effet, la plaie qu’elle lui fit saigna longtemps, elle
le jeta dans un abîme de malheurs, elle fit couler des flots de sang
innocent. La nécessité de se défendre, soutenue de l’ardeur de régner,
souleva les passions avec tant de fureur dans l’âme du Bourguignon et de tous
ses partisans, que la France se vit bientôt divisée en deux partis. Leur rage
ne respecta pas plus le sacré que le profane ; ils rendirent le reste de ce
règne, déjà affligé de tant de calamités, le plus malheureux de tous ceux qui
l’avaient précédé, et désolèrent une grande partie du règne suivant. Quant
au peuple de Paris, qui attribuait toute sa misère aux folles dissipations et
aux déprédations du duc d’Orléans, et qui, loin de pénétrer les vues secrètes
du Bourguignon, s’était habitué à le regarder comme un zélé défenseur de ses
intérêts, il se réjouit de cette mort tragique, et sembla prendre la
vengeance de Jean Sans-Peur pour sa vengeance. « Le bâton noueux est enfin
raboté, » disaient les Parisiens en applaudissant au meurtrier. « La
duchesse d’Orléans fit presque seule son devoir : elle fut admirable de
douleur et d'énergie[2]. » Elle était à
Château-Thierry avec tous ses enfants lorsqu’elle apprit la fin tragique de
son époux. L’excès de son chagrin peut mieux se comprendre que s’exprimer.
Épouse tendre et fidèle, elle se livra au plus affreux désespoir. Dans le
délire de sa douleur, elle se frappait la poitrine, déchirait ses vêtements,
et s’arrachait les cheveux. Les princes ses fils, déjà assez âgés pour
comprendre la grandeur de leur perte, et trop jeunes pour la venger,
brisaient par leurs cris et leurs sanglots le cœur des témoins de cette scène
lamentable. La jeune reine d’Angleterre, nièce et belle-fille du duc, ne
paraissait pas moins accablée. Le reste de la cour versait des larmes amères
et était plongé dans une profonde tristesse. Quelques serviteurs fidèles,
redoutant un nouveau malheur pour les enfants, envoyèrent les deux aînés sous
bonne escorte dans la ville de Blois, domaine de leur père. Quant à leur
mère, après les premiers accès de son désespoir, elle se rendit à Paris,
accompagnée de son troisième fils, Jean, comte d'Angoulême, de sa fille et de
sa bru, Isabelle de France, la fiancée de son fils aîné. Elle arriva le 10
décembre 1407, par le plus rigoureux hiver qu’on eut ressenti en France
depuis plusieurs siècles. La litière qui portait cette famille désolée était
couverte de drap noir et traînée par quatre chevaux blancs. La duchesse était
en grand deuil, ainsi que ses enfants et les officiers de sa maison. Le roi
de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le comte
de Vendôme et le sire Charles d'Albret, connétable de France, et plusieurs
autres seigneurs, tous vêtus de noir, sortis au-devant d’elle, lui formaient
un auguste et lugubre cortège. Descendue à l’hôtel Saint-Paul, elle y trouva
le roi, qui était alors dans un de ses intervalles de calme. La pauvre veuve
tomba aux pieds du monarque, en lui demandant justice de l’horrible
assassinat de son époux. Le roi, qui avait ressenti une vive émotion de la
mort de son frère, mêla ses larmes à celles de Valentine, la releva et lui
prodigua les témoignages de l’affliction la plus vive et la plus tendre. Deux
jours après, dans une audience solennelle où la duchesse parut suivie de ses
enfants et de ses serviteurs, il accueillit sa plainte, et la fit assurer par
son chancelier qu’il serait fait justice de la mort de son frère, déclarant
qu’il tenait sa cause et celle de ses enfants comme la sienne propre[3]. Mais
Valentine reconnut bientôt qu’elle ne devait rien attendre des princes, que
le bruit des préparatifs de guerre du duc de Bourgogne faisait trembler. En
effet, il ne s’agissait plus de punir ; l’occasion favorable avait disparu :
aussi tous ces vains conseils et tous ces projets de procédure furent-ils
abandonnés. Les princes ne pensaient qu’à prévenir une guerre civile qu’ils
n’étaient pas en état de soutenir, et entraient déjà en négociations avec le
duc de Bourgogne. La veuve de Louis d’Orléans, qui voyait sa vengeance
trompée, et qui craignait d’être réduite à assister au triomphe du meurtrier
de son époux, alla porter son désespoir dans son château de Blois, résolue de
s’y fortifier. Avant
que la duchesse eût quitté Paris, le conseil du roi avait député vers Jean
Sans-Peur le comte de Saint-Pol, l’homme de la cour qui lui était le plus
attaché, pour offrir une complète impunité à ce grand coupable, à la
condition qu’il livrerait à la justice du Parlement les assassins qui avaient
trouvé un refuge dans ses États. Le duc rejeta cette proposition, et les
princes, réduits à l’humiliante nécessité de traiter avec lui, se décidèrent
à lui demander une conférence à Amiens. Il la leur accorda sans nulle
difficulté. Le duc de Berri et le roi de Sicile partirent donc pour Amiens
avec le comte de Tancarville et Montagu. Indigné de la honteuse faiblesse du
conseil, le duc de Bourbon refusa d’accompagner ses deux cousins, et,
prévoyant que le meurtrier ne tarderait pas à revenir à la cour, il se retira
dans son duché avec le comte de Clermont, son fils, pour se dérober à cet
odieux spectacle[4]. Le
Bourguignon, qui voyait la cour faible, désarmée, tremblante et sans chef,
osa venir au rendez-vous, mais accompagné de ses deux frères et d’environ
trois mille hommes d’armes (9 février 1408). Il se montra plein d’égards pour les princes et
leur donna des fêtes. Mais, pour leur faire connaître ses intentions, il fit
peindre sur la porte de la maison où il était logé deux fers de lance, l’un
effilé, l’autre émoussé, pour annoncer qu’il était prêt à la guerre et à la
paix. Son langage fut conforme à cette audacieuse conduite : il déclara que
jamais il ne demanderait pardon au roi, qu’il n’avait pas besoin de grâce,
puisque la mort du duc d’Orléans était un acte de justice, et qu’il méritait
des remerciements pour avoir délivré le roi d’un ennemi public. Pour soutenir
cette funeste doctrine, il avait amené avec lui un homme dont le nom était
réservé à une honteuse célébrité. C’était Jean Petit, de l’ordre des
Cordeliers, docteur en théologie de l'Université de Paris, son conseiller,
qui avait juré de le défendre à cause des pensions qu’il en avait reçues. Le
roi de Sicile et le duc de Berri comprirent, d’après une semblable
déclaration, que tout accommodement était impossible. Mais avant de quitter
Jean Sans-Peur, le duc de Berri lui signifia de la part du roi de ne pas
venir à Paris sans y être appelé. Son neveu lui répondit qu’il irait au
contraire le plus tôt possible, pour s’expliquer devant le roi. Les princes
reprirent aussitôt le chemin de Paris, sans avoir rien obtenu. Isabeau
de Bavière comprit qu’elle allait revoir à la cour son mortel ennemi. C’est
pourquoi elle écrivit au duc de Bretagne une lettre pressante pour implorer
son secours et le conjurer de venir promptement à Paris afin de protéger la
famille royale. Le duc, plein d’honneur et de courage, partit aussitôt avec
l’élite de sa noblesse, et à son arrivée il trouva la cour dans le plus grand
trouble ; on y savait déjà la marche du terrible Bourguignon, et l’on
comprenait qu’il ne pouvait s’y passer que des scènes funestes à la
tranquillité du royaume. Après
le départ des princes, Jean Sans-Peur était retourné à Arras achever ses
préparatifs, et, malgré l’expresse défense du duc de Berri, il ne tarda pas à
se mettre en route. Il était accompagné du comte de Nevers, son frère, du
comte de Clèves, son gendre, du comte de Lorraine, son allié, d’environ douze
cents gentilshommes et d’un grand nombre de soldats. Il faisait observer la
plus sévère discipline à ses troupes, et publiait sur son passage qu’il
allait à Paris pour faire cesser les désordres du gouvernement. Il arriva
sans obstacle jusqu’à Saint-Denis. Là, une nouvelle députation, composée du
roi de Sicile, des ducs de Berri et de Bretagne, et des principaux seigneurs
du conseil, vint lui ordonner de ne pas entrer dans la capitale avec plus de
deux cents hommes. Il fut encore intraitable, et après avoir fait sa prière à
Saint-Denis, il continua sa route. Son entrée dans Paris fut un véritable
triomphe. Ses troupes étaient divisées en trois corps. Il s’avançait à la
tète de ses gentilshommes armés de toutes pièces. Une affluence incroyable se
pressait sur son passage. Comme les Parisiens attendaient de lui un prompt
soulagement et une diminution des impôts qui les accablaient, ils le reçurent
avec les témoignages delà joie la plus vive. Ils ne cessaient de crier « Noël
! Noël ! » comme à l’entrée de leur souverain, et bénissaient l’heureux
moment de son arrivée. A la cour, tous les visages étaient mornes et tristes.
