CHARLES VI, LES ARMAGNACS ET LES BOURGUIGNONS

 

CHAPITRE V. — LUTTE ENTRE LES MAISONS DE BOURGOGNE ET D’ORLÉANS. 1398-1404.

 

 

Crédit et pouvoir du duc d’Orléans. — Généreuse sympathie du peuple pour Charles VI. — Moines augustins appelés à la cour pour rendre la santé au roi. — Manuel Paléologue à la cour de France. — Richard II renversé par Henri de Lancastre. — Mort du duc de Bretagne. — Jean V, son fils, lui succède. — Déposition de l’empereur Wenceslas. — Le duc de Bourbon en Guyenne. — Rivalité des ducs de Bourgogne et d’Orléans. — Ambassades de Wenceslas et de l’empereur Robert à Charles VI. — Misère du royaume. — Mort du dauphin. — Sage ordonnance du roi. — La guerre civile est sur le point d’éclater entre Philippe-le-Hardi et Louis d’Orléans. — Réconciliation peu sincère des deux princes. — Gouvernement impopulaire du duc d’Orléans. — Le duc de Bourgogne réclame en faveur du peuple contre les impôts. — Il est déclaré régent de Bretagne pendant la minorité de Jean V. — Captivité de Benoit XIII dans Avignon. — Sa fuite. — Sa réhabilitation. — Ordonnances du roi. — Hostilités contre l’Angleterre. — Mort de Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne.

 

Depuis la funeste démence du roi, le duc de Bourgogne avait acquis une supériorité décidée sur tous les seigneurs et les princes du sang, et avait concentré tout le pouvoir dans ses mains. Étendue de domaines, réputation dans les armes, talents, richesses, splendeur, tout semblait se réunir pour l’élévation de ce prince et la gloire de sa maison. Mais le moment était venu où le duc d’Orléans, qui n’avait encore joué qu’un rôle secondaire dans les affaires publiques, allait oser disputer à son oncle l’autorité qu’il exerçait dans le royaume. En effet, il pouvait faire valoir les droits de sa naissance, la faveur dont il jouissait auprès de la reine, la tendresse toute filiale du duc de Bourbon, qui avait élevé sa jeunesse, et quelquefois l’appui du duc de Berri, jaloux de l’influence de son frère, et souvent accessible à la séduction de l’argent.

Des acquisitions de domaines et des confiscations que lui abandonnait le roi son frère, qui maintenant lui était entièrement dévoué, venaient chaque jour augmenter les richesses dont il avait besoin pour soutenir ses prodigalités. Chaque jour aussi son crédit et son pouvoir prenaient de l’accroissement. Ainsi il faisait remplacer par Nicolas Dubois, évêque de Bayeux, le chancelier Arnaud de Corbie, que l’on regardait comme le conseil du duc de Bourgogne. Par sa protection, le sire de Montagu était nommé intendant des hôtels du roi, de la reine et du duc d’Orléans, obtenait le gouvernement de la Bastille et devenait plus puissant que jamais. Louis d’Orléans ne négligeait rien pour diminuer l’influence de son oncle. Par son caractère doux et aimable, par ses manières gracieuses et prévenantes, par son langage facile et séduisant, il était parvenu à se concilier une partie de ce peuple qui naguère le poursuivait de toute sa haine. Enfin il était entouré d’une foule de courtisans qu’il s’était attachés par d’adroites promesses. Ainsi, à l’époque où nous sommes arrivés, la suprématie du pouvoir appartient encore au duc de Bourgogne, et ce prince a la ferme volonté de ne pas la laisser passer en d’autres mains. Le duc d’Orléans est disposé à lutter avec toutes les forces dont il peut disposer, pour l’ébranler, et se rendre maître de l’administration tout entière. Dans la série des événements que nous allons raconter, nous verrons souvent les deux rivaux redoutables qui se disputent le pouvoir, réussir tour à tour à se supplanter. Le roi, devenu l’instrument des passions de ceux qui l’entourent, penchera pour celui qui, dans ses intervalles lucides, parviendra le premier à fixer son attention. Cependant il écoutera souvent son frère avec plus d’intérêt, parce qu’il l’a toujours tendrement aimé, et que, Valentine revenue à la cour, il a senti se ranimer ses premiers sentiments pour elle. Mais cette lutte sur les plus graves objets de l’ambition humaine, cette lutte dans laquelle ne peuvent intervenir ni la sainte autorité de la loi, ni la force imposante du monarque, doit avoir les plus terribles conséquences ; elle doit aboutir au meurtre.

Le duc d’Orléans, admis à partager le pouvoir avec les ducs de Berri et de Bourgogne (1399), résolut d’en profiter en faveur du pape Benoît, avec lequel il s’était lié d’une intime amitié à l’époque de la grande ambassade d'Avignon, et qui se trouvait réduit alors à de fâcheuses extrémités. Benoît était chaque jour pressé davantage. L’hiver était rigoureux, et l’ennemi avait brûlé le magasin de bois à l’aide des feux grégeois. Il se résolut enfin à traiter par la médiation du roi d’Aragon, qui envoya des ambassadeurs à la cour pour tâcher d’adoucir son sort. Le duc d’Orléans prit ce prétexte pour se montrer favorable à ce pape et pour faire décider qu’on entrerait en composition avec lui, et réussit à faire abandonner le siège du château des Papes. On laissa passer des vivres à Benoît, qui s’engagea à ne pas sortir du château d’Avignon sans la permission du roi et des cardinaux, jusqu’à ce que l’union fut rétablie dans l’Église[1]. La France persista dans la soustraction d’obédience. Mais Benoît présumait assez de son habileté et du crédit de son nouveau protecteur, pour espérer qu’il trouverait les moyens d’échapper à sa captivité.

Durant ces événements, la maladie du roi avait redoublé d’intensité ; ses accès le prenaient dans toutes les saisons, et ses intervalles de calme devenaient plus rares. Lorsqu’il sentait les premières atteintes d’une rechute, il invoquait Dieu, Notre-Dame et les saints. Tous ceux qui le voyaient, gentilshommes, dames et damoiselles, pleuraient à chaudes larmes, et on ne pouvait en entendre parler sans être touché de compassion[2]. Au milieu de tous ces princes ambitieux, violents et sanguinaires qui l’accablaient d’exactions, le peuple se prit d’une généreuse sympathie pour son jeune roi, qu’il voyait si malheureux, et lui décerna le surnom de Charles-le-Bien-Aimé. Charles n’avait cependant pas fait beaucoup pour le peuple ; mais il l’aimait, et dans ses retours à la raison il essayait de lui faire un peu de bien, de remédier à quelques-unes de ses souffrances.

Les médecins, expulsés naguère avec ignominie et rappelés ensuite à la cour, virent échouer toutes les ressources de leur art, et dans leur impuissance de guérir le pauvre insensé, ils déclarèrent qu’il était sous le coup de sortilèges, comme on l'avait précédemment allégué. On prit encore la résolution de recourir à des remèdes étrangers. Il y avait alors en Guyenne deux moines augustins qui, disait-on, par des moyens secrets, opéraient des guérisons surprenantes. Les ministres écrivirent au maréchal de Sancerre, alors en Guyenne, de les faire partir pour la cour avec une escorte. Arrivés à Paris, ils furent présentés au roi ; ils examinèrent quelques jours tous les symptômes de sa maladie, et ne parurent pas désespérer de sa guérison. Ils furent logés à la Bastille, près de l’hôtel Saint-Paul ; on les y traita magnifiquement, et on leur fournit tout ce qu’ils demandaient. Ils donnèrent d’abord au roi de l’eau distillée sur des perles mises en poudre, les médecins ne désapprouvèrent pas ce breuvage ; mais ils joignaient à leurs remèdes certaines paroles secrètes et inconnues, auxquelles ils attribuaient une force et une puissance victorieuses. C’était lorsqu’on implorait Dieu dans tous les temples pour la santé du roi, qu’on avait recours à de semblables moyens, et que des imposteurs abusaient ainsi de la crédulité publique. Aussi les évêques, le clergé et tous les gens sages blâmaient-ils avec raison une telle impiété.

