Le roi marche contre
le duc de Bretagne. — Scène de la forêt du Mans. — Démence du roi. — Charles
VI au château de Creil-sur-Oise. — Régence des ducs de Berri et de Bourgogne.
— Disgrâce du connétable et des Marmousets. — Déplorable situation du roi. —
Guérison et rechute du roi. — Le magicien Arnaut Guilhem. — Pèlerinage de
Charles VI au mont Saint-Michel. — Réconciliation de Jean de Montfort et
d’Olivier de Clisson. — Tentatives pour rétablir la paix de l’Église. — Trêve
avec l’Angleterre. — Richard II épouse Isabelle de France. — Gênes se met
sous la protection de la France. — Croisade contre les Turcs. — Défaite de
Nicopolis. — Conférences de Reims. — Assemblée de Paris. — Benoît XIII
assiégé dans Avignon.
Le duc
Jean de Montfort, qui n’était point préparé à la guerre subite et imprévue
que lui déclarait le roi de France, en conçut les plus vives alarmes : il se
croyait à la veille d’être dépouillé une seconde fois de ses Etats. Il se
hâta donc de fortifier ses frontières, de lever de nouvelles troupes, et
d’envoyer des messagers en Angleterre pour exposer sa situation difficile et
demander des secours. Mais il voyait avec évidence l’inutilité de ces
mouvements ; l’armée française, commandée par un brave capitaine, par ce
connétable si puissant en Bretagne et qu’il avait tant de fois irrité, le
faisait trembler. Pendant
ce temps-là, Charles VI ne se donnait aucun repos ; il envoyait partout des
ordres pour accélérer la marche des troupes, auxquelles il avait assigné pour
rendez-vous la ville du Mans. Jamais on avait vu pareille activité. Dès que
le connétable, rétabli de ses blessures, put monter à cheval, le roi prit
congé de la reine, de la duchesse d’Orléans et des autres dames de la cour.
La reine, vivement affligée de son départ, comme si elle eût prévu pour son
époux quelque grand malheur, lui fit présent d’un chapelet de grosses perles,
qu’elle le pria de porter pour l’amour d’elle. Il partit sans attendre ses
oncles et contre l’avis de ses médecins, qui, ne le trouvant pas en bonne
santé, désiraient qu’il se soignât et qu’il se tînt tranquille. Il était suivi
de son frère, de son oncle de Bourbon, du sire de Couci et des gens de son
conseil. À Chartres, Montagu, qui était évêque de cette ville, le reçut dans
son palais avec un grand appareil. Deux jours après, le duc de Berri le
rejoignit avec le comte de la Marche. On n’attendait plus que le duc de
Bourgogne ; il arriva enfin le quatrième jour, à la grande satisfaction du
roi. Des hommes d’armes se rendaient de toutes parts, et le roi disait qu’il
ne rentrerait point à Paris sans avoir mis à la raison ce duc de Bretagne qui
lui avait déjà causé tant de peines et de fatigues. Ses oncles essayèrent
encore inutilement de retarder cette guerre ; du reste le roi les accueillit
avec bonté, et pour plaire au duc de Berri, il lui rendit le gouvernement du
Languedoc, contre la promesse qu’il avait faite aux habitants de cette
province. Il lui recommanda néanmoins de traiter les peuples avec plus de
sagesse et de douceur, et surtout de ne choisir que des lieutenants et des
officiers d’une probité reconnue. On
arriva enfin au Mans, où l’armée devait se réunir ; le roi y trouva une foule
de seigneurs et de gens de guerre. Là, ses oncles, dont le mauvais vouloir
était si évident que tous les chevaliers et les écuyers ne s’entretenaient
point d’autre chose, parvinrent à le retenir encore trois semaines. Il est
vrai qu’il était malade, et que les médecins s’alarmaient vivement des
fatigues auxquelles il allait se livrer. Mais bientôt il se trouva mieux, et
malgré leurs représentations, il donna des ordres pour le départ, dont le
connétable accéléra l’exécution. Le 5
août 1392, les hérauts d’armes publièrent l’entrée en campagne, le roi fit
déployer son étendard, et l’armée sortit du Mans en bataille, et prit la
route d'Angers et de Bretagne. Le roi, déjà agité par la fièvre, monta à
cheval et vint se placer au milieu de ses troupes. Autour de lui marchaient
son frère, les ducs ses oncles, et un grand nombre d’autres seigneurs. On
était alors au milieu de l’été ; il faisait une chaleur insupportable, rendue
plus incommode encore par une sécheresse de deux mois qui avait tari tous les
ruisseaux. Le roi était armé de toutes pièces ; il portait sous ses armes une
jupe de velours noir, et sur la tête un chaperon écarlate aussi de velours,
et orné du riche chapelet que la reine lui avait donné à son départ. On
traversait les longues forêts du Maine, et les seigneurs qui l’accompagnaient
se tenaient à quelque distance de lui. Tout à coup sortit d’entre deux arbres
un homme d’une haute stature, à la figure hideuse, à la barbe longue, la tête
et les pieds nus, vêtu d’une mauvaise cotte blanche. Il s’élança, et saisit
les rênes du cheval du roi. « Arrête, noble roi, cria-t-il d’une voix rauque,
retourne ; car tu es trahi ! » Cette audace étonna le roi, il frémit, et tout
son sang se troubla. Des hommes d’armes accoururent aussitôt, forcèrent
l’inconnu à lâcher la bride du cheval, et le regardant comme un insensé, ils
ne daignèrent pas l’arrêter. Mais il continua à suivre le roi de loin, près
d’une demi-heure, en répétant avec une voix de tonnerre : « Tu es trahi ! tu
es trahi ![1] » Cette apparition inattendue
fut, à cette époque, le sujet de diverses conjectures. Le peuple soutint que
c’était un spectre enveloppé d’un linceul et envoyé par un ordre particulier
de Dieu, pour avertir le roi de quelque grand péril et d’une horrible
conspiration tramée contre lui. D’autres ne l’attribuaient qu’à la folie ou à
l’insolence. Les plus sages étaient persuadés que les ducs de Berri et de
Bourgogne, qui voulaient détourner leur neveu de cette expédition, avaient
ménagé cet événement pour faire impression sur son esprit. La négligence
affectée qu’on avait mise à ne pas arrêter cet homme, les confirmait dans
cette opinion. Quoi qu’il en soit, le roi, vivement frappé des paroles qu’il
avait entendues, parut n’en conserver aucune impression. Renfermé
dans un silence absolu et dans une attitude mélancolique, il continua sa
route, et sortit bientôt de la forêt pour entrer dans une grande plaine
sablonneuse. Il était midi, le soleil dardait ses rayons brûlants, les hommes
et les chevaux étaient accablés par la chaleur. Deux pages marchaient
derrière le roi. Celui qui portait la lance royale s’endormit sur son cheval,
et la lance, lui échappant des mains, alla frapper le casque de fin acier que
portait l’autre page. A ce bruit soudain, à cette lueur, le roi sort de sa
rêverie, il se rappelle les paroles du prétendu spectre et se croit trahi. Il
devient furieux, ses yeux étincellent, on le voit se lever sur ses étriers,
tirer son épée et piquer des deux en s'écriant : « Sus ! sus ! aux traîtres !
