Transport du grand
canon sous les murs de Constantinople. —Ravages exercés par l'avant-garde des
Turcs. — Continuation du schisme. Fanatisme des Grecs. — Commencement du
siège de Constantinople. — Ambassadeur de Jean II t'Iliade dans le camp des
Turcs. — Machines de siée mises en usage par Mahomet. — Forces des Ottomans
et des Grecs. — Attaque et défense. — Incendie de l'énorme machine du sultan.
— Secours et victoire des cinq vaisseaux. — Traitement ignominieux subi par
l'amiral turc. — Conseil tenu par Mahomet. — Il fait transporter ses navires
par terre. — Justiniani échoue dans son projet d'incendier la flottille
turque. — Détresse de la ville. — Réponse de Mahomet à un message de
Constantin. — Nouvelle tentative des chrétiens pour briller le pont et les
vaisseaux du sultan. — Dernier message de Mahomet à l'empereur grec. — Noble
réponse de Constantin. — Préparatifs des Turcs pour l'assaut général. —
Constantin ranime le courage des Grecs. — Les Génois réparent les brèches des
murs. — Le sultan essaie en vain de corrompre Justiniani. — Nouveau conseil
assemblé par Mahomet. — Dernier adieu de l'empereur et des Grecs. — Assaut
général. — Mort de l'empereur. — Prise de la ville. — Pillage de
Constantinople. — Captivité des Grecs. — Dévastation de Sainte-Sophie. —
Départ des vaisseaux italiens.
Dans
les premiers jours de février 1453, Mahomet ordonna de transporter sous les
murs de Byzance le monstrueux canon d'Orban. Il était traîné par un attelage
de soixante bœufs ; deux cents hommes marchaient de chaque côté pour le tenir
en équilibre ; deux cent cinquante ouvriers allaient en avant, afin d'aplanir
la route et de réparer les chemins. Il fallut près de deux mois de travail
pour faire un trajet de deux journées. Karadjabeg, chargé du commandement de
l'escorte, occupa les loisirs d'une marche si lente à faire des excursions au
nord et au midi des campagnes environnant Constantinople, et s'avança jusque
sur les rivages de la mer Noire et de la Propontide. Il soumit en passant les
villes de Mésembrie, Anchialos, Byzon, la tour de Saint-Étienne, située à
douze kilomètres seulement de Constantinople, et dont la garnison fut
massacrée en punition de sa résistance. D'autres forts se rendirent à la
première sommation, et ne reçurent aucun mal ; mais les Turcs firent un
exemple terrible de tous ceux qui essayèrent de se défendre. Sélymbrie n'en
parut cependant pas épouvantée ; et, pleine de confiance dans la force de ses
murailles, elle résolut de repousser avec courage tous les efforts de
l'ennemi. Karadjabeg dut battre la campagne afin d'empêcher les sorties des
habitants. Déjà une troupe de Bulgares et de Paphlagoniens, campés pendant
l'hiver non loin de la ville, avait été chargée de les contenir dans leurs
murailles. Mais la mer était libre, et les Grecs, montant sur leurs
vaisseaux, allèrent piller la côte de Cyzique, et prirent tous les bourgs des
Turcs, ainsi qu'un riche butin. Des nombreux prisonniers qu'ils avaient faits
dans cette descente, ils tuèrent les uns, et vendirent les autres à
Constantinople[1]. Durant
ces ravages, poussés par les troupes de Mahomet jusqu'aux portes mêmes de la
capitale, on vit insensiblement arriver le printemps, mais non la fia des
contestations religieuses. Des luttes scandaleuses, chaque jour renouvelées,
prouvèrent que le feu du schisme n'était pas éteint et qu'une frénésie
épidémique troublait la nation. Le carême et l'approche de Pâques, au lieu
d'inspirer la charité, fournirent un nouvel aliment à l'obstination des
fanatiques. Les confesseurs schismatiques ne se firent pas scrupule d'alarmer
les consciences. Ils imposèrent des pénitences rigoureuses à ceux qui avaient
entendu la messe d'un prêtre accusé d'avoir donné à l'union un aveu formel ou
tacite, ou reçu de ses mains la sainte eucharistie. « Celui-ci, disaient-ils,
a perdu la vertu de son caractère sacerdotal, et ses sacrifices ne « sont pas
de véritables sacrifices. » Lorsqu'on les demandait pour conduire un mort à
sa dernière demeure et lui donner le secours de leurs prières, ces pharisiens
pleins de vanité, à la vue d'un prêtre réconcilié avec l'Église latine, se
dépouillaient de leur étole, et prenaient aussitôt la fuite. Les insensés
poussèrent le fanatisme jusqu'à ne plus vouloir approcher de l'église
Sainte-Sophie, où le cardinal Isidore avait célébré la messe. Le clergé et le
peuple s'en éloignèrent comme d'une synagogue juive ou d'un temple païen.
Cette basilique majestueuse, qui, remplie d'un nuage d'encens, éclairée d'une
multitude innombrable de flambeaux, avait si souvent retenti des concerts
d'actions de grâces et des sons harmonieux de l'hymne pieuse, lesquels
animaient la pompe des sacrifices, resta livrée à une profonde obscurité et à
la plus triste solitude. « Image également funeste et fidèle, s'écrie
l'historien Ducas, de la déplorable désolation où nos crimes allaient bientôt
la réduire ! » Quant à
Gennadius, il ne cessait point d'écrire contre le traité d'union, et de
lancer du fond de sa cellule l'anathème contre les azymites. It proclamait
saint Thomas coupable d'hérésie, et ses paroles, recueillies comme autant
d'oracles, entraînaient à de coupables excès une multitude ignorante et
passionnée. Avec lui se réunissait dans une haine implacable contre les
catholiques et les Latins le grand amiral Lucas Notaras, l'homme le plus
puissant de la cour. Celui-ci n'eut pas honte de déclarer un jour qu'il
aimerait mieux voir à Constantinople le turban de Mahomet que la tiare du
pape, tandis que le peuple exprimait hautement le désir de tomber au pouvoir
des Latins, qui au moins reconnaissaient le Christ et sa sainte mère, plutôt
que d'être assujetti à la tyrannie des Turcs, ennemis de Dieu. Un esprit de
vertige s'était aussi introduit dans les couvents : les moines ne voulaient
pas de confesseurs qui reconnussent le décret d'union, et, au grand scandale
de tous les fidèles, une religieuse instruite dans les saintes Écritures
n'eut pas honte d'adopter la religion et jusqu'au costume des musulmans, de
manger de la chair, de sacrifier au prophète, et de faire profession publique
de son impiété. C'est ainsi que se passa le carême. Au
commencement du mois de mars, Mahomet fit publier dans les provinces l'ordre
à tous ceux de ses sujets qui étaient en état de poiler les armes de le
suivre au siège de Constantinople. Outre les enrôlés, on vit accourir sous
ses drapeaux une foule de volontaires. Des enfants et des vieillards
voulurent prendre part à cette guerre sainte. Le sultan se mit en marche, et
s'arrêta d'abord à. cinq milles de Constantinople. Il s'approcha ensuite à la
tête de son armée, et, le vendredi après Pâques, 6 avril 1453, il parut
devant cette ville et planta sa tente derrière la colline faisant face à. la
porte Charsias ou Caligaria. Ses troupes investirent aussitôt la plaine du
côté de la terre, depuis la porte de Bois du palais jusqu'à la porte Dorée et
l'église Saint-Côme. Le gros canon fut placé devant cette porte Caligaria ;
mais comme les nouveaux ouvrages sur ce point offraient trop de résistance,
on le transporta devant la porte Saint-Romain, qui en reçut le nom de porte
du Gros-Canon, qu'elle conserve encore aujourd'hui. A côté de cette pièce on
en dressa deux autres d'un moindre calibre, qui lançaient encore des boulets
de soixante-quinze kilogrammes, et préparaient les voies au gros canon. Pour
charger celui-ci, il fallait deux heures, et il ne pouvait tirer que huit
coups dans la journée ; le premier, avant l'aurore, donnait le signal de
l'attaque. Il éclata bientôt, en tuant dans cette explosion le Hongrois qui
l'avait fondu[2]. Les morceaux furent réunis ;
on essaya toutefois de les utiliser encore, mais l'effet ne répondit pas à
l'attente. Alors
parut dans le camp des Ottomans un ambassadeur de Jean Huniade, qui, dix-huit
mois auparavant, avait conclu avec Mahomet une trêve de trois ans. « Huniade,
représenta l'envoyé, avait remis l'administration des affaires du royaume
entre les mains de Ladislas, son maître ; maintenant il n'était plus en état
de tenir ce qu'il avait promis ; il renvoyait donc les titres turcs du
traité, et demandait en échange la copie hongroise ; le sultan pourrait
s'arranger avec le roi de Hongrie comme il lui plairait. » La prophétie dont
nous avons parlé plus haut avait déterminé cette démarche du régent, et de
son côté l'ambassadeur crut devoir tout faire afin de hâter l'accomplissement
des paroles du vieillard par la chute de Constantinople, qui devait assurer
le repos et le salut de la chrétienté. Un jour qu'il assistait au tir du
grand canon, il se mit à rire en voyant la maladresse du pointeur, et lui
enseigna les moyens de tirer un meilleur parti de l'artillerie. Il lui montra
que, pour ouvrir plus rapidement une brèche, il ne fallait pas toujours viser
au même endroit ; mais qu'on devait tirer alternativement à dix à douze
mètres à droite et à gauche, et frapper ensuite au milieu de cet espace, pour
renverser la muraille déjà ébranlée par de fréquentes secousses. Les Turcs
suivirent ce conseil, et le succès couronna bientôt leurs efforts. Ainsi,
c'était un artificier hongrois qui avait fondu le canon, et ce fut un
ambassadeur hongrois qui enseigna aux Turcs la manière de s'en servir. Outre
l'énorme bouche à feu d'Orban et les deux autres presque aussi grandes qui
l'épaulaient, les Turcs avaient établi une longue chaîne de pièces moins
fortes contre les murailles, et quatorze batteries avec de nombreuses
balistes foudroyaient en même temps les endroits les plus accessibles. De
leur côté les archers faisaient pleuvoir sur les assiégés une grêle de
flèches ; et les mineurs venus des montagnes de Novoberda, suivant Léonard de
Chios, poussaient leurs travaux jusque dans le fossé de la ville. Mahomet
avait fait construire quatre tours montées sur des roues, et une gigantesque
machine de siège à laquelle les Grecs donnaient le surnom d'Épepolia (qui prend les
