Manuel monte sur le
trône de Constantinople. — Bajazet passe en Europe. — Il ravage l'empire et
menace la capitale. — Croisade de Nicopolis. — Défaite de l'armée chrétienne.
— Irruption des Ottomans dans la Grèce. — Manuel partage l'empire avec son
neveu. — Expédition du maréchal Boucicaut. — Manuel va implorer les rois de
l'Occident. — Son entrée à Paris. — Il se rend en Angleterre. — Son retour en
France. — Oisiveté de Bajazet. L'arrivée de Tamerlan sauve Constantinople. —
Nombreuses expéditions de ce conquérant. — Ambassade de Tamerlan à Bajazet. —
Le sultan somme le neveu de Manuel de livrer sa capitale. — Siège et prise de
Sébaste par les Mogols. — Bajazet passe en Asie. — Sac d'Alep et de Damas.
Ruine de Bagdad. — Bataille d'Angora. — Défaite et captivité de Bajazet. —
Effort de son fils Mahomet pour le délivrer. — Mort de Bajazet. — Retour de
Tamerlan à Samarcande. — Il meurt dans sa marche en Chine.
Le
faible Jean Paléologue eut pour successeur son fils Manuel, un des plus
habiles politiques de son époque ; mais ce prince manquait de vertus
guerrières, au montent où il aurait fallu un héros pour soutenir le trône
chancelant des Césars. Aussi l'empire, sous son règne, vit-il accélérer
rapidement sa ruine. A la nouvelle de la mort de son père, Manuel, qui était
à Pruse auprès de Bajazet, n'osa pas réclamer tout haut l'héritage ; il
s'échappa et retourna à Constantinople. Il s'y fit reconnaître et ordonna de
célébrer avec la magnificence accoutumée les obsèques de son prédécesseur. En
apprenant la fuite du prince grec, la colère de Bajazet tomba d'abord sur les
esclaves à la garde desquels il l'avait confié, et particulièrement sur
Manuel. Mais, revenu à lui-même, il laissa au fugitif le droit de vivre pour
obéir, et lui dépêcha un de ses officiers, chargé de lui dire : « Il
faut que dorénavant un cadi (juge) musulman réside à Constantinople ; car il ne convient pas que
les croyants appelés par leurs affaires dans cette ville soient privés de
leurs vrais juges : telle est ma volonté ; si tu ne veux pas obéir ni
accorder ce que je te demande, renferme-toi dans l'enceinte de ta ville ;
tous les dehors m'appartiennent[1]. » L'impérieux
musulman, regardant comme un refus la réponse équivoque de Manuel, passa de
la Bithynie dans la Thrace, dévasta tous les villages, depuis Panidos jusque
sous les murs de Constantinople, et en transporta tous les habitants en Asie.
Il prit ensuite Thessalonique et toutes les places d'alentour. Dès ce moment
commença en réalité le premier siège, ou, pour mieux dire, le premier blocus
de la capitale de l'empire grec, blocus qui devait durer cinq ans. Il laissa
devant ses murs un corps d'observation chargé de harceler les Grecs jour et
nuit, et divisa le reste de son armée en deux parties, dont l'une entra dans
la Péloponnèse pour ravager 1'Achaïe et Lacédémone, et l'autre mit tout à feu
et à sang dans la Romaine. Le
Péloponnèse était alors gouverné par Théodore Paléologue, frère du nouvel
empereur. Ce prince, qui depuis quelques années avait succédé à Manuel et à
Matthieu, tous deux fils de Cantacuzène, se distinguait par toutes les
qualités qui concilient à un souverain le cœur de ses sujets. Après avoir
rétabli le calme dans ses États, il avait entrepris d'y réparer les maux de
la guerre. Bientôt la renommée avait publié ses vertus et la douceur de son
gouvernement. Une foule d'étrangers avaient quitté leur patrie pour venir
habiter le Péloponnèse, où tout avait repris une face nouvelle. Des villes
auparavant abandonnées s'étaient peuplées d'habitants ; des campagnes
autrefois désertes et maintenant cultivées produisaient d'abondantes moissons
; des forêts servant de repaire aux brigands avaient été abattues, et le sol
rendu à l'agriculture. Enfin près de dix mille Illyriens que la crainte des
Turcs avait chassés de leur pays avaient trouvé une nouvelle patrie dans le
Péloponnèse, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux, et étaient
devenus les fidèles sujets de Théodore. Avec leur secours il reprit d'abord
plusieurs places importantes sur les Turcs, qu'il expulsa ensuite entièrement
de ses États, et remporta une victoire signalée sur un prince d'Achaïe, son
ennemi. Pour comble de bonheur, Théodore épousa une des filles de Regnier
Acciaiuoli, duc d'Athènes ; elle lui apporta en (lot la ville de Corinthe,
dont l'acquisition le rendait possesseur d'une des clefs du Péloponnèse. Mais
ces jours brillants ne furent pas de longue durée : ils n'éclipsèrent pas
l'ascendant que reprirent les Turcs dans cette contrée et dans toutes les
provinces de l'empire. Il n'y
eut bientôt plus de moissonneurs dans les murs de Constantinople, ni de
meuniers pour moudre le froment. La colère, la faim, le désespoir
travaillaient les citoyens ; pour faire souffrir la ville, le tyran ne
renversait pas ses murailles, ne la frappait pas de ses puissantes machines ;
mais ses soldats, disposés alentour, exerçaient la plus active surveillance,
interceptaient toutes les issues, de sorte que rien n'y pouvait entrer, ni
n'en pouvait sortir : aussi la famine faisait-elle chaque jour des progrès,
par le manque de blé, de via et d'huile. Le bois manquait également pour
cuire le pain et les autres aliments nécessaires à la conservation de la vie
; afin de s'en procurer, on abattait des maisons. Incapable de résister à une
puissance formidable comme celle des Ottomans, Manuel écrivit au pape, à
l'empereur d'Allemagne, aux rois de France et de Hongrie ; il les informait
de la puissance, de l'ambition, des succès de Bajazet, de l'extrémité à
laquelle Constantinople se trouvait réduite, et du péril que courait
l'Europe, menacée par le plus terrible des conquérants. 11 leur prédisait
que, s'ils laissaient tomber sous les coups des musulmans ce qui restait
encore de l'empire grec, les barbares, une fois la barrière franchie, se
répandraient dans les régions occidentales, et les couvriraient de ruines et
de sang. Pendant
ce temps, le prince de Bulgarie, Sisman, à qui les Turcs avaient enlevé ses
États, partie avant, partie après la bataille de Cassova, désespérait de
prolonger sa défense dans Nicopolis, où il s'était renfermé, et se rendait
avec son fils dans le camp d'Ali-Pacha, tous deux avec un linceul autour du
cou, pour implorer la vie. Sisman était envoyé captif à Philippopolis, et
ensuite mis à mort. Son fils échappait au supplice en embrassant l'islamisme,
et recevait pour prix de son apostasie le gouvernement de Samsoun (Amisus), ville nouvellement soumise en
Asie. Alarmé des entreprises de Bajazet, le roi de Hongrie Sigismond lui
