Tableau du règne de
Charles VI. — Situation de la chrétienté en 1380. — Rivalités des oncles du
roi. — Dilapidation des finances. — Régence du duc d’Anjou. — Sacre du roi. —
Entrée de Charles VI à Paris. — L’hôtel Saint-Paul. — Dissensions des princes
du sang. — Révolte du Languedoc. — Les Tuchins. — Sédition à Rouen. — Révolte
des Maillotins. — Départ du duc d’Anjou pour l’Italie. — Révolte des Flamands
contre Louis de Mâle. — Philippe Artevelde. — Bataille de Beverholt. —
Expédition des Français en Flandre. — Bataille de Roosebeke. — Vengeance
exercée sur les Parisiens. — Supplice de Jean Desmarets. — Nouvelle guerre en
Flandre. — Mort de Louis de Mâle.
Au
moment de rendre le dernier soupir, Charles V ordonna qu’on fit approcher de
son lit de mort le jeune Dauphin, pour le bénir, comme Isaac avait béni
Jacob. « Plaise à Dieu, dit-il d’une voix défaillante, d’accorder à mon fils
Charles la rosée du ciel, la graisse de la terre, l’abondance du froment, du
vin et de l’huile ; que sa famille lui obéisse ; qu’il soit le seigneur de
ses frères ; que les fds de sa mère s’inclinent devant lui ; qui le bénira
soit béni, qui le maudira soit maudit. » Le Ciel n’exauça pas ces vœux d’un
père mourant, et avec l'avènement de ce malheureux fils commencèrent les
quarante années les plus calamiteuses de notre histoire (1380). Le règne de Charles VI offre
en effet un tableau affligeant de misère, de désordres et de crimes. « Un roi
dans l’enfance, dont le caractère turbulent dégénère en frénésie, incapable
de tenir les rênes de l’État, les abandonne tour à tour aux princes de son
sang, que la soif de commander, et non celle du bien public, excite à se
disputer le soin du gouvernement. La plupart de ces mêmes princes, que la
dignité de leur naissance aurait dû rendre les appuis du trône, l’ébranlent
par les plus violentes secousses. Les nobles se détruisent eux-mêmes en
déchirant le sein de leur malheureuse patrie ; on dirait qu’ils ont perdu
jusqu’à la mémoire de cet honneur qui leur était naturel. Le peuple, furieux,
acharné à sa perte, partage la démence de son souverain ; et, pour surcroît
d’infortune, une femme, une reine, oubliant la majesté de son rang, la
douceur de son sexe, épouse coupable, mère dénaturée, conspire contre son
propre sang, proscrit le fils qui lui reste et livre le royaume à l’étranger.
» En même
temps rien de plus lugubre que la situation de la chrétienté à l’époque où
monte sur le trône ce roi que la faiblesse de son âge rendait incapable de
conjurer les orages amoncelés de tous les points de l’horizon. L’Église,
désolée par le schisme, n’avait plus de saint Bernard pour imposer silence
par son éloquence, par sa foi et sa vertu, aux voix discordantes qui
s’élevaient dans son sein ; Wenceslas de Luxembourg, roi des Romains et de
Bohême, déshonorait la pourpre impériale par son indolence, son ivrognerie et
ses désordres ; une femme dépravée et homicide siégeait sur le trône de
Naples, d’où un guerrier farouche allait bientôt la précipiter ; les trônes
d’Angleterre, de Hongrie, de Pologne, de Sicile, étaient aussi occupés par de
faibles enfants. Partout, dit un auteur moderne[1], le pouvoir souverain était
avili ou annulé, et à cet abaissement du pouvoir correspondait la menaçante
fermentation des masses. En France, le peuple des villes s’agitait et se
montrait disposé à la révolte. En Angleterre, le mouvement partait des
campagnes, où avaient pénétré les doctrines de Wicklef, le plus audacieux des
sectaires ; et les paysans s’efforçaient de secouer le joug de leurs
seigneurs. Au
milieu de ces circonstances difficiles la minorité de Charles VI fut en proie
aux déprédations et aux rivalités de ses trois oncles paternels, les ducs
d’Anjou, de Berri et de Bourgogne. Louis, duc d’Anjou, était actif et
entreprenant ; il ne manquait ni de courage ni d'habileté ; mais il était
d’une avidité insatiable. Par son imprévoyance, ses injustices et ses
exactions en Languedoc, il avait soulevé tous les habitants contre lui, et
Charles V avait été obligé de le priver du gouvernement de cette riche
province. Jean, duc de Berri, prodigue, somptueux, débauché, n’avait pas de
grands talents et était peu estimé dans le royaume. Philippe, duc de
Bourgogne, prince habile et ambitieux, avait mérité la confiance et l'amitié
du feu roi par son attachement et son inviolable fidélité. Plus grand et plus
généreux que ses frères, dont il blâmait souvent les excès, il ne se montra
pas toujours assez délicat sur les moyens d’accroître ses richesses, et fut
le plus cruel de la famille. Louis, duc de Bourbon, oncle maternel du jeune
roi, était économe et vertueux. Plus éloigné de la tige royale, moins
puissant que ses trois beaux-frères, et d’un caractère paisible, il prit une
part moins active aux affaires, et ne s’éleva pas avec assez d’énergie contre
leurs actes tyranniques. La rivalité de ces princes, qui se disputèrent et se
partagèrent le pouvoir et les finances du royaume, fut la première cause des
calamités dont la France fut accablée pendant un demi-siècle. A peine
Charles V eut-il les yeux fermés, que le duc d’Anjou s’empara des joyaux, de
la vaisselle et du trésor, qu’on faisait monter à dix-neuf millions. Cet
homme avide et corrompu aurait volontiers enlevé tout l’argent de la France
pour aller recueillir le lointain héritage que lui avait légué l’adoption de
Jeanne de Duras, reine de Naples. Déjà il prenait les titres de roi de
Sicile, de Pouille, de Calabre et de Jérusalem. Au retour des funérailles et
sans respect pour les dernières volontés de son frère, il voulut se saisir de
l’autorité entière et absolue ; mais les autres princes étaient loin d’y
consentir, et il était à craindre que le nouveau règne ne s’ouvrît par la
guerre civile. Après de longues et stériles contestations, sur les instances
des personnages importants et de l’avocat général Desmarets, les princes
consentirent à se soumettre à la décision de quatre arbitres. Il fut convenu
que le roi, à peine âgé de douze ans, serait déclaré majeur et sacré
immédiatement. Sa garde, sa tutelle et son éducation furent conservées aux
ducs de Bourgogne et de Bourbon ; le duc d’Anjou n’eut le titre de régent que
jusqu’à la cérémonie du sacre ; mais il eut l’administration des finances, et
on lui abandonna ce qu’avant tout il avait voulu avoir, les trésors si
péniblement amassés par Charles V. Pour se conformer aux désirs du feu roi,
l’épée de connétable fut donnée à Olivier de Clisson, sur lequel Du Guesclin
mourant avait jadis appelé le choix du monarque. Tous
ces princes qui venaient de se partager l’État, ne s’occupaient que de leurs
plaisirs et de leurs intérêts particuliers. Dans la pensée d’accumuler tous
les trésors qui lui étaient nécessaires pour commencer son expédition de
Naples et pour satisfaire sa folle ambition, le duc d’Anjou cessa de solder
les hommes d’armes qui environnaient Paris. Ceux-ci se livrèrent alors au
pillage, et par leurs brigandages ils détruisirent l’agriculture et le
commerce. Sur les plaintes du duc de Bourgogne, le régent licencia les
troupes, et cette mesure intempestive enfanta de nouveaux désordres et des
calamités innombrables. En même temps, le peuple de Paris, qui savait que la
suppression des aides avait été le dernier vœu du bon roi Charles, demanda
l’accomplissement de cette paternelle volonté. Il refusa de payer, et bientôt
il répondit par des émeutes aux violences des soldats. Vers le 8 octobre,
environ deux cents Parisiens de la classe la moins fortunée s’attroupèrent,
se rendirent à l'Hôtel-de-Ville, forcèrent le prévôt des marchands, Jean
Culdoé, à les conduire au palais et à requérir l’abolition des subsides. Ce
magistrat exposa au régent la misère du peuple, et le supplia de supprimer
les impôts dont il était accablé. Effrayé par ces représentations suivies des
cris du peuple, le duc d’Anjou répondit avec douceur ; mais ses vagues
promesses ne firent point renaître la tranquillité. Le régent continua de
presser les receveurs, et fit argent de tout. Cependant
l’époque fixée pour le sacre était arrivée. Le jeune roi, qui avait été
conduit à Melun quelque temps avant la mort de son père, et qui n’avait pas
quitté cette ville, se mit en marche pour Reims (25 octobre 1380), accompagné
du plus brillant cortège. Son entrée dans cette ville fut retardée par
l’absence du régent, qui était retourné à Melun. Chemin faisant, le duc avait
appris que Charles V avait jadis caché dans l’épaisseur des murs de son
château des barres d’or et des lingots, qu’il avait confiés à la garde de son
trésorier, Philippe de Savoisy. Ce zélé serviteur s’était engagé, sous la foi
du serment, à ne découvrir ce trésor au fils du roi qu’à l’époque de sa
majorité. Le duc, craignant de voir passer ce riche trésor dans d’autres
mains que les siennes, prend aussitôt la résolution de retourner sur ses pas
; dans son insatiable cupidité, il fait la plus grande diligence, arrive à la
demeure royale et mande le sire de Savoisy. Promesses, paroles flatteuses,
menaces, tout est mis en œuvre pour l’amener à violer son serment. Savoisy
demeure inébranlable, et le duc, donnant alors un libre cours à sa fureur,
fait appeler le bourreau, et lui commande de couper la tête du fidèle
serviteur. Mais à l’aspect de la hache, Savoisy sent fléchir ses genoux et
son cœur défaillir ; une pâleur mortelle couvre son visage ; il cède enfin,
et découvre au duc le lieu qui recélait le trésor si désiré. Le duc s’en
empare aussitôt, et après ce glorieux exploit il revient plein de joie se
mêler au cortège royal. Le roi
fit son entrée dans Reims au milieu d’une musique retentissante. Il était
accompagné de ses quatre oncles, des ducs de Brabant et de Lorraine, de Bar,
des comtes d’Eu et de Namur ; auprès de lui étaient le petit comte de Valois,
son frère, les princes de son sang et de sa parenté, les fils du roi de
Navarre, du comte d’Albret, du duc de Bar, du sire d’Harcourt, et tous les
jeunes seigneurs des familles les plus illustres du royaume. L’auguste enfant
sur lequel reposaient les espérances de la France était le seul qu’on
cherchât, qu’on désirât voir au milieu de cette cour brillante. Partout, sur
son passage, des cris extraordinaires de joie, d’amour et d’enthousiasme, se
dirigeaient vers le roi, et tous les cœurs étaient à lui. Charles, qui devait
aussi être reçu chevalier, passa la veille des armes dans l’église de Reims,
et se soumit à quelques-uns de ces exercices préliminaires de la cérémonie
par laquelle le novice allait être ceint de l’épée de chevalier. Le lendemain
il se rendit à l’église, décorée avec une richesse sans égale. A côté de lui
le petit comte de Valois portait la Joyeuse, célèbre épée de Charlemagne. Le
roi fut sacré de la sainte ampoule par l’archevêque de Reims, entouré d’un
clergé nombreux, après avoir été armé chevalier de la main du duc d’Anjou. A
ce moment les cris de : Noël ! Noël ! mille fois répétés, retentirent sous
les voûtes de la vaste cathédrale, où se pressait toute la noblesse de
France. Les
princes ramenèrent ensuite le roi à Paris. Il fit son entrée dans sa
capitale, vêtu d’une robe de la plus grande richesse, toute semée de fleurs
de lis. Les bourgeois se précipitèrent en foule au-devant de lui ; deux mille
portaient des robes mi-parti vert et blanc. Le cortège se dirigea vers
Notre-Dame, où il fut reçu par l’évêque. De là le jeune monarque se retira
dans l'hôtel Saint-Paul, la résidence favorite de son père. C’est dans cet
hôtel que le jeune roi reçut les présents de la ville de Paris ; que, pendant
les trois jours de fêtes célébrées à l’occasion de son entrée, il montra son
adresse dans les joutes, et se livra aux plus joyeux passe-temps. Après les
fêtes, les princes renvoyèrent ou exilèrent les amis et les conseillers du
