Le sultan Mahomet II.
— Ses qualités et ses vices. — Mahomet renouvelle la paix avec les
ambassadeurs de Constantin. — Le pape Nicolas V exhorte les Grecs à renoncer
au schisme. — Intentions hostiles du sultan. — Il fait construire une
forteresse sur le Bosphore. — Ambassade de Constantin à Mahomet. — Réponse du
sultan. — Résolution énergique de l'empereur. — Premières hostilités. —
Ravage du Péloponnèse. — Le fondeur de canons Orban passe au service des
Turcs. — Le grand canon de Mahomet. — Constantin implore vainement les
secours de l'Occident. — État de l'Europe. — Fausse union des deux Églises. —
Le moine Gennadius. — Obstination des Grecs. — Provisions amenées à
Constantinople. — Tableau de Constantinople. — Prédictions sur les destinées
de cette ville et de l'empire grec. — Paroles du Prophète appliquées aux
événements du siège de Constantinople.
La
Conquête de Constantinople par les Ottomans fut un des événements les plus
mémorables du XVe siècle : la chute du trône des empereurs grecs après onze
cents ans de durée, et l'établissement de l'empire turc sur le sol de
l'Europe, étaient des faits d'une trop haute importance pour ne pas laisser
parmi les peuples de la chrétienté des traces profondes. Aussi le sultan qui
porta le dernier coup à l'antique Byzance a-t-il conservé dans l'histoire une
célébrité que ne partagent pas au même degré les princes de sa dynastie. Ce ne
fut que trois jours après la mort d'Amurath que son Mahomet, âgé de vingt et
un ans, en reçut la nouvelle, à Magnésie, par un courrier qui lui apporta le
message du grand vizir Khalil-Pacha. Mahomet ressaisit avec empressement la
couronne que, du vivant de son père, il avait déposée
deux fois ; et à peine eut-il lu les dépêches de Khalil, que, s'élançant sur
un cheval arabe, il s'écria : « Qui m'aime me suive ! » Arrivé en deux jours
à Gallipoli avec ses porte-épées et ses coureurs, d'une prodigieuse agilité,
il s'y arrêta deux autres jours, pour donner au reste de sa suite le temps de
l'attendre et instruire de son arrivée les habitants d'Andrinople. Les vizirs
et les émirs, les imans et les cadis, les soldats et une grande partie du
peuple sortirent au-devant de leur nouveau maître. Après avoir rendu, avec
tous les grands, un dernier hommage à la mémoire de son père, il les admit à
la cérémonie du baise-main. Le jour qui suivit son entrée dans la capitale,
il prit possession du trône en présence des vizirs et des hauts
fonctionnaires de l'empire. Ishak-Pacha et le grand
vizir Khalil se tenaient à quelque distance. Le dernier, dont les conseils
avaient engagé deux fuis Amurath à reprendre la couronne, ne pouvait pas
beaucoup compter sur la bienveillance du jeune sultan. Mahomet le fit
approcher, et le confirma dans sa dignité. Ishak-Pacha,
en qualité de gouverneur de l'Anatolie, fut chargé de conduire à Bursa le
corps d'Amurath II[1]. Mahomet,
à qui les contemporains ont décerné le surnom de conquérant, que lui a
confirmé la postérité, avait la figure pleine, la barbe épaisse et de couleur
dorée, le corps très-robuste et capable de supporter toutes les fatigues de
la guerre, dont il fit son occupation continuelle pendant toute sa vie. Il
maniait les armes avec une rare dextérité. Son tempérament était tout de feu
; son esprit vif, subtil, dissimulé et fort étendu. Ce prince hardi,
entreprenant, insatiable de gloire, ne dut pas ses conquêtes à son courage
seul, quelque grand qu'il fût : sa prudence et sa politique y eurent beaucoup
de part. Instruit par les maîtres les plus habiles, il parlait cinq langues :
l'arabe, le persan, le chaldaïque ou l'hébreu, le latin et le grec. IL avait
étudié avec beaucoup de succès les mathématiques, l'astronomie et l'art
militaire. L'histoire et la géographie lui étaient familières ; son émulation
s'enflammait à la lecture de la vie et des actions des plus grands hommes de
l'antiquité. Il protégea les sciences et les arts, et cultiva lui-même la
poésie et les lettres. Mais rien ne peut faire oublier son mépris pour toutes
les religions, sa froide cruauté, la corruption de son cœur, non moins grande
que celle de son esprit ; l'ambition, l'amour de la grandeur et du plaisir,
qui étaient l'unique règle de ses actions ; son peu de scrupule à violer sa
parole, les traités et les serments les plus solennels ; ses débauches et ses
excès de tout genre, et surtout le fratricide par lequel il souilla le
commencement de son règne. Les
ambassadeurs d'Asie et d'Europe vinrent bientôt à Andrinople féliciter le
successeur d'Amurath II et solliciter son amitié. En même temps arrivèrent
les envoyés de l'empereur de Byzance Constantin Dragosès, et de son frère
Démétrius, despote du Péloponnèse. Mahomet leur fit l'accueil le plus
gracieux, prit le langage de la modération, jura de maintenir la paix comme
son père. Le sultan s'efforça de ramener principalement la confiance de
l'ambassadeur de l'empereur grec par de flatteuses assurances, et par la
promesse solennelle de consacrer les revenus de quelques riches domaines des
bords du Strymon en paiement de la pension annuelle de trois cent mille
aspres pour l'entretien d'Or-khan, petit-fils de Suleïman, que la politique des Paléologues retenait
prisonnier à Constantinople. Malgré
ces assurances de paix, le pape Nicolas V prévit ce que la religion du Christ
aurait à souffrir sous Mahomet ; touché du danger qui menaçait la plupart des
États chrétiens, et surtout l'empire byzantin, il exhorta les souverains de
l'Europe à secourir les Grecs, et tâcha d'y engager les peuples en excitant
leur zèle. Il envoya pour cet effet en Allemagne le cardinal de Cusa avec le titre de légat, le chargea de ménager une
paix solide entre les princes, et d'inviter les fidèles à secourir de leurs
aumônes ceux que le Turc menaçait. La même année, le vénérable pontife
écrivit aux Grecs pour les instruire de la disposition où se trouvaient les
Latins de les secourir. Il les excitait à faire pénitence et à renoncer
sincèrement au schisme. Il mandait aussi à l'empereur Constantin que depuis
trop longtemps ses sujets abusaient de la patience de Dieu et des hommes en
différant toujours leur réunion à l'Église ; que, selon la parabole de l'Évangile,
on attendrait encore trois ans que le figuier, jusqu'alors inutilement
cultivé, portât du fruit ; et que dans le cas contraire, c'est-à-dire si dans
cet espace de temps que Dieu accordait encore aux Grecs, ils n'abandonnaient
absolument le schisme, l'arbre serait coupé jusqu'à la racine, et les Grecs
tomberaient sous les coups des exécuteurs de l'arrêt déjà porté contre eux
par la justice divine. La troisième année après cette prédiction, les
Ottomans s'emparaient de Constantinople. Cependant
Mahomet, ayant renouvelé alliance avec les députés de Valachie, de Gênes, de
Galata, de Chios, de 11Iitylène, des chevaliers de Rhodes, et conclu une
trêve de trois ans avec ceux de Jean Huniade, marcha en personne contre le
prince de Caramanie, qui venait de se révolter, poussé par l'espoir de
