LES DERNIERS CÉSARS DE BYZANCE

 

CHAPITRE IX. — MAHOMET À CONSTANTINOPLE. - CONQUÊTE DU PÉLOPONNÈSE. - FIN DE LA DYNASTIE DES PALÉOLOGUES.

 

 

Entrée de Mahomet à Constantinople. — Église Sainte- Sophie transformée en mosquée. — Notaras conduit devant Mahomet. — La tête de l'empereur grec exposée sur une colonne. — Visite du sultan au grand-duc. — Son entrée dans le palais impérial. — Mort de Lucas Notaras et de ses enfants. — Départ de la flotte chargée du butin. — Mahomet repeuple Constantinople. — Élection d'un patriarche. — Gennadius reçoit l'investiture de Mahomet. — Dénombrement des Génois de Galata. — Retour du sultan à Andrinople. — Soulèvement des Grecs et des Albanais auxiliaires contre Démétrius et Thomas, frères de l'empereur Constantin. — Tourakhan envoyé au secours des princes grecs. — Ses conseils à Démétrius et à Thomas. — Soumission des Albanais. — Discorde entre Démétrius et Thomas. Cruautés de Thomas. — Succès de Mahomet. — Toute la côte septentrionale du Péloponnèse passe sous la domination des Ottomans. — Nouvelles hostilités de Thomas contre les Turcs et son frère. — Le sultan marche de nouveau contre les deux despotes. — Sort de Démétrius et de Thomas Paléologue. — Fin de la domination grecque dans le Péloponnèse. — Perte de Trébizonde. — L'impératrice Hélène. — Sort humiliant des derniers Paléologues. — Douleur et effroi de l'Europe. — Vains projets de croisade.

 

Mahomet n'avait pas voulu pénétrer dans la ville avec les assaillants ; il avait attendu en dehors des murailles que lui parvînt la nouvelle qu'elle était tout entière au pouvoir do ses troupes : il reçut cet avis vers le milieu du jour. Alors, délivré de toute crainte et libre de toute incertitude, il entra en triomphe par la porte Saint-Romain, dans la capitale de l'empire détruit. Il était accompagné de ses vizirs, de ses pachas, d'une cour brillante et de ses gardes, dont chacun, suivant Ducas, doué de la force d'Hercule et de, l'adresse d'Apollon, valait, en un jour de bataille, autant que dix autres hommes. Le vainqueur fut frappé d'étonnement et de surprise à l'aspect de l'heureuse situation de cette ville immense, qui s'élevait orgueilleusement sur la cime de sept collines, de ces palais et de ces églises, d'un style inconnu pour lui, dont les rayons du soleil doraient les dômes majestueux et les réfléchissaient sur la surface des eaux. Lorsqu'il fut dans le cirque ou hippodrome, magnifique bâtiment d'environ quatre cents pas de longueur, et cent pas de largeur, un singulier monument de l'antiquité, une colonne de cuivre, formée des corps de trois serpents entrelacés, attira son attention. Elle avait jadis soutenu le trépied d'or consacré dans le temple de Delphes par les Grecs reconnaissants, après leur victoire sur l'armée de Xerxès. Afin de prouver sa force, Mahomet brisa d'un coup de sa hache de bataille la mâchoire inférieure de l'un de ces monstres, que les Turcs regardaient comme les idoles ou les talismans de Constantinople.

Arrivé devant la basilique de Sainte-Sophie, il descendit de cheval à la grande porte, et se montra jaloux de prendre aussitôt possession de cette superbe métropole de l'Église d'Orient. Il ne put contempler sans admiration les cent sept colonnes qui lui servaient d'appui, revêtues des marbres les plus rares, les granits étoilés de Thessalie, d'Épire et d'Égypte ; les huit colonnes de porphyre, pieuse offrande d'une dame romaine, tirée du temple du Soleil, construit par Aurélien à Balbek ; les huit colonnes de marbre vert de l'ancien temple de Diane d'Éphèse, fournies par le zèle des magistrats de celte ville ; les autres étaient sorties du plus beau temple de Jupiter à Cyzique, de ceux d'Alexandria Troas, d'Athènes et des Cyclades ; le pavé formé des marbres de Proconnèse, de Thessalie et du pays des Molosses[1]. Les images colossales des évangélistes et des apôtres, de la Vierge et du Christ, les saints et des anges, le grand nombre d'ornements et de figures en mosaïques finies avec soin, la balustrade du chœur, les chapiteaux des colonnes et les décorations de l'autel fixèrent surtout l'attention de Mahomet. Il parcourut ensuite avec le même ravissement les galeries aériennes et les voûtes élancées. En descendant de la coupole, la première qu'un architecte ait osé poser dans les airs, il aperçut un des soldats occupé à briser les précieuses dalles de marbre dont les veines imitaient si bien des vagues, que des quatre portes de l'église des flots paraissaient rouler et représentaient les quatre fleuves du paradis. Désireux de conserver ce monument de sa gloire, il frappa violemment ce soldat de son cimeterre, en disant : « Je vous ai abandonné les trésors de la ville et les prisonniers ; mais les édifices m'appartiennent. » Le profanateur fut emporté hors du temple, à demi mort[2].

Lorsque le conquérant eut achevé sa visite, il ordonna à un des muezzins qui l'accompagnaient de proclamer du haut de la tour la plus élevée l'invitation publique à la prière, et, montant le premier sur le grand autel où, peu de jours auparavant, on avait célébré les mystères chrétiens, il consacra lui-même à l'islamisme l'église Sainte-Sophie. Déjà les riches objets qui servent au culte des chrétiens avaient été enlevés par les soldats ; il ne resta plus qu'à renverser les croix ; les murs couverts de peintures à fresque et de mosaïques furent lavés, purifiés, dépouillés de tout ornement, et dégradés par le fanatisme des Turcs. Les voûtes du temple élevé en l'honneur du Verbe et de la sagesse divine, ne retentirent plus que du dogme des musulmans : Il n'y a qu'un Dieu, et Mahomet est son prophète.

Selon les historiens grecs, un ange avait donné le plan de Sainte-Sophie, et le Ciel avait envoyé de l'or pour sa construction. Fondée par Constantin le Grand, elle avait été deux fois incendiée dans une émeute, et endommagée par un tremblement de terre. Théodose le Jeune d'abord, et ensuite Justinien, l'avaient relevée de ses ruines. Sous le dernier de ces empereurs, l'architecte Anthémius de Tralles conçut les plans, et on employa dix mille ouvriers pour les exécuter. Justinien lui-même surveillait chaque jour leurs travaux, et excitait leur activité par ses paroles et ses récompenses. Au milieu de la fête solennelle de la Dédicace, cinq ans onze mois et dix jours après qu'on eut posé la première pierre, il put s'écrier avec une pieuse vanité : « Gloire à Dieu, qui m'a jugé digue d'achever un si grand ouvrage ! Ô Salomon ! je t'ai vaincu ! » Ce temple, qui offre encore aujourd'hui un monument imposant du règne glorieux de ce prince, était le théâtre des plus magnifiques pompes de la politique et des plus saintes fêtes de la religion. Il servait aux couronnements, aux triomphes, aux mariages des empereurs, aux cérémonies publiques de l'Église, aux conciles ou assemblées ecclésiastiques : c'était le sanctuaire non pas seulement de la capitale, mais de l'empire entier, le chef-d'œuvre de l'architecture sacrée dans toute la chrétienté.

Après une victoire remportée sur leurs ennemis, les empereurs grecs terminaient autrefois leur marche triomphale par une prière dans Sainte- Sophie. Pour se conformer à cet usage, Mahomet commença la prise de possession de sa conquête par sa prière sur le grand autel de ce temple. Mais si les Turcs conservèrent ce majestueux édifice, il n'en fut pas ainsi de tous les autres que la piété de Justinien et des empereurs grecs ses successeurs avait élevés en l'honneur du Christ, de la Vierge et des saints, dans les quartiers les plus fréquentés de Constantinople et de ses faubourgs, au bord de la nier ou sur les hauteurs qui dominent les côtes de l'Europe et de l'Asie, et pour la plupart ornés de marbre et d'or. Le couvent de Saint-Jean-Baptiste, sur le port, fut entièrement saccagé, ainsi que celui de la Vierge-Hodegetria, près de l'Acrepolis. Les Turcs mirent en pièces, dans l'église où elle était exposée à la vénération publique, la statue merveilleuse de la Mère 'de Dieu, que les Grecs regardaient comme le palladium de la ville.

