CHARLES VI, LES ARMAGNACS ET LES BOURGUIGNONS

 

CHAPITRE VI. — JEAN SANS-PEUR ET LOUIS D’ORLÉANS. - MEURTRE DU DUC D’ORLÉANS. 1404-1407.

 

 

Jean Sans-Peur duc de Bourgogne. — Guerre contre les Anglais, sans résultat. — Jean Sans-Peur encourage le peuple à refuser l’impôt. — Dilapidations du duc d’Orléans. — Le moine augustin Jacques Legrand. — Le duc de Bourgogne marche sur Paris à la tête d’une armée — Fuite du duc d’Orléans et de la reine à Melun. — Jean Sans-Peur ramène le dauphin à Paris. — Sa popularité. — Préparatifs du duc d’Orléans. — Paix de Vincennes. — Remontrances de l’Université. — Jean Gerson. — Efforts de l’Université pour l’extinction du schisme. — Fêtes de Compiègne et de Paris. — Siège de Calais par Jean Sans-Peur. — Expédition du duc d’Orléans en Guyenne. — Les deux princes échouent et rentrent à Paris. — Irritation de Paris et de l’Université contre le duc d’Orléans. — Exactions des princes et des seigneurs. — Assassinat du duc d’Orléans. — Fuite de Jean Sans-Peur.

 

Le duc de Berri, qui avait été atteint de la même maladie que Philippe-le-Hardi, et qui venait d’échapper à la mort, pleura le frère qu’il avait toujours aimé. Le roi, qui recouvra une lueur de raison vers la Pentecôte, donna aussi à ce prince des larmes sincères, et lui fit célébrer de magnifiques obsèques auxquelles il assista avec toute la cour. Louis d’Orléans seul ne fut point affligé de cette mort, qui le laissait sans concurrent au pouvoir. Le duc de Bourbon n’avait pas assez d’influence pour prétendre à la domination du conseil royal. Jean de Berri n’avait jamais obtenu l’affection et l’estime du peuple, et ne paraissait nullement disposé à sortir de son indolence pour disputer l’autorité à son neveu, qui était maître de son cœur et de son esprit. Ainsi la reine et lui se regardaient comme les maîtres du royaume. Le prince croyait n’avoir rien à craindre du nouveau duc de Bourgogne, plus jeune que lui de quelques années, sans expérience, et sans aucun titre pour entrer en concurrence avec lui. Mais il se trompait, et le caractère du fils ainé de Philippe-le-Hardi, qu’il n’avait pas assez pénétré, devait faire disparaître cette présomptueuse confiance.

Jean, duc de Bourgogne, qui avait pris part à la funeste campagne de Nicopolis, était âgé de trente-un ans à la mort de son père. Il était de petite taille, mais d’une complexion robuste. Il avait les yeux noirs et vifs, les traits assez réguliers. Si la nature lui avait refusé l’art de la parole qui entraîne et subjugue les esprits, elle lui avait donné de l’intelligence, du jugement et de la capacité. Quoique son père eût chargé du soin de l’élever les maîtres les plus célèbres de l’époque, il montra peu de goût pour les lettres. Dès son enfance, il manifesta au contraire une grande passion pour les armes. Malheureux dans l’expédition de Hongrie, il y avait cependant acquis la réputation de brave chevalier, et même d’habile capitaine ; on l’avait vu donner aux soldats l’exemple du travail et de la frugalité. Héritier de l’ambition de son père, sans posséder les qualités qui en tempèrent la violence, il voulait gouverner le royaume. Quelques écrivains ont cru qu’il ne voulait pas se contenter de régner à la place d’un fantôme de roi, mais qu’à une époque où les plus violentes passions ne subissaient le frein, ni de la morale, ni delà religion, où tous les principes de justice et d’honneur étaient foulés aux pieds, il aspirait à la couronne. Pour l’exécution de ses projets, il ne croyait aucune voie illégitime. Plein de bonté pour ses sujets, illes gouverna toujours avec douceur, et conformément aux lois. Affabilité, bienveillance, caresses, tout était mis en usage par ce prince pour se faire des créatures. Prodigue à l’égard de ses amis, lorsqu’il avait reconnu leur fidélité, il ne s’inquiétait ni de leurs mœurs, ni de leur caractère. Implacable dans sa haine et dans sa vengeance, il sacrifiait tout aux moyens de satisfaire ces deux cruelles passions. Tel était le prince que le duc d’Orléans allait rencontrer sur la scène politique.

Avant de commencer le rôle qui lui était réservé, Jean Sans-Peur alla prendre possession des duché et comté de Bourgogne, de la Flandre et de l’Artois, que lui avait laissés son père. Il se rendit ensuite à la cour de France avec son frère Antoine, pour prêter foi et hommage au roi. Il retourna quelques jours après dans ses Etats, et laissa le champ libre au duc d’Orléans, qui en profita pour se faire donner par le roi des places qui couvraient Paris au nord, Couci, Ham, Soissons. Il fit ensuite révoquer l’édit qui interdisait au pape Benoit XIII toute levée d’argent sur le clergé de France. Enfin il reçut avec honneur l’ambassadeur d’Owen Glendower, chef des insurgés gallois, qui venait en France pour demander quelques secours contre Henri. Le 14 juillet, il signa au nom du roi un traité avec cet ambassadeur, et lui donna un casque doré, une épée et une cuirasse de grand prix pour Glendower. Il fut résolu qu’on enverrait dans le pays de Galles 8.000 hommes sous les ordres de Jacques de Bourbon, comte de la Marche, et qu’on équiperait à Brest le nombre de vaisseaux nécessaire pour le transport. On fit aussitôt partir par la Seine plusieurs bateaux chargés d’armes, que, des ports de la Normandie, on devait débarquer dans le pays de Galles. Pendant les préparatifs de l’expédition, le duc d’Orléans, qui seul parmi les princes voulait qu’on fît aux Anglais une guerre continue, envoya en Guyenne le connétable d'Albret, avec une armée dont le chef nominal était le jeune comte de Clermont, fils du duc de Bourbon. Albret força bientôt les garnisons anglaises à chercher un asile dans leurs forteresses, et s’empara de quelques-unes de leurs places dans la Guyenne et le Limousin. Cette dernière province fut presque entièrement délivrée des Anglais par le comte de Clermont. En même temps, le sire de Savoisy, grand maître d’hôtel de la reine, brave chevalier, qui jouissait d’un grand crédit auprès du duc d’Orléans, fut envoyé en Castille pour demander le secours d’une flotte contre l’Angleterre. On semblait avoir renoncé à tout ménagement avec ce royaume ; car sur plusieurs points de la France, des seigneurs et des capitaines, souvent sans en avoir reçu l’ordre, livraient aux Anglais des combats plus ou moins meurtriers. On ne leur faisait pas avec moins d’ardeur la guerre sur mer. Ainsi trois jeunes gentilshommes de la Normandie, aînés de leurs maisons, les sires delà Roche-Guyon, de Martel et d’Acqueville, ayant équipé plusieurs vaisseaux et assemblé 200 hommes, se mirent en mer et allèrent descendre dans l’île de Portland, qu’ils ravagèrent ; mais accablés par des forces supérieures, après avoir déployé le plus grand courage, ils furent obligés de se rendre, et furent conduits en Angleterre[1].

Une expédition plus importante, et qui ne fut pas d’abord plus heureuse, ce fut celle de l’île de Jersey. Trois vaillants chevaliers bretons, les sires Guillaume Duchâtel, de Châteaubriant et de la Jaille, secrètement encouragés par le conseil, osèrent l’entreprendre avec environ 2.000 soldats, dont la plupart étaient gentilshommes. En chemin ils rencontrèrent quelques vaisseaux castillans chargés de vin pour l’Angleterre. Châteaubriant voulait les épargner comme amis et alliés de la France, mais Duchâtel et la Jaille les poursuivirent, les attaquèrent et les prirent. Mécontent de leur conduite, Châteaubriant se retira avec la division placée sous ses ordres. Les deux autres continuèrent, quoique affaiblis du tiers, et débarquèrent dans l’île de Jersey. Mais déjà la nouvelle de leur entreprise y était arrivée, et l’on y avait pris toutes les précautions nécessaires pour les recevoir. Ils trouvèrent 6.000 hommes sous les armes, et retranchés derrière un fossé profond que remplissaient les eaux de la mer. A cette vue, Duchâtel proposa de se retirer, ou du moins d’attendre si Châteaubriant, se repentant d’avoir abandonné ses braves compagnons, ne viendrait point les rejoindre. Le sire de la Jaille, vif et impétueux, est d’avis d’attaquer l’ennemi ; des Bretons ne doivent pas reculer devant des Anglais. Il ajoute quelques paroles qui semblent reprocher à Duchâtel sa timidité. Ce dernier, qui n’était pas moins brave que son noble compagnon d’armes, croit son honneur intéressé, et quoique la prudence lui ordonne de se retirer, il veut montrer combien peu il estime la vie. Il se jette à la nage avec les siens à travers le canal qui protégeait le retranchement des ennemis. Son exemple est suivi par la Jaille. Parvenus à l’autre bord après avoir essuyé tous les traits de l’ennemi, les Bretons attaquent les Anglais avec fureur ; partout ils sèment l’effroi et la mort, et 1,500 ennemis sont étendus sur le champ de bataille. Mais bientôt ces généreux guerriers succombent sous le nombre ; la plus grande partie périt, et le reste fuit en désordre. Pressé de se rendre, Duchâtel n’y veut point consentir ; frappé d’un coup mortel, il tombe noyé dans son sang, et rend le dernier soupir dans une ville voisine où il avait été transporté.

Le frère de ce héros, le sire Tanneguy Duchâtel, entreprit de le venger. Il n’avait pas moins de valeur, mais il avait plus de prudence. Il rassembla secrètement 400 gentilshommes, et se trouva bientôt à la tête d’une expédition plus nombreuse et mieux concertée. Il entra dans le port de Jersey, attaqua la ville à l’improviste, et la livra aux flammes après l’avoir pillée. Il s’embarqua ensuite avec la plus grande célérité, sans avoir perdu un seul homme, parcourut les côtes de l’Angleterre, descendit près de Darmouth, mit tout le pays à feu et à sang, et revint en Bretagne chargé de butin[2].