reprendre les provinces dont il avait été dépouillé. Mais ses tentatives de
rébellion furent bientôt réprimées, et Ibrahim offrit pour gage de sa
soumission la main de sa fille au sultan. Sa proposition fut acceptée ; il
tardait à Mahomet d'exécuter le dessein qu'il méditait en secret, la conquête
de Constantinople. Une
démarche aussi maladroite qu'intempestive de l'empereur grec fournit au fils
d'Amurath le premier prétexte de la fatale rupture. Pendant la campagne de
Caramanie, ses ambassadeurs parurent dans le camp des Turcs pour se plaindre,
au nom de leur souverain, du retard qu'éprouvait le paiement de la pension
d'Orkhan : ils ajoutèrent à leurs plaintes la menace de remettre ce prince en
liberté, et même de soutenir ses prétentions au trône, si le double de la
somme convenue ne leur était payé à l'instant. Le grand vizir Khalil, ami des
Grecs, et parce qu'il était d'humeur douce et facile, et parce qu'il eu avait reçu des présents, se vit contraint de leur
faire connaître les sentiments de son maître. « Insensés et misérables
Romains, leur dit-il, depuis longtemps j'ai pénétré vos artifices et vos
manœuvres trompeuses ; le dernier seigneur suprême, Amurath II, de conscience
droite et de mœurs affables, était rempli de bienveillance pour vous ; mais
il n'en est pas ainsi de mon maître actuel, qu'aucun obstacle ne saurait
arrêter. Si Constantinople peut échapper à ses entreprises, je croirai que la
bonté divine diffère encore le châtiment de vos intrigues et de vos
subterfuges. 0 insensés ! le traité est à peine signé, que vous arrivez en
Asie pour nous épouvanter par de vains fantômes. Nous ne sommes pas des
enfants sans expérience et sans force. Si vous êtes en état de faire quelque
chose contre nous, agissez ; relâchez le fugitif Orkhan, proclamez-le
souverain de la Thrace, appelez les Hongrois des autres rives du Danube,
reprenez sur nous les provinces que vous avez perdues il y a longtemps ; mais
sachez qu'aucun de vos desseins ne réussira, et que vous ne ferez que
provoquer et précipiter votre ruine. Du reste, j'instruirai fidèlement mon
maître de tout ceci, et il en ordonnera ainsi qu'il lui plaira[2]. » Ces
terribles paroles du vizir effrayèrent les ambassadeurs ; mais le sultan,
malgré l'indignation que lui causa leur audace, crut devoir dissimuler
encore. La mise en liberté d'Orkhan pouvait exciter la guerre civile dans
l'empire ; Mahomet rassura donc les Grecs par un accueil obligeant et des
propos affectueux. Il leur promit qu'au moment où il serait de retour à Andrinople,
il écouterait leurs plaintes et s'occuperait d'y faire droit. Mais dès qu'il
eut repassé l'Hellespont et fut entré à Gallipoli, il ordonna de chasser les
Grecs des bourgs et des villages situés sur les rives du Strymon, dont les
revenus étaient affectés à la pension d'Or-khan. Il
révélait ainsi ses intentions hostiles, et se préparait à faire repentir
l'empereur de ses imprudentes menaces. Bientôt parut un second ordre du jeune
sultan, qui menaçait et même commençait en quelque sorte le siège de Byzance. Bajazet-Ilderim
avait fait construire une forteresse sur la rive asiatique du Bosphore.
Mahomet conçut le projet d'en élever une autre vis-à-vis
et sur le bord opposé, c'est-à-dire du côté de l'Europe, pour se rendre ainsi
maître du détroit. A l'entrée de l'hiver il fit publier dans tout son empire
qu'on eût à lui envoyer au printemps, dans un lieu nommé Asomaton,
situé non loin de Constantinople, mille maçons et charpentiers, un nombre
suffisant de manœuvres et chaufourniers, avec tous les matériaux nécessaires.
A cette nouvelle, les chrétiens d'Asie, de Thrace et des îles furent saisis
de la plus vive douleur, et dans leur sinistre pressentiment ils s'écrièrent
: « La fin de la ville est proche ; déjà paraissent les signes funestes de la
ruine de la na-lion ; déjà sont venus les jours de l'Antéchrist. Que ferons-nous,
et que deviendrons-nous ? Que notre âme nous soit enlevée, Seigneur, plutôt
que de voir le sac de notre vine ! Que vos ennemis, Seigneur, ne puissent pas
dire : Où sut les saints qui la gardent ? » Constantin
Dragosès, justement alarmé, se hâta d'envoyer des ambassadeurs au sultan, non
pour réclamer une seconde fois la pension d'Orkhan, mais pour le détourner de
l'exécution de son projet. Admis en la présence de Mahomet, ils lui
représentèrent que son aïeul avait longtemps demandé à l'empereur Manuel,
avec la soumission d'un fils à l'égard de son père, la permission de bâtir un
fort sur son propre territoire ; niais que cette double fortification, qui
allait rendre les Turcs maîtres du détroit, ne pouvait avoir pour objet que
de porter atteinte à l'alliance des deux nations, d'intercepter le commerce
des Latins dans la mer Noire, de priver Constantinople des avantages qu'elle
en retirait, et peut-être même de l'affamer. Ils le suppliaient en conséquence
de renoncer à ses desseins et d'accepter un tribut, promettant de conserver
pour lui une amitié aussi constante et aussi inviolable que celle qu'ils
avaient gardée à son père. « Je ne
forme point d'entreprise contre votre ville, répondit le perfide Mahomet en
laissant éclater sa fureur ; mais ses murs sont la borne de votre empire. Si
je veux faire construire un fort, est-il juste de s'y opposer ? Les deux
rivages m'appartiennent : celui d'Asie, parce qu'il est possédé par des
musulmans ; celui d'Europe, parce que les chrétiens ne savent pas le
défendre. Souvenez-vous du danger que mon père a couru lorsque les Hongrois
alliés de l'empereur s'avançaient vers la Thrace, et que des Francs avec
leurs galères lui fermaient le passage de l'Hellespont. II. se vit alors
réduit à forer le passage du Bosphore, et vos moyens ne répondirent point à
votre malveillance. Alors enfant, j'étais à Andrinople, où j'attendais
l'arrivée des Hongrois, qui ravageaient les environs de Varna ; les musulmans
tremblaient plongés dans l'affliction, et les gabours
(infidèles), au milieu de la prospérité et
de la joie, insultaient à leur malheur. Amurath, mon père, vainqueur à la
bataille de Varna, fit vœu d'élever sur le Bosphore, eu ce lieu même, une
forteresse qui regardât celle d'Asie. Ce vœu, je dois l'accomplir, avec le
secours de Dieu. Avez-vous le droit d'empêcher ce que je veux faire sur mon
propre territoire ? Retournez chez vous : dites à votre maître que le Grand
Seigneur régnant ne peut être comparé à ses prédécesseurs ; qu'il exécute
vite ce qu'ils n'ont pu faire, qu'il veut fortement ce qu'ils n'ont pas
voulu. Tout envoyé qui se présentera désormais chargé
de pareils messages sera écorché vif[3]. » Lorsque
les ambassadeurs eurent rapporté à Constantinople cette réponse pleine de
violence, la consternation se répandit parmi les habitants, qui déplorèrent
leur misère avec des cris lamentables, et se dirent les uns aux autres : «
Voilà celui qui doit ruiner notre ville, nous emmener captifs, fouler aux
pieds les choses saintes, renverser les temples, et dis-percer dans les rues
et dans les places publiques les reliques des saints et des martyrs.