feu roi, et bientôt la discorde les divisa de nouveau. Le peuple, mécontent
de ce que le duc d’Anjou n’avait pas encore aboli les aides et les gabelles,
s’attroupa de nouveau et eut recours à la violence. Trois cents bourgeois,
animés par le discours véhément de l’un d’entre eux, s’armèrent et forcèrent,
comme la première fois, le prévôt des marchands à les conduire au palais, et
demandèrent à grands cris le duc d’Anjou. Ce prince, qui ne manquait ni
d’adresse ni de courage, monta sur la grande table de marbre du palais, avec
le chancelier Miles de Dormans, qui avait remplacé Pierre d’Orgemont. Le
régent écouta la harangue du prévôt, adressa lui-même au peuple quelques
paroles qui le calmèrent ; et le discours du chancelier, qui promit une
réponse formelle pour le lendemain, acheva le reste. Les mutins se
dispersèrent ; mais ils revinrent le jour suivant, à la même heure, disposés
à la révolte en cas de refus. Les princes, qui n’avaient pas de forces
suffisantes pour résister, furent obligés de céder, et le chancelier annonça
l’abolition des aides et des gabelles. La
foule allait se retirer paisiblement, lorsque des agitateurs et quelques
gentilshommes répandus au milieu des différents groupes qui s’étaient formés
sous les fenêtres du palais, les excitèrent à se porter contre les Juifs,
dont ils étaient débiteurs pour de fortes sommes. Quelque temps auparavant,
le duc d’Anjou leur avait confirmé à prix d’or les privilèges que leur
avaient jadis accordés les rois Jean et Charles V, et avait prolongé de cinq
ans leur permis de séjour dans le
royaume. Enflammés par leurs instigations, des hommes de la classe inférieure
se répandirent par la ville avec de terribles clameurs, envahirent les
maisons des receveurs publics, brisèrent les caisses, répandirent l’argent
dans la boue, et déchirèrent les tarifs et les registres. Les autres, guidés
par des gentilshommes, coururent au quartier des Juifs, pillèrent leurs
maisons, remplies de vaisselle d’argent, d’or et de pierreries ; et les
seigneurs reprirent les obligations qu’ils avaient souscrites. Beaucoup
d’hommes et de femmes furent égorgés, et le massacre aurait été plus grand,
si le reste ne se fut sauvé dans le Châtelet, comme dans un asile. Enfin le
désordre s’apaisa ; le conseil du roi fit rétablir les Juifs dans leurs
maisons par des gens de guerre, et maintint leurs privilèges. Le
peuple devait en grande partie ses succès aux dissensions des princes du sang
; il n’y avait pas moins d’orages dans l’intérieur du palais qu’au dehors. Le
duc d’Anjou entendait blâmer tous les jours par ses frères son insatiable
cupidité, qui avait désarmé le pouvoir en renvoyant les troupes sans les
solder. Les barons et les prélats parvinrent encore à les réconcilier, et une
nouvelle transaction eut lieu. Il fut convenu que le grand conseil serait
composé des quatre ducs et de douze conseillers de leur choix ; la présidence
devait en être confiée au régent. Les ducs de Bourgogne et de Bourbon
continuèrent d’être chargés de la garde de la personne du roi, et le duc de
Berri, jusque alors si négligé, fut nommé gouverneur du Languedoc avec la
plénitude des droits régaliens. Le duc d’Anjou tournait toutes ses pensées
vers son expédition de Naples, et le duc de Bourgogne, que les affaires de
France tenaient depuis longtemps éloigné de ses États, sentait que sa
présence était nécessaire dans son comté de Flandre. Aussi fit-on la paix
avec le duc de Bretagne, Jean de Montfort, empressé de se délivrer des
Anglais qu’il avait appelés sous le règne précédent, et qui rentra sous la
suzeraineté du roi de France (1381). Une trêve de six mois fut conclue peu de temps après avec
l’Angleterre. Les princes n’avaient pas encore réglé leurs contestations sur
la régence, que le duc de Berri partait pour le Languedoc. Mais lorsque les
habitants apprirent que l’administration de leur pays était enlevée au comte
de Foix, Gaston Phœbus, que son noble caractère et ses brillantes qualités
avaient rendu cher au peuple, et qu’on les livrait à un prince inepte et
rapace, l’irritation fut au comble. Les états du Languedoc, assemblés à Toulouse,
se rappelant tout ce que les contrées méridionales avaient souffert sous
l’administration du duc d’Anjou, et les intolérables exactions, dans le
Poitou, du gouverneur qu’on leur imposait, décidèrent qu’ils ne recevraient
point le duc de Berri. Ils envoyèrent des députés au roi pour le prier de leur
conserver le comte de Foix, qui avait tant de titres à l'affection de la
province. Charles, dirigé par ses oncles, rejeta avec indignation la requête
de sujets rebelles, et qui avaient osé fournir de l’argent et des hommes au
comte de Foix pour faire la guerre au duc de Berri. Décidé à étouffer cette
révolte par la force, il alla prendre l’oriflamme à Saint-Denis pour marcher
contre Gaston. Mais il ne partit point pour le Languedoc, il en fut empêché
par une nouvelle révolte des Parisiens et par Philippe-le-Hardi, qui voulait
employer contre un autre ennemi la fougue de son neveu. Sur la nouvelle d’une
résistance organisée avec habileté, Jean de Berri rassembla quelques troupes
dans l’Auvergne, le Vêlai et les cantons voisins, entra dans le Languedoc et
fit le siège de Revel. Le brave comte de Foix l’envoya défier sous les murs
de cette ville, et lui offrit la bataille (15 juillet). Les vieilles compagnies du duc
de Berri ne purent résister à l’attaque impétueuse des milices
languedociennes ; elles furent vaincues. Il rallia cependant ses troupes, et
continua la guerre. La province fut cruellement ravagée, et Gaston, qui avait
épuisé toutes ses ressources, ne put chasser le duc. Il prêta bientôt une
oreille favorable à la médiation du pape Clément VII, fit la paix avec son
rival, auquel il céda le gouvernement du Languedoc, et alla jouir du repos
dans son château d’Orthez. Exaspéré par la longue résistance du Midi, le duc
signala sa prise de possession par d’horribles supplices, au lieu de recourir
à une sage douceur. Ainsi, à Nîmes, il fit jeter une soixantaine de bourgeois
de cette ville dans des puits ; à Béziers, il en fit pendre une centaine. Il
excita de nouvelles révoltes par ces sanglantes exécutions et par ses
exactions de tout genre. Dans le Poitou, l’Auvergne et le Limousin, les
paysans prirent les armes, abandonnèrent leurs villages ruinés, et
cherchèrent un asile dans les bois, dans les cavernes et dans les rochers des
Cévennes, d’où leurs bandes sauvages se précipitaient sous le nom de Tuchins,
pour attaquer les châteaux, les brûler et massacrer leurs habitants. Les
supplices seuls purent triompher de cette nouvelle jacquerie, qui entassait
les ruines et faisait naître le désert dans les provinces jadis les plus
fertiles de la France. Cependant
le calme ne s’était pas rétabli dans Paris. Tous les jours éclataient au sein
de cette ville de nouvelles séditions, qui ne ralentissaient point les
efforts du duc d’Anjou pour les subsides. Les notables ou les états convoqués
sept fois dans l’espace d’un an, refusèrent tous les nouveaux sacrifices
qu’on exigeait de la nation, et n’oublièrent pas chaque fois de réclamer le
rétablissement des libertés nationales. Le régent tâcha d’obtenir des états
de chaque province les impôts dont le gouvernement ne pouvait se passer. Le
Languedoc, le Ponthieu, l’Artois, le Boulenois, le comté de Saint-Pol et les
cantons de France les plus exposés aux incursions des Anglais, cédèrent aux
instances qui leur furent faites, et accordèrent une aide ; mais Rouen et
Paris furent intraitables. À cette
époque, en Angleterre, Richard II triomphait avec peine des paysans conduits
par Wat-Tyler, Jacques Straw et John Bail, et excités à l’insurrection par
les funestes opinions de l’hérétique Wicklef, qui devaient se propager d’écho
en écho jusqu’à Luther. Le jeune roi de France allait bientôt passer par les
mêmes épreuves que celui d’Angleterre. En effet, tandis que le flot populaire
commençait à gronder à Paris, Rouen se souleva, et l’on vit couler le sang
dans cette ville au milieu des scènes les plus étranges. Une troupe de gens
de métiers, irrités par une taxe arbitraire que le duc d’Anjou avait essayé
d’établir sur les boissons et sur les draps, proclamèrent roi, par une sorte
de dérision, un marchand mercier, qu’on nommait Le Gras, à cause de son
embonpoint. Ils firent monter ce roi, bon gré, mal gré, sur un chariot, le
conduisirent en triomphe sur la place du Marché, lui présentèrent requête
pour abolir les aides, et l’obligèrent à proscrire par un arrêt les
collecteurs de l’impôt. Aussitôt la populace se répandit dans toutes les
rues, massacra les percepteurs et les gabeleurs, et se partagea leurs biens[2]. Sur le bruit que l’abbaye de
Saint-Ouen jouissait de plusieurs privilèges nuisibles à la ville, elle s’y
porta en poussant d’affreuses vociférations, et abattit la tour qui
l'enfermait les Chartres de l’abbaye, s’en empara et les déchira. Elle
assaillit ensuite le château de Rouen, qu’elle voulait détruire ; mais la
garnison se défendit vaillamment, et la multitude furieuse fut repoussée avec
quelque perte. Quatre
mois s’écoulèrent avant que les princes entreprissent de recourir à la force
pour tirer un châtiment exemplaire de la ville de Rouen. Les ducs d’Anjou et
de Bourgogne y menèrent enfin le roi au milieu d’un grand appareil militaire.
Les rebelles parurent d’abord disposés à la résistance ; mais les plus sages
des bourgeois l’emportèrent, et firent décider que les portes de la ville
seraient ouvertes au roi. Charles VI y fut reçu avec les princes au milieu
d’une morne tristesse. Ils firent aussitôt abattre la porte par laquelle ils
étaient entrés, enlevèrent la cloche du beffroi, et réprimèrent par les
peines les plus sévères la sédition qui avait ensanglanté la ville. Les
principaux auteurs de l’émeute furent mis à mort en présence de la foule
tremblante (février 1382). La joie
du roi et de ses oncles, qui venaient de triompher de la révolte de Rouen,
fut troublée par les nouvelles reçues de la capitale. Le gouvernement, pressé
d’argent, avait ordonné le rétablissement des aides, et les fermes en avaient
été adjugées, au Châtelet, à des enchérisseurs alléchés par l’appât du gain.
Mais la difficulté de trouver quelqu’un qui osât se charger de signifier
cette ordonnance au peuple, l’avait tenue jusque alors mystérieuse. Enfin un
huissier, plus hardi que les autres et largement payé, monte à cheval, se
transporte aux halles, annonce qu’une partie de la vaisselle du roi vient
d’être volée, et qu’une bonne récompense serait accordée à celui qui la
rapporterait. Quand il voit la foule un peu occupée de cette fable, il lance
son cheval au galop, en criant que le lendemain on percevrait l’impôt. Cette
publication, accompagnée des mêmes circonstances, est faite ensuite dans
toutes les rues de Paris. A cette
nouvelle, une rumeur violente se répand dans la capitale. Ici se forment des
attroupements nombreux ; là se tiennent des assemblées secrètes, des conseils
tumultueux, dans lesquels des hommes grossiers, propres à tout oser, se
conjurent par serment à la vie et à la mort pour tuer tous les percepteurs de
l’impôt. Ces hommes ne furent que trop fidèles à leur serment. Le
lendemain, 1er mars, malgré l’aspect sombre et peu rassurant de la ville, les
agents du fisc osèrent se présenter aux halles. L’un d’eux, s’approchant
d’une pauvre vieille qui vendait du cresson, lui demanda l’impôt. La vieille
pousse un cri, et à l’instant le percepteur est terrassé, percé de mille
coups, et son corps foulé aux pieds. Les rues retentissent bientôt de cris
confus et de chants menaçants. De nombreuses bandes de séditieux les
parcourent, armés d’épées, de lances, d’arbalètes, de massues et de haches.
