CHARLES VI, LES ARMAGNACS ET LES BOURGUIGNONS

 

CHAPITRE IV. — DÉMENCE DE CHARLES VI. 1392-1398.

 

 

Le roi marche contre le duc de Bretagne. — Scène de la forêt du Mans. — Démence du roi. — Charles VI au château de Creil-sur-Oise. — Régence des ducs de Berri et de Bourgogne. — Disgrâce du connétable et des Marmousets. — Déplorable situation du roi. — Guérison et rechute du roi. — Le magicien Arnaut Guilhem. — Pèlerinage de Charles VI au mont Saint-Michel. — Réconciliation de Jean de Montfort et d’Olivier de Clisson. — Tentatives pour rétablir la paix de l’Église. — Trêve avec l’Angleterre. — Richard II épouse Isabelle de France. — Gênes se met sous la protection de la France. — Croisade contre les Turcs. — Défaite de Nicopolis. — Conférences de Reims. — Assemblée de Paris. — Benoît XIII assiégé dans Avignon.

 

Le duc Jean de Montfort, qui n’était point préparé à la guerre subite et imprévue que lui déclarait le roi de France, en conçut les plus vives alarmes : il se croyait à la veille d’être dépouillé une seconde fois de ses Etats. Il se hâta donc de fortifier ses frontières, de lever de nouvelles troupes, et d’envoyer des messagers en Angleterre pour exposer sa situation difficile et demander des secours. Mais il voyait avec évidence l’inutilité de ces mouvements ; l’armée française, commandée par un brave capitaine, par ce connétable si puissant en Bretagne et qu’il avait tant de fois irrité, le faisait trembler.

Pendant ce temps-là, Charles VI ne se donnait aucun repos ; il envoyait partout des ordres pour accélérer la marche des troupes, auxquelles il avait assigné pour rendez-vous la ville du Mans. Jamais on avait vu pareille activité. Dès que le connétable, rétabli de ses blessures, put monter à cheval, le roi prit congé de la reine, de la duchesse d’Orléans et des autres dames de la cour. La reine, vivement affligée de son départ, comme si elle eût prévu pour son époux quelque grand malheur, lui fit présent d’un chapelet de grosses perles, qu’elle le pria de porter pour l’amour d’elle. Il partit sans attendre ses oncles et contre l’avis de ses médecins, qui, ne le trouvant pas en bonne santé, désiraient qu’il se soignât et qu’il se tînt tranquille. Il était suivi de son frère, de son oncle de Bourbon, du sire de Couci et des gens de son conseil. À Chartres, Montagu, qui était évêque de cette ville, le reçut dans son palais avec un grand appareil. Deux jours après, le duc de Berri le rejoignit avec le comte de la Marche. On n’attendait plus que le duc de Bourgogne ; il arriva enfin le quatrième jour, à la grande satisfaction du roi. Des hommes d’armes se rendaient de toutes parts, et le roi disait qu’il ne rentrerait point à Paris sans avoir mis à la raison ce duc de Bretagne qui lui avait déjà causé tant de peines et de fatigues. Ses oncles essayèrent encore inutilement de retarder cette guerre ; du reste le roi les accueillit avec bonté, et pour plaire au duc de Berri, il lui rendit le gouvernement du Languedoc, contre la promesse qu’il avait faite aux habitants de cette province. Il lui recommanda néanmoins de traiter les peuples avec plus de sagesse et de douceur, et surtout de ne choisir que des lieutenants et des officiers d’une probité reconnue.

On arriva enfin au Mans, où l’armée devait se réunir ; le roi y trouva une foule de seigneurs et de gens de guerre. Là, ses oncles, dont le mauvais vouloir était si évident que tous les chevaliers et les écuyers ne s’entretenaient point d’autre chose, parvinrent à le retenir encore trois semaines. Il est vrai qu’il était malade, et que les médecins s’alarmaient vivement des fatigues auxquelles il allait se livrer. Mais bientôt il se trouva mieux, et malgré leurs représentations, il donna des ordres pour le départ, dont le connétable accéléra l’exécution.

Le 5 août 1392, les hérauts d’armes publièrent l’entrée en campagne, le roi fit déployer son étendard, et l’armée sortit du Mans en bataille, et prit la route d'Angers et de Bretagne. Le roi, déjà agité par la fièvre, monta à cheval et vint se placer au milieu de ses troupes. Autour de lui marchaient son frère, les ducs ses oncles, et un grand nombre d’autres seigneurs. On était alors au milieu de l’été ; il faisait une chaleur insupportable, rendue plus incommode encore par une sécheresse de deux mois qui avait tari tous les ruisseaux. Le roi était armé de toutes pièces ; il portait sous ses armes une jupe de velours noir, et sur la tête un chaperon écarlate aussi de velours, et orné du riche chapelet que la reine lui avait donné à son départ. On traversait les longues forêts du Maine, et les seigneurs qui l’accompagnaient se tenaient à quelque distance de lui. Tout à coup sortit d’entre deux arbres un homme d’une haute stature, à la figure hideuse, à la barbe longue, la tête et les pieds nus, vêtu d’une mauvaise cotte blanche. Il s’élança, et saisit les rênes du cheval du roi. « Arrête, noble roi, cria-t-il d’une voix rauque, retourne ; car tu es trahi ! » Cette audace étonna le roi, il frémit, et tout son sang se troubla. Des hommes d’armes accoururent aussitôt, forcèrent l’inconnu à lâcher la bride du cheval, et le regardant comme un insensé, ils ne daignèrent pas l’arrêter. Mais il continua à suivre le roi de loin, près d’une demi-heure, en répétant avec une voix de tonnerre : « Tu es trahi ! tu es trahi ![1] » Cette apparition inattendue fut, à cette époque, le sujet de diverses conjectures. Le peuple soutint que c’était un spectre enveloppé d’un linceul et envoyé par un ordre particulier de Dieu, pour avertir le roi de quelque grand péril et d’une horrible conspiration tramée contre lui. D’autres ne l’attribuaient qu’à la folie ou à l’insolence. Les plus sages étaient persuadés que les ducs de Berri et de Bourgogne, qui voulaient détourner leur neveu de cette expédition, avaient ménagé cet événement pour faire impression sur son esprit. La négligence affectée qu’on avait mise à ne pas arrêter cet homme, les confirmait dans cette opinion. Quoi qu’il en soit, le roi, vivement frappé des paroles qu’il avait entendues, parut n’en conserver aucune impression.

Renfermé dans un silence absolu et dans une attitude mélancolique, il continua sa route, et sortit bientôt de la forêt pour entrer dans une grande plaine sablonneuse. Il était midi, le soleil dardait ses rayons brûlants, les hommes et les chevaux étaient accablés par la chaleur. Deux pages marchaient derrière le roi. Celui qui portait la lance royale s’endormit sur son cheval, et la lance, lui échappant des mains, alla frapper le casque de fin acier que portait l’autre page. A ce bruit soudain, à cette lueur, le roi sort de sa rêverie, il se rappelle les paroles du prétendu spectre et se croit trahi. Il devient furieux, ses yeux étincellent, on le voit se lever sur ses étriers, tirer son épée et piquer des deux en s'écriant : « Sus ! sus ! aux traîtres ! Ils veulent me livrer aux ennemis ! » Il se précipite alors sur les gens de sa suite, frappant à droite et à gauche sans reconnaître personne ; il en tue quatre et en blesse plusieurs. L’étonnement et la frayeur s’emparent de tous les esprits. On s’écarte, on fuit devant le roi, personne ne lui résiste, on respecte jusqu’à sa fureur. Le duc d’Orléans, son frère bien-aimé, se persuade que sa présence pourra le calmer ; il s’approche ; mais le roi fond sur lui l’épée haute. « Fuyez, beau neveu d’Orléans, lui crie le duc de Bourgogne ; fuyez, monseigneur veut vous tuer : haro ! le grand malheur ! le roi est tout égaré ! Dieu ! qu’on le prenne ! » Le duc n’évite la mort qu’en gagnant à toute bride la forêt. On ne sait comment arrêter le roi, ni comment échapper à sa poursuite. Enfin ses forces s’épuisèrent, son épée se rompit dans sa main, et son cheval s’arrêta un moment. Alors messire Guillaume de Martel, l’un de ses chambellans, parvint à le saisir par derrière, et facilita à quelques officiers les moyens de le descendre de cheval. On le désarma, on le coucha doucement à terre, et on lui ôta sa jaque de velours qui l’accablait. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête ; l'égarement y était peint, aussi bien que dans tous ses traits. Son frère et ses oncles étaient autour de lui ; mais il ne reconnaissait personne et ne proférait pas une parole. « Il faut retourner au Mans, dirent les ducs de Berri et de Bourgogne ; le voyage de Bretagne est fini pour cette saison. » On trouva sur le chemin une charrette de bouvier, on l’y plaça après avoir pris la précaution de le garrotter, et l’on rétrograda vers le Mans. C’est en cet état que le plus digne, le plus noble et le plus puissant roi du monde[2] rentra dans cette ville, qu’il avait quittée le matin même dans le plus pompeux appareil et à la tête de 40.000 hommes. Triste et déplorable exemple des vicissitudes et des misères humaines !