Les Anglais à leur tour désolaient souvent les côtes de la France ; la Normandie eut beaucoup à souffrir de leurs ravages. L’expédition projetée dans le pays de Galles aurait pu faire une heureuse diversion à tous leurs mouvements. On avait fait de grands préparatifs à Brest ; on y avait rassemblé une flotte, et des chevaliers s’y étaient rendus en grand nombre. Instruit de ces préparatifs par les nombreux agents qu’il soudoyait, et parmi lesquels des historiens comptent le nouveau duc de Bourgogne, le roi d’Angleterre avait réuni des forces imposantes pour s’opposer à la descente des Français. Mais il fut bientôt délivré de toute crainte. Le comte de la Marche, qui avait reçu le commandement de la flotte de Brest, faisait ce que le duc de Berri avait fait autrefois : il s’obstinait à rester à Paris, où il perdait un temps précieux dans les divertissements delà cour, dans les jeux de cartes et de dés, pour lesquels il montrait trop de passion. Malgré l’impatience des chevaliers qui l’attendaient a Brest, le jeune comte n’arriva qu’à la mi-novembre, après avoir dépensé la plus grande partie de l’argent destiné à payer les troupes, et lorsque déjà soufflaient les vents contraires. Il fut abandonné par un grand nombre de soldats, et s’embarqua avec le reste. Comme la saison était trop avancée pour tenter une expédition dans le pays de Galles, le comte de la Marche descendit à Darmouth et à Falmouth. Mais aux premières démonstrations des habitants du pays, il donna précipitamment le signal de la retraite, et au retour il perdit quelques vaisseaux par la tempête. De piquantes railleries accueillirent le chef de cette ridicule expédition. Les écoliers attroupés sur son passage se mettaient à rire et disaient : Mare vidit, et fugit. Sa réputation en souffrit aussi à la cour, et pour la rétablir, il eut besoin de se signaler par des actes de courage, qui prouvèrent que le cœur n’avait point eu de part aux fautes qu’il avait commises.

Au milieu de cette guerre sans résultats décisifs, qui occasionnait cependant de grandes dépenses, un murmure général s’élevait contre le gouvernement de la reine, et du duc d’Orléans. Ce prince avait seul profité du produit de la dernière taille, il l’avait dissipé en fastueuses prodigalités, en acquisitions de domaines. Quelles sommes ne fallait-il pas aussi pour soutenir le luxe d'Isabeau ? Il courait même contre elle des bruits injurieux ; on disait qu’elle faisait passer en Allemagne des trésors qui épuisaient le royaume ; qu’on avait arrêté cette année même à Metz six mulets chargés d’or et d’argent, que personne n’avait réclamés, et dont les habitants de cette ville profilèrent. La Bavaroise les envoyait probablement chez elle, disait-on, pour s’assurer plus tard des ressources dans sa patrie. Il fallut cependant recourir à un nouvel impôt pour faire une guerre digne de la France. Ce fut dans ce but que le conseil se rassembla vers la fin de février 1405. Le duc d’Orléans avait inutilement obtenu du pape Benoît une défense au nouveau duc de Bourgogne de se mêler des affaires du royaume. Jean Sans-Peur était entré au conseil avec ses deux frères, les ducs de Limbourg et de Nevers. Louis d’Orléans proposa donc une nouvelle taille générale, en représentant que le trésor était épuisé, et qu’il fallait se précautionner contre les Anglais, qui menaçaient tous les jours d’une descente.

Jean Sans-Peur ne laissa pas échapper l’occasion de reprendre le rôle populaire qu’avait adopté son père sur la fin de ses jours. Il exposa la misère et l’épuisement du peuple, et dit que lui imposer encore une taille, c’était vouloir le réduire au désespoir. Il ajouta fièrement que si, malgré son avis, le conseil autorisait cette tyrannie, il saurait bien empêcher ses sujets de la payer. Le duc de Bretagne, qui était arrivé depuis peu de jours à Paris pour emmener sa jeune épouse, tint à peu près le même langage. Son opposition était d’autant plus noble, que la France lui devait encore 100.000 écus pour la dot de la duchesse sa femme ; mais il déclara qu’il aimait mieux attendre le paiement qui lui était dû, que de voir mettre un nouvel impôt sur le pauvre peuple.

Malgré l’opposition des ducs de Bourgogne et de Bretagne, la majorité du conseil vota la taille. Elle fut résolue, criée et publiée le 5 mars, et, comme la précédente, levée avec la plus cruelle rigueur. Les deux princes opposants se hâtèrent de quitter Paris et de retourner dans leurs Etats, pour ne pas être témoins de la misère publique. Partout on voyait des malheureux qui n’avaient pu payer la taille, dépouillés de leurs meubles, de la paille même de leurs lits, et traînés dans les prisons en poussant des cris lamentables. De tous côtés retentissaient les plus sinistres imprécations contre la femme et le frère du roi, et leurs complices. Ils dévoraient les revenus du domaine, tandis que le pauvre insensé, devenu pour ses proches un objet d’indifférence et de dégoût, abandonné aux soins de serviteurs dont on ne payait pas les gages, manquait souvent des choses nécessaires à la vie. Enfin l’exaspération était si grande dans Paris, que le duc d’Orléans fit défendre à son de trompe aux bourgeois de porter ni épée, ni couteau, ni aucune arme défensive.

Au milieu de cette disposition des esprits, de cette indignation universelle, la popularité de Jean Sans-Peur allait toujours croissant, et les Parisiens le nommaient hautement leur protecteur. Il était alors dans les Pays-Bas, occupé à recueillir le riche héritage de Marguerite de Flandre, sa mère, qui était morte d’apoplexie dans la ville d’Arras. La succession de la Flandre, de l’Artois et du comté de Bourgogne, dont le duc devint le souverain absolu, augmenta beaucoup sa puissance ; elle devait aussi le rendre plus audacieux. A la cour, son absence laissait le champ libre à la domination d’Isabeau de Bavière, ainsi qu’à ses plaisirs et à ceux du duc d’Orléans. Malgré les fréquentes rechutes du monarque, la reine et le duc faisaient succéder les fêtes aux fêtes, les plaisirs aux plaisirs ; ce n’étaient que bals, tournois, repas et promenades. Maîtres des trésors de l’État, ils étalaient une magnificence inouïe. Chaque jour la reine inventait une nouvelle mode ; aussi l’appelait-on communément la Grande-Gaure, c’est-à-dire la superbe et la magnifique. Au milieu de ce luxe effréné, la mère dénaturée oubliait ses enfants, qui n’étaient guère mieux traités que leur malheureux père. Lorsque les ressources étaient épuisées par les plus folles dépenses, le duc d’Orléans levait des impôts, diminuait le titre de la monnaie, et se livrait aux plus odieuses dilapidations. Personne n’osait se plaindre, quand un homme, appuyé sur la vérité et la sainteté de son ministère, osa l’entreprendre.

Un moine augustin, Jacques Legrand, qui avait autrefois dédié un livre au duc d’Orléans, prêchant devant la reine le jour de l’Ascension, déclama avec force contre les désordres de la cour, contre la reine et contre le duc. Il attaquait avec courage la corruption des mœurs publiques, les dérèglements des grands, l’indécence des femmes, la mollesse des chevaliers et des écuyers, le luxe des habillements, les prodigalités de la cour, les abus, la danse et les modes. La reine, au lieu de s’irriter, dissimula et crut le silence plus propre à faire évanouir les reproches que lui avait adressés le prédicateur. Le roi avait en ce moment quelques lueurs de raison ; on lui parla du Père Legrand et des prétendus outrages qu’il avait faits à la reine ; mais, au lieu de se mettre en colère et de le punir, il voulut aussi l’entendre le jour de la Pentecôte. Alors l’intrépide prédicateur s’étendit avec plus de hardiesse encore sur les désordres de la cour ; il fit une peinture éloquente de la dilapidation des finances et de la misère publique. Il dit que le roi était vêtu de la substance, du sang, des larmes et des gémissements du peuple, dont les cris montaient jusqu’au pied du trône de Dieu. Il parla ensuite de quelqu’un qu’il nomma seulement le duc, qui était fait pour être l’amour et l’espérance de la France, mais que sa vie licencieuse et son insatiable cupidité avaient rendu l’objet des malédictions publiques. Il termina en prédisant que, si on persévérait dans ces crimes, le Dieu qui dispose à son gré du sceptre des rois, ferait passer la couronne sur une tête étrangère.

Les courtisans accusaient l’augustin d’avoir perdu le respect qu’il devait au roi, et d’être sorti des bornes de son ministère ; mais celui-ci leur imposa silence, et approuva le zèle et la fidélité du prédicateur. Il pensait sérieusement à réformer les abus qu’il avait signalés, à porter un prompt remède à tous les maux qu’il avait découverts, lorsque, le 9 juin, il retomba dans sa frénésie. Les espérances que le peuple avait conçues s’évanouirent aussitôt. Les grands et les dames de la cour ne changèrent rien à leurs habitudes de luxe et ne réformèrent point leurs mœurs ; la reine et le duc d’Orléans continuèrent de mériter la haine du peuple. Un jour cependant, épouvantés par un furieux orage qui les avait assaillis pendant une promenade dans la forêt de Saint-Germain, et qui avait failli leur couler la vie, ils se persuadèrent que c’était un signe de la colère céleste, et montrèrent quelque repentir. Le duc résolut de se réformer, de soulager la misère du peu pie, et lit publier qu’il payerait ses dettes le dimanche suivant. Au jour marqué, plus de huit cents créanciers se présentèrent à son hôtel ; mais le prince avait, déjà oublié sa bonne résolution : ses valets offrirent aux marchands un tiers de leurs créances, et les congédièrent avec force railleries.

