Crédit et pouvoir du
duc d’Orléans. — Généreuse sympathie du peuple pour Charles VI. — Moines
augustins appelés à la cour pour rendre la santé au roi. — Manuel Paléologue
à la cour de France. — Richard II renversé par Henri de Lancastre. — Mort du
duc de Bretagne. — Jean V, son fils, lui succède. — Déposition de l’empereur
Wenceslas. — Le duc de Bourbon en Guyenne. — Rivalité des ducs de Bourgogne
et d’Orléans. — Ambassades de Wenceslas et de l’empereur Robert à Charles VI.
— Misère du royaume. — Mort du dauphin. — Sage ordonnance du roi. — La guerre
civile est sur le point d’éclater entre Philippe-le-Hardi et Louis d’Orléans.
— Réconciliation peu sincère des deux princes. — Gouvernement impopulaire du
duc d’Orléans. — Le duc de Bourgogne réclame en faveur du peuple contre les
impôts. — Il est déclaré régent de Bretagne pendant la minorité de Jean V. —
Captivité de Benoit XIII dans Avignon. — Sa fuite. — Sa réhabilitation. —
Ordonnances du roi. — Hostilités contre l’Angleterre. — Mort de
Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne.
Depuis
la funeste démence du roi, le duc de Bourgogne avait acquis une supériorité
décidée sur tous les seigneurs et les princes du sang, et avait concentré
tout le pouvoir dans ses mains. Étendue de domaines, réputation dans les
armes, talents, richesses, splendeur, tout semblait se réunir pour
l’élévation de ce prince et la gloire de sa maison. Mais le moment était venu
où le duc d’Orléans, qui n’avait encore joué qu’un rôle secondaire dans les
affaires publiques, allait oser disputer à son oncle l’autorité qu’il
exerçait dans le royaume. En effet, il pouvait faire valoir les droits de sa
naissance, la faveur dont il jouissait auprès de la reine, la tendresse toute
filiale du duc de Bourbon, qui avait élevé sa jeunesse, et quelquefois
l’appui du duc de Berri, jaloux de l’influence de son frère, et souvent
accessible à la séduction de l’argent. Des
acquisitions de domaines et des confiscations que lui abandonnait le roi son
frère, qui maintenant lui était entièrement dévoué, venaient chaque jour
augmenter les richesses dont il avait besoin pour soutenir ses prodigalités.
Chaque jour aussi son crédit et son pouvoir prenaient de l’accroissement.
Ainsi il faisait remplacer par Nicolas Dubois, évêque de Bayeux, le
chancelier Arnaud de Corbie, que l’on regardait comme le conseil du duc de
Bourgogne. Par sa protection, le sire de Montagu était nommé intendant des
hôtels du roi, de la reine et du duc d’Orléans, obtenait le gouvernement de
la Bastille et devenait plus puissant que jamais. Louis d’Orléans ne
négligeait rien pour diminuer l’influence de son oncle. Par son caractère
doux et aimable, par ses manières gracieuses et prévenantes, par son langage
facile et séduisant, il était parvenu à se concilier une partie de ce peuple
qui naguère le poursuivait de toute sa haine. Enfin il était entouré d’une
foule de courtisans qu’il s’était attachés par d’adroites promesses. Ainsi, à
l’époque où nous sommes arrivés, la suprématie du pouvoir appartient encore
au duc de Bourgogne, et ce prince a la ferme volonté de ne pas la laisser
passer en d’autres mains. Le duc d’Orléans est disposé à lutter avec toutes
les forces dont il peut disposer, pour l’ébranler, et se rendre maître de
l’administration tout entière. Dans la série des événements que nous allons
raconter, nous verrons souvent les deux rivaux redoutables qui se disputent
le pouvoir, réussir tour à tour à se supplanter. Le roi, devenu l’instrument
des passions de ceux qui l’entourent, penchera pour celui qui, dans ses
intervalles lucides, parviendra le premier à fixer son attention. Cependant
il écoutera souvent son frère avec plus d’intérêt, parce qu’il l’a toujours
tendrement aimé, et que, Valentine revenue à la cour, il a senti se ranimer
ses premiers sentiments pour elle. Mais cette lutte sur les plus graves
objets de l’ambition humaine, cette lutte dans laquelle ne peuvent intervenir
ni la sainte autorité de la loi, ni la force imposante du monarque, doit
avoir les plus terribles conséquences ; elle doit aboutir au meurtre. Le duc
d’Orléans, admis à partager le pouvoir avec les ducs de Berri et de Bourgogne
(1399), résolut d’en profiter en faveur du pape Benoît, avec lequel il
s’était lié d’une intime amitié à l’époque de la grande ambassade d'Avignon,
et qui se trouvait réduit alors à de fâcheuses extrémités. Benoît était
chaque jour pressé davantage. L’hiver était rigoureux, et l’ennemi avait
brûlé le magasin de bois à l’aide des feux grégeois. Il se résolut enfin à
traiter par la médiation du roi d’Aragon, qui envoya des ambassadeurs à la
cour pour tâcher d’adoucir son sort. Le duc d’Orléans prit ce prétexte pour
se montrer favorable à ce pape et pour faire décider qu’on entrerait en
composition avec lui, et réussit à faire abandonner le siège du château des
Papes. On laissa passer des vivres à Benoît, qui s’engagea à ne pas sortir du
château d’Avignon sans la permission du roi et des cardinaux, jusqu’à ce que
l’union fut rétablie dans l’Église[1]. La France persista dans la
soustraction d’obédience. Mais Benoît présumait assez de son habileté et du
crédit de son nouveau protecteur, pour espérer qu’il trouverait les moyens
d’échapper à sa captivité. Durant
ces événements, la maladie du roi avait redoublé d’intensité ; ses accès le
prenaient dans toutes les saisons, et ses intervalles de calme devenaient
plus rares. Lorsqu’il sentait les premières atteintes d’une rechute, il
invoquait Dieu, Notre-Dame et les saints. Tous ceux qui le voyaient,
gentilshommes, dames et damoiselles, pleuraient à chaudes larmes, et on ne
pouvait en entendre parler sans être touché de compassion[2]. Au milieu de tous ces princes
ambitieux, violents et sanguinaires qui l’accablaient d’exactions, le peuple
se prit d’une généreuse sympathie pour son jeune roi, qu’il voyait si
malheureux, et lui décerna le surnom de Charles-le-Bien-Aimé. Charles n’avait
cependant pas fait beaucoup pour le peuple ; mais il l’aimait, et dans ses
retours à la raison il essayait de lui faire un peu de bien, de remédier à
quelques-unes de ses souffrances. Les
médecins, expulsés naguère avec ignominie et rappelés ensuite à la cour,
virent échouer toutes les ressources de leur art, et dans leur impuissance de
guérir le pauvre insensé, ils déclarèrent qu’il était sous le coup de
sortilèges, comme on l'avait précédemment allégué. On prit encore la
résolution de recourir à des remèdes étrangers. Il y avait alors en Guyenne
deux moines augustins qui, disait-on, par des moyens secrets, opéraient des
guérisons surprenantes. Les ministres écrivirent au maréchal de Sancerre,
alors en Guyenne, de les faire partir pour la cour avec une escorte. Arrivés
à Paris, ils furent présentés au roi ; ils examinèrent quelques jours tous
les symptômes de sa maladie, et ne parurent pas désespérer de sa guérison.