Ils veulent me livrer aux ennemis ! » Il se précipite alors sur les gens de
sa suite, frappant à droite et à gauche sans reconnaître personne ; il en tue
quatre et en blesse plusieurs. L’étonnement et la frayeur s’emparent de tous
les esprits. On s’écarte, on fuit devant le roi, personne ne lui résiste, on
respecte jusqu’à sa fureur. Le duc d’Orléans, son frère bien-aimé, se
persuade que sa présence pourra le calmer ; il s’approche ; mais le roi fond
sur lui l’épée haute. « Fuyez, beau neveu d’Orléans, lui crie le duc de
Bourgogne ; fuyez, monseigneur veut vous tuer : haro ! le grand malheur ! le
roi est tout égaré ! Dieu ! qu’on le prenne ! » Le duc n’évite la mort
qu’en gagnant à toute bride la forêt. On ne sait comment arrêter le roi, ni
comment échapper à sa poursuite. Enfin ses forces s’épuisèrent, son épée se
rompit dans sa main, et son cheval s’arrêta un moment. Alors messire
Guillaume de Martel, l’un de ses chambellans, parvint à le saisir par
derrière, et facilita à quelques officiers les moyens de le descendre de
cheval. On le désarma, on le coucha doucement à terre, et on lui ôta sa jaque
de velours qui l’accablait. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête ;
l'égarement y était peint, aussi bien que dans tous ses traits. Son frère et
ses oncles étaient autour de lui ; mais il ne reconnaissait personne et ne
proférait pas une parole. « Il faut retourner au Mans, dirent les ducs de
Berri et de Bourgogne ; le voyage de Bretagne est fini pour cette saison. »
On trouva sur le chemin une charrette de bouvier, on l’y plaça après avoir
pris la précaution de le garrotter, et l’on rétrograda vers le Mans. C’est en
cet état que le plus digne, le plus noble et le plus puissant roi du monde[2] rentra dans cette ville, qu’il
avait quittée le matin même dans le plus pompeux appareil et à la tête de
40.000 hommes. Triste et déplorable exemple des vicissitudes et des misères
humaines ! Au
Mans, la maladie du roi augmenta, et sa léthargie devint plus profonde. Le 7
août il était encore sans parole et sans mouvement, et bientôt le bruit se
répandit dans l’armée que les médecins désespéraient de lui et qu’il allait
mourir. Ce fut alors que la douleur de ses courtisans, qu’un peu d’espoir
avait suspendue, se répandit en pleurs et en gémissements. L’armée et le
peuple les imitaient ; chacun oubliait les défauts de ce prince pour ne
parler que de sa bonté et de ses qualités toutes royales. Les temples
retentissaient de vœux et de prières ; on se précipitait pour le voir une
dernière fois. Dans ce moment, où la dissimulation et l’intérêt s’effacent
pour faire place à de meilleurs sentiments, le duc de Bourgogne, les yeux
baignés de larmes, l’embrassait tendrement, « Mon roi, s’écriait-il, mon cher
seigneur et neveu, du moins, avant que je vous perde, ouvrez les yeux ; qu’un
regard, qu’une parole soulage ma douleur ![3] » Le bruit courut tout aussitôt
que le roi avait été ensorcelé ou empoisonné ; mais les médecins
s’empressèrent de le démentir, et déclarèrent que l’abus de tous les plaisirs
l’avait conduit à la folie. Le
troisième jour, le roi donna enfin quelques signes de vie ; il ouvrit les
yeux, recouvra insensiblement l’usage de ses sens, et parut même parler avec
assez de raison. Il voulut, malgré sa faiblesse, être informé de tout ce qui
s’était passé. Il témoigna le plus vif repentir de l’excès de ses fureurs, en
demanda pardon, se confessa et reçut la communion. Il fit ensuite le vœu
d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres et à Saint-Denis, mais il
demeura incapable de toute application. L’occasion que les oncles du roi
attendaient depuis si longtemps pour prendre en main les rênes du
gouvernement, se présentait enfin ; ils s’empressèrent d’en profiter. Ils
commencèrent par s’emparer de la garde de sa personne, qu’ils confièrent à
quatre de ses chambellans, leurs affidés. Des ordres furent donnés pour
licencier l’armée, devenue inutile désormais et ruineuse pour les provinces.
Cet événement, si funeste à la France, sauva le duc de Bretagne et ses États.
Les Bretons le regardaient comme un miracle de la Providence, et disaient «
que c’était monsieur saint Yves qui était apparu au roi en la forêt pour
l’aviser de se détourner de ce voyage[4]. » Il était difficile que Jean
de Montfort n’en ressentit pas une secrète joie ; mais il affecta la plus
profonde affliction, et ordonna dans toutes les églises de Bretagne des
prières et des processions pour le rétablissement de la santé du roi. Lorsque
l’auguste malade eut recouvré une partie de ses forces et qu’il fut en état
de se soutenir, il alla faire une neuvaine aux reliques de saint Julien,
premier évêque du Mans. Le 22 septembre il quitta cette ville, accomplit son
vœu à Chartres en y passant, et fut conduit au château de Creil-sur-Oise,
petite ville située en bon air, où il pourrait jouir d’un repos convenable à
l’état de sa santé. Il y fut confié à la garde des médecins et de ses
chambellans, et l’on prit toutes les précautions nécessaires pour que la
reine, qui était enceinte, ignorât le plus longtemps possible l’affreuse
maladie dont il était attaqué. C’est là que les ducs d’Orléans et de Bourbon
venaient souvent le voir et s’informer de ses nouvelles. Quant aux ducs de
Berri et de Bourgogne, ils restaient à Paris, où par leurs intrigues ils s’efforçaient
de ressaisir les rênes de l’État. L’opinion, sans revenir à ces deux princes,
abandonnait les Marmousets, dont quelques-uns s’étaient aliéné le clergé, et
le connétable qui, disait-on, n’avait amassé d’immenses trésors qu’aux dépens
du peuple. Aussi les ducs de Berri et de Bourgogne profitèrent habilement de
cette circonstance. Dans une assemblée des conseils du roi, des principaux
seigneurs, des prélats et des gens des bonnes villes, convoquée à Paris, ils
parvinrent à faire écarter du pouvoir leur neveu d'Orléans, qui avait voulu
faire valoir sa qualité de frère unique du roi, mais que son âge (il avait vingt
ans) fit regarder
comme incapable d’un si pesant fardeau. Ils se firent ensuite donner le
gouvernement pendant la maladie de l’infortuné Charles VI ; la principale
autorité fut cependant confiée au duc de Bourgogne. L’assemblée décida aussi
que madame de Bourgogne aurait la garde de la reine, et serait la seconde
après elle[5]. Cette
décision changea entièrement la face de la cour. L’autorité royale, que le
ducs de Berri et de Bourgogne avaient entre les mains, leur attacha tous les
courtisans, et bientôt on entendit désapprouver tout ce qu’avaient fait les
ministres, même ce qu’on avait trouvé autrefois juste et légitime. Le premier
usage que les deux princes firent du pouvoir dont ils avaient supporté la
privation avec tant d’amertume, fut de se venger de ceux qui les en avaient
dépouillés quatre ans auparavant. Le connétable, qui osa se montrer à l’hôtel
Saint-Paul, y trouva une réception hautaine et outrageante. Le duc de
Bourgogne, qui ne l’aimait pas et dont la haine était encore excitée par sa
femme, princesse absolue et méchante, le menaça de lui faire crever le seul
œil qui lui restait, s’il reparaissait devant lui. Clisson se retira sans
montrer son indignation, mais il n’estima plus sa vie en sûreté à Paris ; il
mit ordre à ses affaires, et partit pour son château de Montlhéry. Averti par
quelques amis qui lui restaient dans le conseil, que le duc, se repentant de
ne l’avoir pas fait arrêter, se disposait à exercer des violences contre lui
; que trois cents lances, commandées par de vaillants chevaliers forcés
d’obéir, étaient parties de Paris pour l’enlever, il se retira dans sa bonne
forteresse de Josselin en Bretagne. Les autres conseillers du roi furent
également disgraciés et persécutés. Le sire de Montagu, épouvanté, se hâta de
quitter Paris et se réfugia près de Clément VII, dans la ville d’Avignon. Ses
collègues furent arrêtés et jetés en prison ; mais le Bègue de Vilaines,
délivré bientôt par le crédit de ses amis, se retira en Castille, où il
possédait le comté de Rebeldo, pour y finir ses jours dans une heureuse
tranquillité. Les sires de Noviant et de la Rivière, que Philippe-le-Hardi et
sa femme haïssaient mortellement, furent plus de six mois dans une détention
rigoureuse, pendant laquelle on les menaça souvent du dernier supplice. Jean
Juvénal des Ursins prit leur défense, et fut assez heureux pour les sauver. Pendant
ce temps-là, Clisson, ajourné à comparaître devant le parlement de Paris,
jugea prudent de ne pas s’y présenter. Un arrêt rendu par défaut le condamna
à une amende de 100.000 fr. d’argent pour ses concussions, le bannit du
royaume « comme faux et mauvais traître à la couronne, » et le priva de son
office de connétable. Dans les premiers mois de l’année suivante, il fut
remplacé, sur le refus du sire de Couci, par Philippe d’Artois, comte d’Eu,
gendre du duc de Berri. Le duc d’Orléans refusa de prendre part à cette
injuste sentence. Jean de Montfort, voyant Clisson réduit à ses propres
moyens, voulut se charger de la faire exécuter ; mais Clisson, soutenu de ses
fidèles amis de Bretagne et de sa valeur, opposa à son irréconciliable ennemi
une résistance à laquelle celui-ci était loin de s’attendre, et qui fut
souvent couronnée du succès. Tandis
que les princes et leurs partisans se réjouissaient de pouvoir conduire à
leur gré les affaires de l’État, et qu’ils se vengeaient sur les Marmousets
de leur ancienne défaite, le peuple n’oubliait point son jeune monarque ; il
le plaignait et priait pour lui. Il était toujours à Creil, habituellement
plongé dans une noire mélancolie. Les remèdes violents employés par les
médecins affaiblissaient de jour en jour son corps et son esprit ; il était à
craindre qu’il ne périt entre leurs mains, lorsque le sire de Couci lui
envoya un médecin de Laon, nommé Guillaume de Harsely, qui jouissait d’une
réputation justement méritée. Par ses bons soins cet habile médecin le
délivra de la fièvre, lui rendit l’appétit et le sommeil. En trois semaines
ses forces revinrent ; il put monter à cheval, sa raison se fortifia, mais
lentement ; il recouvra la mémoire, et demanda à voir la reine et son fils.