envoya des ambassadeurs chargés de lui demander quelques explications sur ses
nouvelles conquêtes dans le voisinage de ses provinces. Le chef des Ottomans
les reçut dans une salle ornée d'armes et de trophées bulgares, et pour toute
réponse il se contenta de leur montrer les arcs et les flèches appendus aux
murs, comme ses titres à la possession de la Bulgarie (1394). Cette même année, Bajazet,
enorgueilli de ses succès, dédaigna le titre d'émir, et prit celui de sultan,
que lui conféra le calife d'Égypte, esclave sous les ordres des Mameluks. Dans la
persuasion que la guerre avec Bajazet était devenue inévitable, le roi de
Hongrie chercha partout des alliés, et réclama les secours du roi de France
Charles VI. Après avoir fait ses préparatifs, il passa le Danube, et ouvrit
la campagne par le siège du petit Nicopolis, qu'il reprit malgré la
résistance opiniâtre de ses défenseurs. Cependant la cause de Sigismond, fils
et frère des empereurs d'Occident, intéressait l'Église et l'Europe. Au
premier bruit de son danger, une foule d'aventuriers d'Italie, les plus
braves chevaliers français et allemands, prirent les armes pour résister à
l'ennemi commun du nom chrétien. Au commencement du printemps, Charles VI put
envoyer à cette nouvelle croisade environ huit mille mercenaires qu'il avait
pris à sa solde et un corps de mille chevaliers. Ces diverses troupes étaient
conduites par le comte de Nevers, surnommé depuis Jean sans Peur, fils
intrépide de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Ce prince, âgé seulement de
vingt-deux ans, sans aucune expérience de la guerre, avait pour guide le
comte d'Eu, connétable de France, qui devait commander l'armée sous le nom du
jeune capitaine. Les plus illustres personnages avaient voulu partager la
gloire de la guerre sainte. Dans cette troupe d'élite, on remarquait les
comtes de Bar et de la Marche, cousins du roi, Philippe d'Artois, l'amiral
Jean de Vienne, le sire de Coucy, le maréchal de Boucicaut, un des meilleurs
généraux de l'époque, Guy de la Trémouille, le sire de Saimpy, le sire de
Roye et le seigneur de Saint-Pol. Aux gentilshommes français se réunirent, à
leur passage en Allemagne, Philibert de Naillac, grand maître de Saint-Jean,
Frédéric de Hohenzollern, grand prieur des chevaliers teutoniques, le comte
de Cinq, et le Bavarois Schilterberg, l'historien de cette expédition. Des
troupes valaques, sous les ordres de leur prince Myrtsché, vinrent encore
grossir l'armée du roi de Hongrie. Les
auxiliaires français, ayant traversé la Bavière et l'Autriche, joignirent
Sigismond à Bude. A la vue de tant de braves, le roi, ne doutant plus du
succès : « Qu'avons-nous à craindre des Turcs ? disait-il ; le ciel lui-même
peut tomber, nous avons assez de lances pour le soutenir au-dessus de nos
tètes. L'armée chrétienne, forte de soixante mille hommes, passa le Danube,
entra en Bulgarie, enleva aux infidèles plusieurs villes, dont elle massacra
sans pitié tous les habitants, et mit le siège devant Nicopolis, place
importante, et défendue par une vaillante garnison, que Bajazet ne pouvait
tarder à secourir. Après d'inutiles efforts pour la prendre de vive force,
les assiégeants, qui manquaient de canons, résolurent de la réduire par la
famine. Pleins de confiance dans leur supériorité, les alliés se livraient
sans mesure au jeu et aux plaisirs, et ne parlaient du sultan qu'avec le plus
grand mépris. Ils doutaient qu'il eût le courage de traverser le Bosphore
pour les attaquer. Mais, au moment où ils s'abandonnaient à une trompeuse
sécurité, il fallut se rendre à l'évidence, l'ennemi approchait. Tandis
que le commandant de la garnison de Nicopolis arrêtait l'armée chrétienne
sous les murs de la ville par sa courageuse défense, Bajazet avait fait
toutes ses dispositions. Une marche rapide et habilement dérobée à la
connaissance des confédérés l'avait conduit à vingt-quatre kilomètres de leur
camp, où régnaient l'indiscipline et le désordre. Avertis de son approche par
quelques maraudeurs que les Turcs avaient mis en fuite, ils levèrent
précipitamment le siège, et eurent l'imprudente barbarie de massacrer, dans
le camp, des prisonniers qui leur avaient été confiés sur parole. Aussitôt
que les premiers éclaireurs de l'ennemi, les Arabes, couvrirent la plaine,
l'impétueux comte de Nevers demanda, pour la cavalerie française, le poste
d'honneur dans le combat. Le roi Sigismond, qui avait appris à ses dépens la
manière de combattre les Turcs, pria les croisés de laisser ses Hongrois à
l'avant-garde, d'opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, et de
réserver l'élite de l'armée pour combattre les janissaires et les spahis.
Mais les chevaliers français ne voulurent rien écouter, s'écrièrent qu'ils ne
céderaient jamais le pas à l'infanterie hongroise, et tous coururent à la
tête de la bataille. Alors les deux armées s'ébranlèrent, et le combat
commença (22
septembre 1396).
L'infanterie turque fut dispersée par le premier choc des valeureux
compagnons du comte de Nevers. La milice des janissaires ne put elle-même
résister à cette troupe de guerriers. Dix mille janissaires couvraient déjà
de leurs cadavres le champ de bataille, et les autres cherchaient un refuge
derrière les spahis, lorsque les Français, se précipitant sur cette seconde
ligne, la traversèrent et la mirent en déroute. Entraînés par leur bouillante
ardeur, et n'écoutant plus la voix de la prudence, ils s'abandonnèrent à la
poursuite des fuyards sans observer aucun ordre, et arrivèrent ainsi jusque
sur le sommet d'une colline. Mais quel fut leur étonnement, lorsqu'ils virent
l'élite des forces de Bajazet leur présenter une forêt de quarante mille
lances ! A la surprise succéda bientôt une terreur panique ; effrayés, ils
s'enfuirent dans un affreux désordre. Les chevaliers seuls s'obstinèrent, et
combattirent avec le courage du désespoir. Enveloppés de tous côtés par la
cavalerie, qu'animait la présence du sultan, ils trouvèrent pour la plupart
une mort glorieuse au milieu des lances ennemies. Le comte de Nevers et
vingt-quatre de ses principaux frères d'armes tombèrent au pouvoir des Turcs. Cependant
les Hongrois étaient rangés en bataille, à mille pas seulement des Français.
Étienne Larkovich commandait l'aile gauche, et le prince Myrtsché l'aile
droite, formée de ses Valaques. Dès qu'elles virent les Français revenir eu
désordre de leur attaque contre l'élite des Ottomans, les deux ailes prirent
honteusement la fuite, malgré les efforts de Sigismond pour les ramener au
combat. Les Bavarois et les Styriens soutinrent seuls le choc de l'ennemi.