Au Mans, la maladie du roi augmenta, et sa léthargie devint plus profonde. Le 7 août il était encore sans parole et sans mouvement, et bientôt le bruit se répandit dans l’armée que les médecins désespéraient de lui et qu’il allait mourir. Ce fut alors que la douleur de ses courtisans, qu’un peu d’espoir avait suspendue, se répandit en pleurs et en gémissements. L’armée et le peuple les imitaient ; chacun oubliait les défauts de ce prince pour ne parler que de sa bonté et de ses qualités toutes royales. Les temples retentissaient de vœux et de prières ; on se précipitait pour le voir une dernière fois. Dans ce moment, où la dissimulation et l’intérêt s’effacent pour faire place à de meilleurs sentiments, le duc de Bourgogne, les yeux baignés de larmes, l’embrassait tendrement, « Mon roi, s’écriait-il, mon cher seigneur et neveu, du moins, avant que je vous perde, ouvrez les yeux ; qu’un regard, qu’une parole soulage ma douleur ![3] » Le bruit courut tout aussitôt que le roi avait été ensorcelé ou empoisonné ; mais les médecins s’empressèrent de le démentir, et déclarèrent que l’abus de tous les plaisirs l’avait conduit à la folie.

Le troisième jour, le roi donna enfin quelques signes de vie ; il ouvrit les yeux, recouvra insensiblement l’usage de ses sens, et parut même parler avec assez de raison. Il voulut, malgré sa faiblesse, être informé de tout ce qui s’était passé. Il témoigna le plus vif repentir de l’excès de ses fureurs, en demanda pardon, se confessa et reçut la communion. Il fit ensuite le vœu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres et à Saint-Denis, mais il demeura incapable de toute application. L’occasion que les oncles du roi attendaient depuis si longtemps pour prendre en main les rênes du gouvernement, se présentait enfin ; ils s’empressèrent d’en profiter. Ils commencèrent par s’emparer de la garde de sa personne, qu’ils confièrent à quatre de ses chambellans, leurs affidés. Des ordres furent donnés pour licencier l’armée, devenue inutile désormais et ruineuse pour les provinces. Cet événement, si funeste à la France, sauva le duc de Bretagne et ses États. Les Bretons le regardaient comme un miracle de la Providence, et disaient « que c’était monsieur saint Yves qui était apparu au roi en la forêt pour l’aviser de se détourner de ce voyage[4]. » Il était difficile que Jean de Montfort n’en ressentit pas une secrète joie ; mais il affecta la plus profonde affliction, et ordonna dans toutes les églises de Bretagne des prières et des processions pour le rétablissement de la santé du roi. Lorsque l’auguste malade eut recouvré une partie de ses forces et qu’il fut en état de se soutenir, il alla faire une neuvaine aux reliques de saint Julien, premier évêque du Mans. Le 22 septembre il quitta cette ville, accomplit son vœu à Chartres en y passant, et fut conduit au château de Creil-sur-Oise, petite ville située en bon air, où il pourrait jouir d’un repos convenable à l’état de sa santé. Il y fut confié à la garde des médecins et de ses chambellans, et l’on prit toutes les précautions nécessaires pour que la reine, qui était enceinte, ignorât le plus longtemps possible l’affreuse maladie dont il était attaqué. C’est là que les ducs d’Orléans et de Bourbon venaient souvent le voir et s’informer de ses nouvelles. Quant aux ducs de Berri et de Bourgogne, ils restaient à Paris, où par leurs intrigues ils s’efforçaient de ressaisir les rênes de l’État. L’opinion, sans revenir à ces deux princes, abandonnait les Marmousets, dont quelques-uns s’étaient aliéné le clergé, et le connétable qui, disait-on, n’avait amassé d’immenses trésors qu’aux dépens du peuple. Aussi les ducs de Berri et de Bourgogne profitèrent habilement de cette circonstance. Dans une assemblée des conseils du roi, des principaux seigneurs, des prélats et des gens des bonnes villes, convoquée à Paris, ils parvinrent à faire écarter du pouvoir leur neveu d'Orléans, qui avait voulu faire valoir sa qualité de frère unique du roi, mais que son âge (il avait vingt ans) fit regarder comme incapable d’un si pesant fardeau. Ils se firent ensuite donner le gouvernement pendant la maladie de l’infortuné Charles VI ; la principale autorité fut cependant confiée au duc de Bourgogne. L’assemblée décida aussi que madame de Bourgogne aurait la garde de la reine, et serait la seconde après elle[5].

Cette décision changea entièrement la face de la cour. L’autorité royale, que le ducs de Berri et de Bourgogne avaient entre les mains, leur attacha tous les courtisans, et bientôt on entendit désapprouver tout ce qu’avaient fait les ministres, même ce qu’on avait trouvé autrefois juste et légitime. Le premier usage que les deux princes firent du pouvoir dont ils avaient supporté la privation avec tant d’amertume, fut de se venger de ceux qui les en avaient dépouillés quatre ans auparavant. Le connétable, qui osa se montrer à l’hôtel Saint-Paul, y trouva une réception hautaine et outrageante. Le duc de Bourgogne, qui ne l’aimait pas et dont la haine était encore excitée par sa femme, princesse absolue et méchante, le menaça de lui faire crever le seul œil qui lui restait, s’il reparaissait devant lui. Clisson se retira sans montrer son indignation, mais il n’estima plus sa vie en sûreté à Paris ; il mit ordre à ses affaires, et partit pour son château de Montlhéry. Averti par quelques amis qui lui restaient dans le conseil, que le duc, se repentant de ne l’avoir pas fait arrêter, se disposait à exercer des violences contre lui ; que trois cents lances, commandées par de vaillants chevaliers forcés d’obéir, étaient parties de Paris pour l’enlever, il se retira dans sa bonne forteresse de Josselin en Bretagne. Les autres conseillers du roi furent également disgraciés et persécutés. Le sire de Montagu, épouvanté, se hâta de quitter Paris et se réfugia près de Clément VII, dans la ville d’Avignon. Ses collègues furent arrêtés et jetés en prison ; mais le Bègue de Vilaines, délivré bientôt par le crédit de ses amis, se retira en Castille, où il possédait le comté de Rebeldo, pour y finir ses jours dans une heureuse tranquillité. Les sires de Noviant et de la Rivière, que Philippe-le-Hardi et sa femme haïssaient mortellement, furent plus de six mois dans une détention rigoureuse, pendant laquelle on les menaça souvent du dernier supplice. Jean Juvénal des Ursins prit leur défense, et fut assez heureux pour les sauver.

Pendant ce temps-là, Clisson, ajourné à comparaître devant le parlement de Paris, jugea prudent de ne pas s’y présenter. Un arrêt rendu par défaut le condamna à une amende de 100.000 fr. d’argent pour ses concussions, le bannit du royaume « comme faux et mauvais traître à la couronne, » et le priva de son office de connétable. Dans les premiers mois de l’année suivante, il fut remplacé, sur le refus du sire de Couci, par Philippe d’Artois, comte d’Eu, gendre du duc de Berri. Le duc d’Orléans refusa de prendre part à cette injuste sentence. Jean de Montfort, voyant Clisson réduit à ses propres moyens, voulut se charger de la faire exécuter ; mais Clisson, soutenu de ses fidèles amis de Bretagne et de sa valeur, opposa à son irréconciliable ennemi une résistance à laquelle celui-ci était loin de s’attendre, et qui fut souvent couronnée du succès.

