Famille et caractère
de Michel Paléologue. — Disgrâce et mort de Muzalon. — Michel Paléologue
nommé despote, puis empereur. Ambassade de Baudouin à Paléologue. —
L'empereur échoue dans sa tentative sur Constantinople. — Le césar
Stratégopulus marche vers la ville. — Prise de Constantinople. — Fuite des
Latins. Nouvelle de la prise de Constantinople portée à Michel Paléologue. —
Entrée de Michel dans cette ville. — Vénitiens, Pisans, Génois établis à
Constantinople. — Honneurs accordés à Stratégopulus. Michel Paléologue fait
crever les yeux à Jean Lascaris — Douleur du patriarche Arsène. — Il
excommunie l'empereur. — Insurrection des montagnards de Nicée. — Déposition
d'Arsène. — Son exil. Abdication de son successeur. — Le moine Joseph élu
patriarche. — Absolution de l'empereur. — État des provinces d'Orient. —
Expédition contre le duc de Patras. — Andronic associé à l'empire. Union de
Paléologue avec l'Église latine. — Les Grecs persécutés. — Union dissoute. —
Ligue contre l'empereur. — Mort de Michel Paléologue. — Andronic II empereur.
— Persécution des orthodoxes. — Roger de Flor. — Exploits des Catalans. —
Révolte d'Andronic le Jeune.
Dès le
milieu du XIe siècle, la noble race des Paléologues paraît avec éclat dans
l'histoire de Constantinople. Si le père des Comnènes orna son front de la
couronne des Césars, il en fut redevable à Georges Paléologue, dont les
descendants ne cessèrent point de commander les armées, de présider les
conseils de l'État et d'exercer une grande influence. On vit la famille
impériale rechercher leur alliance, et si l'ordre de succession par les
femmes eût été observé dans toute sa rigueur, la femme de Théodore Lascaris
aurait cédé à sa sœur aînée, mère de Michel Paléologue, celui qui éleva
depuis sa famille sur le trône[1]. A la plus illustre naissance
Michel Paléologue joignait les plus brillantes qualités. Brave, habile,
généreux, éloquent, affable dans ses manières et sa conversation, il savait
se concilier tous les cœurs. Mais la faveur du peuple et des soldats lui fit
perdre celle de la cour, et ce prince échappa trois fois aux dangers qu'il
courut par l'imprudence de ceux qui s'attachaient à sa fortune. L'empereur
Théodore Lascaris, un de ces Grecs fugitifs qui avaient replanté et maintenu
l'étendard romain sur les murs de Nicée en Bithynie malgré les efforts des
Latins, maîtres de Constantinople, avait recommandé en mourant son fils Jean,
alors âgé de six ans, à Paléologue, dont il connaissait les talents et le
pouvoir (1259). En même temps il avait désigné pour son tuteur avec une
autorité absolue Georges Muzalon, le grand domestique, son favori, auquel
tous les seigneurs furent obligés de prêter serment, et lui avait associé le
patriarche de Nicée, Arsène. La
haine et l'envie que les Grecs portaient à Muzalon, comprimées pendant la vie
du prince, éclatèrent après sa mort. Trop peu affermi pour combattre ses
ennemis à force ouverte, le grand domestique essaya de les désarmer par la
douceur ; il convoqua au palais la haute noblesse, la magistrature, les
officiers les plus distingués de l'armée, et se présenta devant cette
assemblée, revêtu de tous les ornements de ses diverses dignités. Dans un
discours fort adroit il prononça du haut du trône l'apologie de sa conduite,
et offrit de renoncer à la régence, si l'on croyait son abdication utile au
bien public. La perte de Muzalon était résolue, mais ses ennemis jugèrent que
le moment n'en était pas encore venu : on accabla sa modestie de
protestations d'estime et de fidélité, et ses plus implacables ennemis
parurent les plus empressés à renouveler leur serment d'obéissance. Parmi eux
Michel Paléologue, élevé dès sa première jeunesse à l'office de connétable ou
de commandant des chefs mercenaires, supplia instamment le gardien et le
sauveur des Romains de ne pas abandonner la tutelle du jeune empereur. Jamais
les Grecs n'avaient montré autant de perfidie ; le régent fut bientôt la dupe
de sa crédulité et de son ambition. Le neuvième jour après la mort de
Lascaris, on célébrait, suivant l'usage, la solennité de ses obsèques dans la
cathédrale de Magnésie, ville d'Asie. Au milieu de la cérémonie, les gardes
se précipitèrent vers l'église en poussant d'horribles vociférations et
massacrèrent au pied de l'autel Muzalon, ses frères et tous leurs partisans.