Après s'être renforcés des fuyards français, ils se précipitèrent contre les
troupes du sultan et rétablirent la bataille. Déjà ils avaient refoulé les
janissaires et répandu la terreur dans les rangs des spahis, lorsque
l'arrivée du prince de Servie, allié de Bajazet, avec un secours de cinq
mille hommes, décida la victoire, que leurs prodiges de valeur avait tenue en
suspens. Le plus grand nombre périt en défendant la bannière de Sigismond. Le
roi lui-même, arraché de la mêlée par l'archevêque de Gran et Étienne de
Kanischa, son frère, ne s'éloigna qu'à regret du champ de bataille, jonché de
chevaliers styriens et bavarois, et se jeta, suivi de quelques braves
compagnons, dans une petite barque, pour atteindre la flotte réunie de Venise
et de Rhodes, qui mouillait à l'embouchure du Danube[2]. Il se rendit d'abord à
Constantinople, et de là, par un long circuit, dans ses États épuisés. Bajazet,
vainqueur de l'armée confédérée, alla camper devant Nicopolis, et le
lendemain il voulut visiter la plaine où d'intrépides soldats lui avaient si
vivement disputé la victoire. A la vue de la multitude de cadavres turcs qui
la couvraient, et dont plusieurs historiens portent le nombre à plus de
soixante mille, il versa des larmes de rage, et résolut de venger dans le
sang des chrétiens les guerriers musulmans que le fer ennemi venait de
moissonner. Il ordonna donc que tous les prisonniers lui fussent amenés le
jour suivant. On en traîna plus de dix mille en sa présence, la corde au cou
et les mains liées sur le dos. Il consentit à épargner le comte de Nevers et
vingt-quatre des principaux seigneurs, parmi lesquels se trouvaient le comte
de la Marche, le connétable d'Eu, le maréchal de Boucicaut, les sires de
Couci et Guy de la Trémouille, dont il espérait de riches rançons ; mais il
exigea qu'ils fussent témoins de l'horrible satisfaction qu'il allait
accorder au souvenir de ses fidèles Ottomans. Le farouche sultan donna
aussitôt l'ordre du massacre général. De tous ces infortunés prisonniers, les
uns furent livrés aux bourreaux et décapités, les autres assommés à coups de
massue. Le carnage dura, sans interruption, depuis le lever du soleil jusqu'à
la quatrième heure après midi. Il ne cessa qu'à la prière des grands de
l'empire, qui, émus de cet affreux spectacle, se jetèrent aux genoux de
Bajazet, et implorèrent sa miséricorde. La soif de vengeance du tyran s'était
pour le moment apaisée dans le sang de tant de chrétiens ; il laissa les
autres à ceux qui les avaient faits prisonniers ; puis il ordonna que le
comte de Nevers et ses vingt-quatre compagnons fussent chargés de chaînes, et
enfermés dans la tour de Gallipoli. Les
rois de France et de Chypre se joignirent à Sigismond, et envoyèrent au
sultan de riches présents, afin de hâter la délivrance des chevaliers
français. Après quelques délais nécessités par l'éloignement, Bajazet accepta
deux cent mille ducats pour le rachat de l'héritier de la Bourgogne et des
barons encore existants. Lorsque la rançon, dont les frais accidentels
avaient doublé la somme, eut été payée, le sultan congédia le comte de
Nevers, en lui disant : « Je te relève de ton serment de ne jamais porter les
armes contre moi ; si tu as de l'honneur, je te conjure, au contraire, de les
reprendre le plus tôt possible, et de réunir pour me combattre toutes les
forces de la chrétienté. Tu ne saurais me faire un plus grand plaisir qu'en
me procurant une nouvelle occasion d'acquérir de la gloire. » Avant le départ
des captifs étrangers, Bajazet les admit à sa cour de Bursa, et leur donna le
spectacle d'une chasse au faucon. Il les étonna par la magnificence de son
cortège, qui se composait de sept mille fauconniers et de six mille valets de
chiens. La
défaite des chrétiens sous les murs de Nicopolis fut immédiatement suivie
d'une irruption des Turcs dans les pays situés entre la Save et la Drave. Ils
dévastèrent les champs de l'ancienne Sirmium, où s'élevaient autrefois des
forteresses et des villes. Mais, instruit par la difficulté de sa dernière
victoire à ne pas attaquer les Européens au hasard, Bajazet revint contre les
Grecs, sur le territoire desquels ses triomphes avaient été faciles, et que
Dieu semblait livrer à ses coups et à son mépris, comme à un fléau vengeur et
inévitable. Il somma l'empereur de comparaître devant lui pour s'acquitter de
ses devoirs de vassal. Furieux d'un refus auquel il était loin de s'attendre,
il ordonna à son vizir. de reprendre le siège de Constantinople, interrompu
par l'arrivée du roi de Hongrie et de ses alliés. Non content d'attaquer la
métropole des chrétiens d'Orient, il chargea Timour-Tasch d'étendre les
frontières de l'empire ottoman au nord et à l'est de l'Asie. Tandis que cet
habile lieutenant portait ses drapeaux victorieux jusqu'aux bords de
l'Euphrate, le sultan, à la tête de cinquante-six mille musulmans, tombait
comme la foudre sur la Grèce, soumettait sans obstacle les principales villes
de la Thessalie, pénétrait à travers les Thermopyles, s'emparait de toute la
Phocide, et confiait ensuite à deux de ses généraux la conquête du
Péloponnèse (1367). Trop
dociles aux instructions de leur barbare souverain, ces généraux
n'épargnèrent point les Grecs, et dévastèrent les environs de Modon et de
Coron. Le prince de Sparte, Théodore Paléologue, animé des sentiments les
plus généreux, voulait se sacrifier lui-même au bien de la chrétienté, et
céder sa ville à Philibert de Naillac, grand maitre des chevaliers de Rhodes.
Les habitants, qui n'avaient point dépouillé leur haine contre l'Occident,
opposèrent la plus vive résistance au dessein de Théodore, prétendirent qu'on
les livrait aux Latins Nazaréens dans l'intention de les perdre, et
déclarèrent qu'ils ne le souffriraient pas. Lorsque les chevaliers vinrent
prendre possession de la ville, ces Spartiates dégénérés s'armèrent de
pierres et de bâtons pour les assommer, et ne purent être apaisés que par les
exhortations de leur évêque ; ils voulaient rester Grecs, et préféraient la
mort sous ce nom à la vie sous la protection des Latins. Enfin ils mirent
leur évêque à leur tête. Pendant ce temps-là, les musulmans occupaient Argos,
dont ils pillaient les trésors, et transportaient en Asie trente mille
habitants, qu'ils remplacèrent par une colonie d'Orientaux. Réduit
à l'extrémité et resserré dans sa capitale, l'empereur n'avait plus de
trésors pour solder une armée capable de le défendre. C'est alors que le
grand prince de Moscou, Vassili, instruit de la position déplorable où se
trouvait ce monarque, s'empressa de lui envoyer, par le moine Osliébia, une
somme d'argent considérable. Il engagea même tous les princes russes à suivre
son exemple. Ces présents furent reçus à Constantinople avec les transports
de la plus vive reconnaissance. L'empereur, le patriarche et le peuple
élevèrent jusqu'aux nues la générosité du prince russe et de ses sujets. Andronic,
frère aîné de Manuel, que l'impétueux Amurath avait condamné à perdre la vue,
et qui, après avoir usurpé la couronne, l'avait déposée, était mort, laissant
un fils, nommé Jean Sélymbrie, au service des Turcs. Pour susciter de
nouveaux embarras à Manuel, le sultan affecta de regarder le jeune prince
comme le souverain légitime de Constantinople, et l'excita à faire valoir ses
droits à l'empire. Il ne doutait pas de la docilité de son protégé, et, s'il
faut ajouter foi au récit de l'historien Ducas, il lui avait arraché la
promesse de lui abandonner Constantinople en échange de la Morée. Il envoya
même à l'empereur un message conçu en ces termes : « Cédez le trône au
légitime héritier à qui vous l'avez usurpé, et à l'heure même je poserai les
armes et entretiendrai la paix avec la ville. » Aux prises avec la misère qui
dévorait sa capitale, avec les prétentions de Bajazet, avec les clameurs des amis
du prince Jean, qui lui reprochaient de ruiner l'empire par son ambition, et
d'établir sa domination sur les ruines de la sûreté et de la tranquillité
publiques, Manuel prit une résolution prudente, et consentit au partage avec
son neveu. Il le reçut dans son palais, et promit an sultan d'aller faire son
service à la Porte, tontes les fois qu'il en serait requis (1399). Au
milieu de ces tristes conjonctures, le roi de France, Charles VI, vainement
sollicité par le duc d'Orléans, son frère, de lui confier le commandement
d'une nouvelle croisade, se contenta d'envoyer le brave Boucicaut à la tête
de six cents hommes d'armes et de huit cents hommes de troupes réglées, sur
les rives du Bosphore. La
petite flotte que commandait le maréchal eut de grands obstacles à vaincre
pour pénétrer jusqu'à Constantinople. Lorsqu'elle entreprit de traverser
l'Hellespont, elle fut arrêtée par dix-sept galères musulmanes bien armées,
qui l'attendaient au passage, dans les environs de Gallipoli. Malgré
l'infériorité de ses forces, Boucicaut repoussa leur attaque, les mit en
fuite, arriva en peu de jours devant Galata, dont la délivrance fut le salut
de Constantinople. Les Grecs le reçurent comme un ange tutélaire, le
comblèrent d'honneurs, et le déclarèrent grand connétable de l'empire grec. L'arrivée
du maréchal, dont la valeur était animée par le souvenir de sa captivité et
le désir de s'en venger sur les infidèles, contraignit Bajazet à lever le
blocus de Byzance. Boucicaut s'empara de plusieurs forteresses d'Europe et
d'Asie, sauva Galata, mais ne put prendre Nicomédie. Les Ottomans, qui
s'étaient d'abord éloignés à une respectueuse distance, reparurent bientôt en
plus grand nombre. Après s'être maintenu durant une année, le maréchal
résolut d'abandonner un pays que ne pouvait sauver du danger son renfort
précaire, et qui d'ailleurs ne pouvait plus nourrir ses soldats. Il engagea
Manuel à le suivre en France, où il solliciterait lui-même des secours
d'hommes et d'argent, lui promettant que sa présence remuerait l'Occident, et
réveillerait l'ardeur des croisades. L'empereur le crut, confia le
gouvernement de l'empire à son neveu, et s'embarqua pour le Péloponnèse. Son
frère Théodore, despote de Lacédémone, improuva fort sa démarche, et lui
prédit que son voyage n'aurait pas plus de succès que celui qui avait été
entrepris quelques années auparavant dans les mêmes intentions. II lui
représenta l'imprudence qu'il commettait en abandonnant l'empire entre les
mains d'un jeune prince sans expérience, et dont les intérêts n'étaient pas
d'accord avec les siens. Manuel
ne céda pas aux sages remontrances de son frère. Il laissa son épouse à
Modon, avec deux jeunes enfants, Jean et Théodore, et de là se rendit en
Italie. Au lieu d'applaudir au succès de son vassal, resté maître à
Constantinople, le sultan s'empressa de le rappeler au devoir. Pour se
conformer au désir de son seigneur, Jean Paléologue permit de bâtir une
mosquée dans la ville, d'instituer une cour de justice, et d'établir à côté
de l'iman un cadi qui jugerait dans leur langue les procès des musulmans. Le
voyage de Manuel à travers les différents États de l'Occident n'eut pas
d'heureux résultats. Ce prince ne comprenait pas son époque ; l'Europe
n'était plus au temps de Godefroy de Bouillon et de saint Bernard, ni même de
Louis IX. Partout d'autres intérêts l'emportaient déjà sur les intérêts
religieux, et l'Europe catholique allait abandonner aux Ottomans les Grecs
abâtardis et schismatiques. Reçu à Venise, à Gênes et à Florence, avec une
magnificence extraordinaire, l'héritier des césars y fit entendre d'inutiles
prières. De Venise il passa successivement à Padoue et à Pavie. Le duc de
Milan, Jean Galéas, lui donna de l'argent, des chevaux et des guides, afin
qu'il pût se montrer avec dignité à la cour de France, où il était attendu.