Infortunés que nous sommes, que ferons-nous ? Où trouverons-nous un refuge ?
» Après
la déclaration du sultan, Constantin, le premier des Grecs, non-seulement par
le rang, mais encore par le courage, avait formé la résolution.de prendre les
armes et de s'opposer à l'établissement des Ottomans sur le Bosphore. Il en
fut détourné par les conseils de ses ministres, qui lui firent adopter un
système moins noble. Ils lui persuadèrent de prouver sa patience en souffrant
de nouvelles injures, de laisser les Turcs se charger du crime de
l'agression, de compter sur la fortune et le temps pour leur défense et pour
la destruction d'une forteresse que le sultan ne pouvait conserver longtemps
aux portes d'une capitale grande et peuplée. Les précautions que la prudence
devait alors suggérer à chaque citoyen, et qui devaient être l'occupation de
chaque instant, furent renvoyées sans cesse. Ainsi l'hiver s'écoula au milieu
des vaines espérances dont se berçaient les hommes crédules, et des craintes
malheureusement trop fondées des hommes sages. Les Grecs s'endormirent
tranquilles sur l'abîme déjà entr'ouvert, jusqu'au moment où le retour du
printemps et l'approche de leur terrible ennemi leur annoncèrent leur perte
décidée. Vers la
fin de mars 1452, on amena par terre et par mer, de l'Europe et de l'Asie,
tous les matériaux nécessaires à la construction de la forteresse. La chaux
avait été préparée dans la Cataphrygie ; les forêts
de Nicomédie et d'Héraclée sur le Pont fournirent les bois, et la pierre
arriva des carrières de l'Anatolie. En même temps la plaine d'Asomaton se couvrit d'une multitude d'ouvriers. Deux
manœuvres aidaient chacun des mille maçons, dont le sultan fixa la tâche à la
mesure de deux coudées par jour. Obéissant à une pensée bizarre, il voulut
que la configuration du fort retraçât l'ensemble des lettres arabes dont se
compose le nom de Mahomet. Ainsi l'ensemble présentait un plan absurde,
s'appuyant sur trois tours : deux l'une près de l'autre, au pied du
promontoire qui, dans l'antiquité, portait le nom de Hermœum
Prornontorium, à cause d'un temple de Mercure ; et
la troisième, qui est la plus considérable, touchant à la mer. Les murailles
avaient vingt-cinq pieds d'épaisseur, et le diamètre des tours en avait
trente. Tout l'édifice fut couvert d'une solide plate-forme de plomb. Mahomet
en personne dirigea une partie des travaux avec une ardeur infatigable, et
ses trois vizirs, chargés de la surveillance du reste, achevèrent chacun leur
tour respective. Excités par les regards de leur sultan, les Osmanlis
déployèrent une ardeur si grande, que l'on vit des gens de toute classe, même
de hauts dignitaires, se mêler aux ouvriers, et apporter des pierres, de la
chaux et des briques. Outre les matériaux amenés d'Asie, les avides musulmans
employèrent sans scrupule les débris de plusieurs églises situées sur le
Bosphore, entre autres les colonnes de marbre de la magnifique église
consacrée à l'archange saint Michel, Quelques chrétiens voulurent les
empêcher de s'en emparer, mais ils furent pris et massacrés[4]. Saisi
d'effroi à la vue des progrès d'un travail qu'il ne pouvait plus arrêter,
l'empereur grec passa des menaces impuissantes aux plus humbles
supplications. Il députa une ambassade à Mahomet afin d'obtenir une garde
turque qui protégeât les champs et les moissons de ses sujets dispersés dans
les villages du Bosphore, et il envoya chaque jour pour sa table les vins et
les mets les plus recherchés. Mais ni les prières, ni les prévenances de
Constantin n'apaisèrent cet implacable ennemi. Le sultan ordonna, au
contraire, à ses gens de mener paître les chevaux et les mulets sur les
terres des Grecs, et, s'ils étaient attaqués par les naturels du pays, de
recourir à la force pour les repousser. Le fils d'Isfendiar,
gendre du sultan, récemment débarqué en Europe, laissa paître ses chevaux au
milieu d'un champ de blé mûr, autour d'Épibaton
(aujourd'hui Divados). Le dommage irrita les Grecs,
qui accoururent et entreprirent de les chasser. Dans cette occasion, un
palefrenier turc ayant frappé un Grec, les parents de ce dernier arrivèrent
pour le venger ; on en vint aux mains, et plusieurs individus des deux
nations périrent au milieu de la rixe. Un
rapport sur cette affaire fut présenté à Mahomet par un de ses ministres. Le
farouche Ottoman écouta les plaintes avec joie, et fit partir un détachement
chargé d'exterminer les habitants d'Épibaton. Les
Turcs surprirent les moissonneurs de ce lieu, qui, comptant sur leur
innocence, travaillaient sans crainte, et en massacrèrent quarante (juin 1452). Cet acte d'hostilité fut le
signal de la dernière guerre de l'empire byzantin. A la première alarme,
l'empereur fit fermer les portes de Constantinople et arrêter tous les Turcs
que le commerce ou la curiosité avaient attirés à Constantinople. Dans ce
nombre se trouvaient quelques pages du sultan, si convaincus de l'inflexible
rigueur de leur maître, qu'ils demandèrent comme une grâce qu'on leur coupât
la tête, s'ils étaient privés de la liberté de retourner au camp avant le
coucher du soleil. Touché de leurs instances, Constantin les relâcha
aussitôt, et le troisième jour il renvoya tous les autres prisonniers. Comme il désespérait de rien obtenir, il se prépara à combattre,
et le dernier message de l'héritier des césars à Mahomet annonça la ferme
résignation d'un chrétien et d'un guerrier. a
Puisque ni la sainteté des serments, ni la foi des traités, ni la soumission
ne peuvent vous inspirer des sentiments pacifiques, dit-il au sultan,
poursuivez le cours des hostilités. Ma confiance est en Dieu seul : s'il lui
plaît d'adoucir votre cœur, je me réjouirai de cet heureux changement ; s'il
a le dessein de vous livrer Constantinople, personne ne peut l'en empêcher,