Au commencement de juillet, le roi éprouva quelque soulagement, il recouvra la raison, et fut même capable d’aller rendre de solennelles actions de grâces à Dieu dans l’église de Notre-Dame. Ce n’était qu’un moment de relâche ; le samedi suivant il retomba malade. Lorsqu'il sentit l’approche de la frénésie, il avertit de lui-même qu’on lui ôtât son couteau, et qu’on le mit hors d’état de nuire à personne. Il attendrissait tous ceux qui l’entouraient, lorsqu’il avait lui-même connaissance de son mal, et qu’il leur disait, les larmes aux yeux, qu’il aimait mieux mourir. Tout le monde aussi pleurait avec ce pauvre prince, lorsque, s’imaginant que parmi ses officiers se trouvait l’auteur de son mal, il s’écriait : « S’il est ici parmi vous, celui qui me fait souffrir, je le conjure, au nom de Jésus-Christ, de mettre fin à mes cruels tourments par une prompte mort ; qu’il m’achève, au lieu de me faire tant languir[3].

Pour expliquer cette rechute du roi, les deux moines dirent qu’elle venait d’un sortilège qu’ils ne pouvaient lever. Pressés vivement de nommer l’auteur de ce sortilège, ils accusèrent, pour faire plaisir au duc de Bourgogne, Melin, barbier du roi, et le concierge du duc d’Orléans : Melin avait rasé le roi la veille. Ces deux hommes furent immédiatement arrêtés ; tout Paris fut ému, le peuple superstitieux et crédule applaudit. Ce barbier avait été vu, disait-on, rôdant autour du gibet de Montfaucon, pour y chercher les ingrédients de ses maléfices parmi les ossements des suppliciés. Les deux accusés furent interrogés ; mais comme on ne donnait pas de preuve contre eux, le conseil, honteux de cette ridicule procédure, les fit mettre en liberté.

Le duc d’Orléans ressentit vivement l’outrage de cette accusation, et sans le duc de Bourgogne il en eût tiré une vengeance éclatante. Quelques jours après, le roi se trouva mieux ; les deux moines s’en attribuèrent tout l’honneur, et leur crédit dura encore quelque temps, malgré l’opposition sensée des médecins et du clergé. Pendant cette convalescence, le roi se préparait à de nouvelles rechutes par des actes de piété. Il fit faire sur les bords de la Seine un vaste parc entouré de palissades. Il s’y rendait tous les matins avec une suite peu nombreuse, après avoir assisté à la messe ; là, il distribuait d’abondantes aumônes aux pauvres, il saluait tout le monde et ne rebutait personne. Il voyait toujours avec le plus grand plaisir ses braves bourgeois de Paris et le prévôt des marchands, Juvénal, dans lequel il avait une confiance sans bornes. Il se faisait rendre compte des affaires les plus importantes, se livrait avec ardeur à tous les devoirs de la royauté, et se montrait plein d’amour pour son peuple.

Au bout de quelques mois, il éprouva une nouvelle atteinte de son mal, et les moines firent espérer une prompte guérison. Quelques prédictions hasardées sur des conjectures apparentes leur avaient concilié une certaine faveur parmi le peuple. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur demander des remèdes pour des maladies. Ils y menaient une vie scandaleuse, en attendant le retour de la santé du roi, pour s’en attribuer encore le mérite. Ils espéraient éviter ainsi le châtiment de leurs fourberies. Quand ils virent que la folie du roi ne cédait ni à leurs remèdes, ni à leurs formules mystérieuses, ils proposèrent de faire des incisions à la tête du malade. Alors on s’aperçut de l’inanité de leur science, dont ils continuaient à parler en termes magnifiques, et on mit fin à leurs cruelles et inutiles opérations. On les garda plus étroitement à la Bastille, et on les menaça de les traiter en criminels, s’ils ne découvraient les causes de la maladie du roi. Les misérables tentèrent un coup hardi pour se soustraire au danger. Ils déclarèrent que leur art se trouvait inutile, parce qu’il était combattu par des opérations magiques plus puissantes ; et dans l’espérance d’obtenir l’appui du duc de Bourgogne en attaquant son rival, ils accusèrent le duc d’Orléans. Les autres princes virent sans doute avec plaisir une semblable accusation ; mais ils n’osèrent la soutenir ouvertement. Le duc d’Orléans, calomnié, demanda vengeance. Philippe-le-Hardi, intéressé d’ailleurs à faire respecter la dignité de prince du sang, abandonna les deux imposteurs, qui ne tardèrent pas à voir tourner contre eux-mêmes leur ruse criminelle. Ils furent arrêtés, et persistèrent à se dire sorciers. Condamnés à la question, ils avouèrent les motifs de leur calomnie, et confessèrent un nombre infini de crimes qui étaient la suite de leur vie licencieuse et de leur impiété.

Leur procès fut jugé devant l’official, et ces magiciens, invocateurs du démon, furent condamnés au dernier supplice. Comme ils étaient revêtus des ordres sacrés, ils furent dégradés publiquement de la prêtrise par l’évêque de Paris et par six autres évêques. Cette triste cérémonie eut lieu à la place de Grève, où ils furent conduits les mains liées derrière le dos, au milieu d'une foule immense, et la tête couverte d’une mitre de papier, sur laquelle on lisait ces mots : apostats, sorciers, idolâtres. La dégradation une fois accomplie, ils furent livrés au bras séculier, puis décapités, leurs corps coupés par quartiers, et les quartiers attachés aux portes de Paris[4] (30 octobre 1398). Avant le supplice, il leur avait été permis de se confesser : faveur remarquable, en ce qu’elle était accordée pour la première fois aux criminels condamnés à mort, d’après une ordonnance du roi du 12 février 1397, rendue à la sollicitation de Pierre de Craon. Ainsi la sublime fonction du prêtre commença par l’édit d’un roi de France malheureux.

Après la désastreuse journée de Nicopolis, Bajazet, croyant que l’instant était venu de porter le dernier coup à l’empire d’Orient, avait tourné ses regards du côté de Constantinople, et avait repris le siège de cette ville. L’empereur d’Orient, Manuel Paléologue, avait sollicité dans sa détresse les secours des princes chrétiens. Charles VI se montrant disposé à lui venir en aide, le duc d’Orléans le supplia de lui confier le commandement de cette nouvelle croisade. Mais le roi, qui n’avait pas perdu le souvenir de la bataille de Nicopolis, ne voulut point que son frère s’exposât à de si grands périls, et se contenta d’envoyer, après le blocus d’Avignon, le maréchal de Boucicaut à la tête de 1.200 hommes sur les rives du Bosphore (1399). Ce renfort précaire ne pouvait sauver Manuel du danger qui le menaçait ; il résolut donc de quitter ses États et de parcourir l’Europe, pour réveiller l’ardeur des croisades. Ce prince ne comprenait pas son époque. L’Europe n’était plus aux temps de Godefroi de Bouillon, ni même de saint Louis ; partout d’autres intérêts l’emportaient déjà sur les intérêts religieux, et les États européens allaient abandonner aux Ottomans l’empire décrépit de Constantinople. A Milan, à Gênes, à Florence et en Allemagne, il fit entendre d’inutiles prières ; partout il n’obtint qu’un stérile intérêt ; à la cour de France elle-même, qui n’était occupée que de ses divisions, on lui prodigua des honneurs, on lui fournit des secours d’argent, sans vouloir s’engager dans une expédition si éloignée.

Vers la même époque, en Angleterre, une terrible catastrophe renversait du trône le gendre de Charles VI, Richard II, pour y faire monter le fils du duc de Lancastre. Par son mariage avec Isabelle de France, Richard avait espéré se fortifier contre les projets ambitieux de ses oncles et le mécontentement de ses sujets. Pendant quelque temps il régna avec sécurité ; mais le duc de Glocester, son oncle, fut bientôt le promoteur de nouvelles intrigues qui éveillèrent ses alarmes et son ressentiment. Richard alors secoua sa mollesse, se réconcilia avec ses autres oncles de Lancastre et d’York, et entra dans une lutte à mort avec son irréconciliable ennemi. Glocester, qui s’était mis à la tête du parti de la guerre, ne manquait pas de nourrir la haine des Anglais soit contre la France, soit contre Richard, auquel il reprochait l’abandon de Cherbourg et de Brest. Sur le bruit que ce prince avait formé un complot contre lui avec l’archevêque de Cantorbéry et les comtes de Warwick et d’Arundel, le roi fit enlever et conduire à Calais le duc de Glocester, par le maréchal d’Angleterre, comte de Nottingham, et arrêter tous ceux qui avaient embrassé son parti. Un parlement entièrement dévoué au roi fut convoqué pour les juger, et les déclara coupables de haute trahison. Les uns furent condamnés à l’exil, les autres périrent sur l’échafaud ; et quelque temps après le duc lui-même fut étranglé ou étouffé par ordre de Richard dans la tour de Londres. Les seigneurs et les communes approuvèrent tout ce que le roi voulut, et dès lors rien n’arrêta le cours de ses vengeances et de ses odieuses exactions.