Il lui protesta même que, si les autres princes voulaient agir de concert
avec lui, il marcherait en personne au secours de Constantinople. Charles
VI, qui regardait le séjour d'un empereur grec dans ses États comme une
époque glorieuse pour son règne, avait donné l'ordre de le recevoir avec tous
les honneurs dus au rang suprême. Lorsque l'hôte impatiemment désiré entra
sur les terres de France, les officiers du roi se chargèrent de l'accompagner
et de le défrayer. Dans les villes qu'il traversa, le peuple se pressait sur
son passage, et faisait entendre de joyeuses acclamations. Une cavalcade de
deux mille des plus riches bourgeois de Paris alla au-devant de lui jusqu'à
Charenton. Aux portes de la capitale il fut complimenté par le chancelier, le
parlement et trois cardinaux. Bientôt parut Charles VI, entouré des princes
du sang, et suivi d'un grand nombre de ducs, de comtes et de courtisans, dont
l'élégante et magnifique parure attirait les regards des Grecs. Dès que les
deux monarques s'aperçurent, ils mirent pied à terre, s'avancèrent l'un vers
l'autre, et s'embrassèrent avec cordialité. On revêtit le successeur de
Constantin d'une robe de soie blanche, et on lui présenta pour monture un
superbe cheval blanc. Quoique Manuel ne fût pas de haute taille, il avait
cependant beaucoup de grâce dans tout son extérieur. Les traits de son visage
étaient agréables ; la longue barbe qui ombrageait son menton, et les cheveux
blancs qui flottaient sur ses épaules, inspiraient l'intérêt et la
vénération. Le cortége se rendit, à travers la foule que la curiosité avait
attirée de toutes parts, au palais, dans la Cité, où avait été préparé un
somptueux banquet (juin 1400). Manuel
logea au Louvre ; Charles VI lui assigna sur son trésor des sommes
suffisantes pour qu'il pût tenir un état convenable à la dignité impériale.
Ce monarque ne laissa échapper aucune occasion de donner aux Grecs une hante
idée de ses richesses et de sa puissance. Les bals et les fêtes se
succédèrent avec rapidité, et les Français cherchèrent, en variant
ingénieusement les plaisirs de la chasse et de la table, à distraire un
instant l'hôte illustre de sa douleur. On lui accorda l'usage particulier d'une
chapelle, et les Parisiens observèrent avec surprise le langage, les
cérémonies et les vêtements du clergé grec. Il ne tarda pas cependant à
s'apercevoir qu'il n'avait point de secours à espérer de la France.
L'infortuné Charles VI ne jouissait qu'à de courts intervalles de l'usage de
sa raison, et lorsqu'il retombait dans ses accès de frénésie ou
d'imbécillité, le duc d'Orléans, son frère, et son oncle Philippe le Hardi,
duc de Bourgogne, se disputaient les rênes du gouvernement. Cette désastreuse
concurrence devait bientôt engendrer la guerre civile. Le premier, jeune et
d'un caractère ardent, aux manières gracieuses et prévenantes, au langage
facile et séduisant, se livrait passionnément à tous les plaisirs. Le second,
père du comte de Nevers, délivré récemment de sa captivité chez les Ottomans,
s'efforçait de maintenir par tous les moyens sa supériorité décidée sur tous
les princes du sang. Étendue de domaines, réputation dans les armes, talents,
richesses, splendeur, tout semblait se réunir pour la gloire de la maison du
duc de Bourgogne. L'intrépide Jean de Nevers aurait volontiers couru de
nouveaux hasards pour effacer la honte de Nicopolis ; mais son père, instruit
par une première expérience, se refusait aux frais et aux dangers d'une seconde
expédition. Quelques
mois après son arrivée à Paris, l'empereur profita d'une nouvelle rechute de
Charles VI pour aller solliciter des secours en Angleterre. Sur la route de
Douvres à Londres, à Cantorbéry, le prieur et les moines de Saint-Augustin
l'accueillirent avec de grands honneurs. Le roi Henri IV, suivi de toute la
noblesse et des personnages de sa cour, vint saluer à Blackbeath le monarque
grec, et le traita plusieurs jours dans sa capitale, comme l'empereur
d'Orient. Mais l'Angleterre était encore moins disposée que la France à
entreprendre la guerre contre les infidèles. Cette année même, une terrible
catastrophe avait renversé du trône le souverain légitime, Richard If, dont
l'ambitieux usurpateur Henri de Lancastre avait ordonné la mort. Dévoré par
les inquiétudes et les remords, Henri n'osait éloigner ses troupes d'un trône
continuellement ébranlé par des révoltes. Il se contenta de plaindre, de
fêter Manuel, et de le combler de présents et d'honneurs. Au mois
de février de l'année suivante, le prince grec retourna en France. Le roi
était rétabli, et il l'invita à l'accompagner à Saint- Denis, où il alla
remercier Dieu de son retour à la santé. L'empereur ne fit point difficulté
d'assister à l'office, qui fut célébré en ce jour avec la plus grande
solennité. Quoiqu'il aimât à converser avec les membres du clergé français,
et surtout avec les moines de Saint-Denis, il n'en demeurait pas moins
attaché à ses erreurs religieuses ; et, par malheur, il montra qu'il ne
pouvait se débarrasser du schisme : l'orgueilleux suppliant osa composer,
dans Paris même, un écrit pour défendre contre un docteur de l'université la
doctrine de l'Église grecque. Quant à
Bajazet, il s'inquiétait peu de ce mendiant couvert de pourpre, qui lui
cherchait des ennemis chez les puissances chrétiennes, dans l'espoir que des
mains étrangères pourraient arrêter la ruine de son empire. Il avait implanté
l'islamisme au sein même de Constantinople ; l'iman priait dans sa mosquée,
et le cadi siégeait sur son tribunal. Le sultan, dit l'historien Ducas,
résidait alors à. Bursa (Pruse), siège de sa tyrannique domination. L'arbre
de sa fortune, élevant sa cime et étendant ses branches, lui fournissait
chaque jour une abondance prodigieuse des fruits les plus délicieux qui
puissent flatter l'appétit et entretenir les plaisirs. Aucune jouissance ne
lui manquait : animaux de formes extraordinaires, métaux précieux, tout ce
que Dieu a créé pour réjouir la vue, ses palais le renfermaient. Les Grecs,
les Valaques, les Albanais, les Hongrois, les Saxons, les Bulgares et les
Latins, lui présentaient à l'envi de jeunes captifs, qui au moindre signe
venaient chanter devant lui en sa langue. Il faisait de ses esclaves les
ministres de toutes ses volontés ; les Ottomans l'imitaient. C'est ainsi que
Bajazet s'abandonnait à l'oisiveté dans sa cour de Bursa, en attendant
l'occasion d'anéantir les derniers débris de la domination des Grecs,
lorsqu'une nouvelle venue d'Orient l'arracha à ses plaisirs et inquiéta son
orgueil. Le chef
d'une des tribus de l'empire démembré de Gengiskan, Timour, surnommé Lend,
ou le Boiteux, et appelé par les historiens occidentaux Tamerlan,
dépouillé de son héritage dès l'enfance par un injuste conquérant, grandit
obscur dans les forêts de la haute Asie. Quand il eut acquis la force de se
venger, il se mit à la tête de quelques Tartares errants, augmenta bientôt
son armée, qu'il exerça aux courses militaires, et qu'il enrichit de pillage.