En quittant le temple de la Sagesse- Divine, transformé en mosquée, Mahomet fit amener le grand amiral, Lucas Notaras, qui se prosterna devant lui. « Contemple, lui dit-il, ces monceaux de cadavres, cette foule de captifs ; voilà le résultat de ton refus de rendre la ville. — Seigneur, lui répondit Notaras, il n'était ni au pouvoir de l'empereur, ni en mon pouvoir de vous livrer Constantinople, surtout depuis que celui-ci avait reçu plusieurs lettres qui l'engageaient à la résistance. » Les soupçons du sultan tombèrent aussitôt sur Khalil-Pacha ; mais, dissimulant pour l'instant, il s'informa de l'empereur, et demanda s'il s'était embarqué sur l'un des cinq vaisseaux génois qui avaient été assez heureux pour sortir du port à pleines voiles. Notaras répondit qu'il n'en savait rien, parce qu'il se trouvait à la porte du palais au moment où les Turcs étaient entrés par celle de Charsias. A l'heure même furent annoncés deux janissaires qui se vantaient d'avoir tué Constantin. Mahomet ordonna de le chercher parmi les cadavres et de lui apporter sa tête[3]. Quant à Notaras, le sultan lui adressa des paroles de consolation, lui fit donner mille aspres à lui, à sa femme et à chacun de ses enfants ; il lui promit en outre la restitution des biens et des charges dont il jouissait sous l'empereur. Provoqué par ces faveurs, le traître Notai as présenta au sultan une liste des principaux officiers de la cour et fonctionnaires de l'État. Mahomet les fit chercher, et compta mille aspres à chaque soldat qui lui présenta une de leurs têtes.

On trouva dans un monceau de morts le cadavre de Constantin, reconnaissable à. ses brodequins de pourpre parsemés d'aigles d'or. Sa tête et celle d'Orkhan furent déposées aux pieds du vainqueur. Constantin le Grand avait consacré dans la ville, à la mémoire de sa mère Hélène, une place située devant l'église Sainte-Sophie, et nommée Augustéon. Sur celte même place l'empereur Théodose avait élevé une colonne de plomb, surmontée de sa statue, du poids de quatorze mille huit cents marcs en argent. Justinien Ier substitua à cette colonne de plomb une colonne de porphyre ; la statue d'argent de Théodose fut fondue et remplacée également par une statue colossale de bronze qui le représentait lui-même à cheval, supportant dans la main gauche le globe du monde, orné d'une croix, étendant la droite vers l'orient, pour annoncer sa domination sur cette partie de l'univers. Au commencement du XIVe siècle, An-(Ironie le 'Vieux avait réparé cette statue équestre. C'est au faite de cette colonne, cous les pieds du cheval de Justinien le Triomphateur, que fut placée la tête du plus courageux et du plus infortuné des empereurs grecs : ironie cruelle, si l'on se rappelle que le vœu adressé au vainqueur dans l'Orient était celui-ci : « Que les têtes de tes ennemis roulent sous les pieds de ton cheval ! » Durant tout le jour cette dépouille sanglante resta ainsi exposée aux regards publics ; le soir, on enleva la peau de la tête, qui fut ensuite portée comme un trophée de la victoire aux princes des Perses, des Arabes, et aux autres Turcs. Il fut permis aux Grecs de rendre à l'empereur les honneurs de la sépulture[4]. Ceux d'entre eux qui n'avaient pas encore été réduits en esclavage furent emmenés à Galata, où ils restèrent en liberté. Le dernier grand-duc de l'empire byzantin, Notaras, put continuer d'habiter son palais dans la ville.

Le lendemain, mercredi 30 mai, Mahomet traversa Constantinople à cheval, et alla visiter le grand-duc dans sa demeure. Notaras sortit au-devant de lui afin de le recevoir, et mit à ses pieds ses trésors, en ajoutant qu'il avait réservé tout cela pour lui. « Qui donc, demanda Mahomet indigné, a remis ces trésors et la ville entre mes mains ? Dieu, répondit en tremblant Notaras. — Eh bien ! reprit le sultan, c'est donc à Dieu et non pas à toi que j'en suis redevable. » Malgré la dureté de ce langage, il se rendit auprès du lit de douleur de la femme de Notaras, princesse âgée et accablée de maladies. Il employa pour la consoler les plus tendres expressions de respect filial. « Ma mère, lui dit-il, je vous souhaite le bonjour, et vous supplie de ne pas vous affliger de tout ce qui est arrivé ; il faut se soumettre aux ordres de Dieu. Je puis vous rendre plus que vous n'avez perdu ; ayez seulement soin de vous bien porter. » Il se fit présenter les fils du grand-duc, qui se jetèrent à ses pieds, et le remercièrent humblement de la bonté avec laquelle il les traitait. Mahomet continua de parcourir la ville. Elle était désolée-, et n'offrait plus que l'aspect d'un vaste désert où erraient çà et là quelques maraudeurs cherchant les restes échappés au pillage de la veille.

Après avoir visité la plus grande partie de la cité, le sultan entra dans le palais impérial, dont le pavé et les murs étaient revêtus de marbre de diverses couleurs, et dans lequel on pouvait remarquer l'heureuse et rare alliance des beautés de la nature et de celles de l'art. Vivement frappé de la morne solitude et du vide de ces appartements, qu'avaient habité cent successeurs de Constantin, et naguère si brillants et si animés, il cita un vers persan qui s'appliquait, avec une triste vérité, à la situation présenta. « L'araignée a filé sa toile dans le palais des césars ; la chouette fait retentir les voûtes royales d'Efrasiah de son chant lugubre. » Cette réflexion philosophique sur l'instabilité des grandeurs humaines n'empêcha point Mahomet de s'abandonner à toute l'ivresse de son triomphe et à tous les plaisirs. Non loin du palais fut préparé un splendide festin auquel le sultan invita les personnages les plus illustres de son empire ; il y but du vin sans mesure, et, à demi plongé dans l'ivresse, il ordonna à un de ses officiers de lui amener le plus jeune des fils de Notaras, âgé seulement de quatorze ans, qu'il voulait réserver pour les fonctions de page. Le père, désespéré, répondit au messager du tyran qu'il ne livrerait jamais son fils de plein gré, et qu'il aimerait mieux périr sous la hache du bourreau. Indigné de ce refus, Mahomet envoya le bourreau pour lui amener Notaras, ses fils, et Cantacuzène, son gendre. Notaras dit le dernier adieu à sa femme, et vint se présenter avec ses fils et Cantacuzène. Le sultan s'empara du plus jeune, et ordonna de trancher la tête aux autres. Dans ce moment suprême, le grand-duc retrouva l'élévation d'âme et d'esprit qu'il avait perdue. Comme ses enfants déploraient leur malheur commun avec des cris et des gémissements, le généreux père les consola, et, après les avoir exhortés à mourir en chrétiens, il s'écria : « Vous êtes juste, ô Seigneur !» Lorsque ses fils eurent été décapités en sa présence, Notaras dit au bourreau : « Mon frère, accordez-moi quelques instants pour faire ma prière ; n et il entra dans une chapelle voisine. Les corps de ses enfants palpitaient encore lorsqu'il en sortit ; il présenta la tête et fut exécuté à son tour. Les restes des suppliciés, jetés dans la rue, demeurèrent sans sépulture, et leurs têtes furent apportées au tyran dans la salle du festin ; il les fit placer devant lui sur sa table[5]. De nobles Espagnols et Vénitiens, et d'autres seigneurs grecs dont on avait d'abord épargné la vie, périrent encore victimes de la férocité du vainqueur. Quelques-uns trouvèrent le moyen de racheter leur vie en donnant soixante-dix mille ducats à Saganos-Pacha.