Les excès et l’ambition de Louis d’Orléans finirent par soulever contre lui la plupart des princes et des seigneurs qu’il avait d’abord attachés à ses intérêts par ses prodigalités et ses manières séduisantes. Le duc profita d’une rechute de son frère pour se conférer à lui-même le gouvernement de la Normandie, qui pouvait lui fournir des ressources que Paris lui refusait. Il se rendit dans cette riche province pour en prendre possession ; mais les Normands ne voulurent point reconnaître leur nouveau gouverneur, et les commandants des forteresses, qu’il engageait à lui remettre leurs places, répondirent avec fermeté qu’ils les tenaient du roi, et qu’ils ne les rendraient qu’à lui-même ou sur des ordres formels de sa part. Il ne trouva pas les bourgeois de Rouen mieux disposés pour lui ; il leur fit ordonner de porter leurs armes au château : « Nous les porterons, lui répondirent-ils avec dérision ; c’est-à-dire que nous irons armés, armés aussi nous reviendrons. »

Après cette fausse démarche, le duc revint à la cour ; et lorsque le roi eut repris quelque santé, il profita de l’ascendant qu’il exerçait sur le malheureux monarque et le sollicita de le confirmer dans le gouvernement de la Normandie. Charles n’osa pas refuser son frère ; mais il dit qu’il fallait le proposer au conseil. Il se trouva des conseillers assez hardis pour représenter au monarque combien il importait de ne pas détacher ce gouvernement du domaine royal. Quelques-uns des principaux seigneurs eurent même le courage d’instruire le roi du désordre qui régnait dans les finances, des dépenses excessives de la reine et du duc d’Orléans. Ils lui apprirent que leur avidité ne respectait même pas les fonds destinés à l’entretien de la famille royale, que ses enfants étaient négligés, et qu’il n’y avait pas de quoi subvenir aux dépenses de la table du dauphin. Frappé de cette dernière circonstance, le roi fit aussitôt venir son fils, qui déclara que ce fait était vrai, et ajouta que depuis trois mois il avait eu souvent le dessein d’en avertir son père, mais qu’il avait été retenu par les caresses de la reine, et qu’il avait gardé le silence dans la crainte de lui déplaire. La gouvernante confirma la vérité de ces paroles, et dit en outre que le dauphin avait quelquefois manqué d’habits pour changer. Charles donna de justes éloges à la fidélité des officiers du jeune prince, et pour témoigner sa reconnaissance à la gouvernante, il lui fit présent d’une coupe d’or dans laquelle il venait de boire[3].

Instruit de la triste situation du royaume, et déterminé à réformer tous les désordres du gouvernement, le roi convoqua un grand conseil afin d’y aviser. Il voulut avoir l’avis de tous les princes du sang, et le duc de Bourgogne fut invité à se rendre à la cour. On attendait impatiemment le résultat de ces bonnes dispositions, lorsqu’il fut attaqué de sa maladie, dont les accès furent plus longs que les précédents (15 août 1405). Cependant le duc Jean, résolu de se mettre par la force à la tête du gouvernement, partit d’Arras avec 800 lances, que devaient suivre au besoin des forces plus considérables, et se dirigea vers Paris. Il apprit en route la rechute du roi, ce qui ne l’empêcha pas de faire diligence. Le 22 août, il arriva à Louvres en Parisis, publiant qu’il venait faire hommage au roi de ses États.

Les forces rassemblées par le duc de Bourgogne, dans le dessein apparent de se venger des Anglais, qui avaient fait une descente dans le port de l’Écluse, n’avaient point inquiété le duc d’Orléans. Mais il fut frappé comme d’un coup de foudre en apprenant la rapidité de sa marche. Comme il manquait d’argent et de troupes pour résister à un ennemi armé et audacieux, et qu’il redoutait une insurrection populaire, il prit la fuite et partit pour le château de Pouilly-le-Fort, où la reine s’empressa de le suivre. Ils avaient laissé au duc Louis de Bavière et à plusieurs autres seigneurs l’ordre de leur amener le lendemain le dauphin avec ses frères et les filles du duc de Bourgogne, qu’ils regardaient comme des otages de la foi de ce prince, capables sans doute de le contenir. Toutes les troupes devaient aussi les rejoindre à Melun.

Le duc de Bourgogne, instruit à Louvres de la fuite de la reine et du duc d’Orléans, et du départ des enfants de France, s’élança sur le plus rapide de ses chevaux et vola sur leurs traces, suivi de quelques cavaliers. Il traversa Paris au grand trot, sans être arrêté par les instances du peuple, qui le regardait comme un libérateur. Il rejoignit l’escorte du dauphin à Juvisy, se présenta tout couvert de poussière au petit prince, et, après l’avoir salué respectueusement, lui demanda où il allait, si ce voyage lui était agréable, et si, au lieu de le continuer, il n’aimerait pas mieux revenir à Paris. Lejeune prince, mécontent d’avoir quitté la capitale, d’où on l’avait enlevé malgré lui, répondit qu’il suivrait le duc avec plaisir. Jean Sans-Peur ordonna de faire retourner sur-le-champ vers Paris la litière qui emmenait le dauphin. Le prince Louis de Bavière fit quelques efforts pour s’y opposer ; mais le Bourguignon, le regardant avec son air fier et terrible, lui dit qu’il ramènerait l’héritier du trône à Paris, malgré lui et malgré tous ceux qui tenteraient de s’y opposer. Ces menaces épouvantèrent le cortège, qui s’enfuit rapidement pour informer la reine et le duc d'Orléans de ce qui venait de se passer. Ils étaient alors au château de Pouilly, et ils allaient se mettre à table, lorsqu’ils apprirent cette nouvelle. Ne se croyant pas en sûreté dans ce lieu, où les hommes d’armes du duc de Bourgogne pouvaient les surprendre, ils s’enfuirent aussitôt à Melun.

Jean Sans-Peur conduisit tranquillement à Paris le dauphin, toujours accompagné du duc de Bavière, avec les autres enfants de France. Les ducs de Berri et de Bourbon, et les rois de Sicile et de Navarre, applaudissant à son action, sortirent au-devant de lui en grand appareil lorsqu’il rentra dans la capitale. Il y fut reçu aux acclamations du peuple, qui le regardait comme le défenseur des intérêts publics. Le duc Jean alla d’abord s’installer avec le dauphin dans le Louvre, où il établit une forte garde[4].

Dès le lendemain 26 août, il convoqua dans l’hôtel Saint-Paul, au nom du dauphin, les ducs de Berri et de Bourbon, les rois de Sicile et de Navarre, le conseil du roi et plusieurs prélats. Les membres de l’Université et les bourgeois dominaient dans cette assemblée. Le fauteuil du roi était occupé par le dauphin. Là, par l’organe d’un savant docteur, Jean de Nielle, il exposa la triste situation du royaume, et dénonça la mauvaise administration du duc d’Orléans. Il protesta avec force de la pureté de ses intentions, et offrit, pour réformer les nombreux abus et rétablir l’ordre dans le royaume, sa personne, ses biens et ses amis. Toute l’assemblée donna une entière approbation à la conduite qu’il avait tenue. Le peuple embrassa la cause du duc Jean avec un enthousiasme difficile à décrire, lorsque, de concert avec le duc de Berri, nommé par le conseil capitaine de Paris, il invita les bourgeois à s’armer, à rétablir les portes de la ville et à refaire les chaînes pour défendre leurs rues. L’ordre fut donné aux forgerons et aux serruriers d’en fabriquer de nouvelles, et en huit jours tout Paris fut sous les armes, et les rues barrées chaque nuit par de formidables chaînes. Louis d’Orléans, retiré à Melun, paraissait peu disposé à céder l’autorité à son redoutable adversaire. Il disait hautement qu’il saurait bien châtier les rebelles, qu’il mourrait plutôt mille fois que de laisser sans vengeance l’injure faite à la reine et à lui-même, et envoyait au Parlement l’ordre de fermer les portes de Paris aux troupes étrangères de Jean Sans-Peur. En même temps, il mandait de tous côtés, au nom du roi, des gens d’armes pour marcher contre le prince qui avait osé attenter à la majesté royale.

Instruit de tous les mouvements que se donnait le duc d’Orléans pour assembler des troupes et pour s’opposer à ses desseins, le duc de Bourgogne avait recours aux grands moyens. Il envoyait à tous les capitaines des places de l'lle-de-France, de la Normandie et de la Picardie, l’ordre de veiller à la sûreté de leurs villes, et de n’y laisser entrer personne de suspect. Quoiqu’il fut assuré des bonnes dispositions de Paris à son égard, il plaçait des gardes à toutes les avenues de son hôtel. Un corps de cinq cents gens d’armes d’élite parcourait la ville pendant tout le jour, et la nuit le guet était composé d’un même nombre d’hommes. Le duc confiait ensuite le gouvernement de la Bastille au sire de Saint-Georges, et celui du Louvre à Renaud d’Angennes, ses partisans les plus dévoués. De nombreux renforts lui avaient été amenés par le comte de Clèves et par Jean de Bavière, évêque de Liège, connu sous le nom de Jean Sans-Pitié ; 20.000 soldats, venus de différents pays d’Allemagne, étaient alors rassemblés dans Paris. Il s’en trouvait encore dans les environs un nombre considérable, qui exerçaient d'horribles dégâts.

De son côté, le duc d’Orléans, ayant rassemblé les forces qui lui avaient été amenées à Melun par le duc de Lorraine et par quelques autres seigneurs, prenait une attitude des plus menaçantes. Les bourgeois craignaient à chaque instant de voir éclater la guerre civile, et paraissaient vivement désirer une sincère réconciliation entre les deux princes, et l’on faisait des prières et des processions pour l’obtenir du Ciel. Le duc de Bourbon fut envoyé à Melun pour entrer en négociations avec le duc d’Orléans. Mais ce dernier, qui comptait avoir le bon droit de son côté, comme frère du roi et comme lieutenant général du royaume, ne voulut pas entendre parler de propositions d’accommodement (31 août). Le lendemain, le duc de Bourbon y retourna avec le comte de Tancarville et le sire de Montagu ; mais il fut reçu avec encore plus de hauteur. Le roi de Sicile, qui les suivit, fut mieux accueilli. Sur cette nouvelle, l’Université, qui se mêlait dans toutes les affaires, crut qu’elle serait écoutée, et envoya des députés pour offrir sa médiation. La reine ne voulut point les entendre ; et si le duc leur accorda audience, ce ne fut que pour se moquer des discours de ses docteurs, tout hérissés de citations grecques et latines. Le vieux duc de Berri, qui avait conservé quelque ascendant sur l’esprit de son neveu, se rendit aussi auprès de lui, à Melun, et lui parla avec l’autorité que lui donnaient son âge et son rang. Quoiqu’il ne pût en obtenir ni son retour ni celui de la reine, il jeta dans son esprit des semences de crainte et de défiance qui ne tardèrent pas à produire des fruits.

