LES DERNIERS CÉSARS DE BYZANCE

 

CHAPITRE IV. — PAIX DANS L'EMPIRE. - MANUEL OPPOSE MUSTAPHA AU SULTAN AMURATH II.

 

 

Manuel, rentré à Constantinople, exile son neveu Jean dans Vile de Lemnos. — Soliman fait alliance avec l'empereur grec. — Discorde des princes musulmans. — Isa, vaincu par son frère Mahomet, disparaît de la scène politique. — Soliman passe en Asie. — Diversion de Musa. — Retour de Soliman en Europe. — Défaite de Musa. Soliman est abandonné par ses émirs. — Sa mort. — Musa maitre absolu des provinces ottomanes d'Europe. — Ses penchants cruels et despotiques. — Ressentiment de Musa contre les Grecs. — Ravage de la Servie. — Siège de Constantinople par Musa. — Mahomet fait alliance avec Manuel. — Il est malheureux dans la défense de Constantinople, et repasse en Asie. — Son retour en Europe. — Il poursuit son frère. — Mort de Musa. — Avènement de Mahomet lei. Accueil fait par le sultan aux ambassadeurs de Manuel. — Mahomet renouvelle la paix avec les princes chrétiens. — Mariage du prince Jean avec Anne de Russie. — Mort de cette princesse. — Baptême et mort d'un fils de Bajazet. — Second mariage de Jean avec une fille du marquis de Montferrat. — Troisième mariage. — Succès de Mahomet dans l'Asie. — Soins de Manuel pendant la paix. — Le faux Mustapha. — Entrevue de Mahomet et de Manuel. — Mort de Mahomet Ier. — Amurath II, son successeur. — Mustapha rendu à la liberté. — Ses succès. — Sa défaite. — Sa mort.

 

La diversion inattendue du kan boiteux de la Tartarie• avait rendu le cœur aux chrétiens. Rentré à Constantinople après avoir promené dans les capitales de l'Europe ses doléances, et sans avoir rapporté autre chose que le mépris des nations catholiques dont il avait bravé les croyances, Manuel épiait une occasion favorable pour reprendre toute l'autorité. A la nouvelle de la défaite des Ottomans, et de la révolution prodigieuse qui avait précipité Bajazet du comble de sa grandeur comme un astre du haut du ciel, il reprit la souveraine puissance, et relégua le prince de Sélymbrie dans l'île de Lemnos pour le punir de sa docilité envers les Turcs. Soliman, échappé au désastre d'Angora, s'était d'abord réfugié à Bursa ; mais, poursuivi par les Tartares, il hâta sa fuite, atteignit le rivage de la nier, passa le détroit, et vint à Constantinople implorer la protection de l'empereur. « Je vous supplie, lui dit-il, de nie tenir lieu de père, et je vous obéirai comme un fils soumis ; je ne vous demande que le gouvernement de la Thrace et des autres provinces que mes ancêtres ont possédées. » Soliman lui promit ensuite la restitution de Thessalonique, des villes situées sur les bords du Strymon, de la Morée et des forts assis le long de la Propontide et du Pont-Euxin. Afin de mieux cimenter son union avec Manuel, union dont il sentait l'utilité, il épousa la fille de Théodore, frère de l'empereur, laissant comme otages à la cour de Byzance un de ses jeunes frères et sa sœur Fatima.

Semblable à un arbre robuste courbé par la tempête, l'empire ottoman se releva dès que l'orage fut passé, et bientôt nous le verrons reprendre une nouvelle vigueur. Les discordes civiles des princes musulmans, qui permettaient à leurs ennemis de réparer leurs forces, le menacèrent cependant d'une ruine prochaine. Mahomet, le plus jeune des fils du sultan, commença la lutte. Avant sa captivité, son père lui avait confié le gouvernement d'Amasie, la barrière des Turcs contre les chrétiens de Trébizonde et de Géorgie, dont la citadelle passait chez les Asiatiques pour imprenable. Dans le cours de ses expéditions, le vainqueur d'Angora paraît avoir négligé cet angle de l'Anatolie. Plein d'habileté et de courage, Mahomet sut maintenir adroitement son indépendance, et chassa les derniers traineurs mongols de sa province. Après la mort de Bajazet, il se mit en mouvement avec ses troupes pour attaquer Isa et le chasser de la ville de Bursa, où il avait fixé sa résidence. Battu par les troupes de Mahomet, Isa quitta l'Asie en toute hâte, et chercha un asile à Constantinople, tandis que l'agresseur s'emparait de Bursa et d'Isnik. Bientôt il se rendit à Andrinople, d'où il repassa en Asie avec le secours de Soliman, et échoua dans sou dessein de rentrer dans Bursa par surprise. Trois autres défaites successives le forcèrent de se réfugier dans les rochers de la Caramanie, où il disparut comme jadis son frère Mustapha après la désastreuse journée d'Ancyre.

A peine Isa avait-il quitté la scène, qu'elle fut occupée par un plus digne rival de puissance, par Soliman, prince brave, actif et heureux à la guerre, qui joignait la clémence à l'intrépidité, mais se laissait trop souvent corrompre par l'intempérance et l'oisiveté. Jusqu'alors il s'était contenté de contempler d'Andrinople, sa résidence, en spectateur paisible, la guerre que ses deux frères se faisaient en Asie. Tiré de sa léthargie par les victoires de Mahomet sur Isa, et la trahison de Djouneïd, gouverneur de Smyrne, il rassembla ses troupes, passa l'Hellespont et marcha sur Bursa, qui lui ouvrit librement ses portes. Pendant ce temps, Djouneïd, pour conjurer l'orage, se liguait avec les princes de Caramanie et de Kermian, et se trouvait bientôt à la tête d'une nombreuse armée. Mais, averti en secret d'un complot de ses alliés pour le livrer à Soliman, il s'échappa d'Éphèse pendant la nuit, se rendit au camp de ce prince, et au point du jour il se présenta devant lui une corde au cou et dans l'attitude d'un profond repentir. « J'avoue, seigneur, lui dit-il, que je suis coupable, et que j'ai mérité la mort ; j'attends que vous ordonniez de moi ce qu'il vous plaira. u A la vue du coupable qui s'humiliait ainsi en sa présence et le rendait maître de sa destinée, Soliman fut ému de compassion et lui pardonna. La défection de Djouneïd jeta la consternation parmi les troupes des confédérés, qui se retirèrent dans le plus grand désordre. Soliman fit passer son armée sur les ponts établis non loin du mont Galesus, et entra en triomphe à Éphèse, où il se livra de nouveau à l'ivresse et à ses penchants voluptueux[1].