et je nie soumettrai sans murmure à sa sainte volonté. Les portes de la ville
demeureront fermées, et tant que le Juge des princes de la terre n'aura point
prononcé entre nous, je défendrai mon peuple jusqu'à l'épuisement de mes
forces[5]. » Loin de
chercher des excuses pour justifier sa conduite, Mahomet déclara sur-le-champ
la guerre. Il y avait déjà six mois que Constantin, prévoyant ce qui devait
arriver, avait renforcé la garnison de sa capitale et en avait rempli les
magasins. Sur ces entrefaites, le château du Bosphore se trouva entièrement
terminé. Comme il était placé à l'endroit le plus resserré du canal, et
coupait, pour ainsi dire, le passage à tout navire, le sultan lui donna le
nom de Bohgaz-Kécen (coupe-gorge). Il en confia le commandement à
Firouz-Aga, qui avait quatre cents janissaires sous ses ordres, et lui
enjoignit de lever un tribut sur tous les navires qui passeraient à la portée
de ses batteries. Afin de le mettre en état de remplir le rôle dont il était
investi, on plaça d'énormes canons sur la tour de Khalil, la plus rapprochée
de la mer. Le 28 unit, Mahomet quitta ce lieu, alla reconnaître les fossés de
Constantinople, et revint le 1er septembre à Andrinople (1452). Avant
de rien entreprendre, il fallait empêcher les despotes Démétrius et Thomas,
qui régnaient dans le Péloponnèse, de porter secours à Constantin leur frère
et à la capitale. Le sultan envoya donc, au commencement de l'automne, une
armée ottomane dans la péninsule pour occuper les forces de ces princes. Elle
était commandée par Tourakhan, qui avait vieilli en
ravageant ces contrées. Ses deux fils Ahmed et Omar l'accompagnaient ; le
général franchit avec eux l'isthme de Corinthe, pénétra dans l'Arcadie, et,
passant par Tégée et Mantinée, poussa jusqu'au mont Ithone,
entassa partout les ruines, et s'empara de plusieurs villes. Une division
marcha ensuite vers Léontari, sous la conduite
d'Ahmed ; niais elle se laissa surprendre par les Grecs, qui la taillèrent en
pièces, et le fils de Tourakhan, fait prisonnier,
fut envoyé au despote Démétrius, à Sparte. Au milieu des calamités qui-affligeaient
ses États, l'épouse du despote Thomas donna le jour à un fils, nommé André, « dernier
héritier, dit Phranza, auquel la douleur inspire cette expression, de la
dernière étincelle de l'empire romain[6]. » Tandis
que son lieutenant dévastait le Péloponnèse, Mahomet disposait tout pour le
siège de Constantinople. A l'époque où se poursuivaient les travaux du château
du Bosphore, un fondeur de canons, Danois ou Hongrois, nommé Orban, qui
trouvait à peine sa subsistance au service des Grecs, passa chez les Turcs,
auxquels il offrit les secours de son art. Le sultan lui fit un accueil
favorable, le combla de présents, et lui assigna une solde tellement élevée,
que si l'empereur avait consenti à lui en accorder seulement le quart, il
n'aurait jamais quitté Constantinople. Mahomet avait été satisfait de sa
réponse à la première question qu'il lui adressa : « Puis-je avoir un canon
assez fort pour abattre les murs de Byzance ? — Je connais, répondit le
fondeur, la force et l'épaisseur de ces murs ; mais quand ils seraient aussi
solides que ceux de Babylone, je puis vous fondre un canon qui les réduira en
poudre. Je suis sûr de ce qui dépend de mon art ; mais je ne saurais
déterminer quelle sera la portée de la pièce. — Fais-moi un canon, répliqua
le sultan : plus tard on décidera de la portée. » Pour se
conformer aux ordres de Mahomet, on établit une fonderie dans la ville d'Andrinople,
on prépara le métal ; Orban se mit à l'œuvre sur-le-champ, et dans l'espace
de trois mois il fournit un modèle d'une grosseur prodigieuse, qui fut placé
sur la tour maritime du nouveau fort. Le navire du capitaine vénitien Ricci,
qui voulut passer dans le canal sans baisser son pavillon, servit de but à
l'épreuve ; il fut atteint et coulé bas d'un seul coup. Ricci et trente matelots
se sauvèrent dans la chaloupe, que le courant entraîna sur le rivage
d'Europe, et ils tombèrent entre les mains de la garnison du château. Les
prisonniers furent chargés de fers et conduits à Didymotique, en présence du
sultan. Il ordonna de trancher la tête aux marins, d'empaler le capitaine, et
de laisser leurs corps sans sépulture. L'historien Ducas, qui se trouvait
alors dans cette ville, put voir, quelques jours après, leurs misérables restes exposés aux bêtes[7]. Satisfait
de l'habileté d'Orban et du succès de l'épreuve, Mahomet commanda au fondeur
un canon, double du précédent, d'une dimension colossale. Cette seconde pièce
lançait des boulets de pierre de douze palmes de circonférence et pesant plus
de six quintaux. Pour déplacer cette énorme masse il fallait un attelage de
soixante bœufs ; sept cents hommes étaient nécessaires pour la servir. De
retour à Andrinople, le sultan voulut en faire l'épreuve. On traîna le canon
devant la porte du palais récemment construit ; Orhan choisit la pierre et
mesura la poudre. Il ne fut chargé qu'avec les plus grandes difficultés. Afin
de prévenir les suites qui pouvaient résulter du saisissement et de la
frayeur, une proclamation annonça aux habitants le moment où l'on se
servirait de la monstrueuse pièce d'artillerie. Au signal donné, une fumée
noire et épaisse couvrit la ville entière ; une explosion terrible suivit,
qui se fit sentir ou entendre à plusieurs kilomètres à la ronde. Le boulet
parcourut plus d'un mille, et il s'enfonça dans la terre à la profondeur
d'une brasse[8]. Cette nouvelle épreuve ajouta
encore à l'enthousiasme des Ottomans et aux tristes pressentiments des
Byzantins. Depuis
ce jour, une seule et unique pensée, la conquête de Constantinople, obsédait
Mahomet. La nuit, au milieu de son sommeil, l'image de cette ville lui
apparaissait, et le jour il méditait sur les moyens de s'en rendre maître.