Pendant qu’il se disposait à marcher contre Paris, le duc d’Orléans ne cessait point de pratiquer des intelligences dans cette ville. Il gagna le capitaine de la porte Saint-Martin, qui promit de la livrer à ses troupes. Par l’ordre du duc Louis, des bateaux chargés de soldats descendirent la Seine pour s’assurer de ce poste. La trahison fut découverte, et Jean Sans-Peur fit arrêter le capitaine, contre lequel il n’y eut pas de preuves suffisantes. Il fut cependant jeté en prison, et la porte Saint-Martin fut murée. La nuit, les troupes qui remontaient la Seine arrivèrent au pied de l’hôtel de Nesle, habité par le duc de Berri, et tentèrent de le forcer ; mais elles furent repoussées. Comme les bateaux se dirigeaient vers le quartier de l’hôtel Saint-Paul, le bruit se répandit dans Paris qu’on voulait enlever le roi. Aussitôt les bourgeois éperdus se précipitent en armes pour le défendre, et le duc de Bourgogne se présente à la tête de 500 chevaliers. Les Orléanais, ne jugeant pas à propos de résister, se retirèrent promptement et sans être poursuivis. Toutefois, ces tentatives ne laissèrent pas d’alarmer le Bourguignon, qui redoubla de vigilance. Il ordonna aux habitants de boucher tous les soupiraux des caves, de peur d’incendie, fit tendre le long de la rivière des chaînes qui la fermaient, renforça tous les postes, et engagea le roi de Sicile à réunir à l’armée des princes les aventuriers qu’il avait rassemblés pour tenter une expédition en Italie.

Le 20 septembre, le duc d’Orléans fit la revue générale de ses troupes dans la plaine de Melun, et se mit en marche vers Paris, sans attendre les nombreux auxiliaires du duc de Gueldre et d’Adolphe IV, duc de Clèves, qui étaient déjà arrivés à la frontière. Un détachement de son armée s’empara de Charenton. Alors le duc de Bourgogne prit position au-dessus de Montfaucon. La proximité des armées semblait rendre la bataille inévitable ; les deux partis avaient déployé leurs bannières, dont les symboliques provocations annonçaient leurs prétentions au pouvoir. Celles du duc d’Orléans représentaient un bâton noueux avec la devise : Je l’envie (je porte le défi). Le duc de Bourgogne avait fait peindre sur les siennes un rabot pour polir le bâton avec cette devise : Je le tiens[5].

On ne combattit pas ; les deux rivaux réfléchirent sur les terribles conséquences d’un engagement général, et entamèrent de nouvelles négociations à Vincennes, sous la médiation des rois de Sicile et de Navarre, et des ducs de Berri et de Bourgogne. Enfin, après deux mois de cruelles anxiétés et de pillage autour de Paris, et après huit jours de conférences, on parvint à leur faire conclure la paix. Soit que Jean Sans-Peur craignît un revers, soit qu’il voulût attendre une occasion plus favorable, il se contenta d’exercer la lieutenance générale du royaume avec le duc d’Orléans, qui conserva seul la direction générale des finances (17 octobre 1405). La paix de Vincennes fut proclamée à Paris par l’ordre du duc de Bourgogne lui-même, et les troupes furent aussitôt licenciées, à la grande satisfaction des peuples, qui avaient eu longtemps à gémir de leurs désordres et de leurs ravages. Le 18, la reine fit son entrée dans Paris avec ses enfants qu’on lui avait amenés ; les ducs de Bourgogne et d’Orléans étaient à cheval avec les autres princes. Le soir, chez le duc de Berri, ils consentirent à s’embrasser, se jurèrent une amitié éternelle, mangèrent ensemble, et, comme preuve d’une sincère réconciliation, ils couchèrent dans le même lit. « Mais, dit Monstrelet, celui qui connaît les pensées des cœurs, sait du surplus ce qu’il en était. »

Quoique la discorde restât la même entre les deux rivaux, les médiateurs de la paix vinrent à bout durant quelque temps d’éloigner des débats intérieurs du conseil la violence qu’ils y avaient d’abord apportée. Ils travaillèrent, d’un commun accord, aux réformes qu’avait proposées le duc de Bourgogne. Mais quelques suppressions d’offices et quelques diminutions de gages, ce fut toute la réforme[6]. L'Université, qui espérait comme la cour le rétablissement de la paix, fut admise dans le conseil pour faire des remontrances aux princes sur la situation du royaume. L’orateur était le chancelier de Notre-Dame, le célèbre Jean Charlier, dit Gerson du nom du village où il était né, et à qui de graves autorités ont attribué l’Imitation de Jésus-Christ. Le docteur évangélique, qui avait déjà fait preuve en plus d’une occasion d’énergie et de talent, adressa d’éloquentes paroles aux princes pour les exhorter au bien public. Dans le tableau qu’il traça des malheurs de la France, il n’oublia pas la déplorable situation du roi, que, par une coupable indifférence, ses ministres et ses parents eux-mêmes laissaient dans un honteux abandon.

Si les pieuses remontrances de Gerson furent impuissantes contre les passions des princes et des grands, elles ne furent cependant pas inutiles pour le pauvre roi. Depuis cinq mois que durait sa nouvelle rechute, il était abandonné aux mains de quelques valets subalternes, et manquait des secours qu’on n’aurait osé refuser au plus obscur de ses sujets. Personne ne présidait à son régime alimentaire ; il ne mangeait que ce qu’il voulait et aux heures qu’il lui plaisait ; souvent on le laissait se jeter comme un loup sur la nourriture qu’on lui apportait. Dans la crainte d’augmenter sa fureur en résistant à sa volonté, on avait négligé de changer son linge et ses vêtements ; aussi était-il couvert de malpropreté et rongé de vermine. Il s’était enfoncé secrètement dans la chair un morceau de fer qui avait formé un ulcère infect ; comme on ne l’en avait pas retiré, et qu’on n’osait s’approcher de lui pour lui porter remède, le mal faisait chaque jour des progrès effrayants. Enfin, ramenés à de meilleurs sentiments parles pieux avertissements de Gerson, les princes appelèrent auprès de lui des médecins. Ceux-ci, ne trouvant point dans leur art de remède contre l’opiniâtreté du roi, eurent recours à un singulier stratagème qui leur réussit. D’après leur avis, on fit éloigner un soir tous les officiers qui étaient habituellement auprès de lui pour son service, et on introduisit dans sa chambre douze hommes de la plus haute taille, barbouillés de noir et bien cuirassés dans la crainte qu’il ne les blessât ; ils gardaient un profond silence. Ils s’approchèrent brusquement de lui et le saisirent. Mais le pauvre insensé, tremblant de crainte et pleurant comme un enfant, n’opposa aucune résistance. On le leva, on lui coupa la barbe, on le fit changer de vêtements, et les nouveaux soins dont il fut l’objet l’arrachèrent à la mort. Il se sentit bientôt plus calme, et l’on vit renaître en lui quelques lueurs de raison. Dans son état de complète démence, il regardait avec étonnement tous ceux qui venaient le visiter ; il ne leur adressait aucune parole, il ne reconnaissait personne excepté Juvénal des Ursins ; la visite de l’ancien prévôt de Paris paraissait lui faire plaisir et il lui disait : « Juvénal, faites en sorte que nous ne perdions rien de notre temps[7]. »

Comme le duc d’Orléans n’était plus le seul arbitre des affaires publiques, on craignit moins d'élever des réclamations sur plusieurs actes de son autorité passée. Ainsi l’Université attaqua la décision que ce prince avait fait prendre au sujet du schisme, qui durait toujours, malgré les promesses que le pape Benoit avait faites. Ce pontife, voulant cependant montrer qu’il ne tenait pas à lui de finir le schisme, avait envoyé des ambassadeurs à Rome, au pape Boniface IX, pour lui demander une conférence. Ce dernier mourut sur ces entrefaites, et les cardinaux entrèrent aussitôt en conclave, et élurent Cosmat de Meliorati, qui prit le nom d’Innocent VII. C’était un homme pieux, doux et sage, qui prétendait mettre fin au schisme par la voie du concile. Benoît, ravi des dispositions d’Innocent, persista dans son dessein d’aller à Rome pour accélérer l’union de l’Église. Il se rendit à Nice, afin de passer en Italie, et obtint du roi de Sicile qu’il l’accompagnerait dans ce voyage solennel. Mais comme il manquait d’argent, il ordonna, du consentement de la cour, l’imposition d’un décime sur tout le clergé du royaume. Malgré ses privilèges, l’Université elle-même n’en fut pas exempte, et ses réclamations furent même assez mal accueillies des princes. Parti de Nice sur la flotte du roi de Sicile, Benoît XIII se rendit à Gênes, que l’influence française avait attirée à son obédience. Il y fut reçu avec les plus grands honneurs ; mais sur le bruit qui se répandit d’une maladie contagieuse qui désolait la Ligurie, il revint aux îles de Hyères et à Marseille.