villes). On la
mettait en mouvement à l'aide de cylindres ; une triple couverture de peaux
de bœuf prolongeait ce magasin mobile, rempli de munitions et de fascines
pour combler le fossé. L'étage supérieur supportait des tourelles et des
parapets qui permettaient aux guerriers qu'elle renfermait de tirer sans
danger par les ouvertures. A la partie inférieure elle offrait trois portes
par lesquelles les soldats et les ouvriers pouvaient opérer des sorties et se
retirer. Un escalier conduisait à la plate-forme supérieure de la machine, et
du haut de cette plate-forme s'abaissait une espèce de pont-levis qui,
s'accrochant au rempart ennemi, rendait le combat plus facile[3]. Ducas
porte à deux cent mille hommes l'armée turque rangée sous les murs de
Constantinople, Léonard de Chios à trois cent, et Chalcondyle à quatre cent
mille. Le récit de ces deux derniers historiens est exagéré, et nous adoptons
celui de Phranza, qui l'observa mieux, et n'y compta que deux cent
cinquante-huit mille hommes, évaluation précise et d'accord avec la mesure
des probabilités. Cent mille cavaliers occupaient les derrières du camp ;
cent mille fantassins étaient postés à. l'aile droite, s'étendant jusqu'à la
porte Dorée, et cinquante-huit mille à la gauche, gagnant le palais des
Blachernes. Au centre se tenait le sultan, à la tête de quinze mille
janissaires. Saganos-Pacha campait avec quelques troupes sur les hauteurs qui
dominent le faubourg de Galata, en face du port. La flotte des assiégeants,
qui avait paru le 15 avril vers l'embouchure méridionale du Bosphore, était
moins formidable : elle se composait de quatre cent vingt navires, mais
dix-huit seulement pouvaient être regardés comme des vaisseaux de guerre ; et
il est certain que le plus grand nombre n'était que des flûtes et des
transports. Le commandant Baltaoghli avait équipé cette flotte pendant
l'hiver, dans une baie du Bosphore appelée encore aujourd'hui port de
Baltaoghli. Ainsi les Turcs avaient vingt fois plus de forces que les
assiégés, et en outre l'ardeur des fanatiques affamés et intrépides que le son
de la trompette sacrée avait attirés sous le drapeau de Mahomet, était
au-dessus de toute comparaison avec la valeur que pouvaient déployer les
Grecs dans la défense. Malgré
son état de décadence, Constantinople renfermait encore plus de cent mille
habitants. C'étaient pour la plupart des ouvriers, des prêtres, des femmes,
et des hommes dénués de ce courage qui manque rarement aux femmes elles-mêmes
lorsqu'il s'agit du salut de la patrie. D'après un état dressé pendant le
siège, et sur un ordre de l'empereur, par le protovestiaire Phranza, le
nombre des citoyens, et même des moines disposés à prendre les armes pour la
défense de Constantinople, ne dépassait pas quatre mille neuf cent
soixante-treize. Ils étaient soutenus d'un corps de deux mille étrangers et
d'environ cinq cents Génois sous les ordres de Jean Longus, de la noble
famille des Justiniani, envoyés sur deux galères, comme dernier appui, à
l'empire agonisant. Constantin se montra plein de reconnaissance envers ces
auxiliaires et les combla de présents : il nomma Longus protostator, ou
capitaine d'un corps de trois cents hommes, et lui concéda par une bulle d'or
la souveraineté de l'île de Lemnos dans le cas où Mahomet II serait forcé,
comme son père, d'abandonner le siège de la ville. Non-seulement les Grecs se
flattaient de cette espérance, mais encore les Génois, maîtres de Galata. Ils
avaient, il est vrai, envoyé des ambassadeurs an sultan, avant son départ
d'Andrinople, pour l'assurer de la fidélité de leur amitié et renouveler avec
lui l'ancienne alliance. Mahomet leur avait promis, en vertu des traités
écrits, de maintenir l'état de paix et d'amitié, pourvu qu'ils gardassent la
plus stricte neutralité. Mais les Génois, qui se défiaient de la sincérité de
ses paroles, fournissaient aux habitants de Constantinople tous les secours
possibles. Informé de leurs manœuvres, le sultan résolut de s'en venger plus tard
: « Je laisserai dormir le serpent, dit-il, jusqu'à ce que j'aie tué le
dragon ; mais alors je l'étourdirai du moindre coup et lui écraserai la tête[4]. » Quant
aux forces maritimes des Grecs, elles se composaient de trois grands
bâtiments de commerce vénitiens, appelés galéasses, que le bayle avait
retenus à leur arrivée de Tanaïs et de Trébizonde, de trois vaisseaux de Gênes,
d'un navire français, d'un autre espagnol, de deux de la Canée (Cydon), et de quatre de Candie. Ainsi,
une capitale de treize milles de circonférence n'avait pour se défendre
contre toutes les forces de l'empire ottoman qu'une garnison de sept à huit
mille soldats et une marine de quatorze voiles. Les assiégeants pouvaient
tirer de nombreuses ressources de l'Europe et de l'Asie, qui leur étaient
ouvertes ; tout manquait aux Grecs, renfermés dans l'enceinte de leurs
murailles. Les
assiégés étaient également inférieurs aux Ottomans pour l'artillerie. Du
reste ils ne devaient pas regretter de ne pouvoir opposer à la pièce
colossale d'Orhan une pièce de même calibre ; car ceux de leurs canons qui
envoyaient des boulets de soixante-quinze kilogrammes étaient encore trop
pesants pour les murs de la ville, que chaque décharge ébranlait fortement :
en sorte que de telles armes étaient plus funestes aux Grecs qu'à leurs
ennemis. Néanmoins, lorsqu'un de leurs gros canons éclata, ils accusèrent
l'artificier de s'être laissé corrompre par Mahomet, et dans leur fureur ils
voulurent le mettre à mort ; puis, faute de preuves suffisantes, ils lui
rendirent la liberté. Les premiers jours de siège, les soldats descendirent
dans le fossé ou firent des sorties en pleine campagne. Mais quel avantage
pouvait obtenir un chrétien contre vingt infidèles ? On leur conseilla, vu
l'inégalité du nombre, de se borner à lancer des armes de trait du haut des
remparts. Il faut
reconnaître, malgré la pusillanimité dont la nation grecque donna la preuve
dans ce pressant danger, que le dernier des Constantin déploya les talents et
la valeur d'un héros. La noble troupe de volontaires qui était venue se
ranger sous sa bannière respirait l'amour des combats et de la patrie, et les
auxiliaires étrangers rivalisaient de zèle et de courage pour soutenir
dignement l'honneur de la chevalerie d'Occident : on eût dit, en un mot, que
l'énergie tant vantée des vainqueurs de Marathon et de Salamine avait passé
dans l'âme des généreux défenseurs de la Grèce. Du milieu d'épais nuages de
fumée, du bruit et du feu de leur mousqueterie et de leurs canons, ils
accablaient les assaillants d'une grêle de javelines et de traits. Chacune de
leurs petites armes vomissait en même temps depuis cinq jusqu'à dix balles de
plomb de la grosseur d'une noix, avec une telle violence, qu'elles pouvaient
traverser les boucliers, les cuirasses et le corps de plusieurs guerriers,
selon la force de la charge. Mais
les Turcs, aussi opiniâtres dans l'attaque que les soldats de l'empereur dans
la défense, approchèrent bientôt à couvert dans des tranchées ou derrière des
ruines. Arrivés un jour jusqu'aux bords du fossé, ils entreprirent de combler
l'énorme ouverture qu'avait pratiquée leur artillerie, et de se frayer un chemin
pour donner l'assaut. Ils y entassèrent une quantité innombrable de bois de
fascines dont leurs énormes tours étaient remplies, de tonneaux et de troncs
d'arbres. L'activité des travailleurs fut prodigieuse, mais funeste à ceux
qui se trouvaient sur les bords, ou les plus faibles. Poussés dans le
précipice, ils y demeurèrent ensevelis sous les masses qu'on se hâtait d'y
jeter. Les assiégeants entreprenaient de remplir le fossé, et les assiégés
redoublaient d'efforts pour rendre les travaux inutiles ; après des combats
longs et meurtriers, ils employaient le temps de la nuit à détruire ce que
les Turcs avaient fait pendant le jour. Ils réparaient les brèches avec du
bois et des tonneaux pleins de pierre et de terre, tandis que leurs ouvriers
délogeaient l'ennemi des mines qu'il avait creusées, ou l'arrêtaient par des
contre-mines. Un
digne rival de l'auxiliaire hongrois des Turcs, Jean Grant, d'origine
allemande, enseigna aux Grecs à lancer suivant de meilleures combinaisons
l'inextinguible feu grégeois. Au moyen de ces flammes liquides, ils
réduisirent en cendres la grande machine recouverte d'un triple vêtement de
cuir qui venait de renverser pendant la nuit la tour de Saint-Romain. Après
un combat opiniâtre, auquel l'obscurité seule put mettre fin, les ennemis
furent repoussés. Ils se promettaient de recommencer au lever du jour l'attaque
avec une nouvelle ardeur et plus de succès. Mais l'empereur et le Génois
Justiniani surent mettre à profit tous les instants laissés au repos et à
l'espérance ; ils se multiplièrent, malgré les fatigues de la journée,
passèrent la nuit sur les murailles au milieu des ingénieurs et des ouvriers,
afin de presser des travaux d'où dépendait le salut de Constantinople. Au
point du jour, l'impatient Mahomet sortit de sa tente et appela ses soldats
aux armes. Sa douleur fut aussi grande que son étonnement à la vue du fossé
nettoyé et rétabli, de la tour de Saint-Romain dans toute sa force. Il
déplora la ruine de son projet, et ne put s'empêcher, en contemplant les
débris de son énorme machine, d'accorder un juste tribut d'éloges à la défense
des Grecs. Selon Phranza, il jura par trente-sept mille prophètes qu'il
n'aurait jamais cru les infidèles capables d'accomplir de si grandes choses en
une seule nuit. Du
moment où Constantin avait craint que sa capitale ne fût assiégée, il avait,
ainsi que nous l'avons dit, envoyé solliciter des îles de l'Archipel, de la
Morée et de la Sicile, les secours les plus indispensables. Cinq vaisseaux
chargés de froment et d'orge, d'huile et de végétaux, et surtout de soldats
et de matelots, n'avaient pu sortir de Chios pendant tout le mois de mars.