Mahomet ne perdit pas de temps pour achever l'œuvre de la conquête, et le troisième jour après la prise de la ville, il donna ses ordres pour le départ de la flotte, afin de se livrer avec plus de calme à la méditation de ses vastes desseins. Les vaisseaux se réunirent en mer, dit l'historien Ducas, pour regagner les contrées et les villes qui les avaient fournis. Ils étaient chargés jusqu'à s'enfoncer de vêtements précieux, de vaisselle d'or et d'argent, de vases d'airain, de cuivre, d'étain, d'une multitude prodigieuse de livres et de prisonniers de toutes conditions, prêtres et laïques, moines et religieuses. Les tentes du camp n'étaient pas moins remplies de captifs et de butin que les vaisseaux. Au milieu des barbares, l'un se promenait revêtu des ornements pontificaux, l'autre menait des chiens en laisse avec une ceinture d'or ; celui-ci faisait servir à ses repas des fruits dans les vases sacrés ; celui-ci versait du vin à grands flots dans un calice. On en voyait qui au lieu de housses couvraient leurs chevaux de tentures rehaussées d'or. Des amas énormes de livres furent entassés dans des chariots, et transportés en Orient et en Occident. On donnait pour une pièce de monnaie dix volumes d'Aristote, de Platon, d'ouvrages de théologie et d'autres auteurs. C'est ainsi que furent anéanties ou dispersées, au milieu de la confusion générale, les plus nobles productions de la science et de la littérature des anciens Grecs. « On songe du moins avec plaisir qu'une portion inestimable de nos richesses classiques était déjà déposée nu sûreté dans l'Italie, et que des ouvriers d'une ville d'Allemagne avaient fait mie découverte qui brave les ravages du temps et des barbares[6]. » Les Turcs arrachèrent toutes les dorures des Évangiles richement reliés, vendirent cet or, et jetèrent les volumes. Ils brûlèrent toutes les images des saints.

Enfin ces scènes de dévastation curent un terme. Dès le lendemain du départ de sa flotte, Mahomet fit son entrée triomphale dans Constantinople vide et désolée, sans monarque et sans peuple, mais à laquelle les Turcs n'avaient pu enlever cette admirable position qui la désignera toujours pour la capitale d'un grand empire. Au milieu des fêtes et des réjouissances, il songeait, en véritable homme d'État, à s'assurer sa conquête par des institutions politiques conformes aux mœurs et aux besoins de ses nouveaux sujets. Une proclamation invita tous les habitants de la ville qui s'étaient cachés par crainte à rentrer librement dans leurs maisons, où ils ne subiraient aucune vexation, tous les fugitifs à revenir et à vivre selon leurs anciennes coutumes. Afin de se concilier l'affection des chrétiens, le sultan respecta leur cube et leurs usages, et voulut qu'à la place du patriarche qui venait de mourir, un nouveau chef spirituel fût élu, et consacré suivant le cérémonial observé jusqu'alors. Da temps des empereurs chrétiens, on remettait au nouvel élu un sceptre d'or, enrichi de pierreries et de perles ; on lui présentait ensuite un cheval sorti des écuries impériales, orné avec magnificence, couvert d'une housse blanche, sur laquelle le premier dignitaire de l'Église, entouré de tout le clergé, se rendait du Bucoléon au palais du patriarche, où les archiprêtres lui prêtaient hommage d'après le cérémonial usité. L'empereur, assis sur son trône, ayant autour de lui tous les sénateurs, la tête découverte, lui remettait la crosse ou le bâton pastoral, symbole de ses fonctions ecclésiastiques. La bénédiction était prononcée par le premier chapelain de la cour. Le grand domestique chantait l'hymne et le Gloria ; de l'autre côté, l'inspecteur des lampes entonnait le chœur : le Roi des cieux, etc. Les chants terminés, l'empereur se levait, tenant le sceptre de la main droite ; debout, à sa droite, était le césar ; à sa gauche, le métropolitain d'Héraclée. Le patriarche s'inclinait trois fois devant toute l'assemblée, et se prosternait aux pieds de l'empereur. Dans ce moment, le monarque, élevant sou sceptre, prononçait à haute voix ces paroles : « La sainte Trinité, qui m'a donné l'empire, vous confère le patriarcat de la nouvelle Rome[7]. » Après avoir ainsi reçu sa dignité de l'empereur, le patriarche lui donnait la sainte communion, et le chœur chantait : Pour de longues années ce seigneur I avec la formule d'absolution.

Dès que le sénateur Georges Scholarius, connu aussi sous le nom de Gennadius, eut été élu par le petit nombre d'archiprêtres et de laïques qui restaient encore, Mahomet exigea qu'on observât les rites sacrés. Le patriarche fut donc conduit par les électeurs dans la grande salle du palais impérial, qui était magnifiquement ornée. Le sultan, l'ayant investi de sa nouvelle dignité, lui donna un repas splendide, pendant lequel il s'entretint amicalement avec lui ; il lui fit présent ensuite d'un sceptre précieux, emblème de l'autorité religieuse et civile qu'il lui avait conférées, et lui adressa ces nobles paroles : «Sois patriarche, et que le Ciel te protège ! En toute circonstance compte sur mon amitié, et jouis de tous les privilèges que possédaient tes prédécesseurs.» Malgré les instances de Gennadius, qui se défendit de recevoir cette marque de déférence, Mahomet voulut le conduire jusqu'à la porte du palais, et lui présenter un cheval blanc richement harnaché. Puis il ordonna aux vizirs et aux pachas qui l'entouraient de l'escorter jusqu'au synode du patriarcat. Gennadius se rendit jusqu'à l'église des Saints-Apôtres, qui lui avait été assignée pour métropole à la place de Sainte-Sophie, dont le sultan avait fait sa principale mosquée. Mais cette église était située dans un quartier de la ville réduit à un état de solitude, et portait les traces d'une horrible dévastation. Pour ces motifs le patriarche sollicita et obtint de Mahomet la permission de transférer son siège dans l'église Notre-Dame appelée Pammachariste.

Gennadius prit possession du beau palais situé au nord de cette dernière métropole. Ce fut là que le sultan alla lui rendre visite, et le pria, dit-on, de lui expliquer les principaux articles de la religion chrétienne. Le prélat y consentit, et le fit avec tant de force et de solidité, que le musulman en parut touché, et qu'il souhaita avoir cet entretien par écrit. Selon Pluma, il lui délivra plus tard un diplôme portant « que personne n'eût à le troubler et à l'offenser ; que la personne du patriarche fût protégée contre tout adversaire ; qu'il restât à jamais libre de tons impôts et de tous droits avec ses archiprêtres. » Le même diplôme, ou peut-être un acte semblable, assurait aux vaincus trois autres libertés ; des églises de Constantinople partagées entre les deux religions, celles des Grecs ne devaient plus être transformées en mosquées ; défense était faite de troubler leurs mariages, leurs sépultures et autres cérémonies religieuses ; les fêtes de Pâques seraient célébrées avec toute leur solennité, et à cet effet les portes du quartier des Grecs devaient rester ouvertes pendant trois nuits.

Le nouveau patriarche passait pour un des plus savants d'entre les Grecs. Il avait assisté au concile de Florence, et s'était hautement déclaré en faveur de l'union. Il s'appliqua donc à combattre le schisme, et n'oublia rien pour faire rentrer son peuple dans la communion -de l'Église romaine. Pour arriver à son but, il fit une excellente apologie des articles contenus dans le décret de Florence. Comme il l'écrivit peu de temps après la prise de Constantinople, il y dépeint avec les traits de l'éloquence la plus vive et ia plus touchante la situation où cette malheureuse ville se trouvait réduite. Mais, voyant que, malgré tous ses soins et tous ses efforts, les Grecs résistaient toujours au Saint-Esprit, il renonça, après cinq ans de travail inutile, au gouvernement d'un peuple si rebelle, et se retira dans un monastère de la Macédoine, où il demeura jusqu'à sa mort.