L’année suivante, l'Université, à laquelle le roi, dans un intervalle lucide, avait accordé l’exemption du décime, éclata cependant de nouveau et demanda encore la soustraction d’obédience à Benoît XIII. En dépit des efforts du duc d’Orléans, l’affaire fut soumise au parlement, qui condamna au feu une lettre de l’université de Toulouse en faveur du pape d’Avignon, et Juvénal des Ursins soutint avec éloquence l’opinion de l’Université de Paris. Le parlement ne prononça cependant point sur la question d’obédience, qui fut renvoyée à une assemblée générale du clergé. Réunie au mois de novembre, cette assemblée opina pour la convocation d’un concile général et pour la soustraction entière d’obédience à Benoît. Sur ces entrefaites, le pape Innocent VII était mort à Rome (6 novembre 1406) ; et les cardinaux avaient donné la tiare à un homme d’une sainte vie et d’une sévérité antique, au cardinal-prêtre, Angelo Corrario, qui prit le nom de Grégoire XII.

Au milieu des dissensions civiles et religieuses, la guerre contre les Anglais n’avait pas été poussée avec la vigueur nécessaire, et cependant la partie énergique et remuante de la nation demandait leur expulsion de la France. Aussi le conseil accueillit-il favorablement Thomas Percy, comte de Northumberland, qui avait paru un instant près de renverser Henri de son trône, et qui, vaincu à son tour, venait chercher un asile en France et demander des secours au profit du prince Édouard, comte de March, prétendant à la couronne d'Angleterre. On résolut de donner une nouvelle impulsion à la guerre, et les deux princes lieutenants généraux du royaume tombèrent d'accord pour agir contre les Anglais. Le duc Jean fut nommé gouverneur de la Picardie, et capitaine général d’une armée qui ferait le siège de Calais, dont la garnison commettait souvent des hostilités dans ses États d’Artois. Le duc d’Orléans se chargea d’attaquer les Anglais en Guyenne, où, depuis l’année précédente, le gendre du duc de Berri, le comte Bernard d’Armagnac, avait battu les ennemis en diverses rencontres et leur avait enlevé plusieurs forteresses. Dès le mois de mai, Jean Sans-Peur avait envoyé des troupes en Flandre sous les ordres du sire de Saint-Georges, son lieutenant, qui avait avec lui plusieurs autres seigneurs de Bourgogne. Les ’ frontières furent défendues avec succès par ces troupes, qui n’étaient pas assez nombreuses pour tenter de grandes entreprises. Les comtes de Clermont et d’Alençon, conformément aux ordres du duc d’Orléans, avaient suivi de près en Guyenne le sire Guillaume le Bouteiller, qui s’y était rendu avec un renfort considérable. Cette armée pouvait obtenir d'heureux résultats, car la situation de l’Angleterre ne permettait pas à son roi de faire passer des secours suffisants en Guyenne. Le connétable sire d'Albret, dont l’influence était grande dans les contrées méridionales, excitait d’ailleurs le zèle des seigneurs du pays ; lui-même s’était déjà emparé de quelques places, et avait resserré la ville de Bordeaux. Les Français s’attendaient à voir débarquer en Guyenne une armée anglaise pour les combattre ; elle n’arriva pas ; mais pour se saisir de tout le pays, il leur fallait des forces plus considérables, et le duc d’Orléans était vainement attendu.

Les princes étaient retenus loin des armées par de pompeuses fêtes où ils figurèrent tous ensemble à Compiègne, à l’occasion d’un double mariage. Charles d’Angoulême, fils aîné du duc d’Orléans, épousa madame Isabelle de France, veuve du malheureux Richard II, laquelle sembla regretter le titre de reine qu’elle perdait ; Jean, duc de Touraine, second fils du roi, fut uni à Jacqueline de Bavière, fille de Guillaume comte d'Ostrevant. Dans les fêtes célébrées à Compiègne, puis à Paris, à cette occasion, les princes rivalisèrent de magnificence, et semblèrent avoir oublié leurs discordes. Les deux armées réclamaient leur présence, mais le duc d’Orléans ne voulut pas s’éloigner de la capitale tant que le duc de Bourgogne y resterait, dans la crainte que celui-ci ne profitât de son absence pour s’emparer de tout le pouvoir. Les mêmes motifs retenaient Jean Sans-Peur à la cour. Ils cédèrent enfin aux plaintes qu’excitait leur honteuse inaction, et résolurent d’aller prendre le commandement des armées. Ils firent de nouveaux préparatifs, et une nouvelle taille fut levée d’un commun accord pour les frais de l’expédition. Pour ne pas entendre les murmures du peuple, ils s’empressèrent tous les deux d’abandonner Paris ; mais déjà la saison était avancée.

Le duc de Bourgogne alla joindre le sire de Saint-Georges, qui avait dressé son camp auprès de Saint-Omer, où s’étaient rassemblées de nombreuses troupes que le duc avait levées en grande partie dans son comté de Flandre. Il avait aussi préparé à grands frais des munitions considérables, des machines et 1.200 canons qu’on chargeait avec des pierres, mais dont la plupart étaient fort petits. Par son ordre, beaucoup de navires furent assemblés pour bloquer le port de Calais, et cinq cents ouvriers travaillèrent à construire une ville de bois, de huit cents pas de long, environnée de bastions et de forts. Une forêt voisine avait été abattue pour élever cette ville en charpente, destinée à mettre en hiver une grande partie de l’armée à l’abri des rigueurs de la saison et des sorties des assiégés. Profitant de ces interminables lenteurs, les Anglais ravitaillèrent Calais, augmentèrent leurs moyens de défense et rendirent la place imprenable.

Arrivé en Guyenne lorsqu’il eût fallu en revenir, le duc d’Orléans n’écouta point les conseils des vieux chevaliers qui connaissaient la guerre, et donna bientôt les preuves de son inexpérience et de sa présomption. À la tête de 5.000 hommes d’armes, d’arbalétriers et d’une infanterie peu nombreuse, il mit le siège devant Blaye, dont la garnison promit de se rendre quand il serait maître de Bourg. Le prince alla donc attaquer cette place, située au confluent de la Garonne et de la Dordogne, la plus forte que les Anglais possédassent en Guyenne, et dans laquelle un intrépide gouverneur commandait une bonne garnison. La place fut défendue avec vigueur et habileté, et le siège traîna dans la mauvaise saison. Les pluies, le froid et la gelée se firent sentir successivement, et bientôt les vivres manquèrent. Un convoi qui en transportait de la Rochelle, sous la conduite de l’amiral Clignet de Brabant, une des créatures du duc d’Orléans, fut attaqué par les Anglais. Quoiqu’il eût soutenu le combat avec honneur, il ne put débarquer les provisions que l’armée attendait avec tant d’impatience. Les maladies exercèrent de cruels ravages dans le camp ; chaque jour l’armée dépérissait ; chaque jour les soldats, ne recevant pas leur solde, l’abandonnaient. Leduc se roidissait contre tous les obstacles et s’obstinait à ce malheureux siège. Mais pour s’étourdir, il passait presque tout le temps à se divertir dans sa tente, et perdait au jeu tout l’argent destiné aux soldats. Enfin, après trois mois, le duc, reconnaissant l’impossibilité de continuer la guerre, leva le siège et quitta l’armée, couvert de honte et bien éloigné des pensées ambitieuses qui l’avaient conduit à cette expédition (13 janvier 1407). En partant, il s’était flatté de l’espoir de s’emparer de la grande ville de Bordeaux, et d’obtenir du roi le duché d’Aquitaine sous l’hommage de la couronne. Mais il aurait pu se consoler de cette honteuse disgrâce, en voyant que l’expédition conduite par son rival n’avait pas obtenu un succès beaucoup meilleur.

Le duc de Bourgogne avait employé plus de deux mois à ses immenses préparatifs, et avant qu’il pût en faire usage contre Calais, l’argent lui manquait. Comme il avait aussi épuisé ses propres finances, il se trouva dans l’impuissance d’agir. D’ailleurs les pluies d’automne, qui avaient commencé, s’opposaient à la continuation du siège. Mais Jean Sans-Peur était si ébloui de la gloire dont il se couvrirait en enlevant aux Anglais la clef de la France, qu’il se refusait à voir les obstacles. La honte d'abandon-ncr son entreprise, sans la compensation du moindre succès d’avant-poste, le retenait encore sous les murs de Calais. Comme il ne voyait point arriver les secours qu’on lui avait promis, il envoya le sire de Croy, le sire de Châlons et plusieurs autres de ses fidèles serviteurs demander des fonds au conseil du roi. Mais toutes leurs instances furent inutiles : la conduite du roi de Sicile, qui s’était emparé des sommes levées dans le Maine et l’Anjou, les folles dissipations du duc d’Orléans, et la préférence accordée à son armée dans la distribution des secours d’argent, avaient épuisé tout le produit du dernier subside. Le conseil, instruit de ce qui se passait à Calais, et surtout du nombre prodigieux de troupes que l’Angleterre débarquait journellement, s’opposa sagement à une entreprise dans laquelle le duc de Bourgogne affectait de persévérer. Il lui ordonna de terminer cette expédition, qui ne pouvait être pour le présent que préjudiciable à la France, et de licencier ses nombreux hommes d’armes. Le duc parut voir une énorme injustice dans cet ordre, et cependant il obéit, au grand mécontentement de ses chevaliers, qui jurèrent de revenir sous les murs de Calais au printemps suivant.

Après avoir licencié, d’après l’ordre du roi, la brillante armée avec laquelle il assiégeait Calais, le duc de Bourgogne revint à Paris, désespéré d’avoir été forcé d’abandonner une guerre qui devait lui donner gloire et profit, et de laquelle il ne rapportait que honte et dommage. Sa haine contre le duc d’Orléans, qu’il accusait d’avoir détourné pour ses plaisirs l’argent avec lequel on eût pris Calais, s’envenima davantage. Ce dernier était aussi rentré dans la capitale, poursuivi par les malédictions du peuple, et chargé du mépris de tous les gens de guerre, pour avoir perdu au jeu l’argent qui leur était destiné[8].

Peu à peu les Parisiens se déclaraient contre le duc d’Orléans. Le corps formidable de l’Université de Paris couvait contre lui une haine profonde, parce que, au milieu du schisme qui désolait l’Église, il favorisait le pape qu’elle repoussait, et qu’il faisait donner les bénéfices à d’autres qu’à ses membres. Le duc avait d’autant plus à craindre de ce corps, que sa puissance était à peu près sans contrôle. Il n’était sûr pour personne, si haut qu’il fût placé, de se heurter contre lui.