Les officiers et les conseillers du roi, le prévôt et l’évêque de Paris,
épouvantés du caractère que prend l’émeute, quittent secrètement la ville[3]. Le nombre des séditieux va
toujours croissant, et lorsque l’un d’eux jette un cri, les autres y
répondent par mille cris. Dans cette multitude, ceux qui manquent d’armes se
portent à l’Hôtel-de-Ville. Au même instant la porte retentit de coups
effrayants ; bientôt elle est enfoncée, et les rebelles se saisissent de
bâtons de guerre et de maillets de plomb fabriqués jadis par l’ordre de
Charles V. d’où le nom de Maillotins donné à ceux qui s’en servirent. On se
met ensuite à la recherche des collecteurs des aides ; tous ceux qui sont
rencontrés sont massacrés sans pitié, au milieu des hurlements de cette
population furieuse. Beaucoup de ces infortunés, qui, en raison de leurs
fonctions, avaient à redouter la rage des rebelles, fuyaient çà et là, sans
savoir où. Lorsqu’ils étaient saisis, on ne répondait à leurs plaintes et à
leurs prières qu’eu les insultant et en les assommant. Leurs corps,
dépouillés de vêtements, étaient poussés dans un coin, où chaque forcené qui
passait par là leur jetait des pierres ou de la boue, en accompagnant ces
insultes de railleries et de malédictions. Quelques-uns défendent
vigoureusement leur vie, et éprouvent le même sort que les autres. Un de ces
malheureux se réfugie, comme en un asile sacré, dans l’église de
Saint-Jacques-de-l‘Hôpital, au pied du grand autel, et tient étroitement embrassée
la statue de la Vierge Marie ; mais ceux qui l’ont poursuivi sont
impitoyables ; ils l’en arrachent, et ne font pas difficulté d’égorger leur
victime sur les degrés du sanctuaire. Le
pillage suivit les massacres. La foule se rendit aux maisons des victimes de
cette triste journée et au quartier des Juifs. Les uns emportent tout ce
qu’ils trouvent ; les autres brisent les ameublements, en dispersent au loin
les débris, déchirent les lettres et les papiers qui leur tombent sous les
mains, et défoncent les tonneaux après s’être enivrés. L’abbaye de
Saint-Germain-des-Prés, où plusieurs fermiers et receveurs de l’impôt avaient
cherché un asile, fut aussi assaillie. Mais ceux de l’intérieur se
défendirent avec tant de courage, qu’ils forcèrent les assiégeants à se
retirer. De là les séditieux allèrent au grand Châtelet, où étaient renfermés
deux cents prisonniers pour délits et pour dettes. Ils en forcèrent les
portes, et les malfaiteurs s’en échappèrent pêle-mêle avec les débiteurs. Ils
délivrèrent également les prisonniers de l’évêque de Paris, et entre autres
un ancien prévôt royal, Hugues Aubriot, condamné au feu l’année précédente
par l’inquisition, mais dont la peine avait été commuée, sur les instances
des princes, en celle de la prison perpétuelle, et ils le proclamèrent
capitaine de Paris. Après avoir passé la nuit au milieu des festins, où ils
se gorgèrent de viandes et de vin, ils se rendirent, au point du jour, à
l’hôtel de Hugues Aubriot, pour le mettre à leur tête. Peu ambitieux de ce
dangereux honneur, Aubriot avait quitté Paris à la faveur de la nuit, pour
retourner en Bourgogne, son pays natal. Lorsqu’ils apprirent son départ, ils
entrèrent dans une telle fureur, qu’ils voulaient rompre le pont de Charenton
; mais Jean Desmarets les arrêta. Lorsque la populace eut pleinement
satisfait sa colère et sa vengeance, elle réfléchit sur les désordres et les
forfaits qu’elle avait commis. Les bourgeois de Paris, qui étaient innocents
de tous ces excès, et qui s’étaient contentés de veiller sur leurs
propriétés, regardèrent autour d’eux et éprouvèrent un sentiment de terreur
et de découragement, car ils redoutaient la vengeance du duc d’Anjou. À la
nouvelle de cette sédition, le roi et ses oncles abandonnèrent Rouen avec
précipitation, et revinrent s’établir au château de Vincennes. Le conseil
paraissait disposé à tirer une cruelle vengeance de la révolte ; une
députation de l’Université et les anciens de la ville furent chargés d’aller
à Vincennes pour présenter au roi des excuses sur les désordres qui avaient
été commis. Le jeune monarque consentit à pardonner aux habitants de Paris,
excepté aux chefs de la révolte et à ceux qui avaient forcé les prisons. Jean
Desmarets, fort estimé du peuple, malgré son attachement aux intérêts du duc
d’Anjou, et qui, par ses soins et son éloquence, avait arrêté les progrès de
plusieurs émeutes, parcourut les rues de Paris, monté sur une litière, à
cause de ses infirmités, proclamant la clémence du roi. Le prévôt avait déjà
saisi quelques-uns des principaux instigateurs de la révolte pour en faire
justice ; quand il voulut les faire conduire au supplice, le peuple se
souleva de nouveau. Averti de ce tumulte, le conseil du roi ordonna de
différer le châtiment des coupables ; mais, chaque nuit, la Seine reçut dans
ses flots, d’après un ordre secret donné au prévôt, un certain nombre de
prisonniers renfermés dans des sacs de cuir. Cependant
Charles VI n’avait pas encore osé rentrer dans Paris, où régnait une trop
grande agitation. Le 15 avril 1382, afin de procurer quelque argent au duc
d’Anjou, qui voulait partir pour Naples, il convoqua les états généraux à
Compiègne. Quelques négociations furent ouvertes en même temps avec les
habitants de Paris ; mais ces tentatives n’eurent aucun succès. Après la
dissolution des états, les Parisiens ayant refusé de se désarmer, de laisser
entrer le roi en appareil de guerre, de cesser de tendre les chaînes des rues
la nuit, et de tenir ouvertes toutes les portes de la ville, le duc d’Anjou
commença contre eux les hostilités. Par ses ordres, des troupes se
répandirent dans les environs de Paris, pour piller et maltraiter les
habitants et brûler leurs maisons. La famine commença bientôt à tourmenter
les Parisiens, désolés d’ailleurs de voir dévaster leurs propriétés ; ils
conclurent enfin la paix à Saint-Denis. Il fut convenu que le roi accorderait
amnistie générale, et que la ville lui ferait un présent de cent mille francs
(mai
1382). Le calme se
rétablit promptement dans cette immense cité, et le roi put y faire son
entrée au milieu de la joie et des acclamations publiques. Le duc
d’Anjou, qui avait travaillé avec tant de succès à cette paix, ou plutôt à
cette trêve, toucha tout ce qu’il put de la somme qui avait été stipulée. Les
mauvaises nouvelles qu’il avait reçues d’Italie l’été précédent le décidèrent
à partir pour son expédition de Naples. Il prit aussitôt la route du midi,
avec une brillante chevalerie et un train que le Religieux de Saint-Denis
compare à celui de Xerxès. Il emportait avec lui les dépouilles de la France
et les trésors si laborieusement amassés par Charles V pour en expulser les
Anglais[4]. Il fut obligé de faire la
conquête de la Provence, de ce beau pays qui avait retrouvé son indépendance
sous les descendants de saint Louis. Après avoir été reçu dans Avignon par le
pape Clément VII, qui lui donna l’investiture du royaume de Sicile, Pouille
et Calabre, et à la cour duquel il apprit la mort tragique de sa mère
adoptive, il franchit les Alpes, brûlant de se mesurer avec son compétiteur,
Charles de Durazzo. Le
départ du duc d’Anjou laissa le gouvernement de la France au duc de
Bourgogne, qui, en qualité de gendre et d’héritier présomptif du comte de
Flandre, Louis de Male, usa de son pouvoir pour engager le conseil du roi à
intervenir dans la guerre civile de Flandre, et accéléra ainsi de funestes
catastrophes. Les Flamands passaient d’ailleurs pour exciter les Parisiens
par leur exemple, leurs messages et leurs exhortations. Pendant les deux
années que les affaires de France avaient retenu Philippe-le-Hardi, la
Flandre avait été le théâtre des plus graves événements. Des défaites
réitérées et sanglantes, la mort de Jean Hyons, le chef des Chaperons blancs,
n’avaient pu forcer les Flamands à renoncer à leur projet d’anéantir la
noblesse, de chasser leur comte et de se donner un gouvernement populaire.
Les supplices que Louis de Mâle multipliait autour de lui ne pouvaient
triompher de l'effroyable énergie de ses sujets. Il lui fallut assiéger et
prendre Oudenarde, Ypres et beaucoup d’autres villes, les unes après les
autres, et arriver enfin devant Gand, où l’insurrection était pour ainsi dire
permanente. Mais l'approche de l’hiver força bientôt l’armée du comte à lever
le siège. Au printemps de 1381, rendus présomptueux par un léger succès
qu’ils avaient obtenu sur les chevaliers du comte, les Gantois, sous les
ordres de Rasse de Liede-kenke, seigneur de Herzele, de Jean de Lannoi et de
Pierre du Bois, capitaines aussi habiles que braves, osèrent attaquer le gros
de l’armée du comte à Nevelle. Après une résistance désespérée de la part des
rebelles, les troupes de Louis de Mâle furent victorieuses. Basse de
Liedekenke resta sur le champ de bataille. Jean de Lannoi chercha un refuge
dans le clocher de Nevelle, où il fut bientôt environné ; les ennemis,
fatigués de sa défense opiniâtre, livrèrent le monastère aux flammes.
L’infortuné, qui venait d’être témoin du martyre d’une grande partie de ses
compagnons dévorés par le feu, et qui se voyait menacé du même genre de mort,
se mit à crier à ceux qui étaient au bas du clocher : « Rançon ! rançon
! » Il leur montra sa cotte remplie de florins, et les leur offrit. Mais,
loin d’être touchés de son sort, les ennemis l’insultaient par d’amères
ironies, et lui disaient : « Sautez, comme vous en avez tant fait sauter des
nôtres. » Jean de Lannoi, voyant que les flammes le gagnaient, se précipita
par les fenêtres au milieu de ses ennemis. Ceux-ci le reçurent à coups
d’épée, et coupèrent son corps en morceaux, qu’ils jetèrent au feu[5]. Pierre
du Bois, qui jouissait d’un grand crédit à Gand, y ramena les débris de
l’armée ; et pour empêcher les riches bourgeois de se réconcilier avec le
comte, ainsi qu’ils paraissaient le désirer, il résolut de ranimer les forces
de l’insurrection en lui donnant un nouveau chef. Les choses qu’il avait
entendu raconter du fameux Jacques d'Artevelde par son maître Jean Hyons et
par les anciens de la ville, lui firent jeter les yeux sur le fils de ce
grand agitateur d’un peuple turbulent, Philippe, qui, ainsi que Jacques,
avait été patron des brasseurs. Ce Philippe d’Artevelde était alors âgé de
quarante ans, jouissait d’une honnête fortune, et ne prenait aucune part aux
affaires de la ville. C’était, selon le Religieux de Saint-Denis, un homme de
petite taille et d’un caractère peu agréable, mais d’un grand courage, d’un
esprit vif et d’une éloquence facile et abondante. Un
soir, Pierre du Bois vint trouver Philippe d’Artevelde, et lui dit : « Si
vous voulez suivre mon conseil, je vous ferai le plus grand de toute la
Flandre. — Et comment cela ? répondit Philippe. —Nous avons maintenant
très-grand besoin de choisir un souverain capitaine d’un grand renom. Vous
aurez le gouvernement et l’administration de la ville de Gand, vous
ressusciterez en ce pays votre père, Jacques d’Artevelde, qui fut de son
vivant tellement aimé et craint en Flandre. Il m’est facile de vous mettre en
sa place ; mais vous vous gouvernerez par mon conseil jusqu’à ce que vous
vous soyez mis au fait, ce qui ne tardera guère. — Pierre, repartit Philippe,
vous m’offrez là une grande affaire ; je vous crois, et vous promets que si
vous me placez là, je ne ferai rien sans votre conseil. — Ah ça, ajouta Pierre
du Bois, saurez-vous bien être hautain et cruel ? car un homme de la commune,
ainsi que nous sommes, et spécialement pour ce que nous avons à faire, ne
vaudrait rien s’il n’était pas fort redouté pour sa cruauté. Les Flamands
veulent être ainsi menés, et avec eux il ne faudra pas plus tenir compte de
la vie des hommes que de celle des alouettes quand vient la saison d’en
manger. — Je ferai ce qu'il faudra, » dit Artevelde ; et ils se quittèrent
là-dessus[6]. Le
lendemain, Pierre du Bois proposa ce choix à l’assemblée, qui le reçut avec
des acclamations unanimes ; et Philippe d’Artevelde, élu souverain capitaine
de Gand, fut conduit sur la place du Grand-Marché, où il trouva rassemblés
tous les syndics des métiers. Il prêta serment, et reçut celui du maire et
des échevins. Pierre
du Bois avait jugé avec intelligence ; Jacques d’Artevelde ressuscita dans
son fils. Par sa douceur et sa sagesse, par l’affabilité avec laquelle il
recevait tous ceux qui avaient affaire à lui, Philippe se concilia
promptement la faveur du peuple. Docile aux conseils de Pierre du Bois, il
saisit avec autant d’énergie que d’habileté les rênes du pouvoir. Philippe et
Pierre du Bois tuèrent sur la place, à coups de poignard, Ghisbrecht et Simon
Bèthe, qui avaient osé traiter avec les gens du comte au parlement
d’Harlebecque, et firent trancher la tête à dix autres bourgeois, leurs
collègues, dont plusieurs avaient autrefois pris part au meurtre de Jacques
d’Artevelde. Pour rétablir l’ordre à l’intérieur, le souverain capitaine
promulgua des lois sévères, se choisit quatre lieutenants, au nombre desquels
figurait Pierre du Bois, et confia le commandement d’un corps de 3.000 hommes
d’élite à Frank Ackerman, pour aller à la recherche des vivres. Louis
de Mâle, plus outré que jamais, vint mettre de nouveau le siège devant la
ville, la bloqua presque de tous côtés, dans un rayon de plusieurs lieues,
par le moyen des garnisons féodales, qui lui étaient entièrement dévouées.