Une fois les Grecs de Constantinople tranquillisés, Mahomet s'occupa des Génois de Galata. Il ordonna de faire le dénombrement de ceux qui restaient. On força les maisons de ceux qui s'étaient enfuis sur les vaisseaux latins ; mais on les préserva du pillage. Les mobiliers furent inventoriés, et un délai de trois mois accordé aux propriétaires pour y rentrer. Ce terme expiré, tous les biens devaient être confisqués. Le sultan enjoignit à tous les soldats, ainsi qu'à tous les paysans d'alentour, de travailler à la démolition des murs de Galata du côté de la terre ; mais il conserva la partie de l'enceinte appuyée au port. Il réunit un grand nombre de maçons et de chaufourniers pour réparer promptement les dommages causés par l'artillerie des Turcs, et agrandir les fortifications de Constantinople, dont il fit le siège de l'empire ottoman, au préjudice de Bursa et d'Andrinople, qui devinrent des villes de province. Il ordonna en outre que cinq mille familles de l'Anatolie et de la Romanie, sous peine de mort, vinssent occuper les habitations de la capitale avant la fin de septembre[8]. Des proclamations publiques assurèrent aussi que tous les Grecs qui prouveraient leur noblesse seraient traités avec plus de distinction que sous les empereurs. Sur la foi de ces promesses, beaucoup de nobles parurent à Constantinople le jour de saint Pierre, fixé pour celte vérification ; mais les infortunés payèrent de leur tête cette aveugle confiance.

Vingt jours après la conquête, le sultan se mit en route pour Andrinople, traînant à sa suite. un long convoi de butin et une foule innombrables d'esclaves, parmi lesquels des jeunes filles et des daines de la noblesse grecque. L'épouse du grand-duc Notaras, femme intrépide, vertueuse et dont les pauvres vantaient l'inépuisable charité, mourut en chemin, près du village de Mésène, où elle fut enterrée. Le sultan conduisait aussi comme prisonnier son grand vizir Khalil, qui s'était laissé corrompre par l'or des Grecs, que ses lettres secrètes avaient engagés à une vigoureuse défense. Khalil subit la mort après quarante jours de prison, et il fut défendu à ses amis de le pleurer. D'Andrinople, oit il était entré avec la pompe et la magnificence d'un triomphateur, Mahomet adressa des messages au sultan d'Égypte, au schah de Perse et au schérif de la Mecque, pour les instruire de la conquête de Constantinople. La ville d'Andrinople offrit bientôt le spectacle d'un concours extraordinaire de princes chrétiens ou de leurs ambassadeurs, qui vinrent féliciter le sultan de sa victoire et lui offrir des présents. Le conquérant, assis sur un trône fort élevé, les reçut avec fierté et arrogance, et les somma de payer le tribut annuel[9].

Nous abandonnons maintenant aux armes des Ottomans les débris de l'empire byzantin en Europe et en Asie, pour conduire cette histoire jusqu'à l'extinction de la dernière dynastie qui ait régné à Constantinople. Démétrius et Thomas Paléologue, frères de Constantin et despotes de la Morée, furent plongés dans la consternation à la nouvelle de la mort de l'empereur et de la ruine de la monarchie grecque. Sans espoir de pouvoir résister aux redoutables ennemis des Grecs, ils se disposèrent à passer en Italie, ainsi que les nobles attachés à leur fortune. Mahomet dissipa leurs premières inquiétudes, et les fit renoncer à leur projet de fuite en se contentant d'exiger d'eux un tribut annuel de douze mille ducats. Mais le répit de sept ans qu'il laissa à la Morée, pendant qu'il ravageait le continent et les iles par ses invasions, fut une période de douleur, de discorde et de misère. Pour remplacer Constantin, les archontes voulurent proclamer Démétrius, l'aîné de ses frères, auquel le trône appartenait par droit d'aînesse ; Thomas, le plus jeune, d'un caractère ambitieux et tyrannique, ne consentit point à céder la couronne à son aîné, et ils se partagèrent la domination du Péloponnèse. Des dissensions éclatèrent alors entre les Grecs, et Emmanuel Cantacuzène, prétendant à l'autorité suprême, se mit à la tête d'un parti qui repoussait les Paléologues. D'un autre côté, les Albanais auxiliaires refusèrent obéissance aux deux despotes, ravagèrent le pays, et s'empressèrent d'offrir aux Turcs le même tribut que les Grecs pour la souveraineté du Péloponnèse.

Outre Emmanuel Cantacuzène, les deux chefs les plus dangereux du soulèvement contre Démétrius et Thomas étaient les deux Grecs Kentérion Zacharias et Lukanos, beaux- frères du dernier empereur Constantin, que Thomas retenait depuis quelque temps prisonniers dans la ville de Castel-Tornèse. Ces cieux captifs parvinrent à s'échapper, et, suivis des Albanais et des Grecs rebelles, ils menacèrent d'enlever aux Paléologues la domination du Péloponnèse que leur avait accordée le sultan. C'en était fait de la puissance des deux princes dans cette contrée, si Hasan, commandant grec de Corinthe, n'avait sollicité de la Porte des secours qu'elle se garda bien de refuser. Tourakhan, qui, trente ans auparavant, avait conquis d'abord l'Hexamilon et poussé ses conquêtes jusqu'à Lacédémone, fut donc envoyé avec ses fils et une armée turque dans le Péloponnèse[10], afin de protéger les Grecs contre les Albanais (1454). Il convoqua les Paléologues, et les exhorta à se montrer aux Grecs, qui devaient avoir plus de confiance en eux, leurs compatriotes, qu'en lui, leur ancien ennemi, quoiqu'il fût maintenant leur allié. « Si le sultan, dit-il eu terminant, n'eût pas eu pitié de vous, et ne vous eût accordé du secours pour vous remettre en possession du pays presque perdu, je sais fort bien que déjà vous n'existeriez plus. Jusqu'ici l'expérience a dû sans doute vous l'apprendre ; votre administration a été vicieuse ; il y a donc pour vous nécessité absolue de mieux gouverner vos sujets. Je vous engage surtout à ne pas provoquer vous-mêmes votre ruine par vos dissensions intérieures. Poursuivez sans relâche toute tentative de rébellion, et frappez sans pitié ceux qui essaient des innovations. Deux choses nous ont élevés, nous autres Turcs, au faîte de la puissance, le châtiment des méchants et la poursuite des bons. Si les circonstances empêchent l'accomplissement de la punition, nous accordons le pardon qui est imploré ; mais dès que le danger a disparu, nous laissons tomber le châtiment suspendu, et nous poursuivons avec persévérance la vengeance du crime[11]. »

Tourakhan, après avoir tracé aux deux frères la règle de leur conduite, proclama la marche contre les Albanais. Le despote Démétrius, à la tête d'un faible corps de Grecs, suivit les Turcs vers les défilés de Barbostenis, où les Albanais avaient mis à l'abri leurs femmes et leurs enfants. Les Turcs et les Grecs réunirent aussitôt leurs efforts pour renverser le boulevard des ennemis. La nuit venue, les Albanais prirent la fuite, et dix mille femmes tombèrent au pouvoir des Turcs. Thomas se dirigea avec une autre division par Ithome, vers la ville d'Œtos, qui avait embrassé les intérêts de Keutérion, et qui se racheta en livrant mille esclaves, des armes et des vivres. Tourakhan obtint la prompte soumission des autres chefs albanais en leur promettant de garder les chevaux qu'ils avaient pris aux Grecs.