Ils furent logés à la Bastille, près de l’hôtel Saint-Paul ; on les y traita
magnifiquement, et on leur fournit tout ce qu’ils demandaient. Ils donnèrent
d’abord au roi de l’eau distillée sur des perles mises en poudre, les
médecins ne désapprouvèrent pas ce breuvage ; mais ils joignaient à leurs
remèdes certaines paroles secrètes et inconnues, auxquelles ils attribuaient
une force et une puissance victorieuses. C’était lorsqu’on implorait Dieu
dans tous les temples pour la santé du roi, qu’on avait recours à de
semblables moyens, et que des imposteurs abusaient ainsi de la crédulité
publique. Aussi les évêques, le clergé et tous les gens sages blâmaient-ils
avec raison une telle impiété. Au
commencement de juillet, le roi éprouva quelque soulagement, il recouvra la
raison, et fut même capable d’aller rendre de solennelles actions de grâces à
Dieu dans l’église de Notre-Dame. Ce n’était qu’un moment de relâche ; le
samedi suivant il retomba malade. Lorsqu'il sentit l’approche de la frénésie,
il avertit de lui-même qu’on lui ôtât son couteau, et qu’on le mit hors
d’état de nuire à personne. Il attendrissait tous ceux qui l’entouraient,
lorsqu’il avait lui-même connaissance de son mal, et qu’il leur disait, les
larmes aux yeux, qu’il aimait mieux mourir. Tout le monde aussi pleurait avec
ce pauvre prince, lorsque, s’imaginant que parmi ses officiers se trouvait
l’auteur de son mal, il s’écriait : « S’il est ici parmi vous, celui qui me
fait souffrir, je le conjure, au nom de Jésus-Christ, de mettre fin à mes
cruels tourments par une prompte mort ; qu’il m’achève, au lieu de me faire
tant languir[3]. Pour
expliquer cette rechute du roi, les deux moines dirent qu’elle venait d’un
sortilège qu’ils ne pouvaient lever. Pressés vivement de nommer l’auteur de
ce sortilège, ils accusèrent, pour faire plaisir au duc de Bourgogne, Melin,
barbier du roi, et le concierge du duc d’Orléans : Melin avait rasé le roi la
veille. Ces deux hommes furent immédiatement arrêtés ; tout Paris fut ému, le
peuple superstitieux et crédule applaudit. Ce barbier avait été vu,
disait-on, rôdant autour du gibet de Montfaucon, pour y chercher les
ingrédients de ses maléfices parmi les ossements des suppliciés. Les deux
accusés furent interrogés ; mais comme on ne donnait pas de preuve contre
eux, le conseil, honteux de cette ridicule procédure, les fit mettre en
liberté. Le duc
d’Orléans ressentit vivement l’outrage de cette accusation, et sans le duc de
Bourgogne il en eût tiré une vengeance éclatante. Quelques jours après, le
roi se trouva mieux ; les deux moines s’en attribuèrent tout l’honneur, et
leur crédit dura encore quelque temps, malgré l’opposition sensée des
médecins et du clergé. Pendant cette convalescence, le roi se préparait à de
nouvelles rechutes par des actes de piété. Il fit faire sur les bords de la
Seine un vaste parc entouré de palissades. Il s’y rendait tous les matins
avec une suite peu nombreuse, après avoir assisté à la messe ; là, il
distribuait d’abondantes aumônes aux pauvres, il saluait tout le monde et ne
rebutait personne. Il voyait toujours avec le plus grand plaisir ses braves
bourgeois de Paris et le prévôt des marchands, Juvénal, dans lequel il avait
une confiance sans bornes. Il se faisait rendre compte des affaires les plus
importantes, se livrait avec ardeur à tous les devoirs de la royauté, et se
montrait plein d’amour pour son peuple. Au bout
de quelques mois, il éprouva une nouvelle atteinte de son mal, et les moines
firent espérer une prompte guérison. Quelques prédictions hasardées sur des
conjectures apparentes leur avaient concilié une certaine faveur parmi le
peuple. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur demander des
remèdes pour des maladies. Ils y menaient une vie scandaleuse, en attendant
le retour de la santé du roi, pour s’en attribuer encore le mérite. Ils
espéraient éviter ainsi le châtiment de leurs fourberies. Quand ils virent
que la folie du roi ne cédait ni à leurs remèdes, ni à leurs formules
mystérieuses, ils proposèrent de faire des incisions à la tête du malade.
Alors on s’aperçut de l’inanité de leur science, dont ils continuaient à
parler en termes magnifiques, et on mit fin à leurs cruelles et inutiles
opérations. On les garda plus étroitement à la Bastille, et on les menaça de
les traiter en criminels, s’ils ne découvraient les causes de la maladie du
roi. Les misérables tentèrent un coup hardi pour se soustraire au danger. Ils
déclarèrent que leur art se trouvait inutile, parce qu’il était combattu par
des opérations magiques plus puissantes ; et dans l’espérance d’obtenir
l’appui du duc de Bourgogne en attaquant son rival, ils accusèrent le duc
d’Orléans. Les autres princes virent sans doute avec plaisir une semblable
accusation ; mais ils n’osèrent la soutenir ouvertement. Le duc d’Orléans,
calomnié, demanda vengeance. Philippe-le-Hardi, intéressé d’ailleurs à faire
respecter la dignité de prince du sang, abandonna les deux imposteurs, qui ne
tardèrent pas à voir tourner contre eux-mêmes leur ruse criminelle. Ils
furent arrêtés, et persistèrent à se dire sorciers. Condamnés à la question,
ils avouèrent les motifs de leur calomnie, et confessèrent un nombre infini
de crimes qui étaient la suite de leur vie licencieuse et de leur impiété. Leur
procès fut jugé devant l’official, et ces magiciens, invocateurs du démon,
furent condamnés au dernier supplice. Comme ils étaient revêtus des ordres
sacrés, ils furent dégradés publiquement de la prêtrise par l’évêque de Paris
et par six autres évêques. Cette triste cérémonie eut lieu à la place de
Grève, où ils furent conduits les mains liées derrière le dos, au milieu
d'une foule immense, et la tête couverte d’une mitre de papier, sur laquelle
on lisait ces mots : apostats, sorciers, idolâtres. La dégradation une fois
accomplie, ils furent livrés au bras séculier, puis décapités, leurs corps
coupés par quartiers, et les quartiers attachés aux portes de Paris[4] (30 octobre 1398). Avant le supplice, il leur
avait été permis de se confesser : faveur remarquable, en ce qu’elle était
accordée pour la première fois aux criminels condamnés à mort, d’après une
ordonnance du roi du 12 février 1397, rendue à la sollicitation de Pierre de
Craon. Ainsi la sublime fonction du prêtre commença par l’édit d’un roi de
France malheureux. Après
la désastreuse journée de Nicopolis, Bajazet, croyant que l’instant était
venu de porter le dernier coup à l’empire d’Orient, avait tourné ses regards
du côté de Constantinople, et avait repris le siège de cette ville.
L’empereur d’Orient, Manuel Paléologue, avait sollicité dans sa détresse les
secours des princes chrétiens. Charles VI se montrant disposé à lui venir en
aide, le duc d’Orléans le supplia de lui confier le commandement de cette
nouvelle croisade. Mais le roi, qui n’avait pas perdu le souvenir de la
bataille de Nicopolis, ne voulut point que son frère s’exposât à de si grands
périls, et se contenta d’envoyer, après le blocus d’Avignon, le maréchal de
Boucicaut à la tête de 1.200 hommes sur les rives du Bosphore (1399). Ce renfort précaire ne pouvait
sauver Manuel du danger qui le menaçait ; il résolut donc de quitter ses
États et de parcourir l’Europe, pour réveiller l’ardeur des croisades. Ce
prince ne comprenait pas son époque. L’Europe n’était plus aux temps de Godefroi
de Bouillon, ni même de saint Louis ; partout d’autres intérêts l’emportaient
déjà sur les intérêts religieux, et les États européens allaient abandonner
aux Ottomans l’empire décrépit de Constantinople. A Milan, à Gênes, à
Florence et en Allemagne, il fit entendre d’inutiles prières ; partout il
n’obtint qu’un stérile intérêt ; à la cour de France elle-même, qui n’était
occupée que de ses divisions, on lui prodigua des honneurs, on lui fournit
des secours d’argent, sans vouloir s’engager dans une expédition si éloignée. Vers la
même époque, en Angleterre, une terrible catastrophe renversait du trône le
gendre de Charles VI, Richard II, pour y faire monter le fils du duc de Lancastre.