Souvent il faisait, sur le soir, le tour de sa résidence, accompagné
seulement de deux confidents, pour écouter dans l'ombre les conversations du
peuple et des soldats. Si quelque malheureux venant à le rencontrer lui
adressait le salut ordinaire : Longue vie au sultan ! aussitôt Mahomet, de sa
propre main, frappait l'indiscret au cœur d'un coup de poignard. Une fois, il
se leva vers la seconde veille de la nuit, et fit tout à coup appeler par ses
gardes son premier vizir. Le message, l'heure, le caractère du prince, le
souvenir du passé et son affection pour les chrétiens, qui lui avait fait
donner le nom de Gobeur-Ortachi, ou de frère
nourricier des infidèles, tout alarmait la conscience de Khalil-Pacha. Il se
crut perdu ; il embrassa sa femme et ses enfants, qu'il craignait de ne plus
revoir, se munit d'une coupe remplie de pièces d'or, et courut au palais. Le
vizir trouva le sultan tout babillé, assis sur son lit. Alors il se prosterna
devant lui, et, selon l'usage des Orientaux, lui offrit l'or qu'il avait
apporté. « Que fais-tu, Lala ? » dit Mahomet. « Les officiers de l'empire,
répondit Khalil, lorsqu'ils sont appelés à des heures extraordinaires devant
leurs maîtres, ne doivent jamais paraître les mains vides ; ce n'est pas mon
bien, mais le tien, que je te présente. —Je n'en ai pas besoin, répliqua le
sultan ; je veux plutôt accumuler mes bienfaits sur ta tête. Mais je te
demande une chose à laquelle je mets bien plus de prix, c'est que tu m'aides
à prendre Constantinople. » A cette
parole, le grand vizir frémit, car il était l'ami secret des Grecs, qui
l'avaient gagné à force de présents. Revenu dosa surprise, il répondit : « Le
même Dieu qui t'a donné une portion si considérable de l'empire romain, ne te
refusera pas de t'ouvrir aussi les portes de sa capitale. Les faveurs qu'il
se plaît à répandre sur toi et ta grande puissante m'assurent que cette ville
ne pourra échapper à ta valeur. Tes fidèles serviteurs et moi, seigneur, je
te prie de n'en point douter, nous sacrifierons nos biens et notre sang pour
assurer le succès de notre entreprise. — Vois, reprit Mahomet, je me suis
débattu toute la nuit sur ma couche. Je me suis levé, je me suis recouché,
mais sans pouvoir trouver le sommeil. Prends garde à l'or et à l'argent des
Romains ; nous voulons fortement les combattre, et, plein de confiance en
Dieu et en son prophète, nous ne tarderons pas à nous emparer de
Constantinople. » C'est ainsi que, pour cette fois, il congédia le grand
vizir, dont il avait calmé l'inquiétude par la douceur de ses paroles. Sans
cesse tourmenté par ses projets de conquête, le sultan ne reposait plus. It
employait ses heures de loisir à tracer le plan de la capitale de l'empire
grec, ses murailles, ses fortifications, à discuter avec ses généraux et ses
ingénieurs le point d'attaque, la disposition des divers corps de l'armée, la
place des machines de siège et des batteries, les lieux où l'on ferait jouer
les mines, et où les échelles pourraient être appliquées. Le jour, il
s'efforçait de réduire en pratique ce qu'il avait imaginé durant la nuit[9]. Tandis
que Mahomet menaçait le dernier asile du christianisme en Orient, Constantin,
sentant que l'heure suprême de l'empire était venue, implorait le secours du
Ciel par de ferventes prières, et jetait à l'Occident un dernier cri
d'alarme. Mais sa voix se perdait au milieu des vieilles inimitiés des rois
et des peuples, plus fortes que la crainte d'un commun danger. Si l'Europe
sembla voir avec indifférence l'orage qui s'amoncelait au-dessus de
Constantinople, et allait renverser le boulevard de la société chrétienne,
c'est qu'elle éprouvait alors une crise violente, c'est que toutes les
nations, au moment de s'asseoir dans leurs limites, se heurtaient de nouveau
et restaient sans force réelle. Il fallut encore à l'Europe de longues années
pour entrer dans la carrière nouvelle, dont le caractère actif s'annonçait
déjà par de précieuses découvertes. Au
nord, le Danemark, la Suède et la Norvège, un instant
réunis sous le même sceptre par la célèbre Marguerite de Waldemar,
venaient de se séparer en trois royaumes (1448). Les efforts tentés pour renouer l'Union devaient
produire un siècle de guerres. Aussi les États scandinaves, d'ailleurs
entourés des Finlandais et des Lapons idolâtres, refusèrent-ils d'aller
combattre sous les murs de Byzance les ennemis de la foi. Il semblait que la
conformité de doctrines et de cérémonies religieuses dût intéresser plus
vivement la Russie que les autres puissances au malheur des Grecs. Mais la
Russie, encore en proie aux conquérants tartares de la Grande-Horde, de Kassan et d'Astrakan, ne pouvait ressentir que ses
propres misères, et devait songer avant tout à recouvrer son indépendance, en
brisant le joug des odieux étrangers. Si la Pologne sous les Jagellous était la puissance dominante du Nord, si plus
d'une fois elle avait disputé à l'Autriche la possession de la Hongrie et de
la Bohême, et donné des souverains à ces deux royaumes, les causes de
faiblesse qu'elle recelait dans son sein devaient la faire déchoir bientôt du
haut rang où l'avaient élevée les efforts de ses rois. La Prusse n'avait pas
encore pris la place de l'ordre Teutonique, et ne constituait pas une nation. L'Angleterre
était peu disposée à des expéditions lointaines : le faible Henri VI, de la
maison de Lancastre, triste héritier du vainqueur d'Azincourt, venait de
perdre une de ses couronnes, et sentait déjà l'autre ébranlée sur sa tête.