L'un portait le pavillon impérial, et les quatre autres appartenaient aux
Génois. Ils profitèrent du premier vent du sud pour mettre à la voile. Ils
traversèrent heureusement l'Hellespont et la Propontide, et arrivèrent bientôt
en face de Constantinople. Mais l'escadre turque placée à l'entrée du
Bosphore s'étendait d'un rivage à l'autre en forme de croissant, afin
d'intercepter aux bâtiments chrétiens l'entrée du port. Le ciel était serein
et la mer tranquille. Les cinq vaisseaux continuaient à s'avancer avec de
joyeuses acclamations, à force de rames et de voiles, contre la flotte
ennemie. Les murailles de la ville, le camp, les côtes de l'Europe et de
l'Asie étaient couverts de spectateurs qui attendaient avec anxiété l'arrivée
de cet important secours, dont ils ne devaient cependant tirer aucun fruit.
Mahomet lui-même s'était approché du rivage pour contempler les apprêts d'un
combat naval, dans lequel la supériorité numérique de ses vaisseaux semblait
lui assurer la victoire. Mais les équipages des dix-huit galères qui
marchaient à la tête de son escadre étaient formés de soldats sans
expérience. Le reste se composait de bateaux ouverts, grossièrement
construits, surchargés d'hommes et dépourvus d'artillerie. D'habiles pilotes
gouvernaient les cinq grands vaisseaux des chrétiens, remplis des vétérans de
l'Italie et de la Grèce, depuis longtemps habitués aux travaux et aux dangers
de la navigation. Ils s'efforçaient de couler bas ou de mettre en pièces les
faibles embarcations qui leur fermaient le passage. Du haut de leurs navires,
dont les canons rasaient les vagues, tombait une grêle de flèche, une pluie
de pierres et de feu grégeois sur les bâtiments ennemis, construits trop bas
de bord, qui osaient s'approcher pour tenter l'abordage. Le
capitaine du vaisseau impérial, Flectanella, combattait à l'avant comme un
lion, et se faisait admirer par des prodiges de valeur. Ses dignes rivaux de
gloire, Cataneo, Novarra, Balameri, commandants de l'escadre génoise, ne se
montraient pas moins redoutables ; ils sauvèrent dans ce combat le vaisseau
impérial, qui se trouvait accablé par le nombre. La mer était couverte de
traits qui s'opposaient à la manœuvre des autres navires des Turcs ;
plusieurs galères s'ouvrirent en se choquant ; il y en eut deux qui prirent
feu. Repoussés dans deux attaques, l'une de loin, l'autre plus rapprochée,
les ennemis éprouvèrent une perte considérable. A la vue de ses vaisseaux
dévorés par les flammes et de la défaite des siens, le sultan ne put modérer
les transports de sa colère. Oubliant la distance, l'élément qu'il affronte
et sa propre dignité, écumant de rage, il fait d'impuissants efforts pour
lancer son cheval dans la mer, et arracher la victoire aux Grecs. Les
officiers qui l'entourent se précipitent après lui avec leurs chevaux, afin
de joindre la flotte qui était à moins d'un jet de pierre. Ses violents
reproches, ses menaces, la crainte des châtiments et des clameurs du camp
déterminent les navires turcs à une troisième attaque. Elle leur fut encore
plus funeste que les deux autres, et, s'il faut ajouter foi au récit de
Phranza, ils perdirent plus de douze mille hommes. A la faveur d'un vent
frais qui s'éleva, l'escadre des chrétiens s'avança triomphante le long du
Bosphore, au milieu des cris de joie des soldats, des matelots et des
habitants de la ville assiégée, tandis que les vaisseaux ennemis s'enfuyaient
en désordre vers les côtes de l'Europe et de l'Asie. Elle entra à pleines
voiles dans le port, que ferma derrière elle la chaîne de fer, tendue depuis
la porte du Marché au poisson de Galata jusqu'à celle du même nom dans
Constantinople. Mahomet
se vengea de cette humiliation sur son amiral Baltaoghli, renégat issu des
princes de la Bulgarie, mais dont l'avarice souillait les qualités
militaires. Furieux contre ce guerrier, à la lâcheté duquel il attribuait la
défaite, il ordonna de le conduire au supplice ; il lui fit grâce de la vie
sur les instances des janissaires ; mais, sans aucune considération pour le
rang et les services de l'infortuné Baltaoghli, il voulut exercer en personne
sa vengeance sur lui. Quatre esclaves ayant étendu l'amiral par terre, le
sultan lui appliqua cent coups de topouz — espèce de massue, signe de
commandement, qui ressemble à notre bâton de maréchal. Après ce traitement
ignominieux, un azab, contre la volonté de Mahomet, jeta à la figure du
patient une pierre qui lui fit à la joue une profonde blessure et lui creva
un œil. Le désastre du premier amiral de l'empire ottoman donna naissance à
cette opinion, accréditée depuis chez les Turcs, que si Dieu leur a donné
l'empire de la terre, il a laissé celui de la mer aux infidèles. « Une suite
de défaites, dit Gibbon, et une rapide décadence ont établi la vérité de ce
modeste aveu. » Ce
secours reçu par les assiégés d'une manière inespérée, en dépit de tous les
obstacles, ranima l'espoir des Grecs, dont la résistance, si opiniâtre et si
surprenante, commençait, suivant leurs historiens, à fatiguer la persévérance
du sultan. Alors le grand vizir Khalil, gagné en effet par la cour de
Byzance, avec laquelle il entretenait toujours une correspondance secrète, ou
déterminé par conviction pour la conservation de Constantinople et le
rétablissement de la paix, crut l'occasion venue d'engager son maitre à
prendre ce parti. Mais son opinion était combattue par le second vizir,
Saganos-Pacha, beau-frère et favori de Mahomet, le mollah Mahomet Kourani,
son ancien gouverneur, et le cheik Ak.-Chems-Uddin, qui, à l'exemple de
Bokhari, mais avec plus de bonheur, enflammait l'enthousiasme des troupes par
ses prédictions. Dans un divan tenu à la suite de l'échec éprouvé par la
flotte, ils se prononcèrent tous pour la continuation du siège, malgré les
efforts de Khalil, représentant au sultan que d'autres secours plus
considérables pouvaient être envoyés à l'ennemi, et qu'il lui serait
impossible de les intercepter. Mahomet
jugea qu'il serait forcé de renoncer au projet de se rendre maitre de la
ville s'il ne parvenait pas à former une attaque du côté de la nier, en même
temps que ses troupes donneraient l'assaut de l'autre côté. Mais lorsqu'il
demanda à ses conseillers quels moyens on emploierait pour rompre la grosse
chaîne qui fermait le port, comment, malgré cet obstacle, on pénétrerait dans
le port, où se trouvaient maintenant huit grands navires et vingt autres plus
petits, avec des galères et des bateaux, ils gardèrent un profond silence.