Par son mariage avec Isabelle de France, Richard avait espéré se fortifier
contre les projets ambitieux de ses oncles et le mécontentement de ses
sujets. Pendant quelque temps il régna avec sécurité ; mais le duc de Glocester,
son oncle, fut bientôt le promoteur de nouvelles intrigues qui éveillèrent
ses alarmes et son ressentiment. Richard alors secoua sa mollesse, se
réconcilia avec ses autres oncles de Lancastre et d’York, et entra dans une
lutte à mort avec son irréconciliable ennemi. Glocester, qui s’était mis à la
tête du parti de la guerre, ne manquait pas de nourrir la haine des Anglais
soit contre la France, soit contre Richard, auquel il reprochait l’abandon de
Cherbourg et de Brest. Sur le bruit que ce prince avait formé un complot
contre lui avec l’archevêque de Cantorbéry et les comtes de Warwick et
d’Arundel, le roi fit enlever et conduire à Calais le duc de Glocester, par
le maréchal d’Angleterre, comte de Nottingham, et arrêter tous ceux qui
avaient embrassé son parti. Un parlement entièrement dévoué au roi fut
convoqué pour les juger, et les déclara coupables de haute trahison. Les uns
furent condamnés à l’exil, les autres périrent sur l’échafaud ; et quelque
temps après le duc lui-même fut étranglé ou étouffé par ordre de Richard dans
la tour de Londres. Les seigneurs et les communes approuvèrent tout ce que le
roi voulut, et dès lors rien n’arrêta le cours de ses vengeances et de ses
odieuses exactions. Mais
tandis que Richard trouvait un empressement servile dans le parlement, et
exerçait, au mépris des lois et des chartes, une autorité sans bornes, une
querelle particulière vint le troubler au milieu de ses succès. Henri de
Bolingbroke, comte de Derby, duc de Hereford, fils du duc de Lancastre et
cousin du roi, accusa le comte de Nottingham, devenu duc de Norfolk, d’avoir
manifesté des soupçons injurieux au caractère du monarque. Le maréchal les
nia ; et comme on ne pouvait appeler aucun témoin, le roi décida qu’une haute
cour de chevalerie jugerait la contestation. Mais Henri persistant dans son
accusation, et Norfolk continuant aussi à nier les discours qui lui étaient
imputés, la haute cour des barons, des bannerets et des chevaliers, remit la
décision au jugement de Dieu, et reçut les gages de bataille. Au jour fixé,
les deux champions étaient en présence devant le roi, la noblesse, le
parlement et un immense concours de peuple, lorsque Richard jeta son sceptre
entre les prétendus combattants, déclarant qu’il ne pouvait souffrir un
combat, quel qu’en fût l’événement, qui devait envelopper dans une éternelle
disgrâce l’une ou l’autre des deux personnes, ses alliées par le sang[5]. De l’avis d’une commission de
gouvernement, il exila les deux adversaires : Norfolk pour toujours en
Allemagne, en Bohême ou en Hongrie, avec l’ordre de faire un pèlerinage en
Terre-Sainte ; Hereford, l’accusateur, pour six ans seulement. Celui-ci se rendit
à Paris, reçut l’accueil le plus empressé du roi et des princes français, et
se lia surtout d’une étroite amitié avec le duc d’Orléans. Délivré de ses
plus redoutables ennemis, et n’ayant plus rien à craindre des deux oncles qui
lui restaient, Richard s’abandonna à tous les excès de la tyrannie. Un comité
composé de douze pairs et de six membres des communes, tous ministres
complaisants de ses volontés, qui représentait le parlement et en avait tous
les droits, sanctionnait les actes les plus arbitraires. Après avoir levé des
fonds par emprunts forcés et obligé les anciens partisans de Glocester à
racheter de nouveau des chartes de pardon par de ruineuses amendes, le roi
osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison, et acquis à la couronne
sous prétexte qu’ils s’étaient jadis prononcés en faveur du comte de Derby
contre le duc d’Irlande. « Cet acte audacieusement fou, par-delà toutes les
folies de Charles VI, perdit Richard II[6]. » Le mécontentement se
propagea dans toutes les classes de la nation, et le roi vit promptement
disparaître la popularité qui l’avait soutenu tant que l’oppression n’avait
porté que sur la noblesse. Sur ces entrefaites mourut à Londres Jean de Lancastre,
l’un des princes les plus riches de l’Europe (3 février 1399). Son fils, le duc de Hereford,
alors exilé en France, prit le titre de duc de Lancastre. Mais Richard fut
effrayé de la puissance que ce prince, si cruellement offensé par lui, allait
acquérir par la succession de son père. Non content d’avoir empêché son
mariage avec la fille du duc de Berri, déjà veuve deux fois, du comte de
Blois et du comte d’Eu, il retint la succession et ne voulut point la
délivrer au duc Henri, sous prétexte que son bannissement le rendait
incapable d’hériter de toute propriété. Le jeune prince, irrité de cette
spoliation, ne chercha plus que les moyens d’en tirer vengeance. Cette
injuste conduite du roi et le sentiment de leurs propres maux éveillèrent
l’esprit de résistance dans la plupart des nobles et des prélats ; la
nouvelle injure faite à leur favori le leur désigna comme chef[7] ; on se rassembla en
conférences secrètes, on forma des plans de changements, et la plus grande
fermentation agita le royaume. Au
milieu de circonstances si difficiles, Richard eut l’imprudence de quitter
son royaume. Son cousin Roger, comte de March, héritier présomptif de la
couronne et gouverneur d’Irlande, avait été surpris et tué par un parti de
rebelles. Richard jura de venger son parent, et méprisant les conseils de ses
amis, il quitta l’Angleterre pour diriger en personne une expédition contre
les révoltés d’Irlande. Pendant son absence les partisans d’Henri ne
restèrent pas en repos ; ils lui écrivirent pour l’engager à rentrer en
Angleterre, lui représentant que la circonstance était heureuse. Comme le duc
de Bourgogne, qui n’ignorait pas son dessein de s’embarquer, avait donné
l’ordre de l’arrêter, Henri demanda et obtint la permission de visiter le duc
de Bretagne, son ami et son allié. A Nantes il trouva Montfort, qui lui
fournit trois vaisseaux pour son passage. Il mit à la voile de Vannes pour
l'Angleterre avec cette faible escorte, placée sous les ordres de Pierre de
Craon, l’assassin d’Olivier de Clisson. Il prit terre à Ravenspur, dans
l’York-Shire, avec une vingtaine de ses partisans (4 juillet
1399). Avertis par
ses émissaires, les comtes de Northumberland et de Westmoreland, et une foule
d’autres seigneurs, vinrent se joindre à lui. Il déclara hypocritement en
leur présence qu’il ne demandait que l’héritage de son père. Le proscrit se
rendit promptement à Londres, où ses brillantes promesses le firent
accueillir avec enthousiasme. Le duc d’York, prince d’un caractère faible,
auquel Richard avait confié la régence du royaume, demeura neutre ; la
noblesse et toutes les villes ne tardèrent pas à suivre le mouvement de
Londres. Les partisans de Richard, qui s’étaient enfuis à Bristol, furent
assiégés dans le château de cette ville, qui se rendit, et furent aussitôt
envoyés au supplice. A la
nouvelle des événements de Londres, Richard, qui se vantait d’avoir dompté le
peuple, ne perdit rien de son orgueilleuse confiance ; il marcha contre les
troupes que Lancastre avait rassemblées sous sa bannière. Mais, abandonné de
son armée, des courtisans qu’il avait comblés de biens, il prit un vêtement
de prêtre, et se sauva avec un petit nombre de serviteurs dans le château de
Conway, au pays de Galles ; il n’y trouva pas les secours qu’il espérait. Le
comte de Northumberland, envoyé par Lancastre au monarque infortuné, l’attira
hors de cette forteresse par des protestations de soumission et de fidélité,
et le livra à son rival (20 août 1399). Après l’avoir abreuvé d’humiliations jusqu’à
Londres, le duc de Lancastre le fit conduire à la Tour. Il le réservait pour
un dénouement plus tragique encore. Henri convoqua le parlement au nom du roi
captif, dont il avait obtenu par des menaces et des promesses une
renonciation formelle à la couronne. Dans le parlement, réuni à Westminster-Hall
le 30 septembre, un mois après l’emprisonnement de Richard à la Tour, on lut
aux chambres assemblées un acte d’accusation en trente-trois articles contre
le souverain captif. Cet acte ne fut ni examiné ni discuté par les membres de
l’assemblée, soumise aux volontés d’Henri. Richard fut ensuite déposé
solennellement, et le duc de Lancastre proclamé roi d’Angleterre sous le nom
de Henri IV, au mépris des droits des petits-fds de Lionel, duc de Clarence,
second fils d’Édouard III. Un an après sa déposition, une conspiration formée
par quelques lords pour délivrer Richard décida de sa perte. Plusieurs
historiens disent que ce malheureux prince mourut de faim par les ordres de
l’ambitieux Henri, et qu’il souffrit quinze jours avant d’expirer. Suivant
d'autres, il fut massacré après avoir tué quatre de ses assassins avec une
hache d’armes. Avec Richard avaient péri l’alliance anglaise et la sécurité
de la France. Quelque
temps après le triomphe d’Henri, mourut son ami et son allié Jean IV de
Montfort, duc de Bretagne, surnommé le Vaillant. Ce prince, resté tranquille
possesseur de tous ses États, transmit à son fils Jean V, âgé de onze ans,
une couronne que dix fois il avait mérité de perdre. A la
nouvelle de la révolution qui en quelques jours avait précipité un monarque
puissant de son trône, les princes français, accoutumés à ne trouver aucune
limite à l’autorité royale, furent saisis de stupeur. Loin de voir dans cet
événement une de ces grandes et terribles leçons données quelquefois par le
Ciel aux souverains qui foulent aux pieds les lois de la justice et de
l’humanité, ils continuèrent à faire peser les charges les plus oppressives
sur le peuple. Ils semblèrent cependant oublier un moment leurs rivalités,
comme à l’approche d’un péril commun : le duc d’Orléans et le duc de
Bourgogne avaient, il est vrai, caressé le dangereux Lancastre pendant son
séjour en France ; mais ils n’avaient point prévu les résultats de son
expédition en Angleterre. Vers la même époque, une affreuse anarchie régnait
en Allemagne, et une révolution analogue à celle d’Angleterre ébranlait ce
pays. Au milieu de ses folles entreprises et de ses ignominieux excès,
Wenceslas avait négligé les intérêts de l’empire. Pour satisfaire ses
ignobles penchants, il avait aliéné la plupart des fiefs, et il n'eût pas
fait difficulté de vendre l’empire lui-même, s’il eut trouvé un acquéreur.