Avant son départ, le lieutenant de Mahomet exhorta de nouveau Démétrius et Thomas à vivre en bonne intelligence et à se montrer impitoyables envers les novateurs. « Princes des Grecs, leur dit-il, je vous ai déjà suffisamment expliqué ce que je désirerais vous voir faire dans votre intérêt ; il me suffira d'ajouter : Si vous êtes unis, vos affaires suivront un cours paisible et prospère ; mais il en sera tout autrement si la discorde se met parmi vous. Veillez surtout à ce que vos sujets vous respectent pendant la paix, et soyez les inexorables vengeurs des outrages et des crimes. » Ensuite il leur pressa la main et quitta le Péloponnèse. Bien loin de profiter des sages conseils de Tourakhan, les princes grecs ne déployèrent aucune vigueur, et flattèrent plus que jamais leurs sujets, dans l'espérance de s'assurer davantage leur fidélité, tandis qu'ils favorisaient ainsi l'esprit d'innovation et l'ardeur des conspirations. Le provocateur le plus infatigable de la révolte, Lukanos, réunit quelques Byzantins, Albanais et Péloponnésiens dans un complot qui avait pour but de rendre les villes indépendantes de leur despote. Les conjurés s'adressèrent à cet effet au commandant Hasan, qui rejeta leur proposition d'en référer à la Porte, d'autant plus qu'ils ne pouvaient avancer le tribut imposé. Démétrius et Thomas déjouèrent d'ailleurs ce criminel projet en adressant à la cour d'Istamboul leur tribut annuel de douze mille ducats. Satisfait de cet empressement, le sultan expédia un diplôme adressé aux principales familles grecques du Péloponnèse, dans lequel il jurait par le grand prophète Mahomet, par les sept Corans, par les cent vingt-quatre mille prophètes, par le sabre qui lui ceignait les reins, et par l'âme de son père le dominateur ; qu'il ne serait porté aucune atteinte ni à leurs personnes, ni à leurs enfants, ni à leurs biens ; qu'il les laisserait vivre en paix, et qu'ils trouveraient plus de protection sous son autorité que sous les règnes de ses prédécesseurs.

Dans une stupide imprévoyance des dangers qui les menaçaient, les deux despotes ne tardèrent pas à s'affaiblir par des querelles domestiques que ne purent apaiser ou suspendre ni les liens du sang, ni les serments renouvelés au pied des autels, ni la force impérieuse de la nécessité. Spandugino dit que la haine entre les deux frères était poussée à un tel point, que l'un aurait mangé le cœur de l'autre. Toujours armés du fer et de la flamme pour satisfaire cette haine, ils consumèrent dans cette guerre dénaturée les aumônes et les secours de l'Occident, et ne firent servir leur puissance qu'à des exécutions barbares et arbitraires. Thomas, qui ne le cédait en rien au sultan en tyrannie, mais qui était loin de l'égaler en habileté et en puissance, reproduisit dans le Péloponnèse les scènes trop souvent répétées par Mahomet d'usurpations violentes et d'assassinats. Afin de se mettre en possession de Glarenza et de l'Achaïe, il attira le seigneur de ces districts, son parent, à Patras, sous la garantie d'un sauf-conduit. Là il le fit saisir avec ses fils, et jeter tous dans une prison où ils périrent de faim. Il exerça d'atroces cruautés sur le gendre qui avait épousé la fille du prince d'Achaïe depuis la captivité de ce malheureux ; il lui fit couper les mains, le nez, les oreilles, et arracher les yeux. Dans son insatiable ambition, il dépouilla de ses domaines et priva de la vue Théodore Bokali, un des plus grands propriétaires du Péloponnèse[12]. Emmanuel Cantacuzène, auquel le même sort était réservé, sut éviter le piège qui lui était tendu, et se mit à la tête des Albanais révoltés. Il changea pour leur plaire son nom grec contre un nom albanais, ravagea le plat pays, et investit les deux despotes, Thomas et Démétrius, dans leurs résidences de Patras et de Sparte.

Depuis longtemps Mahomet avait résolu de porter le dernier coup à la puissance expirante de ces cieux princes. C'est ce moment de désordre général qu'il jugea le plus favorable à la conquête. Le 5 mai 4458, il partit de Constantinople avec des forces considérables, laissa en passant une division pour bloquer Corinthe, et continua sa marche dans le Péloponnèse jusqu'à Phlius, dont le commandant albanais, Doxias, déterminé à la plus vigoureuse résistance, se retira avec les habitants et ses troupes sur une hauteur fortifiée d'où il pouvait défendre les approches. Le sultan, méprisant un si faible ennemi, marcha sur Tharsos, dont la garnison se rendit à la première sommation. Il laissa un gouverneur dans la ville, emmena trois cents jeunes garçons, et pénétra plus avant dans la contrée. Les Albanais qui s'étaient rendus à Tharsos ayant cherché à s'enfuir, Mahomet résolut d'effrayer par un exemple terrible ceux qui seraient tentés de les imiter. Par son ordre, on prit vingt de ces malheureux destinés au supplice ; ou leur écrasa à coups de massue les chevilles des mains et des pieds, et ils durent, ainsi mutilés, attendre qu'une mort lente mît fin à leurs cruelles douleurs. Le lieu de cette atroce exécution reçut le nom turc de Tokmak-Hissari (château des os). Une autre ville intérieure, Œtos, située sur une montagne, fut réduite à de telles extrémités par le manque d'eau, que les habitants pétrissaient leur pain avec le sang des bêtes de somme qu'ils égorgeaient. Accablés sous le poids de leurs maux, ils se disposaient à capituler, lorsque les janissaires escaladèrent les remparts et livrèrent la ville au pillage. De là, Mahomet conduisit l'armée vers la ville de Rupela, nommée aussi Akoha, où les Albanais et les Grecs avaient cherché un refuge avec leurs familles. Au bout de deux jours d'attaque il avait un grand nombre de soldats hors de combat, et au moment où il allait se retirer arrivèrent dans son camp des députés qui lui apportaient la capitulation de la ville. Elle fut épargnée ; mais les habitants durent quitter les foyers de leurs pères pour être transférés à Constantinople. Arrivé sous les murs de Pazenica, le sultan fit sommer par Cantacuzène la garnison albanaise de se rendre ; elle repoussa la proposition de Cantacuzène, qui, soupçonné de l'avoir encouragée à la défense, tomba dans la disgrâce de Mahomet, et elle résista même à l'attaque des troupes ottomanes. Dès le second jour, le sultan abandonna cette place et s'approcha de Tégée ; puis il resta dans l'irrésolution, ne sachant pas s'il devait marcher sur Sparte, qui servait d'asile au despote Thomas, ou sur Épidaure, alors la résidence de Démétrius. Mais de Tégée la route était impraticable pour une armée ; il retourna donc sur ses pas, et investit Moklia ou Moukhla. Cette place était défendue par Asanès Démétrius, et, mieux encore, par sa forte position sur une montagne inaccessible. Après quelques pourparlers sans résultat, Mahomet ouvrit le feu de ses batteries, et renversa le premier rempart. Les braves défenseurs se retirèrent derrière le second, et leur résistance devint encore plus opiniâtre. Mais de nouvelles sommations de l'ennemi, qui s'était déjà ménagé des intelligences dans la place, déterminèrent Asanès Démétrius et Lukanos de Sparte à se rendre au sultan. « Allez annoncer à votre maître, leur dit-il, que je suis prêt à lui accorder paix et amitié, à la condition que la partie du Péloponnèse déjà parcourue par mes troupes m'appartiendra, et qu'il paiera un tribut annuel de cinq cents livres d'or pour ce qu'il possède encore ; quant au prince de Patras, Thomas, faites-lui savoir qu'il ait à me céder sa souveraineté, sinon je la saisirai moi-même les armes à la main. » Asanès Démétrius et Lukanos portèrent ce message aux deux despotes, qui se réunirent à Tripisbuna (Tripolitza) pour délibérer sur leurs intérêts communs. Aussitôt après la chute de Moklia, Corinthe, malgré la vaillante résistance de sa garnison, fut remise au sultan par un autre Asanès, le fils de Paulus, le beau-frère du despote Démétrius, et par Lukanos Nicéphoras. Ces succès continus de l'armée ottomane forcèrent les despotes à souscrire aux conditions imposées par le vainqueur (4 juillet 1458). Démétrius lui abandonna le district de Phliasia, qui s'étendait de Corinthe à Calavrita ; Thomas céda Patras et les villes qui en dépendaient[13]. La paix fut conclue ; toute la côte septentrionale du Péloponnèse passa sous la domination des Ottomans. Omar, fils de Tourakhan, reçut le gouvernement de l'Achaïe, depuis Patras jusqu'à Calavrita, et des garnisons de janissaires occupèrent les villes nouvellement conquises. Avant de partir pour Constantinople, Mahomet se rendit à Athènes, dont Tourakhan venait de prendre possession.