Cependant son vizir Mi-Pacha se portait avec toutes ses forces devant Angora, et se rendait maître par stratagème de cette place importante, lorsque Mahomet paraissait devant ses murs pour la délivrer. Cette perte n'abattit pas son courage ; il se dirigea vers Bursa, que le vizir, aussi vaillant général que rusé politique, sut préserver de ses attaques, et se retira sur Tokat et Amasie. A la nouvelle de la retraite de son frère, Soliman, que l'opposition énergique d'Ali-Pacha avait empêché de s'enfuir en Europe, se mit de nouveau en campagne et envoya un de ses lieutenants à la poursuite du prince de Caramanie, qui s'était avancé contre lui à la tête de toutes ses forces. Trop faible pour résister aux troupes de son ennemi, Karaman sentit la nécessité de se rapprocher de Mahomet, et conclut avec lui un traité d'alliance et d'amitié contre Soliman (1406). Vers le même temps, Mahomet accueillit la proposition de son frère Musa de passer en Europe, afin d'y combattre Soliman au sein même de ses États.

Obligé d'abandonner ses projets de conquête en Asie par la puissante diversion de Musa dans les provinces d'Europe, Soliman franchit l'Hellespont. Son premier soin fut de combler de présents le Génois Negro, qui pendant son absence avait fortifié Gallipoli, et de confier le gouvernement d'Okhri à Djouneïd, qui l'avait suivi. Il s'approcha ensuite de Constantinople, pour réclamer de son allié, l'empereur grec, les secours qu'il lui avait promis. Le premier engagement entre les armées des deux frères eut lieu dans les environs de cette ville. Secrètement gagnées par des émissaires byzantins, les troupes d'Étienne, prince de Servie, partisan de Musa, passèrent dès le commencement de l'action sous les drapeaux de Soliman. Musa, vaincu, perdit son camp, et alla chercher un asile dans les États du prince de Valachie, dont les troupes lui étaient restées fidèles. Le vainqueur reprit sans difficulté possession d'Andrinople, où il fut reçu aux acclamations et aux applaudissements unanimes du peuple, qui l'appelait son bienfaiteur, et reconnu pour la seconde fois comme souverain absolu et sultan des Ottomans, non-seulement par l'empereur de Byzance, mais encore par toutes les autres puissances chrétiennes voisines de l'empire[2].

Tandis que Musa s'efforçait de rassembler une nouvelle armée, Soliman s'abandonnait à la mollesse et aux plaisirs dans Andrinople. Manuel essaya vainement d'éveiller ses soupçons, de le provoquer à l'activité et à des mesures de prudence contre les entreprises de son frère ; le prince resta sourd à ses sages remontrances, et, libre de tout souci, il continua de noyer ses pensées dans l'ivresse, de passer ses nuits dans l'orgie, et de sommeiller le jour. Mais tout à coup Musa parut avec une armée aux portes d'Andrinople, et Soliman, que ses excès avaient rendu cruel, injuste et odieux aux siens, se trouva presque seul à l'instant du danger. Abandonné des chefs de l'armée et de la loi, qui passèrent dans le camp de son frère, à l'exception de trois, il précipita sa fuite vers Constantinople. Sur la route, la beauté de son cheval et la magnificence de son costume le firent reconnaître des habitants du village de Dougoundji, que ses soldats avaient souvent maltraités. Cinq frères, tous cavaliers habiles et archers exercés, coururent en avant, poussés peut-être seulement par le désir de mieux le voir. Mais le prince effrayé prit son arc et abattit le premier, puis le second ; alors les trois autres le percèrent à la fois de leurs flèches, et, lorsqu'il fut tombé de cheval, ils lui coupèrent la tête (1410).

Maître absolu des provinces ottomanes d'Europe après la mort de son frère, Musa, dès son avènement au pouvoir, s'annonça comme ami des Serviens et des Grecs, mais révéla bientôt des penchants cruels et despotiques. Il fit saisir et reconduire dans leurs demeures les trois meurtriers de Soliman ; par son ordre aussi, tous les habitants du village, enfermés dans leurs chaumières avec leurs femmes et leurs enfants, furent brûlés vifs, en expiation de la mort de ce prince, qui n'aurait pas dû périr de la main des esclaves. Il nourrissait cependant un profond ressentiment contre l'empereur Manuel, l'ancien allié de son frère, et dans une assemblée de tous les grands de la Thrace, de la Macédoine et des autres provinces, qui étaient venus pour se soumettre à sa puissance et lui rendre hommage, il ne put dissimuler ses projets de vengeance. « Vous ne pouvez ignorer, leur dit-il, vous qui avez été autrefois, non pas les serviteurs, mais les amis de mon père, combien l'Asie fut ébranlée par les armes de Tamerlan, et comment mon père fut livré en son pouvoir. L'empereur et les habitants de Constantinople ont seuls attiré les Scythes, les Perses et les autres nations étrangères en notre pays. Mon frère, auquel obéissaient la Thrace et les autres provinces que mon père avaient possédées, n'ayant pas conservé les sentiments de respect et de piété dont il devait être animé envers sa patrie, Dieu s'est éloigné de lui et m'a remis l'épée du prophète pour exterminer l'infidèle et élever le fidèle. Il n'est donc pas juste que Constantinople étende si loin son empire, ni qu'elle possède un si grand nombre de villes, et surtout celle de Thessalonique, acquise par mon père au prix de tant de travaux et de sueurs, et dans laquelle il a converti les temples des idoles en des temples de Dieu et de son prophète. Je réduirai, s'il plaît à Dieu, sous ma puissance la mère des villes, et je ferai des églises qu'elle renferme des maisons de Dieu et de son prophète[3]. »

L'assemblée applaudit à ce discours comme à un oracle sorti de la bouche de la divinité même. Musa, se rappelant ensuite la trahison d'Étienne, se jeta sur la Servie, que le prince avait abandonnée au seul bruit de ses armes, la ravagea, et emmena à sa suite tous les jeunes gens du pays ; le reste des habitants périt sous le glaive de ses féroces soldats. Les garnisons des trois châteaux furent passées au fil de l'épée, et pour couronner cet acte de barbarie il fit dresser un superbe festin aux grands de sa cour, sur les cadavres des chrétiens immolés. De retour de la Servie, il assiégea Thessalonique, et s'empara de toutes les villes sur le Strymon, à l'exception de Zeitoun (Lamia) ; puis il envoya à l'empereur grec Ibrahim, fils du grand vizir Ali-Pacha, qui venait de mourir, afin de réclamer le tribut. Ibrahim, pénétré d'horreur pour la tyrannie de Musa, conseilla au monarque étranger la résistance, et an lieu de retourner à la cour du sultan il se rendit, muni d'une lettre de Manuel, à Bursa, auprès de Mahomet, alors maître de l'Asie Mineure.