Après une grande victoire, remportée sous les murs de Samarcande, l'ambitieux
Timour fonda une principauté, dont cette ville était le centre, et plus tard
il fut proclamé Saheb-Kéran (maître du monde) dans un couroultai ou diète nationale (1370). Revêtu de l'autorité suprême,
une couronne d'or sur la tête, et ses émirs agenouillés devant lui, il fit le
serment solennel de combattre tous les princes de la terre. Il consacra une
année à rétablir l'ordre dans Samarcande, et s'élança à la conquête du monde. Timour
traverse donc le Sihoum (Oxus), envahit et subjugue le Kashgar, détruit la capitale du Kharism,
dont il massacre les habitants, soumet tout le côté oriental de la mer
Caspienne, et toutes les dynasties sorties d'Hulagou, qui régnaient sur la
Perse. Il établit sur le trône du Kaptchak son allié Toktamisch, prince
fugitif auquel il avait donné un asile à sa cour. Mais, après dix ans de
règne, le nouveau kan, oubliant les services et la puissance de son
bienfaiteur, veut se soustraire à son obéissance. Indigné de son ingratitude,
Timour marche contre lui, disperse sa nombreuse armée, et le contraint à
prendre la fuite. Près de l'Oural, il déploya une magnificence inaccoutumée,
et se montra dans toute sa splendeur. Vêtu de la robe la plus riche, la tête
ceinte d'une couronne, et la main chargée d'un globe d'or, symbole de sa
domination universelle, il reçut les hommages et les vœux de ses fils, de ses
petits-fils, et des autres généraux de sa puissante armée, et entendit avec
complaisance les chants des esclaves, qui célébraient les triomphes du grand
dominateur, du maître du temps, du conquérant du monde. Toktamisch,
vaincu une seconde fois, fut poursuivi par son terrible ennemi. L'approche du
Tartare fit trembler Moscou ; mais la prudence et l'ambition le rappelèrent
vers le sud. Il réduisit en cendres la ville d'Azof, pilla et renvoya les
musulmans, et condamna à la mort ou à la servitude tous les chrétiens qui
n'avaient pas cherché un refuge sur leurs vaisseaux. Deux autres villes,
Astrakan et Séraï, monuments d'une civilisation naissante, éprouvèrent le
même sort, et virent leurs habitants chassés comme des troupeaux devant les
dévastateurs, pour être menés en esclavage. Pendant ce temps, un des
petits-fils de Timour pénétrait jusqu'au golfe Persique, et soumettait le
royaume d'Ormus. Après
une expédition de cinq ans, le vainqueur revint à Samarcande, avec un butin
immense en fourrures précieuses, en lingots d'or et d'argent (1396). Sur les rives de l'Oxus, il
fut reçu par les princesses de sa maison et les épouses de ses fils, qui,
suivant l'usage des Tartares, répandirent sur sa tête des pièces d'or et des
pierreries, et lui offrirent mille chevaux richement harnachés, et mille mulets.
Il visita Cash, la seconde capitale de son empire, dont ses ancêtres avaient
été les chefs héréditaires, et à laquelle il avait donné le titre de temple
de la science et de la civilisation. A Samarcande, embellie par ses soins de
palais et de jardins magnifiques, il ranima, au sein du repos et des fêtes
splendides, les forces de son armée. Mais, incapable de supporter longtemps
une oisiveté qui pesait à sa verte vieillesse, l'indomptable destructeur
entreprit la conquête de l'Indoustan, le but éloigné, définitif, de la
carrière des dominateurs du monde. Sans être arrêté par les murmures de ses
émirs, fatigués d'une guerre perpétuelle, le grand kan se met à la tête de
ses innombrables escadrons. C'est en vain que les Scapouch se réfugient dans
leurs montagnes situées entre le Gihon et l'Indus ; ils sont vaincus ou
exterminés ; frimas, torrents, précipices, rien ne peut s'opposer à sa marche
rapide (1398). L'Afghanistan est parcouru en
six mois, l'Indus franchi, et la dévastation répand au loin la terreur. Il
n'y a pas encore eu d'engagement sérieux, et déjà l'armée tartare traîne
après elle cent mille prisonniers indiens, la plupart Guèbres ou adorateurs
du feu. Mais ces innocentes victimes pourraient compromettre par leur
multitude l'issue de la première grande bataille, et, sur l'ordre de Timour,
elles sont égorgées dans l'espace d'une heure. Arrivé
aux portes de Delhi, ville très-vaste et très-florissante, où résidait le
sultan Mahmoud, prince généralement méprisé, et dont la faiblesse lui était
connue, il ne voulut pas entreprendre un siège qui aurait pu exiger beaucoup
de temps. Il déguisa donc ses forces, et attira dans la plaine le sultan,
suivi de son vizir et de son armée, que protégeaient cent vingt éléphants.
Dès que les Mongols eurent mis en fuite ces animaux maladroits, les Indiens
disparurent sans combattre. Le farouche envahisseur fit son entrée
triomphante dans la capitale de l'Indoustan, et déshonora les réjouissances
de la victoire par l'ordre d'un pillage et d'un massacre général. Presque
tous les habitants, animés par le courage du désespoir, périrent dans leurs
maisons incendiées de leurs propres mains. A Myrthe, ses hordes
dévastatrices, renouvelant leurs scènes de désolation et de carnage,
écorchèrent vifs tous les Guèbres, et emmenèrent comme esclaves les femmes et
les enfants. Cette ville, une des plus fortes de l'Inde, n'offrit bientôt
plus aux regards attristés qu'un monceau de cendres et de poussière. Le Gange
opposa vainement ses flots à l'impétuosité de Timour. Il poussa jusqu'aux
sources de ce fleuve, exterminant partout, en l'honneur de Mahomet, tous les
adorateurs du feu, renversant les cités et inondant les ruines de sang
humain. Il longea ensuite les frontières de la merveilleuse vallée de
Cachemire, dont le prince et une foule de chefs indiens vinrent se prosterner
à ses pieds. Deux années avaient suffi à tant de conquêtes, et l'invincible
Timour revint à Samarcande, où, pour éterniser la mémoire de cette heureuse
expédition, il fit élever une vaste et magnifique mosquée par plusieurs
milliers d'ouvriers indiens et persans, qu'il avait forcés de le suivre. Les
peuples soumis ne supportent cependant le joug qu'en frémissant. Le vainqueur
apprend à son retour, pas ses rapides messagers, que vers l'Occident, la
Géorgie, l'Aderbaïjan, Bagdad, le Diarbekir, ont secoué sa domination. A
cette nouvelle, il marche vers les contrées rebelles, et les fait rentrer
dans l'obéissance, en laissant partout des traces de ses horribles
dévastations. L'ardeur du prosélytisme anime Tamerlan ; il fait périr au
milieu des plus affreux supplices tous ceux qui refusent d'embrasser la
religion du prophète. La
conquête des États de l'Asie ne pouvait satisfaire l'ambition de Timour.