Jean Sans-Peur descendit à son hôtel d’Artois, déjà défendu par des
fortifications, et logea autour de lui tous ses hommes d’armes. Il occupa une
tour qui était le lieu le plus sûr, et prit toutes les précautions qui
décèlent les terreurs dont le crime est ordinairement suivi. Il osa cependant
se présenter devant le roi et les princes, qui l’accueillirent ; et la reine
se contraignit assez pour ne pas laisser éclater sa colère et sa haine. Le 6
mars 1408, le duc se rendit au conseil avec bon nombre de gens armés,
justifiant ainsi la promesse qu’il avait faite d’y entrer malgré les princes.
Il demanda jour pour faire établir les motifs qu’il avait eus de faire tuer
le duc d’Orléans. On ne négligea rien pour le détourner d’une démarche si
étrange ; mais tous les discours, toutes les prières furent inutiles : telle
était sa volonté. Le conseil fut obligé de subir cet affreux scandale ; il
lui accorda une audience solennelle pour le 8 du même mois à l’hôtel
Saint-Paul. Le roi, qui était malade ce jour-là, ne s’y trouva point. Le
dauphin Louis présida l’assemblée. Le roi de Sicile, les ducs de Berri, de
Bretagne, de Lorraine, le cardinal de Bar, les membres du conseil, une foule
de barons, de chevaliers et d’écuyers, tout le corps du Parlement, le recteur
de l’Université, accompagné de docteurs et autres clercs, une multitude de
bourgeois et de gens de divers états, remplissaient les vastes salles de
l’hôtel. Le duc de Bourgogne y assista en armes, au milieu d’un cortège
imposant ; ce fut devant cette assemblée qu’il fit prononcer par son orateur,
Jean Petit, la harangue que celui-ci avait composée pour justifier le meurtre
du duc d’Orléans. Maître
Petit commença par rendre suspect tout ce qu’il allait dire, en avouant, avec
une effronterie naïve, qu’il recevait bonne et grande pension du duc de
Bourgogne. Cet homme, qui parlait avec plus d’audace et de facilité que
d’éloquence, essaya ensuite de justifier son seigneur et maître dans un
discours qui est un étrange monument de l’avilissement de la science et de la
morale dans l’orateur. Le meurtre du duc d’Orléans, suivant lui, était
non-seulement licite, d’après la loi morale, naturelle ou divine, mais encore
nécessaire, honorable, par douze raisons qu’il alléguait en l’honneur des
douze apôtres. Appelant à son aide toutes les autorités anciennes et
modernes, une foule d’inepties, d’impiétés et d’arguments scandaleux, dont
presque toutes les conséquences sont funestes à la morale publique, il soutint
que, dans certains cas, l’assassinat était méritoire. Il prétendait ainsi
justifier Jean Sans-Peur, qui, disait-il, avait tué un tyran odieux, qui
faisait de la magie sa principale étude, qui avait voulu empoisonner le roi
et qui lui avait donné cette cruelle maladie qui le privait souvent de la
raison, dans le dessein d’usurper la couronne. Il termina cette espèce de
réquisitoire contre le duc d’Orléans en offrant de fournir des preuves de
tous ses forfaits, et en répétant qu’en ordonnant la mort de ce criminel, le
duc de Bourgogne n’avait fait qu’une œuvre digne d’être louée et qu’il avait
bien mérité du roi et de l'Etat[5]. Un
morne silence accueillit cette apologie du duc de Bourgogne. Elle excita
l’étonnement et l’indignation dans tous les cœurs. Mais la terreur imposait
le silence, et personne ne se présenta pour défendre l’accusé qu’on
outrageait indignement après sa mort. L’assemblée se sépara, et le duc
retourna en son hôtel, enivré de son déplorable triomphe. Il ne prévoyait pas
que plus tard la doctrine du poignard pourrait être invoquée contre lui-même.
Le lendemain, Jean Petit convoqua le peuple dans le parvis de Notre-Dame. Il
y répéta sa harangue avec plus de feu ; car il se sentait plus à l’aise
devant cette nombreuse multitude que dans l’assemblée de l’hôtel Saint-Paul.
Il fut bruyamment applaudi par une populace ignorante et intéressée ; mais
tous ceux qui avaient de l’honneur et de la religion s’élevaient secrètement
contre le docteur qui approuvait un crime exécrable, et qui soutenait des
maximes si contraires à la saine doctrine de l’Eglise. Au reste, Jean Sans-Peur
n’avait pas besoin d’une si éclatante justification, car il avait déjà obtenu
du faible monarque des lettres de rémission. Tous
les seigneurs de la cour étaient épouvantés de l’audace du duc de Bourgogne.