Bientôt les vivres commencèrent à manquer ; les greniers étaient vides, on
avait même forcé ceux des abbayes. La détresse devint extrême dans cette
grande ville, malgré un convoi de six cents chariots de blé que Frank
Ackerman, suivi de 12.000 hommes, avait conduit heureusement de Liège à G
and. Hommes, femmes et enfants, tout hâves et tout jaunis par la faim,
exténués de misère, demandaient la paix, quoi qu’il en prit coûter. Les
princes des Pays-Bas s’interposèrent vainement alors comme médiateurs, le
comte résista à toutes leurs instances et aux supplications de la ville de
Gand. Artevelde et ses amis, touchés des maux de leurs concitoyens,
désiraient sincèrement la paix et consentaient à se dévouer pour leur salut.
Ils demandaient seulement la vie sauve, et offraient aux gens du comte de
s’en aller en perpétuel exil. Mais Louis de Mâle, peu disposé à pardonner, ne
voulut leur accorder d’autre capitulation que tous les Gantois, depuis quinze
ans jusqu’à soixante, ne vinssent pieds nus, en chemise et la corde au cou, à
moitié chemin de Gand à Bruges, se livrer à sa discrétion. A cette nouvelle,
des cris de désespoir retentirent dans la ville ; mais lorsque le premier
trouble fut un peu apaisé, Artevelde ranima les cœurs par ses discours, et tous
les Gantois se résolurent à mourir en combattant. Il choisit 5.000 hommes des
mieux équipés et des plus déterminés de chaque paroisse. Ils sortirent de
Gand sous les ordres d’Artevelde, pour surprendre le comte à Bruges, après
avoir reçu les tristes adieux de ceux qui restaient. Ils étaient suivis de
deux cents chariots chargés de bombardes, de canons, de coulevrines, et de
cinq chariots portant des pains et deux tonneaux de vin. Les
Gantois arrivèrent sous les murs de Bruges, près du bois de Beverholt, le 3
mai, jour où l’on célébrait la fête du sang de Notre-Seigneur par de magnifiques
processions, qui avaient attiré à Bruges une foule immense venue de toute la
Flandre. Ils se retranchèrent derrière leurs chariots, après avoir été
excités par un discours éloquent de leur souverain capitaine. Puis, se
sentant pleins de courage, ils attaquèrent aux cris de « Gand ! Gand ! » le
comte, qui avait réuni 40.000 hommes sous ses bannières. Enfoncées du premier
choc, les milices de Bruges abandonnèrent leurs armes et se dispersèrent. Les
chevaliers du comte ne purent même pas essayer de rallier ces lâches
combattants, qui la veille étaient si présomptueux, et furent entraînés par
la déroute. Les Gantois, s’avançant en bataillon épais, piques baissées,
répandaient partout l’épouvante et la mort. Le comte de Flandre lui-même fut
renversé de cheval, et courut le plus grand danger. Les Gantois, attachés
avec ardeur à la poursuite des fuyards, entrèrent avec eux dans la ville, au
commencement de la nuit, au milieu d’un affreux désordre que la pompe des
processions augmentait encore. Le comte faillit être pris par Artevelde sur
la place du Marché, où il avait espéré réunir ses chevaliers pour repousser
l’ennemi. Il n’échappa qu’en faisant éteindre les lanternes. Il erra de rue
en rue pendant la nuit, déguisé sous la pauvre houppelande d’un de ses
valets, tandis que les soldats d'Artevelde poursuivaient ses partisans et
massacraient tous ceux qui leur tombaient entre les mains. La moitié delà
nuit était déjà écoulée, et il avait échappé à de nombreux dangers, lorsqu’il
se trouva dans une rue étroite et d’une obscurité profonde, devant la maison
d’une pauvre femme, qui ne se composait que d’une salle basse et d’une
soupente à laquelle conduisait une mauvaise échelle. Le comte se jette tout
tremblant dans cette misérable demeure, et s’adressant à la femme saisie de
crainte : « Femme, lui dit-il, sauve-moi ; je suis ton seigneur le comte de
Flandre ; les ennemis me poursuivent ; cache-moi, et ce service ne restera
pas sans récompense. » La pauvre femme le reconnut, car plusieurs fois elle
avait reçu l’aumône à la porte de son palais ; plusieurs fois elle l’avait vu
entrer et sortir. « Sire, lui répond cette femme, montez vite à cette
échelle, et cachez-vous dans le grabat où reposent mes enfants. « Sans lui
parler davantage, elle se met à jouer auprès du feu avec un de ses enfants.
Aussitôt le comte de monter à la soupente et de se blottir entre la paillasse
et le lit de plume. Il était temps ; les routiers de Gand entraient dans la
cabane. « Femme, où est l’homme que nous avons vu entrer ici et fermer la porte
sur lui ? — Par ma foi, je n’ai vu de cette nuit homme entrer en mon logis ;
c’était moi qui rentrais ; vous voyez ma demeure ; voici mon lit, là donnent
mes enfants ; cherchez. « L’un d’eux prit une chandelle, monta l’échelle et
ne vit dans la soupente que les enfants reposant sur le grabat. « Allons,
allons, dit-il à ses compagnons, après avoir regardé partout ; nous perdrons
le plus pour le moins. La pauvre femme dit vrai, il n’y a qu’elle et ses
enfants dans cette maison[7]. » A ces paroles, ils se retirèrent.
Le comte parvint ensuite à s’échapper de la ville, et s’enfuit à Lille avec
les débris de sa noblesse. Pendant
ce temps le parti populaire de Bruges guidait les Gantois au carnage ; des
corporations qui avaient toujours tenu le parti du comte furent anéanties ;
le magnifique château de Mâle, situé à une demi-lieue de la ville, fut
saccagé, et les richesses qu’il renfermait furent dévolues à Philippe
d’Artevelde. Cette bataille livra, pour ainsi dire, la Flandre aux Gantois,
car presque toutes les villes se soumirent à Philippe d’Artevelde, qui
s’empressa de faire reconnaître son autorité dans toute la comté. Partout,
dans les villes alliées on lui rendit les honneurs dus à un comte de Flandre.
Les Gantois, qui lui devaient leur salut, le reçurent avec toutes les
démonstrations de la joie la plus vive, comme un père, comme un sauveur
envoyé du Ciel. Il prit alors le titre de régent de Flandre, affecta le faste
et les manières des plus grands seigneurs féodaux. La
bataille de Beverholt fut célébrée comme une brillante victoire à Louvain, à
Bruxelles, dans tout le Brabant, à Liège et dans tout le Hainaut, et la
bruyante joie des Gantois trouva de l’écho à Rouen, à Paris, et dans
plusieurs autres communes de l’intérieur de la France. Mais la noblesse française
ne considérait qu’avec indignation et terreur les périls auxquels
l’exposaient les succès des Flamands rebelles. On savait combien il importait
d’abattre l’orgueil de ces Gantois, avec lesquels les séditieux de Paris se
mettaient en relation. Il fallait détourner le danger dont la puissance de
Gand menaçait toute la noblesse, mettre un terme à cette révolte universelle
des peuples et terrasser la rébellion dans son centre : c’était à Gand qu’il
fallait triompher de Paris. D’ailleurs le comte de Flandre, qui était venu
trouver son gendre à Bapaume, et les seigneurs de ce pays imploraient le
secours de la France. Le duc de Bourgogne, que cette guerre regardait plus
que tout autre, en conféra d’abord avec le duc de Berri, et fit valoir auprès
du roi, sur l’esprit duquel il exerçait la plus grande influence, l’insulte
que les rebelles de Gand venaient de faire à la couronne de France. Les
oncles du roi convoquèrent à Compiègne une assemblée des principaux seigneurs
du royaume, dans laquelle il n’y eut pas longue délibération : avide de
monter à cheval et de porter une lance, le roi ne rêvait que la guerre contre
les sujets révoltés de son vassal. Elle fut résolue, et la ville d’Arras fut
désignée comme le rendez-vous général des troupes qui devaient marcher contre
la Flandre. Le
bruit des résolutions hostiles du conseil de France arriva bientôt jusqu’à
Philippe d'Artevelde ; celui-ci essaya de détourner l’orage qui menaçait son
pays, par des lettres soumises et respectueuses. Ces lettres furent lues dans
le conseil, qui n’en fit que rire ; et le messager fut jeté en prison. C’est
en vain que Philippe implora le secours de l’Angleterre ; la noblesse
anglaise n’était pas disposée à soutenir les communes de Flandre contre la
noblesse de France. Pendant ce temps-là, les barons, les chevaliers et les
écuyers arrivaient en foule à Arras, et l’armée royale réunit jusqu’à 10.000
lances, sans compter l’infanterie et la cavalerie légère. Vers la fin
d’octobre 1382, le roi alla prendre l’oriflamme à Saint-Denis, comme dans les
guerres contre les infidèles ; et cette bannière fut confiée à Pierre
Villiers, maître de sa maison. Quelques jours après, le duc de Bourgogne
rassembla les principaux bourgeois de Paris, et les harangua pour les engager
à l’obéissance et à la fidélité pendant l’absence du roi, et partit ensuite
pour l’armée avec son neveu, qui brûlait de voir l’ennemi. Ce fut
dans la ville d’Arras que le roi trouva le comte de Flandre, auprès duquel
s’était rassemblée la noblesse flamande avec une partie de la haute
bourgeoisie. L’armée s’ébranla dans les derniers jours d’octobre, et se
dirigea sur la Flandre. La mer, l’Escaut et la Lys entouraient le pays
ennemi. Il s’agissait pour les Français de passer ce dernier cours d’eau,
mais tous les ponts avaient été rompus par ordre d’Artevelde, à l’exception
de ceux de Warneton et de Comines, dont la garde était confiée à de nombreux
corps de troupes aux ordres de Pierre du Bois et de Pierre Winter.
L’avant-garde, forte de 6.000 hommes d’élite, commandés par le connétable
Olivier de Clisson et par les deux maréchaux de France, se porta sur Comines.