Fatigués d’obéir à cet indigne chef, les électeurs prirent une résolution
vigoureuse : ils déposèrent Wenceslas, et lui donnèrent pour successeur
Robert, électeur palatin, parent de la reine Isabeau de Bavière. Tous
ces événements pouvaient exercer une grande influence sur la politique de la
France. Elle voyait sans doute avec peine la couronne d’Angleterre sur la
tête d’Henri, mais elle ne pouvait secourir le gendre et l’allié de son roi.
Déjà il était trop tard pour l’entreprendre, puisqu’elle avait appris en même
temps et la déchéance de Richard et l’entrée triomphante de son rival à
Londres. Puis le royaume était désolé par tous les fléaux qui semblaient
conjurés contre lui. Les grands fleuves qui distribuaient ordinairement à la
France l’abondance et la fertilité, étaient tous sortis de leurs lits, et,
changés en torrents dévastateurs, ils avaient exercé les plus affreux
ravages. En même temps la famine désolait le royaume, et la peste, sa
compagne ordinaire, répandait partout la mort et la consternation. Ce dernier
fléau promena pendant trois ans la destruction dans toutes nos provinces ;
plus rapide que la foudre, il frappait d’un seul coup des familles entières,
et entassait par milliers ses tristes victimes. Les astronomes l’attribuaient
à l’apparition d’une comète qui, à la même époque, parut dans le ciel durant
huit jours consécutifs. Elle brillait d’un éclat extraordinaire, et sa
chevelure, d’une prodigieuse étendue, jetait l’épouvante parmi les esprits
faibles et superstitieux. Mais on regardait généralement les maux de la
France comme une punition de la divine Providence[8]. Cependant
la cour de France avait conçu de grandes inquiétudes sur le sort de la jeune
Isabelle, veuve de Richard II ; on envoya des ambassadeurs en Angleterre pour
connaître les intentions du roi. Ils reçurent de lui un grand accueil ; il
leur permit de voir la petite reine, après leur avoir fait jurer de ne point
lui parler de Richard, et les combla de riches présents. Il les rassura
ensuite sur les desseins hostiles qu’on aurait pu lui supposer, et leur
promit que la princesse, toujours traitée d’une manière conforme à son rang,
ne se ressentirait aucunement des changements survenus en Angleterre. Il leur
déclara toutefois, dans l’intention sans doute de conserver ce précieux
otage, qu’il garderait encore Isabelle pour quelque temps. Plus tard, la dame
de Couci et tous les serviteurs français, furent renvoyés d’auprès
d’Isabelle, qui fut traitée avec moins d’égards. Mais, l’année qui suivit la
mort de Richard, elle fut ramenée à Calais avec les plus grands honneurs, et
remise entre les mains du duc de Bourgogne[9]. Lorsque
la France pouvait redouter les dispositions hostiles d’Henri IV, les princes
avaient l’imprudence de l’exposer à tout son ressentiment. Richard II était
né à Bordeaux, il avait toujours aimé cette ville et l’Aquitaine. Lorsqu’on y
apprit qu’il avait été détrôné par son perfide parent, les peuples s’y
livrèrent à la douleur, ensuite à l’indignation. Le connétable de Sancerre
s’empressa d’en donner avis aux princes, qui voulurent essayer de tirer
profit de ce malheur. Dans l’espoir que les habitants de cette province
refuseraient de reconnaître le nouveau roi et se réuniraient à la France, le
conseil envoya le duc de Bourbon à Agen pour traiter avec les gens de Bordeaux,
de Dax et de Bayonne, et les engager à renoncer à l’obéissance des Anglais.
Mais le duc eut beau les exhorter à secouer le joug d’un usurpateur, leur
vanter, en aval termes magnifiques, la douceur de la domination française,
leur prodiguer de brillantes promesses, ils rejetèrent toute proposition
contraire aux intérêts d’Henri, et rendirent les négociations inutiles. En
considérant combien d’impôts et d'exactions de tout genre pesaient sur le
peuple français, ils ne purent consentir à partager son triste sort. Déjà
s’était rallumée entre le duc de Bourgogne et le frère de Charles VI la
discorde qu’ils avaient paru oublier à l’époque de la révolution
d’Angleterre. Les deux dernières années que nous venons de parcourir en fournirent
des preuves éclatantes. A la
première nouvelle de la mort du duc de Bretagne, Louis d’Orléans, toujours
empressé d’exercer quelque pouvoir, assembla des hommes d’armes, et vint
jusqu’à Pontorson, sur les frontières de cette province, pour demander la
garde du fils aîné de Montfort. Il voulait que ce jeune prince lui fut remis
pour être élevé en France, où il était fiancé avec la seconde fille du roi,
et pour être formé aux mœurs et aux inclinations des Français. Il était à
craindre qu’à l’exemple de son père, il ne contractât une alliance trop
intime avec l’Angleterre. Appuyés et encouragés par le duc de Bourgogne, les
barons de la province répondirent aux envoyés du prince qu’ils garderaient
bien leur jeune duc, que sa présence était nécessaire à ses États, qu’on
aurait soin de l’élever d’une manière convenable, et que, jusqu’à ce qu’il
fut en âge de paraître à la cour de France, les états seraient garants de sa
fidélité envers le roi. Ils se montrèrent prêts à repousser le duc par les
armes. Celui-ci ne jugea pas à propos dépasser outre, et d’irriter les
Bretons dans les circonstances difficiles où se trouvait alors le royaume. Il
lui fallut donc revenir de Pontorson à Paris, avec la honte de n’avoir pas
réussi dans cette expédition. On crut qu’elle avait été conseillée par Olivier
de Clisson, mais le caractère loyal du vieux chevalier breton démentit
suffisamment cette opinion. Après
sa déposition par la diète d’Allemagne, Wenceslas, qui avait d’abord paru
assez insensible à tous les préludes de cet acte d’autorité, forma ensuite le
projet de faire casser l’élection de Robert, et envoya des ambassadeurs à
Charles VI pour porter plainte de l’affront qu’il venait d’essuyer. De leur
côté, les électeurs députèrent en France pour engager la cour à reconnaître
le nouvel empereur. On fit une réception magnifique à ces deux ambassades,
que le conseil, auquel le roi ne put assister à cause de sa maladie, écouta
l’une après l’autre. Jean de Moravie, docteur de l’université de Prague,
représenta les droits de Wenceslas, l’injuste rébellion des princes
d’Allemagne, l’étroite amitié qui unissait depuis longtemps la maison de
France et la maison de Luxembourg, et finit par demander que le roi Charles
vînt au secours d’un parent et d’un allié, qui désirait ardemment travailler
avec lui à l’extinction du schisme. Le duc de Bavière, père d’Isabeau et
cousin germain de Robert, intéressé par la gloire et le sang à faire
approuver le choix de la diète par la France, exposa les crimes de Wenceslas,
ses honteux excès, la nécessité où l’empire s’était trouvé, pour éviter sa
ruine, de se donner un nouveau chef, demanda pour l’empereur légitimement élu
par la diète le concours de la France, et offrit aussi de s’unir à elle pour
rendre la paix à l’Église. Le
conseil se rassembla plusieurs fois avant de rendre une réponse décisive.