La reine ne put dissimuler plus longtemps sa crainte, ni soutenir la présence
d’un prince qui lui était devenu odieux. Comme elle ne se croyait pas en
sûreté à Paris, elle s’enfuit secrètement avec ses enfants à Melun, ville de
son douaire, et s’empressa de la munir d'armes et de vivres. Le même jour,
elle y fut suivie par le roi de Sicile, par le duc de Berri, par le duc de
Bretagne, jusque alors si étroitement allié à la maison de Bourgogne, par le
connétable, par le grand maître de Montagu, et par une partie de la cour (9 avril 1408). Le roi, livré à sa cruelle
maladie et désormais victime de la passion de ses sujets, resta au pouvoir du
Bourguignon. Ce dernier, comptant sur le nombre et sur la fidélité de ses
vieilles troupes, méprisa les efforts impuissants de ses ennemis. Mais il sut
profiter du premier intervalle de raison du roi pour faire ordonner à la
reine et aux princes de revenir. Les princes obéirent, les armements
cessèrent ; la reine seul e ne voulut pas quitter Melun. Des lettres patentes
du roi sanctionnèrent ensuite tout ce qui s’était passé à l'hôtel Saint-Paul. Le duc
de Bourgogne régnait sans obstacle sous le nom du malheureux Charles VI. Il
fit destituer l’amiral Clignet de Brabant, favori du duc d’Orléans, et fit
donner cet office au sire de Dampierre, sa créature, qui n’était pas plus
expérimenté que le sire de Brabant. Maître des finances, il se faisait payer
la dot de madame Michelle de France, épouse de son fils, le comte de
Charolais, et abolissait le droit de prise, pour plaire aux Parisiens. Afin
de se rendre encore plus favorable l’Université, qui l’avait jusque-là assez
bien soutenu, il la servit avec le plus grand zèle dans une affaire où elle
était intéressée depuis six mois. Deux clercs étudiants, accusés de vol et
d’homicide, avaient été arrêtés par le sire de Tignonville, prévôt royal de
Paris. Au lieu de livrer les accusés à la justice de l’Université, il avait
instruit leur procès, assisté de quatre membres du Parlement. Sur l’aveu de
leurs crimes, les étudiants furent condamnés à la peine capitale et pendus à
Montfaucon. L’Université cria alors au scandale. Comme elle n’avait jamais
reçu un pareil affront, elle se proposa d’en tirer une vengeance éclatante.
Sur ses réclamations, l’évêque de Paris commença des poursuites, excommunia
le prévôt, et le recteur alla ensuite demander justice au roi. Mais de
puissants protecteurs soutinrent le sire de Tignonville auprès de Charles ;
aussi les poursuites furent-elles suspendues par des ordres supérieurs. Le
roi permit seulement à l’Université de faire détacher du gibet les corps des
suppliciés et de les faire inhumer où bon lui semblerait. Irritée de la
violation de ses privilèges, l’Université cessa ses leçons publiques, et
menaça de se transporter en masse dans un autre royaume. Le duc
de Bourgogne avait alors toute l’autorité entre les mains. Il n’avait pas
oublié que c’étaient les consciencieuses poursuites du prévôt qui l’avaient
forcé à l’aveu de son crime. Il saisit donc cette occasion de satisfaire sa
vengeance et de se concilier l’Université en paraissant lui rendre justice.
Un arrêt du conseil du roi (15 mai), déclara que le prévôt avait agi avec imprudence et
précipitation dans la condamnation des deux écoliers, et ordonna qu’il irait
en personne avec le bourreau dépendre les cadavres qui étaient encore exposés
aux fourches patibulaires, qu’il les baiserait à la bouche, qu’il les
accompagnerait jusqu’au parvis de Notre-Dame, où ils seraient rendus à
l’évêque de Paris et au recteur de l’Université. On condamna aux dépens le
prévôt destitué de son office que l’on donna à Pierre des Essarts. Tout fut
exécuté à la lettre. L’Université alla détacher solennellement les deux
écoliers voleurs ; leurs obsèques, auxquelles assistèrent les curés de Paris
et tous les ordres religieux, furent célébrées avec pompe dans Notre-Dame. Il
fallut encore que Tignonville accompagnât le cortège funèbre aux cloîtres des
Mathurins, où les corps reçurent la sépulture. Cependant le roi, qui estimait
Tignonville, lui envoya cent écus d’or pour payer les frais du convoi, et
quelque temps après il le fit président de la chambre des comptes. Mais il
dut, avant son installation, aller demander pardon aux recteur, docteurs et
régents de l’Université. Au
milieu de toutes ces querelles, la question religieuse occupait toujours les
esprits, et l’Université, trop ardente peut-être à défendre ses privilèges,
cherchait avec un zèle plus louable les moyens d’éteindre le schisme. Mais
les deux papes, l’un à Borne, l’autre dans Avignon, faisaient échouer par
leur obstination les efforts des princes, de l’Université et du Parlement.
Ils proposaient une entrevue, dans laquelle tous deux déposeraient en même
temps la tiare ; mais ils perdaient un temps précieux en négociations, en
promesses, et comme s’ils se fussent entendus pour maintenir le partage de la
chrétienté, ils n’arrivaient pas à se rencontrer. Persuadée qu’il fallait
agir avec énergie, l’Université pressa vivement le roi de rendre la paix à
l’Église, et sur sa proposition, la soustraction d’obédience fut de nouveau
résolue, et publiée dans le royaume, et les autres puissances furent invitées
à suivre l’exemple de la France. Benoît XIII répondit à cette déclaration par
une bulle d’excommunication. Cette bulle du pape fut publiquement lacérée par
ordre du conseil, dans une assemblée solennelle. On envoya ensuite à
Boucicaut, gouverneur de Gênes, l’ordre d’arrêter le pape ; mais le pontife
l’ayant appris, s’embarqua sur les galères qu’il tenait toujours armées,
passa en Aragon, et vint ensuite chercher un asile à Perpignan, pour y
attendre en sûreté la fin de l’orage. Pendant ce temps, les cardinaux qu’il
avait laissés dans Avignon allèrent se joindre à ceux de Grégoire XII. Ce
pontife, après avoir quitté Rome, s’était retiré à Sienne, puis à Lucques.
Les deux collèges réunis convoquèrent un concile général à Pise pour le mois
de mars 1409, et invitèrent toute la chrétienté et les deux papes à s’y
trouver. Le duc
de Bourgogne jugeait utile à ses intérêts de porter les esprits vers les
questions religieuses, afin qu’ils oubliassent les affaires politiques.
Lui-même n’était pas exempt d’inquiétudes ; car la reine, qui était restée à
Melun, continuait de se fortifier dans cette ville. D’ailleurs il était
appelé en Flandre par une affaire importante qu’il avait négligée pour venir
à Paris satisfaire sa vengeance. Les Liégeois s’étaient révoltés contre leur
évêque, Jean de Bavière, son beau-frère, et avaient nommé à sa place le fils
du sire de Perweiss, seigneur brabançon, homme de tête et de main. Jean de
Bavière, retiré à Maëstricht, y était assiégé par 40.000 Liégeois. Le sire de
Perweiss appelait des Allemands, rassemblait des troupes de tous côtés, et le
Brabant était en péril. Le duc de Bourgogne, craignant que la révolte ne se
propageât dans les communes de Flandre et n’engendrât de nouveaux Arteveldes,
résolut de voler au secours de son parent. Après avoir recommandé au prévôt
de Paris et aux autres magistrats de pourvoir durant son absence à la sûreté
et à la tranquillité de la ville, il alla prendre congé du roi, partit avec
toutes ses troupes et toute la noblesse qui était dévouée à sa cause, en
promettant aux Parisiens de revenir vainqueur. La
reine, ayant appris son éloignement, résolut d’en profiter et de revenir à
Paris ; mais elle ne voulut y entrer qu’avec des forces suffisantes pour y
faire la loi. La guerre où Jean Sans-Peur se trouvait engagé avait rendu à
cette princesse toute sa hardiesse, et ranimé dans son cœur le désir de la
vengeance. Elle pria les princes et les seigneurs de son parti de venir à son
secours. Le duc de Bourbon et le comte de Clermont, son fils, les ducs de
Berri et de Bretagne, le connétable, les comtes d’Alençon, de Mortain, de
Vendôme, s’empressèrent de se rendre à Melun. Lorsqu’elle eut rassemblé
toutes les troupes dont elle pouvait disposer, la reine fit son entrée à
Paris, deux mois après le départ du duc de Bourgogne. Elle était suivie de
ses enfants, des princes du sang et d’une foule incroyable de noblesse, et
escortée par 3.000 hommes d’armes que le duc de Bretagne lui avait amenés.