Mais tandis que Richard trouvait un empressement servile dans le parlement, et exerçait, au mépris des lois et des chartes, une autorité sans bornes, une querelle particulière vint le troubler au milieu de ses succès. Henri de Bolingbroke, comte de Derby, duc de Hereford, fils du duc de Lancastre et cousin du roi, accusa le comte de Nottingham, devenu duc de Norfolk, d’avoir manifesté des soupçons injurieux au caractère du monarque. Le maréchal les nia ; et comme on ne pouvait appeler aucun témoin, le roi décida qu’une haute cour de chevalerie jugerait la contestation. Mais Henri persistant dans son accusation, et Norfolk continuant aussi à nier les discours qui lui étaient imputés, la haute cour des barons, des bannerets et des chevaliers, remit la décision au jugement de Dieu, et reçut les gages de bataille. Au jour fixé, les deux champions étaient en présence devant le roi, la noblesse, le parlement et un immense concours de peuple, lorsque Richard jeta son sceptre entre les prétendus combattants, déclarant qu’il ne pouvait souffrir un combat, quel qu’en fût l’événement, qui devait envelopper dans une éternelle disgrâce l’une ou l’autre des deux personnes, ses alliées par le sang[5]. De l’avis d’une commission de gouvernement, il exila les deux adversaires : Norfolk pour toujours en Allemagne, en Bohême ou en Hongrie, avec l’ordre de faire un pèlerinage en Terre-Sainte ; Hereford, l’accusateur, pour six ans seulement. Celui-ci se rendit à Paris, reçut l’accueil le plus empressé du roi et des princes français, et se lia surtout d’une étroite amitié avec le duc d’Orléans. Délivré de ses plus redoutables ennemis, et n’ayant plus rien à craindre des deux oncles qui lui restaient, Richard s’abandonna à tous les excès de la tyrannie. Un comité composé de douze pairs et de six membres des communes, tous ministres complaisants de ses volontés, qui représentait le parlement et en avait tous les droits, sanctionnait les actes les plus arbitraires. Après avoir levé des fonds par emprunts forcés et obligé les anciens partisans de Glocester à racheter de nouveau des chartes de pardon par de ruineuses amendes, le roi osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison, et acquis à la couronne sous prétexte qu’ils s’étaient jadis prononcés en faveur du comte de Derby contre le duc d’Irlande. « Cet acte audacieusement fou, par-delà toutes les folies de Charles VI, perdit Richard II[6]. » Le mécontentement se propagea dans toutes les classes de la nation, et le roi vit promptement disparaître la popularité qui l’avait soutenu tant que l’oppression n’avait porté que sur la noblesse. Sur ces entrefaites mourut à Londres Jean de Lancastre, l’un des princes les plus riches de l’Europe (3 février 1399). Son fils, le duc de Hereford, alors exilé en France, prit le titre de duc de Lancastre. Mais Richard fut effrayé de la puissance que ce prince, si cruellement offensé par lui, allait acquérir par la succession de son père. Non content d’avoir empêché son mariage avec la fille du duc de Berri, déjà veuve deux fois, du comte de Blois et du comte d’Eu, il retint la succession et ne voulut point la délivrer au duc Henri, sous prétexte que son bannissement le rendait incapable d’hériter de toute propriété. Le jeune prince, irrité de cette spoliation, ne chercha plus que les moyens d’en tirer vengeance. Cette injuste conduite du roi et le sentiment de leurs propres maux éveillèrent l’esprit de résistance dans la plupart des nobles et des prélats ; la nouvelle injure faite à leur favori le leur désigna comme chef[7] ; on se rassembla en conférences secrètes, on forma des plans de changements, et la plus grande fermentation agita le royaume.

Au milieu de circonstances si difficiles, Richard eut l’imprudence de quitter son royaume. Son cousin Roger, comte de March, héritier présomptif de la couronne et gouverneur d’Irlande, avait été surpris et tué par un parti de rebelles. Richard jura de venger son parent, et méprisant les conseils de ses amis, il quitta l’Angleterre pour diriger en personne une expédition contre les révoltés d’Irlande. Pendant son absence les partisans d’Henri ne restèrent pas en repos ; ils lui écrivirent pour l’engager à rentrer en Angleterre, lui représentant que la circonstance était heureuse. Comme le duc de Bourgogne, qui n’ignorait pas son dessein de s’embarquer, avait donné l’ordre de l’arrêter, Henri demanda et obtint la permission de visiter le duc de Bretagne, son ami et son allié. A Nantes il trouva Montfort, qui lui fournit trois vaisseaux pour son passage. Il mit à la voile de Vannes pour l'Angleterre avec cette faible escorte, placée sous les ordres de Pierre de Craon, l’assassin d’Olivier de Clisson. Il prit terre à Ravenspur, dans l’York-Shire, avec une vingtaine de ses partisans (4 juillet 1399). Avertis par ses émissaires, les comtes de Northumberland et de Westmoreland, et une foule d’autres seigneurs, vinrent se joindre à lui. Il déclara hypocritement en leur présence qu’il ne demandait que l’héritage de son père. Le proscrit se rendit promptement à Londres, où ses brillantes promesses le firent accueillir avec enthousiasme. Le duc d’York, prince d’un caractère faible, auquel Richard avait confié la régence du royaume, demeura neutre ; la noblesse et toutes les villes ne tardèrent pas à suivre le mouvement de Londres. Les partisans de Richard, qui s’étaient enfuis à Bristol, furent assiégés dans le château de cette ville, qui se rendit, et furent aussitôt envoyés au supplice.

A la nouvelle des événements de Londres, Richard, qui se vantait d’avoir dompté le peuple, ne perdit rien de son orgueilleuse confiance ; il marcha contre les troupes que Lancastre avait rassemblées sous sa bannière. Mais, abandonné de son armée, des courtisans qu’il avait comblés de biens, il prit un vêtement de prêtre, et se sauva avec un petit nombre de serviteurs dans le château de Conway, au pays de Galles ; il n’y trouva pas les secours qu’il espérait. Le comte de Northumberland, envoyé par Lancastre au monarque infortuné, l’attira hors de cette forteresse par des protestations de soumission et de fidélité, et le livra à son rival (20 août 1399). Après l’avoir abreuvé d’humiliations jusqu’à Londres, le duc de Lancastre le fit conduire à la Tour. Il le réservait pour un dénouement plus tragique encore. Henri convoqua le parlement au nom du roi captif, dont il avait obtenu par des menaces et des promesses une renonciation formelle à la couronne. Dans le parlement, réuni à Westminster-Hall le 30 septembre, un mois après l’emprisonnement de Richard à la Tour, on lut aux chambres assemblées un acte d’accusation en trente-trois articles contre le souverain captif. Cet acte ne fut ni examiné ni discuté par les membres de l’assemblée, soumise aux volontés d’Henri. Richard fut ensuite déposé solennellement, et le duc de Lancastre proclamé roi d’Angleterre sous le nom de Henri IV, au mépris des droits des petits-fds de Lionel, duc de Clarence, second fils d’Édouard III. Un an après sa déposition, une conspiration formée par quelques lords pour délivrer Richard décida de sa perte. Plusieurs historiens disent que ce malheureux prince mourut de faim par les ordres de l’ambitieux Henri, et qu’il souffrit quinze jours avant d’expirer. Suivant d'autres, il fut massacré après avoir tué quatre de ses assassins avec une hache d’armes. Avec Richard avaient péri l’alliance anglaise et la sécurité de la France.

Quelque temps après le triomphe d’Henri, mourut son ami et son allié Jean IV de Montfort, duc de Bretagne, surnommé le Vaillant. Ce prince, resté tranquille possesseur de tous ses États, transmit à son fils Jean V, âgé de onze ans, une couronne que dix fois il avait mérité de perdre.