On les lui amena, et il les reçut avec le plus grand plaisir. Cette nouvelle
répandit une joie universelle dans le royaume. Quand maître Guillaume de
Harsely vit qu’il était revenu peu à peu à la sauté, il en fut tout joyeux,
et le rendit en bon état à son frère et à ses oncles. Il leur recommanda de
ne point l’appliquer de longtemps aux affaires sérieuses à cause de sa
faiblesse de tête, et de se garder del irriter ou de l’affliger, et de ne lui
procurer que des délassements raisonnables, des plaisirs tranquilles. Après
avoir si heureusement rempli sa mission, maître Harsely voulut s’en retourner
à Laon, malgré les efforts et les brillantes promesses des princes pour le
retenir auprès du roi. Vers la mi-novembre, Charles VI revint à Paris, où il
fut reçu avec tous les témoignages de la plus vive allégresse. Il ne se livra
point aux affaires importantes ; mais plein de reconnaissance envers Dieu, il
se rendit à Saint-Denis avec une partie de la cour pour y accomplir son vœu.
Il y lit transférer le corps du roi saint Louis dans une chasse d'or, qui
pesait 252 marcs, et qui était plus précieuse encore par la beauté et par la
délicatesse du travail que par la matière. La santé du roi semblait
s’affermir de jour en jour ; mais les craintes qu’on avait eues pour sa vie
le portèrent à rendre une ordonnance, enregistrée sous ses yeux au parlement,
par laquelle, s’il venait à mourir, la reine, ses trois oncles et le duc
Louis de Bavière étaient chargés de la tutelle et de l’administration du
revenu assigné au roi. Cette ordonnance réglait aussi le conseil de tutelle,
et attribuait au duc d’Orléans le gouvernement de l’État. Il
semblait que le roi, par cette précaution, eût un pressentiment du triste
accident qui lui arriva peu de jours après. Au milieu des mœurs plus que
légères de la cour, il lui était difficile de trouver ces paisibles
amusements que le savant médecin de Laon lui avait recommandés ; il se livra
encore sans mesure à ces fêtes et à ces festins par lesquels les longues
nuits d’hiver étaient abrégées. Un jour, la reine mariait une dame allemande
de sa maison, déjà veuve, qu’elle aimait beaucoup. Le roi voulut que les
noces fussent célébrées à l'hôtel Saint-Paul ; il y invita un grand nombre de
seigneurs, avec les ducs d’Orléans, de Berri, de Bourgogne, et leurs femmes (29 janvier
1393). On dansa
tout le jour, et la joie fut grande. Il y eut ensuite un festin magnifique,
suivi d’un grand bal. Il se trouvait alors à la cour un gentilhomme du
Bourbonnais, écuyer d'honneur du roi, nommé Hugonin de Guisay ; c’était un
jeune homme plein de feu et d’esprit, un de ces courtisans qui sont l’âme des
plaisirs, qui deviennent quelque chose en amusant les grands ; mais les
hommes sages le méprisaient à cause de ses mœurs corrompues. Ce Guisay voulut
se distinguer encore ce soir-là par quelque nouveauté ingénieuse ; il imagina
une mascarade. Le jeune comte de Joigny, Emery de Poitiers, fils du comte de
Valentinois, Jobbain, bâtard de Foix, et Nantouillet, adoptèrent cette idée
et se retirèrent avec Hugonin pour se déguiser en sauvages. Le roi, informé
du projet, le trouva si plaisant qu’il voulut absolument être de la partie.
Il était environ minuit lorsqu’ils entrèrent dans la salle, masqués de façon
à n'être pas reconnus ; le roi était à leur tête. Ils étaient vêtus d’une
toile de lin enduite de poix-résine, sur laquelle on avait appliqué des
étoupes. Les jeunes seigneurs, attachés entre eux par des cordons de soie, se
mirent à danser, tandis que le roi s’approcha de sa tante, la duchesse de
Berri, qui le reconnut sans le lui dire, et, le tenant par le bras, lui
demanda quel il était. Toute l’assemblée applaudissait à la mascarade,
lorsqu’un funeste accident changea tout à coup la joie en cris, en terreur,
et présenta le plus affreux spectacle. Sur
l’ordre du roi, tous ceux qui portaient des torches et des flambeaux
s’étaient éloignés des sauvages et s’étaient rangés contre les murs. Le duc
d’Orléans, qui avait passé la soirée ailleurs, rentra avec le jeune comte de
Bar : attirés par la foule qui, impatiente de connaître les masques, se
pressait autour d’eux, ils s’approchèrent, et imaginèrent étourdiment, pour
faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Au même instant les cinq
sauvages liés ensemble furent entourés de flammes. La toile était cousue ; il
était impossible de les sauver. Plusieurs chevaliers essayèrent d’étouffer le
feu ; mais la chaleur de la poix leur brûlait les mains, et depuis aucun
n’osait approcher d’eux. Qui pourrait exprimer l’horreur, le tumulte, la
confusion, et l'effroi de tous les assistants ? Les masques couraient dans la
salle, et donnaient encore plus de force à la flamme dévorante ; la douleur
arrachait à ces infortunés des hurlements affreux. Au milieu de ses
tourments, Jobbain se souvint du roi, et se mit à crier : « Sauvez le roi !
sauvez le roi ! » La reine, qui était dans le secret de ce déguisement,
s’évanouit en pensant au danger qui menaçait son époux. Dans cet épouvantable
désordre, la présence d’esprit de la jeune duchesse de Berri sauva l’imprudent
monarque. Elle le retint auprès d’elle, et le couvrait de son manteau pour le
préserver du feu, lorsqu’il voulait à toute force s’éloigner. « Où
voulez-vous aller ?lui dit-elle ; vous voyez que vos compagnons sont au
milieu des flammes. Qui êtes-vous ? » Charles se nomma et dit : « Je suis le
roi. — Sortez, ajouta-t-elle, allez aussitôt mettre un autre vêtement, et
vous montrer à la reine qui est désespérée. » Il obéit, et courut ensuite
rassurer Isabeau, qui tressaillit de joie en le voyant. Les gens de leur
suite s’empressèrent de les dérober tous deux à ce spectacle déchirant. Ses
infortunés compagnons restèrent une demi-heure dans les flammes ; un seul des
cinq, Nantouillet, put échapper à cette horrible catastrophe ; il conserva
assez de sang-froid pour aller se précipiter dans un cuvier plein d’eau. Le
comte de Joigny, jeune homme de la plus grande espérance, tomba mort sur la
place, brûlé et suffoqué. Le bâtard de Foix et le fils du comte de
Valentinois périrent le lendemain au milieu d’atroces souffrances. Hugonin,
l’inventeur de celte bizarre mascarade, mourut le troisième jour en
maudissant ceux qui lui survivaient. Sa mort, que le peuple apprit avec joie,
fut regardée comme une juste punition de Dieu. T1 avait toujours traité les
pauvres gens avec la plus cruelle insolence ; les battre comme des chiens,
les fouler aux pieds en les perçant de ses éperons, et les forcer ensuite
d’aboyer, c’était là son plus grand plaisir. Aussi, lorsque son convoi passa
dans Paris, plusieurs se vengèrent en criant après lui son mot ordinaire : «
Aboie, chien ! » Le roi
s’était retiré épouvanté et si consterné qu’il était facile de juger de ses
regrets. Le bruit de cette affreuse catastrophe s’était déjà répandu dans la
ville, et y avait causé une violente indignation ; on disait que le roi y
avait péri. A cette nouvelle, le peuple se lève en tumulte et s’assemble. Des
bourgeois, au nombre de plus de cinq cents, se précipitent furieux,
environnent l’hôtel Saint-Paul, et demandent à grands cris à voir le roi,
tout prêts, s’il a perdu la vie, à le venger, et à mettre en pièces les
seigneurs qui l’ont abandonné à ces honteuses folies. On ne put les calmer
qu’en les laissant entrer dans la salle des audiences, où Charles parut sur
son trône. Toute cette multitude portait des regards avides sur le visage du
prince, qui la remerciait des témoignages empressés de son affection. Le
lendemain tous les temples de Paris retentirent d’actions de grâces rendues à
Dieu pour la conservation du roi ; car le peuple l’aimait et le plaignait
sincèrement. Une messe solennelle fut célébrée à Notre-Dame, et suivie d’une
procession à laquelle le monarque assista ; les ducs d’Orléans, de Berri et
de Bourgogne marchèrent derrière lui, les pieds nus : ce qui n’empêcha point
le peuple de s’élever contre les scandales d’une cour où l’on prenait si peu
de soin de l’honneur et de la vie du roi, et de reprocher aux princes les
folies elles débauches dans lesquelles ils l’entraînaient. Le public ignorait
d’abord l’auteur de cette funeste catastrophe ; le duc d’Orléans l’avoua avec
toutes les marques de la plus vive douleur et du plus amer repentir. Il fit bâtir
en expiation une magnifique chapelle aux Célestins, où il voulut qu’on priât
Dieu à perpétuité pour le repos des victimes de sa fatale étourderie. Charles
VI désirait ardemment rendre la paix à l'Église par la fin du schisme, et à
la France par un traité avec l’Angleterre. Il autorisa donc l’Université de
Paris, foyer de lumières pour toute l’Europe, à chercher tous les moyens de
terminer les divisions si déplorables du monde chrétien. Il pressa ensuite
Richard II de se prêter au dessein d’unir les deux nations par une paix
solide, et parvint à faire reprendre les conférences à Lelinghen, petit
village situé sur la frontière du comté de Boulogne et du comté de Ponthieu.