Cet imposant cortège marchait enseignes déployées. Les Parisiens reçurent
leur reine avec toutes les démonstrations d’une vive allégresse, et sur son
passage ils crièrent souvent : « Noël ! Noël ! » (26 août.) Les princes firent observer aux
soldats la discipline la plus sévère, et leur défendirent de se loger de
force chez les bourgeois. Dès le lendemain, Isabeau de Bavière se fit
remettre les clefs de la ville ; elle fit occuper militairement les portes,
les places publiques et les ponts des environs de la capitale. Tout cela se
fit au grand mécontentement des habitants, que son entrée dans leur ville en
ordre de bataille avait déjà fort étonnés[6]. Un complot se forma contre les
jours du duc de Bretagne, qui en fut instruit et qui prit des mesures pour sa
sûreté. La
reine put alors donner l’essor à la douleur qu’elle avait ressentie de la
mort du duc d’Orléans, et s’occupa uniquement d’en tirer vengeance. Sur son
invitation, la duchesse d’Orléans s’était mise en route pour Paris. Le 28,
les princes et une partie de l’escorte de la reine allèrent au-devant d’elle.
Valentine fit son entrée avec ce cortège ; elle était accompagnée de sa
belle-fille, la reine d’Angleterre. Une profonde douleur était empreinte sur
les traits des deux princesses, qui avaient déjà éprouvé les plus rudes
caprices du sort ; elles versaient d’abondantes larmes. Une foule de
seigneurs et de chevaliers suivaient leur litière de deuil traînée par quatre
chevaux drapés de noir, et ne montraient pas moins d’affliction que les
princesses. Ce spectacle parut faire une vive impression sur le peuple,
auquel il rappelait la mort sanglante du duc d’Orléans. Les princesses furent
conduites à l'hôtel de Bohème, où le lendemain descendit aussi le jeune duc
Charles d’Orléans, dont l’arrivée ne causa pas moins d’émotion aux Parisiens. Comme
le roi était plus malade que jamais, tout le pouvoir était entre les mains
d'Isabeau, qui prit soin de faire confirmer son autorité dans une séance
solennelle du conseil royal tenue le 5 septembre au Louvre, L’assemblée, à
laquelle assistaient les ducs de Berri, de Bourbon, de Bretagne, un grand
nombre de seigneurs, de prélats, de magistrats, le prévôt de Paris et cent
bourgeois environ, était présidée par la reine et par le dauphin. Le vertueux
Juvénal des Ursins, avocat du roi, déclara avec l’assentiment de l’assemblée
que la reine, au nom du roi malade, présiderait le conseil et aurait le
gouvernement du royaume conjointement avec le dauphin. Aussitôt l’ordonnance
rendue, Valentine de Milan, sa belle-fille Isabelle de France et le jeune duc
d’Orléans se présentèrent devant le conseil en habits de deuil, se jetèrent à
genoux devant le dauphin, demandèrent justice de la mort du duc Louis et
supplièrent qu’un jour leur fût assigné pour justifier sa mémoire. Le dauphin
leur dit que réponse leur serait donnée. Six jours après, une assemblée
solennelle eut encore lieu dans la grande salle du Louvre. Ce fut le dauphin
qui la présida en habit royal, assisté du duc de Berri, de tous les princes
du sang et de tout le conseil. Elle était aussi composée de seigneurs, de
prélats, du Parlement, de l’Université et des principaux bourgeois. La
duchesse d’Orléans et le duc son fils y furent introduits avec Pierre
l’Orfèvre, leur chancelier, Guillaume Cousinot, célèbre avocat au Parlement,
et une suite nombreuse. Maître Serisy, bénédictin, abbé de Saint-Fiacre,
prédicateur éloquent, peignit avec force la trahison du duc de Bourgogne,
réfuta les imputations de Jean Petit, et fit une touchante apologie du duc
d’Orléans. Guillaume Cousinot, conseiller de la veuve et des héritiers, après
un long plaidoyer, conclut à ce que le duc de Bourgogne, conduit au château
du Louvre, demandât publiquement pardon, à genoux et la tète découverte, à la
veuve et aux enfants de sa victime ; qu’on rasât toutes ses maisons ; qu’on
élevât de hautes croix de pierre sur leurs ruines et dans la rue Barbette,
avec une inscription du meurtre et de la réparation ; qu’après avoir fait
diverses fondations en expiation de son crime, il restât banni outre-mer
l’espace de vingt années. Après
ces conclusions, le dauphin prononça qu’il tenait le feu duc d’Orléans, son
oncle, pour innocent de tout ce qui avait été annoncé de contraire à sa
réputation, et sa mémoire pleinement justifiée. Sur les demandes civiles de
la duchesse, il se contenta d’ajouter qu’il y serait suffisamment pourvu en
justice. Tous les princes des fleurs de lis qui étaient présents se
déclarèrent contre le duc de Bourgogne, après avoir assuré à Valentine
qu’elle obtiendrait justice comme elle lui était due. Toute la cour
paraissait décidée à poursuivre ; mais on balançait à prononcer une
condamnation contre un prince, que rendaient si puissant ses immenses
domaines et ses nombreuses alliances. La reine et le conseil, qui espéraient
cependant qu’il serait vaincu par les Liégeois, résolurent d’agir contre le
coupable avec la plus grande énergie. Après plusieurs assemblées des princes,
le duc, convaincu de l’assassinat de Louis d’Orléans, fut déclaré ennemi
public. La reine et les princes rassemblèrent de nouvelles troupes et se
préparèrent à des mesures vigoureuses. Mais on apprit bientôt que le duc
avait triomphé des Liégeois rebelles dans les plaines de Hasbain (23 septembre), et qu’il ne tarderait pas à
revenir avec plus de puissance que jamais, et le terrible surnom de Jean
Sans-Peur, que lui avaient valu sa bravoure et ses exploits. La cour
et les principaux bourgeois furent consternés du triomphe du duc de Bourgogne
; mais le peuple de Paris ne dissimula point sa joie. Les rois de Sicile et
de Navarre, les ducs de Berri, de Bourbon et de Bretagne tinrent de grands
conseils avec la reine, pour savoir quel parti prendre dans la situation
difficile où ils se trouvaient : ils ne savaient que résoudre. Au milieu de
ces irrésolutions, le peuple devenait chaque jour plus menaçant, et
d’insolents libelles étaient placardés contre Pierre Gentian, prévôt de
Paris, qu’on accusait de soutenir le parti d’Orléans. Mais le duc de Bretagne
sut contenir les Parisiens. Malheureusement tout le monde n’imita point sa
fermeté ; quelques-uns des princes et des seigneurs qui s’apprêtaient à faire