Richard d'York se préparait à faire valoir les droits de sa famille longtemps
méconnus. Le parlement, abaissé sous les règnes de Henri IV et de Henri V,
aspirait à ressaisir son ancienne influence. Ainsi se préparaient pour
l'Angleterre ces discordes intestines, ces vicissitudes inouïes de la longue
rivalité de Lancastre et d'York, qui devaient neutraliser ses forces pendant
un demi-siècle. Les Écossais alléguaient la distance des lieux, et leur roi,
Jacques II, peu troublé des catastrophes de l'Orient, ne songeait, après une
minorité orageuse, qu'à rétablir l'ordre et le calme dans ses États, à
diminuer la puissance de l'aristocratie, et à promulguer des lois
avantageuses à la couronne. La
France, dont les chevaliers avaient tant de fois signalé leur courage contre
les infidèles, en Afrique, en Europe et en Asie, ne pouvait apprendre sans
douleur les triomphes de l'islamisme. Mais, après la longue et terrible
guerre qui avait arrêté son essor et longtemps compromis son indépendance,
elle respirait à peine, ne demandant qu'à guérir ses blessures et à jouir de
la sagesse de Charles VII. Le roi de France, comme le roi d'Écosse, entouré
encore de vassaux redoutables, portait par ses institutions un coup terrible
à la féodalité, et songeait plutôt à bannir l'anarchie de son royaume qu'à
guerroyer sans fruit contre les belliqueux Ottomans. L'Espagne, divisée en
plusieurs royaumes et comme isolée du reste de l'Europe, avait encore sa
croisade perpétuelle contre les Maures de Grenade, et ne pouvait détourner
ses forces de cette lutte intérieure. Ce n'était pas à la Suisse, en travail
de sa constitution, après de longues hostilités contre les ducs d'Autriche et
de prodigieux efforts de résistance ; ce n'était pas même à l'Italie,
morcelée en petits États, la plupart divisés de vues et d'intérêts, jaloux
les uns des autres, amollis par le luxe, sans moralité publique, défendue par
des milices vénales et aventurières, que l'empereur de Constantinople pouvait
demander des secours contre les formidables armées de Mahomet II. L'Empire,
la Hongrie et la Bohême, exposés immédiatement au glaive de l'ennemi s'il
parvenait à triompher des Grecs et à s'emparer de leur ville, restaient seuls
pour le contenir. Mais, à l'époque où les Turcs menaçaient Constantinople,
l'empereur Frédéric III, de la maison d'Autriche, était loin : de posséder la
même puissance que les anciens césars. Sous le règne de ce prince,
l'Allemagne, déchirée par des guerres intérieures, assoupies souvent mais
toujours renaissantes, se trouvait hors d'état de s'opposer au progrès des
féroces conquérants qui semblaient préparer à l'Europe une nouvelle invasion.
Pendant que les ambassadeurs de Constantin parcouraient l'Occident, implorant
les secours de tous les princes chrétiens, le froid et égoïste Frédéric III
ne s'occupait que de lui et de la grandeur de sa maison, et allait à Rome
pour recevoir du pape la couronne impériale. Le royaume de Hongrie, un des
plus puissants de l'Europe au XIIe siècle, avait beaucoup perdu de sa force
depuis qu'une constitution anarchique avait agrandi, au détriment de
l'autorité royale, les prérogatives et l'influence des magnats et des barons.
La couronne, devenue élective, était alors portée par Ladislas le Posthume,
sous la régence de Jean Huniade. Ce héros, en paix avec les Ottomans,
appliquait désormais toute son attention aux affaires de Hongrie et
d'Autriche. Ladislas le Posthume régnait aussi en Bohème, avec Georges Podiebrad pour tuteur. La défaite et la mort de Procope
en 1431 avait mis fin à la terrible guerre des hussites qui avait désolé ce
pays. Il subsistait néanmoins en Bohême un reste de ces sectaires qui devait
influer longtemps encore dans ses affaires politiques et religieuses, et l’empêcher
de tourner ses forces contre les Turcs. Ainsi
l'Europe, vieillie dans les dissensions et occupée d'intérêts divers, ne
pouvait tenter nul grand effort pour sauver l'empire byzantin, dont elle
voyait depuis de longues années avec indifférence la lente et pénible agonie. Malgré
la surveillance rigoureuse des Turcs, Constantin avait envoyé au pape Nicolas
V des ambassadeurs chargés de lui assurer que les Grecs se soumettaient à sa
domination spirituelle, et de lui représenter que l'état où il avait trouvé
les affaires en montant sur le trône ne lui avait pas encore permis d'obliger
ses sujets à se conformer aux décisions du concile de Florence. Il se
proposait de le faire au plus tôt, et de rappeler dans ce dessein le
patriarche Grégoire. Le vénérable prélat, voyant l'obstination des Grecs,
avait abandonné Constantinople, et s'était retiré à Rome. L'empereur
recourait à ce dernier essai de dissimulation, dans l'espoir d'obtenir du
pape et de la chrétienté les secours temporels qu'il sollicitait avec les
plus vives instances. Pendant qu'il écrivait ainsi à Nicolas V, plusieurs
Grecs, au nom de l'Église de Constantinople, félicitaient les hussites de
Bohème de n'avoir point reçu les nouveautés des Romains, les exhortant à
persévérer, non pas, disaient-ils, selon l'union feinte de Florence, mais
conformément aux sentiments des anciens Pères que les Grecs soutiennent. Cependant
les ambassadeurs de Constantin, reçus avec bienveillance par le pape, le
prièrent d'envoyer à Byzance quelque homme habile pour aider l'empereur à
ramener les schismatiques dans le sein de l'Église catholique, apostolique et
romaine. Nicolas V savait qu'il fallait accorder peu de confiance à la parole
des Grecs ; mais il ne voulut pas dédaigner ces signes de repentir, et confia
cette mission difficile au légat Isidore, archevêque de Kiovie
en Russie, que le pape Eugène IV avait créé cardinal au concile de Florence.
C'était un homme prudent et très-versé dans la science de l'Église. Il
s'embarqua sur un grand vaisseau génois avec un cortége nombreux de prêtres
et de soldats, et aborda à Chio, où il séjourna quelque temps, pendant que
les marchands vendaient leur cargaison et attendaient un autre bâtiment qui
devait faire voile avec eux jusqu'à la ville de Gaffa. L'empereur
reçut honorablement le cardinal Isidore, le traita comme son ami et comme son
père, écouta avec respect ses pieuses exhortations, tant en public qu'en
particulier, et signa, ainsi que les plus soumis d'entre les diacres et les
prêtres, les grands de la cour et les laïques de l'Église grecque, le décret
d'union accepté dans le concile de Florence. Mais la mort même n'était pas
assez puissante pour dompter l'orgueil des schismatiques byzantins. Le 12
décembre, l'empereur et le sénat se rendirent avec les Latins à
Sainte-Sophie, afin de célébrer et de sanctionner par les saints mystères la
concorde rétablie dans l'Église. On y fit une commémoration solennelle de
Nicolas V, vicaire de Jésus-Christ, et du patriarche Grégoire, alors exilé.