Lorsque le sultan eut visité tous les monuments de cette ville célèbre, et son port étendu et si bien abrité, il envoya aux despotes du Péloponnèse un messager chargé de demander la ratification du traité conclu, et la fille de Démétrius pour épouse. Les despotes prêtèrent le serment demandé, et Démétrius, suivant l'exemple honteux de quelques-uns de ses ancêtres, accorda sa fille à Mahomet. Thomas, son frère, viola bientôt son serinent. Cédant aux conseils de Lukanos Nicéphoras, il se persuada que les Grecs du Péloponnèse et les Albanais étaient disposés à lever l'étendard de la révolte contre les Turcs, et renouveler les hostilités non-seulement contre le sultan, mais encore contre son frère (janvier 1459). Il enleva aux Ottomans Calavrita, et à Démétrius un assez grand nombre de villes. A la nouvelle de cette guerre imprévue, celui-ci réunit ses troupes, et alla investir Scutari et Akoba[14]. Mais le fléau le plus désastreux du Péloponnèse c'étaient les Albanais, « ce peuple, suivant l'historien Phranza, le plus pervers et le plus inutile du monde, qui, passant continuellement d'un despote à l'autre, reniait trois fois son maître dans un seul dimanche. » Parjures, adonnés au vol, ils remplissaient la péninsule de brigandages et de meurtres. Toujours prêts à saisir l'occasion favorable, les Turcs de Corinthe, de Patras et d'Amykla, promenaient partout la dévastation et le meurtre, au mépris des despotes et des archontes, qui couraient eux-mêmes à leur ruine.

Cette insurrection causa la disgrâce du fils de Tourakhan ; Mahomet, qui l'attribuait à sa négligence, le priva de son gouvernement de la Morée pour le confier à Hamsa. Celui-ci força les Grecs à lever le siège de Patras ; puis il se présenta avec le despote Démétrius, son allié, devant Léontari, où Thomas s'était réfugié. Ce dernier accepta la bataille que lui offrait Hamsa, fut vaincu et perdit deux cents hommes. Tout ce qui avait échappé aux Grecs, aux Albanais, aux archontes et aux despotes, tomba entre les mains des Ottomans. Les dévastations continuèrent jusqu'à ce que les deux frères, mesurant l'étendue de leur perte et la faible distance qui les séparait de leur ruine complète, eurent une entrevue à Karritza. Ils parurent se réconcilier, assistèrent ensemble à la messe du métropolitain de Sparte, et scellèrent par de nouveaux serments la paix au pied des autels[15].

Instruit de l'alliance des deux frères, Mahomet en rejeta cette fois la faute sur Hamsa, et le remplaça par Saganos-Pacha, gouverneur de Gallipoli, commandant la flotte. A peine Saganos fut-il arrivé dans le Péloponnèse que l'on vit se disperser les troupes auxiliaires des despotes, qui étaient déjà en rupture déclarée. Thomas, de nouveau parjure, s'empara de la Laconie et de la Messénie, domaines de son frère, et assiégea Kalamata. En même temps il entamait des négociations avec le sultan „qui prêta l'oreille aux offres de Thomas moyennant l'accomplissement de certaines conditions. Bien loin de tenir ses promesses, le despote ne put même satisfaire aux conditions stipulées dans le dernier traité. Le moment du succès et de la vengeance était enfin arrivé. Mahomet, irrité, renvoya à l'année suivante les préparatifs d'une expédition en Asie, et marcha lui-même contre les deux frères (avril 1160). A Corinthe, il jeta dans les fers Asanès, beau-frère de Démétrius, et bientôt il se montra devant Sparte. Dans sa détresse et son ressentiment, Démétrius chercha un abri contre la perfidie de son frère en trahissant la cause générale de la Grèce. Il eut recours à leur commun maître ; il se rendit dans le camp du sultan, qui le reçut avec une rare bienveillance, lui promit de nouveau d'épouser sa tille, et de lui accorder des dédommagements pour la cession de sa turbulente province. Mahomet le retint près de lui, mit une garnison turque dans Sparte, prit et pilla Kastriza. Il ne pardonna point à sa garnison, forte de trois cents hommes, sa vaillante résistance, qui avait coûté la vie à un grand nombre de ses janissaires. Malgré la soumission volontaire de ces guerriers, il les fit réunir sur la place publique, où ils furent égorgés, et le commandant scié en deux. Ensuite le sultan se dirigea sur Léontari, dont les habitants, avec leurs femmes et leurs enfants, avaient cherché un asile dans la forteresse de Sardika. Animés par le courage du désespoir, ils se défendirent contre les attaques des Azabs. La ville fut néanmoins emportée d'assaut, et six mille cadavres d'hommes et de femmes, entassés pèle- mêle avec ceux des bêtes de somme, attestèrent la victoire et la vengeance du sultan, qui avait fait publier la défense d'épargner la vie même d'un esclave. Il promit à la garnison libre retraite, lorsqu'elle capitula après la prise de la ville ; il jura qu'aucun de ses défenseurs ne serait ni tué, ni réduit en servitude, ni même offensé. Mais à peine étaient-ils sortis, qu'il fit rassembler hommes et femmes sur une place étroite, et tous, au nombre de treize cents, furent impitoyablement massacrés[16]. Le commandant de la citadelle, Bokhalis, aurait sans doute été scié en deux, si sa parenté avec le grand vizir Mahrnoud-Pacha, beau -frère de sa femme, ne lui eût sauvé la vie. Ces atrocités inouïes répandirent l'épouvante et la consternation dans le Péloponnèse, et de toutes parts les garnisons des autres forteresses envoyèrent des députés pour offrir leur soumission. Le commandant de Saint-Georges, Crocontelos, se jeta aux pieds du sultan. Navarin et Arka dia, les deux ports les mieux fortifiés de la côte occidentale, se rendirent presque sans défense. Mahomet avait d'abord menacé dix mille habitants de cette dernière ville, jetés en prison, de les faire égorger ; mais ensuite il ordonna de les transporter à Constantinople pour peupler les faubourgs. Le frère du magnanime Constantin Dragosès, le despote Démétrius, traîné à la suite du vainqueur, était le témoin des cruautés exercées sur les Grecs. D'après le conseil de ce prince, indigne du sang qui coulait dans ses veines, Mahomet détacha Isa, petit- fils d'Ewrenos, vers la côte orientale de la Morée, afin de prendre possession de Napoli de Malvoisie, et d'en ramener la femme et la fille du despote. Nicolas Paléologue refusa de livrer la ville aux Turcs ; mais il laissa partir librement la princesse et sa fille, que le sultan envoya en Béotie, où il ordonna aussi à Démétrius de les suivre. Le despote Thomas, perdant tout espoir de succès après la chute de Léontari et de Sardika, avait abandonné Kalamata, et s'était embarqué avec ses enfants.