Malgré la honteuse issue de son expédition, Louis d’Orléans obtint du roi le gouvernement de Guyenne, qu’il désirait depuis longtemps ; ce qui redoubla la haine du duc de Bourgogne, que tout semblait d’ailleurs favoriser ; car le parti de son cousin allait toujours s’affaiblissant, et recevait un nouveau coup par la mort de son ami Olivier de Clisson. La plus grande partie de l’année 1407 s’écoula néanmoins sans explosion violente, et jusqu’à l’automne les dissensions des ducs se concentrèrent dans l’enceinte du conseil royal.

Du reste la situation du pays, de même que celle des deux rivaux, faisait craindre à chaque instant quelque catastrophe. Les princes et les seigneurs commettaient tous les jours des brigandages inouïs. Non-seulement ils n’acquittaient plus leurs dettes, mais ils laissaient leurs serviteurs prendre par violence chez les marchands tout ce qui pouvait servir à leur table, ou tout ce qui les tentait eux-mêmes. On les voyait se répandre dans les campagnes, rançonner les fermiers au désespoir : malheur à ceux qui voulaient opposer de la résistance, ou qui, pressés par le besoin, manifestaient quelque prétention à être remboursés ; s’ils élevaient la voix, s’ils se montraient exigeants, ils étaient honnis et maltraités, et quelquefois jetés à la porte de l’hôtel. Les officiers delà reine et ceux du duc d’Orléans se distinguaient surtout par leurs déprédations ; plusieurs fois ils poussèrent l'audace jusqu'à troubler l'asile de l’indigence et de la douleur, jusqu’à dévaliser l'Hôtel-Dieu de Paris. Les cris de désespoir, les imprécations du peuple pénétrèrent jusqu’au roi dans un de ses moments lucides, et l’infortuné apprit qu’il ne mangeait pas un morceau de pain qui ne fût assaisonné de la malédiction des pauvres. Il s’efforça de mettre fin aux violences exercées contre ses sujets, en rendant une ordonnance qui fut souvent mal observée, et qui ne changea rien aux dispositions haineuses du peuple à l’égard du duc Louis. Les querelles de ce prince avec Jean Sans-Peur devenaient de plus en plus fréquentes et passionnées ; leurs courtisans semblaient prendre à tâche de les aigrir l’un contre l’autre. Le duc de Berri, la reine, le duc de Bourbon et le roi de Sicile étaient sans cesse occupés à les réconcilier ; tous les jours c’étaient de nouveaux serments d’amitié, puis de nouveaux différends. On crut enfin, vers le milieu de novembre, les avoir ramenés à de meilleurs sentiments. Le duc d'Orléans, tombé malade à cette époque, se tenait à son château de Beauté, que la Marne arrose de ses replis capricieux ; Jean Sans-Peur alla lui rendre visite, et lui montra toute la tendresse d’un frère. Louis revint à Paris aussitôt qu’il fut rétabli. Le duc de Berri, qui appelait de tous ses vœux une amitié sincère entre les deux princes, les engagea à cimenter leur réconciliation par tout ce que la religion a de plus sacré. Le dimanche 20novembre, il mena ses neveux entendre la messe au couvent des Augustins, dont l’église fut ornée comme aux jours de grandes fêtes, et une cérémonie des plus touchantes y fut célébrée. Là, en présence de leurs hommes d’armes, de leurs écuyers et de leurs pages assemblés devant les portes de l’église, qu’on avait laissées ouvertes, et d’un peuple nombreux qui se pressait autour d’eux pour voir ce qui se passait dans l'intérieur, au moment le plus imposant de la messe, Jean de Bourgogne et Louis d’Orléans se prosternèrent et se mirent en prière. Tout le monde tombe à genoux, et un religieux silence règne dans la foule. Alors la main du duc de Bourgogne s’enchaîne dans celle du duc d’Orléans ; leur union est resserrée par les serments les plus solennels, et consacrée par tout ce que le christianisme a de plus auguste et de plus vénéré, par le corps de Jésus-Christ, qu’ils reçoivent à la table sainte. Les bourgeois et les serviteurs des princes se relèvent en criant : « Noël ! Noël ! Vivent nos seigneurs d’Orléans et de Bourgogne ! » Et aussitôt le Te Deum retentit sous les voûtes de l’église. La messe terminée, les deux princes sortirent, et parurent se tenant par la main. Auprès d’eux se pressaient les ducs de Berri et de Bourbon, et le roi de Sicile, duc d’Anjou, suivis de nombreux seigneurs et prélats. Le duc de Bourgogne, malgré son visage sombre et sévère, s’efforçait de sourire au peuple qui se précipitait pour le voir. Le duc d’Orléans se détournait pour rire avec les jeunes seigneurs qui l’entouraient. Divers sentiments agitaient alors la foule ; les uns ne pouvaient croire qu’une paix si solennellement jurée sur le corps de Jésus-Christ ne fût pas éternelle ; les autres imaginaient que ces semblants d’amitié, auxquels on devait être accoutumé depuis la paix de Vincennes, si souvent rompue et si souvent renouvelée, ne seraient pas durables. Ceux du parti bourguignon disaient que Jean se laissait amuser par les belles paroles de son adroit cousin, mais qu’il tiendrait la foi qu’il avait jurée ; ceux du parti d’Orléans, qu’en faisant à Louis le serment de fraternité, le Bourguignon avait bien d’autres pensées au cœur. Le pauvre peuple se figurait, dans sa simplicité, que ses misères et les désordres allaient enfin avoir un terme, puisque les ducs étaient devenus bons amis.

Le mardi suivant, le duc de Berri invita ses neveux à un grand dîner dans son hôtel de Nesle. Cet hôtel, qui lui avait été donné par le roi Charles VI, était situé sur le bord de la Seine et touchait au couvent des Augustins. Le duc l’avait fait agrandir et y avait fait construire des appartements, des galeries, un jeu de paume et de vastes jardins. Orné avec une splendeur sans égale, il renfermait une riche bibliothèque, des tableaux d’Italie et des ouvrages précieux d’orfèvrerie. Au repas, digne de la magnificence d’un oncle du roi, les deux princes s’embrassèrent, et tout porte à croire que le duc d’Orléans, qui s’était confessé la veille, le fit de bon cœur. Vers la fin du repas, un page entra dans la salle apportant un plat d’or rempli d’épices. Les deux cousins rompirent une oublie, et en mangèrent chacun la moitié. Le duc de Berri leur fit ensuite renouveler sur la coupe hospitalière les serments qu’ils avaient déjà faits sur le corps de Jésus-Christ. Ils burent ensuite à leur réconciliation, aux grands applaudissements de tous les convives et de leurs officiers, et lorsqu’ils se séparèrent le duc d’Orléans « invita son cousin à dîner avec lui le dimanche suivant : il ne savait point qu’il n’y aurait pas de dimanche pour lui[9]. »

Ce repas fut suivi d’un conseil tenu à l’hôtel Saint-Paul, et dans lequel les deux princes tombèrent en désaccord sur plusieurs questions ; ils furent rapprochés par le roi, qui lança des imprécations contre celui qui, après avoir juré fraternité d’armes sur la sainte eucharistie, oserait violer ce serment. Le soir même, Louis d’Orléans donna un bal dans son hôtel de Bohème, qui était orné avec un luxe vraiment royal. Tandis que la vaste salle de ce palais resplendissait de mille feux, qu’elle retentissait des fanfares et des airs joyeux des ménétriers, Jean Sans-Peur s’excusait de prendre part à cette brillante fête, et rassemblait un conseil de ses amis dans l'hôtel d'Artois, la demeure des ducs de Bourgogne. Là se trouvaient les sires de Kelly, de Ollehain, de Saint-Georges, des Essarts, Begnier Pot, conseillers intimes du duc ; Jean de Saulx, chancelier de Bourgogne, et le seigneur de Croy. Jean Sans-Peur, s’abandonnant à ses idées de vengeance, leur avoua qu’il avait résolu la mort de Louis d’Orléans, qui avait osé livrer à la raillerie de toute la cour l’honneur de Marguerite de Bourgogne son épouse, et distillé son venin contre une femme innocente. Le moment lui semblait favorable : il avait vu le peuple pendant tout le jour, il l’avait trouvé violemment irrité contre le duc d’Orléans ; il espérait que le peuple le regarderait comme son protecteur, et applaudirait à sa délivrance. Pour commettre le meurtre qu’il méditait d’ailleurs depuis plus de quatre mois, le duc de Bourgogne avait choisi un gentilhomme normand, Raoul d'Anquetonville, ancien général des finances, que le duc d’Orléans avait chassé de l’hôtel du roi pour ses malversations. Depuis quelques jours, ce Raoul logeait avec vingt hommes d’armes à la maison de l’Image-Notre-Dame, vieille rue du Temple, en face de l’hôtel de Rieux et de la Bretonnerie. Elle était ainsi nommée de ce que la porte d’entrée était ornée d’une image de Notre-Dame en plomb, dans une niche en saillie, avec une ouverture gothique surmontée d’une fleur de lis ; cette image existait encore en 1790. Raoul était alors attaché au duc de Bourgogne, et depuis quelques mois il ne le quittait plus ; c’était un homme audacieux et méchant, il haïssait mortellement le duc Louis.

Après la séance du conseil, qui avait été assez orageuse, et dans laquelle le seigneur de Croy avait cherché à détourner Jean Sans-Peur d’un crime qui devait livrer sa vie aux plus cruels remords, Raoul avait eu une entrevue avec le duc et lui avait développé tout son plan d’attaque. Le meurtre une fois commis, lui et ses infâmes compagnons devaient trouver un refuge à l’hôtel d’Artois, où le prévôt n’oserait mettre la main sur eux ; et si les affaires tournaient mal, ils trouveraient un asile sûr en Flandre.