Tandis que les princes et leurs partisans se réjouissaient de pouvoir conduire à leur gré les affaires de l’État, et qu’ils se vengeaient sur les Marmousets de leur ancienne défaite, le peuple n’oubliait point son jeune monarque ; il le plaignait et priait pour lui. Il était toujours à Creil, habituellement plongé dans une noire mélancolie. Les remèdes violents employés par les médecins affaiblissaient de jour en jour son corps et son esprit ; il était à craindre qu’il ne périt entre leurs mains, lorsque le sire de Couci lui envoya un médecin de Laon, nommé Guillaume de Harsely, qui jouissait d’une réputation justement méritée. Par ses bons soins cet habile médecin le délivra de la fièvre, lui rendit l’appétit et le sommeil. En trois semaines ses forces revinrent ; il put monter à cheval, sa raison se fortifia, mais lentement ; il recouvra la mémoire, et demanda à voir la reine et son fils. On les lui amena, et il les reçut avec le plus grand plaisir. Cette nouvelle répandit une joie universelle dans le royaume. Quand maître Guillaume de Harsely vit qu’il était revenu peu à peu à la sauté, il en fut tout joyeux, et le rendit en bon état à son frère et à ses oncles. Il leur recommanda de ne point l’appliquer de longtemps aux affaires sérieuses à cause de sa faiblesse de tête, et de se garder del irriter ou de l’affliger, et de ne lui procurer que des délassements raisonnables, des plaisirs tranquilles.

Après avoir si heureusement rempli sa mission, maître Harsely voulut s’en retourner à Laon, malgré les efforts et les brillantes promesses des princes pour le retenir auprès du roi. Vers la mi-novembre, Charles VI revint à Paris, où il fut reçu avec tous les témoignages de la plus vive allégresse. Il ne se livra point aux affaires importantes ; mais plein de reconnaissance envers Dieu, il se rendit à Saint-Denis avec une partie de la cour pour y accomplir son vœu. Il y lit transférer le corps du roi saint Louis dans une chasse d'or, qui pesait 252 marcs, et qui était plus précieuse encore par la beauté et par la délicatesse du travail que par la matière. La santé du roi semblait s’affermir de jour en jour ; mais les craintes qu’on avait eues pour sa vie le portèrent à rendre une ordonnance, enregistrée sous ses yeux au parlement, par laquelle, s’il venait à mourir, la reine, ses trois oncles et le duc Louis de Bavière étaient chargés de la tutelle et de l’administration du revenu assigné au roi. Cette ordonnance réglait aussi le conseil de tutelle, et attribuait au duc d’Orléans le gouvernement de l’État.

Il semblait que le roi, par cette précaution, eût un pressentiment du triste accident qui lui arriva peu de jours après. Au milieu des mœurs plus que légères de la cour, il lui était difficile de trouver ces paisibles amusements que le savant médecin de Laon lui avait recommandés ; il se livra encore sans mesure à ces fêtes et à ces festins par lesquels les longues nuits d’hiver étaient abrégées. Un jour, la reine mariait une dame allemande de sa maison, déjà veuve, qu’elle aimait beaucoup. Le roi voulut que les noces fussent célébrées à l'hôtel Saint-Paul ; il y invita un grand nombre de seigneurs, avec les ducs d’Orléans, de Berri, de Bourgogne, et leurs femmes (29 janvier 1393). On dansa tout le jour, et la joie fut grande. Il y eut ensuite un festin magnifique, suivi d’un grand bal. Il se trouvait alors à la cour un gentilhomme du Bourbonnais, écuyer d'honneur du roi, nommé Hugonin de Guisay ; c’était un jeune homme plein de feu et d’esprit, un de ces courtisans qui sont l’âme des plaisirs, qui deviennent quelque chose en amusant les grands ; mais les hommes sages le méprisaient à cause de ses mœurs corrompues. Ce Guisay voulut se distinguer encore ce soir-là par quelque nouveauté ingénieuse ; il imagina une mascarade. Le jeune comte de Joigny, Emery de Poitiers, fils du comte de Valentinois, Jobbain, bâtard de Foix, et Nantouillet, adoptèrent cette idée et se retirèrent avec Hugonin pour se déguiser en sauvages. Le roi, informé du projet, le trouva si plaisant qu’il voulut absolument être de la partie. Il était environ minuit lorsqu’ils entrèrent dans la salle, masqués de façon à n'être pas reconnus ; le roi était à leur tête. Ils étaient vêtus d’une toile de lin enduite de poix-résine, sur laquelle on avait appliqué des étoupes. Les jeunes seigneurs, attachés entre eux par des cordons de soie, se mirent à danser, tandis que le roi s’approcha de sa tante, la duchesse de Berri, qui le reconnut sans le lui dire, et, le tenant par le bras, lui demanda quel il était. Toute l’assemblée applaudissait à la mascarade, lorsqu’un funeste accident changea tout à coup la joie en cris, en terreur, et présenta le plus affreux spectacle.

Sur l’ordre du roi, tous ceux qui portaient des torches et des flambeaux s’étaient éloignés des sauvages et s’étaient rangés contre les murs. Le duc d’Orléans, qui avait passé la soirée ailleurs, rentra avec le jeune comte de Bar : attirés par la foule qui, impatiente de connaître les masques, se pressait autour d’eux, ils s’approchèrent, et imaginèrent étourdiment, pour faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Au même instant les cinq sauvages liés ensemble furent entourés de flammes. La toile était cousue ; il était impossible de les sauver. Plusieurs chevaliers essayèrent d’étouffer le feu ; mais la chaleur de la poix leur brûlait les mains, et depuis aucun n’osait approcher d’eux. Qui pourrait exprimer l’horreur, le tumulte, la confusion, et l'effroi de tous les assistants ? Les masques couraient dans la salle, et donnaient encore plus de force à la flamme dévorante ; la douleur arrachait à ces infortunés des hurlements affreux. Au milieu de ses tourments, Jobbain se souvint du roi, et se mit à crier : « Sauvez le roi ! sauvez le roi ! » La reine, qui était dans le secret de ce déguisement, s’évanouit en pensant au danger qui menaçait son époux. Dans cet épouvantable désordre, la présence d’esprit de la jeune duchesse de Berri sauva l’imprudent monarque. Elle le retint auprès d’elle, et le couvrait de son manteau pour le préserver du feu, lorsqu’il voulait à toute force s’éloigner. « Où voulez-vous aller ?lui dit-elle ; vous voyez que vos compagnons sont au milieu des flammes. Qui êtes-vous ? » Charles se nomma et dit : « Je suis le roi. — Sortez, ajouta-t-elle, allez aussitôt mettre un autre vêtement, et vous montrer à la reine qui est désespérée. » Il obéit, et courut ensuite rassurer Isabeau, qui tressaillit de joie en le voyant. Les gens de leur suite s’empressèrent de les dérober tous deux à ce spectacle déchirant. Ses infortunés compagnons restèrent une demi-heure dans les flammes ; un seul des cinq, Nantouillet, put échapper à cette horrible catastrophe ; il conserva assez de sang-froid pour aller se précipiter dans un cuvier plein d’eau. Le comte de Joigny, jeune homme de la plus grande espérance, tomba mort sur la place, brûlé et suffoqué. Le bâtard de Foix et le fils du comte de Valentinois périrent le lendemain au milieu d’atroces souffrances. Hugonin, l’inventeur de celte bizarre mascarade, mourut le troisième jour en maudissant ceux qui lui survivaient. Sa mort, que le peuple apprit avec joie, fut regardée comme une juste punition de Dieu. T1 avait toujours traité les pauvres gens avec la plus cruelle insolence ; les battre comme des chiens, les fouler aux pieds en les perçant de ses éperons, et les forcer ensuite d’aboyer, c’était là son plus grand plaisir. Aussi, lorsque son convoi passa dans Paris, plusieurs se vengèrent en criant après lui son mot ordinaire : « Aboie, chien ! »

Le roi s’était retiré épouvanté et si consterné qu’il était facile de juger de ses regrets. Le bruit de cette affreuse catastrophe s’était déjà répandu dans la ville, et y avait causé une violente indignation ; on disait que le roi y avait péri. A cette nouvelle, le peuple se lève en tumulte et s’assemble. Des bourgeois, au nombre de plus de cinq cents, se précipitent furieux, environnent l’hôtel Saint-Paul, et demandent à grands cris à voir le roi, tout prêts, s’il a perdu la vie, à le venger, et à mettre en pièces les seigneurs qui l’ont abandonné à ces honteuses folies. On ne put les calmer qu’en les laissant entrer dans la salle des audiences, où Charles parut sur son trône. Toute cette multitude portait des regards avides sur le visage du prince, qui la remerciait des témoignages empressés de son affection.