la guerre au duc de Bourgogne, renoncèrent à leur projet et congédièrent
leurs hommes d’armes. Valentine de Milan et ses enfants, voyant qu’il fallait
encore une fois renoncer à l’espoir de la vengeance qu’ils réclamaient, se
retirèrent à Blois. La reine ne se crut pas en sûreté à Paris, et résolut
d’emmener hors de cette ville séditieuse le roi, tout malade qu’il était,
avec ses enfants. Le 3 novembre, elle le lit partir secrètement pour Tours,
sous la garde de Montagu et du duc de Bourbon qui marchait à la tête de 1,500
hommes d’armes. Deux jours après, la reine le suivit avec toute la famille
royale, les princes et la cour. Leur fuite était protégée par les troupes du
duc de Bretagne. Ils arrivèrent heureusement à Gien, d’où la reine recommanda
au Parlement de pourvoir au bien de l’État, et s’embarquèrent sur la Loire
pour se rendre aussi à Tours[7]. Pendant
ce temps-là, le Bourguignon, qui était à Lille, se disposait à marcher sur
Paris. La nouvelle du départ de la cour, de l’enlèvement du roi, déconcerta
toutes ses mesures, il rappela ses hommes d’armes bourguignons qu’il avait
déjà congédiés, et se mit en route. Le 24 novembre, il fit son entrée dans la
capitale, où les dernières classes du peuple le reçurent avec des honneurs
qui n’étaient dus qu’au roi. Comme la retraite du monarque lui donnait
l’attitude d’un rebelle, il jugea prudent de recourir aux négociations. Il
envoya donc le vieux comte de Hainaut, son beau-frère, à Tours, avec une
suite nombreuse de gens non armés, pour sonder les intentions de la cour à
son égard, et pour lui faire quelques propositions sur sa réconciliation avec
la maison d’Orléans. Le roi, qui avait recouvré quelques lueurs de raison,
accueillit avec bonté le comte de Hainaut, dont la fille était fiancée à son
fils Jean, duc de Touraine. Alors commencèrent des conférences pour régler
les conventions d’un traité de paix. Les
difficultés que présentaient les négociations disparurent en grande partie
par la mort de la duchesse douairière d’Orléans, qui succomba à sa douleur, à
Blois, le 4 décembre. Depuis la perte de l’époux qu’elle aimait si
tendrement, elle n’avait pu se reprendre à la vie. Rien ne m’est plus, plus
ne m’est rien, telle était la mélancolique devise qu’avait adoptée cette
princesse, si constante et si malheureuse dans ses affections. Sa beauté, sa
grâce, les charmes de son esprit et les heureuses qualités dont elle était
douée, n’avaient été pour elle qu’une source d’amers chagrins. La jalousie de
la reine et de la duchesse de Bourgogne l’avait longtemps poursuivie. Les
soins qu’elle avait prodigués au pauvre Charles dans les cruels accès de sa
démence, avaient accrédité la réputation de magie et de sortilège que lui
avait faite le peuple ignorant et grossier de cette époque. Mais cela ne doit
pas nous étonner ; car « cette Italienne, apportant dans notre rude climat,
dans la France barbare, des mœurs polies et le goût des arts, dut paraître
une magicienne[8]. » Quelques instants avant
d’expirer, Valentine fit approcher de son lit de mort ses enfants désolés, et
versa des larmes sur eux. Elle n’oublia pas Jean, fils de son époux et de la
dame de Canny, qu’elle aimait à l’égal des siens, et qu’elle élevait parmi
eux. Elle voyait avec plaisir l’esprit et l’ardeur de cet enfant, et souvent,
en le pressant sur son cœur, elle disait qu’il lui avait été dérobé, et
qu’aucun de ses fils à elle n’était si bien taillé que lui pour venger son
père. Cet enfant fut le fameux Dunois, qui devait se distinguer de bonne
heure par sa brillante valeur dans les combats, et qui devait être la terreur
des Anglais. Après
de nombreuses conférences tenues à Tours, les conditions de la paix négociée
par le comte de Hainaut et par Montagu, furent enfin réglées dans le courant
de février (1409).
On convint que les gens de guerre seraient éloignés ; que le duc de Bourgogne
demanderait excuse, à Chartres, aux enfants de la maison d’Orléans, en
présence du roi et des princes du sang ; que le second fils du feu duc Louis,
le comte de Vertus, épouserait une fille du duc de Bourgogne avec une dot de
150.000 francs d’or une fois payés. Le 9
mars, Jean Sans-Peur entra dans Chartres, accompagné du comte de Penthièvre,
son gendre, du comte de Saint-Pol, du comte de Vaudemont, et de plusieurs
autres grands seigneurs, et escorté de cent hommes d’armes seulement. Il se
rendit ensuite à l’église Notre-Dame. Le roi l'y attendait, assis sur son
trône ; près de lui siégeaient la reine et le dauphin, les rois de Sicile et
de Navarre, les ducs de Berri et de Bourbon. Le reste de l’assemblée se
composait du cardinal de Bar, des autres grands seigneurs, des membres du
conseil et du Parlement, et de plusieurs bourgeois considérables de Paris[9]. Lorsque
le duc parut dans l’église, tout le monde se leva, à l’exception du roi, de
la reine et du dauphin. Il s’approcha du trône, et mit un genou enterre.
Alors le sire d’Ollehaing, officier de sa maison, remplissant pour lui les
fonctions d’avocat, porta la parole en ces termes : « Sire, voici monseigneur
le duc de Bourgogne, votre serviteur et cousin, qui est venu par devers vous,
parce qu’on lui a dit que vous étiez indigné contre lui, pour le fait qu’il a
commis et fait faire sur la personne de monseigneur d’Orléans, votre frère,
pour le bien de votre royaume et de votre personne, comme il est prêt à vous
le prouver et faire véritablement savoir quand il vous plaira ; pourtant
mondit seigneur vous prie, tant et aussi humblement que possible, qu’il vous
plaise ne conserver dans le cœur ni colère, ni indignation, et le tenir en
votre bonne grâce. — Sire, de ce je vous prie, » ajouta le duc de
Bourgogne. Le roi lui accorda sa demande et lui pardonna tout. Le duc
Jean et son avocat s’approchèrent ensuite du jeune duc d’Orléans et de son
frère le comte de Vertus, qui se tenaient derrière le roi et versaient des
larmes. Le sire d’Ollehaing leur parla en ces termes : « Monseigneur
d’Orléans et messeigneurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne, qui
vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d’être
bons amis avec lui. » Le duc ajouta de sa propre bouche : « Je vous en prie.