A peine Raoul avait-il laissé le duc en proie à la plus vive agitation, qu’il était rentré dans la maison désignée pour encourager ses complices et leur distribuer l’or qu’il avait reçu du Bourguignon ; auprès d’eux il avait réclamé l’honneur de porter le premier coup. Le lendemain, mercredi, Louis d’Orléans devait être frappé à sa sortie de l’hôtel Barbette. Cet hôtel occupait l’espace compris alors entre les rues Vieille-du-Temple, de la Perle, des Trois-Pavillons et des Francs-Bourgeois. Il tirait son nom du financier Étienne Barbette, maître de la monnaie sous Philippe-le-Bel, auquel il avait appartenu. Le sire de Montagu en avait fait l’acquisition sous Charles VI, et l’avait ensuite vendu à la reine Isabelle. Elle avait agrandi et embelli ce séjour de prédilection. C’est là que tous les soirs le duc d’Orléans allait visiter la reine, et essayait de la consoler du chagrin que lui avait causé une couche malheureuse ; car tout récemment elle avait mis au monde un fils qui était mort en naissant. Le mercredi 23 novembre il y soupait, et le repas avait été fort gai[10]. Cependant, après le souper, Isabeau, instruite de tout ce qui s’était passé entre le duc de Bourgogne et le duc d’Orléans, et sachant de plus que depuis quelque temps Jean retirait dans son hôtel des gens de mauvaise mine, se laissait aller à des terreurs que Louis s’efforçait de dissiper. En ce moment, un valet de chambre du roi, Scas de Courte-Heuse, complice d’Anquetonville, se présente de la part du roi : « Monseigneur, dit-il, le roi vous mande que vous veniez devers lui sans délai. Il a hâte de vous parler pour chose qui touche grandement à vous et à lui. » Le prince se fit aussitôt amener sa mule, et après avoir souhaité le bonsoir à la reine, qu’il laissait plongée dans les plus vives inquiétudes, il sortit sans autre suite que deux écuyers montés sur le même cheval, un page et quelques valets pour éclairer. Il n’était que huit heures, mais il était déjà tard pour ce quartier retiré ; le ciel était couvert d’épais nuages, chacun renfermé chez soi, personne dans les rues ; partout le silence, qui n’était interrompu de temps à autre que par les hurlements lugubres de quelques chiens. Point de lumières, si ce n’est dans la maison de l’Image-Notre-Dame, où brûlait une lampe qui répandait une faible lueur à travers les ténèbres. Quelques instants auparavant, Raoul était descendu avec ses complices, et il avait tout préparé pour le crime. Il les avait disposés sans bruit près des maisons, dans la crainte de réveiller les gens de l’hôtel de Rieux. Peu de minutes après, il entend quelqu’un qui venait en sifflant par la porte Barbette, c’était Scas. « Tenez-vous prêts, dit-il à Raoul et à ses gens ; le duc vient suivi de deux écuyers, d’un page et de trois valets. — Dieu soit loué ! répondit Raoul, tout va bien, cache-toi ! » Scas était à peine entré dans la maison, que le pas des chevaux se fit entendre. Les maisons se teignent au loin de la lueur rougeâtre des torches que portaient les valets. Raoul et ses gens demeurent immobiles. Bientôt ils voient sortir de la porte Barbette le duc d’Orléans sur sa mule, accompagné ainsi que nous l’avons dit. Il était vêtu d’une simple robe de damas noir, fourrée de martre ; il s’en allait parla vieille rue du Temple, en arrière de ses gens, chantant à demi-voix un air favori et jouant avec son gant. Ses deux écuyers arrivent devant les brigands, armés les uns d’épées toutes nues, les autres de haches, et quelques-uns de becs de faucon et de massues de bois garnies de pointes de fer au bout. Le cheval, effrayé par la vue des armes, se cabre, hennit, prend le galop et emporte les écuyers. Aussitôt un coup de sifflet part ; tous les assassins s’élancent de leur embuscade, et tombent sur la victime désignée à leurs coups, en criant : « A la mort ! à la mort ! » D'Anquetonville frappe en même temps le duc de sa hache, et lui abat le poing gauche. « Qu’est-ce ceci ? D’où vient ceci ? Je suis le duc d'Orléans. — C’est ce que nous demandons, » répliquèrent quelques-uns d’entre eux en frappant sur le prince, qui mettait son bras devant. Bientôt il fut renversé de sa mule ; il se releva sur ses genoux ; mais les coups de haches, d’épées et de massues redoublèrent, et delà tête fendue la cervelle tomba sur la chaussée. Le page qui l’accompagnait, et qu’il aimait plus que tous les autres, tira son épée et se jeta au-devant de son maître. « Voilà pour toi, lui cria Raoul en le frappant, et le page tomba sur le corps du prince. Un autre cria : « Au meurtre ! au meurtre ! » il fut blessé à la tête et au bras, et s’enfuit par la rue des Rosiers. Jacquette, femme de Jacques Griffart, pauvre cordonnier qui habitait une chambre dépendante de l’hôtel de Rieux, ouvrit sa haute fenêtre, et voyant ce qui se passait, elle se mit aussitôt à crier de toutes ses forces : « Au meurtre ! — Tais-toi, mauvaise femme, «ui répondit-on de la rue. D’autres lançaient des flèches à toutes les fenêtres des maisons voisines d’où l’on voulait regarder. Cependant le bruit et les cris avaient attiré aux fenêtres les gens de l’hôtel de Rieux L’un des valets descendit, et voulut entrouvrir la porte, qu’il fut obligé de refermer sur-le-champ ; car les assassins se précipitaient sur lui. Alors, à la lueur des torches, la femme Griffart vit sortir de la maison de l’Image-Notre-Dame un homme de grande taille vêtu d’un chaperon rouge qui lui descendait. sur les yeux et enveloppé dans un manteau. « Est-ce fait ? demanda-t-il à Raoul. — Oui, » répondit celui-ci ; et traînant le cadavre près d’un tas de boue : « Le voici. » L’inconnu s’approcha du cadavre avec un fallot de paille[11] pour s’assurer si la besogne avait été faite consciencieusement, et après l’avoir examiné, dit à haute voix Éteignez tout, allons-nous-en, il est bien mort. — A cheval ! » cria Raoul à ses complices. Des chevaux préparés à la porte de la maison furent amenés. L’un des assassins, au moment de monter à cheval, frappa encore d’un dernier coup de massue la victime qui ne remuait plus. Dans cet instant les deux écuyers revenaient montés sur leur cheval, et ramenant la mule du duc qui s’était échappée. « Holà sur les ribauds ! tue ! tue ! » s’écrie l’un des brigands. Mais les deux écuyers traversèrent au galop, se dirigèrent vers l’hôtel Barbette en criant : « Au meurtre ! au meurtre ! » Les assassins s’enfuirent alors par la rue des Blancs-Manteaux en criant : « Au feu ! au feu ! » En effet des flammes sortaient de la maison de Notre-Dame, où ils avaient mis le feu. Ils jetaient après eux des chausse-trapes de fer, afin qu’on ne pût les suivre, et faisaient éteindre toutes les lumières qu’ils voyaient dans les boutiques.

Éveillés par le bruit, les gens de la rue se mirent aux fenêtres et firent entendre les mêmes cris : « Au feu ! au feu ! » Ceux de l’hôtel de Rieux sortirent alors avec des flambeaux, et un écuyer du duc d’Orléans, neveu du maréchal, descendu sur le théâtre du crime, trouva son malheureux maître étendu dans le ruisseau et tout mutilé. La tête était ouverte de l’œil à l’oreille, d’une oreille à l’autre ; la main gauche était détachée ; le bras droit, tranché à deux places, ne tenait plus que par un lambeau, et ce fut à grand'peine qu’au point du jour on put ramasser dans la boue sa main mutilée et jetée au loin par la violence du coup, et la cervelle épandue sur le pavé[12]. Jacob, le jeune page allemand qui passait pour lui avoir été donné par Isabeau de Bavière, et qui s’était efforcé de le défendre, gisait auprès de lui et rendait les derniers soupirs en disant : « Ah ! monseigneur mon maître ! » Les gens du voisinage, accourus pour éteindre l’incendie, restèrent muets d'épouvante. Les deux cadavres furent relevés en lambeaux au milieu des larmes et des gémissements, et transportés dans la maison du maréchal. Quelques-uns de ses gens montèrent aussitôt à cheval, et coururent aux hôtels des princes pour donner avis d’un si grand malheur. Tout Paris connut bientôt cet horrible attentat. Il avait été commis à trente pas de l’hôtel de la reine, et des cris redoublés étaient venus réveiller ses tristes pressentiments, lorsqu’elle en fut instruite la première. A cette nouvelle, elle tomba évanouie entre les bras de ses femmes, et le trouble et l’épouvante régnaient chez elle, quand le duc de Bavière, son frère, et plusieurs autres seigneurs et chevaliers accoururent pour la rassurer. Malgré l’état où elle se trouvait, elle se fit sur l’heure même transporter en litière à l’hôtel Saint-Paul, et voulut occuper, pour plus de sûreté, une chambre voisine de celle du roi. Les bourgeois, profondément émus, prirent les armes, et se portèrent aux hôtels des princes pour les défendre. Une foule de seigneurs s’empressèrent d’aller former une garde au roi[13]. « Les princes se rassemblèrent tous sur-le-champ à l’hôtel d’Anjou, chez le roi de Sicile, avec les principaux seigneurs du conseil. Le sire de Tignonville, prévôt de Paris, mandé par le connétable, se rendit au plus tôt à l’hôtel de Rieux, pour constater le crime et commencer les enquêtes ; puis il alla rendre compte aux princes des circonstances déplorables dont il venait de prendre connaissance[14]. » Par son ordre les portes de la ville furent fermées et soigneusement gardées, et des compagnies de bourgeois parcoururent les rues pour maintenir l’ordre, et pour que les meurtriers ne pussent échapper.