Le lendemain tous les temples de Paris retentirent d’actions de grâces rendues à Dieu pour la conservation du roi ; car le peuple l’aimait et le plaignait sincèrement. Une messe solennelle fut célébrée à Notre-Dame, et suivie d’une procession à laquelle le monarque assista ; les ducs d’Orléans, de Berri et de Bourgogne marchèrent derrière lui, les pieds nus : ce qui n’empêcha point le peuple de s’élever contre les scandales d’une cour où l’on prenait si peu de soin de l’honneur et de la vie du roi, et de reprocher aux princes les folies elles débauches dans lesquelles ils l’entraînaient. Le public ignorait d’abord l’auteur de cette funeste catastrophe ; le duc d’Orléans l’avoua avec toutes les marques de la plus vive douleur et du plus amer repentir. Il fit bâtir en expiation une magnifique chapelle aux Célestins, où il voulut qu’on priât Dieu à perpétuité pour le repos des victimes de sa fatale étourderie.

Charles VI désirait ardemment rendre la paix à l'Église par la fin du schisme, et à la France par un traité avec l’Angleterre. Il autorisa donc l’Université de Paris, foyer de lumières pour toute l’Europe, à chercher tous les moyens de terminer les divisions si déplorables du monde chrétien. Il pressa ensuite Richard II de se prêter au dessein d’unir les deux nations par une paix solide, et parvint à faire reprendre les conférences à Lelinghen, petit village situé sur la frontière du comté de Boulogne et du comté de Ponthieu. Les ducs de Lancastre et de Glocester se réunirent donc avec les ducs de Berri et de Bourgogne, et reprirent les négociations. Elles duraient depuis quelque temps, lorsque le roi, qui, bien qu’ayant toujours présente à la mémoire la scène effroyable de l’hôtel Saint-Paul, semblait se mieux porter qu’auparavant, se rendit à Abbeville pour en accélérer la conclusion. Cette fois encore on ne termina rien, et l’on se contenta de prolonger la trêve d’un an. Le roi ne put en ratifier la prorogation ; car la secousse qu’il avait éprouvée avait amené une violente rechute (15 juin 1393), et les ducs d’Orléans et de Bourgogne l’avaient aussitôt conduit à Creil. Cette triste nouvelle, répandue dans le royaume, le plongea de nouveau dans la consternation. On est touché d’une pitié profonde en voyant cet infortuné monarque, dont la carrière avait été si agitée, exposé à devenir un objet d’amusement et de raillerie pour les serviteurs qui l’entouraient. Il avait entièrement perdu la mémoire ; il ne reconnaissait plus Isabeau, pour laquelle il avait conçu une espèce d’horreur. « Quelle est cette femme ? s’écriait-il à l’aspect de la reine ; qu’on m’en délivre. » Il soutenait qu'il n’était point marié, et qu’il n’avait point d’enfants. Il ne se reconnaissait plus lui-même, niait qu’il fût roi et qu’il se nommât Charles. Voyait-il des fleurs de lis sur les vitraux ou sur les murs, il les brisait ou les effaçait avec fureur. « Je m’appelle Georges, disait-il ; mes armes sont un lion percé d’une épée. » Sa fureur augmentait surtout lorsqu’on sa présence on parlait des Anglais et qu’il voyait des croix rouges comme cette nation en portait sur ses étendards. Quelquefois sa démence s’exaltait en transports si violents qu’on était obligé de prendre des précautions pour s’en garantir. Mais alors que tout le monde lui était odieux ou méconnu de lui, une femme exerçait sur sa raison une influence bienfaisante, c’était Valentine de Milan. Il la reconnaissait, et avait conservé pour elle une grande affection. Il l’appelait « chère sœur. » Lorsqu’il pouvait marcher, il allait la voir ; il trouvait du charme et du soulagement dans ses doux entretiens. A la cour on regarda bientôt cette prédilection du roi comme dangereuse. Les ducs de Berri et de Bourgogne, dont l’autorité n’était qu’empruntée, craignirent que Valentine, maîtresse de l’esprit du roi, ne le gouvernât à son gré lorsqu’il serait en convalescence, et ne trouvât ainsi le moyen de satisfaire son ambition et celle de son époux. La duchesse de Bourgogne redoutait surtout cette influence, et ne manquait pas, avec l’aide de ses amis, de propager secrètement mille soupçons et mille bruits offensants pour cette princesse. Le peuple, qui n’ignorait pas les mauvaises dispositions de la cour à son égard, et qui ne pouvait expliquer la maladie du roi que par quelque sortilège, blâmait une alliance contractée avec une maison dont les princes s’étaient familiarisés avec le crime. Il alléguait principalement l’usage des poisons, si fréquent en Italie, et disait que la jeune duchesse, venue du pays des maléfices, avait ensorcelé le roi[6]. Cependant Charles était toujours dans le même état de démence, malgré la science et les efforts des médecins qu’on avait appelés de toutes parts ; le célèbre Guillaume de Harsely était mort à Laon. On répétait que le malheureux prince était frappé de sortilège, et quelques esprits faibles conseillaient d’opposer la magie à elle-même. Ou parlait d’un savant astrologue du Languedoc, nommé Arnaut Guilhem, qui prétendait avoir un souverain empire sur la nature et guérir les maladies d’une seule parole. Pour être appelé à la cour, il s’était vanté de rendre la santé au roi. Guilhem fut mandé, il accourut. C’était un petit homme, de méchante mine ; son regard était perçant ; une longue barbe enveloppait son menton. Il était vêtu simplement, et pour exercer son art il lui fallait veiller et macérer son corps par le jeûne. Pour augmenter le prestige qu’il voulait produire, ce sorcier d’un nouveau genre portait un livre de grimoire qu’il appelait Smagorad. Dieu, disait-il, l’avait donné à Adam pour le consoler de la mort d’Abel qu’il avait pleuré cent ans. Le magicien fut accueilli de la cour avec des témoignages non équivoques de considération et de respect, malgré l’indignation des prélats et des docteurs, qui ne partageaient pas la crédulité publique. Cependant on cessa bientôt de croire aux talents du magicien lorsqu’on vit, au bout de quelques mois, que les secrets de son art ne rendaient point au roi la santé si désirée. Enfin, pressé et menacé, il avoua qu’il avait découvert un charme jeté sur l’auguste malade, charme qui était plus puissant que toutes ses conjurations. On chassa honteusement cet imposteur, auquel on eût pu infliger le châtiment qu’il méritait.

Comme on n’attendait plus rien des hommes pour la guérison du roi, on invoqua de nouveau les secours divins ; partout on adressa au Ciel de ferventes prières. Dans un de ses meilleurs moments, Charles se voua à saint Denis et lui offrit une chaîne d’or. Enfin, après sept mois, il cessa d’éprouver les terribles atteintes de son mal, et la raison lui revint. La France retentit alors de cris de joie ; on le regardait comme rendu une seconde fois à son peuple (janvier 1394). Mais, depuis cette époque, les intervalles lucides devinrent de plus en plus rares. Il recouvrait quelquefois assez d’intelligence pour sentir sa position, pour comprendre le malheur de son peuple, et pour essayer d’y porter remède. Ses périodes de raison furent quelquefois signalées par des ordonnances utiles et populaires ; mais elles furent souvent plus funestes au repos de la France que ses accès de frénésie ou d’idiotisme. Elles empêchaient, par l’espoir de sa guérison, qu’on ne le privât entièrement du gouvernement, et faisaient de l’infortuné monarque l’instrument des passions de tous ceux qui l’entouraient.