A la nouvelle de la révolution qui en quelques jours avait précipité un monarque puissant de son trône, les princes français, accoutumés à ne trouver aucune limite à l’autorité royale, furent saisis de stupeur. Loin de voir dans cet événement une de ces grandes et terribles leçons données quelquefois par le Ciel aux souverains qui foulent aux pieds les lois de la justice et de l’humanité, ils continuèrent à faire peser les charges les plus oppressives sur le peuple. Ils semblèrent cependant oublier un moment leurs rivalités, comme à l’approche d’un péril commun : le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne avaient, il est vrai, caressé le dangereux Lancastre pendant son séjour en France ; mais ils n’avaient point prévu les résultats de son expédition en Angleterre. Vers la même époque, une affreuse anarchie régnait en Allemagne, et une révolution analogue à celle d’Angleterre ébranlait ce pays. Au milieu de ses folles entreprises et de ses ignominieux excès, Wenceslas avait négligé les intérêts de l’empire. Pour satisfaire ses ignobles penchants, il avait aliéné la plupart des fiefs, et il n'eût pas fait difficulté de vendre l’empire lui-même, s’il eut trouvé un acquéreur. Fatigués d’obéir à cet indigne chef, les électeurs prirent une résolution vigoureuse : ils déposèrent Wenceslas, et lui donnèrent pour successeur Robert, électeur palatin, parent de la reine Isabeau de Bavière.

Tous ces événements pouvaient exercer une grande influence sur la politique de la France. Elle voyait sans doute avec peine la couronne d’Angleterre sur la tête d’Henri, mais elle ne pouvait secourir le gendre et l’allié de son roi. Déjà il était trop tard pour l’entreprendre, puisqu’elle avait appris en même temps et la déchéance de Richard et l’entrée triomphante de son rival à Londres. Puis le royaume était désolé par tous les fléaux qui semblaient conjurés contre lui. Les grands fleuves qui distribuaient ordinairement à la France l’abondance et la fertilité, étaient tous sortis de leurs lits, et, changés en torrents dévastateurs, ils avaient exercé les plus affreux ravages. En même temps la famine désolait le royaume, et la peste, sa compagne ordinaire, répandait partout la mort et la consternation. Ce dernier fléau promena pendant trois ans la destruction dans toutes nos provinces ; plus rapide que la foudre, il frappait d’un seul coup des familles entières, et entassait par milliers ses tristes victimes. Les astronomes l’attribuaient à l’apparition d’une comète qui, à la même époque, parut dans le ciel durant huit jours consécutifs. Elle brillait d’un éclat extraordinaire, et sa chevelure, d’une prodigieuse étendue, jetait l’épouvante parmi les esprits faibles et superstitieux. Mais on regardait généralement les maux de la France comme une punition de la divine Providence[8].

Cependant la cour de France avait conçu de grandes inquiétudes sur le sort de la jeune Isabelle, veuve de Richard II ; on envoya des ambassadeurs en Angleterre pour connaître les intentions du roi. Ils reçurent de lui un grand accueil ; il leur permit de voir la petite reine, après leur avoir fait jurer de ne point lui parler de Richard, et les combla de riches présents. Il les rassura ensuite sur les desseins hostiles qu’on aurait pu lui supposer, et leur promit que la princesse, toujours traitée d’une manière conforme à son rang, ne se ressentirait aucunement des changements survenus en Angleterre. Il leur déclara toutefois, dans l’intention sans doute de conserver ce précieux otage, qu’il garderait encore Isabelle pour quelque temps. Plus tard, la dame de Couci et tous les serviteurs français, furent renvoyés d’auprès d’Isabelle, qui fut traitée avec moins d’égards. Mais, l’année qui suivit la mort de Richard, elle fut ramenée à Calais avec les plus grands honneurs, et remise entre les mains du duc de Bourgogne[9].

Lorsque la France pouvait redouter les dispositions hostiles d’Henri IV, les princes avaient l’imprudence de l’exposer à tout son ressentiment. Richard II était né à Bordeaux, il avait toujours aimé cette ville et l’Aquitaine. Lorsqu’on y apprit qu’il avait été détrôné par son perfide parent, les peuples s’y livrèrent à la douleur, ensuite à l’indignation. Le connétable de Sancerre s’empressa d’en donner avis aux princes, qui voulurent essayer de tirer profit de ce malheur. Dans l’espoir que les habitants de cette province refuseraient de reconnaître le nouveau roi et se réuniraient à la France, le conseil envoya le duc de Bourbon à Agen pour traiter avec les gens de Bordeaux, de Dax et de Bayonne, et les engager à renoncer à l’obéissance des Anglais. Mais le duc eut beau les exhorter à secouer le joug d’un usurpateur, leur vanter, en aval termes magnifiques, la douceur de la domination française, leur prodiguer de brillantes promesses, ils rejetèrent toute proposition contraire aux intérêts d’Henri, et rendirent les négociations inutiles. En considérant combien d’impôts et d'exactions de tout genre pesaient sur le peuple français, ils ne purent consentir à partager son triste sort.

Déjà s’était rallumée entre le duc de Bourgogne et le frère de Charles VI la discorde qu’ils avaient paru oublier à l’époque de la révolution d’Angleterre. Les deux dernières années que nous venons de parcourir en fournirent des preuves éclatantes.

A la première nouvelle de la mort du duc de Bretagne, Louis d’Orléans, toujours empressé d’exercer quelque pouvoir, assembla des hommes d’armes, et vint jusqu’à Pontorson, sur les frontières de cette province, pour demander la garde du fils aîné de Montfort. Il voulait que ce jeune prince lui fut remis pour être élevé en France, où il était fiancé avec la seconde fille du roi, et pour être formé aux mœurs et aux inclinations des Français. Il était à craindre qu’à l’exemple de son père, il ne contractât une alliance trop intime avec l’Angleterre. Appuyés et encouragés par le duc de Bourgogne, les barons de la province répondirent aux envoyés du prince qu’ils garderaient bien leur jeune duc, que sa présence était nécessaire à ses États, qu’on aurait soin de l’élever d’une manière convenable, et que, jusqu’à ce qu’il fut en âge de paraître à la cour de France, les états seraient garants de sa fidélité envers le roi. Ils se montrèrent prêts à repousser le duc par les armes. Celui-ci ne jugea pas à propos dépasser outre, et d’irriter les Bretons dans les circonstances difficiles où se trouvait alors le royaume. Il lui fallut donc revenir de Pontorson à Paris, avec la honte de n’avoir pas réussi dans cette expédition. On crut qu’elle avait été conseillée par Olivier de Clisson, mais le caractère loyal du vieux chevalier breton démentit suffisamment cette opinion.

Après sa déposition par la diète d’Allemagne, Wenceslas, qui avait d’abord paru assez insensible à tous les préludes de cet acte d’autorité, forma ensuite le projet de faire casser l’élection de Robert, et envoya des ambassadeurs à Charles VI pour porter plainte de l’affront qu’il venait d’essuyer. De leur côté, les électeurs députèrent en France pour engager la cour à reconnaître le nouvel empereur. On fit une réception magnifique à ces deux ambassades, que le conseil, auquel le roi ne put assister à cause de sa maladie, écouta l’une après l’autre. Jean de Moravie, docteur de l’université de Prague, représenta les droits de Wenceslas, l’injuste rébellion des princes d’Allemagne, l’étroite amitié qui unissait depuis longtemps la maison de France et la maison de Luxembourg, et finit par demander que le roi Charles vînt au secours d’un parent et d’un allié, qui désirait ardemment travailler avec lui à l’extinction du schisme. Le duc de Bavière, père d’Isabeau et cousin germain de Robert, intéressé par la gloire et le sang à faire approuver le choix de la diète par la France, exposa les crimes de Wenceslas, ses honteux excès, la nécessité où l’empire s’était trouvé, pour éviter sa ruine, de se donner un nouveau chef, demanda pour l’empereur légitimement élu par la diète le concours de la France, et offrit aussi de s’unir à elle pour rendre la paix à l’Église.

Le conseil se rassembla plusieurs fois avant de rendre une réponse décisive. Enfin les ducs de Berri et de Bourgogne reconnurent au nom de Charles VI l’électeur palatin roi des Romains, et promirent de renouveler avec ce prince les anciennes alliances. Mais le duc d’Orléans, contre les résolutions suivies par la majorité, se déclara pour Wenceslas. Il prétendit que l’injustice et la perfidie avaient présidé au jugement de ceux qui l’avaient déposé ; que la France ne reconnaîtrait que lui seul pour chef de l’empire, et que lui-même emploierait toutes ses forces et toute sa puissance pour le défendre contre ses sujets rebelles.