Les ducs de Lancastre et de Glocester se réunirent donc avec les ducs de
Berri et de Bourgogne, et reprirent les négociations. Elles duraient depuis
quelque temps, lorsque le roi, qui, bien qu’ayant toujours présente à la
mémoire la scène effroyable de l’hôtel Saint-Paul, semblait se mieux porter
qu’auparavant, se rendit à Abbeville pour en accélérer la conclusion. Cette
fois encore on ne termina rien, et l’on se contenta de prolonger la trêve
d’un an. Le roi ne put en ratifier la prorogation ; car la secousse qu’il
avait éprouvée avait amené une violente rechute (15 juin 1393), et les ducs d’Orléans et de
Bourgogne l’avaient aussitôt conduit à Creil. Cette triste nouvelle, répandue
dans le royaume, le plongea de nouveau dans la consternation. On est touché
d’une pitié profonde en voyant cet infortuné monarque, dont la carrière avait
été si agitée, exposé à devenir un objet d’amusement et de raillerie pour les
serviteurs qui l’entouraient. Il avait entièrement perdu la mémoire ; il ne
reconnaissait plus Isabeau, pour laquelle il avait conçu une espèce
d’horreur. « Quelle est cette femme ? s’écriait-il à l’aspect de la reine ;
qu’on m’en délivre. » Il soutenait qu'il n’était point marié, et qu’il
n’avait point d’enfants. Il ne se reconnaissait plus lui-même, niait qu’il
fût roi et qu’il se nommât Charles. Voyait-il des fleurs de lis sur les
vitraux ou sur les murs, il les brisait ou les effaçait avec fureur. « Je
m’appelle Georges, disait-il ; mes armes sont un lion percé d’une épée. »
Sa fureur augmentait surtout lorsqu’on sa présence on parlait des Anglais et
qu’il voyait des croix rouges comme cette nation en portait sur ses
étendards. Quelquefois sa démence s’exaltait en transports si violents qu’on
était obligé de prendre des précautions pour s’en garantir. Mais alors que
tout le monde lui était odieux ou méconnu de lui, une femme exerçait sur sa
raison une influence bienfaisante, c’était Valentine de Milan. Il la
reconnaissait, et avait conservé pour elle une grande affection. Il l’appelait
« chère sœur. » Lorsqu’il pouvait marcher, il allait la voir ; il trouvait du
charme et du soulagement dans ses doux entretiens. A la cour on regarda
bientôt cette prédilection du roi comme dangereuse. Les ducs de Berri et de
Bourgogne, dont l’autorité n’était qu’empruntée, craignirent que Valentine,
maîtresse de l’esprit du roi, ne le gouvernât à son gré lorsqu’il serait en
convalescence, et ne trouvât ainsi le moyen de satisfaire son ambition et
celle de son époux. La duchesse de Bourgogne redoutait surtout cette
influence, et ne manquait pas, avec l’aide de ses amis, de propager
secrètement mille soupçons et mille bruits offensants pour cette princesse.
Le peuple, qui n’ignorait pas les mauvaises dispositions de la cour à son
égard, et qui ne pouvait expliquer la maladie du roi que par quelque
sortilège, blâmait une alliance contractée avec une maison dont les princes
s’étaient familiarisés avec le crime. Il alléguait principalement l’usage des
poisons, si fréquent en Italie, et disait que la jeune duchesse, venue du
pays des maléfices, avait ensorcelé le roi[6]. Cependant Charles était
toujours dans le même état de démence, malgré la science et les efforts des
médecins qu’on avait appelés de toutes parts ; le célèbre Guillaume de
Harsely était mort à Laon. On répétait que le malheureux prince était frappé
de sortilège, et quelques esprits faibles conseillaient d’opposer la magie à
elle-même. Ou parlait d’un savant astrologue du Languedoc, nommé Arnaut
Guilhem, qui prétendait avoir un souverain empire sur la nature et guérir les
maladies d’une seule parole. Pour être appelé à la cour, il s’était vanté de
rendre la santé au roi. Guilhem fut mandé, il accourut. C’était un petit
homme, de méchante mine ; son regard était perçant ; une longue barbe
enveloppait son menton. Il était vêtu simplement, et pour exercer son art il
lui fallait veiller et macérer son corps par le jeûne. Pour augmenter le
prestige qu’il voulait produire, ce sorcier d’un nouveau genre portait un
livre de grimoire qu’il appelait Smagorad. Dieu, disait-il, l’avait
donné à Adam pour le consoler de la mort d’Abel qu’il avait pleuré cent ans.
Le magicien fut accueilli de la cour avec des témoignages non équivoques de
considération et de respect, malgré l’indignation des prélats et des
docteurs, qui ne partageaient pas la crédulité publique. Cependant on cessa
bientôt de croire aux talents du magicien lorsqu’on vit, au bout de quelques
mois, que les secrets de son art ne rendaient point au roi la santé si
désirée. Enfin, pressé et menacé, il avoua qu’il avait découvert un charme
jeté sur l’auguste malade, charme qui était plus puissant que toutes ses
conjurations. On chassa honteusement cet imposteur, auquel on eût pu infliger
le châtiment qu’il méritait. Comme
on n’attendait plus rien des hommes pour la guérison du roi, on invoqua de
nouveau les secours divins ; partout on adressa au Ciel de ferventes prières.
Dans un de ses meilleurs moments, Charles se voua à saint Denis et lui offrit
une chaîne d’or. Enfin, après sept mois, il cessa d’éprouver les terribles
atteintes de son mal, et la raison lui revint. La France retentit alors de
cris de joie ; on le regardait comme rendu une seconde fois à son peuple (janvier 1394). Mais, depuis cette époque, les
intervalles lucides devinrent de plus en plus rares. Il recouvrait
quelquefois assez d’intelligence pour sentir sa position, pour comprendre le
malheur de son peuple, et pour essayer d’y porter remède. Ses périodes de
raison furent quelquefois signalées par des ordonnances utiles et populaires
; mais elles furent souvent plus funestes au repos de la France que ses accès
de frénésie ou d’idiotisme. Elles empêchaient, par l’espoir de sa guérison,
qu’on ne le privât entièrement du gouvernement, et faisaient de l’infortuné
monarque l’instrument des passions de tous ceux qui l’entouraient. Dans
cette intermittence favorable de sa maladie, Charles voulut que les débats
d’un procès intenté par le duc de Bourgogne à Juvénal des Ursins, prévôt de
Paris, eussent lieu devant lui. Le duc, qui haïssait Juvénal parce qu’il
s’occupait trop de l’intérêt public et qu’il défendait avec une noble
constance les anciens conseillers du roi, l’avait accusé d’avoir mal parlé de
lui, et trente témoins subornés avaient déposé contre cet homme vertueux. Le
roi, ayant reconnu l’innocence de son prévôt au trouble et aux contradictions
de ceux qui l’accusaient, prononça en sa faveur[7]. Quelque temps après il fit
mettre en liberté Noviant et la Rivière, et alla faire un pèlerinage au mont
Saint-Michel. Pendant qu’il accomplissait son vœu, il apprit que la Bretagne
était le théâtre d’une lutte acharnée entre le duc et Clisson. Montfort, qui
ne craignait plus rien du roi, avait osé confier le commandement d’une partie
de ses troupes à Craon, qui était venu le rejoindre. Soutenu par un grand
nombre de nobles bretons et par quelques secours que lui envoyait de temps à
autre le duc d’Orléans, tandis que le duc de Bourgogne favorisait les armes
de Montfort, Clisson se défendait avec succès, et les horreurs de la guerre
civile désolaient cette province. Charles profita de son séjour sur les
frontières de Bretagne pour intervenir dans les troubles de ce pays. Montfort
reçut d’abord avec hauteur les envoyés du roi ; mais voyant que son
protecteur, le duc de Bourgogne, désirait aussi la pacification de la
Bretagne, il ne se refusa plus à des ouvertures de paix, et s’y prêta même
avec sincérité. Il écrivit à Clisson pour lui demander une entrevue à Vannes.