Pierre du Bois avait donné l’ordre de rompre le pont. Le connétable se trouva
dans un grand embarras ; car quel moyen de rétablir le pont en présence
d’ennemis nombreux et déterminés ? Et partout la rivière était profonde. Mais
quelques seigneurs, qui avaient une connaissance exacte du pays, triomphèrent
de tous les obstacles. Ils firent transporter de Lille trois petites barques
et établirent un passage entre Comines et Werwick, dans un endroit où les
bords de la rivière étaient assez couverts, et que les Flamands, qui
croyaient impossible toute attaque de ce côté, ne faisaient point garder.
Pendant que le connétable, à la tête de ses arbalétriers, dirigeait une
fausse attaque sur le pont de Comines, les barques transportaient sur l’autre
rive de la Lys plus de 400 barons et gentilshommes français et bretons. Le
lendemain, au point du jour, Pierre du Bois attaqua vigoureusement cette petite
troupe, la fleur de l’armée ; mais elle soutint le choc avec avantage. Pierre
du Bois, qui combattait vaillamment dans les premiers rangs, tomba atteint
d’une blessure dangereuse, et le désordre se mit aussitôt parmi ses soldats,
dont un grand nombre resta sur le champ de bataille. Le connétable, saisissant
l’occasion favorable, faisait achever le pont, afin de porter secours à ses
gens. Comines, évacuée par les Flamands, est saccagée, et plus de 4.000
personnes y sont massacrées. Menin, Werwick et Warneton, livrées à la
dévastation, n’offrent bientôt plus que des ruines. Après ces terribles
exécutions, la terreur marche devant les Français ; les Flamands voient leurs
espérances et leur orgueil abattus. Ypres égorge Pierre Vauclair, le
capitaine que lui avait donné Artevelde et qui conseillait la résistance ;
elle se rend sans combat, et consent à payer au roi 40.000 francs pour les
frais de la guerre. L’exemple donné par Ypres fut bientôt suivi par toutes
les villes delà West-Flandre : Cassel, Bergues, Bourbourg, Gravelines,
Poperingues, Funes, Dunkerque et Thouroult ouvrirent leurs portes aux
Français, et tous les lieutenants d’Artevelde, qui leur furent livrés, furent
décapités sur le mont d’Ypres. Le comte de Flandre était étranger à tout cela
; souvent il n’était pas admis au conseil, et souvent l’armée française, qui
redoutait quelque trahison, témoignait aux nobles flamands une défiance
injurieuse. Le roi
n’avait pas encore quitté le mont d’Ypres, lorsqu’il reçut des nouvelles
alarmantes de l’intérieur de la France. Les Parisiens s’étaient révoltés, et
avaient projeté de détruire les châteaux de Beauté et du Louvre et toutes les
maisons fortes des environs de leur ville, qu’ils regardaient comme autant
d’asiles de la tyrannie. Ce dessein eût été exécuté sans Nicolas le Flamand,
riche marchand drapier, qui leur conseilla de différer jusqu’à ce qu’ils
eussent appris comment tourneraient les affaires du roi en Flandre, et celle
des Gantois, que l’on espérait voir réussir. « Alors il sera temps d’agir,
leur dit-il ; ne faisons pas actuellement des choses dont nous pourrions nous
repentir. » Ce conseil fut suivi ; mais en attendant, les Parisiens se tenaient
pourvus de toutes choses, et surtout de bonnes et de riches armures, comme
les grands seigneurs. Plus de 30.000 d’entre eux se trouvaient armés de pied
en cap ; ils avaient un pareil nombre de maillets ; nuit et jour ils
faisaient fabriquer des casques, et achetaient harnais de toute espèce ce
qu’on les voulait vendre. Cet exemple se propageait comme un effroyable
incendie. A Reims, à Châlons en Champagne, sur la rivière de Marne, aussi
bien qu’à Orléans, à Blois et à Rouen, les vilains prenaient les armes et
menaçaient les nobles, les dames et les enfants qui étaient demeurés derrière[8]. C’est
aussi pendant le séjour du roi au mont d’Ypres, que furent ouverts de grands
marchés où l’on mettait en vente le butin. Les gens de Lille, de Douai et de
Tournai, venaient y acheter au plus vil prix les plus beaux draps des villes
manufacturières. D’autres gens d’armes, et surtout les Bretons, qui avaient
mieux le temps d’attendre, emballaient et chargeaient sur des chevaux et sur
des chariots les draps, les toiles, les coutils, l’or, l’argent, la riche
vaisselle, et envoyaient tout cela en France avec l’escorte de leurs valets. Les
habitants de Bruges, apprenant la soumission d’Ypres et de toutes les villes
dont nous avons parlé, auraient bien voulu se rendre ; mais un grand nombre
des leurs avaient accompagné Philippe d’Artevelde au siège d'Oudenarde ; ils
avaient donné des otages aux Gantois ; ils étaient d’ailleurs encouragés et
contenus par Pierre le Mitre et par Pierre du Bois qui s’y était fait
transporter après sa blessure. Ces deux capitaines les engageaient à ne pas
craindre la puissance des Français ; leur racontaient comment les forces de
Philippe-le-Bel étaient venues se briser à Courtrai ; comment elles n’avaient
pu soutenir les belliqueux efforts de leurs ancêtres. Pendant ce temps-là le
souverain capitaine de Gand commettait la faute d’abandonner son camp
d’Oudenarde, où ses ennemis, à cause de la difficulté des chemins, ne
pouvaient arriver jusqu’à lui sans s’exposer aux plus grands dangers.
Laissant donc un corps nombreux sous les murs d’Oudenarde pour en continuer
le siège, il courait de cette ville à Gand, et, plein d’une présomption que
sa dernière victoire ne faisait qu’augmenter, il se préparait à combattre les
Français ; 50.000 hommes bien armés et remplis de courage se réunirent sous
ses bannières, et aussitôt il marcha vers l’armée royale, qui était sortie
d’Ypres et s’était arrêtée à Roosebeke, entre cette dernière ville et
Courtrai. Il vint camper à une lieue de distance des Français, et de part et
d’autre on se prépara au combat. La veille au soir, d’Artevelde tint ce
discours à ses capitaines, qu’il avait réunis à souper : « Mes compagnons,
demain, je l’espère, nous aurons rude besogne, car le roi de France, qui a
grand désir de nous combattre, est là, à Roosebeke. Conduisez-vous tous
loyalement ; ne vous alarmez point ; nous combattrons pour la défense de
l’indépendance et des privilèges de la Flandre. Exhortez vos gens à bien
faire ; que vos sages dispositions nous procurent la victoire. Demain, à la
grâce de Dieu, nous ne trouverons aucun seigneur qui ose se mesurer contre
nous, si ce n’est pour rester sur le champ de bataille. Nous en aurons plus
d’honneur que si les Anglais nous eussent secourus : s’ils fussent venus, ils
nous auraient dérobé la gloire de la journée. Le roi de France est entouré de
toute la fleur de son royaume, car il n’a rien laissé derrière lui. Or, dites
à vos gens de tout tuer et de ne faire nulle merci ; c’est ainsi que nous
aurons la paix. Je veux qu’on ne fasse aucun prisonnier, si ce n’est le roi
de France : c’est un enfant, on doit lui pardonner ; il ne sait ce qu’il fait
et va où on le conduit. Nous l’emmènerons à Gand, apprendre à parler flamand
; mais quant aux ducs, comtes et autres gens d’armes, tuez-les tous ; les
communes de France ne nous en sauront pas mauvais gré, car elles voudraient,
j’en suis assuré, que nul d’eux ne retournât en France. » Les
compagnons d’Artevelde applaudirent à ces paroles, qui s’accordaient avec
leurs sentiments, et lui répondirent tout d’une voix : « Vous dites bien, et
ainsi sera fait. » Ils prirent alors congé de leur chef et se retirèrent pour
instruire leurs soldats de la volonté d’Artevelde ; — ce dernier rentra aussi
dans sa tente. Depuis quelque temps le silence régnait dans le camp, lorsque,
bien avant dans la nuit, les sentinelles crurent entendre un grand bruit vers
le mont d’Or, colline entre leur camp et Roosebeke. Les capitaines y
envoyèrent quelques hommes pour découvrir ce que ce pouvait être, et si ce
n’était point les Français qui voulaient profiter des ténèbres pour attaquer
le camp. Ils revinrent bientôt, rapportant qu’ils étaient allés jusqu’à
l’endroit d’où le bruit venait, et qu’ils n’y avaient rien trouvé. Toutefois
ce bruit se faisait encore entendre, et il semblait à quelques-uns que les
ennemis étaient sur le mont, à une lieue d’eux. Une femme qui était dans le
camp le crut aussi. On rapportait que, ne pouvant trouver le sommeil, cette
femme sortit à l’heure de minuit environ, pendant qu'Artevelde dormait, pour
regarder le ciel et les étoiles. Elle aperçut du côté de Roosebeke, en
plusieurs endroits du ciel, les flammes et la fumée des feux que les Français
avaient allumés dans leur camp ; en même temps elle prête l’oreille, et il
lui semble entendre, sur la colline qui séparait les deux armées, un grand
bruit d’armes et le cri de guerre des Français : « Mont-Joye et Saint-Denis.
» Saisie de frayeur, elle rentre dans la tente d'Artevelde et l’éveille. «
Levez-vous, s’écria-t-elle, levez-vous, seigneur, prenez vos armes, car je
viens d’entendre de grands cris sur le mont d'Or ; et je crois que ce sont
les Français qui vous viennent assaillir. » A ces paroles, Artevelde se leva,
passa en hâte une robe, prit sa hache et sortit de sa tente. Il crut entendre
le même bruit, et fit sonner la trompette. Les Flamands, éveillés, coururent
à la tente d’Artevelde pour prendre ses ordres. Il demanda si l’on avait entendu
du bruit sur la colline. Plusieurs capitaines lui répondirent que oui, et
qu’ils y avaient déjà envoyé des hommes pour savoir ce que ce pouvait être,
et qu’ils n’y avaient rien trouvé ; que, n’ayant vu aucune apparence de
mouvement, ils n’avaient pas voulu réveiller l’armée. Philippe fut étonné, et
quelques-uns dirent que c’étaient les démons sortis des enfers qui faisaient
entendre leurs hurlements au milieu des ombres de la nuit, et qui couraient
sur le lieu du combat, réclamant déjà leur proie. Cette circonstance
merveilleuse jeta le trouble dans l’âme des flamands ; leur assurance
diminua, et dès lors ils craignirent quelque trahison et quelque surprise[9]. Tandis
que ces choses se passaient dans le camp ennemi, Charles VI avait autour de
lui à souper les princes ses oncles, le comte de Flandre, le connétable, et
une foule de preux chevaliers venus de F rance, de Flandre, d'Allemagne et de
plusieurs autres pays, et qui attendaient avec impatience le moment de se
mesurer avec les Gantois. Là était réglé l’ordre de bataille pour le
lendemain, et huit chevaliers des plus braves et des plus renommés étaient
chargés d’entourer, et de ne pas quitter un seul instant, pendant le combat,
le jeune roi, que les gens sages blâmaient le duc de Bourgogne d’avoir
conduit à cette guerre hasardeuse. Le
lendemain, une heure avant le jour, les flamands prirent les armes ; la terre
était froide et humide sous leurs pieds ; un épais brouillard enveloppait les
deux camps. Ennuyés d’attendre l’ennemi, les soldats d’Artevelde demandèrent
à grands cris à marcher à la rencontre de l’armée royale. Artevelde, cédant à
ces clameurs, commit encore la faute de quitter la position avantageuse qu’il
avait choisie entre un large fossé assez nouvellement relevé, un bosquet et
des fourrés de ronces et de genêts qui formaient de tous côtés pour ses gens
un rempart naturel. Plusieurs chevaliers français, envoyés à la découverte,
rencontrèrent cette armée qui se dirigeait sur la colline. Chaque ville avait
sa bannière, et ses hommes étaient habillés de sa livrée, afin que Ton pût
distinguer les milices des bonnes villes et châtellenies. Le souverain
capitaine était à la tête de ses fidèles Gantois, qui, au nombre de 9.000,
occupaient les premiers rangs. Après eux venaient ceux de la châtellenie
d’Alos et de Grantmont, ceux de la châtellenie de Courtrai, puis les milices
de Bruges, du Dan et de l’Écluse, et celles du Franc. La plus grande partie
de ces soldats étaient armés de piques, de maillets, de chapeaux de fer, de
hoquetons, de gants de cuir de baleine. Ils avançaient les rangs serrés, les
bras entrelacés, comme ils avaient fait à ce combat de Bruges qui avait si
fort relevé leurs espérances. Près d’Artevelde marchait son page, conduisant
un magnifique cheval qui valait bien cinq cents florins, et que le régent de
Flandre devait monter pour s’élancer le premier à la poursuite des Français
dans leur déroute, pour parcourir les rangs de ses soldats, et leur ordonner
de ne point faire de prisonniers. Du côté
des Français, le connétable de Clisson avait déjà tout réglé et ordonné pour
le plus grand honneur du roi et de ses gens. Les préparatifs du combat eurent
une solennité inaccoutumée. Le roi et les seigneurs assistèrent à la messe,
prièrent le Dieu des batailles de bénir leurs armes, et conférèrent l’ordre
de chevalerie à quatre cent soixante-sept jeunes nobles qui levèrent bannière
pour la première fois. Bientôt après, dociles à l’ordre qui leur était donné,
les gens d’armes mirent pied à terre ; le roi demeura seul à cheval avec son
jeune frère et les huit chevaliers auxquels on avait confié la garde de sa
personne. Parmi eux on comptait le Bègue de Villaines, le seigneur de
Pommiers, le vicomte d'Acy, messire Guy-le-Baveux et Enguerrand Hubin. L’oriflamme,
que portait Pierre de Villiers, fut ensuite déployée. A peine cette antique et
mystérieuse bannière de la royauté eut-elle été développée, que le brouillard
épais du matin se dissipa, et que le soleil, caché depuis plusieurs jours,
brilla d’un vif éclat sur l’armée entière, ce que les Français attribuèrent à
la vertu miraculeuse de l’oriflamme, qu’ils croyaient descendue du ciel,
comme la sainte ampoule. Quelques-uns
d’entre eux virent aussi dans ce moment une colombe blanche voler au-dessus
du roi et se reposer ensuite sur l’une de ses bannières. C’était donc avec le
courage et la confiance que leur inspiraient ces présages, qu’ils regardaient
comme heureux, que nos vaillants soldats quittaient Roosebeke ; ils
marchaient fièrement au combat et portaient déjà la victoire dans leurs yeux. Pour
recevoir le choc des Flamands, qui se présentaient en une seule masse serrée,
sans ailes ni réserve, comme à la journée de Beverholt, le connétable avait
déployé le principal corps de bataille, où étaient le roi et ses oncles, et
disposé les ailes de l’armée française de manière à pouvoir les développer.