La reine parut offensée de la résolution prise par le duc d’Orléans, dont le crédit et l’autorité semblaient croître de jour en jour ; mais celle des ducs de Berri et de Bourgogne, qui semblait engager la couronne, la remplit d’espérance. Elle retint à la cour son père, dont elle était séparée depuis longtemps. Ce prince, depuis quelques années veuf de Thadée de Milan, fut touché des éminentes qualités d’Isabelle de Lorraine, veuve d’Enguerrand VII, sire de Cou ci, qui avait jadis suivi en Angleterre Isabelle de France ; il la demanda et l’obtint en mariage. Cette alliance fut célébrée par les fêtes les plus brillantes. Le duc de Bavière retourna ensuite dans ses États avec sa nouvelle épouse.

Les réceptions faites aux ambassades et les fêtes données à la cour augmentaient encore la misère du peuple, sur lequel pesaient de nombreuses taxes. Le royaume était tellement appauvri, que plusieurs cantons du Valois restèrent trente années sans culture. Les paysans abandonnaient leurs demeures, et se retiraient dans les bois avec leurs familles et leurs bestiaux, pour y trouver un asile, qui n’était pas toujours sûr, contre les nombreuses troupes de brigands qui infestaient les campagnes. Les vagabonds se multipliaient chaque jour dans les villes, et les prisons étaient souvent insuffisantes pour renfermer les malfaiteurs ou pour épouvanter leur criminelle audace. L'administration des finances, qui était tombée entre les mains du duc d’Orléans et du sire de Montagu, ajoutait aussi à la misère du royaume ; car les nouveaux préposés des aides, établis par eux, commettaient impunément une foule d’exactions. Le gouvernement du Languedoc venait d’être rendu au duc de Berri, dont il avait conservé un bien triste souvenir. Mais ce prince ne retourna point dans cette province, qu’il fit administrer par son gendre Bernard, comte d’Armagnac.

Le peuple ne savait plus à qui recourir dans sa profonde misère ; il pensait que si le roi jouissait de sa raison, la ville et le royaume s’en trouveraient bien mieux. Il voyait avec plus de douleur que jamais la triste situation de ce prince, dont il aimait à se rappeler les aimables qualités. Toutes les fois qu’on le faisait paraître en public, une foule immense se pressait sur son passage. Ses fréquentes rechutes ayant fait perdre l’espoir de le voir délivré d’une maladie si profondément enracinée, les cœurs et les vœux se tournèrent avec plus de force vers le jeune Dauphin, alors âgé de neuf ans. Mais cet enfant était tombé dans une langueur qui faisait craindre pour ses jours. Ses oncles, contre lesquels d’injustes soupçons se répandaient parmi le peuple, jugèrent à propos de le montrer aux habitants de Paris pour leur complaire, et de le promener solennellement à cheval dans toute la ville. Ils le conduisirent ensuite à Saint-Denis, où il donna de riches présents à l’abbaye. À son retour, la ville lui fit aussi les siens. Des acclamations unanimes éclataient sur son passage ; tous lui souhaitaient un sort plus heureux que celui de son père. Vœux inutiles ! Dieu ne l’avait pas destiné à gouverner ce peuple qui lui donnait des preuves si éclatantes de son affection. Peu de mois après, sa maladie prit un caractère plus grave ; on fit à Paris des prières publiques, des processions dans lesquelles on porta les reliques des saints martyrs ; mais le prince tarda peu à mourir[10]. Louis, l’aîné de ses frères, qui avait déjà quatre ans, fut déclaré Dauphin et nommé aussi duc de Guyenne, quoique les Anglais possédassent la capitale et les plus fortes villes de cette province. À la même époque, le prince Jean, second fils de France, eut le duché de Touraine pour apanage.

Au milieu de tant de maux et de désordres, quelques conseillers du roi, quelques hommes de bien, entre lesquels se distinguait le prévôt de Paris, Juvénal des Ursins, venaient quelquefois à bout de lui suggérer de sages ordonnances. Celle du 7 janvier 1401 réforma les finances, et donna sur cette matière des règles qui furent mal suivies ; mais elle pourvut d’une façon plus durable à un meilleur choix pour les emplois de justice, en substituant l’élection libre à la nomination royale. Un des premiers effets de cette salutaire ordonnance fut l’élection de Juvénal des Ursins aux fonctions d’avocat du roi au Parlement.

Cette même année, les dissensions des ducs d’Orléans et de Bourgogne prirent un caractère d’animosité profonde. La haine de ces deux princes s’envenimait encore de celle qui divisait leurs épouses. La duchesse de Bourgogne était jalouse de l’esprit et de la beauté de Valentine de Milan, qui elle-même ne voyait pas sans envie le rang que cette princesse occupait à la cour ; d’ailleurs elle était impatiente de voir le duc d’Orléans tenir seul le timon des affaires. Les domaines de Louis d’Orléans étaient moins étendus que ceux de Philippe de Bourgogne, mais à ceux que nous lui connaissons déjà, il avait ajouté le comté de Périgord, que lui avait abandonné le roi, après l’avoir confisqué, en 1398, sur le dernier de ses comtes ; l’héritage de l’illustre maison de Couci, auquel était annexé, en 1400, le comté de Soissons qu’il avait acheté de la fille du dernier des sires de Couci ; le comté de Dreux, que le roi lui donna encore vers la même époque. En outre, il avait une portion considérable de pouvoir, par l’administration des finances qu’il avait obtenue. La lutte entre les deux adversaires devenait de cette manière à peu près égale, et tout faisait craindre qu’elle n’aboutît à la guerre civile.

Pendant un voyage de son puissant rival qui s'était rendu en Flandre pour régler d’avance le partage de ses États et seigneuries entre ses enfants, le duc d’Orléans fit de sa propre autorité une levée de quinze cents lances, et prit la route d’Allemagne, sous le prétexte de secourir l’empereur Wenceslas, ainsi qu’il l’avait promis à ses ambassadeurs. Il était à peine arrivé à Reims, qu’il apprit que le palatin Robert avait été reconnu par la plupart des grandes villes d’Allemagne. Il n’en continua pas moins sa marche, et conduisit ses troupes dans le duché de Luxembourg, qu’il avait acheté de ce même roi de Bohême et de son frère, le duc de Gorlitz. Il en prit alors possession, et plaça des garnisons dans les forteresses. Il se forma un établissement au milieu des possessions de Philippe, « se logeant comme une épine au cœur du bourguignon, entre lui et l’empire, à la porte de Liège, de manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc de Gueldre[11]. » Il eut une entrevue avec ce prince, qui avait jadis provoqué si insolemment le roi de France. Dès le mois de juin précédent, il avait conclu avec lui, au nom du roi, une alliance dans laquelle était aussi entré le duc de Juliers, son frère ainé. Louis d’Orléans rentra en France avec son armée, augmentée de huit cents hommes d’armes, et accompagné du duc de Gueldre. Il le conduisit d’abord au château de Couci, et lui fit l’accueil le plus amical. Il voulut qu’il tînt sur les fonts baptismaux une fille dont la duchesse venait d’accoucher. Ils se rendirent ensuite à Paris, et le duc d’Orléans logea ses troupes autour de son hôtel, situé près de la Bastille, et s’y fortifia. Un grand nombre de gentilshommes bretons et normands, ses feudataires, se rendirent à son appel, ainsi que plusieurs compagnies écossaises et galloises qui tenaient garnison en Guyenne, au service de la France.