Alors le sultan trancha la difficulté par une résolution audacieuse, celle de
faire transporter ses vaisseaux par terre, de la rive du Bosphore dans la
partie la plus enfoncée du havre. Cette opération pénible, mais non pas nouvelle,
puisque l'antiquité en offre plusieurs exemples, fut exécutée avec bonheur et
habileté. On couvrit par sou ordre d'une large plate-forme composée de
planches fortes et solides, enduite de graisse de bœuf et de brebis, une
étendue de huit kilomètres d'un terrain inégal et parsemé de broussailles.
Mahomet fit ensuite tirer du détroit, placer sur des rouleaux et pousser sur
cette route glissante plus de soixante-dix bâtiments de différente grandeur.
Sur chaque navire deux guides ou pilotes se tenaient au gouvernail et à la
proue ; les voiles flottaient au gré des vents, les trompettes sonnaient, les
tambours battaient, des chants et des acclamations trompaient les fatigues
des travailleurs[5]. Dans l'espace d'une nuit, la
flotte gravit la colline, traversa la plaine, et se trouva le lendemain matin
à l'ancre, dans le golfe de la Corne-d'Or. Le jour, en se levant, découvrit
aux assiégés stupéfaits, en face des murailles, appuyés à la mer, les
vaisseaux de leurs infatigables ennemis. Au premier moment de sa
consternation, le peuple voulait se rendre. L'empereur, toujours intrépide,
s'efforça de relever les courages abattus, et parut disposé à se défendre
jusqu'au dernier soupir. Malgré
la terreur qu'inspira aux Grecs l'opération du sultan, Justiniani ne laissait
pas de combattre vaillamment avec ses soldats. Quelques autres Génois de
Galata parurent, dans cette triste circonstance, témoigner beaucoup
d'affection aux Grecs, tout en trahissant les deux partis. Ils sortaient
librement et se rendaient au camp des Turcs, auxquels ils fournissaient des
vivres, de l'huile pour laver leur gros canon, et les autres objets dont ils
avaient besoin. La nuit venue, ils rentraient secrètement à Constantinople,
et le jour suivant ils se mêlaient à ses défenseurs, afin de repousser les
assaillants. Les Vénitiens continuaient à déployer une grande valeur, et le
grand-duc déployait la vigilance la plus active. Suivi de cinq cents hommes,
il faisait chaque jour le tour de la ville pour voir si tous les soldats
étaient à leur poste et pour enflammer leur courage. Justiniani
ayant résolu de brûler la flottille des Turcs, prépara une galère à cet
effet, et y fit monter cent cinquante jeunes gels de l'élite des Italiens,
avec les machines et les feux d'artifices nécessaires. Mais les Génois de
Galata, informés de son dessein, s'empressèrent de le révéler aux
assiégeants, qui se tinrent sur leurs gardes. Lorsque le vaisseau du brave
Justiniani s'approcha, vers minuit, de l'escadre ennemie, les Turcs firent
feu, et un énorme boulet l'ayant fracassé, il coula bas avec les guerriers
qu'il portait. Le chef génois n'échappa qu'avec peine, et la plus grande
partie de l'équipage fut ensevelie dans les flots. Au cri de détresse des
infortunés compagnons de Justiniani, les Turcs répondirent par un formidable
cri de victoire, que Ducas compare au bruit d'un tremblement de terre, et qui
fut répété par les rivages de la mer et les sept collines de la ville. Quand
le jour parut, la joie redoubla la confiance des vainqueurs ; ils voulurent
éprouver une seconde fois l'efficacité de leur artillerie. Ils pointèrent
donc une de leurs pièces non contre un vaisseau grec, mais contre un bâtiment
génois, chargé de marchandises précieuses, qui était à l'ancre devant Galata,
et le firent voler en éclats. Les députés génois se plaignirent à. cette
occasion d'une telle récompense accordée à leur secours, sans lequel la
flotte n'aurait jamais pu être transportée par terre dans le port. Les vizirs
s'excusèrent en répondant qu'on avait cru que ce bâtiment appartenait aux ennemis,
et que d'ailleurs une indemnité leur serait accordée après la guerre. Ils
s'en retournèrent apaisés par ces paroles, sans penser que bientôt ils
seraient enveloppés dans le désastre commun[6]. Le
sultan ordonna de conduire devant les murs de la ville, puis d'égorger sous
les yeux des Grecs tous les jeunes guerriers que les musulmans avaient pris
pendant la nuit. Cet affreux massacre augmenta encore la consternation des
assiégés, dont il serait difficile de peindre la détresse. Après un siège de
quarante jours, la garnison peu nombreuse se trouvait épuisée par une double
attaque ; les fortifications, qui avaient résisté pendant près de dix siècles
aux efforts successifs des Perses, des Avares et des Arabes, étaient tombées
sous le canon des Ottomans. Déjà. on y voyait plusieurs brèches, et quatre
tours près de la porte Saint-Romain n'offraient plus que des ruines.
Constantin, manquant d'argent pour solder ses troupes affaiblies et souvent
prêtes à se révolter, fut réduit à dépouiller les églises, en promettant de
restituer quatre fois la valeur de ce qu'il y prenait ; la conduite de
l'empereur fournit aux ennemis de l'union un nouveau sujet de reproche. Enfin
le malheur abattit la fierté du monarque grec ; il envoya un message au
sultan pour lui demander la paix, le suppliant de lui imposer un tribut et de
se retirer. « Il m'est impossible d'abandonner le siège, lui répondit
Mahomet. Je prendrai la ville, ou la ville me prendra vif ou mort. Si vous
voulez en sortir de bon gré, je vous donnerai la Morée, je céderai d'autres
provinces à vos frères, et nous demeurerons amis. Mais si je la prends de
force, je vous frapperai vous et tous les grands avec l'épée ; je permettrai
aux soldats de faire tout le peuple prisonnier et de piller les maisons ;
pour ma part je me contenterai de la ville et de ses édifices. » Le sentiment
de l'honneur et la crainte du blâme universel ne permirent pas à Paléologue
de livrer Constantinople aux infidèles[7]. Encouragé
par ses nouveaux succès, et décidé à ne pas lâcher sa proie, le sultan,
maitre du port, y établit, à l'endroit le plus resserré, un pont, ou plutôt
un môle, large de cinquante coudées et long de cent, construit au moyen de
tonneaux réunis les uns aux autres par des crampons de fer et surmontés de
planches solidement fixées. Cinq soldais pouvaient passer de front sur ce
môle, où fut placé un des plus grands canons, tandis que les galères, les
troupes et les échelles approchaient du côté le plus accessible. Les
chrétiens, ayant inutilement essayé de détruire les ouvrages avant qu'ils
fussent achevés, conçurent la pensée d'incendier et le pont et les vaisseaux
du sultan. Cette difficile entreprise fut confiée au Vénitien Jacques Kok.
Celui-ci prit trois galiotes des plus rapides, sur lesquelles il fit monter
quarante jeunes marins les plus déterminés, et qu'il munit de feu grégeois et
d'autres matières combustibles. Ils s'avancèrent au milieu d'une nuit
ténébreuse, et laissèrent sur le pont deux marins chargés d'y mettre le feu
dès qu'ils verraient la flamme briller sur les vaisseaux des Turcs. Mais la
vigilance de l'ennemi empêcha l'exécution de cet audacieux projet ; des
masses de pierres lancées avec force écrasèrent les légers esquifs. Une seule
galère fut brûlée, et le feu allumé en même temps sur le pont fut éteint. Les
quarante marins des trois petits navires tombèrent entre les mains des
Ottomans, qui les massacrèrent inhumainement, le lendemain, sous les yeux des
assiégés. Par représailles les Grecs exposèrent sur leurs remparts les têtes
de deux cent soixante captifs musulmans[8]. L'insuccès
de cette entreprise provoqua des débats entre les Vénitiens et les
auxiliaires génois aux ordres de Justiniani. Ceux-ci rejetèrent toute la
faute sur l'inexpérience de Jacques Kok, et les Vénitiens, indignés, prirent
le parti de leur compatriote ; l'empereur dut s'interposer pour les empêcher
d'en venir aux mains. Du reste, l'esprit de discorde faisait chaque jour des
progrès et diminuait encore le peu de Forces des chrétiens. Plus d'une fois
Justiniani et le grand-duc Lucas Notaras, dont l'ambition n'était pas amortie
par leur commun danger, osèrent s'accuser mutuellement de lâcheté et de
trahison. Cependant Mahomet ordonna d'établir des batteries sur la colline de
Saint-Théodore, située au-dessus de Galata, de ce même côté du port, et de
tirer indistinctement sur tous les vaisseaux, grecs ou génois. Alarmés de cet
ordre, les Génois envoyèrent supplier le sultan d'épargner leur marine
marchande. Mahomet répondit que ce n'étaient point des navires de marchands,
mais des pirates qu'il traitait de la sorte, puisqu'ils étaient venus porter
des secours aux assiégés. Épouvantés du sort d'un bâtiment qui avait sombré
au premier coup, les autres se retirèrent sous les maisons de Galata, de
manière à trouver une protection sûre contre les batteries. La ville ne fut
pas épargnée ; quant aux vaisseaux et aux équipages, ils ne subirent aucun
dommage, et l'action de l'artillerie turque fut si peu dangereuse, que cent
quatre-vingt charges, selon Phranza, ne tuèrent qu'une femme ; encore
l'historien assure-t-il que cette mort fut causée par une pierre qui s'était
détachée d'un mur. Depuis
sept semaines le siège se poursuivait sans relâche par terre, et maintenant
la ville était pressée du côté de la mer. Dans tous les siéger précédents
elle n'avait été sérieusement investie que sur un point ; les Latins ne
l'avaient emportée d'assaut qu'en s'élançant du port. Mais déjà les Turcs
occupaient le fossé, presque comblé Par les débris des tours et des
fortifications ; leur artillerie avait ouvert une large brèche à la porte
Saint-Romain, et leurs vaisseaux approchaient du côté le plus accessible.