» A ces paroles qui leur rappelaient de si cruels malheurs, les jeunes
princes ne répondirent que par des larmes ; enfin, sur l’invitation du roi,
ils répétèrent l’un après l’autre, avec une visible répugnance, les paroles
prescrites[10]. D’après
l’ordre du roi, le cardinal de Bar apporta une croix et les saints Évangiles,
sur lesquels les enfants d’Orléans et le duc de Bourgogne jurèrent paix ferme
et entière. La
cérémonie terminée, le duc de Bourgogne embrassa sa fille, madame Marguerite,
femme du dauphin, duc de Guyenne, prit congé du roi, de la reine et des
princes, quitta Chartres immédiatement, et alla rejoindre tout son monde à
Gaillardon, où il dîna. Les enfants d’Orléans reprirent tristement la route
de Blois avec leurs conseillers. Plusieurs seigneurs étaient joyeux de ce qui
venait de se passer à Chartres ; mais beaucoup d’autres murmuraient hautement
de ce qu’on n’avait obtenu qu’une insolente apologie en réparation du meurtre
d’un premier prince du sang. Cette paix inspira toutefois au duc Jean une
nouvelle confiance dans son pouvoir, et lui donna quelques nouveaux
partisans. Elle répandit beaucoup de joie à Paris, où le peuple crut qu’elle
apporterait quelque soulagement à sa misère. Les hommes éclairés, au
contraire, ne purent croire cette paix sincère et durable ; c’était l’avis du
fou du duc de Bourgogne, qui la qualifia de paix fourrée ; c’était encore
celui du greffier du Parlement, qui, en inscrivant sur son registre les
circonstances de l’entrevue de Chartres, ajouta ces mots à la marge : Pax,
pax, inquit propheta, et non est pax[11]. Jean
Sans-Peur rentra à Paris deux jours après, et avant la fin du mois, la reine
et les autres princes y ramenèrent le roi et ses enfants. Une foule immense
vint à la rencontre du monarque ; des réjouissances publiques célébrèrent son
heureux retour. Pendant
son séjour à Paris, où la tranquillité dura quelques mois, le duc de
Bourgogne, qui ne voyait pas sans inquiétude les princes d’Orléans se tenir
loin de la cour, employait des moyens habiles pour reconquérir la
prépondérance et consolider sa popularité parmi les Parisiens. Ainsi il leur
faisait restituer la libre élection du prévôt des marchands, et le droit
qu’ils avaient perdu depuis longtemps de s’organiser en milice bourgeoise. En
même temps, il s’emparait de l’esprit du jeune dauphin ; il regagnait la
confiance du duc de Berri, que son indolence et sa faible capacité
réduisaient toujours à des rôles secondaires. Par son zèle apparent pour le
bien public et pour la réforme des abus, par l’espoir de leur faire partager
avec lui l’administration du royaume, il se conciliait les rois de Sicile et
de Navarre. Le comte de Clermont lui-même s’attachait aux intérêts du duc de
Bourgogne. Cependant le vertueux duc de Bourbon résista à toutes les
séductions, et ne cessa point de voir en lui un ennemi de la France. Mais le
mariage de son frère, le comte de Nevers, avec la demoiselle de Couci, fille
du sire Enguerrand, qui avait péri à la croisade, et nièce du duc de Lorraine
et du comte de Vaudemont ; celui d’Antoine, duc de Brabant et de Limbourg,
son autre frère, avec l’héritière de la maison de Luxembourg, nièce du roi
des Romains et du roi Sigismond de Hongrie, étaient pour lui des alliances
honorables, et rendaient encore plus puissante la maison de Bourgogne. Dans
les réjouissances qui eurent lieu à l’occasion de ces mariages, Jean
Sans-Peur déploya sa magnificence accoutumée, et depuis ce moment les joutes,
les festins et les bals reprirent leur cours, « comme s’il ne fût rien arrivé
de terrible depuis deux ans, et comme si le brillant et voluptueux personnage
qui présidait naguère à ces fêtes n’eût disparu que par quelqu’un des
accidents ordinaires de la vie[12]. » Le
calme apparent dont alors jouissait la France, permit aux esprits de
s’occuper du schisme, qui semblait toucher à sa solution. Malgré les efforts
des deux papes, qui avaient convoqué, chacun de son côté, un concile
œcuménique, l’un dans la ville d'Aquilée, l’autre dans celle de Perpignan,
l’ouverture du concile général de Pise se fit au jour indiqué. Il fut
très-nombreux ; on y comptait vingt-deux cardinaux, dix archevêques, soixante
à quatre-vingts évêques, cent députés d’évêques absents, une foule d’abbés,
de délégués des chapitres, des députés de l’Université de Paris et de
plusieurs autres, et des ambassadeurs de tous les États. La réunion des deux
collèges de cardinaux, ainsi que la soustraction d’obédience, y fut déclarée
légitime. Sur leur refus de comparaître devant le concile, Benoît et Grégoire
furent déposés ; Pierre de Candie, ancien docteur de l’Université de Paris,
puis cardinal-archevêque de Milan, fut décoré de la tiare sous le nom
d'Alexandre V (15 juin 1409).
Le nouveau pape, que beaucoup d’Etats de l’Europe reconnurent comme le seul
légitime, jura de rassembler un autre concile dans trois ans, pour s’occuper
de la réforme de l’Église. La France applaudit au choix des cardinaux ; elle
crut que tous les maux de l’Église étaient finis, « parce qu’il n’y avait
plus qu’un troupeau et qu’un pasteur. » Mais les deux pontifes de Rome
et d’Avignon s’opiniâtrèrent à conserver leur titre, et continuèrent d’être
soutenus, le premier par le roi Ladislas de Naples, et par quelques autres
princes d’Italie et d’Allemagne, et le second par les rois espagnols.
Quelques mois après son élection, le pape Alexandre V tomba malade à Bologne,
et mourut dans cette ville le 3 mai 1410, en exhortant ses cardinaux à
l’union, à la paix et au maintien de la dignité de l’Église. Il fut remplacé
sur le trône pontifical par le Napolitain Balthasar Cossa, cardinal-diacre,
du titre de Saint-Eustache, qui prit le nom de Jean XXIII. Le concile de Pise
avait à peine terminé ses opérations, que la France perdit la salutaire influence
qu’elle exerçait en Italie. Le maréchal de Boucicaut, gouverneur de Gênes
depuis huit ans, avait rétabli l’ordre et pourvu à la sûreté de cette ville ;
mais la sévérité de son gouvernement finit par le rendre impopulaire, et les
Génois se révoltèrent pendant que le maréchal était en Lombardie avec tous
ses hommes d’armes pour s’assurer le protectorat de cette contrée. Les
révoltés massacrèrent les Français répandus par toute la ville, où ils
étaient dans la sécurité, et mirent à leur tête le marquis de Montferrat.
Boucicaut fut alors obligé de repasser en France, et la guerre, qui ne tarda
pas à désoler le royaume, empêcha le conseil de faire des tentatives pour
recouvrer Gênes. La
feinte réconciliation du duc de Bourgogne et de Jean de Montagu, grand maître
de l’hôtel du roi et surintendant des finances, avait suivi le traité de
Tours. Depuis ce temps, le duc avait bien témoigné de la bienveillance au
ministre ; mais il se rappelait ses anciens sujets de haine, et s’occupait
toujours de ses projets de vengeance contre lui. Tout en paraissant agir pour
le bien de l’État et pour l’amour de la justice, il satisfit son ressentiment
en le faisant attaquer comme coupable de péculat ; l'immense fortune de
Montagu paraissait être une preuve évidente de ce crime. Fils d’un secrétaire
du roi, anobli en 1363 par le roi Jean, il avait d’abord obtenu la confiance
de Charles V, et fini par s’élever aux emplois les plus éminents. Depuis
quinze ans il administrait les finances, et dans cette charge il avait amassé
une fortune colossale. Son délicieux château de Marcoussis surpassait les
palais du roi ; son hôtel de Paris était d’une magnificence sans égale. Les
seigneurs les plus distingués de la cour avaient recherché ses filles ;