A la nouvelle de cet armement, le duc de Bourgogne, qui était résolu à ne pas céder sans combattre la ville de Paris, y accourut vers le commencement de décembre, accompagné de sept cents gentilshommes, et se retira dans son hôtel d’Artois, où il attendit sans crainte les secours qu’il avait demandés. Jean de Bavière, évêque et prince de Liège, frère du comte de Hainaut, lui amena de nombreux renforts. Une foule d’aventuriers lui arrivèrent ensuite du Hainaut, de Brabant et de l’Allemagne. Il les cantonna aussi dans les environs de Paris. Chacun des princes réunit, après quelques semaines, plus de 7.000 hommes sous sa bannière. Depuis quatre mois, le roi était en pleine démence ; Paris était consterné en voyant la guerre civile sur le point d’éclater dans ses murs. Tous ces soldats paraissaient n’attendre que le signal du combat pour livrer cette grande ville à toutes les horreurs du pillage et de l’incendie. On fit des processions publiques pour détourner cette calamité, pour demander au Ciel la fin de ces cruelles dissensions. La reine, le duc de Bourbon et le duc de Berri lui-même, qui s’était d’abord uni au duc de Bourgogne, et les personnages les plus distingués mirent tout en œuvre pour apaiser ces deux fiers ennemis ; ils ne purent rien obtenir. Cependant les deux chefs, qui craignaient de faire déclarer Paris contre eux, maintenaient la discipline la plus sévère parmi leurs troupes. Ils avertirent, chacun de son côté, les magistrats et les principaux bourgeois de la ville, leur disant de ne rien craindre ; que ces soldats n’étaient venus que pour le service du roi, et qu’ils ne commettraient aucun désordre, pourvu qu’on leur fournit des vivres à un prix raisonnable. Les magistrats veillèrent donc à l’approvisionnement des marchés, où l’on voyait chaque jour une quantité prodigieuse de toutes sortes de denrées. Ils prirent en même temps toutes les précautions possibles pour la défense de la cité, si la chose devenait nécessaire. Enfin le choc que l’on redoutait n’eut pas lieu ; les deux rivaux, après avoir laissé Paris un mois dans les plus vives alarmes, parurent céder aux instances qui leur étaient faites et sacrifier leur ressentiment aux trois médiateurs. Dans un dîner, auquel les invita le duc de Berri à son hôtel de Nesle, ils se réconcilièrent solennellement, se donnèrent le baiser de paix, et se firent de grandes promesses d’amour et d’alliance qui ne devaient pas durer longtemps (14 janvier 1402)[12]. Après le repas, les trois ducs sortirent ensemble et se montrèrent au peuple de Paris. La joie fut grande parmi les citoyens, qui croyaient cette réconciliation sincère. Un Te Deum fut chanté à Notre-Dame, et dès le lendemain les gens d’armes des deux princes furent congédiés sans avoir commis de violences dans la capitale.

Ce simulacre de pacification entre les ducs d’Orléans et de Bourgogne n’avait point trompé les hommes sensés et judicieux. En effet, la cause de leurs divisions n’avait point disparu ; l’ambition les tourmentait sans cesse, aucun des deux n’avait renoncé au projet de s’emparer de l’autorité et de gouverner sans partage.

Vers la fin de janvier, le roi, après un long et cruel accès, revint à la santé. Il fut alors informé de tout ce qui s’était passé et du danger qui avait menacé Paris. Il en frémit ; car c’était le malheur qu’il avait craint, et c’était pour assurer la paix du royaume qu’à la mort de Richard II il n’avait pas rompu la trêve avec l’Angleterre. Il dissimula, pour ne pas enflammer la haine mal éteinte des deux ennemis, et surtout pour ne pas être obligé d’adresser de sévères reproches au duc d’Orléans, qui lui était si cher ; mais il crut prévenir tout danger en établissant la reine arbitre souveraine pour régler et terminer les différends qui pourraient s’élever, pendant sa maladie, entre les trois gouverneurs du royaume (16 mars 1402). Rien n’était plus avantageux à l’ambition du duc d’Orléans, que l’on soupçonnait déjà d’une coupable intimité avec Isabeau de Bavière. Aussi les ducs de Bourgogne et de Berri en parurent-ils fort mécontents.

La mésintelligence éclata encore dans le conseil lorsque la soustraction d’obédience fut de nouveau débattue en présence du roi. C’était la question qui divisait aussi les écoles, le clergé et la cour. Les autres puissances, celles surtout qui reconnaissaient le pontife de Rome, n’avaient pas voulu s’y conformer. La Castille, qui avait d’abord suivi l’exemple delà France, s’en repentait, et des ambassadeurs de cette couronne et des députés de l’université de Toulouse étaient venus à Paris pour demander que les choses fussent rétablies dans leur premier état. Les ducs de Berri et de Bourgogne, qui regardaient la soustraction d’obédience comme leur ouvrage, réunissaient leurs efforts pour la maintenir. Le duc d’Orléans, qui se plaisait à faire briller son éloquence dans les débats théologiques, prétendait qu’il valait mieux tolérer tous les abus que d’avoir une Eglise sans chef ; il s’élevait surtout contre le scandale donné à la chrétienté par la captivité du pape dans Avignon. Un jour, il s’emporta jusqu’à dire qu’avant peu il irait en personne mettre le saint-père en liberté. Le duc de Berri lui répondit que cela n’était pas en son pouvoir ; la dispute s’échauffa ; des paroles trop vives furent lancées de part et d’autre, et le roi fut obligé de leur imposer silence. L’Université de Paris soutenait fortement les deux princes ; mais la Sorbonne était divisée, et le parti de Benoît XIII reprenait quelque vigueur. La différence remarquée dans les opinions engagea le roi à déclarer que l’affaire importante de la soustraction serait de nouveau examinée.

Peu après sa réconciliation, le duc de Bourgogne se rendit à Arras pour célébrer le mariage de son second fils, Antoine, comte de Rethel, avec Marie de Luxembourg, fille unique du comte de Saint-Pol. Aussitôt la reine et le duc d’Orléans extorquèrent au faible monarque une ordonnance qui attribuait à son frère, pendant ses temps d’absence, le gouvernement entier et absolu du royaume (18 avril)[13]. Vers la fin de mai, le roi voulut être un des tenants dans un tournoi qui eut lieu devant son hôtel Saint-Paul, et deux jours après il retomba malade. Alors le duc d’Orléans se hâta de profiter des moments de sa puissance, et prit un rôle impopulaire qui devait causer sa ruine. Comme il avait besoin d’argent pour faire la guerre, il fit décréter une nouvelle taille plus énorme que les précédentes, dans laquelle il comprit tout le clergé. L’archevêque de Reims, Guy de Roye, s’éleva hautement contre cette violation des privilèges du clergé, et se fit autant d’honneur par sa fermeté que Guillaume de Dormans, archevêque de Sens, s’attira de blâme pour avoir ordonné l’exécution de cet édit aux clercs de sa province sous peine d’excommunication[14]. Le duc acheva de soulever les esprits par un nouvel édit publié au Châtelet, le 20 mai suivant, pour la levée d’une autre taxe générale. Le secrétaire osa même insérer dans le préambule que le roi l’avait ordonnée en présence et du consentement de ses oncles, les ducs de Berri et de Bourgogne. Ces deux princes en parurent indignés ; le premier déclara publiquement que le secrétaire qui avait dressé l’édit était un faussaire. Le second se mit d’abord en route avec quelques troupes pour rentrera Paris ; mais informé de la maladie du roi, il préféra attendre sa convalescence ; elle devait mettre un terme au despotisme de son rival. Il se contenta d’écrire d’Arras au prévôt de Paris une lettre qu’il lui ordonna de lire publiquement aux bourgeois. Non content de désavouer son consentement à cette nouvelle exaction, il déclarait qu’elle était injuste et insupportable pour un royaume ravagé par la misère et par un terrible fléau ; que si les coffres du roi étaient vides, il ne fallait pas les remplir avec le sang du pauvre peuple ; qu’il fallait faire restituer aux gens sans mérite les finances qu’ils avaient épuisées en libéralités, en luxe et en folles dépenses. Il terminait en ajoutant qu’on lui avait offert 200.000 écus s’il voulait consentir à la taille, mais qu’il les avait refusés pour ne pas s’enrichir de la misère et de la pauvreté du peuple. Toujours favorable à ceux qui défendent ses intérêts, le peuple entendit avec reconnaissance ces paroles de Philippe de Bourgogne. Le duc avait enfin compris qu’il existait dans la nation un nouvel élément de puissance, la bourgeoisie ; et il semblait invoquer son appui dans sa lutte contre un rival qu’il désignait à la haine publique, et qu’il s’efforcera désormais de représenter dans toutes les occasions comme le seul auteur des taxes qui pesaient sur la France. Plus tard Jean Sans-Peur imitera l’exemple de son père, et ne craindra point de recourir à la force brutale des dernières classes du peuple.