L’ancien connétable exigea des otages avant de s’y rendre. Le duc lui envoya
l’aîné de ses fils. Le cœur du vieux Breton fut touché de la confiance de
Montfort ; Clisson arriva au lieu fixé pour la conférence avec le jeune
prince, qu’il rendit à son père, et se remit franchement entre les mains de
son ennemi. Cette confiance réciproque disposa les esprits à une
réconciliation, et ces deux implacables rivaux conclurent enfin la paix que
la Bretagne appelait de tous ses vœux[8] (janvier 1395). Cette paix dut être sincère,
puisque le duc, obligé de venir à Paris pour les fiançailles de son fils avec
Jeanne de France, seconde fille du roi Charles VT, ne fit pas difficulté de
confier à Clisson, pendant son absence, et la garde de sa famille et l’administration
de la Bretagne. Au mois
de mai 1394 les princes avaient repris les conférences à Lelinghen ; mais ils
n’avaient rien pu conclure, et tout s’était borné à la prorogation d’une
trêve de quatre ans avec l’Angleterre. Les princes, voyant que les Anglais ne
pouvaient se résoudre à la paix, crurent qu’il y avait chez eux un fort parti
pour la guerre, et résolurent de former des francs archers capables de lutter
avec succès contre eux s’ils osaient attaquer le royaume de France. Une
ordonnance du conseil défendit en conséquence tous les jeux de paume, de
cartes et de hasard, auxquels le peuple, à l'exemple des grands et des
nobles, se livrait avec passion ; on autorisa seulement les jeux d’adresse,
tels que les exercices de l'arc et de l'arbalète. Le peuple, surtout dans les
provinces, prit beaucoup de goût à ce genre d’exercice, et en peu de temps
les enfants y devinrent fort adroits. Cette heureuse et patriotique
institution méritait d’être encouragée ; elle eût rendu la France désormais
inaccessible à l’invasion étrangère ; mais les grands craignirent de donner à
la couronne des forces trop redoutables. Sur leurs instances, le roi défendit
l’exercice de l’arc et de l’arbalète, excepté dans quelques compagnies
soldées d’arbalétriers. Le peuple en revint aux jeux de hasard[9]. Ce qui
préoccupait vivement Charles VI, c’était l’anéantissement du schisme qui
depuis seize ans désolait l'Église ; car le schisme était alors la plus
grande plaie sociale. Le célèbre théologien Nicolas de Clémangis, secrétaire
de l’Université, publia une déclaration au nom de cinquante-quatre docteurs.
L’Université concluait à l’abdication des deux papes, au jugement de leurs
droits respectifs par des arbitres ou par un concile œcuménique. La
déclaration de Clémangis fut envoyée au pape d’Avignon, Clément VII, qui en
conçut un grand chagrin et qui mourut le 16 septembre 1394. Dans l’idée que
cette circonstance pourrait rendre plus facile l’union de l’Église, le roi
écrivit aux cardinaux d’Avignon de ne pas lui donner de successeur ; mais ils
s’empressèrent d’élever sur le trône pontifical l’Aragonais Pierre de Luna,
qui prit le nom de Benoit XIII. Ce nouveau pontife parut d’abord animé du zèle
le plus ardent pour la paix et tout disposé à se soumettre aux décisions de
la cour. Mais le conseil du roi, qui avait pris la résolution de mettre fin
au schisme, convoqua pour le 2 février 1395, à l’hôtel Saint-Paul, une
nombreuse assemblée de prélats et de docteurs, dans laquelle il fut décidé
qu’on demanderait aux deux papes la cession de leur dignité. Une ambassade
imposante, composée des ducs d’Orléans, de Berri et de Bourgogne, des
principaux seigneurs, prélats, docteurs de l’Université et conseillers du
roi, se rendit auprès de Benoît XIII pour le solliciter de faire ce sacrifice
à la paix de l’Église. Benoît s’y refusa opiniâtrement, quoique la voie de
cession eût été approuvée par le plus grand nombre des cardinaux. Alors
l'indignation fut grande en France, et le roi écrivit à tous les souverains,
et l’Université de Paris à toutes les universités étrangères, pour les
solliciter à un concile général qui déposerait les deux papes et donnerait un
chef unique au monde chrétien. Richard II se déclara pour la voie de cession,
et le fit savoir aux deux pontifes. Ce roi,
qui se sentait le besoin d’un appui pour raffermir son autorité à
l’intérieur, le chercha près de la France. Devenu veuf d’Anne, la bonne
reine, il envoya une brillante ambassade, composée de plus de cinq cents
gentilshommes, à la cour de France, pour demander la main d’Isabelle, fille
de Charles VI, princesse âgée de sept ans seulement. C’était un moyen de
réconcilier les deux nations et de conclure une paix durable (juillet 1395).
Les ambassadeurs furent traités avec une rare magnificence pendant le séjour
qu’ils firent dans le royaume, et s’en retournèrent avec une réponse
satisfaisante. En attendant la consommation de cette alliance, les
négociations de paix furent suivies avec plus d’espoir de succès. Au
commencement de l’année suivante les ambassadeurs revinrent munis d’une
procuration de leur roi pour son mariage avec la jeune princesse. Ils
demandèrent d’abord deux millions d’écus pour sa dot, finirent par se
contenter de 800.000 francs d’or, et le 9 mars 1396 le traité de mariage fut
signé, sans amener la conclusion d’une paix définitive. Mais, dix jours
après, une nouvelle trêve de vingt-huit ans, à partir de septembre 1398, vint
couronner les négociations entre les deux puissances. À cette époque, Richard
II rendit Cherbourg au roi de Navarre, et Brest, qu’il continuait d’occuper,
au duc de Bretagne. Il demanda la grâce de Pierre de Craon, et n’eut pas de
peine à l’obtenir. Ce lâche assassin, qui avait osé reparaître en France
depuis la pacification de la Bretagne, ne tarda pas à rentrer à la cour et à
jouir d’une grande faveur auprès du duc de Bourgogne. Le roi
d’Angleterre, qui voulait recevoir sa jeune fiancée des mains de son
beau-père, passa sur le continent. Les deux rois eurent une entrevue près de
Guines, entre Calais et Ardres, dans une ville de bois et de toile que
d’habiles ouvriers avaient comme improvisée. Ils étalèrent à F envi une
pompeuse magnificence, échangèrent des présents d’une richesse merveilleuse,
et dans les splendides festins qui eurent lieu pendant les deux jours que
dura l’entrevue, Charles VI fut servi à table par les princes français. Le
mariage du roi Richard, qui était alors âgé de trente ans, fut célébré à
Calais le 4 novembre, et la petite reine fut ensuite couronnée avec solennité
à Westminster par l’archevêque de Cantorbéry. Le
peuple avait accueilli avec plaisir la fin de la guerre avec les Anglais et
l’alliance de leur roi avec une princesse de France. En faveur de cet heureux
événement, Charles VI, voulant procurer quelque soulagement à ses sujets,
avait réduit d’un quart la gabelle et la taxe des vins. Mais cette
munificence était illusoire ; car l’année n’était pas révolue, une aide
générale pour la dot d’Isabelle et pour l’entrevue des deux rois était à
peine levée, que tout fut remis comme auparavant, la gabelle et le reste. Aussi
les divertissements, les fêtes de toute espèce, et les énormes dépenses qui
eurent lieu à cette occasion, excitèrent les murmures du peuple, qui voyait
que la paix n’apportait aucun soulagement à sa profonde misère. L’état
intérieur du royaume n’empêchait pas la France d’étendre au loin son
influence ; car la France marchait toujours à la tête de la civilisation, la
France était toujours la première puissance chrétienne. L’Italie et l’Orient
tournaient surtout leurs regards vers elle. A la fin de l’année précédente,
la république de Gênes, déchirée par les factions, ne croyait pouvoir
échapper à la tyrannie du duc de Milan qu’en se plaçant sous la protection de
la France. Par un traité honorable pour notre patrie, elle investissait le
vicaire du roi de toutes les fonctions qui avaient appartenu à son doge, et
le pavillon français était arboré à Gênes et dans toutes les possessions de
cette illustre république. En même temps, le duc de Bourgogne excitait
Charles VI à se mettre à la tête d’une ligue franco-italienne contre
l'ambitieux Visconti, qu’il lui représentait comme un traître, qui conspirait
contre les intérêts de la France. Valentine de Milan, jadis si aimée du roi,
dont elle savait seule adoucir les maux, ne pouvait plus alors prendre la
défense de son père. Les absurdes calomnies dont elle était l’objet, avaient
été tellement accréditées par le duc de Bourgogne et ses partisans, que la
princesse avait été obligée de quitter la cour sous prétexte d’un voyage de plaisir
; elle s’était soumise à une humiliante retraite, et était allée habiter une
de ses maisons à Neuchâtel-sur-Loire. La reine n’avait pas été non plus
étrangère à cette disgrâce. Lorsque
Charles VI préparait une expédition contre le dominateur de la Lombardie, un
autre prince chrétien attaqué par les Turcs-Ottomans l’arrêta dans ses
projets. Des ambassadeurs de Sigismond, roi de Hongrie, vinrent exposer à la
cour le tableau des maux qui venaient de fondre sur leur patrie, et
solliciter les secours de la France. En effet, les Turcs avançaient. Maîtres
d’une grande partie de l’Asie, de la Macédoine, de la Servie et de la
Bulgarie, ils enveloppaient Constantinople et envahissaient la Hongrie sous
la conduite du plus rapide et du plus farouche des conquérants, de Bajazet l’Éclair
(Hilderim). Fier de ses nombreux succès,
Bajazet avait juré, disait-on, de faire manger l’avoine à son cheval sur
l’autel de Saint-Pierre de Rome. Les Français ne pouvaient manquer d’être
émus au récit des effroyables cruautés des Musulmans envers les chrétiens opprimés.