Ce premier choc fut irrésistible. Ils allaient droit devant eux, sans tourner
la tête, descendant la colline comme un sanglier furieux, et les rangs
tellement serrés, qu’il était impossible de les ouvrir ou de les rompre. Le
centre de l’armée royale fut d’abord ébranlé, et aussitôt une anxiété extrême
s’empara de ceux qui veillaient sur les jours du roi. Dans ce moment, le sire
d’Albarvin, banneret, Morelet de Harvin et Jacques Doré furent tués par une
décharge de l’artillerie ; plusieurs autres trouvèrent leur dernier jour
après avoir laissé de cruelles blessures à un plus grand nombre d’ennemis.
Mais le cri de « Notre-Dame, Mont-Joye, Saint-Denis ! » poussé par un
intrépide chevalier, retentit bientôt dans tous les rangs ; et les Français,
animés d’un nouveau courage, pressèrent vivement les Flamands à droite et à
gauche, et parvinrent à les envelopper sur leurs flancs. Le désordre ne tarda
pas alors à se mettre parmi eux. Artevelde combattait vaillamment, lorsqu’il fut
percé de plusieurs coups de lance. Ses compagnons, l’ayant vu tomber dans un
fossé, volèrent à sa défense ; mais ils ne lui firent pas longtemps un
rempart de leurs corps ; abattus sur lui, ils l’étouffèrent de leur poids. À
cet instant le page d'Artevelde prit la fuite sur son cheval, abandonna son
maître qu’il ne pouvait plus secourir, et tourna vers Courtrai, pour de là se
rendre à Gand. Alors
on se précipita de toutes parts sur les Flamands avec une égale furie. On
n’entendait que le cliquetis des épées, des haches, des maillets plombés et
des maillets de fer qui frappaient sur les casques. Le massacre fut horrible
; on ne fit pas un seul prisonnier. Environ vingt-cinq mille hommes des
communes de Flandre trouvèrent la mort sur le champ de bataille. Aucun
Gantois, au milieu de la déroute, qui fut complète, n’avait pris la fuite ;
tous, au nombre de neuf mille, avaient été frappés par devant, et leurs
cadavres gisaient en un seul monceau. Du côté des Français la perte ne fut
pas grande[10]. (27 novembre 1382.) Le
lendemain de cette mémorable bataille de Roosebeke, qui sauva toute la
noblesse du sort cruel qui la menaçait, le roi ordonna qu’on lui amenât
Artevelde mort ou vif. Une récompense de cent francs fut promise à celui qui
le trouverait. Et les valets de se répandre aussitôt sur le champ du carnage
et de chercher en vain au milieu des morts. Mais un capitaine flamand, blessé
non loin du lieu où Philippe Artevelde était tombé, se fit porter dans
l’endroit où étaient entassés les cadavres, reconnut le corps de son chef
parmi un monceau de Gantois qui avaient trouvé la mort en le défendant, et se
jeta sur lui en versant des larmes. Le roi et sa suite regardèrent le visage
de ce fameux régent de la Flandre, qui conservait encore dans ses traits la
fierté qu’il avait eue de son vivant. Charles VI le fit ensuite pendre à un
arbre. Les Français, en poursuivant les fuyards, arrivèrent jusqu’à Courtrai,
qu’ils trouvèrent sans défense. Ils y entrèrent, et se sentirent animés d’un
grand désir de vengeance contre cette ville, qui depuis la défaite de
Philippe-le-Bel gardait cinq cents paires d’éperons dorés dans l’église de
Notre-Dame, où chaque année elle célébrait l’anniversaire de sa victoire. Le
roi voulut la châtier de son orgueil, malgré les supplications du comte de
Flandre ; et en la quittant il la livra au pillage et aux flammes. Tous ceux
des habitants qui n’avaient pas cherché un asile à Gand furent massacrés, ou
emmenés comme en servitude jusqu’à ce qu’une riche rançon pût les délivrer. La
défaite de Roosebeke avait répandu un si grand trouble et une si grande
consternation dans la Flandre, que le pays était frappé au cœur si le roi et
les princes eussent aussitôt marché sur Gand, le foyer de la révolte. Mais le
pillage auquel se livra l’armée lui donna le temps de se remettre de sa
frayeur. Le camp laissé devant Oudenarde par Artevelde abandonna le siège en
désordre. Les habitants de Bruges croyaient voir arriver à chaque instant
l’heure de leur destruction ; craignant la rapacité des Bretons, ils avaient envoyé
en Hollande et en Zélande tout ce qu’ils avaient de plus précieux ; et
lorsque les Français y entrèrent, ils ne purent trouver une seule cuiller
d’argent dans tous les hôtels de cette ville. Bruges se mit en l’obéissance
directe du roi, et obtint son pardon moyennant 120.000 francs de rançon. Gand
était tellement consterné du désastre de Roosebeke, où la fleur de ses
citoyens avait trouvé la mort, que pendant trois jours ses portes demeurèrent
ouvertes, et ses murs sans gardiens. Mais Pierre du Bois, qui se fit
transporter de Bruges à Gand en litière, rendit aux habitants, par son
exemple et par ses discours, toute leur énergie. Les Gantois entamèrent
cependant avec le roi des négociations, qu’ils ne tardèrent pas à rompre, en
voyant l’impossibilité où se trouvait l’armée française d’entreprendre le
siège de leur ville, à cause de la saison froide et pluvieuse, du débordement
des canaux et des rivières, et des routes fangeuses du pays. Le roi,
animé par ses premiers succès, voulait pousser la guerre ; mais le conseil
décida qu’on laisserait de fortes garnisons dans les villes soumises, et
qu’on retournerait en France. Après avoir passé les fêtes de Noël à Tournai
et congédié les milices des provinces méridionales, le roi et ses oncles
reprirent la route de France avec les Bretons et les Normands, qu’ils avaient
retenus auprès d’eux sous les drapeaux. Le connétable et les maréchaux
sauvèrent Arras du pillage des Bretons, en leur promettant qu’à Paris ils
recevraient l’arriéré de leur solde. Lorsqu’ils furent arrivés à Senlis, ils
cantonnèrent l’armée dans les environs de cette ville, croyant qu’ils
devaient s’entourer de toutes les précautions nécessaires pour entrer à
Paris, dont ils ne connaissaient pas les dispositions. Le roi s’était avancé
jusqu’au Bourget, lorsque les Parisiens, pour le mieux fêter et pour lui
faire voir la grande puissance de sa capitale, sortirent au nombre de 20.000
hommes bien armés, et se mirent en bataille devant Saint-Lazare, sous
Montmartre. La cour fut alarmée de l’étalage de cette pompe militaire, et le
connétable, accompagné de quelques seigneurs, se rendit auprès d’eux, et les
engagea à rentrer paisiblement dans leurs foyers et à quitter leurs armures. Arrivé
à Saint-Denis, le roi déposa, tête nue et sans ceinture, entre les mains de
l’abbé, l’oriflamme qu’il en avait reçue. Il rendit de solennelles actions de
grâces au patron du royaume pour la victoire signalée qu’il venait de
remporter sur les Flamands, et fit de riches présents à son église (10 janvier
1383). Le prévôt des
marchands et les principaux habitants de Paris vinrent trouver le roi à
l’insu du menu peuple, l’assurèrent que cette ville jouissait du plus grand
calme, et qu’il pouvait y entrer en toute sécurité. Le 11 janvier au matin,
les princes et le jeune roi partirent de Saint-Denis, suivis de trois corps
d’armée. Le premier était commandé par le connétable et le maréchal de
Sancerre. A la tête du second était le roi, escorté de tous ses parents ; lui
seul était à cheval. Il s’avançait majestueux et imposant, la lance sur la
cuisse. A cette nouvelle le prévôt des marchands et les échevins accoururent
au-devant d’eux, et déposèrent respectueusement aux pieds du roi les présents
d’usage et les clefs de la ville. Mais le roi, bien préparé au rôle qu’il
devait jouer, rejeta les offrandes de ces magistrats, et passa outre sans
vouloir les entendre. Les gens d’armes que commandait le connétable, dociles
aux ordres qu’ils avaient reçus, commencèrent par jeter bas les barrières,
arrachèrent ensuite les portes de leurs gonds, et les renversèrent sur le
chemin du roi, qui passa dessus avec tout son cortège, comme pour fouler aux
pieds l’orgueil des bourgeois[11]. L’armée conduisit ensuite le
roi à Notre-Dame, où il fit sa prière, et de là au palais. De nombreuses
troupes occupaient les rues, les places, les postes les plus importants de
Paris ; elles y établissaient des corps de garde, elles se logeaient militairement
chez le bourgeois. Le pillage fut cependant défendu sous les peines les plus
sévères. Bientôt
commencent les vengeances : trois cents des plus riches bourgeois sont saisis
et traînés dans les prisons. Le lundi qui suivit la rentrée du roi, deux des
prisonniers, l’un orfèvre, l’autre marchand de draps, furent pendus
publiquement. La femme du premier, quoique enceinte, se précipita par la
fenêtre, se brisa la tête sur le pavé et mourut. Ces premières exécutions
augmentèrent encore la terreur qui régnait dans la ville. On enleva ensuite
et l’on transporta au château de Vincennes toutes les chaînes des rues ; on
ordonna sous peine de mort à tous les bourgeois de rapporter leurs armes et
leurs maillets au palais ou au château du Louvre. Pour serrer entre deux
forts la ville désarmée, on bâtit une grosse tour sur le bord de la Seine, et
l’on fit démolir la vieille porte Saint-Antoine ; les matériaux furent
employés à l’achèvement de la Bastille, commencée sous le règne de Charles V. La
vieille duchesse d’Orléans, fille de Charles-le-Bel et belle-sœur du roi
Jean, arrivée à Paris, dans le dessein d’apaiser le courroux du roi, ou
plutôt de ses oncles, le supplia de pardonner à sa bonne ville de Paris. Le
recteur de l’Université, accompagné de tous les docteurs les plus célèbres de
l’époque, se présenta aussi devant le roi, et prononça une harangue touchante
sur les avantages de la clémence des souverains. Mais la réponse du duc de
Berri ne laissa pas d’espoir à ceux qui imploraient une grâce que le roi eût
probablement accordée sur-le-champ. « On doit faire exemple, dit-il, sur les
auteurs de tant de rébellions ; mais on verra à distinguer l’innocent du
coupable. » En effet, les supplices continuèrent, et chaque jour quelques
Parisiens périssaient sur l’échafaud ; d’autres étaient égorgés secrètement
pendant la nuit, et jetés dans la rivière. Une des principales exécutions fut
celle de Nicolas Flamand, qui, pendant la guerre de Flandre, avait apaisé la
dernière sédition des Maillotins. Il avait, disait-on, sous le règne du roi
Jean, participé au meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie, et
avait été l’un des amis d’Étienne Marcel. Il eut la tête tranchée sur le pavé
des halles. Le 27
janvier fut un jour de deuil et de désespoir pour la ville de Paris. Par la
publication de deux ordonnances de ce jour, le roi supprimait la prévôté des
marchands et les institutions municipales dont Paris jouissait depuis des
siècles, et accordait au prévôt royal toute la juridiction qui appartenait à
celui des marchands et aux échevins. La veille, le roi, sur l’avis de son
conseil, avait rétabli les aides et les impôts, le quart du prix des vins
débités et la taxe de douze deniers pour livres de toutes marchandises
vendues. Le jour où les habitants de Paris se voyaient ainsi privés de leurs
libertés municipales, une horrible exécution couronnait toutes les autres.