Enfin les ducs de Berri et de Bourgogne reconnurent au nom de Charles VI
l’électeur palatin roi des Romains, et promirent de renouveler avec ce prince
les anciennes alliances. Mais le duc d’Orléans, contre les résolutions
suivies par la majorité, se déclara pour Wenceslas. Il prétendit que
l’injustice et la perfidie avaient présidé au jugement de ceux qui l’avaient
déposé ; que la France ne reconnaîtrait que lui seul pour chef de l’empire,
et que lui-même emploierait toutes ses forces et toute sa puissance pour le
défendre contre ses sujets rebelles. La
reine parut offensée de la résolution prise par le duc d’Orléans, dont le
crédit et l’autorité semblaient croître de jour en jour ; mais celle des ducs
de Berri et de Bourgogne, qui semblait engager la couronne, la remplit
d’espérance. Elle retint à la cour son père, dont elle était séparée depuis
longtemps. Ce prince, depuis quelques années veuf de Thadée de Milan, fut
touché des éminentes qualités d’Isabelle de Lorraine, veuve d’Enguerrand VII,
sire de Cou ci, qui avait jadis suivi en Angleterre Isabelle de France ; il
la demanda et l’obtint en mariage. Cette alliance fut célébrée par les fêtes
les plus brillantes. Le duc de Bavière retourna ensuite dans ses États avec
sa nouvelle épouse. Les
réceptions faites aux ambassades et les fêtes données à la cour augmentaient
encore la misère du peuple, sur lequel pesaient de nombreuses taxes. Le
royaume était tellement appauvri, que plusieurs cantons du Valois restèrent
trente années sans culture. Les paysans abandonnaient leurs demeures, et se
retiraient dans les bois avec leurs familles et leurs bestiaux, pour y
trouver un asile, qui n’était pas toujours sûr, contre les nombreuses troupes
de brigands qui infestaient les campagnes. Les vagabonds se multipliaient
chaque jour dans les villes, et les prisons étaient souvent insuffisantes
pour renfermer les malfaiteurs ou pour épouvanter leur criminelle audace.
L'administration des finances, qui était tombée entre les mains du duc
d’Orléans et du sire de Montagu, ajoutait aussi à la misère du royaume ; car
les nouveaux préposés des aides, établis par eux, commettaient impunément une
foule d’exactions. Le gouvernement du Languedoc venait d’être rendu au duc de
Berri, dont il avait conservé un bien triste souvenir. Mais ce prince ne
retourna point dans cette province, qu’il fit administrer par son gendre
Bernard, comte d’Armagnac. Le
peuple ne savait plus à qui recourir dans sa profonde misère ; il pensait que
si le roi jouissait de sa raison, la ville et le royaume s’en trouveraient
bien mieux. Il voyait avec plus de douleur que jamais la triste situation de
ce prince, dont il aimait à se rappeler les aimables qualités. Toutes les
fois qu’on le faisait paraître en public, une foule immense se pressait sur
son passage. Ses fréquentes rechutes ayant fait perdre l’espoir de le voir
délivré d’une maladie si profondément enracinée, les cœurs et les vœux se
tournèrent avec plus de force vers le jeune Dauphin, alors âgé de neuf ans.
Mais cet enfant était tombé dans une langueur qui faisait craindre pour ses
jours. Ses oncles, contre lesquels d’injustes soupçons se répandaient parmi
le peuple, jugèrent à propos de le montrer aux habitants de Paris pour leur
complaire, et de le promener solennellement à cheval dans toute la ville. Ils
le conduisirent ensuite à Saint-Denis, où il donna de riches présents à
l’abbaye. À son retour, la ville lui fit aussi les siens. Des acclamations
unanimes éclataient sur son passage ; tous lui souhaitaient un sort plus
heureux que celui de son père. Vœux inutiles ! Dieu ne l’avait pas destiné à
gouverner ce peuple qui lui donnait des preuves si éclatantes de son
affection. Peu de mois après, sa maladie prit un caractère plus grave ; on
fit à Paris des prières publiques, des processions dans lesquelles on porta
les reliques des saints martyrs ; mais le prince tarda peu à mourir[10]. Louis, l’aîné de ses frères,
qui avait déjà quatre ans, fut déclaré Dauphin et nommé aussi duc de Guyenne,
quoique les Anglais possédassent la capitale et les plus fortes villes de
cette province. À la même époque, le prince Jean, second fils de France, eut
le duché de Touraine pour apanage. Au
milieu de tant de maux et de désordres, quelques conseillers du roi, quelques
hommes de bien, entre lesquels se distinguait le prévôt de Paris, Juvénal des
Ursins, venaient quelquefois à bout de lui suggérer de sages ordonnances.
Celle du 7 janvier 1401 réforma les finances, et donna sur cette matière des
règles qui furent mal suivies ; mais elle pourvut d’une façon plus durable à
un meilleur choix pour les emplois de justice, en substituant l’élection
libre à la nomination royale. Un des premiers effets de cette salutaire
ordonnance fut l’élection de Juvénal des Ursins aux fonctions d’avocat du roi
au Parlement. Cette
même année, les dissensions des ducs d’Orléans et de Bourgogne prirent un
caractère d’animosité profonde. La haine de ces deux princes s’envenimait
encore de celle qui divisait leurs épouses. La duchesse de Bourgogne était
jalouse de l’esprit et de la beauté de Valentine de Milan, qui elle-même ne
voyait pas sans envie le rang que cette princesse occupait à la cour ;
d’ailleurs elle était impatiente de voir le duc d’Orléans tenir seul le timon
des affaires. Les domaines de Louis d’Orléans étaient moins étendus que ceux
de Philippe de Bourgogne, mais à ceux que nous lui connaissons déjà, il avait
ajouté le comté de Périgord, que lui avait abandonné le roi, après l’avoir
confisqué, en 1398, sur le dernier de ses comtes ; l’héritage de l’illustre
maison de Couci, auquel était annexé, en 1400, le comté de Soissons qu’il
avait acheté de la fille du dernier des sires de Couci ; le comté de Dreux,
que le roi lui donna encore vers la même époque. En outre, il avait une
portion considérable de pouvoir, par l’administration des finances qu’il
avait obtenue. La lutte entre les deux adversaires devenait de cette manière
à peu près égale, et tout faisait craindre qu’elle n’aboutît à la guerre
civile. Pendant
un voyage de son puissant rival qui s'était rendu en Flandre pour régler
d’avance le partage de ses États et seigneuries entre ses enfants, le duc
d’Orléans fit de sa propre autorité une levée de quinze cents lances, et prit
la route d’Allemagne, sous le prétexte de secourir l’empereur Wenceslas,
ainsi qu’il l’avait promis à ses ambassadeurs. Il était à peine arrivé à
Reims, qu’il apprit que le palatin Robert avait été reconnu par la plupart
des grandes villes d’Allemagne. Il n’en continua pas moins sa marche, et
conduisit ses troupes dans le duché de Luxembourg, qu’il avait acheté de ce
même roi de Bohême et de son frère, le duc de Gorlitz. Il en prit alors
possession, et plaça des garnisons dans les forteresses. Il se forma un
établissement au milieu des possessions de Philippe, « se logeant comme une
épine au cœur du bourguignon, entre lui et l’empire, à la porte de Liège, de
manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc de
Gueldre[11]. » Il eut une entrevue avec ce
prince, qui avait jadis provoqué si insolemment le roi de France. Dès le mois
de juin précédent, il avait conclu avec lui, au nom du roi, une alliance dans
laquelle était aussi entré le duc de Juliers, son frère ainé. Louis d’Orléans
rentra en France avec son armée, augmentée de huit cents hommes d’armes, et
accompagné du duc de Gueldre. Il le conduisit d’abord au château de Couci, et
lui fit l’accueil le plus amical. Il voulut qu’il tînt sur les fonts
baptismaux une fille dont la duchesse venait d’accoucher. Ils se rendirent
ensuite à Paris, et le duc d’Orléans logea ses troupes autour de son hôtel,
situé près de la Bastille, et s’y fortifia. Un grand nombre de gentilshommes
bretons et normands, ses feudataires, se rendirent à son appel, ainsi que plusieurs
compagnies écossaises et galloises qui tenaient garnison en Guyenne, au
service de la France. A la
nouvelle de cet armement, le duc de Bourgogne, qui était résolu à ne pas
céder sans combattre la ville de Paris, y accourut vers le commencement de
décembre, accompagné de sept cents gentilshommes, et se retira dans son hôtel
d’Artois, où il attendit sans crainte les secours qu’il avait demandés. Jean
de Bavière, évêque et prince de Liège, frère du comte de Hainaut, lui amena
de nombreux renforts. Une foule d’aventuriers lui arrivèrent ensuite du
Hainaut, de Brabant et de l’Allemagne. Il les cantonna aussi dans les
environs de Paris. Chacun des princes réunit, après quelques semaines, plus