Mahomet, ayant confié au beglerbeg Saganos la conquête des autres villes, s'avança le long de la côte pour reconnaître les ports vénitiens de Modon et Pylos. Comme il campait devant cette dernière ville, le vaisseau du despote Thomas était encore en vue de la rade ; les Vénitiens envoyèrent signifier au prince de s'éloigner aussitôt, et renouvelèrent au sultan des protestations de paix et d'amitié. La cavalerie turque continua cependant ses ravages autour de Pylos, entraînant les Albanais en esclavage. Mahomet retourna vers le nord, et prit possession, chemin faisant, d'un assez grand nombre de villes qui n'étaient pas encore réduites. Le brave commandant de Calavrita, l'Albanais Doxas, fut scié en deux. Les Turcs décapitèrent ou vendirent comme esclaves les soldats de la garnison. Ils ne purent s'emparer qu'après de vigoureux efforts de la ville de Caritena, défendue par le Paléologue Sguromalo. Le château de Salmenikos, où commandait Graitzas, autre Paléologue, résista longtemps encore après que la ville eut été prise et livrée au pillage. Graitzas, retiré dans la citadelle, offrit au sultan de lui abandonner la place sous la condition qu'il s'éloignerait à quatre kilomètres de la ville, afin de n'être pas inquiété dans sa retraite. Plein de respect pour la valeur de Graitzas, Mahomet se retira complètement, laissant l'ordre d'en prendre possession à Hamsa, réintégré dans sa dignité de gouverneur à la place de Saganos. La garnison de Salmenikos tint encore une année, jusqu'à l'époque où Graitzas entra au service de Venise[17].

A son retour du Péloponnèse, le sultan passa par Athènes, où il apprit que Franco Acciaiuoli, son ancien favori, aspirait à l'indépendance. Il emmena dix des principaux citoyens comme otages à Constantinople, et Saganos reçut l'ordre de se défaire de Franco. Saganos s'acquitta fidèlement de sa commission, et le dernier duc d'Athènes fut étranglé dans sa propre tente. Sa mort fit tomber toute la Grèce sous la domination des Ottomans, à l'exception de quelques ports appartenant aux Vénitiens. Mahomet assigna pour séjour au despote Démétrius la ville d'Ainos, et pour entretien les revenus des salines de ce lieu, avec les impôts des îles de Lemnos, d'Imbros et de Samothraki, et soixante mille aspres par an ; mais sa fille ne fut pas jugée digne de devenir l'épouse du sultan. Le despote Thomas s'était enfui en Europe, emportant pour toute richesse la tête de l'apôtre saint André. Son nom et ses malheurs lui valurent l'hospitalité au Vatican ; le pape et les cardinaux lui firent une pension de six mille ducats. Ainsi, dans la dixième année de son règne et la septième après la prise de Constantinople, Mahomet avait fait disparaître les derniers restes de la domination grecque dans le Péloponnèse, et assujetti la Grèce tout entière, excepté Coron, Modon, Pylos, Monembasia et Naupacte (Lépante) ; il avait pris, expulsé, étranglé les princes de Laconie, d'Achaïe et de l'Attique, renversé, incendié, dépeuplé les villes, livré leurs défenseurs aux plus horribles supplices. Aussi la haine contre les Turcs s'enracina-t-elle dans le sol, et devint-elle héréditaire chez le peuple grec, qui pendant plus de trois cent soixante-sept ans a combattu avec une infatigable énergie pour recouvrer l'indépendance que sa désunion lui avait fait perdre.

L'année suivante, le despote Démétrius fut rejoint dans l'exil par un compagnon d'infortune, David, le dernier des princes de la race des Comnènes, qui, après la prise de Constantinople par les Latins, à l'époque de la quatrième croisade, avait jeté sur la côte de la mer Noire les fondements d'un nouvel empire. Le sultan, poursuivant ses conquêtes dans l'Asie Mineure, investit avec une escadre et une armée la capitale de David, qui prenait k vain titre d'empereur de Trébizonde. Lorsqu'il parut devant cette ville, contre laquelle son amiral avait déjà tenté quelques attaques repoussées avec perte, il envoya à David un messager chargé de lui adresser cette question unique et péremptoire : « Voulez-vous, en résignant votre royaume, conserver votre vie et vos richesses ? ou bien aimez-vous mieux perdre votre royaume, vos richesses et la vie ? » Le faible David, qui avait d'abord résolu de se défendre à toute extrémité, fut épouvanté, et suivit l'exemple d'un musulman son voisin, le prince de Sinope, qui, sur une pareille sommation, avait livré à l'impérieux Ottoman une ville fortifiée, son artillerie et ses soldats[18]. Il rendit Trébizonde et son empire à Mahomet, et celui-ci lui assigna pour résidence la ville de Sères, dans la Romanie, et des biens d'un revenu à peu près égal à ceux dont il faisait le sacrifice. On exécuta fidèlement les articles de la capitulation ; et, après les ratifications, l'empereur dépossédé s'embarqua pour Constantinople avec sa nombreuse famille. Les Turcs prirent aussitôt possession de Trébizonde ; les jeunes gens furent distribués parmi les spahis et les janissaires, les citoyens les plus riches envoyés dans la capitale, et le reste de la population relégué dans les faubourgs[19]. Mahomet retint en captivité le neveu de David, fils de son frère et prédécesseur Jean, véritable héritier légitime du trône usurpé par David. Le plus jeune des huit fils de cet infortuné prince, renonçant à la foi de ses pères, embrassa l'islam à Andrinople. C'est dans cet antique séjour des césars, à la porte du sultan, que se rencontrèrent les deux derniers princes de l'empire byzantin, le Paléologue Démétrius et le Comnène David, tous deux chassés de leurs États, tous deux tenant la vie de la pitié de leur superbe vainqueur, et baisant la poussière secouée par ses pieds.

Non content d'avoir détruit l'empire de Trébizonde, Mahomet avait résolu l'extermination de la famille des Comnènes. Soupçonné, d'après de légers indices, d'entretenir une correspondance avec le roi de Perse, Ouzoun-Hasan, époux de sa nièce, David fut jeté dans les prisons d'Andrinople avec tous les siens. De retour à Constantinople, le sultan les fit paraître devant lui, et laissa à David le choix entre le Coran et la mort. Ce prince refusa généreusement d'abjurer sa religion, et son implacable ennemi prononça contre la famille entière une sentence de mort, portant que les cadavres des suppliciés resteraient sans sépulture pour servir de pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. Elle reçut son exécution à Constantinople : David, son frère Alexias, son neveu, fils mineur de son prédécesseur Jean, et sept de ses fils, tombèrent sous la hache du bourreau. Le huitième seul fut épargné comme musulman. La princesse, fille de David, que le sultan avait dédaignée pour épouse, se maria plus tard au gouverneur de Thessalie, Saganos, en conservant sa religion ; mais elle n'eut pas honte dans la suite d'embrasser l'islamisme, afin de contracter un second mariage avec un fils d'Ewrenos[20]. Quant à l'impératrice Hélène, elle souffrit avec force et courage, et, comme la mère des Machabées, elle mourut avec gloire. Au mépris de la sentence du tyran, dont elle osa seule braver la colère, elle voulut rendre les derniers devoirs à son mari et à ses fils. Revêtue d'une robe de toile grossière, une pioche à la main, elle se rendit au lieu de l'exécution, creusa une fosse, éloigna pendant tout le jour les chiens et les oiseaux de proie des restes de ses enfants, des chers objets de sa tendresse, immolés aux soupçons ou à la cupidité de leur bourreau, et la nuit elle confia les dix cadavres à la terre. Bientôt la fidèle épouse, la pieuse mère, succombant sous le poids de sa douleur, les suivit dans la tombe.

L'infortuné Démétrius Paléologue, dont l'abjecte soumission excitait la pitié et le mépris de Mahomet, survécut au supplice de la famille des Comnènes. Par la suite il se couvrit du froc pour ensevelir tous les souvenirs du manteau impérial. L'exil auquel se condamna le despote Thomas fut peut- être aussi humiliant que la servitude de son frère. Il laissa deux fils, André et Manuel, qui furent élevés en Italie. L'aîné, méprisé de ses ennemis et incommode à ses amis, s'avilit par sa conduite et son mariage. Il vendit successivement aux rois de France et d'Aragon son titre d'héritier des empires de Constantinople et de Trébizonde. Manuel Paléologue voulut revoir sa patrie. Son retour ne pouvait causer aucune inquiétude à la Porte, et le sultan lui assigna des revenus considérables. Lorsqu'il mourut, ses funérailles furent honorées d'un prodigieux concours de musulmans et de chrétiens. Il laissa un fils confondu dans la foule des esclaves turcs, dont il n'eut pas honte d'adopter l'habit, les mœurs et la religion. Ainsi tomba en Occident et en Orient la race impériale de Byzance, écrasée par la honte, noyée dans le sang ; ainsi la puissance grecque en Europe et en Asie fut engloutie par le dominateur des deux mers et des deux parties de la terre, comme s'intitulait Mahomet II depuis la prise de Constantinople.