S'il faut en croire l'historien Ducas, aucun de ses compatriotes, pas même
l'empereur, n'avaient signé de bonne foi la réconciliation. Afin d'excuser
leur soumission précipitée et absolue, ils prétendaient s'être réservé le
droit de réviser l'acte. Accablés de reproches de ceux qui persistaient dans
le schisme, ils leur répondaient tout bas : « Ayez patience ; attendez que
Dieu nous ait délivrés du grand dragon qui cherche à dévorer notre ville ;
vous verrez alors si nous sommes réconciliés avec les Latins. » Mais
les moines, les religieuses, les archimandrites, et une foule de citoyens de
différentes classes, moins dissimulés que les personnes de la cour dans leur
aversion pour l'Occident, se portèrent en tumulte au monastère du
Pantocrator, afin de consulter le moine Gennadius, le plus ardent des
schismatiques, et regardé comme l'oracle de l'Église. Au lieu de répondre de
vive voix, ce fanatique afficha à la porte de sa cellule un écrit par lequel
il signalait le décret d'union comme une convention impie, et annonçait les
derniers malheurs à tous ceux qui le recevraient. La multitude entière put
lire successivement ces terribles paroles, qui sont arrivées jusqu'à nous : «
Misérables ! pourquoi vous éloignez-vous de la vérité ? Pourquoi, au lieu de
mettre votre espoir en Dieu, comptez-vous sur les Italiens ? En perdant votre
foi, vous perdez votre ville. Ayez pitié de moi, Seigneur ! je jure en votre
présence que je suis innocent de ce crime. Misérables ! considérez ce que
vous faites. Au moment où vous renoncerez à la religion de vos pères pour
embrasser l'impiété, vous subirez le joug de la servitude. Malheur à vous
lorsque vous jugez ![10] » Alors les prêtres, les abbés,
les moines, les religieuses, les soldats et la plus grande partie du peuple
s'élevèrent contre l'acte d'union, et prononcèrent anathème contre ceux qui
l'avaient approuvé ou qui l'approuvaient. En sortant
du monastère de Gennadius, la populace se dispersa dans les tavernes, et là,
le verre à la main, elle vomissait des imprécations contre les partisans de
l'union. Puis, réunie devant une image de la sainte Vierge, elle la suppliait,
en buvant encore, de prendre la ville sous sa protection, et de la défendre
contre Mahomet comme elle l'avait autrefois défendue contre Chosroês et le Chagan. Enivrée de fanatisme et de vin, elle s'écriait :
« Nous n'avons pas besoin du secours ni de l'union des Latins ; loin de nous
le rite des azymites ! » Le cardinal Isidore, Grec de nation, pénétrait dans
les replis les plus cachés du cœur de ses compatriotes ; il découvrait leurs
ruses, et par ce motif ne montrait pas beaucoup de zèle pour rassembler des
secours. Constantin,
qui s'attendait à voir sa capitale assiégée au commencement du printemps,
envoya acheter des grains, des légumes et d'autres provisions dans les îles
et les provinces habitées par les chrétiens. Quatre grands vaisseaux mirent à
la voile pour l'île de Chio, d'où ils devaient rapporter du blé, du vin, de
l'huile, des pois et de l'orge. Outre ces quatre bâtiments, on en attendait
un autre de la Morée, afin qu'ils s'en retournassent ensemble à
Constantinople chargés de soldats et de matelots. Les habitants de ces îles
étaient agités d'une incertitude mêlée de crainte et d'espérance. Les uns
croyaient que Mahomet se rendrait maître de la ville, les autres se
persuadaient que son entreprise ne serait pas plus heureuse que Celle de son
père et de son aïeul, dont tous les efforts pour s'en emparer avaient échoué
devant la défense des Grecs. Tandis que les schismatiques de Constantinople
mettaient le comble à leurs iniquités, Mahomet, qui, dans les desseins de la
divine providence, en devait être le vengeur, se préparait à fondre sur eux
avec une armée formidable. Avant de le suivre au siège de la capitale de
l'empire byzantin, il ne sera pas inutile d'en représenter le tableau, et de
donner quelques notions historiques et topographiques sur cette ville
célèbre. Située
à l'extrémité orientale de l'Europe, dans la plus magnifique position,
Constantinople est bâtie, comme Rome, sur sept collines. Elle s'appela
Byzance, du nom du navigateur Byzas, son premier
fondateur (056 avant l'ère chrétienne) ; puis Constantinople, du nom de
Constantin, qui la choisit pour sa résidence et la plaça sous la protection
de l'esprit chrétien. En creusant et déblayant le terrain par l'ordre de cet
empereur, ou trouva, suivant le rapport des historiens, de vieilles médailles
qui portaient pour empreinte le symbole de Byzance : chose singulière,
c'était un croissant. Avant de reprendre ce symbole avec Mahomet II, elle
devait subsister plus de mille ans sous le signe de la croix. Par suite, les
Grecs dégénérés en firent Istambol, et par une autre altération qui
prend une signification dans la bouche des Turcs, elle fut appelée Istambol, c'est-à-dire
plénitude de l'islam. Ils lui donnent aussi le titre pompeux de Mère du monde
(Oumm-Udduntia). Souveraine de deux continents et de deux mers, dominatrice de
l'Asie et de l'Europe, vaste entrepôt du commerce de l'Orient et de
l'Occident, la seconde Rome, d'abord rivale de l'ancienne, bientôt supérieure
à son aînée et enrichie de ses dépouilles, est assise aux limites des deux
parties du monde, presque enveloppée par les flots et rattachée par un seul
point à la terre de la Thrace. Nous pouvons nous la représenter comme un
triangle irrégulier, dont l'angle obtus, qui s'avance vers les rivages de
l'Asie, est battu par les vagues du Bosphore. Vers le sud, elle regarde la
mer de Marmara, connue dans l'antiquité sous le nom de Propontide, et le
détroit des Dardanelles, autrefois l'Hellespont. De la première de ces mers,
les navigateurs peuvent suivre les côtes escarpées de la Thrace, et voir les
sommets de l'Olympe, couverts d'une neige éternelle. La partie la plus
étroite de la seconde se trouve entre les anciennes villes de Sestos et
d'Abydos. Ce fut dans cet endroit, où l'Hellespont a deux kilomètres de
largeur et qu'on peut traverser à la nage, que Xerxès jeta ce merveilleux
pont de bateaux pour faire passer en Europe son innombrable armée. Du côté
de l'Orient, Constantinople commande la longueur sinueuse du Bosphore, qui se
replie sept fois sur lui-même comme un immense serpent, dissimulant par
instants ses flots derrière les sept promontoires de chacun de ses rivages.