Dans cette intermittence favorable de sa maladie, Charles voulut que les débats d’un procès intenté par le duc de Bourgogne à Juvénal des Ursins, prévôt de Paris, eussent lieu devant lui. Le duc, qui haïssait Juvénal parce qu’il s’occupait trop de l’intérêt public et qu’il défendait avec une noble constance les anciens conseillers du roi, l’avait accusé d’avoir mal parlé de lui, et trente témoins subornés avaient déposé contre cet homme vertueux. Le roi, ayant reconnu l’innocence de son prévôt au trouble et aux contradictions de ceux qui l’accusaient, prononça en sa faveur[7]. Quelque temps après il fit mettre en liberté Noviant et la Rivière, et alla faire un pèlerinage au mont Saint-Michel. Pendant qu’il accomplissait son vœu, il apprit que la Bretagne était le théâtre d’une lutte acharnée entre le duc et Clisson. Montfort, qui ne craignait plus rien du roi, avait osé confier le commandement d’une partie de ses troupes à Craon, qui était venu le rejoindre. Soutenu par un grand nombre de nobles bretons et par quelques secours que lui envoyait de temps à autre le duc d’Orléans, tandis que le duc de Bourgogne favorisait les armes de Montfort, Clisson se défendait avec succès, et les horreurs de la guerre civile désolaient cette province. Charles profita de son séjour sur les frontières de Bretagne pour intervenir dans les troubles de ce pays. Montfort reçut d’abord avec hauteur les envoyés du roi ; mais voyant que son protecteur, le duc de Bourgogne, désirait aussi la pacification de la Bretagne, il ne se refusa plus à des ouvertures de paix, et s’y prêta même avec sincérité. Il écrivit à Clisson pour lui demander une entrevue à Vannes. L’ancien connétable exigea des otages avant de s’y rendre. Le duc lui envoya l’aîné de ses fils. Le cœur du vieux Breton fut touché de la confiance de Montfort ; Clisson arriva au lieu fixé pour la conférence avec le jeune prince, qu’il rendit à son père, et se remit franchement entre les mains de son ennemi. Cette confiance réciproque disposa les esprits à une réconciliation, et ces deux implacables rivaux conclurent enfin la paix que la Bretagne appelait de tous ses vœux[8] (janvier 1395). Cette paix dut être sincère, puisque le duc, obligé de venir à Paris pour les fiançailles de son fils avec Jeanne de France, seconde fille du roi Charles VT, ne fit pas difficulté de confier à Clisson, pendant son absence, et la garde de sa famille et l’administration de la Bretagne.

Au mois de mai 1394 les princes avaient repris les conférences à Lelinghen ; mais ils n’avaient rien pu conclure, et tout s’était borné à la prorogation d’une trêve de quatre ans avec l’Angleterre. Les princes, voyant que les Anglais ne pouvaient se résoudre à la paix, crurent qu’il y avait chez eux un fort parti pour la guerre, et résolurent de former des francs archers capables de lutter avec succès contre eux s’ils osaient attaquer le royaume de France. Une ordonnance du conseil défendit en conséquence tous les jeux de paume, de cartes et de hasard, auxquels le peuple, à l'exemple des grands et des nobles, se livrait avec passion ; on autorisa seulement les jeux d’adresse, tels que les exercices de l'arc et de l'arbalète. Le peuple, surtout dans les provinces, prit beaucoup de goût à ce genre d’exercice, et en peu de temps les enfants y devinrent fort adroits. Cette heureuse et patriotique institution méritait d’être encouragée ; elle eût rendu la France désormais inaccessible à l’invasion étrangère ; mais les grands craignirent de donner à la couronne des forces trop redoutables. Sur leurs instances, le roi défendit l’exercice de l’arc et de l’arbalète, excepté dans quelques compagnies soldées d’arbalétriers. Le peuple en revint aux jeux de hasard[9].

Ce qui préoccupait vivement Charles VI, c’était l’anéantissement du schisme qui depuis seize ans désolait l'Église ; car le schisme était alors la plus grande plaie sociale. Le célèbre théologien Nicolas de Clémangis, secrétaire de l’Université, publia une déclaration au nom de cinquante-quatre docteurs. L’Université concluait à l’abdication des deux papes, au jugement de leurs droits respectifs par des arbitres ou par un concile œcuménique. La déclaration de Clémangis fut envoyée au pape d’Avignon, Clément VII, qui en conçut un grand chagrin et qui mourut le 16 septembre 1394. Dans l’idée que cette circonstance pourrait rendre plus facile l’union de l’Église, le roi écrivit aux cardinaux d’Avignon de ne pas lui donner de successeur ; mais ils s’empressèrent d’élever sur le trône pontifical l’Aragonais Pierre de Luna, qui prit le nom de Benoit XIII. Ce nouveau pontife parut d’abord animé du zèle le plus ardent pour la paix et tout disposé à se soumettre aux décisions de la cour. Mais le conseil du roi, qui avait pris la résolution de mettre fin au schisme, convoqua pour le 2 février 1395, à l’hôtel Saint-Paul, une nombreuse assemblée de prélats et de docteurs, dans laquelle il fut décidé qu’on demanderait aux deux papes la cession de leur dignité. Une ambassade imposante, composée des ducs d’Orléans, de Berri et de Bourgogne, des principaux seigneurs, prélats, docteurs de l’Université et conseillers du roi, se rendit auprès de Benoît XIII pour le solliciter de faire ce sacrifice à la paix de l’Église. Benoît s’y refusa opiniâtrement, quoique la voie de cession eût été approuvée par le plus grand nombre des cardinaux. Alors l'indignation fut grande en France, et le roi écrivit à tous les souverains, et l’Université de Paris à toutes les universités étrangères, pour les solliciter à un concile général qui déposerait les deux papes et donnerait un chef unique au monde chrétien. Richard II se déclara pour la voie de cession, et le fit savoir aux deux pontifes.

Ce roi, qui se sentait le besoin d’un appui pour raffermir son autorité à l’intérieur, le chercha près de la France. Devenu veuf d’Anne, la bonne reine, il envoya une brillante ambassade, composée de plus de cinq cents gentilshommes, à la cour de France, pour demander la main d’Isabelle, fille de Charles VI, princesse âgée de sept ans seulement. C’était un moyen de réconcilier les deux nations et de conclure une paix durable (juillet 1395). Les ambassadeurs furent traités avec une rare magnificence pendant le séjour qu’ils firent dans le royaume, et s’en retournèrent avec une réponse satisfaisante. En attendant la consommation de cette alliance, les négociations de paix furent suivies avec plus d’espoir de succès. Au commencement de l’année suivante les ambassadeurs revinrent munis d’une procuration de leur roi pour son mariage avec la jeune princesse. Ils demandèrent d’abord deux millions d’écus pour sa dot, finirent par se contenter de 800.000 francs d’or, et le 9 mars 1396 le traité de mariage fut signé, sans amener la conclusion d’une paix définitive. Mais, dix jours après, une nouvelle trêve de vingt-huit ans, à partir de septembre 1398, vint couronner les négociations entre les deux puissances. À cette époque, Richard II rendit Cherbourg au roi de Navarre, et Brest, qu’il continuait d’occuper, au duc de Bretagne. Il demanda la grâce de Pierre de Craon, et n’eut pas de peine à l’obtenir. Ce lâche assassin, qui avait osé reparaître en France depuis la pacification de la Bretagne, ne tarda pas à rentrer à la cour et à jouir d’une grande faveur auprès du duc de Bourgogne.

Le roi d’Angleterre, qui voulait recevoir sa jeune fiancée des mains de son beau-père, passa sur le continent. Les deux rois eurent une entrevue près de Guines, entre Calais et Ardres, dans une ville de bois et de toile que d’habiles ouvriers avaient comme improvisée. Ils étalèrent à F envi une pompeuse magnificence, échangèrent des présents d’une richesse merveilleuse, et dans les splendides festins qui eurent lieu pendant les deux jours que dura l’entrevue, Charles VI fut servi à table par les princes français. Le mariage du roi Richard, qui était alors âgé de trente ans, fut célébré à Calais le 4 novembre, et la petite reine fut ensuite couronnée avec solennité à Westminster par l’archevêque de Cantorbéry.

Le peuple avait accueilli avec plaisir la fin de la guerre avec les Anglais et l’alliance de leur roi avec une princesse de France. En faveur de cet heureux événement, Charles VI, voulant procurer quelque soulagement à ses sujets, avait réduit d’un quart la gabelle et la taxe des vins. Mais cette munificence était illusoire ; car l’année n’était pas révolue, une aide générale pour la dot d’Isabelle et pour l’entrevue des deux rois était à peine levée, que tout fut remis comme auparavant, la gabelle et le reste. Aussi les divertissements, les fêtes de toute espèce, et les énormes dépenses qui eurent lieu à cette occasion, excitèrent les murmures du peuple, qui voyait que la paix n’apportait aucun soulagement à sa profonde misère.