Irrité de la défection d'Ibrahim, et plus encore de ce que l'empereur de Byzance, soutenant Ourkhan, fils de Soliman, s'efforçait de le lui opposer en Europe, ainsi que son frère 'Mahomet en Asie, Musa se dirigea sur Constantinople, qui vit pour la troisième fois les Ottomans assiéger ses murailles. Il réduisit en cendres tous les villages des alentours, abandonnés de leurs habitants, que Manuel s'était empressé d'accueillir dans la capitale. Le sultan se promettait bien d'obliger la ville à lui ouvrir ses portes ; mais ses espérances ne devaient pas être remplies, car ses forces ne répondaient pas à la grandeur de son entreprise. Les fréquentes sorties des Grecs, bien dirigées, et faites à propos, l'empêchèrent de serrer la place de trop près. Malgré leurs succès, les assiégés avaient chaque jour à regretter la mort de quelques-uns de leurs braves défenseurs. L'empereur en était vivement affligé. « Je perdrai plus, disait-il, si je perds dix soldats « entre cent, que Musa s'il en perd cent entre mille. » Dans une de ces sorties, le fils de Nicolas Notaras, interprète à la cour de Manuel, fut tué ; les Grecs, après un combat opiniâtre, arrachèrent le corps des mains des ennemis, mais la tête demeura au pouvoir de ces derniers. Le père la racheta moyennant quelques centaines de pièces d'or, désespéré de la triste fin de l'un de ses fils, sans prévoir que le second, Lucas, devait avoir le même sort quarante-trois ans plus tard, dans la ruine commune de sa patrie[4].

La fureur avec laquelle Musa poussait le siège ne se ralentissait pas, et la ville était chaque jour pressée davantage par ses troupes. Aussi l'empereur prit-il la résolution, au lieu de prolonger la discorde entre les princes ottomans, de secourir Mahomet, le plus formidable des fils de Bajazet, et de l'inviter à passer en Europe pour faire en commun la guerre à Musa. Docile aux conseils d'Ibrahim-Pacha, qu'il avait fait son grand vizir, Mahomet, dont les progrès étaient arrêtés par l'insurmontable barrière de Gallipoli, écouta les propositions de Manuel, et se rendit à Scutari avec son armée. Informé de son arrivée sur la rive asiatique du Bosphore, l'héritier des césars alla au-devant du prince musulman sur les galères impériales, conclut avec lui un traité de paix et d'amitié, et l'emmena à Constantinople. Le noble étranger y fut reçu avec une rare magnificence, et des fêtes de trois jours célébrèrent son arrivée. Le quatrième jour, Mahomet sortit à la tête de son armée et d'un petit nombre de Grecs contre Musa ; mais il fut battu et rejeté dans la ville, où Manuel employa les plus douces paroles afin de le consoler de sa perte. Une seconde tentative ne réussit pas mieux.

Le prince ottoman, affligé de ces deux disgrâces, et lassé de l'inconstance de la fortune, dont il comparait le changement au mouvement d'une fronde, alla trouver l'empereur, et lui dit : « Vous qui pesez les affaires dans une juste balance, et qui prévoyez le côté qui doit l'emporter, que ne me laissez-vous aller dans ce renversement de fortune, afin qu'elle me livre à mon ennemi, ou qu'elle le fasse tomber entre mes mains ? Je vous assure que tout ce qui est écrit sur notre front par le doigt de Dieu arrivera infailliblement. Permettez-moi donc de mener mes troupes vers Andrinople, souhaitez-moi un heureux succès, et abandonnez le reste à la Providence. » L'empereur, ému de ces paroles, embrassa Mahomet et l'invita à un magnifique banquet, auquel assistèrent les grands officiers de la couronne. Le jour suivant, le prince quitta Constantinople avec ses troupes, et retourna en Asie, où l'appelait la nouvelle des progrès de Djouneïd, qui s'était enfui d'Okhri, avait traversé l'Hellespont, et s'était rendu maître de Smyrne et d'Éphèse. Djouneïd espéra vainement se défendre contre Mahomet ; il se vit bientôt forcé de se reconnaître son vassal. Yacoub, gouverneur d'Angora, avait aussi profité de l'absence du souverain pour lever l'étendard de la révolte. Réduit à. implorer le pardon de sa faute, il obtint la vie, mais non la liberté.

Ces derniers succès relevèrent la gloire des armes de Mahomet. Le prince de Soulkadr, son ami et son allié, vint le trouver à la tête de ses forces dans la plaine d'Angora, et tous les deux résolurent de repasser en Europe pour se réunir au prince de Servie ainsi qu'à l'empereur de Byzance, et terminer d'un seul coup ces longues dissensions. Ils se rendirent d'abord à. Constantinople, et établirent ensuite leur camp à Visa. Mahomet quitta bientôt cette position, et se dirigea vers le nord de l'empire, afin de joindre le prince de Servie, dont il était séparé par les troupes de Musa. Celui-ci avait poursuivi le siège de Constantinople, qu'il fut alors obligé de lever. Mahomet se porta rapidement sur Andrinople ; cette ville refusa de lui ouvrir ses portes avant qu'il eût battu l'armée de son frère. Il poursuivit donc l'ennemi du côté de Philippopolis, repoussa les troupes de Musa au fameux défilé de Succi, et déboucha dans la plaine de Sofia, où il trouva des vivres en grande abondance. Enhardi par les protestations de fidélité de quelques seigneurs qui l'engageaient à continuer sa marche, Mahomet pénétra jusqu'à Nissa, puis jusqu'aux rives de la Morava, sans rencontrer l'ennemi. Là. il vit arriver son allié Étienne avec l'armée servienne et un grand nombre de beys, qui avaient abandonné le parti de son frère. Étienne l'introduisit dans ses propres États. L'armée coalisée campa dans la plaine de Cassova, arriva ensuite sur les bords du Karassou, et s'arrêta deux jours dans la plaine de Tschamourli. En cet endroit d'autres officiers de Musa vinrent encore présenter leur hommage à Mahomet.

Déjà l'ordre était donné de plier les tentes, et le prince se disposait à quitter la plaine de Tschamourli, lorsque Musa descendit lentement des montagnes à la tête de sept mille janissaires dont il avait acheté la fidélité à force d'or. Mahomet rangea aussitôt ses troupes en bataille. Les deux armées étaient en présence, lorsque l'aga des janissaires, Hasan, qui avait abandonné Musa pour passer sous les drapeaux de son frère, sortit des rangs, et, s'adressant à ses anciens compagnons d'armes, leur cria d'une voix retentissante : « Qu'attendez-vous, enfants, pour embrasser la cause du plus juste et du plus vertueux des princes ottomans ? Pourquoi rester misérables, abattus, outragés, auprès de celui qui n'est pas en état de veiller au salut des autres, et même d'assurer le sien ? »

Ces injures excitèrent la colère de Musa ; il ne put la contenir, et, suivi de ses janissaires, il se précipita sur Hasan, qui prit aussitôt la fuite. Musa l'atteignit, et lui porta un coup qui lui fendit la tête ; au moment où il voulait redoubler, un compagnon de l'aga, lui opposant son sabre, coupa la main au prince, qui rentra dans son camp. A l'aspect du bras sanglant de leur souverain, les janissaires, saisis d'une terreur panique, se dispersèrent dans toutes les directions ; Musa lui-même s'enfuit vers la Valachie. Des cavaliers envoyés à sa poursuite le trouvèrent mort (1413). Il est très-probable qu'il avait été étranglé. Ainsi finit la domination de Musa, prince libéral, mais d'une humeur tyrannique, et qui s'aliéna par ses rigueurs l'esprit des beys et des soldats. Sa mort termina la guerre de succession qui avait désolé les provinces de l'empire ottoman depuis la captivité de Bajazet. Le vainqueur donna des larmes à son malheureux frère, et envoya son corps à Bursa, dans le tombeau de leurs ancêtres. Il retourna ensuite à Andrinople, et reçut du haut de son trône le serment de fidélité de tous les grands de l'État, qui s'empressèrent de lui rendre hommage.