Charles VI se montra tout disposé à remplir les espérances du roi de Hongrie,
et la noblesse de France, qui souhaitait depuis longtemps de s’illustrer
encore dans une croisade, saisit avec ardeur l’occasion qui se présentait :
elle s’arma de tous côtés contre les infidèles. Le duc de Bourgogne prit à
cœur cette croisade ; il renvoya les ambassadeurs de Sigismond après les
avoir comblés des plus riches présents, ordonna à tous ses vassaux de prendre
les armes, et ne recula pas devant les plus grands sacrifices pour le succès
de l’entreprise. Mais ce prince ambitieux demanda et obtint que son fils, le
comte de Nevers, jeune homme de vingt-deux ans, sans aucune expérience de la
guerre, fut investi de la plus haute dignité militaire. Tout se
disposa en France. Les plus illustres chevaliers, le sire de Bourbon, comte
de la Marche, Henri et Philippe de Bar, tous trois cousins du roi, Philippe
d’Artois, le comte d’Eu, connétable de France, qui devait commander l’armée
sous le nom du jeune comte de Nevers, l’amiral Jean de Vienne, le maréchal de
Boucicaut, le sire de Couci, l’un des plus habiles et des plus anciens
capitaines de la chrétienté, le sire de Saimpy, le sire de Roye, Guy de la
Trémoille, le seigneur de Saint-Pol, et une foule d’autres puissants
chevaliers, voulurent partager la gloire de la guerre sainte. Les communes se
montrèrent pleines de bon vouloir, et levèrent une milice nombreuse, mais qui
n’avait pas été assez formée aux exercices militaires. Après
avoir pris congé du roi, le comte de Nevers fut conduit par son père jusqu’à
Dijon, où il fit ses adieux à la duchesse sa mère et à toute sa famille,
qu’il y trouva réunie. Enfin, le 30 avril 1396, il se mit à la tête d’une
armée où l’on comptait plus de mille chevaliers et écuyers, qui partirent
pour la Hongrie sans avoir pris la croix comme au temps de Philippe-Auguste
et de saint Louis, et sans avoir accompli toutes les autres cérémonies
religieuses jadis usitées dans les guerres contre les infidèles. Cette armée
brillait de l’éclat des plus belles armes et de tout l'appareil d’un luxe
somptueux. Le comte de Nevers surpassait tous les autres chevaliers par un
faste inouï jusque alors. La Bourgogne avait été écrasée de taxes et de
tailles pour fournir à tous les frais de son lointain voyage. Les bannières,
les guidons et les housses étincelaient d’or et d’argent ; les tentes et les
pavillons étaient de la plus grande richesse. Des chariots suivaient l’armée
chargés de vaisselle d’argent, et des bateaux de vivres et de vins exquis
descendaient le Danube[10]. Tandis
que les braves chevaliers traversaient les plaines de l’Allemagne, étonnée de
leur magnificence, et souvent la victime de leur ardeur au pillage, le roi et
la France adressaient au Ciel de ferventes prières pour le succès de leurs
armes. Aux gentilshommes français se réunirent, à leur passage dans ce pays,
quelques autres troupes sorties de la Flandre et de l’Angleterre, et
Frédéric, comte de Hohenzollern, grand prieur de l’Allemagne, à la tête des
chevaliers teutoniques. Leur nombre leur inspirait tant de confiance qu’ils
ne projetaient rien moins, après avoir vaincu Bajazet, que d’aller conquérir
Jérusalem, de pénétrer ensuite en Perse, et d’exterminer toute la race des
Musulmans. Après avoir traversé la Bavière et l’Autriche, ils joignirent le
roi Sigismond à Bude. Alors l'armée chrétienne, forte de soixante mille
hommes, passa le Danube, entra en Bulgarie, enleva aux Turcs plusieurs
villes, dont elle massacra sans pitié tous les habitants, et mit le siège
devant Nicopolis. Pendant
ce temps-là, en France, l’inquiétude s’emparait des esprits ; chaque jour
elle devenait d’autant plus grande que depuis plusieurs mois on n’avait pas
reçu de nouvelles de l’expédition de Hongrie, malgré les fréquents messages
envoyés par le duc de Bourgogne, et que partout la superstition racontait des
prodiges effrayants. Ainsi, outre une tempête des plus violentes qui avait
exercé d’horribles ravages dans le diocèse de Maguelonne et dans tout le
Languedoc, des habitants de ce pays avaient aussi vu dans le ciel une grosse
étoile assaillie par cinq petites qu’elle avait voulu éviter, et qui
l’avaient poursuivie l’espace d’une demi-heure. Des cris terribles avaient
alors retenti dans tout le ciel ; puis un homme qui semblait d’airain, tenant
à la main une lance en fer étincelant, frappait sur la grande étoile. On
avait entendu pareillement sur les frontières de la Guyenne des voix
formidables, des bruits d’armes qui s’entrechoquaient et de gens qui se
combattaient[11]. Nicopolis,
ville grande et forte, était défendue par une vaillante garnison, qui
comptait d’ailleurs sur les prompts secours de Bajazet. Après avoir vainement
essayé de la prendre de vive force, les assiégeants, qui n’avaient pas assez
de canons, résolurent de la réduire par la famine. Pendant le siège, le sire de
Couci apprit que vingt mille Turcs arrivaient au secours de la ville. «
Allons voir quelles gens ce sont, » dit cet intrépide chevalier aux sires de
Roye et de Saimpy. Il prit aussitôt cinq cents lances et autant
d’arbalétriers à cheval, et marcha contre les ennemis. Les Turcs, attirés
dans une embuscade, furent attaqués avec impétuosité, et laissèrent plus de
quinze mille des leurs sur la place. Le sire de Couci ne perdit qu’un
très-petit nombre d’hommes. Lorsqu'il rentra dans le camp, le connétable,
furieux, le blâma sévèrement d’avoir mis l’armée en danger par pure bravade,
et d’avoir vaincu sans l’ordre du comte de Nevers. Le
succès du sire de Couci augmenta encore la présomption des chevaliers. Aux
travaux du siège ils mêlaient avec fureur le jeu et les plaisirs les plus
dissolus. Le bruit de leurs mœurs scandaleuses parvint jusqu’à Bajazet, qui
s’en réjouit dans l’espérance de remporter sur eux une victoire plus facile.
Le seigneur de Milan, son grand ami, en lui envoyant pour la chasse des
vautours et des faucons, les plus beaux et les meilleurs que le sultan eût
encore vus, lui avait fait savoir les noms de tous les chefs des barons
français qui devaient lui faire la guerre, et lui avait donné quelques autres
détails dont le Turc sut profiter[12]. Le
bruit se répandit bientôt que Bajazet accourait d’Asie avec toutes ses forces
pour combattre l’armée chrétienne. Dans leur présomptueuse confiance, les
chevaliers ne parlaient de ce conquérant qu’avec le plus grand mépris ; ils
doutaient qu’il eut le courage de passer le Bosphore pour les attaquer.