Le lendemain, le corps placé dans un cercueil de plomb fut transporté, au milieu de la consternation et de la terreur générale, à l’église voisine des Blancs-Manteaux. Le cercueil, renfermant le corps du feu duc en habit de célestin, fut déposé tout ouvert au milieu du chœur. Au pied et en travers de ce cercueil, était une bière de bois contenant le corps de Jacob, de ce page fidèle qui n’avait pas voulu quitter son maître, et qui devait être enseveli à ses pieds. A la porte du chœur se pressaient des gens du peuple ; les uns adressaient au Ciel de ferventes prières, les autres parlaient à voix haute. Personne d’entre eux n’aurait pensé que ce prince si jeune et si beau, si brillant de grâce chevaleresque et de science, si joyeux deux jours auparavant, quitterait sa riche robe de velours pour se coucher dans ce cercueil. Toute la famille royale, éplorée et consternée, vint lui donner l’eau bénite ; le duc de Bourgogne osa s’y présenter, et ne parut pas moins affligé que les autres princes. « Jamais, disait-il, plus méchant et plus traître meurtre ne fut commis et exécuté en ce royaume. »

Le vendredi, le duc d’Orléans fut enseveli avec la plus grande et la plus triste pompe à l’église des Célestins, dans cette superbe chapelle qu’il avait bâtie lui-même, et qu’il avait enrichie de ses dons. Après l’office des morts, où l’évêque de Paris officia en habits pontificaux, assisté du prieur des Célestins et de l’abbé des Guillelmites, et entouré de tout son clergé, un morne silence succéda au chant, et ne fut interrompu que par les sanglots des assistants. Le duc fut porté à sa dernière demeure par quatre Célestins, et son convoi fut accompagné des quatre ordres mendiants, suivis de toutes les paroisses de la ville avec croix et bannières, et de tout ce qu’il y avait de seigneurs et de chevaliers. Parmi les gentilshommes qui portaient les pièces d’honneur, c’est-à-dire Vécu, le casque, l’épée et la cotte d’armes, on remarquait à sa douleur sombre Tanneguy Duchâtel, qui devait un jour venger la mort de son maître par un autre assassinat. Les coins du drap mortuaire étaient portés par le roi de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, qu’on voyait répandre des larmes.

Cependant l’émotion causée dans Paris par ce tragique événement ne s’affaiblissait pas, et l’inquiétude était extrême dans la famille royale et parmi tous les seigneurs : on ne savait à qui imputer un crime aussi horrible. Les soupçons se portèrent d’abord sur Aubert le Flamenc, seigneur de Canny, ancien chambellan du duc ; cet homme haïssait mortellement le prince depuis une grave offense qu’il en avait reçue. Mais une révélation inattendue et terrible vint bientôt justifier ce gentilhomme, qui d’ailleurs était absent de Paris depuis plus d’un an. A force d’enquêtes, le prévôt de Paris, le sire de Tignonville, découvrit que l’hôtel d’Artois servait de refuge à un porteur d’eau qu’on avait vu aller et venir dans la maison de l’Image-Notre-Dame, pendant que les assassins s’y cachaient pour attendre l’occasion favorable à l’exécution de l’odieux attentat. Après avoir entendu les témoignages des écuyers du duc d’Orléans, de l’officier de sa fruiterie, qui s’était sauvé tout blessé dans la maison d’une chapelière de la rue des Rosiers, ensuite des gens de l’hôtel de Rieux, des habitants de la vieille rue du Temple et des quartiers voisins, le prévôt avait acquis la certitude que les coupables avaient tout préparé pour le meurtre du prince dans la maison de l’Image-Notre-Dame, qu’ils avaient louée depuis quelques jours, et qu’après avoir commis le crime dont Paris était épouvanté, ils s’étaient enfuis par les rues des Blancs-Manteaux, Simon le-Franc, Maubuée, Saint-Martin, aux Ours. Il avait pu constater leur passage dans la rue Mauconseil, où était l’hôtel du duc de Bourgogne. Il se rendit aussitôt au conseil des princes, assemblé à l’hôtel de Nesle, où le Bourguignon, sombre et soucieux, était venu s’asseoir, et avait entendu avec un secret frémissement les malédictions lancées par le duc de Berri contre les infâmes qui avaient arraché la vie à son neveu, et qui avaient ainsi dépouillé la famille royale de son plus bel ornement. Le sire de Tignonville, ayant été introduit, déclara que si on lui permettait de fouiller les hôtels des serviteurs du roi, et même des princes, il se faisait fort de trouver les coupables. Les princes lui répondirent sur-le-champ que, s’il en était ainsi, ils lui donnaient congé et licence d’entrer où bon lui semblerait[15]. À peine le prévôt avait-il quitté la salle du conseil, que le duc de Bourgogne change de couleur et se trouble. « Ah mon Dieu ! mon cousin, s’écrie le roi de Sicile en courant à lui, sauriez-vous quelque chose ? il faut nous le dire ; car aussi bien l’homme de votre maison sera pris. » Le duc de Bourgogne, tout tremblant, le tire à part avec le duc de Berri, et d’une voix entrecoupée : « C’est moi, le diable m’a tenté[16]. » À ces mots ils reculèrent saisis d’une égale horreur ; puis le duc de Berri fondit en larmes, et dit : « J’ai perdu mes deux neveux. » Ils se retirèrent épouvantés dans la salle du conseil. Jean Sans-Peur, pâle et tremblant, sortit en grand désordre, et les princes se séparèrent consternés de la perversité du Bourguignon, qui avait conçu, comme on l’apprit bientôt, le plus noir des projets, lorsqu’il jurait à son noble cousin une amitié fraternelle, et qu’il partageait avec lui, au pied des autels, le corps du Christ, ce gage sacré de la réconciliation.

Le reste du jour et la nuit suivante s’écoulèrent sans que les princes sortissent de leur stupeur et osassent prendre une détermination. Le duc de Bourgogne, que l’aveu de son crime avait d’abord anéanti, se remit bientôt de sa vive émotion ; chez lui l’orgueil étouffa les remords. Il se souvint qu’il était puissant, qu’il n’y avait pas de juges pour lui[17], et il crut que c’était aux autres et non à lui de trembler. Le samedi matin, il osa se présenter encore à l’hôtel de Nesle, où le conseil royal était de nouveau rassemblé chez le duc de Berri ; il en trouva la porte fermée. Mais revendiquant son crime comme vertu, il déclara à son oncle que c’était lui, et nul autre, qui avait fait faire ce qui avait été fait. Puis il se retira fièrement, et laissa le duc de Berri stupéfait de cette assurance. Le duc de Bourbon, qui entra immédiatement après dans la salle du conseil, reprocha vivement aux autres princes de ne l’avoir pas fait arrêter.

Jean de Bourgogne, malgré ce semblant d’audace, n’était pas rassuré ; il ne se sentait pas en force pour braver le conseil du roi, et ne connaissait pas encore les dispositions du peuple de Paris à son égard. Comme il craignait d’être arrêté, il pensa aux moyens de mettre sa personne en sûreté. Il retourna sur-le-champ à son hôtel d’Artois, monta à cheval sans délai, lui septième seulement, et galopa sans s’arrêter jusqu’en Flandre. L’amiral Clignet de Brabant, favori du duc d’Orléans, ayant appris qu’il fuyait, se mit à sa poursuite avec cent vingt chevaliers delà maison du prince ; mais Jean dut son salut à la précaution qu’il avait prise de faire couper derrière lui le pont de Saint-Maxence. A une heure après midi, il arrivait déjà à son château de Bapaume. Il ordonna, en mémoire du péril auquel il croyait échapper, que dorénavant les cloches sonnassent à cette heure-là. Cela s’appela longtemps l’Angélus du duc de Bourgogne. Pas un des assassins ne fut puni : Raoul d'Anquetonville et ses complices sortirent déguisés de Paris, et se retirèrent à Lens en Artois, dans les États de Jean, et y vécurent récompensés et tranquilles.

« On dit que la mort embellit ceux qu’elle frappe, et exagère leurs vertus ; mais c’est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu’en chaque homme il y a ordinairement plus de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d’Orléans, on connut ses aumônes[18]. » Parmi les princes, les seigneurs, la haute bourgeoisie, on oubliait ses défauts pour ne se souvenir que de ses heureuses qualités, de ses manières si nobles et si aimables, de sa bienveillance d’âme et de son affabilité encourageante, de sa bonté pour les doctes et les clercs, de sa charité pour les pauvres, de ce savoir si rare dans les seigneurs et les princes. On louait sa dévotion vive et sincère, et l’amour dont il avait toujours fait preuve pour tout ce qui avait rapport à la religion. On montrait aux Célestins la cellule où il aimait à se retirer. On se rappelait avec plaisir que, malgré les désordres de sa vie, il jeûnait souvent et veillait avec les religieux. Son testament, qu’il avait écrit de sa main quatre ans avant sa mort, était plein de sentiments chrétiens, et témoignait de sa pieuse munificence envers l’Église. Il y recommandait expressément de payer toutes ses dettes, et n’oubliait pas les pauvres et les hôpitaux dans la distribution de ses bienfaits. « Enfin la bonté de son âme confiante et sans fiel se manifestait dans la recommandation qu’il faisait de ses enfants aux soins de son oncle le duc Philippe, tandis qu’ils étaient déjà au plus fort de leurs querelles[19]. »

 

 

 



[1] Le Religieux de Saint-Denis.

[2] Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.

[3] Religieux de Saint-Denis.

[4] Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet.

[5] Monstrelet.

[6] Michelet.

[7] Juvénal des Ursins. — Religieux de Saint-Denis.

[8] Religieux de Saint-Denis. — Monstrelet. — Juvénal des Ursins.

[9] Michelet, Histoire de France, t. IV.

[10] Religieux de Saint-Denis.

[11] Religieux de Saint-Denis.

[12] Mémoires académiques, t. XXI, p. 533.

[13] Monstrelet, Chroniques, t. Ier.

[14] De Barante, Histoire des ducs de Bourgogne.

[15] Monstrelet, Chroniques, t. Ier.

[16] Religieux de Saint-Denis.

[17] Michelet.

[18] Michelet.

[19] De Barante.