Lorsque les Turcs furent maîtres de Constantinople, on comprit en Europe toute l'importance de cette perte, qui préparait aux peuples voisins des Ottomans une immense série de luttes et de calamités. Leurs armées pouvaient désormais envahir la Hongrie sans obstacle ; et, la Hongrie soumise, l'Italie et l'empire d'Allemagne se trouvaient exposés à une invasion[21]. Les Russes regrettèrent vivement de n'avoir pu voler au secours de la Grèce, devenue depuis longtemps pour eux une seconde patrie. Les Russes, en effet, se rappelaient toujours avec reconnaissance qu'ils lui devaient le christianisme, les premiers arts et différents avantages de la vie sociale. Dans la ville de Moscou, on parlait alors de Constantinople comme, dans l'Europe moderne, on parlait de Paris sous le règne du plus grand des rois de France, de Louis XIV. Ils n'avaient pas d'autre modèle pour la magnificence des cérémonies de l'Église, pour l'éclat de la cour, pour le goût et l'opinion en général. Cependant, tout en déplorant le sort de Constantinople livrée au joug de l'étranger, tout en compatissant aux malheurs des Grecs, leurs annalistes portaient un jugement impartial sur eux et sur les Turcs. Écoutons-les : « Sans la crainte des lois, un empire est comme un coursier sans frein. Constantin et ses ancêtres permettaient aux seigneurs d'opprimer le peuple ; plus de justice dans les tribunaux, plus de courage dans les cœurs ; les juges composaient leurs trésors des larmes et du sang des innocents ; les soldats grecs n'étaient plus fiers que de la richesse de leurs vêtements ; le citoyen ne rougissait pas de recourir à la perfidie ; le soldat n'avait pas honte de prendre la fuite. Le Seigneur enfin lança sa foudre sur d'indignes souverains, en suscitant Mahomet, dont les guerriers se jouent de la mort dans les combats, dont les juges ne trahissent point leur conscience. Voilà comme se sont accomplies les prédictions de saint Méthodius et de saint Léon le Sage, qui annoncèrent jadis que les fils d'Ismaël feraient la conquête de Byzance ; peut-être même verrons-nous s'accomplir celle qui promet aux Russes de triompher des enfants d'Ismaël, et de régner sur les sept collines de Constantinople[22]. »

Chez les autres peuples de l'Europe, la douleur ou l'effroi ranima l'enthousiasme des croisades. Dans les premiers moments de la stupeur générale, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, prince sage et âgé, s'engagea lui et toutes ses forces pour une croisade contre les Ottomans. Les principaux barons et chevaliers de ses États, réunis à Lille en Flandre, imitèrent son exemple. Mais des circonstances particulières firent échouer l'entreprise[23]. Si quelques étincelles de cet enthousiasme avaient embrasé tous les cœurs, si l'union des peuples de la chrétienté avait égalé leur courage, si toutes les puissances, depuis la Suède jusqu'à Naples, s'étaient levées contre les infidèles, les Européens auraient sans doute repris Constantinople, et refoulé les Turcs au-delà de l'Hellespont, dans leurs anciennes demeures. Mais l'état du monde chrétien et la disposition des esprits s'opposaient à l'exécution de ce projet. « Chaque pays, dit Æneas Sylvius Piccolomini, initié à tous les secrets de la politique de cette époque, est gouverné par un souverain particulier, et chaque prince est conduit par des intérêts divers. Quelle éloquence pourrait parvenir à rassembler sous la même bannière un si grand nombre de puissances, discordantes par leur nature, et ennemies les unes des autres ? Si leurs troupes pouvaient être réunies, qui oserait remplir les fonctions de général ? Quel ordre établirait-on dans cette armée ? Quelle en serait la discipline militaire ? Qui voudrait entreprendre de nourrir une si énorme multitude ? Qui pourrait comprendre leurs différents langages, ou imprimer une direction à leurs mœurs incompatibles ? Quel homme viendrait à bout de réconcilier les Anglais et les Français, Gênes et l'Aragon, les Allemands et les peuples de la Hongrie et de la Bohême ? Si l'on entreprend cette guerre avec un petit nombre de troupes, elles seront accablées par les infidèles ; avec un grand nombre, elles le seront par leur propre poids et par leur désordre. »

Quelques années plus tard, ce même /Enns Sylvius, devenu pape sous le nom de Pie H, sonna la cloche d'alarme contre les Turcs, et passa le reste de sa vie à négocier une croisade. Au concile de Mantoue assistèrent des députés du Péloponnèse, de Rhodes, de Chypre, de Lesbos, d'Épire, d'Illyrie, et de presque tous les souverains ; il s'efforça de réveiller dans les cœurs l'ardeur dont il était lui-même animé. L'assemblée répartit solennellement entre les différentes nations de l'Europe les frais de la guerre sainte. On devait percevoir pendant trois ans un impôt d'un dixième sur les revenus du clergé, d'un trentième sur ceux des laïques, et d'un vingtième sur les capitaux des Juifs, destiné à l'entretien de cinquante mille gens d'armes. Mais les discordes et les révolutions imprévues firent avorter cette grande entreprise, et lorsque le pontife, vieillard malade et sexagénaire, se rendit à Ancône pour se mettre à la tête de la croisade, il n'y trouva qu'une multitude sans chefs, sans argent et sans armes. Tous les engagements s'évanouirent en excuses ; le jour du départ, fixé d'une manière précise, fut renvoyé à une époque indéfinie, et le chef vénérable de l'Église, frappé d'une maladie soudaine, aggravée par le chagrin, mourut à Ancône, au grand regret de la chrétienté. Les princes d'Italie et ceux du reste de l'Europe ne s'occupèrent plus de l'avenir, et renoncèrent à tout projet de croisade. Dominés par le moment, ils ne songèrent qu'à s'agrandir autour d'eux, sans chercher les moyens de poser une digue aux envahissements d'un peuple dont le triomphe définitif avait été préparé par une longue série de succès. Ils virent avec indifférence tomber la porte orientale de l'Europe, et les Ottomans fonder sur les ruines de la puissance grecque un vaste empire qui semblait une menace jetée à la face du monde chrétien.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Paul Silentiarius, part. II, pages 129, 133.

[2] Ducas, chap. 40.

[3] Ducas, chap. 40.

[4] Phranza, liv. III, ch. 9. — S'il faut ajouter foi au témoignage de quelques savants publicistes de nos jours, le tombeau de Constantin XII Dragosès aurait été découvert l'année dernière à. Constantinople.

[5] Ducas, chap. 40.

[6] Gibbon, t. XIII, chap. 68.

[7] Sancta Trinitas, qua mihi donavit imperium, te in patriarcham novœ Romœ delegit. (Phranza, liv. III, chap. 19.)

[8] Ducas, chap. 42.

[9] Ducas, chap. 42.

[10] Phranza, liv. IV, page 14.

[11] Chalcondyle.

[12] Phranza, liv. IV, page 16.

[13] Phranza, liv. IV, page 15.

[14] Phranza, liv. IV, page 16.

[15] Phranza, liv. IV, page 16.

[16] Chalcondyle, liv. IX, p. 150.

[17] Phranza, liv. IV, page 91. — Hammer, Histoire de l'empire ottoman.

[18] Ducas, chap. 45.

[19] Chalcondyle, p. 156 et 157.

[20] Chalcondyle, p. 167.

[21] Hallam, l'Europe au moyen âge.

[22] Karamsin, Histoire de l'empire de Russie, tome V.

[23] La Curne de Sainte-Palaye, Mémoires sur l'ancienne chevalerie, tome Ier.