récemment encore le mariage de son fils avec la princesse Catherine, fille du
seigneur d’Albret, connétable de France, cousin du roi, venait d’exciter
contre lui l’envie d’un grand nombre de seigneurs. L’un de ses frères était
archevêque de Sens, et l’autre évêque de Poitiers et chancelier du duc de
Berri. Il eut assez de crédit pour faire pourvoir ce dernier de l’évêché de
Paris, et dans la fête qu’il donna pour sa réception, Montagu étala un luxe
insultant aux yeux des princes et des seigneurs. Alors plus que jamais sa
prodigieuse fortune excita des murmures. Ce fut le moment que choisit le duc
Jean pour perdre ce ministre, dont le plus grand crime, du moins à ses yeux,
était son fidèle attachement au roi et à l’infortuné duc d’Orléans. Assuré
du conseil, dont la terreur lui avait asservi les principaux membres, il
appela encore à la cour le comte de Hainaut, son beau-frère, pour appuyer son
autorité. Il gagna le roi de Navarre, mécontent de Montagu depuis le traité
de Cherbourg. Enfin il éloigna habilement de Paris l’archevêque de Sens,
prélat d’une grande énergie, qui pouvait aider son frère de ses conseils et
de son crédit. Il prit ensuite des mesures avec messire Pierre des Essarts,
qu’il avait fait prévôt de Paris, pour les preuves à produire contre leur
ennemi commun. Dans la haute position sociale qu’il occupait, Montagu était
loin de pressentir l’orage qui le menaçait ; le trop confiant ministre se croyait
inébranlable. Cependant, après quelques conférences secrètes à l’abbaye de
Saint-Victor, le comte de Hainaut, les comtes de la Marche, de Vendôme, de
Saint-Pol et d’Harcourt, et tous leurs partisans, le duc de Bourgogne et le
roi de Navarre, firent résoudre qu’on travaillerait à une réforme générale
des finances. Averti de ce qui se tramait contre lui par quelques-uns de ses
amis, qui lui conseillaient de s’éloigner de la cour, Montagu s’obstina à ne
rien craindre. N’avait-il pas traversé habilement toutes les révolutions du
palais ? Ne trouvait-il pas un solide appui dans les alliances honorables
contractées par sa famille ? Ne devait-il pas compter sur l’amitié des ducs
de Berri et de Bourbon, et surtout de la reine ? Comme Isabeau était à Melun avec
le dauphin, les princes allèrent les trouver pour les prier de revenir à
Paris, afin qu’on travaillât de concert avec eux à la réforme projetée. Ils
donnèrent leur consentement pour préparer et disposer toutes les matières,
sans vouloir quitter Melun pour le moment. Jamais réponse ne reçut une
interprétation plus large. Les princes s’emparèrent de toutes les affaires ;
bientôt le duc de Bourgogne leur représenta qu’on ne pourrait parvenir à
faire rendre compte à Montagu de son administration qu’en le destituant ;
qu’il avait volé et dissipé le trésor royal ; qu’il était d’une insolence qui
exigeait un châtiment exemplaire. Sa ruine fut aussitôt résolue. La reine et
le duc de Berri essayèrent vainement de le défendre ; le duc de Bourgogne,
appuyé par le conseil, dévoué à ses volontés, l’emporta sur eux. Comme
le sire de Montagu sortait de son hôtel de Saint-Victor, le 7 octobre, au
matin, le prévôt de Paris, Pierre des Essarts, avec une escorte nombreuse, se
jeta sur lui au milieu de la rue, l’arrêta, et le conduisit dans les prisons
du Châtelet. L’évêque de Chartres, Pierre de l’Esclat, conseiller du duc de
Berri, et la plupart des généraux des finances et des membres de la chambre
des comptes, furent également arrêtés. A la première nouvelle de tant de
personnes considérables jetées en prison, le peuple se souleva et prit les
armes. Mais le prévôt des Essarts et les soldats flamands que le duc avait eu
la précaution de faire venir à Paris, dispersèrent facilement le peuple, et
bientôt l’émeute fut calmée. Au moyen d’une rançon exorbitante, l’évêque de Chartres
et maître Pierre de l'Esclat virent s’ouvrir pour eux les portes du Châtelet.
Quant à Montagu, il fut livré à une commission choisie parmi les membres du
Parlement, et présidée par des Essarts. Les supplications de sa famille et de
ses nombreux amis, l’intercession de ses protecteurs, les menaces du peuple,
rien ne put l’arracher à ses impitoyables ennemis. L’instruction de son
procès fut conduite avec une précipitation inouïe ; il fut accusé d’avoir
participé aux enchantements employés par le duc d’Orléans contre le roi, et
d’avoir ainsi causé sa démence ; d’avoir entretenu le schisme ; d’avoir semé
la discorde entre les princes du sang ; d’avoir trahi la France dans les
différentes négociations qui lui avaient été confiées ; enfin d’avoir
détourné et dilapidé les finances. On appliqua cet infortuné à la torture, et
ce ne fut qu’au milieu des plus affreux tourments qu’il avoua tous les crimes
que voulurent lui imputer ses accusateurs. Condamné à mort par un tribunal où
toutes les règles de la justice étaient scandaleusement violées, Montagu
réclama le privilège de cléricature, comme étant tonsuré, celui du clergé et
de l’Université ; enfin il en appela au Parlement pour être jugé par cette
cour souveraine, en qualité de grand maître de la maison du roi. Rien ne lui
servit. Le 17 octobre 1409, moins d’un mois après sa belle fête, Montagu fut
conduit aux Halles pour y être décapité. La
nouvelle de son supplice, répandue dans Paris en peu d'instants, attira une
foule immense ; le duc de Bourgogne, par précaution, avait envoyé des hommes
d’armes aux Halles pour assurer l’exécution. Dans l’intention de couvrir de
honte la famille et les alliés de Montagu, on joignit le ridicule à
l’infamie. Au temps de sa prospérité, ses livrées étaient mêlées de blanc et
de rouge ; on le revêtit d’une robe mi-partie de ces deux couleurs ; son
chaperon était de même. On lui attacha aux talons deux éperons dorés, et deux
hommes, sonnant de la trompe, marchaient devant la fatale charrette. Il y
était assis sur un escabeau de bois très-élevé, les mains attachées, et
tenant un crucifix qu’il baisait avec dévotion. Arrivé aux Halles, il
descendit de la charrette, et monta sur l’échafaud, où le bourreau le
dépouilla. Ce fut en ce triste état que parut aux yeux avides d’une multitude
innombrable Jean de Montagu, vicomte de Laonnais, grand maître de l’hôtel du
roi, ministre et intendant des finances, qui dix jours auparavant voyait
toute la France plier devant lui, et dont la fortune égalait celle des
princes les plus riches. Montagu prit en chrétien ce revers affreux. Sur l’échafaud,
au moment où il allait paraître devant Dieu, il se confessa coupable de
dissipation dans les finances ; mais il désavoua tout ce que la rigueur des
tourments avait arraché à sa faiblesse. Il enleva ainsi au duc de Bourgogne
les avantages que celui-ci croyait tirer de sa mort, et vengea le duc
d’Orléans, son maître et son bienfaiteur, des crimes qui lui étaient imputés.
A l’aspect du ministre humilié et repentant, montrant ses membres disloqués
par la torture, le peuple fut touché d’une grande compassion, et des murmures
éclatèrent de toutes parts ; mais les hommes d’armes du duc de Bourgogne
surent contenir les mécontents. Ceux que les princes avaient envoyés pour
être les témoins de son supplice, ne purent s’empêcher de verser des larmes.
On ne daigna pas lire publiquement au vieillard, selon l’usage, les motifs de
sa condamnation. Le bourreau lui trancha la tête du premier coup ; elle fut
mise au bout d’une lance, et donnée en spectacle à tout le peuple. Son corps
resta exposé pendant deux ans au gibet de Montfaucon, où il fut attaché avec
une chaîne. La famille de Montagu fit auprès du duc de Bourgogne d’inutiles
efforts pour obtenir la permission de l’enterrer ; ce prince fut inexorable.