Vers le mois de juin, Charles VI recouvra la santé. Le duc d’Orléans profita de cette circonstance pour se faire continuer le pouvoir et pour faire approuver tous ses actes. Mais bientôt il apprit que le duc de Bourgogne revenait à Paris ; il prévit l’orage, et révoqua les nouvelles taxes par une déclaration royale. Aux yeux du peuple, qui le regardait déjà comme son protecteur, ce fut le duc Philippe qui en eut tout le mérite. A son retour, il se plaignit vivement au roi d’avoir été destitué si honteusement, après de longs et d’honorables services. Sur la représentation de ses oncles et de quelques autres personnages d’une sagesse éprouvée, Charles convoqua un conseil auquel n’assistèrent point les ducs d’Orléans et de Bourgogne. De l’avis de l’assemblée, le roi priva son frère du gouvernement du royaume, et le donna au duc de Bourgogne, ainsi que l’administration des finances. Pour se procurer de l’argent sans grever le peuple, il envoya dans tout le royaume des commissaires du parlement chargés d’examiner les contrats passés entre particuliers, et de frapper d’amendes arbitraires ceux de ces actes qu’ils reconnaîtraient usuraires ou frauduleux Cette inquisition, exercée rigoureusement par les commissaires, qui parcoururent les grandes villes pendant plus de six mois, ne produisit que 100.000 écus, qui n’entrèrent pas dans les coffres du roi, et excita de fortes séditions dans beaucoup d’endroits. Le duc de Bourgogne, cédant au murmure du peuple, abolit la réforme.

Humilié par sa défaite, le duc d’Orléans ne se laissa cependant pas abattre ; il espérait regagner l’esprit du roi, et savait que la reine embrassait ses intérêts. En attendant l’occasion de ressaisir le pouvoir, il donna un libre cours à son humeur chevaleresque, et devança la fin de la trêve avec l’Angleterre par d’imprudents défis envoyés au roi Henri. Ce dernier lui répondit par des lettres dans lesquelles les invectives ne furent point épargnées. Pendant ce temps, le duc Philippe augmentait sa puissance par une circonstance qui faisait passer entre ses mains la régence du duché de Bretagne. La duchesse douairière, fille de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, s’était décidée à donner sa main au roi d’Angleterre (23 avril 1402). Cette alliance fit craindre à la cour de France que la Bretagne ne se jetât dans les intérêts de ce pays, et que la duchesse n’emmenât avec elle le jeune duc son fils. Philippe de Bourgogne y passa sur-le-champ, après avoir exigé que Louis d’Orléans se rendit pendant son absence dans son duché de Luxembourg. Il eut soin de combler de présents les personnages les plus influents et de répandre l’or à pleines mains. Il réclama ensuite la tutelle de Jean V, et la garde de ses deux frères, Richard et Arthur, comme ami du feu duc et son proche parent. Déclaré régent de Bretagne par une partie des évêques et des barons, Philippe ramena à Paris, dans le courant de décembre, le duc Jean V avec ses deux frères.

Pendant que Philippe exerçait une autorité sans partage, le roi ne jouissait que de rares intervalles de raison. Pour le distraire, on le faisait jouer aux cartes. Mais, de tous les moyens qu’on employait, les représentations théâtrales obtenaient le plus de succès. Il trouvait tant de plaisir à ces spectacles, dont les sujets étaient tirés de nos plus augustes mystères ou de pieuses légendes, qu’il rendit une ordonnance pour l’établissement d’un théâtre permanent à Paris, en faveur de ses bien-aimés confrères de la Passion de noire Seigneur (décembre 1402). Le théâtre français naquit sous les auspices de cette confrérie.

Cependant le duc d’Orléans, revenu du Luxembourg, prit l’affaire du schisme pour champ de bataille contre ses oncles. Il avait d’autant plus de chances de l’emporter sur eux, que le parti qui blâmait la soustraction d’obédience augmentait chaque jour. Quelques-uns des cardinaux qui avaient rompu avec Benoît XIII s’occupaient de se réconcilier avec lui. Le roi de Sicile et de Provence, Louis II, qui avait reçu de lui l’investiture de son royaume, lui était entièrement dévoué. L’Université de Paris appuyait les ducs de Berri et de Bourgogne, qui voulaient maintenir la décision déjà prise sur cette affaire ; mais le duc d’Orléans était secondé dans ses efforts pour rendre l’autorité pontificale sur le royaume à Benoit par l’université de Toulouse, parle roi Louis II, et les ambassadeurs de l’Aragon et de la Castille. Malgré l’opposition des ducs de Berri et de Bourgogne, une assemblée générale du clergé fut indiquée à Paris pour le 15 mai, afin de chercher les moyens de rendre l’union à l’Eglise.

Depuis plus de quatre ans, le pape était gardé à vue dans son palais d’Avignon, quoiqu’il eût entre les mains une lettre de Charles VI qui désavouait sa détention. Ennuyé de sa longue captivité, il concerta son évasion, malgré la surveillance dont il était l’objet, avec un gentilhomme normand, nommé Robinet de Braquemont, qui était assuré de plaire au duc d’Orléans en favorisant la fuite du pontife. Comme Robinet de Braquemont venait souvent le visiter le soir, il choisit cette heure pour s’échapper sous les habits d’un serviteur de ce gentilhomme, n’emportant avec lui, selon l'usage des papes, qu’une boîte renfermant le corps de notre Seigneur et la dernière lettre du roi. A la sortie d’Avignon, il trouva une escorte de cinq cents hommes que lui avaient amenée ses partisans, et se rendit avec elle à Château-Renard, petite ville du Comtat (12 mars 1403)[15].

Délivré de son étroite captivité, le pontife écrivit au roi une lettre affectueuse, dans laquelle il lui mandait que sa liberté ne l’empêcherait point de remplir les promesses qu’il avait faites, et qu’il protestait de la continuation de ses bonnes intentions pour l’union de l’Église[16]. Alors on changea promptement de sentiments à l’égard du pontife : les habitants d’Avignon le supplièrent de rentrer dans leur ville, et bientôt il vit à ses pieds les cardinaux qui l’avaient abandonné. Ils obtinrent sans difficulté le pardon qu’ils sollicitaient. Enfin, dans le concile de Paris, qui avait été convoqué pour le 15 mai, ainsi que nous l’avons dit, on devait principalement s’occuper de la soustraction d’obédience. Déjà un grand nombre de prélats et de membres du clergé étaient arrivés à Paris, lorsque le roi, sur les pressantes sollicitations du duc d’Orléans, signa une ordonnance qui replaçait le royaume sous l’obédience du pape d’Avignon (30 mai). Les oncles du roi et l’Université durent céder, malgré le vif déplaisir qu’ils éprouvaient de ce changement[17]. Mais Charles, qui avait ordonné l’éclatante réhabilitation de Benoît XIII, déclara, quelques mois après, qu’il ne lui permettait pas de recevoir les revenus des bénéfices vacants.

Le triomphe du duc Louis dans la question d’obédience devait rallumer la discorde entre Philippe de Bourgogne et lui. Déjà, au mois d’avril, d’après les conseils de quelques personnes de la cour, la reine, profitant d’un reste d’empire qu’elle avait conservé sur son époux, lui avait ouvert les yeux sur la triste situation de son royaume. Le monarque avait ordonné la formation d’un nouveau conseil, dont la reine, les princes, le connétable et divers conseillers d’État faisaient partie, mais où rien ne serait décidé qu’à la pluralité des voix. Par un autre édit il fut prescrit à la reine, aux princes du sang, aux prélats, aux principaux seigneurs, au parlement, ainsi qu’aux premiers bourgeois des bonnes villes, de faire serment de n’obéir à nul autre qu’à lui, et après sa mort de reconnaître le dauphin pour roi et de lui jurer fidélité. Charles ordonna encore, pour prévenir la nomination d’un régent en cas de mort du roi, l’abolition de toute minorité pour son successeur, et déclara que la tutelle et l’éducation du dauphin et des autres enfants de France seraient confiées à la reine. Mais cette défiance du roi contre les princes de son sang et toutes ces précautions pour mettre un frein à leur ambition furent insuffisantes et devinrent inutiles.