L’état intérieur du royaume n’empêchait pas la France d’étendre au loin son influence ; car la France marchait toujours à la tête de la civilisation, la France était toujours la première puissance chrétienne. L’Italie et l’Orient tournaient surtout leurs regards vers elle. A la fin de l’année précédente, la république de Gênes, déchirée par les factions, ne croyait pouvoir échapper à la tyrannie du duc de Milan qu’en se plaçant sous la protection de la France. Par un traité honorable pour notre patrie, elle investissait le vicaire du roi de toutes les fonctions qui avaient appartenu à son doge, et le pavillon français était arboré à Gênes et dans toutes les possessions de cette illustre république. En même temps, le duc de Bourgogne excitait Charles VI à se mettre à la tête d’une ligue franco-italienne contre l'ambitieux Visconti, qu’il lui représentait comme un traître, qui conspirait contre les intérêts de la France. Valentine de Milan, jadis si aimée du roi, dont elle savait seule adoucir les maux, ne pouvait plus alors prendre la défense de son père. Les absurdes calomnies dont elle était l’objet, avaient été tellement accréditées par le duc de Bourgogne et ses partisans, que la princesse avait été obligée de quitter la cour sous prétexte d’un voyage de plaisir ; elle s’était soumise à une humiliante retraite, et était allée habiter une de ses maisons à Neuchâtel-sur-Loire. La reine n’avait pas été non plus étrangère à cette disgrâce.

Lorsque Charles VI préparait une expédition contre le dominateur de la Lombardie, un autre prince chrétien attaqué par les Turcs-Ottomans l’arrêta dans ses projets. Des ambassadeurs de Sigismond, roi de Hongrie, vinrent exposer à la cour le tableau des maux qui venaient de fondre sur leur patrie, et solliciter les secours de la France. En effet, les Turcs avançaient. Maîtres d’une grande partie de l’Asie, de la Macédoine, de la Servie et de la Bulgarie, ils enveloppaient Constantinople et envahissaient la Hongrie sous la conduite du plus rapide et du plus farouche des conquérants, de Bajazet l’Éclair (Hilderim). Fier de ses nombreux succès, Bajazet avait juré, disait-on, de faire manger l’avoine à son cheval sur l’autel de Saint-Pierre de Rome. Les Français ne pouvaient manquer d’être émus au récit des effroyables cruautés des Musulmans envers les chrétiens opprimés. Charles VI se montra tout disposé à remplir les espérances du roi de Hongrie, et la noblesse de France, qui souhaitait depuis longtemps de s’illustrer encore dans une croisade, saisit avec ardeur l’occasion qui se présentait : elle s’arma de tous côtés contre les infidèles. Le duc de Bourgogne prit à cœur cette croisade ; il renvoya les ambassadeurs de Sigismond après les avoir comblés des plus riches présents, ordonna à tous ses vassaux de prendre les armes, et ne recula pas devant les plus grands sacrifices pour le succès de l’entreprise. Mais ce prince ambitieux demanda et obtint que son fils, le comte de Nevers, jeune homme de vingt-deux ans, sans aucune expérience de la guerre, fut investi de la plus haute dignité militaire.

Tout se disposa en France. Les plus illustres chevaliers, le sire de Bourbon, comte de la Marche, Henri et Philippe de Bar, tous trois cousins du roi, Philippe d’Artois, le comte d’Eu, connétable de France, qui devait commander l’armée sous le nom du jeune comte de Nevers, l’amiral Jean de Vienne, le maréchal de Boucicaut, le sire de Couci, l’un des plus habiles et des plus anciens capitaines de la chrétienté, le sire de Saimpy, le sire de Roye, Guy de la Trémoille, le seigneur de Saint-Pol, et une foule d’autres puissants chevaliers, voulurent partager la gloire de la guerre sainte. Les communes se montrèrent pleines de bon vouloir, et levèrent une milice nombreuse, mais qui n’avait pas été assez formée aux exercices militaires.

Après avoir pris congé du roi, le comte de Nevers fut conduit par son père jusqu’à Dijon, où il fit ses adieux à la duchesse sa mère et à toute sa famille, qu’il y trouva réunie. Enfin, le 30 avril 1396, il se mit à la tête d’une armée où l’on comptait plus de mille chevaliers et écuyers, qui partirent pour la Hongrie sans avoir pris la croix comme au temps de Philippe-Auguste et de saint Louis, et sans avoir accompli toutes les autres cérémonies religieuses jadis usitées dans les guerres contre les infidèles. Cette armée brillait de l’éclat des plus belles armes et de tout l'appareil d’un luxe somptueux. Le comte de Nevers surpassait tous les autres chevaliers par un faste inouï jusque alors. La Bourgogne avait été écrasée de taxes et de tailles pour fournir à tous les frais de son lointain voyage. Les bannières, les guidons et les housses étincelaient d’or et d’argent ; les tentes et les pavillons étaient de la plus grande richesse. Des chariots suivaient l’armée chargés de vaisselle d’argent, et des bateaux de vivres et de vins exquis descendaient le Danube[10].

Tandis que les braves chevaliers traversaient les plaines de l’Allemagne, étonnée de leur magnificence, et souvent la victime de leur ardeur au pillage, le roi et la France adressaient au Ciel de ferventes prières pour le succès de leurs armes. Aux gentilshommes français se réunirent, à leur passage dans ce pays, quelques autres troupes sorties de la Flandre et de l’Angleterre, et Frédéric, comte de Hohenzollern, grand prieur de l’Allemagne, à la tête des chevaliers teutoniques. Leur nombre leur inspirait tant de confiance qu’ils ne projetaient rien moins, après avoir vaincu Bajazet, que d’aller conquérir Jérusalem, de pénétrer ensuite en Perse, et d’exterminer toute la race des Musulmans. Après avoir traversé la Bavière et l’Autriche, ils joignirent le roi Sigismond à Bude. Alors l'armée chrétienne, forte de soixante mille hommes, passa le Danube, entra en Bulgarie, enleva aux Turcs plusieurs villes, dont elle massacra sans pitié tous les habitants, et mit le siège devant Nicopolis.

Pendant ce temps-là, en France, l’inquiétude s’emparait des esprits ; chaque jour elle devenait d’autant plus grande que depuis plusieurs mois on n’avait pas reçu de nouvelles de l’expédition de Hongrie, malgré les fréquents messages envoyés par le duc de Bourgogne, et que partout la superstition racontait des prodiges effrayants. Ainsi, outre une tempête des plus violentes qui avait exercé d’horribles ravages dans le diocèse de Maguelonne et dans tout le Languedoc, des habitants de ce pays avaient aussi vu dans le ciel une grosse étoile assaillie par cinq petites qu’elle avait voulu éviter, et qui l’avaient poursuivie l’espace d’une demi-heure. Des cris terribles avaient alors retenti dans tout le ciel ; puis un homme qui semblait d’airain, tenant à la main une lance en fer étincelant, frappait sur la grande étoile. On avait entendu pareillement sur les frontières de la Guyenne des voix formidables, des bruits d’armes qui s’entrechoquaient et de gens qui se combattaient[11].

Nicopolis, ville grande et forte, était défendue par une vaillante garnison, qui comptait d’ailleurs sur les prompts secours de Bajazet. Après avoir vainement essayé de la prendre de vive force, les assiégeants, qui n’avaient pas assez de canons, résolurent de la réduire par la famine. Pendant le siège, le sire de Couci apprit que vingt mille Turcs arrivaient au secours de la ville. « Allons voir quelles gens ce sont, » dit cet intrépide chevalier aux sires de Roye et de Saimpy. Il prit aussitôt cinq cents lances et autant d’arbalétriers à cheval, et marcha contre les ennemis. Les Turcs, attirés dans une embuscade, furent attaqués avec impétuosité, et laissèrent plus de quinze mille des leurs sur la place. Le sire de Couci ne perdit qu’un très-petit nombre d’hommes. Lorsqu'il rentra dans le camp, le connétable, furieux, le blâma sévèrement d’avoir mis l’armée en danger par pure bravade, et d’avoir vaincu sans l’ordre du comte de Nevers.

Le succès du sire de Couci augmenta encore la présomption des chevaliers. Aux travaux du siège ils mêlaient avec fureur le jeu et les plaisirs les plus dissolus. Le bruit de leurs mœurs scandaleuses parvint jusqu’à Bajazet, qui s’en réjouit dans l’espérance de remporter sur eux une victoire plus facile. Le seigneur de Milan, son grand ami, en lui envoyant pour la chasse des vautours et des faucons, les plus beaux et les meilleurs que le sultan eût encore vus, lui avait fait savoir les noms de tous les chefs des barons français qui devaient lui faire la guerre, et lui avait donné quelques autres détails dont le Turc sut profiter[12].