L'avènement de Mahomet Ier au trône causa une joie générale dans l'empire et dans l'armée. Le nouveau sultan se faisait remarquer entre ses frères par ses qualités morales et physiques. Si les historiens lui accordent une beauté remarquable, le regard de l'aigle et la force du lion, ils nous le représentent aussi comme un prince bienfaisant, généreux, clément, équitable, constant en amitié, plein de prudence et de modération. Toute sa vie il fut l'allié fidèle dû l'empereur byzantin, et le glorieux soutien du trône d'Othman. Pour nous servir des expressions d'un écrivain turc, « il fut le Noé qui sauva du déluge des Tartares l'arche de l'empire assaillie par tant de dangers. »

A la nouvelle de la victoire de son allié Mahomet sur le dernier et le plus puissant de ses rivaux, Manuel lui envoya une ambassade pour le féliciter et lui rappeler les promesses qu'il lui avait faites pendant son séjour à Constantinople. Fidèle à sa parole, le sultan respecta les lois de la reconnaissance, et s'empressa de restituer à l'empereur les châteaux occupés sur la mer Noire, les places de la Thessalie et les forteresses sur la Propontide. Il scella le traité par de nouveaux serments, combla les ambassadeurs (le présents, et les congédia en leur adressant ces paroles, qui témoignaient de son affectueux attachement pour leur souverain : « Dites à l'empereur mon père que, rétabli par son assistance et par celle de Dieu dans les États de mes ancêtres, je serai à l'avenir aussi soumis à ses volontés qu'un fils le doit être aux volontés de son père ; que je conserverai toujours le souvenir de ses bienfaits, et que je chercherai toutes les occasions de lui être agréable. » Jamais prince musulman n'avait montré envers les Grecs des dispositions si amicales. Mahomet reçut à la même époque les félicitations des ambassadeurs de Servie, de Valachie, de Bulgarie, du duc de Janina, du despote de Lacédémone et du prince d'Achaïe. Il les invita indistinctement à sa table, but à leur santé, et leur dit en les quittant : « Rapportez à vos maîtres que je leur offre la paix, et que je l'accepte de tous. Que le Dieu de la paix châtie ceux qui la violeront[5]. »

L'empereur Manuel, n'ayant plus rien à craindre de la part de ses ennemis, forma le projet de marier son fils Jean, auquel il destinait sa couronne (1414). Afin de resserrer les nœuds d'amitié qui l'unissaient à la Moscovie, il demanda et obtint la fille du grand prince Vassili, nommée Anne. Ce mariage n'eut pas les heureuses suites que s'en promettaient les Grecs. La jeune princesse ne vit à Constantinople que des scènes désastreuses, et, au bout de trois ans, elle succomba au fléau de la peste, qui exerçait de grands ravages dans cette ville. Tous les habitants éprouvèrent un regret indicible de sa perte.

La contagion fit un grand nombre d'autres victimes. Des deux fils de Bajazet, que Soliman avait livrés comme otages à Manuel, l'aîné, Kasim, avait été renvoyé avec sa sœur Fatima. L'autre, Joseph, montrait de rares dispositions pour la langue grecque et pour les sciences, et était instruit avec Jean, fils de l'empereur. Ses progrès dans les études furent si rapides, qu'il prit la résolution de recevoir le baptême. Il déclara souvent à Manuel qu'il était chrétien, et qu'il n'approuvait point la doctrine de Mahomet. Mais le monarque ne voulut pas consentir à son baptême, dans la crainte d'exciter des troubles et des scandales de la part des Turcs qui résidaient en, assez grand nombre à Constantinople, et de déplaire au sultan. Le fléau qui décimait les habitants de la capitale, et n'épargnait ni les plus robustes ni les plus jeunes, frappa le fils de Bajazet. Comme il sentait sa fin prochaine, il dit à l'empereur : « Mon seigneur et mon père, je vais bientôt quitter ce monde, et paraître devant le tribunal qui est préparé dans l'autre. Je fais profession d'être chrétien, et vous me refusez le sceau de la foi et le gage de l'Esprit-Saint. Sachez que, si je meurs sans baptême, je vous en accuserai devant Dieu, ce juge irréprochable et incorruptible. » Manuel, touché par ces dernières paroles, consentit aux désirs du prince, qui reçut le baptême dans les sentiments de la foi la plus vive, et mourut le lendemain de cette pieuse cérémonie[6]. Il fit célébrer ses funérailles avec une rare magnificence. On transporta en grand appareil son corps au monastère du Précurseur, où il fut déposé dans un tombeau de marbre.

Trois ans après, le fils aîné de l'empereur, Jean, épousa la fille de Théodore, marquis de Montferrat, princesse d'une rare beauté, et dont les historiens nous ont laissé un portrait avantageux. Le prince conçut néanmoins tant de mépris pour elle, qu'il la laissa toujours seule. Le respect qu'il avait pour le choix de son père l'empêchait de la renvoyer en Italie. Quand la jeune épouse vit que l'aversion de celui à qui elle avait lié sa destinée allait toujours croissant, elle prit la résolution de quitter Constantinople. Elle communiqua son dessein aux Génois de Galata, et sortit un soir du palais avec une suite nombreuse, pour se promener dans ses jardins. Les Génois la firent monter sur une de leurs galères, et la conduisirent à Péra, où elle fut reçue avec tous les honneurs dus à une souveraine. Ce départ ne fut connu que le matin du jour suivant ; mais dès que la nouvelle en eut été répandue à la cour et dans la ville, les habitants indignés voulaient détruire le faubourg des Génois, pour venger ce qu'ils appelaient une injure. L'empereur apaisa difficilement leur colère ; mais cet événement causa une vive satisfaction à son fils. Les Génois avaient dans le port un vaisseau marchand prêt à faire voile pour l'Italie. La princesse s'embarqua dès que le temps fut propice, et arriva sans obstacle à Gènes. Le marquis son frère alla au-devant d'elle avec toute sa cour jusqu'aux frontières de Montferrat, et la conduisit dans le palais de ses pères. Peu de temps après elle se retira dans un monastère, et se consacra à Dieu pour le reste de ses jours.