de 7.000 hommes sous sa bannière. Depuis quatre mois, le roi était en pleine
démence ; Paris était consterné en voyant la guerre civile sur le point
d’éclater dans ses murs. Tous ces soldats paraissaient n’attendre que le
signal du combat pour livrer cette grande ville à toutes les horreurs du
pillage et de l’incendie. On fit des processions publiques pour détourner
cette calamité, pour demander au Ciel la fin de ces cruelles dissensions. La
reine, le duc de Bourbon et le duc de Berri lui-même, qui s’était d’abord uni
au duc de Bourgogne, et les personnages les plus distingués mirent tout en
œuvre pour apaiser ces deux fiers ennemis ; ils ne purent rien obtenir. Cependant
les deux chefs, qui craignaient de faire déclarer Paris contre eux,
maintenaient la discipline la plus sévère parmi leurs troupes. Ils
avertirent, chacun de son côté, les magistrats et les principaux bourgeois de
la ville, leur disant de ne rien craindre ; que ces soldats n’étaient venus
que pour le service du roi, et qu’ils ne commettraient aucun désordre, pourvu
qu’on leur fournit des vivres à un prix raisonnable. Les magistrats
veillèrent donc à l’approvisionnement des marchés, où l’on voyait chaque jour
une quantité prodigieuse de toutes sortes de denrées. Ils prirent en même
temps toutes les précautions possibles pour la défense de la cité, si la
chose devenait nécessaire. Enfin le choc que l’on redoutait n’eut pas lieu ;
les deux rivaux, après avoir laissé Paris un mois dans les plus vives
alarmes, parurent céder aux instances qui leur étaient faites et sacrifier
leur ressentiment aux trois médiateurs. Dans un dîner, auquel les invita le
duc de Berri à son hôtel de Nesle, ils se réconcilièrent solennellement, se
donnèrent le baiser de paix, et se firent de grandes promesses d’amour et
d’alliance qui ne devaient pas durer longtemps (14 janvier 1402)[12]. Après le repas, les trois ducs
sortirent ensemble et se montrèrent au peuple de Paris. La joie fut grande
parmi les citoyens, qui croyaient cette réconciliation sincère. Un Te Deum
fut chanté à Notre-Dame, et dès le lendemain les gens d’armes des deux princes
furent congédiés sans avoir commis de violences dans la capitale. Ce
simulacre de pacification entre les ducs d’Orléans et de Bourgogne n’avait
point trompé les hommes sensés et judicieux. En effet, la cause de leurs
divisions n’avait point disparu ; l’ambition les tourmentait sans cesse,
aucun des deux n’avait renoncé au projet de s’emparer de l’autorité et de
gouverner sans partage. Vers la
fin de janvier, le roi, après un long et cruel accès, revint à la santé. Il
fut alors informé de tout ce qui s’était passé et du danger qui avait menacé
Paris. Il en frémit ; car c’était le malheur qu’il avait craint, et c’était
pour assurer la paix du royaume qu’à la mort de Richard II il n’avait pas
rompu la trêve avec l’Angleterre. Il dissimula, pour ne pas enflammer la
haine mal éteinte des deux ennemis, et surtout pour ne pas être obligé
d’adresser de sévères reproches au duc d’Orléans, qui lui était si cher ;
mais il crut prévenir tout danger en établissant la reine arbitre souveraine
pour régler et terminer les différends qui pourraient s’élever, pendant sa
maladie, entre les trois gouverneurs du royaume (16 mars 1402). Rien n’était
plus avantageux à l’ambition du duc d’Orléans, que l’on soupçonnait déjà
d’une coupable intimité avec Isabeau de Bavière. Aussi les ducs de Bourgogne
et de Berri en parurent-ils fort mécontents. La
mésintelligence éclata encore dans le conseil lorsque la soustraction
d’obédience fut de nouveau débattue en présence du roi. C’était la question
qui divisait aussi les écoles, le clergé et la cour. Les autres puissances,
celles surtout qui reconnaissaient le pontife de Rome, n’avaient pas voulu
s’y conformer. La Castille, qui avait d’abord suivi l’exemple delà France,
s’en repentait, et des ambassadeurs de cette couronne et des députés de
l’université de Toulouse étaient venus à Paris pour demander que les choses
fussent rétablies dans leur premier état. Les ducs de Berri et de Bourgogne,
qui regardaient la soustraction d’obédience comme leur ouvrage, réunissaient
leurs efforts pour la maintenir. Le duc d’Orléans, qui se plaisait à faire
briller son éloquence dans les débats théologiques, prétendait qu’il valait
mieux tolérer tous les abus que d’avoir une Eglise sans chef ; il s’élevait
surtout contre le scandale donné à la chrétienté par la captivité du pape
dans Avignon. Un jour, il s’emporta jusqu’à dire qu’avant peu il irait en
personne mettre le saint-père en liberté. Le duc de Berri lui répondit que
cela n’était pas en son pouvoir ; la dispute s’échauffa ; des paroles trop
vives furent lancées de part et d’autre, et le roi fut obligé de leur imposer
silence. L’Université de Paris soutenait fortement les deux princes ; mais la
Sorbonne était divisée, et le parti de Benoît XIII reprenait quelque vigueur.
La différence remarquée dans les opinions engagea le roi à déclarer que
l’affaire importante de la soustraction serait de nouveau examinée. Peu
après sa réconciliation, le duc de Bourgogne se rendit à Arras pour célébrer
le mariage de son second fils, Antoine, comte de Rethel, avec Marie de
Luxembourg, fille unique du comte de Saint-Pol. Aussitôt la reine et le duc
d’Orléans extorquèrent au faible monarque une ordonnance qui attribuait à son
frère, pendant ses temps d’absence, le gouvernement entier et absolu du
royaume (18
avril)[13]. Vers la fin de mai, le roi
voulut être un des tenants dans un tournoi qui eut lieu devant son hôtel
Saint-Paul, et deux jours après il retomba malade. Alors le duc d’Orléans se
hâta de profiter des moments de sa puissance, et prit un rôle impopulaire qui
devait causer sa ruine. Comme il avait besoin d’argent pour faire la guerre,
il fit décréter une nouvelle taille plus énorme que les précédentes, dans
laquelle il comprit tout le clergé. L’archevêque de Reims, Guy de Roye,
s’éleva hautement contre cette violation des privilèges du clergé, et se fit
autant d’honneur par sa fermeté que Guillaume de Dormans, archevêque de Sens,
s’attira de blâme pour avoir ordonné l’exécution de cet édit aux clercs de sa
province sous peine d’excommunication[14]. Le duc acheva de soulever les
esprits par un nouvel édit publié au Châtelet, le 20 mai suivant, pour la
levée d’une autre taxe générale. Le secrétaire osa même insérer dans le
préambule que le roi l’avait ordonnée en présence et du consentement de ses oncles,
les ducs de Berri et de Bourgogne. Ces deux princes en parurent indignés ; le
premier déclara publiquement que le secrétaire qui avait dressé l’édit était
un faussaire. Le second se mit d’abord en route avec quelques troupes pour
rentrera Paris ; mais informé de la maladie du roi, il préféra attendre sa
convalescence ; elle devait mettre un terme au despotisme de son rival. Il se
contenta d’écrire d’Arras au prévôt de Paris une lettre qu’il lui ordonna de
lire publiquement aux bourgeois. Non content de désavouer son consentement à
cette nouvelle exaction, il déclarait qu’elle était injuste et insupportable
pour un royaume ravagé par la misère et par un terrible fléau ; que si les
coffres du roi étaient vides, il ne fallait pas les remplir avec le sang du
pauvre peuple ; qu’il fallait faire restituer aux gens sans mérite les
finances qu’ils avaient épuisées en libéralités, en luxe et en folles
dépenses. Il terminait en ajoutant qu’on lui avait offert 200.000 écus s’il
voulait consentir à la taille, mais qu’il les avait refusés pour ne pas
s’enrichir de la misère et de la pauvreté du peuple. Toujours favorable à
ceux qui défendent ses intérêts, le peuple entendit avec reconnaissance ces
paroles de Philippe de Bourgogne. Le duc avait enfin compris qu’il existait
dans la nation un nouvel élément de puissance, la bourgeoisie ; et il
semblait invoquer son appui dans sa lutte contre un rival qu’il désignait à
la haine publique, et qu’il s’efforcera désormais de représenter dans toutes
les occasions comme le seul auteur des taxes qui pesaient sur la France. Plus
tard Jean Sans-Peur imitera l’exemple de son père, et ne craindra point de
recourir à la force brutale des dernières classes du peuple. Vers le
mois de juin, Charles VI recouvra la santé. Le duc d’Orléans profita de cette
circonstance pour se faire continuer le pouvoir et pour faire approuver tous
ses actes. Mais bientôt il apprit que le duc de Bourgogne revenait à Paris ;
il prévit l’orage, et révoqua les nouvelles taxes par une déclaration royale.