Le bruit se répandit bientôt que Bajazet accourait d’Asie avec toutes ses forces pour combattre l’armée chrétienne. Dans leur présomptueuse confiance, les chevaliers ne parlaient de ce conquérant qu’avec le plus grand mépris ; ils doutaient qu’il eut le courage de passer le Bosphore pour les attaquer. Bajazet était à six lieues, que le maréchal de Boucicaut faisait couper les oreilles, pour avoir répandu une fausse alarme, aux messagers qui lui en apportaient la nouvelle. Dans leur jactance, ils allaient jusqu’à dire que si le ciel tombait ils le recevraient sur leurs lances. Mais au moment où ils se livraient au repos ou aux plaisirs dans leur camp, il fallut se rendre à l’évidence ; l’ennemi approchait. On leva précipitamment le siège de Nicopolis, et, dans le désordre de ce mouvement, on eut l’imprudente barbarie d’égorger dans le camp des prisonniers turcs qui s’étaient rendus sur parole[13]. Les Français n’étaient plus dignes de vaincre.

Les chefs de l’armée et les chevaliers étaient à dîner lorsqu’on vint leur annoncer que les premiers coureurs de l’armée ennemie couvraient la plaine. Le comte de Nevers, se levant, ordonna de prendre les armes. Échauffés par le vin et par leur intrépide courage, les chevaliers se hâtèrent d’abandonner leurs parures d’or et de soie, de revêtir leurs armures et de se préparer au combat. Aussitôt les étendards furent déployés ; la bannière de France, qui représentait Notre-Dame, était confiée à la valeur du vieil amiral Jean de Vienne, autour duquel s’était rangée la plus grande partie des barons français. On allait marcher au combat, lorsque le roi de Hongrie, habitué à la guerre contre les Turcs, et qui avait appris à ses dépens leur manière de combattre, pria les croisés de laisser ses Hongrois à l’avant-garde, d’opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, et de réserver les Français, mieux armés, pour combattre les troupes d’élite conduites par Bajazet lui-même. C’était l’avis du sire de Couci et de l’amiral Jean devienne. Mais le connétable comte d’Eu, et le maréchal de Boucicaut, mécontents de n’avoir pas été consultés des premiers, ne voulurent rien écouter, et s’écrièrent que le poste d’honneur appartenait aux Français dans la bataille. Les jeunes chevaliers répondirent à leurs paroles par de joyeuses acclamations, et tous coururent à l’avant-garde. Alors les deux armées s’ébranlèrent, et la bataille commença (28 septembre 1396).

Le premier choc des chevaliers français fut irrésistible ; ils renversèrent tout ce qui s’opposait à leurs coups. L’infanterie turque fut bientôt écrasée ; la redoutable milice des janissaires ne put elle-même résister à l’impétuosité de cette troupe de guerriers[14] ; 10.000 janissaires couvraient le champ de bataille de leurs cadavres, et les autres cherchaient un refuge derrière les spahis, lorsque les chevaliers se précipitent encore avec une force invincible sur la cavalerie turque. Elle veut leur résister ; les Français redoublent d'efforts, croyant que Bajazet se trouve au milieu de ce corps de cavalerie ; ils tuent 5.000 hommes, et mettent le reste en déroute. C’est en vain que le sire de Couci et l’amiral Jean de Vienne conseillent à leurs braves compagnons de rallier leurs escadrons et d’attendre l’infanterie hongroise ; dans leur folle audace, ils n’écoutent plus la voix de la prudence, ils se précipitent avec fureur sur les fuyards, sans observer aucun ordre. Ils arrivent ainsi au haut d’une colline. Mais quel fut leur étonnement lorsqu’ils virent l’élite des troupes de Bajazet, qu’ils se trouvèrent en face d’une innombrable masse de cavaliers ennemis, se déployant en forme de croissant, et s’avançant pour les envelopper au bruit terrible des timbales et des trompettes ! A l’étonnement succéda une terreur panique ; la plupart des croisés s’enfuirent dans un affreux désordre, et beaucoup tombèrent sous le fer des Turcs. Les chevaliers seuls s’obstinèrent.

Cependant les Hongrois arrivaient avec le reste de l’armée pour les soutenir ; mais, épouvantés à la vue du désastre des Français, ils prirent honteusement la fuite, malgré les efforts de Sigismond pour les ramener au combat. Lui-même, voyant le champ de bataille jonché de chevaliers styriens et bavarois qui avaient fait des prodiges de valeur pour défendre sa bannière, désespéra de la victoire. Il se jeta dans une petite barque avec l’archevêque de Gran, Philibert de Naillac, grand maître des chevaliers de Saint-Jean, et quelques autres, pour atteindre la flotte réunie des croisés vénitiens et rhodiens, qui mouillait à l’embouchure du Danube[15]. Le palatin de Hongrie ne voulut point abandonner nos chevaliers. Pour eux, résolus de sauver l’honneur français s’ils ne pouvaient remporter la victoire, ils continuaient à combattre avec l’indomptable courage du lion, et avaient déjà renversé les premiers rangs des Turcs. Souillé de sueur et de poussière, Boucicaut se lançait au milieu du danger et faisait un horrible massacre des ennemis. Le sire de Couci, dont le grand cœur était inaccessible à la crainte, se précipitait avec tout le poids de sa force sur les infidèles et entassait les morts autour de lui. Guillaume de la Trémoille, après des prodiges de valeur, tomba frappé d’un coup mortel, et rendit le dernier soupir à côté de son fils, comme lui percé de coups. Le comte de Nevers remplissait les fonctions de chef de l’armée comme le plus expérimenté des capitaines, et se faisait admirer par son intrépide valeur. Mais celui qui dans cette journée surpassa tous les autres en gloire, ce fut l’amiral Jean de Vienne. Au milieu de ce champ de carnage, il se jetait au-devant des fuyards ; il leur barrait le passage, et tâchait de les ramener au combat. Malheur à l’ennemi qui ne savait pas l’éviter ! Il immolait quiconque était assez audacieux pour l’approcher. Un instant il avait eu l’idée de se retirer, lorsque, fidèle à l’honneur, il s’écria aux douze chevaliers qui l’entouraient : « A Dieu ne plaise que nous sauvions notre vie aux dépens de notre gloire, c’est ici qu’il faut se défendre ou mourir au champ d’honneur. » A ces mots il se précipite, suivi de ses généreux compagnons, dans les rangs ennemis ; partout il répand la terreur et la mort. Enfin il tombe épuisé de fatigue et perdant tout son sang par de larges blessures ; il fait un dernier effort, et retombe, pour ne plus se relever. Le lendemain on le trouva sur le champ de bataille, entouré d’une foule de Sarrasins qu’il avait immolés, et serrant dans ses bras roidis par la mort la bannière de Notre-Dame, qu’il n’avait pas abandonnée.

C’est ainsi que périt la fleur de la chevalerie française dans les plaines de Nicopolis. Elle tomba pour n’avoir écouté que son courage ; mais elle tomba noblement, car le sol qui avait reçu le dernier soupir de ces braves était jonché des cadavres de 60.000 infidèles. Lorsque la victoire se fut entièrement décidée, Bajazet ordonna d’épargner les seigneurs de France ; le comte de Nevers et vingt-quatre de ses compagnons lui furent amenés. Il alla ensuite camper devant Nicopolis, et le lendemain il voulut visiter le champ de bataille. En voyant le grand nombre de morts que son armée y avait laissés, il versa des larmes de rage, et jura de venger dans le sang des chrétiens, et les guerriers que le fer ennemi venait de moissonner, et les captifs qui avaient été égorgés dans le camp français. Il ordonna donc, pour user de représailles, que tous les prisonniers fussent mis à mort ; 10.000 furent traînés avec des cordes jusqu’en sa présence. Toutefois il épargna le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs, dans l’espoir d’en obtenir de riches rançons ; parmi eux se trouvaient le comte de la Marche, le connétable comte d’Eu, le maréchal de Boucicaut, et les sires de Couci et Gui de la Trémoille. Mais le sultan voulut qu’ils fussent témoins de son épouvantable vengeance. Ces hommes courageux virent décapiter ou assommer à coups de massue leurs frères d’armes, leurs parents, leurs amis, et ne purent répondre à leurs déchirants adieux que par des larmes stériles[16].