L'héritier du trône, à qui Manuel avait déjà donné le titre d'empereur, ne renonça cependant pas au mariage. II envoya des ambassadeurs au prince de Trébizonde, Alexis Comnène, pour lui demander la main de sa fille Marie, princesse aussi recommandable par sa beauté que par la pureté de sa vertu et la douceur de son naturel. Le père consentit à cette union, et Marie partit aussitôt pour Constantinople. Elle y fut accueillie au milieu des acclamations de joie du peuple, et reçut la bénédiction nuptiale de la main du patriarche Joseph. La nouvelle épouse fut ensuite proclamée impératrice.

Après les fêtes données à l'occasion de ce mariage, l'empereur résolut d'aller châtier le prince d'Achaïe, qui lui refusait l'obéissance. Il s'embarqua sur plusieurs galères avec quelques troupes, descendit en Morée, ramena le rebelle au devoir, et laissa son fils Théodore à Lacédémone, en qualité de despote. A son retour, il eut une entrevue à Gallipoli avec Mahomet. Le sultan monta sur la galère impériale, et témoigna la plus grande confiance au souverain, qu'il appelait son père.

Tranquille de la part des chrétiens, Mahomet avait tourné ses armes contre l'Asie Mineure, où la révolte de Djouneïd et la rupture de la paix par le prince de Caramanie réclamaient impérieusement sa présence. Le premier, qui avait occupé en son propre nom Smyrne, Sardes et Philadelphie, avait été vaincu, et Mahomet, cédant aux sollicitations de la mère de ce parjure, lui avait accordé sa grâce, et s'était contenté de recevoir son serment de fidélité envers toute la race ottomane. Il avait battu plusieurs fois le second, le plus incorrigible de ses vassaux, et l'avait enfin obligé à la soumission.

Manuel, de son côté, avait profité de la paix avec les Ottomans pour faire relever à l'isthme de Corinthe, dans une étendue de six milles, le mur commencé par les anciens Grecs au temps de la guerre médique, réparé par Justinien, et qui tombait en ruines. Il avait sept fils ; cinq furent appelés par avance au partage de ses villes. Jean était depuis longtemps associé à la couronne ; Théodore fut déclaré despote de Lacédémone ; Andronic, de Thessalonique ; Constantin, de Mésembrie et de Sélymbrie ; André, de Riscinium en Dalmatie. A cette époque, les îles de Nègrepont et de Candie appartenaient aux Vénitiens ; Chio et Lesbos, aux Génois. Les Acciaiuoli de Florence conservaient une grande partie de la Grèce, qu'ils avaient acquise en 1364 de Marie de Bourbon, impératrice de Constantinople, et qui comprenait l'Achaïe, la Béotie, la Phocide et Athènes. L'Étolie, l'Acarnanie et l'Épire méridionale, étaient gouvernées par la famille de Tocco. Enfin l'Épire septentrionale, ou la principauté d'Albanie, obéissait à celle de Pastriota, dont le chef était alors Jean Castriot[7].

A peine Mahomet eut -il rendu le repos aux provinces de l'empire ottoman, auquel il voulait donner une base plus solide, qu'un imposteur, se faisant passer pour le plus jeune des fils de Bajazet, disparu à la bataille d'Ancyre, tenta d'usurper l'autorité souveraine. Tous les historiens ottomans le désignent ordinairement sous le nom de faux Mustapha, tandis que les écrivains byzantins soutiennent, au contraire, qu'il était le fils véritable de Bajazet, et le frère aîné de Mahomet. Quoi qu'il en soit, Mustapha s'annonça en Europe comme le légitime héritier du trône, et fut soutenu par Mirtsch, prince de Valachie, et par Djouneïd, alors gouverneur de Nicopolis, deux fois rebelle et deux fois rentré en grâce. Le prétendant franchit l'Hémus, et marcha vers la Thessalie. Mahomet courut à sa rencontre, l'atteignit près de Thessalonique, et fut vainqueur dans une bataille rangée. Mustapha et Djouneïd, échappés au carnage, se réfugièrent avec quelques hommes de leur suite dans la ville, dont le gouverneur, Démétrius Lascaris Léontarios, les accueillit favorablement, s'efforça de les consoler, et leur promit protection.

Dès le jour suivant, Mahomet envoya au commandant grec un de ses officiers, chargé de lui rappeler combien était grande l'amitié qui l'unissait à l'empereur des Romains, et de réclamer les fugitifs. « Épargnez, lui dit-il ensuite, épargnez à votre nation les fléaux qui ne manqueraient pas de l'accabler, si vous me forciez à tourner mes armes contre elle. La proie qui est venue se jeter dans vos filets m'appartient. Il faut que vous me la rendiez ; sinon je prendrai votre refus pour le signal d'une rupture, et je me croirai dispensé de toute espèce de ménagement à votre égard. Je me saisirai de votre ville ; tous ses habitants deviendront mes esclaves ; je vous ôterai à vous la vie, et aucun de mes ennemis ne pourra échapper à mon courroux. » Léontarios, homme d'une prudence consommée, lui répondit : « Vous savez, seigneur, que je suis le serviteur de Mahomet comme celui de l'empereur, puisque vous le reconnaissez pour votre père. Mais, si je suis obligé d'exécuter vos ordres, je dois aussi avertir l'empereur mon maître de ce qui se passe. Celui qui s'est retiré ici, comme une perdrix que poursuit l'épervier, est un prince du sang, votre frère ; mais fût-il le dernier des esclaves, je ne pourrais me permettre une pareille violation des droits sans un ordre de l'empereur mon maitre. Je vous supplie donc très-humblement de m'accorder un peu de temps pour lui écrire, et lorsque j'aurai reçu de sa réponse, j'exécuterai ses ordres avec une entière soumission. »

Le sultan ne se contenta pas de la promesse du gouverneur. Il transmit directement par écrit à Manuel la demande qu'il avait adressée à Léontarios. « Vous savez, lui répondit l'empereur, que je vous ai promis de vous tenir lieu de père, et que vous m'avez promis de me tenir lieu de fils. Si nous gardons tous deux nos promesses, la crainte de Dieu sera devant nos yeux, et nous observerons ses commandements ; si nous y manquons, le père sera accusé d'avoir trahi son fils, et le fils sera condamné comme le meurtrier de son père. Pour moi, je garde mon serment, et vous voulez enfreindre le vôtre ! Je ne vous livrerai jamais des fugitifs qui ont cherché protection auprès de moi ; car, de cette façon, j'agirais non pas en roi, mais en tyran. Si mon propre frère se réfugiait entre vos bras, vous ne pourriez le livrer sans violer le droit d'asile. Sachez donc que je ne commettrai jamais une action aussi lâche. Toutefois, comme vous avez reconnu dans le dernier traité mon autorité paternelle, je vous jure par la sainte Trinité que Mustapha et son compagnon Djouneïd ne seront point mis en liberté pendant toute la durée de votre règne et de votre vie. Après votre mort, j'agirai suivant les circonstances[8]. »

En même temps Léontarios reçut l'ordre suivant : « Aussitôt que vous aurez reçu ces lignes, faites embarquer Mustapha et Djouneïd sur une galère, et envoyez-les à Constantinople. » Mahomet, craignant les suites dangereuses qui pourraient naître d'une rupture avec l'empereur, et persuadé d'ailleurs que durant sa vie les fugitifs ne seraient point rendus à la liberté, s'éloigna des murs de Thessalonique et rentra dans Andrinople, -délivré des soins et des inquiétudes que lui avait causés cette révolte.