Aux yeux du peuple, qui le regardait déjà comme son protecteur, ce fut le duc
Philippe qui en eut tout le mérite. A son retour, il se plaignit vivement au
roi d’avoir été destitué si honteusement, après de longs et d’honorables
services. Sur la représentation de ses oncles et de quelques autres
personnages d’une sagesse éprouvée, Charles convoqua un conseil auquel
n’assistèrent point les ducs d’Orléans et de Bourgogne. De l’avis de
l’assemblée, le roi priva son frère du gouvernement du royaume, et le donna au
duc de Bourgogne, ainsi que l’administration des finances. Pour se procurer
de l’argent sans grever le peuple, il envoya dans tout le royaume des
commissaires du parlement chargés d’examiner les contrats passés entre
particuliers, et de frapper d’amendes arbitraires ceux de ces actes qu’ils
reconnaîtraient usuraires ou frauduleux Cette inquisition, exercée
rigoureusement par les commissaires, qui parcoururent les grandes villes
pendant plus de six mois, ne produisit que 100.000 écus, qui n’entrèrent pas
dans les coffres du roi, et excita de fortes séditions dans beaucoup
d’endroits. Le duc de Bourgogne, cédant au murmure du peuple, abolit la
réforme. Humilié
par sa défaite, le duc d’Orléans ne se laissa cependant pas abattre ; il
espérait regagner l’esprit du roi, et savait que la reine embrassait ses
intérêts. En attendant l’occasion de ressaisir le pouvoir, il donna un libre
cours à son humeur chevaleresque, et devança la fin de la trêve avec
l’Angleterre par d’imprudents défis envoyés au roi Henri. Ce dernier lui
répondit par des lettres dans lesquelles les invectives ne furent point
épargnées. Pendant ce temps, le duc Philippe augmentait sa puissance par une
circonstance qui faisait passer entre ses mains la régence du duché de
Bretagne. La duchesse douairière, fille de Charles-le-Mauvais, roi de
Navarre, s’était décidée à donner sa main au roi d’Angleterre (23 avril 1402). Cette alliance fit craindre à
la cour de France que la Bretagne ne se jetât dans les intérêts de ce pays,
et que la duchesse n’emmenât avec elle le jeune duc son fils. Philippe de
Bourgogne y passa sur-le-champ, après avoir exigé que Louis d’Orléans se
rendit pendant son absence dans son duché de Luxembourg. Il eut soin de
combler de présents les personnages les plus influents et de répandre l’or à
pleines mains. Il réclama ensuite la tutelle de Jean V, et la garde de ses
deux frères, Richard et Arthur, comme ami du feu duc et son proche parent.
Déclaré régent de Bretagne par une partie des évêques et des barons, Philippe
ramena à Paris, dans le courant de décembre, le duc Jean V avec ses deux
frères. Pendant
que Philippe exerçait une autorité sans partage, le roi ne jouissait que de
rares intervalles de raison. Pour le distraire, on le faisait jouer aux
cartes. Mais, de tous les moyens qu’on employait, les représentations
théâtrales obtenaient le plus de succès. Il trouvait tant de plaisir à ces
spectacles, dont les sujets étaient tirés de nos plus augustes mystères ou de
pieuses légendes, qu’il rendit une ordonnance pour l’établissement d’un
théâtre permanent à Paris, en faveur de ses bien-aimés confrères de la
Passion de noire Seigneur (décembre 1402). Le théâtre français naquit sous les auspices de
cette confrérie. Cependant
le duc d’Orléans, revenu du Luxembourg, prit l’affaire du schisme pour champ
de bataille contre ses oncles. Il avait d’autant plus de chances de
l’emporter sur eux, que le parti qui blâmait la soustraction d’obédience
augmentait chaque jour. Quelques-uns des cardinaux qui avaient rompu avec
Benoît XIII s’occupaient de se réconcilier avec lui. Le roi de Sicile et de
Provence, Louis II, qui avait reçu de lui l’investiture de son royaume, lui
était entièrement dévoué. L’Université de Paris appuyait les ducs de Berri et
de Bourgogne, qui voulaient maintenir la décision déjà prise sur cette
affaire ; mais le duc d’Orléans était secondé dans ses efforts pour rendre
l’autorité pontificale sur le royaume à Benoit par l’université de Toulouse,
parle roi Louis II, et les ambassadeurs de l’Aragon et de la Castille. Malgré
l’opposition des ducs de Berri et de Bourgogne, une assemblée générale du
clergé fut indiquée à Paris pour le 15 mai, afin de chercher les moyens de
rendre l’union à l’Eglise. Depuis
plus de quatre ans, le pape était gardé à vue dans son palais d’Avignon,
quoiqu’il eût entre les mains une lettre de Charles VI qui désavouait sa
détention. Ennuyé de sa longue captivité, il concerta son évasion, malgré la
surveillance dont il était l’objet, avec un gentilhomme normand, nommé
Robinet de Braquemont, qui était assuré de plaire au duc d’Orléans en
favorisant la fuite du pontife. Comme Robinet de Braquemont venait souvent le
visiter le soir, il choisit cette heure pour s’échapper sous les habits d’un
serviteur de ce gentilhomme, n’emportant avec lui, selon l'usage des papes,
qu’une boîte renfermant le corps de notre Seigneur et la dernière lettre du
roi. A la sortie d’Avignon, il trouva une escorte de cinq cents hommes que
lui avaient amenée ses partisans, et se rendit avec elle à Château-Renard,
petite ville du Comtat (12 mars 1403)[15]. Délivré
de son étroite captivité, le pontife écrivit au roi une lettre affectueuse,
dans laquelle il lui mandait que sa liberté ne l’empêcherait point de remplir
les promesses qu’il avait faites, et qu’il protestait de la continuation de
ses bonnes intentions pour l’union de l’Église[16]. Alors on changea promptement
de sentiments à l’égard du pontife : les habitants d’Avignon le supplièrent
de rentrer dans leur ville, et bientôt il vit à ses pieds les cardinaux qui
l’avaient abandonné. Ils obtinrent sans difficulté le pardon qu’ils sollicitaient.
Enfin, dans le concile de Paris, qui avait été convoqué pour le 15 mai, ainsi
que nous l’avons dit, on devait principalement s’occuper de la soustraction
d’obédience. Déjà un grand nombre de prélats et de membres du clergé étaient
arrivés à Paris, lorsque le roi, sur les pressantes sollicitations du duc
d’Orléans, signa une ordonnance qui replaçait le royaume sous l’obédience du
pape d’Avignon (30 mai).
Les oncles du roi et l’Université durent céder, malgré le vif déplaisir
qu’ils éprouvaient de ce changement[17]. Mais Charles, qui avait
ordonné l’éclatante réhabilitation de Benoît XIII, déclara, quelques mois
après, qu’il ne lui permettait pas de recevoir les revenus des bénéfices
vacants. Le
triomphe du duc Louis dans la question d’obédience devait rallumer la
discorde entre Philippe de Bourgogne et lui. Déjà, au mois d’avril, d’après
les conseils de quelques personnes de la cour, la reine, profitant d’un reste
d’empire qu’elle avait conservé sur son époux, lui avait ouvert les yeux sur
la triste situation de son royaume. Le monarque avait ordonné la formation
d’un nouveau conseil, dont la reine, les princes, le connétable et divers
conseillers d’État faisaient partie, mais où rien ne serait décidé qu’à la
pluralité des voix. Par un autre édit il fut prescrit à la reine, aux princes
du sang, aux prélats, aux principaux seigneurs, au parlement, ainsi qu’aux premiers
bourgeois des bonnes villes, de faire serment de n’obéir à nul autre qu’à
lui, et après sa mort de reconnaître le dauphin pour roi et de lui jurer
fidélité. Charles ordonna encore, pour prévenir la nomination d’un régent en
cas de mort du roi, l’abolition de toute minorité pour son successeur, et
déclara que la tutelle et l’éducation du dauphin et des autres enfants de
France seraient confiées à la reine. Mais cette défiance du roi contre les
princes de son sang et toutes ces précautions pour mettre un frein à leur
ambition furent insuffisantes et devinrent inutiles. Ces
édits étaient évidemment dirigés contre le duc de Bourgogne, qui se trouvait
encore une fois exclu du gouvernement. Il est vrai que son rival ne lui fut
pas substitué ; mais on comprenait assez que ce serait lui qui gouvernerait
sous le nom de la reine. Le duc Philippe montra cependant qu’il avait
conservé un puissant crédit : il maria deux filles du comte de Nevers, son
fils, avec le dauphin Louis et Jean duc de Touraine, les deux aînés des
enfants du roi, et Michelle de France avec Philippe de Bourgogne, fils du
même comte. Ces nobles alliances jetaient un nouvel éclat sur la maison de
Bourgogne ; mais les deux fils du roi, qu’on venait de marier, n’étaient pas
destinés à parvenir au trône. Ils devaient mourir jeunes, et la Providence
réservait la couronne à l’enfant qui était né le 22 février, et qui eut pour
parrain le sire d’Albret, élevé depuis quelques jours à la dignité de
connétable, à la place du comte de Sancerre, qui venait de mourir en Guyenne.