Dans cette fatale charrette qui conduisait ordinairement au supplice les plus
vils criminels, douze citoyens les plus notables de Paris furent garrottés et
traînés aux pavés des halles pour y avoir la tête tranchée. Parmi eux se
trouvait le vertueux avocat général Jean Desmarets. Ce respectable vieillard,
qui avait des droits incontestables à la reconnaissance du trône par les
fréquents et importants services qu’il lui avait rendus ; qui, loin d’être
complice des séditions, leur avait toujours opposé l’autorité de sa vertu,
avait été pris, conduit au Châtelet, et condamné à mort comme auteur des
révoltes qui avaient inspiré tant d’alarmes aux princes. Mais c’était son autorité,
et l’estime des grands et du peuple qu’il avait su se concilier à de justes
titres, qui l’avaient perdu. Son crime était sans doute d’avoir soutenu jadis
dans les débats du conseil royal la prérogative du duc d’Anjou contre les
ducs de Bourgogne et de Berri, dont il avait contrarié les intérêts et blessé
l’amour-propre[12]. On poussa l’animosité contre
lui jusqu’à le placer dans la charrette au-dessus des douze autres condamnés,
afin que, plus exposé que tous ses compagnons d’infortune aux regards du
peuple, il éprouvât plus de confusion. « Où sont-ils ceux qui m’ont jugé
? disait-il. Qu’ils viennent, et qu’ils expliquent pour quel motif ils m’ont
condamné à mourir. » Pendant qu’on le menait à l’échafaud, il haranguait le
peuple, qui versait des larmes, sans que personne osât parler ; et par ses
pieuses exhortations il ranimait le courage de ceux qui devaient être
décapités avec lui. Arrivé au lieu du supplice, on commença par abattre
devant lui la tête des autres condamnés ; ce fut bientôt à lui de mourir, et
déjà le bourreau s’approchait, lorsqu’on lui cria : « Demandez merci au roi,
maître Jean, afin qu’il vous pardonne vos forfaits. » Alors il se retourna,
et répondit d’une voix ferme : « J’ai servi bien et loyalement le roi
Philippe, son bisaïeul, le roi Jean, son aïeul, et le roi Charles, son père ;
jamais aucun d’eux n’a rien eu à me reprocher ; et si le roi avait
connaissance d’homme et pouvait gouverner par lui-même, il ne se rendrait pas
coupable d’un tel jugement envers moi. Je n’ai donc pas besoin de crier merci
au roi, mais à Dieu seul, et je le prie de me pardonner mes péchés[13]. » Parmi
les habitants de Paris, un grand nombre avaient été condamnés à des amendes
excessives, quelques-uns au bannissement, et d’autres à la mort ; et il y
avait plus d’un mois que duraient ces odieuses exécutions, lorsque une grande
scène y mit fin. On convoqua le peuple dans la cour du palais. Au plus haut
des degrés du grand escalier on avait dressé un magnifique théâtre. Le roi,
entouré de ses oncles et de ses grands officiers, parut sur ce théâtre, et
s’assit sur un trône qu’on y avait élevé. Les femmes et les filles des malheureux
citoyens qui gémissaient encore en prison, y accoururent en désordre, tout
échevelées, en habits de deuil, se jetèrent à genoux devant le roi en
poussant des cris déchirants, et implorèrent sa clémence. Au milieu de ces
sanglots et de ces larmes, le chancelier Pierre d’Orgemont éleva une voix
tonnante, et dans un long discours il énuméra la mort du roi Charles V, le
sacre et le couronnement du jeune monarque qui l’écoutait, l’expédition de
Flandre, la victoire du roi, l’histoire des séditions de Paris depuis le
temps du roi Jean, les désordres et les délits des habitants de cette ville
pendant l’absence du roi. Il en fit ressortir toute l’énormité, parla des
justes punitions qui avaient déjà frappé les coupables et de celles qui
paraissaient encore nécessaires. Après cette véhémente déclamation qui
répandit l’effroi parmi la foule, le chancelier se retourna vers le roi, et
lui demanda s’il ne venait pas d’exprimer sa pensée. « Oui, » répondit le
roi. A cette scène qui a consterné les habitants, qui voyaient déjà tomber la
foudre, succède une scène pathétique. Les oncles et le frère du roi se
mettent à genoux devant lui et le supplient de pardonner à sa bonne ville de
Paris. Les dames et damoiselles, s’arrachant les cheveux, unissent leurs
prières à celles des princes, et le peuple, nu-tête, baisant la terre,
commença de crier : Miséricorde ! Le roi répondit enfin qu’il y consentait,
et qu’il voulait bien commuer la peine de mort en une amende. Les prisonniers
furent aussitôt délivrés, et tous les riches bourgeois de Paris furent taxés
à de grosses sommes, à trois mille, à six mille, à huit mille francs.
Plusieurs payèrent plus qu’ils n’avaient, et s’il faut en croire Froissart,
le montant des amendes s’éleva à la somme énorme de 960.000 francs d’or.
Toutes ces sommes furent partagées entre les ducs de Berri, de Bourgogne, les
seigneurs et les capitaines, sous prétexte de solder les gens d’armes. Mais
les seigneurs gardèrent tout pour eux, et les gens d’armes, congédiés par le
roi, se mirent, contre la promesse qu’ils avaient faite, à rançonner les
habitants des environs de Paris, à piller les villages, à commettre
d’innombrables excès ; en un mot, le pays fut traité comme l’avait été la
Flandre. Les
villes de Rouen, de Reims, de Châlons, de Troyes, d’Orléans, de Sens,
éprouvèrent les mêmes calamités que la capitale du royaume. Rouen se vit
enlever sa cloche, qui fut donnée à Pierre Debuen et à Guillaume Heroval, panetiers
du roi. Dans quelques-unes les portes furent abattues ; dans toutes
l’échafaud fut dressé, la haute bourgeoisie fut décimée et ruinée, pour
satisfaire la cupidité des oncles du roi, qui, étrangers à tout principe de
moralité et de justice, abusaient cruellement de la jeunesse de Charles VI.
C’étaient eux qui commettaient toutes ces iniquités, qui pressuraient ainsi
le peuple pour trouver les moyens d’entretenir le luxe de leurs maisons, dont
la dépense égalait celle des souverains. Après
que toutes les affaires de Paris eurent été réglées, le duc de Bourgogne
conduisit directement à Lyon le roi, qui passa deux mois dans cette ville
importante. Les états du Languedoc y furent convoqués au mois d’août par le
duc de Berri ; ils accordèrent sans résistance les impôts qui venaient d’être
rétablis dans la langue d’oïl. Outre les impôts, le Languedoc fut soumis à
une amende de 800.000 francs d’or payable en quatre ans, pour le punir
d’avoir levé l’étendard de la révolte contre le duc de Berri : ce qui ajouta
encore à la désolation de cette province, dont quelques villes n’offraient
plus que des ruines, et dont les fertiles plaines étaient presque converties
en déserts. Par
tout le royaume de France, à l’exception de l’indomptable habitant des
Cévennes, les vilains courbaient la tête sous le joug. Il n’en était pas de
même en Flandre, dans ce pays qu’on disait vaincu et soumis. La ville de
Gand, depuis le départ des Français, avait repris son audace et sa fierté, et
servait d’asile à tous les malheureux ruinés par l’invasion, à tous ceux que
proscrivait la vengeance de Louis de Mâle. En même temps, les Anglais, jaloux
des succès des Français à Roosebeke, et animés d’ailleurs par le fanatisme
religieux qui les portait à soutenir le pape de Rome contre les alliés du
pape d’Avignon, préparèrent une croisade contre eux, comme schismatiques et
partisans de Clément VII. Cette croisade, à la tête de laquelle était
l’évêque de Norwich, Henri Spencer, jeune et aventureux, devait, disait-on,
attaquer la Picardie ; mais elle tomba sur la Flandre, dont le West-Quartier,
qui s’était racheté du pliage l’année précédente, renfermait assez de
richesses pour satisfaire l’avidité des Anglais. C’est en vain que les
Flamands représentèrent à l’évêque qu’ils étaient amis des Anglais et qu’ils
n’étaient point schismatiques, puisqu’ils reconnaissaient avec eux Urbain VI
pour chef véritable de l'Église ; l’évêque, qui aimait le métier des armes,
s’obstina à croire que la Flandre était devenue française par la conquête, et
que faire la guerre aux habitants de ce pays, c’était la faire aux Français
et aux Clémentins. Gravelines, emportée d’assaut par les troupes d’Henri
Spencer, fut livrée au pillage, et une grande partie de ses habitants furent
massacrés ; 12.000 hommes, commandés par le bâtard du comte de Flandre,
marchèrent hardiment à la rencontre des Anglais, près de Dunkerque ; mais ils
furent vaincus dans un combat acharné. Les Anglais les poursuivirent avec
tant d’ardeur, qu’ils entrèrent en même temps qu’eux à Dunkerque et restèrent
maîtres de la ville. En peu de jours, Bourbourg, Bergues, Gassel, Fumes,
Nieuport, Poperingues, tombèrent en leur pouvoir, et bientôt l’évêque de
Norwich vint mettre le siège devant Ypres, où le duc de Bourgogne et le comte
de Flandre avaient envoyé une forte garnison (13 juin 1383), et demanda du secours aux
Gantois. Ceux-ci envoyèrent 20.000 hommes sous la conduite de Pierre du Bois,
de Pierre le Mitre et de quelques autres capitaines. Les Anglais les reçurent
avec les témoignages de la joie la plus vive, leur dirent que bientôt ils
seraient maîtres d’Ypres, qu’ensuite ils soumettraient Bruges, le Dan et
l’Écluse, et qu’avant la fin de septembre ils auraient conquis toute la
Flandre. Louis
de Mâle, voyant qu’il ne pourrait chasser les Anglais avec ses propres
forces, envoya demander des secours au roi de France. La grande armée féodale
fut convoquée pour la seconde fois à Arras, et Charles VI se trouva bientôt à
la tête de 26.000 mille lances et de 60.000 fantassins. Cette armée, l’une
des plus formidables qu’aucun roi de France eût encore mises sur pied, entra
en Flandre dans le courant du mois d’août, et marcha sur Ypres, qui était
vivement pressée par les assiégeants. Mais cette ville résistait depuis
longtemps aux assauts multipliés des Anglais et des Gantois réunis, lorsque
l’évêque de Norwich, apprenant l’arrivée des Français, se hâta de lever le
siège. Les Gantois se retirèrent dans leur ville, et les Anglais, après avoir
brûlé les faubourgs d'Ypres, se portèrent devant Cassel, qu’ils assiégèrent.