Démétrius exécuta l'ordre qu'il avait reçu, et Mahomet jura un traité en vertu duquel Manuel s'engageait à garder Mustapha et Djouneïd avec leurs trente compagnons, et le sultan de payer annuellement pour ce service la somme de trois cent mille aspres. Le négociateur de ce traité fut Théologos Korax, Grec de Philadelphie, rusé et fourbe, qui durant la guerre de Tamerlan contre Bajazet avait été un des administrateurs de sa ville natale. Il y avait acquis une triste célébrité, pour avoir livré à ce conquérant plusieurs notables citoyens, que le Tartare fit brûler vifs parce qu'ils ne pouvaient acquitter la contribution imposée. Plus tard il se concilia la faveur de Mahomet et de son vizir Bajazet-Pacha à un tel point, qu'il eut souvent l'honneur de s'asseoir à leur table, et dirigea par son influence les négociations les plus importantes. Pour cette raison, l'empereur l'avait nommé son interprète général ; on le soupçonnait néanmoins de sacrifier les intérêts des Grecs à ceux de la cour ottomane. Dans la crainte que Korax ne parvînt un jour à livrer Mustapha et Djouneïd à Mahomet, on les fit embarquer pour l'île de Lemnos, où ils furent tenus sous une garde rigoureuse dans le couvent de la Sainte-Vierge (1420).

Plein de ressentiment contre Mirtsch, qui avait soutenu Mustapha dans sa tentative d'usurpation, Mahomet envoya une armée ravager la Valachie. S'il faut s'en rapporter à l'historien Ducas, il méditait aussi le dessein de se venger de Constantinople ; mais il le tenait secret. Cependant l'année même où Manuel avait pris l'engagement de retenir Mustapha prisonnier, le sultan passa par Constantinople afin de se rendre en Asie. Sollicité par les archontes de ne pas laisser échapper l'occasion de s'assurer de Mahomet et de son frère, l'empereur honora la parole donnée, et refusa de violer les droits sacrés de l'hospitalité. Il envoya au-devant de lui Démétrius Léontarios, Isaac Hassan et Manuel Cantacuzène, avec un grand nombre d'archontes chargés de lui offrir des présents. Les députés le reçurent hors de la ville et l'accompagnèrent jusqu'aux rives du Bosphore, à l'endroit appelé la Double-Colonne. Pendant le chemin, Mahomet s'entretint avec Démétrius Léontarios. Manuel et ses fils le reçurent sur la galère impériale ; une autre aussi magnifiquement décorée était réservée au sultan. Les deux souverains se saluèrent et causèrent amicalement en mer, chacun sur son bâtiment. Ils naviguèrent ainsi côte à côte jusqu'à Chrysopolis (Scutari), où Mahomet descendit de sa galère, et entra dans la tente qui lui avait été préparée. Durant tout le jour ils échangèrent des messages de politesse et d'amitié. Vers le soir, le sultan monta à cheval pour se rendre à Nicomédie, et l'empereur retourna par eau dans sa capitale[9].

Au printemps suivant, Mahomet revint à Andrinople par Gallipoli ; et Manuel envoya de nouveau Léontarios pour le complimenter. Le sultan accueillit le député de la manière la plus amicale. Trois jours après il se livrait à l'exercice de la chasse, et au moment où il présentait la lance à un sanglier sorti du plus épais de la forêt, il tomba de cheval, frappé d'apoplexie. Ses serviteurs le reportèrent dans son palais d'Andrinople, et les plus habiles médecins lui administrèrent de prompts secours. Sentant sa fin prochaine, il manda son fidèle vizir Bajazet-Pacha, et le conjura au nom de Dieu et du prophète de servir, avec le dévouement dont il lui avait donné tant de preuves, son fils Amurath, l'héritier du trône, qui en ce moment, gouverneur d'Amasie, défendait la frontière orientale de l'empire contre Kara-Juluk-Bianderi, seigneur turcoman de la dynastie du Mouton-Blanc. Quant à ses deux derniers fils, dont l'un était âgé de huit ans, et l'autre de sept, il en confia la tutelle à l'empereur grec, dans l'espérance de leur assurer un protecteur contre la cruauté de leur frère Amurath.

Le lendemain de son accident, Mahomet eut encore assez de forces pour se montrer à son armée, qui l'accueillit avec ses cris ordinaires de bénédiction et d'amour. Mais le jour suivant il éprouva une seconde attaque qui lui paralysa la langue, et le soir il mourut (1421). Dans cette circonstance, les deux vizirs, Bajazet et Ibrahim, montrèrent beaucoup de prudence et d'union. Ils tinrent secrète la mort du sultan durant plus de quarante jours, jusqu'à l'arrivée de son successeur dans le palais de Bursa.

Amurath II parvint au pouvoir suprême à l'âge de dix-huit ans. Il en prit possession à son retour d'Amasie, prescrivit un deuil de huit jours pour les funérailles de son père, dont. les restes furent transportés en grande pompe à Bursa, et députa ensuite des ambassadeurs à la cour des princes de Caramanie et de Mentesche, auprès du roi Sigismond et de l'empereur, pour leur annoncer son avènement au trône et renouveler les traités signés par Mahomet ter. La paix fut jurée avec la Caramanie, et une trêve de cinq ans conclue avec la Hongrie.

Avant l'arrivée des envoyés du sultan à Constantinople, le Paléologue Lachynes et Théologos Korax étaient partis pour Bursa avec mission de demander l'exécution du testament de Mahomet, qui confiait à l'empereur la tutelle de ses deux plus jeunes fils. En cas de refus, ils devaient menacer Amurath de proclamer Mustapha, fils et héritier présomptif de Bajazet, maître de la Turquie d'Europe. Le vizir Bajazet -Pacha répondit, au nom du sultan, « qu'il ne convenait pas et qu'il était contraire aux lois du prophète d'abandonner le soin et l'éducation des fils de musulmans à des giaours ; que son maître priait l'empereur de renoncer à cette tutelle, et de maintenir la paix et l'amitié que le sultan était prêt à confirmer par des serments. »

Manuel, en apprenant cette réponse, assembla son conseil ; les avis furent partagés, mais la prudence du vieux Manuel céda à la présomption de son fils Jean, et, sans calculer les dangers auxquels il allait s'exposer au milieu de la situation déplorable de son empire, il envoya Léontarios avec dix galères bien armées dans l'île de Lemnos. Cet homme de cœur avait ordre de mettre en liberté Mustapha et Djouneïd, et de les transporter sur le continent européen. Léontarios fit jurer au prétendant de ne jamais s'opposer aux volontés de l'empereur, de lui obéir comme à son père, et de lui donner son fils en otage comme un gage de la fidélité de ses serments. Mustapha se soumit à toutes les conditions qu'on voulut lui imposer. Il s'engagea, si le succès couronnait ses armes, à restituer Gallipoli à Manuel, et au nord de Constantinople tout le littoral jusqu'à la Valachie, au sud les villes de la Thessalie jusqu'à l'Erysos et au mont Athos[10].