L’évêque de Paris, ne voulant pas rester dans une ville qui lui rappelait
sans cesse le supplice déshonorant de son frère, s’enfuit, et alla se cacher dans
les Alpes. Menacé d’être arrêté, l’archevêque de Sens fut assez heureux pour
se réfugier à Blois, auprès du duc d’Orléans[13]. Tous
les biens de Montagu furent confisqués. Des seigneurs du parti bourguignon
profitèrent de ces riches dépouilles ; le dauphin en eut une bonne part ; et
l’hôtel de Saint-Victor fut donné au comte de Hainaut. Jaligny, qui, depuis
la bataille de Hasbain, était devenu un des favoris du duc Jean, hérita de
l’office de grand maître. Le prévôt des Essarts devint intendant des
finances, à la place de sa victime. Immédiatement
après la mort de Montagu, le conseil travailla à la réforme des finances. Une
commission présidée par les comtes de Saint-Pol, delà Marche et de Vendôme,
destitua une foule de trésoriers, qu’elle remplaça par des bourgeois de
Paris, favorables au parti de Bourgogne, et exigea de nombreuses restitutions
des personnes qui dans les derniers temps avaient reçu des pensions ou des
dons aux dépens du trésor. Au demeurant, les sommes que produisit la réforme
des finances passèrent toutes entre les mains des favoris du duc de
Bourgogne. Ainsi les réformes si rigoureusement exécutées ne tendaient
nullement au bien public ; et le duc avait si bien fait, qu’il allait rester
seul maître du pouvoir. Sentant la nécessité de rattacher Isabeau à ses
intérêts, dans les premiers jours de novembre il se rendit avec les autres
princes à Melun, où elle était restée avec le duc de Guyenne. Ils en
obtinrent l’approbation de toutes les réformes qu’ils avaient opérées. Le duc
parvint alors à se concilier la reine par le mariage de Louis de Bavière, son
frère, avec la troisième fille du roi de Navarre, et en faisant donner au
futur la belle seigneurie de Marcoussis, confisquée sur Montagu. Isabeau, qui
ne demandait qu’à satisfaire ses passions dominantes, l’oisiveté, la cupidité
et le faste, osa même associer ses intérêts à ceux du duc par un traité
d’alliance qui fut tenu secret (11 novembre 1409). Quelques jours après, elle
revint à Paris avec le dauphin. Au
commencement de décembre, le roi recouvra assez de raison pour s’occuper un
peu des affaires du gouvernement. On lui rendit compte de tout ce qui avait
été fait pour la réforme du royaume. Il fut surpris et affligé de la mort de
Montagu ; il le regardait comme le plus fidèle de ses ministres, et depuis
longtemps il s’était attaché à lui. Le duc de Bourgogne et les princes
s’efforcèrent de le consoler en exagérant ses concussions et ses perfidies,
et finirent par lui persuader qu’il avait été justement condamné ; bientôt le
roi l’oublia. Le duc Jean, voulant faire approuver solennellement tout ce
qu’il avait fait pendant la maladie de Charles, l’engagea à convoquer une
grande assemblée des princes, barons et prélats de France. Le roi y
consentit, et la veille de Noël il tint un lit de justice dans la salle du
Parlement, au milieu du plus brillant cortège ; la reine, le dauphin et les
princes y assistèrent, à l’exception des enfants d’Orléans, du duc de
Bretagne, du connétable d’Albret, des comtes de Foix et d’Armagnac, et de
quelques autres seigneurs[14]. Le
comte de Tancarville, homme éloquent et habile, prit la parole comme doyen du
conseil, et exposa les volontés et les intentions du roi. Il dit qu’il
fallait pourvoir à la défense de l’Etat, menacé d’une invasion par les Anglais,
qui, cette année, n’avaient point envoyé d’ambassadeurs pour renouveler la
trêve. Il ajouta que le roi approuvait ce qui avait été fait, pendant sa
maladie, pour la réforme des finances. On prit ensuite de nouvelles mesures
pour le gouvernement : il fut décidé que la reine, et à son défaut le
dauphin, exercerait l’autorité pendant la maladie du roi. Comme le jeune
prince était entré dans sa quatorzième année et qu’il était majeur, la reine
le remit à la disposition de son époux. Il parut nécessaire de placer auprès
de lui un prince du sang pour guider son extrême jeunesse et suppléer à son
inexpérience. Sur le refus du duc de Berri, qui ne tarda pas à s’en repentir,
le roi confia au duc de Bourgogne la garde, le conseil et le gouvernement du
dauphin. Trois jours auparavant, le duc de Berri avait reçu la lieutenance et
les revenus d’une partie de la Guyenne. Le duc
de Bourgogne, investi de toute l’autorité sous le nom du dauphin, l’entoura
de ses propres serviteurs ; il lui importait de confier à des officiers
dévoués à ses propres intérêts la tâche d’éloigner le jeune prince des
affaires et de lui offrir sans cesse des occasions d’amusement et de
dissipation. Jouissant lui-même de la plus grande faveur auprès de son
gendre, il présidait souvent le conseil en son nom, sans s’astreindre à y
appeler les ducs de Berri et de Bourbon. Ces deux princes étaient mécontents
du peu d’égards qu’on leur témoignait, et le duc Jean se faisait en même
temps d’autres ennemis par la confiance qu’il accordait au prévôt de Paris.
Cet homme emporté, passionné et brouillon, qui ne trouvait rien d’injuste,
rien de difficile, lui convenait parfaitement. Il marchait à grands pas sur
les traces de Montagu, dont la terrible catastrophe ne lui servait pas de
leçon ; comme lui, il se hâtait de s’enrichir, d’élever ses parents et ses
amis, et profitait de toutes les occasions de grossir le trésor du duc,
auquel il devait son élévation (1410). Jean Sans-Peur, placé au-dessus de tous ses ennemis, maître de la cour, des ministres, en un mot de tout le royaume, résolut de donner quelque éclat à son administration. Dans ce but, il entreprit de nouveau d’assiéger Calais, et fit de grands préparatifs. Puis, comme il avait besoin d’argent, il convoqua à Paris les députés des bonnes villes pour leur demander un subside extraordinaire. Mais ces députés et la ville de Paris elle-même refusèrent de l’accorder. Cet échec fut suivi d’un autre. Il faisait construire à grands frais à Saint-Omer une espèce de ville de bois, régulièrement fortifiée, pour loger une partie de l’armée du siège, dont son fils, le comte de Charolais, devait conduire les opérations. Un bourgeois de cette ville, gagné par les Anglais dont il était prisonnier, pour la somme de dix mille nobles à la rose couronnée, incendia furtivement cette machine immense avec le feu grégeois. En peu d’instants, le fruit de tant de dépenses et de travaux fut perdu, et les troupes rentrèrent à Paris après avoir exercé d’odieux ravages. Au déplaisir que le duc en éprouva vint bientôt s’en joindre un autre. Comme il cessait de se contraindre dans l’exercice de son autorité, et qu’il réduisait les ducs de Berri et de Bourbon à un état de nullité complète, ces deux princes s’en plaignirent amèrement. Le premier, malgré l'insouciance de son caractère, ne pouvait pardonner au Bourguignon de lui avoir enlevé la garde du dauphin, et voulait encore jouer un rôle sur le théâtre de la politique. Il résolut alors avec le duc de Bourbon de s’opposer à cet excès de puissance sous lequel son neveu de Bourgogne faisait plier la France, et tous les deux abandonnèrent Paris sans prendre congé du roi. |
[1]
Monstrelet.
[2]
Henri Martin.
[3]
Le Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[4]
Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[5]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[6]
Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.
[7]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[8]
Chateaubriand, Études historiques.
[9]
Monstrelet. — Religieux de Saint-Denis.
[10]
Monstrelet.
[11]
Monstrelet. — Juvénal des Ursins.
[12]
Henri Martin, Histoire de France,
[13]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins. — Monstrelet.
[14]
Monstrelet.