A cette nouvelle, le connétable Olivier de Clisson, et le duc de Bretagne,
qui s’était joint à l’armée française pour secourir son beau-frère le comte
de Flandre, se dirigèrent sur cette ville. Mais, au lieu de les attendre, les
Anglais levèrent le siège, mirent le feu à leurs tentes et se réfugièrent
pendant la nuit dans les places qu’ils avaient conquises[14]. Bergues, reprise par les
troupes du roi, fut pillée, brûlée et détruite. Les Anglais se retirèrent
alors dans Bourbourg, où ils se virent bientôt assiégés. Le jour
même que les Français entraient dans Bergues, Frank Ackerman enlevait par un
coup de main Oudenarde, qui avait jadis résisté avec succès à Philippe
d’Artevelde. Depuis qu’il était revenu du siège d’Ypres avec les autres
capitaines de Gand, il ne songeait, comme ses collègues, qu’aux moyens de
nuire aux ennemis. Il apprit enfin que le commandant de la garnison d'Oudenarde,
Gilbert de Lieneghen, était allé rejoindre l’armée française avec la plus
grande partie de ses gens d’armes ; que la garde de la ville n’était plus
confiée qu’à un petit nombre d’hommes, et que les fossés du côté des prairies
qui conduisaient à Hem avaient été mis à sec ; qu’on pouvait arriver aisément
jusque sous les murs de la ville et y entrer par escalade. Ackerman était
informé de tous ces détails par ses nombreux espions, qui, nuit et jour, surveillaient
Oudenarde, car les gardes ne tenaient aucun compte de ceux de Gand et les
avaient oubliés. Il s’en vint donc trouver Pierre du Bois, et lui fit savoir
ce qu’il venait d’apprendre par ses espions. « Pierre, lui dit-il, je veux me
mettre à l’aventure pour escalader les murs d'Oudenarde ; jamais occasion n’a
été plus favorable, car le capitaine et ses gens d’armes sont allés trouver
le roi de France, et ne se doutent de rien. » Pierre du Bois apprenant ce
projet : « Frank, lui répondit-il, si vous pouvez venir à bout de votre
entreprise, jamais homme n’aura mieux fait ; et pour cette action vous serez
comblé d’éloges. —Je ne sais, répliqua Frank ; mais le courage m’y porte, et
le cœur me dit que cette nuit nous serons maîtres de cette ville. « Frank
Ackerman se mit donc à la tête de quatre cents hommes d’élite, dans lesquels
il avait la plus grande confiance, et partit de Gand à la nuit tombée, pour
surprendre Oudenarde. C’était au mois de septembre, lorsque les nuits sont
déjà assez longues ; le ciel était clair et pur. A minuit environ, ils se
trouvèrent dans les prairies d’Oudenarde. Lorsqu’ils passaient dans les
marais, une pauvre vieille femme qui cueillait de l’herbe pour ses vaches,
les vit s’avancer avec leurs échelles et les entendit parler. Elle reconnut
que c’étaient des Gantois qui venaient pour s’emparer de la ville. Cette
femme fut d’abord effrayée, puis elle reprit courage, se mit à courir par un
chemin qu’elle connaissait, et arriva sur les fossés avant les Gantois. Alors
elle commença à parler et à se plaindre, et fit tant, qu’un homme qui faisait
le guet cette nuit-là lui demanda : « Qui es-tu ? —Je suis une pauvre femme,
répondit-elle, je vous préviens que j’ai vu près d’ici un bon nombre de
Gantois, qui portent des échelles pour enlever Oudenarde, s’ils le peuvent.
Je m’en vais, car s’ils me trouvaient ici, je serais morte. » A ces mots, la
vieille se retira et laissa cet homme tout étonné. Cependant il se tint
tranquille et écouta pour savoir si cette femme disait vrai. Frank envoya en
avant quatre de ses compagnons, et leur dit : « Allez dans le plus grand
silence, sans mot dire, ni tousser ; examinez de tous côtés, en haut et en
bas, si vous n’entendez aucun bruit, si vous n’apercevez rien. » Pendant
qu’ils s’avançaient, Frank et les autres restèrent dans les marais, non loin
de la pauvre femme, qui les entendait et les voyait, sans être aperçue d’eux.
Les hommes envoyés par Frank revinrent et annoncèrent qu’ils n’avaient rien
vu, rien entendu. « Je crois bien, dit Frank, que la sentinelle, après avoir
fait sa ronde, est allée se coucher. Allons par ce haut chemin, vers la
porte, puis descendons le long des fossés. » La femme recueillit encore ces
paroles, prit le même chemin que la première fois, et vint trouver l'homme du
guet qui écoutait sur les murs, et lui rapporta, comme la première fois, tout
ce qu’elle avait vu et entendu. « Pour Dieu, ajouta-t-elle, tenez-vous sur
vos gardes, allez à la porte de Gand, voir ce que font les hommes à la
vigilance desquels elle est confiée ; il y a des Gantois assez près de là. Je
me retire, parce que je n’ose plus rester ici. Je vous avertis de ce que j’ai
vu et entendu ; faites-y attention, car je ne reviendrai plus cette nuit. «
La bonne femme partit aussitôt, et l'homme demeuré seul n’oublia point ses
paroles. Il se rendit à la porte de Gand, où les gardes veillaient ; il les
trouva jouant aux dés : « Seigneurs, leur dit-il, avez-vous bien fermé vos
portes et vos barrières ? Une femme est venue me trouver. « Il leur raconta
ensuite tout ce qui s’était passé entre elle et lui. « Nous avons bien fermé
nos portes et nos barrières, répondirent-ils. Peste de la vieille femme !
Quand elle vous tourmente à cette heure, c’est pour ses vaches et ses veaux
qui sont déliés, et vous croyez que ce sont les Gantois qui voyagent par les
champs ; ils n’en ont pas la volonté. » Pendant que l’homme du guet parlait
aux gardes de la porte, Frank Ackerman et ses compagnons exécutaient leur
projet. Ils descendirent dans les fossés, où il n’y avait pas d’eau, et
coupèrent quelques pieux qui étaient devant le mur. Ils dressèrent ensuite
leurs échelles, entrèrent dans la ville et se rendirent tout droit sur la
place du Marché, et dans le plus grand silence, jusqu’à ce qu’ils fussent
tous réunis. Là, ils trouvèrent un chevalier, Jean Florens de Huile,
lieutenant du capitaine de la ville, qui faisait le guet avec environ trente
hommes d’armes. Aussitôt ils se mirent à crier : « G and ! Gand ! » se
jetèrent sur la garde, et Jean Florens et tous ceux qui étaient près de lui
tombèrent percés de coups. C’est ainsi qu'Oudenarde fut prise. Un grand
nombre d’habitants, réveillés aux cris de « Gand ! » se sauvèrent à demi nus,
sans pouvoir essayer de se défendre. Les hommes sautaient par-dessus les
murs, et s’efforçaient de traverser les étangs et les fossés de la ville ;
les riches ne se donnaient pas le temps de rien emporter ; heureux étaient
ceux qui pouvaient échapper à l’ennemi, car, dans cette nuit désastreuse,
beaucoup furent tués, beaucoup se noyèrent dans les étangs. Au point du jour,
les Gantois, maîtres de la ville, en firent sortir les femmes et les enfants,
leur laissant à peine un vêtement. Les habitants de Tournai donnèrent un
asile à tous ces infortunés. A la nouvelle de cet heureux coup de main, Gand
se livra à la plus vive allégresse ; Frank Ackerman fut comblé d’éloges pour
cette haute et grande entreprise, et reçut la récompense de son courage. Il
fut nommé capitaine d'Oudenarde[15]. Le roi
était dans son camp devant Bourbourg, lorsqu’il apprit l’heureux fait d’armes
des Gantois, et cette nouvelle hâta les traités qui se négociaient depuis
quelques jours avec les Anglais. Bourbourg avait déjà beaucoup souffert, et
les Anglais n’étaient plus en force pour soutenir l’assaut général que
préparaient les Français, lorsque, sur les instances du comte de Flandre et
du duc de Bretagne, et malgré les avis de presque tous les autres seigneurs
du conseil, la ville fut reçue à composition. Les Anglais, qu’on regardait
comme perdus, obtinrent de quitter Bourbourg avec leurs armes et leurs biens,
et de repasser la mer. Avant d’abandonner la ville, le sire de Courtenay et
quelques autres chevaliers, vêtus de leurs plus riches habits, se
présentèrent au camp du roi, pour le remercier de la bienveillante
composition qu’il leur accordait. Ils furent accueillis avec tous les égards
dus au courage. Ils se rendirent ensuite avec leurs gens d’armes à
Gravelines, qui était comprise dans la capitulation, y séjournèrent, et la
livrèrent aux flammes à leur départ. Arrivés à Calais avec leur butin, ils
attendirent un vent favorable pour retourner en Angleterre. Le départ des
Anglais causa un vif mécontentement aux Bretons, aux Bourguignons et aux
Allemands, qui étaient venus se réunir à l’armée royale, sous la conduite du
duc de Bavière ; car ils perdaient ainsi l’espoir de s’emparer de leurs
riches dépouilles. La ville de Bourbourg en souffrit ; on ne put empêcher les
troupes de la piller. Les Bretons osèrent briser les portes des églises pour
en enlever les richesses. Un d’eux, entré dans une église consacrée à saint
Jean, monta sur l’autel pour arracher une pierre précieuse de la couronne
d’une statue de la sainte Vierge ; mais l’image se tourna, dit-on, et le sacrilège
tomba mort sur-le-champ au pied de l’autel. Un autre vint, et voulut encore
prendre ce diamant ; au même instant toutes les cloches sonnèrent, sans que
nul y mît la main. Ces miracles attirèrent une foule nombreuse dans l’église
; le roi lui-même y vint, et fit de riches présents à l’image Notre-Dame ;
tous les seigneurs imitèrent sa dévotion et sa générosité[16]. Le
comte de Flandre, qui voulait soumettre les Gantois rebelles, insistait pour
qu’on poussât la guerre avec vigueur ; mais tout le monde était las, et
quelques-uns des princes voulaient en finir à tout prix. Le roi licencia donc
son armée, et revint en France. Quelque temps après, des conférences
s’ouvrirent à Lelinghem, entre Calais et Boulogne. Le duc de Lancastre y
représenta l’Angleterre, et le duc de Berri la France, avec le duc de
Bretagne, le comte de Flandre, et plusieurs autres seigneurs et prélats. Les
demandes exagérées des Français rendirent la paix impossible, et il fut
question d’une trêve seulement. Elle fut signée pour un an, le 26 janvier
1384, et les Gantois y furent compris malgré le comte de Flandre, qui avait
voulu les en exclure. Ce prince, qui, indigné de cet affront, s’était retiré
à Saint-Omer avant la fin des négociations, y était mort le 9 du même mois,
après une courte maladie, causée par le chagrin. Avec Louis de Male finit la maison de Flandre-Dam-pierre. Philippe de Bourgogne hérita alors, au nom de sa femme, des comtés de Flandre, d’Artois, de Nevers et de Rhetel, des seigneuries de Malines et de Salins, des terres de l’Isle en Champagne, de Beaufort et de Jaucourt. Cette succession le rendit le plus puissant des princes de la chrétienté qui ne portaient pas la couronne royale. Les funérailles du comte furent célébrées avec la plus grande magnificence ; bon nombre de seigneurs de France, de Flandre, de Hainaut et de Brabant, y assistèrent ; son corps fut déposé dans l’église de Saint-Pierre à Lille, auprès de celui de sa femme, morte cinq ans auparavant. |
[1]
Henri Martin, Histoire de France.
[2]
Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI.
[3]
Juvénal des Ursins.
[4]
Henri Martin, Histoire de France.
[5]
Froissart, t. II.
[6]
De Barante, Hist. des ducs de Bourgogne. — Froissart, t. II.
[7]
Froissart, t. II, ch. XCVIII.
[8]
Froissart.
[9]
Froissart, t. II, ch. CXXII.
[10]
Froissart, t. II, ch. CXXV. — Juvénal des Ursins.
[11]
Religieux de Saint-Denis, I, 234.
[12]
Juvénal des Ursins.
[13]
Froissart, t. II, ch. CXXX.
[14]
Juvénal des Ursins.
[15]
Froissart.
[16]
Froissait, t. II, ch. CXLV.