Ce fut Charles VII qui devait surmonter avec gloire les plus grandes
tribulations, délivrer son royaume des Anglais, et mériter le surnom de
Victorieux. La cour
de France reconnaissait toujours la trêve avec Henri IV, et cependant de part
et d’autre on commettait des hostilités sur les côtes et sur les frontières.
Des chevaliers français allaient chercher dans les armées de l’Écosse
l’occasion de combattre les Anglais, et de leur côté ces derniers se
livraient à des pirateries continuelles et ravageaient les côtes de Bretagne
et de Normandie. Ces ravages fournirent au vieux Clisson l’occasion de
signaler la haine qu’il avait au cœur contre les Anglais. Excités par son
exemple, les Bretons formèrent une escadre à Brest, sur laquelle
l'ex-connétable fit monter douze cents hommes à sa solde. Ils attaquèrent
ensuite la flotte anglaise dans la rade de Saint-Mahé, la battirent
complètement, prirent ou détruisirent quarante bâtiments, tuèrent cinq cents
hommes à l’ennemi, et lui firent mille prisonniers (juillet 1403). Poursuivant leur victoire, ils
s’emparèrent des îles de Jersey et de Guernesey, qu’ils livrèrent au pillage.
De là, ils osèrent descendre près du port de Plymouth, surprirent et
incendièrent la ville, et revinrent en Bretagne chargés d’un riche butin. Les
Anglais ne tardèrent pas à tirer de terribles représailles de ces imprudentes
hostilités. Après avoir équipé une flotte nombreuse, ils descendirent à
Saint-Mahé, mirent cette ville à feu et à sang, se saisirent de tous les
vaisseaux qu’ils trouvèrent sur la côte, s’emparèrent d’un convoi chargé de
mille pièces de vin que l’on conduisait en Bretagne et en Normandie. La
garnison de Calais, sous la conduite du comte de Sommerset, gouverneur de
cette ville, ravagea les domaines de Waleran de Luxembourg, comte de
Saint-Pol, qui, lui aussi, avait envoyé défier le roi d’Angleterre. Les
deux nations se bornaient, comme on le voit, à quelques hostilités sans
résultats importants. Aucune n’osait déclarer l’armistice rompu ; il fallait
cependant s’attendre à voir la guerre éclater tôt ou tard, et le roi de
France n’avait nul moyen de la soutenir. Les finances étaient épuisées, et au
commencement de 1404 le roi et les princes se trouvaient écrasés de dettes.
Pour se rendre plus populaire, le duc de Bourgogne s’opposait à la levée de
nouvelles tailles, mais comme il était le plus endetté des princes, il
sacrifia ses intérêts politiques à ses besoins, et donna son consentement.
Cependant le produit de la taille énorme et générale qui fut ordonnée,
devait, par décision du conseil, être déposé dans l’une des tours du palais.
On ne s’en servirait que sur un ordre signé des ducs de Berri, d’Orléans et
de Bourgogne, pour le besoin de l’État et pour armer contre les Anglais,
qu’on voulait forcer à une paix juste et raisonnable. Pendant qu’on
enregistrait l’édit, les princes sortirent de Paris pour se dérober aux
plaintes et aux gémissements des habitants ; d’ailleurs on pouvait craindre
une explosion populaire. La taille fut levée sur-le-champ avec une violence
et une rigueur excessives, et produisit dix-sept millions. Mais les
précautions que le duc Philippe avait prises pour empêcher que ce trésor fut
détourné, devinrent inutiles. Le duc d’Orléans vint la nuit avec de nombreux
gens d’armes forcer la tour et en enleva la plus grande partie[18]. Cet
acte violent, injustifiable, fut commis pendant l’absence du duc de Bourgogne
; ce prince était allé à Bruxelles installer son second fds Antoine, comte de
Rethel, dans le gouvernement des duchés de Brabant et de Limbourg. Au milieu
des fêtes qu’il donnait dans Bruxelles à la duchesse de Brabant, il fut
atteint d’une maladie contagieuse qui exerçait des ravages dans toute la
France. Les symptômes en parurent d’abord très-dangereux. Le duc se fit
transporter sur une litière de Bruxelles à son château de Hall en Hainaut, où
était une église de Notre-Dame, célèbre par les miracles que la renommée en
publiait. Arrivé à Hall, il fit ses prières à Notre-Dame, et se fit ensuite
déposer dans un hôtel à l’enseigne du Cerf, qui était voisin de cette église.
Le dixième jour de sa maladie, sentant la mort approcher, il demanda ses
fils, leur recommanda d’aimer le roi Charles de France, de le servir avec
fidélité, de vivre entre eux avec concorde et amour, et quelques instants
après il mourut ; il était dans sa soixante-troisième année (27 avril 1404). Son corps fut ouvert, et ses
entrailles enterrées dans ladite église de Notre-Dame de Hall ; ses restes
furent embaumés, déposés dans un cercueil de plomb, et transportés à Douai,
puis à Arras, accompagnés d'un nombreux cortège, comme il convenait à son
rang. On lui fit un service solennel dans cette ville, d’où il fut mené en
Bourgogne, à l’église des Chartreux de Dijon, qu’il avait fondée. Son cœur
fut porté à Saint-Denis en France, auprès du roi Jean, son père, qui l’avait
si tendrement aimé[19]. Ce prince, que ses grands
revenus rendaient un des plus riches seigneurs de l’Europe, ne laissait pas
assez d’argent pour les frais de ses funérailles ; il fallut emprunter, et
ses fils mirent en gage son argenterie. La postérité a mis l’habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne au rang des princes dont la sagesse et la prudence égalaient la bravoure. Pendant tout le temps de son administration, sa prévoyance avait maintenu le royaume en paix. Son habile politique le faisait sortir heureusement des négociations. Il était vanté pour son affabilité envers ses serviteurs, et sa valeur n’excluait pas sa bonté ; il poussait même quelquefois cette qualité trop loin. Chaste au milieu d’une cour corrompue, il remplissait avec soin tous les devoirs de la religion. L’Église trouvait en lui un protecteur assuré ; savant dans l’art de connaître les hommes, il ne choisissait pour ministres et pour amis que des gens du premier mérite. On ne peut cependant l’excuser de son excessive prodigalité, défaut qui souvent entraîne après lui l’injustice. Dans les occasions publiques, dans les fêtes, il déployait un luxe incroyable ; au mariage de son second fils, on le vit distribuer pour 10.000 fr. de pierreries aux seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient. Pour subvenir à ses énormes dépenses, il levait des tailles fréquentes et inusitées sur ses propres sujets et sur le royaume. Dans ces circonstances, il se montrait insensible aux plaintes et aux gémissements de toute la France ; et par cette conduite il avait perdu l’amour des peuples. Toutefois, sur la fin de sa vie, il s’en fit aimer ; il mourut populaire, parce que son ambition l’avait porté à s’opposer aux entreprises et aux vexations du duc d’Orléans. Ceux qui pénétraient dans le secret des affaires jugeaient aisément que la haine et l’envie d’en profiter étaient les seules causes de son opposition et de sa modération apparente. |
[1]
Froissart. — L’abbé Fleury.
[2]
Juvénal des Ursins.
[3]
Religieux de Saint-Denis.
[4]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.
[5]
Lingard, Histoire d’Angleterre.
[6]
Michelet.
[7]
Lingard.
[8]
Juvénal des Ursins.
[9]
Froissart.
[10]
Religieux de Saint-Denis.
[11]
Michelet.
[12]
Religieux de Saint-Denis.
[13]
Ordonnances, t. VIII.
[14]
Juvénal des Ursins.
[15]
Juvénal des Ursins.
[16]
L’abbé Fleury.
[17]
Religieux de Saint-Denis.
[18]
Religieux de Saint-Denis. — Juvénal des Ursins.
[19]
Monstrelet, Chroniques, t. I.