Si les temples et les autels expiatoires que les navigateurs de la Grèce
avaient semés avec profusion sur ses rochers et sur ses bords attestaient
leurs terreurs et leur ignorance, de nos jours un vaste et magnifique
panorama trahit la vie d'un grand peuple. Ce panorama se déploie tout diapré
de tours, de villages et de palais, qu'offre l'incomparable passage du
Bosphore avec ces kiosques élégants et ces habitations délicieuses qui se
pressent sur les rives du canal comme un front brillant d'édifices
capricieux, avec cet admirable chaos de toits rouges, de panneaux vernissés,
de vieux cyprès, et les blanches aiguilles des trois cent quarante-quatre
mosquées que vous découvrez au-dessus du premier plan. De l'embouchure
septentrionale du détroit, terminé par les roches Cyanées, la vue s'étend sur
l'orageux Pont-Euxin. Les nouveaux forts d'Europe et d'Asie sont construits
sur les deux continents. Les anciens châteaux, ouvrage des empereurs grecs,
qui servaient autrefois de prison d'État, et auxquels on avait donné le nom
effrayant de Léthé ou Tours d'oubli, protègent la partie la plus resserrée du
canal. A son extrémité méridionale, le Bosphore décrit vers l'ouest une
courbe assez semblable à la corne d'un bœuf, pour séjourner dans un port de
six kilomètres de longueur sur un kilomètre de largeur. Ce port, l'un des
plus magnifiques et des plus sûrs du globe, est toujours rempli de vaisseaux
que tous les vents amènent des pays les plus éloignés. Sa configuration et
les richesses qui affluaient naturellement en ce lieu, le firent appeler
jadis à juste titre la Corne-d'Or. A
l'époque du siège de Constantinople par Mahomet, un fort s'élevait à chaque
pointe du triangle. L'Acropolis, placé au promontoire nommé aujourd'hui
Pointe-du-Sérail, était le château de Saint-Démétrios. Au fond du port se
déployait extérieurement le Cynégion, aujourd'hui Haïwan-Séraï, vaste enceinte circulaire destinée aux
combats des bêtes féroces, et plus loin le palais des Blachernes
demeure favorite des derniers empereurs grecs, et dont le nom s'est conservé
encore de nos jours dans le quartier grec de la ville. Enfin, au troisième
angle, c'est-à-dire à l'autre extrémité de la muraille, du côté de la terre,
s'élevait le Cyclobion ou Pentapyrgion
(cinq
tours) ; c'est la
forteresse devenue plus tard si fameuse sous le nom de château des
Sept-Tours. Entre l'Acropolis et le Pentapyrgion,
on avait creusé deux bassins, le port de Théodose et celui de Julien, comblés
maintenant par des amas de sable, autrefois embellis par les magnifiques
palais de ces deux empereurs. Un peu plus bas, entre la pointe de Saint-Démétrius
et le port de Julien, était le palais Bucoléon,
ainsi nommé d'un groupe sculpté en pierre représentant un bœuf et un lion. Au-dessus,
le grand palais impérial occupait en partie l'emplacement du sérail actuel.
Entre le Cyclobion et le port de Théodose était construit le palais Psamatia,
voisin de la porte de ce nom. Saisis
de frayeur à la nouvelle des immenses préparatifs du sultan, les Grecs se
rappelaient en ce moment toutes les sinistres prédictions qui couraient
depuis longtemps parmi eux sur les destinées de la capitale ou de l'empire
tout entier, de la dynastie régnante ou de toute la chrétienté. Des quatorze
portes de Constantinople, qui ouvrent sur le port, depuis la pointe du sérail
jusqu'à l'extrémité du quartier des Blachernes,
deux, celle de Cercoporta ou porte du Cirque, et la
porte Dorée, que décoraient anciennement des statues de marbre, des
bas-reliefs, et sous laquelle passaient la plupart des triomphateurs, avaient
été murées, d'après une prophétie annonçant que les vainqueurs entreraient par là dans la ville. Cette tradition subsiste encore
chez les Turcs eux-mêmes, qui sont persuadés que les chrétiens s'empareront. un jour d'Istambol et rentreront par la porte Dorée dans
la ville de Constantin rendue à la religion de leurs pères. Une autre
prédiction qui remontait à des siècles très-reculés et qu'on attribuait à un
saint homme du nom de Morenus, disait qu'un peuple
armé de flèches devait se rendre maître du port et anéantir les Grecs.
Relativement à la ville, une quatrième prophétie, en contradiction avec la précédente,
assurait que les ennemis pénètreraient au milieu de son enceinte, jusqu'à la
place du Taureau, mais que les habitants poursuivis, reprenant courage, les
repousseraient hors des murailles et demeureraient paisibles possesseurs de
leur cité. Plusieurs autres bruits, produits de la superstition et de la frayeur, circulaient de bouche en bouche, et, en redoublant l'ardeur des conquérants, enlevaient aux Grecs tout reste d'énergie, et par leur funeste influence semblaient préparer la catastrophe qu'ils annonçaient. Tantôt on lisait la ruine de l'empire byzantin dans les oracles attribués à la sibylle d'Érythrée ; tantôt c'était Léon le Sage qui avait trouvé dans le cloître Saint-Georges deux tablettes, divisées eu plusieurs colonnes, dont l'une contenait la série des empereurs, et l'autre celle des patriarches depuis Léon ; mais à chaque série manquait le nom du dernier empereur et celui du dernier patriarche. On disait aussi qu'un devin consulté par Michel, le premier des Paléologues, sur la destinée de l'empire entre les mains de ses héritiers, n'avait donné pour toute réponse que le mot mamaimi, qui, composé de sept lettres, indiquait, selon les interprètes, que la souveraineté finirait dans sa famille par le septième Paléologue, qui régnait en même temps que le septième Ottoman[11]. Enfin, Jean Huniade, après la perte de la bataille de Kossova, avait rencontré dans sa fuite un vieillard doué de l'esprit de prophétie. Le héros lui avait fait un récit de sa disgrâce, et lui avait témoigné un profond chagrin de ce que le bonheur abandonnait les Grecs pour favoriser les impies. « Les chrétiens, lui avait dit le vieillard, pour le consoler de sa défaite, les chrétiens ne subiront que désastres tant que les Grecs ne seront pas entièrement exterminés. Pour mettre un terme aux revers des fidèles, il est nécessaire que Constantinople tombe au pouvoir des Turcs[12]. » |