Quand Mahomet crut avoir tout préparé pour se rendre maître de
Constantinople, il envoya par Esfendiar-Oghlou, son gendre, un dernier
message à l'empereur, soit pour remplir son devoir de musulman en offrant aux
gabours l'alternative d'embrasser la religion du prophète, de se soumettre au
tribut, ou de se résigner à la mort ; soit qu'il voulut s'assurer par un
témoin oculaire si la ville pouvait encore ou non prolonger sa résistance. Ce
message était conçu en ces termes : « Tout est prêt pour l'attaque, et je
vais exécuter ce que j'ai résolu il y a longtemps. L'événement est entre les
mains de Dieu. Que voulez-vous faire ? Voulez-vous sortir de votre capitale
avec tous les grands de votre empire et leurs biens, et que les habitants ne
reçoivent aucun mauvais traitement, ni de la part de vos gens, ni de celle de
mes soldats ? Si vous êtes décidé à vous défendre jusqu'à l'extrémité, vous
et les vôtres perdrez les biens et la vie, le peuple sera conduit en
captivité et dispersé par toute la terre. » Esfendiar-Oghlou,
admis en la présence de l'empereur entouré de toute sa cour, lui conseilla de
détourner la colère du sultan, et d'épargner à son peuple, par une soumission
opportune, les misères de l'esclavage. Mais dans le conseil de guerre la voix
de l'honneur et du désespoir l'emporta. Constantin répondit noblement à
l'ambassadeur turc : « Si vous voulez vivre en paix avec nous comme vos
ancêtres ont vécu avec les nôtres, nous en rendrons à Dieu de très-humbles
actions de grâces. Vos ancêtres honoraient nos ancêtres comme leurs pères.
Ils regardaient Constantinople comme leur patrie ; ils y trouvaient un asile
assuré dans leurs disgrâces. Aucun de ceux qui ont osé attaquer la capitale
de l'empire romain n'a régné ni vécu longtemps. Contentez-vous de posséder
sans inquiétude les terres et les places que vous avez usurpées sur nous
contre toute justice. Imposez-nous un tribut aussi pesant qu'il vous plaira,
et retirez-vous en paix. La chance des armes est incertaine, et vous ignorez
si, dans le temps que vous prétendez vous emparer de notre ville, vous
n'éprouverez pas vous-même quelque échec. Pour ce qui est de vous la livrer,
cela ne dépend ni de nous ni des habitants. Nous sommes tous résolus à mourir
pour sa défense[9]. » Dès que
Mahomet connut la réponse de l'empereur, il employa plusieurs jours à ses
derniers préparatifs, et laissa respirer les Grecs. Le 24 mai, il fit
proclamer dans le camp un assaut général par terre et par mer pour le 29. Il
réunit les chefs de l'armée, et, comptant sur l'effet des récompenses
temporelles et visibles, il leur promit solennellement le pillage de la
ville. « Elle m'appartient ainsi que les bâtiments, leur dit-il ; mais je
vous abandonne les captifs, le butin et toutes ses richesses. » Un immense
cri d'allégresse, sorti de tous les rangs, accueillit la déclaration du
sultan. Les chefs des janissaires lui répondirent de la victoire au nom de
leurs soldats, et le prièrent en même temps de rendre à la liberté leurs
camarades retenus en prison depuis le désastreux combat naval. Plein de
confiance dans leurs promesses et leur enthousiasme, Mahomet s'empressa de
satisfaire à leur demande, et toute l'armée se livra aux transports d'une
joie tumultueuse. Pour exciter davantage leur ardeur martiale, il publia que
des timars et même des sandjaks seraient donnés en récompense aux premiers
qui monteraient sur les remparts. En même temps il annonçait que les fugitifs
et les déserteurs n'échapperaient point à sa justice, et que la hache du
bourreau frapperait impitoyablement leurs têtes. Après
cette seconde proclamation, les derviches, dont le sultan n'avait pas oublié
d'enflammer le zèle par ses promesses, se mirent à parcourir les tentes afin
d'inspirer aux soldats le désir du martyre. Ils conjurèrent les moslems au
nom du prophète et de son porte-étendard Eyoub, tombé jadis en face des
remparts de Constantinople, de planter la bannière de l'islamisme sur les
créneaux de la ville des infidèles. Leurs puissantes exhortations répandirent
parmi les Turcs une ardeur universelle et l'impatience du combat. Tout le
camp retentit de chants et de cette acclamation mille fois répétée : e Il n'y
a d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ! Dieu est un, et nul
n'est semblable à lui ! » Lorsque les ténèbres de la nuit commencèrent à
s'éteindre, les trompettes donnèrent le signal d'une illumination générale
dans le camp et sur les vaisseaux. De toutes les tentes, des rives du
Bosphore, des hauteurs couronnant Galata, des profondeurs du port, de toute
la ligne de circonvallation, s'élancèrent tout à coup des flots de lumière.
Depuis le palais des Blachernes jusqu'à la porte Dorée brillèrent des feux de
joie, dont la ville de Scutari et le rivage asiatique réfléchissaient la
clarté. A l'aspect du demi-cercle étincelant qui les environnait, un rayon
d'espérance passa dans l'âme des assiégés. Un instant ils crurent qu'un vaste
incendie dévorait le camp et la flotte des Turcs ; mais les danses et les
chants joyeux des derviches dissipèrent aussitôt cette illusion ; déjà les
barbares préludaient à leur triomphe et à la conquête. Il serait impossible
de peindre le douloureux spectacle qu'offrit alors la cité de Constantin.
Partout régnait le désespoir. Au milieu des ténèbres, les habitants
couraient, frappés de terreur et saisis d'un sombre pressentiment, se
prosterner devant l'image de la Vierge, dont la protection miraculeuse les
avait tant de fois délivrés des attaques des Turcs. Du sein de cette ville
abîmée dans la douleur sortait un lugubre gémissement et s'élevait une prière
plaintive : Kyrie, eleison ! Kyrie, eleison ! — Détournez de nous, ô
Seigneur, les effets de vos justes menaces, et délivrez-nous des mains de nos
ennemis[10]. » Mais ils déploraient avec
des cris impuissants le châtiment qui les menaçait ; le Ciel ne devait point
écouter les prières de cœurs endurcis dans le schisme. Dans ce
moment de crise, l'empereur lui-même visita tous les postes, il assembla les
plus nobles d'entre les Grecs et les plus braves d'entre les auxiliaires,
pour les préparer à l'assaut général qu'ils auraient bientôt à soutenir, et
les exhorter à faire leur devoir. Enfin il recourut à tous les moyens pour
ranimer le courage de ses sujets. Durant les sept semaines de siège ils
s'étaient bercés souvent de l'espoir que l'ennemi, se contentant de tirer
contre la ville, n'oserait pas monter à l'assaut. Dans cette confiance, un
grand nombre d'habitants avaient abandonné les remparts pour rentrer chez
eux. Les Turcs, profitant de l'occasion favorable, avaient retiré, à l'aide
d'énormes crochets, les gabions avec lesquels les assiégés comblaient
toujours les brèches. Informé de ce qui se passait, Constantin accabla de
reproches et de menaces ceux qui avaient déserté leurs postes. Comme
plusieurs d'entre eux s'excusèrent en se plaignant de manquer de nourriture
ainsi que leurs femmes et leurs enfants, l'empereur fit distribuer des vivres
sur toute la ligne de défense et dans les maisons[11]. La nuit
môme où Constantinople, saisie d'effroi au bruit des hurlements de joie de
ses féroces ennemis, se livrait au désespoir, Justiniani avait travaillé sans
relâche à faire réparer les brèches là où l'artillerie turque avait ouvert
les murs, près de la porte Saint-Romain. Au moyen de fascines les Génois
élevèrent un nouveau rempart, derrière lequel ils se retranchèrent encore par
un fossé profond. Leur digne chef envoya ensuite prier le grand amiral Lucas
Notaras de lui procurer quelques canons. Celui-ci répondit qu'il n'en était
pas besoin sur le point défendu par les Génois ; offensé de ce refus,
Justiniani répondit qu'ils étaient moins nécessaires du côté du port. De ces
aigres messages on passa aux outrages, et l'empereur dut encore s'interposer
; à force de leur représenter les funestes effets de telles dissensions au
milieu du danger commun, il les amena au moins à une réconciliation apparente
à l'heure de la détresse[12]. Le chef des Génois l'emportait
de beaucoup sur le grand-duc, son adversaire, par le conseil et l'action, par
son langage propre à relever les esprits abattus, par l'intrépidité de son
courage. Malheureusement les sages dispositions de l'illustre étranger
étaient souvent contrariées par la basse jalousie des Grecs, et il ne trouva
d'appui que dans sept autres Génois, ses compagnons d'armes. f1lalgré
les dégoûts qu'on lui faisait éprouver, Justiniani secondait l'empereur de tout
l'ascendant qu'il exerçait sur l'armée auxiliaire, et restait fidèle à la
cause des chrétiens. Le sultan, qui savait honorer la valeur et la
résolution, s'était écrié plus d'une fois à la vue de tant de peines et de
travaux du brave Italien : « Que ne donnerais-je pas pour m'attacher un tel
homme ? » Il lui fit des offres secrètes, et essaya de le corrompre à force
de présents ; mais il le trouva aussi ferme contre l'or que contre le fer.