Après la conclusion du traité sanctionné par des serments, Léontarios débarqua sous les murs de Gallipoli avec Mustapha et Djouneïd. Beaucoup d'habitants de la ville et des pays voisins accoururent sous les étendards du prétendu fils de Bajazet, et lui rendirent hommage comme à l'héritier légitime du trône ; mais la garnison demeura fidèle à la cause d'Amurath, refusa de rendre le château, et chargea Mustapha d'imprécations. Alors celui-ci laissa Démet dus devant Gallipoli, et marcha avec la foule de ses partisans, grossissant à chaque pas, vers le promontoire de l'Athos, appelé Hexamilon. Il prit bientôt possession de plusieurs places qui lui ouvrirent leurs portes comme au prince légitime.

Ces nouvelles arrivèrent à Bursa, où le nouveau sultan recevait encore la soumission des peuples qui accouraient en foule pour lui témoigner et leur douleur de la mort de son père, et leur joie de sou avènement à la couronne. Les grands de la cour, surtout les vizirs Ibrahim-Pacha et Aïwaz-Pacha, qui détestaient l'orgueil excessif et insupportable de Bajazet-Pacha, et ne voyaient qu'avec une extrême jalousie sa fortune et son influence, déterminèrent Amurath à l'envoyer en Europe afin de conjurer l'orage. Bajazet s'embarqua avec un petit nombre de troupes, et fit voile par le milieu du Bosphore pour éviter les galères des Grecs. Il dirigea ensuite sa marche vers Andrinople, y rallia toutes les forces de la Roumilie, composant une armée de trente mille hommes, et campa dans une plaine marécageuse d'où l'on n'apercevait qu'imparfaitement cette ville, à cause des bois et des marais qui la couvraient. Mustapha, dont le parti s'était encore accru par la défection de quelques grands vassaux de l'empire, se porta rapidement à la rencontre de l'ennemi.

Déjà les deux armées étaient en présence, lorsque Mustapha, s'adressant aux troupes d'Amurath, leur cria qu'elles ne devaient pas refuser l'obéissance au véritable héritier du trône d'Othman. Aussitôt l'armée d'Amurath, frappée comme par une puissance magique, passa sous les drapeaux de Mustapha. Bajazet, voyant que la fortune l'abandonnait, chercha le moyen d'éviter sa perte ; il descendit de cheval, ainsi que son frère Hamsa, et tous les deux allèrent se prosterner aux pieds du vainqueur. Délivrées du hasard de la bataille, ses troupes lui dressèrent une tente magnifique, et le proclamèrent souverain seigneur de la Romanie. Bajazet et Hamsa furent amenés devant lui, chargés de chaînes. Mustapha abandonna les prisonniers à Djouneïd, qui fit décapiter sous ses yeux l'infortuné vizir et rendit la liberté à son frère, ne se doutant pas qu'il paierait cher un jour cet acte de clémence.

Ce facile triomphe augmenta la confiance de Mustapha ; il s'avança vers Andrinople à la tête de son armée. Les habitants sortirent à sa rencontre, et lui témoignèrent par leurs acclamations la joie qu'ils ressentaient de ses heureux succès. La garnison de Gallipoli, jugeant inutile de prolonger la résistance, se rendit à Léontarios. D'après les conditions récemment arrêtées, le serviteur de Manuel espérait en prendre possession au nom de son maître. Déjà il allait introduire des armes et des munitions dans la forteresse, lorsque Djouneïd parut tout à coup et dissipa ses beaux rêves de conquête. « Ce n'est point pour l'empereur grec, dit-il, que nous avons combattu et couru de grands dangers. A Dieu seul nous devons la liberté et la victoire ; à Dieu seul il est juste que nous en rendions grâces. Mais comme vous avez partagé les peines et les fatigues par lesquelles nous les avons obtenues, nous saurons les reconnaître par quelques présents et la continuation de notre amitié. N'espérez pas pour cela que nous vous donnions des citadelles et des places. Contentez-vous de ce que nous vous laissons retourner à Constantinople. Nous n'avons pas oublié le mauvais traitement de Lemnos. Je vous dirai le proverbe du loup : votre tête vous tiendra lieu de récompense. Mettez promptement à la voile pour Constantinople, le vent est favorable. Saluez l'empereur de notre part ; dites-lui de quelle manière Dieu nous a donné la victoire ; qu'il nous conserve son amitié comme nous l'assurons de la nôtre ; mais qu'il ne parle point de Gallipoli[11]. »

Aussi irrité que surpris de ce discours, Léontarios répondit à l'audacieux Djouneïd quelques paroles dans lesquelles il vanta l'étendue de l'esprit de l'empereur son maître, la profondeur de sa sagesse, et l'élévation de son courage, et fit entendre des menaces. Il se retira ensuite sur ses galères, tout rempli d'indignation, et ne sachant à quoi se résoudre. Mustapha arriva bientôt et lui dit à son tour : « Ce n'est pas au profit de l'empereur Manuel que j'ai pris les armes et remporté une victoire : je me rappelle le serment fait au prophète de reconquérir les villes de l'islamisme, parmi lesquelles se trouve Gallipoli. J'aime mieux, au jour terrible du jugement, avoir à rendre compte de mon serment que de la cession d'une ville musulmane entre les mains des infidèles. J'observerai du reste les autres conditions du traité qui me lie à ton maitre, tu peux retourner librement à Constantinople. »

C'est ainsi que la politique grecque se vit frustrée des avantages qu'elle espérait recueillir de la liberté et de l'appui accordés au prétendant. Confus de se voir trompé dans son attente, Léontarios se remit en mer et revint à Byzance. La conduite perfide de Mustapha remplit Manuel de tristesse et de colère. Après une assez longue incertitude, il résolut de se tourner de nouveau du côté d'Amurath, et de renouveler avec lui les traités, en exigeant toutefois la tutelle des jeunes frères du sultan. Les ouvertures furent prévenues par un message d'Amurath ; son envoyé, le grand vizir Ibrahim-Pacha, parut bientôt à Constantinople, apportant des paroles de paix de la part de son maitre. Il s'efforça de persuader à l'empereur de fournir des secours au fils de Mahomet, son ancien et fidèle allié, contre Mustapha. Comme Manuel insistait toujours pour que les princes fussent confiés à sa garde, Ibrahim ne voulut point accepter ses propositions, et les négociations furent rompues. Dans l'intervalle, Amurath s'était fortifié du secours d'un peuple italien.