Bajazet était à six lieues, que le maréchal de Boucicaut faisait couper les
oreilles, pour avoir répandu une fausse alarme, aux messagers qui lui en
apportaient la nouvelle. Dans leur jactance, ils allaient jusqu’à dire que si
le ciel tombait ils le recevraient sur leurs lances. Mais au moment où ils se
livraient au repos ou aux plaisirs dans leur camp, il fallut se rendre à
l’évidence ; l’ennemi approchait. On leva précipitamment le siège de Nicopolis,
et, dans le désordre de ce mouvement, on eut l’imprudente barbarie d’égorger
dans le camp des prisonniers turcs qui s’étaient rendus sur parole[13]. Les Français n’étaient plus
dignes de vaincre. Les
chefs de l’armée et les chevaliers étaient à dîner lorsqu’on vint leur
annoncer que les premiers coureurs de l’armée ennemie couvraient la plaine.
Le comte de Nevers, se levant, ordonna de prendre les armes. Échauffés par le
vin et par leur intrépide courage, les chevaliers se hâtèrent d’abandonner
leurs parures d’or et de soie, de revêtir leurs armures et de se préparer au
combat. Aussitôt les étendards furent déployés ; la bannière de France, qui
représentait Notre-Dame, était confiée à la valeur du vieil amiral Jean de
Vienne, autour duquel s’était rangée la plus grande partie des barons
français. On allait marcher au combat, lorsque le roi de Hongrie, habitué à
la guerre contre les Turcs, et qui avait appris à ses dépens leur manière de
combattre, pria les croisés de laisser ses Hongrois à l’avant-garde,
d’opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, et de réserver les
Français, mieux armés, pour combattre les troupes d’élite conduites par
Bajazet lui-même. C’était l’avis du sire de Couci et de l’amiral Jean
devienne. Mais le connétable comte d’Eu, et le maréchal de Boucicaut,
mécontents de n’avoir pas été consultés des premiers, ne voulurent rien
écouter, et s’écrièrent que le poste d’honneur appartenait aux Français dans
la bataille. Les jeunes chevaliers répondirent à leurs paroles par de
joyeuses acclamations, et tous coururent à l’avant-garde. Alors les deux
armées s’ébranlèrent, et la bataille commença (28 septembre 1396). Le
premier choc des chevaliers français fut irrésistible ; ils renversèrent tout
ce qui s’opposait à leurs coups. L’infanterie turque fut bientôt écrasée ; la
redoutable milice des janissaires ne put elle-même résister à l’impétuosité
de cette troupe de guerriers[14] ; 10.000 janissaires couvraient
le champ de bataille de leurs cadavres, et les autres cherchaient un refuge
derrière les spahis, lorsque les chevaliers se précipitent encore avec une
force invincible sur la cavalerie turque. Elle veut leur résister ; les
Français redoublent d'efforts, croyant que Bajazet se trouve au milieu de ce
corps de cavalerie ; ils tuent 5.000 hommes, et mettent le reste en déroute.
C’est en vain que le sire de Couci et l’amiral Jean de Vienne conseillent à
leurs braves compagnons de rallier leurs escadrons et d’attendre l’infanterie
hongroise ; dans leur folle audace, ils n’écoutent plus la voix de la
prudence, ils se précipitent avec fureur sur les fuyards, sans observer aucun
ordre. Ils arrivent ainsi au haut d’une colline. Mais quel fut leur
étonnement lorsqu’ils virent l’élite des troupes de Bajazet, qu’ils se
trouvèrent en face d’une innombrable masse de cavaliers ennemis, se déployant
en forme de croissant, et s’avançant pour les envelopper au bruit terrible
des timbales et des trompettes ! A l’étonnement succéda une terreur panique ;
la plupart des croisés s’enfuirent dans un affreux désordre, et beaucoup
tombèrent sous le fer des Turcs. Les chevaliers seuls s’obstinèrent. Cependant
les Hongrois arrivaient avec le reste de l’armée pour les soutenir ; mais,
épouvantés à la vue du désastre des Français, ils prirent honteusement la
fuite, malgré les efforts de Sigismond pour les ramener au combat. Lui-même,
voyant le champ de bataille jonché de chevaliers styriens et bavarois qui
avaient fait des prodiges de valeur pour défendre sa bannière, désespéra de
la victoire. Il se jeta dans une petite barque avec l’archevêque de Gran,
Philibert de Naillac, grand maître des chevaliers de Saint-Jean, et quelques
autres, pour atteindre la flotte réunie des croisés vénitiens et rhodiens,
qui mouillait à l’embouchure du Danube[15]. Le palatin de Hongrie ne
voulut point abandonner nos chevaliers. Pour eux, résolus de sauver l’honneur
français s’ils ne pouvaient remporter la victoire, ils continuaient à
combattre avec l’indomptable courage du lion, et avaient déjà renversé les
premiers rangs des Turcs. Souillé de sueur et de poussière, Boucicaut se
lançait au milieu du danger et faisait un horrible massacre des ennemis. Le
sire de Couci, dont le grand cœur était inaccessible à la crainte, se
précipitait avec tout le poids de sa force sur les infidèles et entassait les
morts autour de lui. Guillaume de la Trémoille, après des prodiges de valeur,
tomba frappé d’un coup mortel, et rendit le dernier soupir à côté de son
fils, comme lui percé de coups. Le comte de Nevers remplissait les fonctions
de chef de l’armée comme le plus expérimenté des capitaines, et se faisait
admirer par son intrépide valeur. Mais celui qui dans cette journée surpassa
tous les autres en gloire, ce fut l’amiral Jean de Vienne. Au milieu de ce
champ de carnage, il se jetait au-devant des fuyards ; il leur barrait le
passage, et tâchait de les ramener au combat. Malheur à l’ennemi qui ne
savait pas l’éviter ! Il immolait quiconque était assez audacieux pour
l’approcher. Un instant il avait eu l’idée de se retirer, lorsque, fidèle à
l’honneur, il s’écria aux douze chevaliers qui l’entouraient : « A Dieu ne
plaise que nous sauvions notre vie aux dépens de notre gloire, c’est ici
qu’il faut se défendre ou mourir au champ d’honneur. » A ces mots il se
précipite, suivi de ses généreux compagnons, dans les rangs ennemis ; partout
il répand la terreur et la mort. Enfin il tombe épuisé de fatigue et perdant
tout son sang par de larges blessures ; il fait un dernier effort, et
retombe, pour ne plus se relever. Le lendemain on le trouva sur le champ de
bataille, entouré d’une foule de Sarrasins qu’il avait immolés, et serrant
dans ses bras roidis par la mort la bannière de Notre-Dame, qu’il n’avait pas
abandonnée. C’est
ainsi que périt la fleur de la chevalerie française dans les plaines de
Nicopolis. Elle tomba pour n’avoir écouté que son courage ; mais elle tomba
noblement, car le sol qui avait reçu le dernier soupir de ces braves était
jonché des cadavres de 60.000 infidèles. Lorsque la victoire se fut
entièrement décidée, Bajazet ordonna d’épargner les seigneurs de France ; le
comte de Nevers et vingt-quatre de ses compagnons lui furent amenés. Il alla
ensuite camper devant Nicopolis, et le lendemain il voulut visiter le champ
de bataille. En voyant le grand nombre de morts que son armée y avait
laissés, il versa des larmes de rage, et jura de venger dans le sang des
chrétiens, et les guerriers que le fer ennemi venait de moissonner, et les
captifs qui avaient été égorgés dans le camp français. Il ordonna donc, pour
user de représailles, que tous les prisonniers fussent mis à mort ; 10.000
furent traînés avec des cordes jusqu’en sa présence. Toutefois il épargna le
duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs, dans l’espoir d’en
obtenir de riches rançons ; parmi eux se trouvaient le comte de la Marche, le
connétable comte d’Eu, le maréchal de Boucicaut, et les sires de Couci et Gui
de la Trémoille. Mais le sultan voulut qu’ils fussent témoins de son épouvantable
vengeance. Ces hommes courageux virent décapiter ou assommer à coups de
massue leurs frères d’armes, leurs parents, leurs amis, et ne purent répondre
à leurs déchirants adieux que par des larmes stériles[16]. Le
carnage dura depuis le lever du soleil jusqu’à quatre heures du soir, sans
que Bajazet se fût laissé attendrir par les plaintes et le courage des
victimes de sa vengeance. Alors les grands se jetèrent à ses pieds, et le
supplièrent de faire suspendre le massacre ; il y consentit, et laissa les
autres chrétiens à ceux qui les avaient faits prisonniers. Mais il ordonna
que les captifs épargnés, avec le comte de Nevers et ses vingt-quatre
compagnons, fussent enchaînés et renfermés dans la tour de Gallipoli. Il
chargea ensuite le sire Jacques de Helly, sur le choix du comte de Nevers,
d’aller informer de sa victoire le roi de France. Ce chevalier devait d’abord
aller en instruire le seigneur de Milan. Le sire
de Helly fit la plus grande diligence, et arriva à Paris le 25 décembre, jour
de Noël. Il se présenta sur-le-champ à l'hôtel Saint-Paul, et apprit au roi,
qui ce jour-là était entouré de tous les princes, l’affreux désastre de
Nicopolis. Lorsque cette triste nouvelle se fut répandue à Paris et en
France, ce fut une désolation générale. Un grand nombre de familles des plus
illustres du royaume avaient à déplorer quelque perte affligeante. Partout on
ne voyait que vêtements de deuil, et dans les églises on n’entendait que des
chants funèbres, pour solenniser le trépas des nobles victimes des infidèles.