Justiniani se consuma en vains efforts pour réparer les fortifications ; car,
dégradées par le temps et par les orages, alors que le temps et l'argent ne
manquaient pas encore, elles n'avaient pas été mises en état de défense convenable.
Les moines Manuel Giagari et Neophytus de Rhodes, auxquels on avait confié le
soin de les rétablir avant le siège des Turcs, avaient enfoui dans la terre
les sommes destinées à ces travaux ; et quand la ville fut livrée au pillage,
on trouva soixante-dix mille pièces d'or que l'empereur avait autrefois
données pour la reconstruction des murailles. L'intérieur
de la ville assiégée offrait, comme on le voit, un tableau déplorable. Les
Grecs se préparèrent cependant à la défense. A la porte Saint-Romain, où se
concentrait l'attaque, où le combat menaçait d'être le plus acharné, se trouvaient
l'empereur lui-même, Justiniani et ses trois cents Génois d'élite, et don
Francesco de Tolède. Plusieurs autres officiers pleins de talents et de
valeur, génois, vénitiens, espagnols, allemands, russes, se partageaient la
défense de dix postes ; les Grecs n'en occupaient que deux. On va jusqu'à
prétendre que les forces de la garnison tout entière ne s'élevaient pas à
plus de neuf mille hommes, dans lesquels étaient compris les moines
distribués parmi les soldats[13]. La plus grande espérance des
Grecs reposait dans la source de la miséricorde de la Mère de Dieu, qui au
dernier siège avait paru, disaient-ils, si miraculeusement sur les remparts.
Depuis la semaine de Pâques son image était exposée dans l'église de la
Vierge-Hodegetria, située au milieu de l'Acropolis. Déjà
les assiégés se croyaient encore sauvés par un nouveau miracle ; car dans le
camp des Ottomans avait couru le bruit qu'une armée composée de Hongrois et
d'Italiens venait secourir Constantinople. Avec ce bruit s'était répandue une
terreur panique, sans doute au moyen des manœuvres de Kimlil-Pacha, toujours
opposé à la continuation du siège. Malgré l'ardeur qui les animait la veille
et leur supériorité numérique, les musulmans, découragés, restèrent deux
jours dans l'inaction. Mais, vers le soir du troisième jour, un météore
enflammé, sillonnant le ciel dans la région du nord au-dessus de la ville,
ranima le courage presque éteint des Turcs ; ils regardèrent ce phénomène
comme un signe de la protection divine. Mahomet, qui avait chancelé un
instant dans sa résolution de donner l'assaut, assembla encore son conseil.
L'opinion pacifique du grand vizir fut combattue par ses anciens adversaires.
Furieux de cette nouvelle humiliation, Khalil osa donner de secrets avis aux
Grecs, ses amis, et les excita à une opiniâtre résistance, attendu que le
sort des armes était incertain. Cela se passait le soir du 9.7 mai, le
dimanche, fête de la Toussaint à Constantinople. Le
lendemain, Mahomet disposa son armée en deux grandes colonnes pour l'attaque
par la terre. Une flotte formidable de quatre-vingts galères bloqua la ville
du côté de la mer. La colonne turque opposée à la porte Dorée était forte au
moins de cent mille hommes. Une autre de cinquante mille s'échelonna sur la
gauche du camp. A l'arrière-garde cent mille guerriers, formant la réserve,
étaient prêts à les soutenir. Vers le coucher du soleil, un mouvement
extraordinaire régnait dans le camp des Turcs ; au bruit des armes, aux
fanfares des clairons se mêlait le cri de La Ilah illalah ! Le sultan,
entouré de tous les grands de l'empire ottoman, passait ses troupes en revue,
haranguait ses généraux, et excitait de nouveau leur ardeur par les plus
brillantes promesses De son
côté, l'empereur s'efforçait de ranimer dans les cœurs des Grecs et de leurs
généraux auxiliaires l'espoir que les siens n'osaient plus nourrir. Son
discours, conservé par l'historien Phranza, dont nous empruntons souvent le
récit, peut être considéré comme l'oraison funèbre de l'empire byzantin.
L'exemple du prince et l'infortune de la ville assiégée armèrent ses
guerriers du courage du désespoir. Ils répandirent des larmes, ils
s'embrassèrent ; oubliant leurs familles et leurs richesses, ils se dévouèrent
à la mort. Chacun des chefs se rendit à sou poste, et veilla cette nuit sur
les remparts et sur les tours. Constantin, escorté du plus grand nombre des
officiers de sa cour, entra dans l'église Sainte-Sophie. Ils prièrent au pied
des autels, et y reçurent la sainte communion au milieu d'une foule immense,
qui éclatait en sanglots. II se reposa quelques moments dans le palais, où
l'on n'entendait plus que cris et lamentations, et pria les assistants de lui
pardonner les offenses qu'il aurait pu commettre envers eux. Nourri du pain
des forts et tranquille désormais pour le repos de son âme, l'empereur ne
songea plus qu'au salut de l'empire. Il monta à cheval, suivi de ses fidèles
compagnons, parmi lesquels se trouvait Phranza, et parcourut tous les postes
de la ville pour encourager les soldats à leur devoir. La chute du dernier des
Constantins, dit Gibbon, est plus glorieuse que la longue prospérité des césars
de Byzance. Au premier chant du coq l'empereur était debout, sous les armes,
près de la porte Saint-Romain, déterminé à vaincre ou à mourir[14]. Au
lever de l'aurore du 29 mai 1453, les Turcs commencèrent l'assaut, sans
tirer, suivant leur usage, le canon du malin, et il s'étendit en un instant
sur toute la ligne du côté de la terre et du côté du port. Dans l'intention
de fatiguer les Grecs et de ménager ses troupes d'élite, Mahomet avait
composé ses premiers rangs d'un ramas de volontaires qui se battaient sans
ordre et sans discipline, et de tous ceux qu'avait attirés sous sa bannière
l'aveugle espoir du butin. L'artillerie des ligues, des galères et du pont
des assaillants, foudroyait Constantinople sur tous les points. De part et
d'autre on déploya un invincible courage, et les Turcs subirent la perte la
plus grande. Lorsque vint le matin, la ville tout entière apparut entourée de
la ligne d'attaque serrée et continue des ennemis, qu'un historien compare à
une longue corde qui allait être serrée pour l'étouffer. Bientôt les cris de
l'effroi et de la douleur se mêlèrent au bruit des tambours, des trompettes,
des timbales, et aux décharges de la mousqueterie. On combattait depuis deux
heures sans que les Turcs eussent fait aucun progrès. La nombreuse troupe des
ministres de la justice du sultan se tenait derrière les assaillants, et
stimulait leur courage à coups de baguettes de fer et de nerfs de bœuf[15]. Mahomet, à cheval et une massue
de fer à la main, employait tour à tour les flatteries et les menaces ; de la
voix et de l'œil il dirigeait et pressait les flots de ses guerriers. Aux
efforts inouïs des Ottomans les Grecs opposaient une héroïque valeur. Une
grêle de flèches et de pierres tombait du haut des tours sur ceux qui
montaient à l'assaut ; le terrible feu grégeois ruisselait des murs à la mer,
embrasait les navires, et serpentait de toutes parts sur les eaux. Le camp,
la ville, les assiégeants et les assiégés étaient enveloppés d'épais nuages
de fumée. Le fossé était comblé de cadavres, comme le sultan l'avait espéré ;
mais les remparts n'étaient pas encore atteints. Renversés de leurs échelles
ou écrasés sous les pierres, les marins retombaient sur leurs vaisseaux ou
dans le port. Secondé
par la valeur de Théophile Paléologue et de Démétrius Cantacuzène, l'empereur
se portait sur tous les points, encourageait les siens de ses paroles et de
ses actions, et repoussait avec succès les assaillants. La victoire
paraissait disposée à couronner les efforts de Constantin et de ses braves
compagnons ; déjà sourds aux cris et aux menaces de Mahomet, les Turcs
cédaient, lorsqu'une balle ou un trait perça la main de Justiniani à travers
son gantelet, bien qu'il Ait d'une aussi bonne trempe que les armes
d'Achille. Cet homme, que Ducas appelle un incomparable capitaine, un
redoutable géant, ne put supporter la vue de son sang, et l'extrême douleur
qu'il ressentait de sa blessure. « Tenez ferme, dit-il à l'empereur, pendant
que j'irai sur mon vaisseau me faire panser, je serai promptement de retour.