Une colonie génoise établie à Phocée, sur la côte d'Ionie, s'enrichissait par le commerce exclusif de l'alun, et assurait par un tribut annuel des franchises au pavillon de sa nation et sa tranquillité chez les Ottomans. Dans leur dernière guerre civile, le gouverneur des Génois, l'ambitieux Jean Adorno, fils du doge, informé de la levée de boucliers de Mustapha, embrassa la cause d'Amurath Il, et lui offrit des vaisseaux. Le sultan, instruit que le prétendant abusait du pouvoir dans une indigne mollesse, et qu'il s'était aliéné Manuel par le refus de restituer Gallipoli, ne rejeta point une proposition qui devait lui fournir les moyens de rentrer dans l'héritage de son père. Il répondit par des protestations d'amitié à la bonne volonté des Génois, et leur envoya un Turc intelligent et habile, qui portait une somme de cinquante mille ducats pour fréter les vaisseaux nécessaires au transport de son armée en Europe.

Pendant ce temps Mustapha, enorgueilli de ses succès, continuait à se plonger dans la mollesse. Son favori Djouneïd le tira de sa lâche oisiveté en lui annonçant les préparatifs d'Amurath et le danger qui le menaçait. Il lui conseilla d'aller combattre l'allié des Génois en Asie, et de ne pas attendre l'embarquement de ses forces à Lampsaque ou à Scutari. Djouneïd agissait ainsi moins par dévouement aux intérêts de Mustapha, que par la pensée d'une nouvelle trahison, au moyen de laquelle il espérait échapper aux suites d'une entreprise qu'il regardait comme désespérée. Le prétendant suivit ce conseil, débarqua à Lampsaque avec une armée assez nombreuse, et s'y arrêta trois jours. A cette nouvelle, Amurath se hâta de quitter Bursa et d'aller prendre position derrière le fleuve d'Ouloubad (Ryndacus). Là, entouré de ses plus fidèles serviteurs, il épiait tous les mouvements de son ennemi, qui ne tarda pas à s'approcher de la rive opposée. Les deux armées se préparaient au combat, lorsqu'une grande partie des troupes de Mustapha passa sous la bannière de son rival. Il lui en restait encore assez pour disputer la victoire ; mais une nouvelle défection, celle de Djouneïd, répandit dans son camp une terreur panique ; au môme instant son armée se dispersa dans toutes les directions, et lui-même courut à toute bride vers Lampsaque. Par bonheur il y trouva une barque avec laquelle il gagna Gallipoli, sans autre escorte que ses valets[12].

Maître du champ de bataille sans avoir combattu, Amurai h prit la route de Lampsaque, et trouva, entre cette ville et Gallipoli, le podestat Adorno, qui, fidèle à ses promesses, l'attendait avec une escadre de sept vaisseaux de guerre. Le sultan, accompagné de cinq cents gardes, monta sur le plus grand, dont l'équipage était composé de huit cents hommes des plus braves ; il remettait entre leurs mains sa vie et sa liberté. Chaque autre vaisseau portait un nombre égal de Turcs et de Francs. Au milieu du passage, Adorno s'agenouilla devant Amurath, et accepta avec reconnaissance la remise des arrérages du tribut qu'il devait encore pour l'exploitation des mines d'alun de la nouvelle Phocée.

Lorsque Mustapha vit du haut des remparts de Gallipoli, à travers un ciel serein, ces énormes vaisseaux qui couvraient la mer comme des villes ou des îles flottantes, il fut saisi d'une vive douleur et agité de tristes pressentiments. Il envoya demander par un esquif qu'un serviteur d'Adorno vînt conférer avec lui. Il s'agissait de cinquante mille ducats, s'il consentait à lui livrer Amurath. Adorno rejeta de telles offres, et le sultan, instruit de cette loyauté, embrassa le Génois comme un ami et un frère. Ils débarquèrent à la vue de Gallipoli et de Mustapha, dont les soldats avaient occupé l'entrée du port. Ceux-ci, peu disposés à défendre la fortune chancelante de leur maître, prirent la fuite quand les frondeurs et les archers eurent fait pleuvoir sur eux une grêle de traits et de flèches. Le prétendant, trahi pour la seconde fois, se sauva vers Andrinople, où il eut à peine le temps de réunir les objets les plus précieux du trésor, et continua son chemin du côté de la Valachie.

Amurath, que semblait favoriser le sort des armes, s'arrêta trois jours à Gallipoli, fit passer an fil de l'épée la garnison, qui lui avait interdit l'entrée du port, et marcha à la conquête d'Andrinople avec Adorno, ses marins, et deux mille Italiens couverts de cuirasses noires, armés de lances et de haches de bataille. Les habitants d'Andrinople accoururent en foule à sa rencontre. Il les reçut avec la plus grande bienveillance, et les convia tous à un splendide festin dans le palais de son père. Adorno, ses officiers et même ses soldats, y prirent part, et, à cette occasion, le sultan récompensa les services du podestat en lui abandonnant le château de Périthoréon, et, pour toute sa vie, les produits de la douane de la nouvelle Phocée. Les capitaines et les marins de l'escadre génoise furent aussi comblés de présents, et congédiés gracieusement. Quant à Mustapha, poursuivi dans sa fuite, il fut saisi et lié par ses propres serviteurs, à une journée au nord d'Andrinople. On le conduisit devant Amurath, qui, après l'avoir exposé aux cruels outrages des soldats et de la populace, le fit pendre sur la voie publique, comme le dernier des scélérats, pour confirmer par l'ignominie de ce supplice l'opinion commune des Ottomans, qu'il n'était qu'un personnage supposé par l'artifice de l'empereur Manuel[13].

Débarrassé du rival que lui avaient opposé les perfides conseils et l'assistance de l'empereur, le sultan reprit contre Constantinople les projets de vengeance que la prudence l'avait forcé d'ajourner jusque-là, mais qui, pour venir tard, ne devaient pas être moins terribles. C'est ainsi que recommença la guerre de l'islamisme contre la chrétienté, guerre suprême pour l'empire, sur les ruines duquel elle arbora le croissant, et que les efforts des Occidentaux ne purent arrêter qu'au Danube, la limite fatale de l'invasion des Ottomans.

 

 

 



[1] Ducas, chap. 18.

[2] Ducas, chap. 19. — Hammer, t. II.

[3] Ducas, chap. 19.

[4] Ducas, chap. 19.

[5] Ducas, chap. 20.

[6] Ducas, chap. 20.

[7] Schœll, 5-23, t. XI.

[8] Ducas, chap. 22.

[9] Hammer, t. II.

[10] Ducas, chap. 24.

[11] Ducas, chap. 24.

[12] Ducas, chap. 27.

[13] Ducas, chap. 22.