Mais il restait à sauver ceux qui avaient échappé au massacre et qui étaient
les prisonniers de l'Amorabaquin. A cet effet on leva une taille extraordinaire
dans le royaume. Le duc de Bourgogne, qui s’y trouvait le plus intéressé,
contracta des emprunts et tira de ses sujets plus du double des 200.000
ducats que le sultan exigeait pour la rançon du comte de Nevers. Pour
disposer favorablement le cruel vainqueur, le duc de Bourgogne et Charles VI
lui envoyèrent de riches présents, de belles tapisseries d’Arras qui
représentaient l'histoire du grand roi Alexandre, des étoffes d’or et de soie
de Damas, des faucons de Norvège et de superbes chevaux. Lui, il envoya aussi
des présents au roi de France ; mais ils étaient loin de répondre à la
magnificence orientale. C’étaient une masse de fer, une cotte d’armes de laine,
un tambour, un cheval arabe, et des arcs dont les cordes étaient formées
d’entrailles humaines[17]. Après
les délais nécessités par la distance, le sultan reçut 200.000 ducats pour la
rançon de l’héritier de la Bourgogne et des chevaliers encore existants. Les
frais accidentels avaient doublé la somme exigée. On avait stipulé dans le
traité que les captifs s’engageraient par serment à ne jamais porter les
armes contre leur vainqueur ; mais le fier sultan les fit venir en sa
présence, et les dispensa lui-même de cette condition peu généreuse. Avant
leur départ, il les admit à la cour de Bursa, et leur donna le spectacle
d’une chasse au faucon. Les princes français furent étonnés de la
magnificence de son cortège, qui se composait de 7.000 fauconniers et de
6.000 valets de chiens[18]. Il ne fut pas donné à tous les
captifs de revoir ce beau ciel de France, si ardemment désiré lorsqu’ils
gémissaient dans les fers de Bajazet. Le connétable d’Eu mourut au moment
d’être mis en liberté, et le noble Enguerrand de Couci expira loin de sa
patrie, dans la ville de Bursa, où il était resté malade, seul, sans pouvoir
aller plus loin. Sur la terre étrangère, où le souvenir de la vertueuse dame
de Couci venait sans cesse ajouter à la douleur de la captivité, il était
tombé dans une profonde mélancolie, à laquelle ses compagnons d’infortune
n’avaient pu apporter de consolation. En lui finit la puissante maison de ce
nom, dont les domaines passèrent à la fille du dernier des Enguerrand de
Couci. Le comte Henri de Bar n’eut pas non plus le bonheur de revoir sa
patrie ; il mourut de maladie à Venise. Jean de Nevers trouva dans cette
ville un grand nombre d’officiers de sa maison, que le duc de Bourgogne avait
envoyés au-devant de lui. Enfin il rentra avec le reste de ses compagnons
dans ce pays de France, où, comme un nécromancien arabe l’avait dit à
Bajazet, il devait répandre le sang de plus de chrétiens que tous les Turcs
ensemble[19] (février 1398). Pendant
que les prisonniers du sultan revenaient dans leur patrie, on s’agitait en
Allemagne, en Espagne et en France pour mettre fin au schisme, qui présentait
un caractère menaçant pour la paix publique. Les peuples de la chrétienté
sentaient le besoin de le faire cesser et de rendre le repos à l’Église.
C’est pourquoi les États de l’obédience du pape d’Avignon envoyèrent des
députés vers le pape de Rome, pour l’inviter à déposer la tiare, sur la
promesse que Benoît en ferait autant. Boniface resta inflexible. Vers le
commencement de l’année 1398, il se tint à Reims une grande assemblée de
seigneurs, tant de l’empire d’Allemagne que du royaume de France, pour
procurer l’union de l’Église[20]. Wenceslas de Luxembourg, roi
de Bohême et empereur d’Allemagne, assista aux conférences de Reims. Ce
prince, justement décrié pour ses folles entreprises, ses mœurs grossières et
de honteuses orgies, fut reçu avec les plus grands honneurs et comblé de présents
; mais il n’inspira que du mépris aux seigneurs français. De nouvelles
atteintes que ressentit Charles VI vinrent bientôt mettre fin à ces
conférences d’étrange nature entre un empereur habituellement privé de sa
raison par les excès de la table, et un roi auquel la démence n’en laissait
qu’une faible lueur par intervalles. Pierre d’Ailly, évêque de Cambrai,
savant théologien qui avait eu pour disciples Jean Gerson, Nicolas de
Clémangis et Gilles des Champs, se rendit à Rome de la part du roi et de
l’empereur, et entra en négociations avec le pape, pour son abdication. Mais
Boniface, après en avoir délibéré avec les cardinaux, subordonna son
abdication à celle de Benoît. Quelque temps après, une nombreuse assemblée de princes, de prélats, de docteurs et d’abbés du royaume fut convoquée à Paris (22 mai 1398). Les ducs d’Orléans, de Berri, de Bourgogne et de Bourbon y assistèrent avec le roi de Navarre et les envoyés du roi de Castille. L’Université eut une grande influence dans cette assemblée, qui adopta les résolutions les plus énergiques ; elle déclara la France soustraite à l’obédience des deux papes. Il fut défendu à tous Français de quitter le royaume pour aller à Rome ; on empêcha la levée de tout impôt pontifical, et on rendit aux chapitres et aux couvents la liberté des élections. Dès que cette décision fut connue des cardinaux d’Avignon, ils abandonnèrent la cause de Benoît, à l’exception de deux, les cardinaux de Pampelune et de Tarragone, qui restèrent auprès de lui. Avec leur aide, il fit venir des troupes d’Aragon, sous la conduite du seigneur Rodrigues son frère. Vivement sollicité par la cour de France à se soumettre à la décision de l’assemblée de Paris, il répondit qu’il conserverait son nom et la papauté jusqu’à la mort. On ne recula pas devant la force pour triompher de cette obstination, et le maréchal de Boucicaut fut envoyé avec des troupes contre Avignon. Le maréchal investit la ville, et manda aux habitants que s’ils n’ouvraient leurs portes, il réduirait en cendres les oliviers, les vignes et les maisons qu’ils avaient à la campagne, jusqu’à la Durance. Les habitants, épouvantés, consentirent à laisser entrer les troupes du roi. Benoît se renferma aussitôt dans le château des Papes, où depuis longtemps il avait fait de grandes provisions de toutes sortes de vivres, et demanda inutilement des secours au roi d’Aragon. Cependant, secondé par Rodrigues et sa garnison d’aventuriers aragonais, il y soutint pendant plus de sept mois un siège meurtrier ; mais l’énergie déployée par le pontife aurait été inutile, s’il n'eût trouvé un secours inespéré dans les dissensions de deux maisons puissantes. |
[1]
Le Religieux de Saint-Denis. — Froissart.
[2]
Froissart.
[3]
Le Religieux de Saint-Denis.
[4]
Le Baud, Histoire de Bretagne.
[5]
Froissart.
[6]
Juvénal des Ursins. — Le Religieux de Saint-Denis.
[7]
Juvénal des Ursins.
[8]
Froissart.
[9]
Juvénal des Ursins.
[10]
Froissart. — Le Religieux de Saint-Denis.
[11]
Juvénal des Ursins.
[12]
Froissart.
[13]
Le Religieux de Saint-Denis.
[14]
Hammer, Histoire de l’Empire ottoman.
[15]
Hammer.
[16]
Le Religieux de Saint-Denis. — Hammer.
[17]
Le Religieux de Saint-Denis.
[18]
Hammer.
[19]
Juvénal des Ursins.
[20]
De Fleury, Histoire ecclésiastique, liv. XCIX.