Le carnage dura depuis le lever du soleil jusqu’à quatre heures du soir, sans que Bajazet se fût laissé attendrir par les plaintes et le courage des victimes de sa vengeance. Alors les grands se jetèrent à ses pieds, et le supplièrent de faire suspendre le massacre ; il y consentit, et laissa les autres chrétiens à ceux qui les avaient faits prisonniers. Mais il ordonna que les captifs épargnés, avec le comte de Nevers et ses vingt-quatre compagnons, fussent enchaînés et renfermés dans la tour de Gallipoli. Il chargea ensuite le sire Jacques de Helly, sur le choix du comte de Nevers, d’aller informer de sa victoire le roi de France. Ce chevalier devait d’abord aller en instruire le seigneur de Milan.

Le sire de Helly fit la plus grande diligence, et arriva à Paris le 25 décembre, jour de Noël. Il se présenta sur-le-champ à l'hôtel Saint-Paul, et apprit au roi, qui ce jour-là était entouré de tous les princes, l’affreux désastre de Nicopolis. Lorsque cette triste nouvelle se fut répandue à Paris et en France, ce fut une désolation générale. Un grand nombre de familles des plus illustres du royaume avaient à déplorer quelque perte affligeante. Partout on ne voyait que vêtements de deuil, et dans les églises on n’entendait que des chants funèbres, pour solenniser le trépas des nobles victimes des infidèles. Mais il restait à sauver ceux qui avaient échappé au massacre et qui étaient les prisonniers de l'Amorabaquin. A cet effet on leva une taille extraordinaire dans le royaume. Le duc de Bourgogne, qui s’y trouvait le plus intéressé, contracta des emprunts et tira de ses sujets plus du double des 200.000 ducats que le sultan exigeait pour la rançon du comte de Nevers. Pour disposer favorablement le cruel vainqueur, le duc de Bourgogne et Charles VI lui envoyèrent de riches présents, de belles tapisseries d’Arras qui représentaient l'histoire du grand roi Alexandre, des étoffes d’or et de soie de Damas, des faucons de Norvège et de superbes chevaux. Lui, il envoya aussi des présents au roi de France ; mais ils étaient loin de répondre à la magnificence orientale. C’étaient une masse de fer, une cotte d’armes de laine, un tambour, un cheval arabe, et des arcs dont les cordes étaient formées d’entrailles humaines[17].

Après les délais nécessités par la distance, le sultan reçut 200.000 ducats pour la rançon de l’héritier de la Bourgogne et des chevaliers encore existants. Les frais accidentels avaient doublé la somme exigée. On avait stipulé dans le traité que les captifs s’engageraient par serment à ne jamais porter les armes contre leur vainqueur ; mais le fier sultan les fit venir en sa présence, et les dispensa lui-même de cette condition peu généreuse. Avant leur départ, il les admit à la cour de Bursa, et leur donna le spectacle d’une chasse au faucon. Les princes français furent étonnés de la magnificence de son cortège, qui se composait de 7.000 fauconniers et de 6.000 valets de chiens[18]. Il ne fut pas donné à tous les captifs de revoir ce beau ciel de France, si ardemment désiré lorsqu’ils gémissaient dans les fers de Bajazet. Le connétable d’Eu mourut au moment d’être mis en liberté, et le noble Enguerrand de Couci expira loin de sa patrie, dans la ville de Bursa, où il était resté malade, seul, sans pouvoir aller plus loin. Sur la terre étrangère, où le souvenir de la vertueuse dame de Couci venait sans cesse ajouter à la douleur de la captivité, il était tombé dans une profonde mélancolie, à laquelle ses compagnons d’infortune n’avaient pu apporter de consolation. En lui finit la puissante maison de ce nom, dont les domaines passèrent à la fille du dernier des Enguerrand de Couci. Le comte Henri de Bar n’eut pas non plus le bonheur de revoir sa patrie ; il mourut de maladie à Venise. Jean de Nevers trouva dans cette ville un grand nombre d’officiers de sa maison, que le duc de Bourgogne avait envoyés au-devant de lui. Enfin il rentra avec le reste de ses compagnons dans ce pays de France, où, comme un nécromancien arabe l’avait dit à Bajazet, il devait répandre le sang de plus de chrétiens que tous les Turcs ensemble[19] (février 1398).

Pendant que les prisonniers du sultan revenaient dans leur patrie, on s’agitait en Allemagne, en Espagne et en France pour mettre fin au schisme, qui présentait un caractère menaçant pour la paix publique. Les peuples de la chrétienté sentaient le besoin de le faire cesser et de rendre le repos à l’Église. C’est pourquoi les États de l’obédience du pape d’Avignon envoyèrent des députés vers le pape de Rome, pour l’inviter à déposer la tiare, sur la promesse que Benoît en ferait autant. Boniface resta inflexible. Vers le commencement de l’année 1398, il se tint à Reims une grande assemblée de seigneurs, tant de l’empire d’Allemagne que du royaume de France, pour procurer l’union de l’Église[20]. Wenceslas de Luxembourg, roi de Bohême et empereur d’Allemagne, assista aux conférences de Reims. Ce prince, justement décrié pour ses folles entreprises, ses mœurs grossières et de honteuses orgies, fut reçu avec les plus grands honneurs et comblé de présents ; mais il n’inspira que du mépris aux seigneurs français. De nouvelles atteintes que ressentit Charles VI vinrent bientôt mettre fin à ces conférences d’étrange nature entre un empereur habituellement privé de sa raison par les excès de la table, et un roi auquel la démence n’en laissait qu’une faible lueur par intervalles. Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai, savant théologien qui avait eu pour disciples Jean Gerson, Nicolas de Clémangis et Gilles des Champs, se rendit à Rome de la part du roi et de l’empereur, et entra en négociations avec le pape, pour son abdication. Mais Boniface, après en avoir délibéré avec les cardinaux, subordonna son abdication à celle de Benoît.

Quelque temps après, une nombreuse assemblée de princes, de prélats, de docteurs et d’abbés du royaume fut convoquée à Paris (22 mai 1398). Les ducs d’Orléans, de Berri, de Bourgogne et de Bourbon y assistèrent avec le roi de Navarre et les envoyés du roi de Castille. L’Université eut une grande influence dans cette assemblée, qui adopta les résolutions les plus énergiques ; elle déclara la France soustraite à l’obédience des deux papes. Il fut défendu à tous Français de quitter le royaume pour aller à Rome ; on empêcha la levée de tout impôt pontifical, et on rendit aux chapitres et aux couvents la liberté des élections. Dès que cette décision fut connue des cardinaux d’Avignon, ils abandonnèrent la cause de Benoît, à l’exception de deux, les cardinaux de Pampelune et de Tarragone, qui restèrent auprès de lui. Avec leur aide, il fit venir des troupes d’Aragon, sous la conduite du seigneur Rodrigues son frère. Vivement sollicité par la cour de France à se soumettre à la décision de l’assemblée de Paris, il répondit qu’il conserverait son nom et la papauté jusqu’à la mort. On ne recula pas devant la force pour triompher de cette obstination, et le maréchal de Boucicaut fut envoyé avec des troupes contre Avignon. Le maréchal investit la ville, et manda aux habitants que s’ils n’ouvraient leurs portes, il réduirait en cendres les oliviers, les vignes et les maisons qu’ils avaient à la campagne, jusqu’à la Durance. Les habitants, épouvantés, consentirent à laisser entrer les troupes du roi. Benoît se renferma aussitôt dans le château des Papes, où depuis longtemps il avait fait de grandes provisions de toutes sortes de vivres, et demanda inutilement des secours au roi d’Aragon. Cependant, secondé par Rodrigues et sa garnison d’aventuriers aragonais, il y soutint pendant plus de sept mois un siège meurtrier ; mais l’énergie déployée par le pontife aurait été inutile, s’il n'eût trouvé un secours inespéré dans les dissensions de deux maisons puissantes.

 

 

 



[1] Le Religieux de Saint-Denis. — Froissart.

[2] Froissart.

[3] Le Religieux de Saint-Denis.

[4] Le Baud, Histoire de Bretagne.

[5] Froissart.

[6] Juvénal des Ursins. — Le Religieux de Saint-Denis.

[7] Juvénal des Ursins.

[8] Froissart.

[9] Juvénal des Ursins.

[10] Froissart. — Le Religieux de Saint-Denis.

[11] Juvénal des Ursins.

[12] Froissart.

[13] Le Religieux de Saint-Denis.

[14] Hammer, Histoire de l’Empire ottoman.

[15] Hammer.

[16] Le Religieux de Saint-Denis. — Hammer.

[17] Le Religieux de Saint-Denis.

[18] Hammer.

[19] Juvénal des Ursins.

[20] De Fleury, Histoire ecclésiastique, liv. XCIX.