— Votre blessure n'est pas grave, s'écria l'empereur ; le danger est
imminent, et votre présence nécessaire ; et d'ailleurs comment sortirez-vous
d'ici ? — Je suivrai, répondit le Génois tremblant, le chemin que Dieu
lui-même a ouvert aux Turcs. » A ces mots, il traversa rapidement une
des brèches du mur intérieur et s'échappa vers Galata, déshonorant à jamais
par ce trait de lâcheté toute une vie de gloire. Justiniani survécut peu à sa
honte, et ses derniers instants, qu'il passa au milieu de ses compatriotes à
Galata ou dans l'île de Chios, furent empoisonnés par le chagrin et les
remords, et par les reproches publics. Les Génois imitèrent l'exemple de leur
chef, et quittèrent la ville avec la plupart des auxiliaires latins[16]. « Allons, dit Constantin,
achever de faire noire devoir. » Jusqu'alors
la valeur des assiégés avait remplacé les doubles murs de la place, foudroyés
et rompus de tous côtés par l'artillerie des ennemis ; mais le nombre des assaillants
était au moins cinquante fois plus considérable que celui des chrétiens, et
la retraite de Justiniani et des Génois avait jeté la consternation parmi
eux. Saganos-Pacha, qui s'aperçut de quelque désordre dans leurs rangs,
enflamma ses janissaires d'une nouvelle ardeur. L'un d'eux, Hasan-d'Ouloubad,
d'une stature et d'une force gigantesques, mérita le premier la récompense
promise par le sultan. Son cimeterre de la main droite et son bouclier de la
gauche au-dessus de la tête, il s'élance sur la muraille suivi de trente
compagnons, ses émules de courage ; les assiégés les reçoivent à coups de
flèches et de pierres ; dix-huit janissaires sont précipités à la fois. Parvenu
au sommet, Hasan s'y défend avec ses douze camarades ; mais lui-même, atteint
d'une pierre, tombe à terre ; on le vit se relever sur ses genoux, chercher
encore à se couvrir de son bouclier, jusqu'à ce que ses mains eurent laissé
échapper cette arme défensive, et disparaître accablé de traits[17]. Tandis
que les Grecs défendaient si vaillamment la porte Saint-Romain, contre
laquelle était dirigée la principale attaque, les Turcs avaient déjà envahi
la ville d'un autre côté. La veille du jour où se livrait l'assaut, sur un
ordre de l'empereur qui voulait surprendre le camp de Mahomet par une sortie
inattendue, on avait ouvert la porte Cercoporta : par une fatale imprévoyance
elle n'avait pas été refermée. Cinquante Turcs forcèrent ce passage,
montèrent sur les murailles et fondirent avec une impétuosité irrésistible
sur les combattants. En ce moment, près de la porte Saint-Romain un cri
retentit, parti du port, que la ville était au pouvoir de l'ennemi, et jeta
l'épouvante dans les rangs de ceux qui résistaient encore. Constantin, voyant
les Grecs reculer, se replier vers Sainte-Sophie et abandonner le terrain aux
vainqueurs, se précipite, suivi de quelques braves, contre la plus grande
brèche, afin de les entraîner par son exemple. Il y combat avec l'indomptable
courage du lion, renverse tout ce qui s'offre à ses coups, s'inonde de son
propre sang et de celui des infidèles, et entasse les morts autour de lui. A
ses côtés, Jean le Dalmate multiplie vainement ses prodiges de valeur ;
François de Tolède, dont le grand cœur ne connaît pas la crainte, surpasse
Achille, comme un aigle qui déchire sa proie du bec et des ongles. Théophile
Paléologue s'écrie : « J'aime mieux mourir que vivre ; » puis il disparaît au
milieu des ennemis, et y trouve une mort glorieuse. Constantin demeurait seul
debout : « Quoi donc 1 s'écrie-t-il avec l'accent de la douleur, il n'y aura
donc pas un seul chrétien pour me délivrer du peu de vie qui me reste ! » Au
même instant il tomba sous les coups de sabre de deux Ottomans, dont l'un le
frappa au visage, et l'autre par derrière ; et le septième des Paléolopies,
Constantin Dragosès, le dernier des empereurs grecs, resta confondu parmi les
nombreuses victimes de cette funeste journée[18]. Du
moment où l'empereur eut été tué, il n'y eut plus de résistance ; la déroute
fut générale, et les Turcs entrèrent eu masse du côté de la terre, par la
porte Charsias ou Caligaria, après avoir franchi des remparts de cadavres,
qui comblaient les fossés et remplissaient les brèches. Persuadés qu'ils
avaient à combattre une garnison de cinquante mille hommes, et que dans tous
les quartiers de la ville ils trouveraient la même opposition, ils passèrent
au fil de l'épée tous les soldats qui fuyaient. Dans la première chaleur de
la poursuite, deux mille victimes furent immolées ainsi, jusqu'à ce que la
faiblesse réelle des Grecs fût reconnue : alors les vainqueurs mirent fin au
carnage ; ils avaient bien plus d'intérêt à faire des prisonniers, qui
offraient un appât à leur avarice. Les habitants, saisis d'épouvante, se
précipitèrent en foule vers le port, dont l'ennemi ne s'était pas encore
emparé. Les cinquante Turcs auxquels la porte souterraine avait livré un
passage avaient été repoussés, et bon nombre des fuyards parvinrent à se
réfugier sur des vaisseaux grecs et génois. Les gardes, voyant grossir à
chaque instant les flots du peuple qui se pressait dans le port, en fermèrent
les portes et jetèrent les clefs à la mer. Telle
était l'étendue de la ville, que les quartiers les plus éloignés ignorèrent
quelques moments leur triste sort. Lorsque la nouvelle se répandit que les
Turcs avaient pénétré dans l'intérieur, beaucoup de personnes ne voulaient
pas y ajouter foi. Mais bientôt elles virent passer des hommes couverts de
sang ; elles les interrogèrent, et il fallut se rendre à l'évidence. A peine
le malheur public fut-il certain, qu'en peu d'instants les maisons et les
couvents se trouvèrent (lest rts ; les habitants tremblants se rassemblaient
dans les rues et sur les places comme une troupe de timides animaux ; puis,
sur le bruit que les Turcs approchaient, ils reprenaient la fuite et se
réfugiaient de toutes parts dans l'église Sainte-Sophie, vers laquelle se
portaient aussi les masses repoussées du port. Eu moins d'une heure les
fuyards y entrèrent pêle-mêle, hommes, femmes, vieillards, enfants, et
remplirent le sanctuaire, le chœur, la nef, toutes les galeries, et
barricadèrent les portes. Les
Turcs anisèrent bientôt, et rompirent à coups de hache les portes de
Sainte-Sophie ; dès cet instant le pillage, l'incendie et les profanations de
tout genre signalèrent leur triomphe. Bien ne put les arrêter, ni les
gémissements des pères, ni les larmes des femmes et des jeunes filles, ni la
faiblesse des vieillards, ni les lamentations des enfants, ni les supplications
des blessés. Dans l'espace d'une heure, les hommes se trouvèrent attachés
avec des cordes, les femmes avec leurs voiles et leurs ceintures ; les
sénateurs furent accouplés à leurs esclaves, les archimandrites aux portiers
des églises, les femmes nobles à leurs servantes, sans distinction d'âge on
de rang. Les rues étaient remplies de ces malheureux captifs, que les
vainqueurs conduisaient en longues fils, comme des animaux destinés à la
boucherie. Si quelqu'un d'entre eux voulait résister à la violence, ils le
contraignaient à coups de bâton de bâter sa marche tremblante, car les
ravisseur s étaient pressés de retourner chercher un nouveau butin[19]. Les mêmes scènes de rapine et
de désolation se répétaient dans toutes les églises et dans les couvents,
dans tous les palais et toutes les habitations de cette ville jadis si
puissante. On porte à soixante mille le nombre des infortunés que les
impitoyables ministres de la vengeance divine réduisirent en esclavage dans
le sac, qui dura trois jours ; ils furent échangés ou vendus suivant le
caprice ou l'intérêt de leurs maîtres, et dispersés dans les différentes
provinces de l'empire ottoman. Entraîné
par son désespoir, à la vue des ennemis qui pénétraient dans Constantinople,
l'historien Phranza, premier chambellan et premier secrétaire de l'empereur,
s'était précipité au milieu des Turcs, et n'avait pas été témoin de la mort
de son maître. Mais il n'avait point trouvé le trépas qu'il cherchait ; il
était tombé ainsi que sa famille au pouvoir des vainqueurs. Au bout de quatre
mois d'esclavage, il put recouvrer sa liberté, et l'année suivante il se
rendit à Andrinople, où il racheta sa femme, qui appartenait au maître de la
cavalerie ; mais il eut à déplorer la mort de sa fille et de son fils, tous
deux dans la fleur de l'âge et de la beauté[20]. Le cardinal Isidore, à qui la
défense de toute la ligne, depuis la porte du Cynégion jusqu'à l'église Saint-Démétrius,
avait été confiée, se trouva au nombre des prisonniers. On dit que, voyant la
ville sur le point d'être prise, il se revêtit des habits d'un homme du
peuple, que plus tard il fut vendu et délivré comme un captif sans valeur, et
qu'après avoir essuyé plusieurs dangers il se procura le moyen de retourner à
Rome auprès du pape. Il exhala sa douleur sur la conquête de Constantinople
dans une triste complainte qui est parvenue jusqu'à nous. L'église
Sainte-Sophie, cette merveille de la terre, élevée en l'honneur du
Seigneur, ne fut pas même épargnée, et devint un théâtre d'abominations.