Ces édits étaient évidemment dirigés contre le duc de Bourgogne, qui se trouvait encore une fois exclu du gouvernement. Il est vrai que son rival ne lui fut pas substitué ; mais on comprenait assez que ce serait lui qui gouvernerait sous le nom de la reine. Le duc Philippe montra cependant qu’il avait conservé un puissant crédit : il maria deux filles du comte de Nevers, son fils, avec le dauphin Louis et Jean duc de Touraine, les deux aînés des enfants du roi, et Michelle de France avec Philippe de Bourgogne, fils du même comte. Ces nobles alliances jetaient un nouvel éclat sur la maison de Bourgogne ; mais les deux fils du roi, qu’on venait de marier, n’étaient pas destinés à parvenir au trône. Ils devaient mourir jeunes, et la Providence réservait la couronne à l’enfant qui était né le 22 février, et qui eut pour parrain le sire d’Albret, élevé depuis quelques jours à la dignité de connétable, à la place du comte de Sancerre, qui venait de mourir en Guyenne. Ce fut Charles VII qui devait surmonter avec gloire les plus grandes tribulations, délivrer son royaume des Anglais, et mériter le surnom de Victorieux.

La cour de France reconnaissait toujours la trêve avec Henri IV, et cependant de part et d’autre on commettait des hostilités sur les côtes et sur les frontières. Des chevaliers français allaient chercher dans les armées de l’Écosse l’occasion de combattre les Anglais, et de leur côté ces derniers se livraient à des pirateries continuelles et ravageaient les côtes de Bretagne et de Normandie. Ces ravages fournirent au vieux Clisson l’occasion de signaler la haine qu’il avait au cœur contre les Anglais. Excités par son exemple, les Bretons formèrent une escadre à Brest, sur laquelle l'ex-connétable fit monter douze cents hommes à sa solde. Ils attaquèrent ensuite la flotte anglaise dans la rade de Saint-Mahé, la battirent complètement, prirent ou détruisirent quarante bâtiments, tuèrent cinq cents hommes à l’ennemi, et lui firent mille prisonniers (juillet 1403). Poursuivant leur victoire, ils s’emparèrent des îles de Jersey et de Guernesey, qu’ils livrèrent au pillage. De là, ils osèrent descendre près du port de Plymouth, surprirent et incendièrent la ville, et revinrent en Bretagne chargés d’un riche butin. Les Anglais ne tardèrent pas à tirer de terribles représailles de ces imprudentes hostilités. Après avoir équipé une flotte nombreuse, ils descendirent à Saint-Mahé, mirent cette ville à feu et à sang, se saisirent de tous les vaisseaux qu’ils trouvèrent sur la côte, s’emparèrent d’un convoi chargé de mille pièces de vin que l’on conduisait en Bretagne et en Normandie. La garnison de Calais, sous la conduite du comte de Sommerset, gouverneur de cette ville, ravagea les domaines de Waleran de Luxembourg, comte de Saint-Pol, qui, lui aussi, avait envoyé défier le roi d’Angleterre.

Les deux nations se bornaient, comme on le voit, à quelques hostilités sans résultats importants. Aucune n’osait déclarer l’armistice rompu ; il fallait cependant s’attendre à voir la guerre éclater tôt ou tard, et le roi de France n’avait nul moyen de la soutenir. Les finances étaient épuisées, et au commencement de 1404 le roi et les princes se trouvaient écrasés de dettes. Pour se rendre plus populaire, le duc de Bourgogne s’opposait à la levée de nouvelles tailles, mais comme il était le plus endetté des princes, il sacrifia ses intérêts politiques à ses besoins, et donna son consentement. Cependant le produit de la taille énorme et générale qui fut ordonnée, devait, par décision du conseil, être déposé dans l’une des tours du palais. On ne s’en servirait que sur un ordre signé des ducs de Berri, d’Orléans et de Bourgogne, pour le besoin de l’État et pour armer contre les Anglais, qu’on voulait forcer à une paix juste et raisonnable. Pendant qu’on enregistrait l’édit, les princes sortirent de Paris pour se dérober aux plaintes et aux gémissements des habitants ; d’ailleurs on pouvait craindre une explosion populaire. La taille fut levée sur-le-champ avec une violence et une rigueur excessives, et produisit dix-sept millions. Mais les précautions que le duc Philippe avait prises pour empêcher que ce trésor fut détourné, devinrent inutiles. Le duc d’Orléans vint la nuit avec de nombreux gens d’armes forcer la tour et en enleva la plus grande partie[18].

Cet acte violent, injustifiable, fut commis pendant l’absence du duc de Bourgogne ; ce prince était allé à Bruxelles installer son second fds Antoine, comte de Rethel, dans le gouvernement des duchés de Brabant et de Limbourg. Au milieu des fêtes qu’il donnait dans Bruxelles à la duchesse de Brabant, il fut atteint d’une maladie contagieuse qui exerçait des ravages dans toute la France. Les symptômes en parurent d’abord très-dangereux. Le duc se fit transporter sur une litière de Bruxelles à son château de Hall en Hainaut, où était une église de Notre-Dame, célèbre par les miracles que la renommée en publiait. Arrivé à Hall, il fit ses prières à Notre-Dame, et se fit ensuite déposer dans un hôtel à l’enseigne du Cerf, qui était voisin de cette église. Le dixième jour de sa maladie, sentant la mort approcher, il demanda ses fils, leur recommanda d’aimer le roi Charles de France, de le servir avec fidélité, de vivre entre eux avec concorde et amour, et quelques instants après il mourut ; il était dans sa soixante-troisième année (27 avril 1404). Son corps fut ouvert, et ses entrailles enterrées dans ladite église de Notre-Dame de Hall ; ses restes furent embaumés, déposés dans un cercueil de plomb, et transportés à Douai, puis à Arras, accompagnés d'un nombreux cortège, comme il convenait à son rang. On lui fit un service solennel dans cette ville, d’où il fut mené en Bourgogne, à l’église des Chartreux de Dijon, qu’il avait fondée. Son cœur fut porté à Saint-Denis en France, auprès du roi Jean, son père, qui l’avait si tendrement aimé[19]. Ce prince, que ses grands revenus rendaient un des plus riches seigneurs de l’Europe, ne laissait pas assez d’argent pour les frais de ses funérailles ; il fallut emprunter, et ses fils mirent en gage son argenterie.

La postérité a mis l’habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne au rang des princes dont la sagesse et la prudence égalaient la bravoure. Pendant tout le temps de son administration, sa prévoyance avait maintenu le royaume en paix. Son habile politique le faisait sortir heureusement des négociations. Il était vanté pour son affabilité envers ses serviteurs, et sa valeur n’excluait pas sa bonté ; il poussait même quelquefois cette qualité trop loin. Chaste au milieu d’une cour corrompue, il remplissait avec soin tous les devoirs de la religion. L’Église trouvait en lui un protecteur assuré ; savant dans l’art de connaître les hommes, il ne choisissait pour ministres et pour amis que des gens du premier mérite. On ne peut cependant l’excuser de son excessive prodigalité, défaut qui souvent entraîne après lui l’injustice. Dans les occasions publiques, dans les fêtes, il déployait un luxe incroyable ; au mariage de son second fils, on le vit distribuer pour 10.000 fr. de pierreries aux seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient. Pour subvenir à ses énormes dépenses, il levait des tailles fréquentes et inusitées sur ses propres sujets et sur le royaume. Dans ces circonstances, il se montrait insensible aux plaintes et aux gémissements de toute la France ; et par cette conduite il avait perdu l’amour des peuples. Toutefois, sur la fin de sa vie, il s’en fit aimer ; il mourut populaire, parce que son ambition l’avait porté à s’opposer aux entreprises et aux vexations du duc d’Orléans. Ceux qui pénétraient dans le secret des affaires jugeaient aisément que la haine et l’envie d’en profiter étaient les seules causes de son opposition et de sa modération apparente.

 

 

 



[1] Froissart. — L’abbé Fleury.

[2] Juvénal des Ursins.

[3] Religieux de Saint-Denis.

[4] Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.

[5] Lingard, Histoire d’Angleterre.

[6] Michelet.

[7] Lingard.

[8] Juvénal des Ursins.

[9] Froissart.

[10] Religieux de Saint-Denis.

[11] Michelet.

[12] Religieux de Saint-Denis.

[13] Ordonnances, t. VIII.

[14] Juvénal des Ursins.

[15] Juvénal des Ursins.

[16] L’abbé Fleury.

[17] Religieux de Saint-Denis.

[18] Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.

[19] Monstrelet, Chroniques, t. I.