Après quelques mois de repos dans le palais de Samarcande, il annonça une
expédition de sept ans dans les pays occidentaux. Il attaqua d'abord les
chrétiens de la Géorgie, défendus seulement par leurs rochers, leurs forteresses
et la rigueur de l'hiver ; mais Tamerlan triompha de tous les obstacles,
força ses ennemis dans leurs repaires, se rendit maître de Tiflis, la
capitale du pays, et de toutes leurs places (1400). Il passait l'été au milieu de
la belle et vaste plaine de Karabagh, lorsque les émirs seldjoukides,
dépouillés par Bajazet de leurs trésors et de leurs États d'Anatolie, se
réfugièrent dans son camp, et implorèrent sa protection. Persuadé du succès
de ses remontrances, Timour envoya au fier Ottoman des ambassadeurs chargés
d'un message conçu en ces termes : « Le grand Tamerlan te dit par la
bouche de ses serviteurs : Il ne t'appartient pas de ravir le bien d'autrui,
et de t'agrandir par cette injustice. Contente-toi de ce que Dieu t'a permis
d'enlever aux infidèles ; mais les provinces que tu as prises aux autres
princes à la manière d'un voleur, rends-les, afin que Dieu te soit propice.
Si tu le refuses, je vengerai leurs injures. » Indigné
de cet insolent message, Bajazet voulait livrer au supplice les envoyés du
grand kan ; mais il fut détourné de cette résolution par de sages
conseillers, qui lui rappelèrent le respect du droit des gens en Orient. Ils
ne purent cependant l'empêcher de leur faire couper la barbe et de leur
donner une réponse insultante. « Allez, leur dit-il, rapportez à votre maitre
que je l'attends ; qu'il se hâte donc de venir[3]. » Afin de prouver à Tamerlan
qu'il méprisait ses menaces, il se mit à la tête de son armée, alla s'emparer
d'Erzendjan en Arménie, et revint à Bursa. De là il passa le détroit et se
retourna vers Constantinople, comme pour montrer qu'il avait aussi le droit
de commander en maître à des esclaves, et il somma le neveu de Manuel de
livrer sa capitale. « Je t'ai fait régner dans cette ville, lui écrivait le
sultan, pour l'ajouter à mon empire ; abandonne-la, si tu veux conserver mon
amitié. Je te donnerai toute autre province que tu désireras ; sinon, Dieu et
le grand prophète me sont témoins que je n'épargnerai personne, et que je
vous exterminerai tous. » Les Byzantins, peu effrayés des menaces d'un
nouveau siège, se procurèrent des vivres en quantité suffisante pour le
soutenir, et firent à l'ambassadeur cette réponse, pleine d'une confiance
toute chrétienne et d'une noble fierté : « Dites à votre maître que, faibles
comme nous sommes, nous ne connaissons aucune puissance à laquelle nous
puissions nous adresser, si ce n'est à Dieu, qui peut nous donner de la force
et abattre les plus forts des grands. Enfin, que le sultan fasse ce qu'il lui
plaira[4]. » Les succès de Timour
empêchèrent Bajazet de tenir sa parole, et retardèrent la chute de
Constantinople. A la
nouvelle de l'injure qui lui avait été faite dans la personne de ses députés,
le grand kan déploya ses bannières, et le 22 août 1400 il entra sur le
territoire ottoman. Il attaqua d'abord Siwas, l'ancienne Sébaste du Pont,
l'une des villes les plus fortes et les plus peuplées de l'Asie. L'art
s'était réuni à la nature pour la rendre imprenable. Sommée en vain d'ouvrir
ses portes, elle ne put, malgré ses avantages, éviter la catastrophe que lui
préparait la colère de l'empereur tartare. Comme un fossé rempli d'eau la
défendait de trois côtés, les soldats du conquérant commencèrent des
tranchées à un mille de distance du côté ouest, afin d'arriver par-dessous
terre jusqu'aux fondements des remparts, et de les miner sans être vus.
L'ouvrage achevé, Timour envoya une seconde sommation, que les habitants accueillirent
par des injures. Alors d'immenses portions de murailles s'écroulèrent avec
fracas, et les Mongols, pénétrant de toutes parts, livrèrent la place à
toutes les horreurs du pillage. Jamais Timour n'avait porté si loin la
férocité. Il ordonna de creuser un lac immense en forme de tombeau, et d'y
jeter tous les habitants qui avaient survécu au carnage, le corps ployé en
deux et la tête fixée au moyen de cordes entre les cuisses. On les recouvrit
ensuite de planches qu'on surchargea de terre, afin que les infortunées
victimes se sentissent lentement mourir dans l'agonie du désespoir. Un des
fils de Bajazet, Ertroghul, paya également de la vie sa courageuse
résistance. Le vainqueur le traîna pendant plusieurs jours à sa suite, puis
le fit exécuter. L'horrible
vengeance de Tamerlan et la mort du plus vaillant de ses fils causèrent la
plus vive douleur au sultan des Ottomans. Forcé par cette effroyable nouvelle
d'abandonner le siège de Constantinople, commencé depuis si longtemps, et
d'accorder quelques instants de repos à Paléologue, Bajazet passa en Asie.
Mais avant qu'il eût atteint les frontières orientales de son empire, déjà
les flots des Tartares avaient roulé loin vers le sud, entassant les ruines
sur leur passage. Le conquérant, satisfait d'avoir donné une première leçon à
son nouvel ennemi, avait repris la route de la Syrie pour châtier le sultan
des Mameluks, le faible Pharége, dont le père avait bravé ses menaces et fait
arrêter ses ambassadeurs. Au lieu de s'enfermer dans les murailles de leurs
forteresses, les Syriens, soutenus de l'armée d'Égypte, s'avancèrent dans la
plaine, et furent écrasés par les impétueux escadrons de Timour. Les
vainqueurs entrèrent dans la ville avec les fugitifs sur un pont de cadavres,
la pillèrent, et massacrèrent tous les habitants, sans distinction de sexe ni
d'âge. La citadelle se rendit ensuite. Timour en prit possession, y resta
deux jours, et put contempler du haut de ses remparts le spectacle de la
destruction. De là il descendit au palais du gouverneur, où, suivant l'usage
mongol, il célébra sa victoire par un splendide festin. Tandis que les vastes
salles retentissaient des éclats de joie de la soldatesque gorgée de vin, le
sang ruisselait dans les rues d'Alep, et de toutes parts on entendait les
cris de la terreur et les gémissements des mourants. Afin de ne pas déroger à
la coutume, il ne s'éloigna qu'après avoir élevé avec les tètes des vaincus
un monument en son honneur. Après
Alep tombèrent Hama, Hems et d'autres places fortes de la Syrie. Tamerlan
occupa ensuite Balbeck, ville alors très — peuplée, et qui fournit à son
armée d'amples provisions. A une journée de là il visita le tombeau de Noé,
marcha sur Damas, et défit dans une bataille décisive l'armée égyptienne,
dont les débris se réfugièrent dans les murs de cette antique cité (janvier
1401). Quoique abandonnés de leur prince, les habitants de Damas défendirent
vaillamment leurs remparts. Le grand kan, dont ils pouvaient tenir longtemps
les forces en échec, leur offrit de lever le siège s'ils voulaient se
racheter du pillage moyennant une rançon d'un million de pièces d'or. Ils y
consentirent, et se reposèrent sur la foi du traité. Mais Tamerlan exprima un
jour dans son conseil privé une grande indignation contre les Damascéniens,
qui, dit-il, avaient jadis maltraité les prophètes, surtout Ali et son fils
Hosein. Cette ferveur religieuse du conquérant pour Ali et Hosein contre les
descendants des premiers adhérents de Moawia et de Yezid, agit fortement sur
les membres du conseil, et plus encore sur l'armée, qui, malgré la
capitulation et le paiement de la contribution exigée, pénétra dans la ville,
portant partout le fer et la flamme. En peu d'instants Damas n'offrit plus
que l'aspect d'un immense brasier. Timour dépêcha un émir pour sauver au