Les saintes images furent dépouillées de leurs ornements et mises en pièces,
les vases d'or et d'argent enlevés ou détruits, les vêtements sacerdotaux
changés en housses. Les autels profanés servirent de tables à manger ou de
râteliers pour les chevaux. Cependant,
du côté du port les Grecs conservaient la partie des remparts qui n'avait pas
encore été attaquée, et ils restèrent à leur poste jusqu'à ce que ceux des
assiégeants qui pillaient la ville depuis quelques heures vinrent tomber sur
eux par derrière. En même temps le reste de l'armée ottomane escaladait les
murailles non loin de la porte de Petra et de la porte actuelle du magasin à
farine. Alors la flotte, qui, toujours maîtresse de la chaîne et de l'entrée
du havre extérieur, avait signalé sa valeur et empêché les Turcs d'appliquer
leurs échelles pour monter de ce côté, profita pour se sauver du moment où le
pillage occupait les équipages turcs. Désormais toute résistance était
impossible, et les défenseurs des remparts ne songèrent plus qu'é prendre la
fuite. Toutes les portes furent brisées, et les ennemis fondirent de toutes
parts avec impétuosité. Quand le grand-duc vit qu'ils s'approchaient de la
porte Royale confiée à sa garde, il se retira vers son palais, suivi d'un
petit nombre de ses compagnons. Les uns tombèrent entre les mains des Turcs
avant d'avoir pénétré dans leurs maisons ; les autres n'y trouvèrent plus
rien, ni leurs biens, ni leurs femmes, ni leurs enfants. Ils furent liés et
traînés en captivité sans pouvoir se plaindre de la perte qu'ils éprouvaient.
Les vieillards que leurs infirmités ou leur âge empêchait de marcher étaient
impitoyablement massacrés, et les enfants jetés dans les rues et dans les
places publiques. Lucas Notaras fut arrêté en gagnant son habitation ; Orkan,
petit-fils de Soleiman, au moyen duquel les Grecs s'étaient imaginé pouvoir
effrayer le conquérant en le présentant comme un prétendant à la couronne, se
précipita du haut d'une tour pour n'être pas livré à Mahomet, dont il
redoutait la cruauté[21]. Un
spectacle digne de compassion s'offrit aux regards lorsque les vaisseaux
italiens appareillèrent pour s'éloigner de Constantinople. Le rivage était
couvert d'hommes, de femmes, de religieux qui, les larmes aux yeux et se
frappant la poitrine, conjuraient les matelots de les emmener. Mais il était
arrêté qu'ils boiraient tout entier le calice de la colère divine. Ces
vaisseaux ne pouvaient se charger de tant de malheureux : les Vénitiens et
les Génois se contentèrent de choisir leurs compatriotes. Il serait difficile
de peindre la colère de Mahomet à la vue de ces bâtiments qui lui
échappaient, et qu'il lui était impossible d'atteindre. Les habitants de
Galata, abandonnant leurs maisons, se sauvèrent sur les navires avec ce
qu'ils avaient de plus précieux. Quelques-uns furent contraints de jeter dans
la mer une partie de leurs richesses. Saganos-Pacha, le favori de Mahomet,
s'efforça de les empêcher de partir, et leur jura par la tête du sultan qu'il
ne leur serait fait aucun mal. « Ne fuyez pas, leur criait-il du rivage, et
ne craignez rien. Vous êtes les amis du sultan ; votre ville sera exempte de
tout acte d'hostilité. Nous contracterons avec vous une alliance dont les
conditions seront plus avantageuses pour vous que celles de vos traités avec
les Romains. Ne prenez point de résolution contraire, dans la crainte
d'exciter le mécontentement du prince. » Ceux qui purent profiter de
l'occasion s'enfuirent malgré ces promesses. Les autres, après en avoir
délibéré, allèrent avec leurs magistrats se prosterner devant Mahomet et lui
présenter les clefs de leur ville. Il les accueillit avec une bonté rare, et
leur adressa quelques paroles capables de leur inspirer de la confiance. Il
n'y eut que cinq grands vaisseaux qui mirent à la voile ; le reste fut
abandonné des matelots. Poussés par un vent favorable, ils quittèrent les
parages d'une ville autrefois si florissante, et dont les destinées allaient
changer sous le joug des infidèles. Les galères et les vaisseaux des
marchands vénitiens se retirèrent, à l'exemple des Génois[22]. « Ô
ville, ville capitale de toutes les villes ! » s'écrie l'historien Ducas,
dont la douleur s'exhale en plaintes déchirantes à la vue de la désolation de
Constantinople : « Ô ville, centre de toutes les parties du monde ! Ô ville,
la gloire des chrétiens et la confusion des barbares ! Ô ville, second
paradis planté eu Occident de toutes sortes d'arbres fertiles en fruits
spirituels ! Paradis, qu'est devenue la beauté ?... État, peuple, armée, dont
on ne pouvait autrefois dire le nombre, vous avez disparu comme un vaisseau
qui s'abîme dans la mer. Maisons superbes, palais magnifiques, temples
sacrés, je vous appelle aujourd'hui comme si vous étiez animés, comme si vous
pouviez m'entendre, et, suivant l'exemple de Jérémie, je vous prends à témoin
de ma douleur et de mes plaintes... Quelle éloquence serait capable
d'exprimer la grandeur des misères et des disgrâces que souffrirent les
habitants lorsqu'ils furent transportés, non de Jérusalem à Babylone et en
Assyrie, niais de Constantinople en Syrie, en Égypte, en Arménie, en Perse,
en Arabie, en Afrique, en Italie, en Asie Mineure et dans un grand nombre
d'autres provinces où l'on ne parlait point leur langue, où leur religion et
leurs divines Écritures étaient ignorées. Soleil, et vous aussi, terre,
tremblez, et pleurez la ruine entière de notre nation, que Dieu, par un
jugement très-juste a ordonnée en punition de nos péchés[23]. Ainsi tomba sous les coups des Ottomans la ville aux sept collines, l'antique Byzance, onze cent vingt-cinq ans après sa reconstruction par Constantin le Grand. Cette destinée, que faisaient depuis longtemps présager les convulsions intérieures de ce misérable empire romain qui se tuait de ses propres mains, l'hérésie et le schisme, ces deux poisons qui énervent, l'abaissement moral des sujets et des souverains, cette destinée devait être réservée par la Providence à la maison des Paléologues, dont le premier avait jadis sollicité contre sa patrie la protection et l'assistance du prince turc, maître de l'Asie Mineure. Ses faibles successeurs, presque tous imprudents ou lâches, servirent à la porte du sultan, se montrèrent comme mercenaires dans son armée et conquirent des villes en son nom. Telle fut la reconnaissance du concours accordé avec tant de zèle aux armes des Ottomans. Mahomet détruisit la nationalité du peuple qu'il avait soumis. Plusieurs fois, d'3puis cette fatale époque, ce peuple s'est efforcé de secouer le joug de ses vainqueurs, et n'a réussi à se reconstituer qu'au bout de quatre siècles. Mais ce succès récent, auquel l'Europe s'est empressée d'applaudir, fut le résultat de l'appui de trois grandes puissances, la France, l'Angleterre et la Russie, dirigées par des vues politiques toutes différentes, quoique paraissant animées, dans leur langage philanthropique, des mûmes sentiments de générosité, de désintéressement et de civilisation. |
[1]
Ducas, chap. 37.
[2]
Phranza, liv. III, chap. 3, p. 53.
[3]
Chalcondyle, liv. VIII.
[4]
Ducas, chap. 38.
[5]
Ducas, chap. 38.
[6]
Ducas, chap. 38.
[7]
Ducas, chap. 38.
[8]
Phranza. — Chalcondyle, liv. VIII.
[9]
Ducas, chap. 39.
[10]
Ducas, chap. 39.
[11]
Phranza, liv. III, p. 57.
[12]
Phranza, liv. VIII, chap. 4, p. 58.
[13]
Léonard de Chios.
[14]
Phranza, liv. III, chap. 7.
[15]
Phranza, p. 60.
[16]
Ducas, chap. 39. — Phranza, liv. III, p. 60.
[17]
Phranza, liv. III, chap. 7, page 62.
[18]
Ducas, chap. 39.— Phranza, liv. III, p. 63.
[19]
Ducas, chap. 38.
[20]
Phranza, liv. III, chap. 20, 21.
[21]
Ducas, chap. 39. — Chalcondyle.
[22]
Ducas, chap. 39.
[23]
Ducas, chap. 41.