moins le plus ancien chef-d'œuvre de l'architecture sarrasine, la grande
mosquée des Ommiades ; mais le plomb qui couvrait le dôme de ce monument se
fondit en ruisseaux de lave brûlante. Obligé
par les pertes et les fatigues de cette campagne de renoncer à la conquête de
l'Égypte et de la Palestine, le chef des Mongols revint sur ses pas, livra
Alep aux flammes, repassa l'Euphrate, et mit le siège devant Bagdad, que son
gouverneur défendit avec une extrême opiniâtreté. Il s'en empara cependant au
milieu des chaleurs dévorantes de l'été, extermina tous les habitants, et de
cette antique capitale de l'islamisme, jadis si florissante, il n'épargna que
les mosquées, les écoles et les couvents : une pyramide de quatre-vingt-dix
mille têtes humaines s'éleva sur les ruines de Bagdad, comme monument de la
barbarie du vainqueur. L'arrivée
de Tamerlan avait rendu aux Grecs l'espoir de vivre : le jour du châtiment
était venu pour Bajazet. Le grand kan, voyant ses réclamations inutiles, et
d'ailleurs irrité des missives insolentes du sultan, reparut dans l'Anatolie
à la tête de huit cent mille barbares, et s'approcha d'Angora (Ancyre), sans
négliger aucune des précautions dictées par la prudence. Coutre cette armée,
que les Byzantins comparèrent à celle de Xerxès, Bajazet ne conduisait que
cent vingt mille hommes, parmi lesquels dix-huit mille Tartares et dix mille
Serviens ; il affectait un profond dédain pour son ennemi. Il prit position
dans une campagne arrosée par un fleuve d'où il pouvait tirer l'eau
nécessaire à ses troupes. Lorsqu'il vit, au contraire, Tamerlan campé dans
une plaine sèche et aride, il ordonna une chasse générale pour le lendemain
et les deux jours suivants, sur les plateaux élevés des environs. Après une
excursion insensée de trois jours, sous un soleil brûlant, dans laquelle cinq
mille de ses soldats expirèrent de soif et de fatigue, il voulut rentrer dans
son premier camp ; mais il le trouva occupé par les Mongols. Pour comble de
désappointement, la source qui se trouvait dans le voisinage avait été
troublée et presque tarie par des ennemis envoyés de nuit à cet effet. Les
deux grands dominateurs de l'Orient étaient en présence ; mais de part et
d'autre les chances ne paraissaient pas égales. Outre la supériorité du
nombre, deux circonstances, heureuses selon l'opinion du temps,
accompagnaient les armes de Tamerlan : d'abord, avant de se mettre en marche
coutre Bajazet, il lui naquit un petit-fils, et, dans les fêtes célébrées par
sa cour à cette occasion, on lui répandit sur la tête des pièces d'or et des
perles. Ensuite apparut dans le firmament une comète enflammée se dirigeant
de l'ouest à l'est, et d'une dimension extraordinaire. Son éclat effaçait
celui des astres ; ses rayons, qui semblaient à l'œil nu avoir une longueur
de quatre coudées, flamboyaient comme des lances tournées vers l'orient.
Pendant plus de trois mois ce météore éclaira, la nuit, toute la terre. Les
peuples, depuis l'Indus et le Gange jusqu'au Rhin et au Tage, en furent
effrayés[5]. Les Grecs le regardèrent comme
un présage de sanglantes batailles en Orient ; pour les astrologues et les
compagnons d'armes de Timour, il annonçait des victoires certaines dans les
régions occidentales. Le
premier échec qu'avait éprouvé Bajazet n'avait pas abattu son assurance. Son
vizir Ali-Pacha et son fils Ibrahim lui conseillaient de ne pas livrer
bataille, et d'épuiser lentement ses ennemis par une guerre d'escarmouches
dans les montagnes, les défilés et les bois ; il repoussa ce conseil. Son
armée, mécontente de son extrême sévérité et d'ailleurs mal payée, murmurait
; les auxiliaires surtout. Le sultan parcimonieux ne put se décider à ouvrir
ses trésors pour adoucir l'irritation des troupes, et acheter ainsi une
victoire dont il ne doutait pas. L'obstination et l'aveuglement de Bajazet,
et les dispositions des soldats, laissèrent peu d'espoir aux généraux de
vaincre l'innombrable armée (les Mongols. Ce fut
dans une vaste plaine située au nord-est d'Angora, sur le terrain même où
Pompée avait autrefois défait Mithridate, que les Ottomans et les Tartares se
rangèrent en bataille, commandés les uns par le sultan, les autres par
l'empereur. Les différentes divisions obéissaient aux ordres des princes,
fils et petits-fils des deux souverains, et des plus vaillants généraux de l'Asie
et de l'Europe. Timour, placé à l'arrière-garde, harangua son armée en ces
termes : « Troupes invincibles, muraille plus dure que le diamant, vous
connaissez les glorieux exploits par lesquels nos ancêtres se sont rendus
célèbres, non-seulement en Orient, lieu de notre origine, mais encore en
Europe, en Afrique, et, pour mieux dire, dans tout l'univers. Vous n'ignorez
pas les expéditions si fameuses de Xerxès et d'Artaxerxés contre les Grecs,
ces héros et ces demi-dieux auxquels les Turcs ne peuvent non plus être
comparés que les sauterelles aux lions. Ce n'est pas avec l'intention
d'enflammer votre courage que je vous rappelle ces choses, car la proie est
déjà entre nos mains ; mais pour vous avertir de ne pas la laisser échapper,
et de l'emmener vivante dans notre pays, afin de la montrer à nos enfants, et
de lui apprendre à ne plus nous provoquer. Que les deux ailes se courbent
pour envelopper l'ennemi et l'enfermer comme un point au milieu d'un cercle.
» Dès six heures du matin, dociles à ces ordres, les deux ailes se courbèrent
et entourèrent la plaine[6]. A la
vue des soldats du grand kan qui exécutaient leurs évolutions, et attaquaient
dans un silence profond et sans faire le moindre bruit, Bajazet se mit à
rire, et chargea d'injures ces hommes, qui lui paraissaient lâches parce
qu'ils ne jetaient aucun cri. Les Ottomans s'ébranlèrent au bruit des
tambours et au cri de guerre Allah ! Au commencement de l'action, un chef
seldjoukide, qui servait à contre-cœur sous les bannières du sultan,
apercevant Aidin, son ancien prince, dans les rangs ennemis, fit défection
avec cinq cents hommes et son drapeau. En un instant il fut suivi par les
contingents de Mentesche, de Saroukan et de Caramanie, et par les Tartares qu'avaient
séduits les lettres et les émissaires secrets de Timour, qui leur reprochait
la honte de servir les esclaves de leurs ancêtres. Bajazet commença de
craindre lorsque la longue multitude des Mongols, se déployant en
demi-cercle, poussa en avant ses deux ailes, aux deux côtés de l'armée
ottomane, afin de se refermer derrière elle. Étienne V, fils de Lazare et
beau-frère du sultan, indigné de la perfidie des transfuges, fondit le
premier sur les ennemis, avec une ardeur incroyable, à la tête de cinq mille
Serviens, parvint à les rompre et à s'ouvrir un passage. Un second effort,
dirigé avec une fureur égale à la première, les rompit encore, malgré leur
profondeur ; et alors Étienne s'approcha de Bajazet, et lui conseilla de
fuir. « Quels sont ces derviches (pauvres), qui combattent comme des lions ?
demanda Timour en voyant le courage héroïque des Serviens. — Ce ne sont pas
des derviches, repartit un Mongol ; ce sont des chrétiens. » Au même instant
on vit les Serviens entraîner au milieu d'eux Soliman, fils aîné du sultan,
s'ouvrir un troisième chemin avec une rapidité irrésistible, et se diriger
vers l'ouest pour gagner la mer. Abandonné
par ses auxiliaires et par ses propres troupes, par ses vizirs et ses émirs,
mais toujours inébranlable, Bajazet saisit enfin, avec dix mille janissaires,
un tertre d'où la résistance était plus facile. Mais les hordes mongoles se
divisaient impunément, et attaquaient avec avantage sur tous les points.
Tandis que les uns s'attachent à la poursuite des Serviens sur la route de
Bursa, et que d'autres taillent en pièces le corps principal des Ottomans,
une troisième division se précipite sur les janissaires. Ces intrépides
soldats se défendirent avec un courage sans pareil. Accablés par la chaleur,
dévorés par la soif, ils tombèrent presque tous d'inanition et de fatigue, ou
sous le fer d'ennemis toujours renaissants. Au milieu de cette scène de carnage,
Bajazet, monté sur un cheval arabe, dominait seul les cadavres de ses fidèles
gardes : « Descends, lui cria un Mongol, le kan Timour te demande. »
L'orgueilleux sultan descendit, et monta sur un petit cheval que les Tartares
lui avaient préparé afin de le conduire à leur maître. Son fils Musa et
quelques-uns de ses principaux émirs furent également faits prisonniers (20 juillet
1402). Lorsque
Bajazet lui fut présenté, Tamerlan, certain de la victoire, affectait de la
mépriser, et jouait aux échecs avec son fils Schahroch. Ces Mongols placèrent
l'illustre captif debout sur le seuil de la tente impériale, et après avoir
fait entendre de joyeuses acclamations en l'honneur de leur chef, ils lui
dirent : « Voici Bajazet, le prince des Turcs, réduit sous votre
puissance, et que nous avons conduit en votre présence, chargé de chaînes. »
Le grand kan demeura la tête inclinée sur son jeu comme s'il n'entendait pas.
Leurs cris redoublés attirèrent enfin son attention. « Voilà donc, dit-il en
regardant Bajazet, celui qui nous menaçait si nous refusions de lui faire la
guerre. — C'est moi, reprit le sultan, mais il ne t'appartient pas de
mépriser de la sorte les vaincus : apprends à te modérer dans ta puissance. »
L'orgueil du vainqueur ne se trouva point offensé de cet orgueil du vaincu.
L'empereur, voyant son prisonnier accablé de chaleur et couvert de poussière,
le fit asseoir auprès de lui, et dans un langage plein de bienveillance il
lui assura, au nom de Dieu et de son prophète, qu'il n'avait rien à craindre
pour sa vie, et que personne ne séparerait son âme de son corps, excepté
Dieu, qui les avait unis ensemble. Le
sultan se retira ensuite dans l'une des trois magnifiques tentes que lui
avait assignées Timour, afin de s'y reposer après une bataille si laborieuse,
et demanda qu'on voulût bien s'informer de ses fils et lui procurer la
consolation de leur compagnie. Des commissaires expédiés aussitôt dans toutes
les directions ne découvrirent que le prince Musa, qui fut revêtu d'un habit
d'honneur et conduit devant Timour. La garde placée près de Bajazet et son
fils, sous les ordres de Hasan-Berlas, un des premiers émirs tartares et
parent de l'empereur, s'acquitta de ce soin avec autant de respect que de
vigilance. La bienveillance avec laquelle le sultan était traité l'enhardit à
tenter de s'évader. Mahomet, le troisième de ses fils, qui avait échappé par
la fuite à la sanglante défaite d'Angora, résolut de délivrer son père, sur
lequel on n'exerçait pas une surveillance rigoureuse. Des mineurs turcs
s'introduisirent pendant la nuit dans le camp mongol et commencèrent, d'une
tente voisine, à pratiquer un chemin souterrain conduisant à celle de
Bajazet. L'ouvrage était déjà fort avancé, et le noble captif s'abandonnait à
l'espoir d'une prompte liberté, lorsqu'une nouvelle division de gardes, qui
dès les premiers rayons du jour venaient relever les autres, découvrit le
travail, et répandit l'alarme dans le camp. On courut à la tante du sultan,
que l'on trouva éveillé et debout avec Khodja-Firouz, son fidèle serviteur,
qui était tombé comme lui entre les mains des ennemis. Mahomet et les mineurs
purent s'échapper. Irrité de cette tentative de son prisonnier, Timour
l'accabla de reproches et de menaces, et fit trancher la tête à
Khodja-Firouz, comme à l'instigateur de l'entreprise. Depuis ce jour, Bajazet
fut étroitement resserré, une garde plus nombreuse veilla sur lui, et pendant
la nuit il eut les chaînes aux pieds et aux mains[7]. De cette extrême sévérité est
née l'histoire de la cage de fer, que la crédulité adopta sans aucune
autorité raisonnable. La
désastreuse journée d'Angora avait anéanti les travaux d'Amurath et de
Bajazet. Le petit-fils du vainqueur marcha sur Bursa, dont la prise fut
marquée par toutes les horreurs qui signalaient les conquêtes de ces hordes
sauvages, et par le pillage des riches trésors de cette première capitale des
sultans ottomans. Le grand kan parcourut ensuite l'Asie Mineure, et réintégra
dans leurs principautés les émirs seldjoukides au nom desquels il avait
combattu Bajazet-Ce dernier avait cinq fils ; le second, Musa, partageait sa
captivité, et le dernier, Mustapha, avait disparu sans laisser de traces.
Afin d'assurer la ruine des vaincus, Timour partagea aux trois autres ce
qu'il n'avait pas occupé de la domination de leur père ; Soliman reçut
l'investiture des possessions ottomanes d'Europe ; Isa, d'une partie de
l'Anatolie, et Mahomet, de la ville d'Amasie. Tous
les historiens byzantins et ottomans s'accordent à dire que les cruautés du
farouche Timour dans sa campagne de l'Asie Mineure surpassèrent les scènes de
carnage dont nous avons déjà été les témoins. Las de victoires et rassasié de
sang, cet impitoyable exterminateur de peuples se dirigeait vers Samarcande,
où l'attendaient de brillantes fêtes, lorsque l'infortuné Bajazet, malgré les
soins des plus habiles médecins, mourut d'une attaque d'apoplexie à Akshehr,
1'Antioche de Pisidie, environ neuf mois après sa défaite (1404). A la nouvelle de cette mort
prématurée, Timour prononça ces paroles du Coran : « Nous sommes à Dieu, et
nous retournons à lui. » Il versa, dit-on, quelques larmes sur la tombe du
sultan, son ennemi, et permit au prince Musa de transporter avec pompe le
corps de son père dans le mausolée qu'il avait fait construire à Bursa. En
rendant à Musa la liberté et le droit de réclamer une part de ses frères,
lui-même le revêtit d'un habit -d'honneur, lui remit une ceinture magnifique,
un sabre et un carquois enrichis de pierreries, et un diplôme écrit en rouge. Après avoir achevé la conquête de la Géorgie, passé l'hiver sur les bords de l'Araxe, et apaisé les troubles de la Perse, Timour rentra pour la neuvième fois à Samarcande. Durant un court intervalle de repos, il déploya sur le trône la magnificence et l'autorité d'un monarque riche et puissant. Il écouta les plaintes des peuples, et distribua dans de justes proportions les châtiments et les récompenses[8]. A l'aide des architectes et des artistes faits prisonniers au siège de Damas, il embellit sa résidence de temples et de palais qui surpassaient en beauté ceux que possédait déjà la capitale de l'empire tartare. Dans l'immense plaine de Kanighul, le grand kan célébra avec une pompe inconnue avant lui les noces de six princes ses petits-fils. Les ambassadeurs de tous les souverains de l'Asie assistèrent à cette solennité, et déposèrent les présents les plus riches et les plus variés aux pieds de l'empereur. Ces fêtes splendides étaient à peine terminées, que Timour fit déployer l'étendard impérial, et sans être retenu ni par son âge ni par la rigueur de l'hiver, il se mit en marche pour conquérir la Chine. Arrivé à Otrar, où l'attendait la mort, il fut saisi d'une fièvre ardente que la fatigue et l'usage imprudent de l'eau à la glace augmentèrent, et il expira dans la soixante-onzième année de son âge, après un règne de trente-six ans, laissant le souvenir du plus grand destructeur de villes et de nations qui se soit jamais conservé dans la mémoire des hommes. |