Dans cette circonstance, Michel se conduisit avec tant d'habileté, qu'il tira
tout l'avantage du massacre sans en partager le crime, ou du moins le
reproche. N'affichant aucune prétention, il laissa parler ses libéralités,
dont l'épuisement de sa fortune rehaussait la valeur. Les seigneurs et le
patriarche, assemblés pour le choix d'un régent, lui déférèrent le titre de
grand-duc, et Arsène lui laissa toute l'autorité exécutive. Dès ce
moment, l'ambitieux Paléologue ne regarda sa dignité que comme un degré pour
atteindre plus facilement le trône auquel il aspirait. L'ascendant de son
génie séduisit ou dissipa les factions des nobles. Jean Ducas-Vatacès,
prédécesseur de Théodore Lascaris, avait déposé de grands trésors dans une
forteresse située sur les bords de l'Hermus, sons
la garde des fidèles Varangiens, troupes étrangères d'origine normande. Le
connétable avait conservé toute son influence sur eux ; il envahit donc le
trésor sans opposition, et s'en servit pour corrompre les gardes. Suspendre
la rigueur des taxes, objet des réclamations perpétuelles du peuple, défendre
les épreuves du feu et les combats judiciaires, pourvoir à la subsistance des
veuves et des enfants des vétérans, tels furent les premiers actes du nouveau
régent. Comme il connaissait l'influence du clergé, il s'efforça de s'assurer
les suffrages de cet ordre puissant. Des libéralités secrètes séduisirent
tous les prélats schismatiques, et l'incorruptible patriarche se laissa
lui-même entraîner par les hommages dont il flattait sa vanité. En même temps
ses émissaires ne cessaient de répéter qu'il fallait associer à la faiblesse
de l'empereur un homme qui à la vigueur de l'âge réunit
l'expérience et la supériorité des talents. De son côté Paléologue insinuait
que l'intérêt public exigeait que celui sur lequel tombait tout le poids du
gouvernement, n'eût pas entre les mains une autorité précaire. Ces
prétentions mirent eu mouvement toute la ville de Magnésie, où s'était
transportée la cour. On y discutait librement les avantages d'une monarchie
élective, et le grand-duc appuyait l'opinion de ses partisans par la promesse
d'une administration parfaite et de la réforme de tous les abus. A l'en
croire, il attendait avec impatience l'heureux n'ornent où les mains du jeune
empereur seraient assez fermes pour tenir les rênes de l'État, et lui
procurer la douceur de rentrer dans l'obscurité d'une paisible retraite. Ses
manœuvres lui concilièrent tous les esprits ; on lui donna d'abord le titre
et les prérogatives de despote. Il jouissait ainsi des honneurs de la pourpre
et du second rang dans l'empire. Il fut ensuite arrêté que Jean Lascaris et
Michel Paléologue seraient proclamés empereurs collègues, et élevés l'un et
l'autre sur un bouclier. Le clergé, que l'argent du despote avait
suffisamment convaincu de la nécessité de son élection, crut faire assez pour
le jeune fils de Théodore d'exiger que son collègue jurât de lui remettre
tout le pouvoir dès qu'il serait parvenu à la majorité. Les prélats
déclarèrent que, loin de se parjurer en acceptant la couronne, Paléologue en
méritait une immortelle pour sacrifier si généreusement son repos au bonheur
du peuple. Il reçut le diadème impérial dans la cathédrale de Nicée, des
mains du patriarche Arsène, qui n'abandonna cependant pas sans une extrême
répugnance les intérêts de son pupille. Paléologue reconnaissant distribua
libéralement les emplois civils et militaires à tons ses partisans, combla
d'honneurs les membres de sa famille, et donna le titre de césar au vieil
Alexis Stratégopulus (1260). Le
nouvel empereur s'efforça d'affermir sa puissance en la faisant aimer. Il se
montrait souvent en public, haranguait le peuple, et son éloquence était
relevée par des distributions pécuniaires. Il se rendit à Nymphée, séjour le
plus ordinaire des empereurs depuis qu'ils avaient perdu Constantinople. Dans
l'espoir de recouvrer par des négociations quelques provinces ou quelques
villes, l'empereur Baudouin lui envoya des ambassadeurs qui lui demandèrent
de la part de leur maître la cession de Thessalonique. Paléologue leur
répondu avec d'insultantes railleries qu'il ne pouvait avec honneur
abandonner une ville où son père avait reçu la sépulture. « Accordez-nous au
moins la ville de Serres, » lui dirent les députés. « C'est là, repartit
Paléologue, que j'ai fait mes premières armes. » Ils demandèrent alors Bolire, sur les confins de la Macédoine ; le Grec
s'excusa sur ce que c'était un admirable rendez-vous de chasse. Les députés insistant lui dirent : « Que nous
donnerez-vous donc ? — Rien ; mais si vous désirez la paix, il faut me payer
pour tribut annuel le produit des douanes de Constantinople. Le refus de
votre maître sera le signal de la guerre. Je ne manque pas d'expérience
militaire, et je me fie de l'événement à Dieu ainsi qu'à mon épée[2]. » Michel
Paléologue méditait, en effet, un grand projet, l'expulsion des Latins de
Byzance. L'occasion lui paraissait favorable : la détresse de cette ville ne
pouvait être plus grande. Après avoir visité lui-même toutes les forteresses
de la Thrace et augmenté les garnisons, il se mit à la tête d'une armée,
traversa l'Hellespont, marcha vers la capitale, dont il enleva presque tous
les environs, et réduisit à peu près l'empire latin à l'enceinte des murs de
Constantinople. Il attaqua sans succès le faubourg de Galata : il comptait
sur une intelligence avec un baron perfide qui ne put ou ne voulut pas lui
ouvrir les portes. Tous ses assauts furent repoussés, et ses pertes
l'obligèrent de repasser en Asie. Au
printemps suivant, le césar Alexis Stratégopulus, son général favori, passa
l'Hellespont avec huit cents cavaliers et quelque infanterie, afin d'observer
les mouvements des Bulgares. Ses instructions lui enjoignaient de s'approcher
de Constantinople, d'examiner avec attention l'état de cette ville, d'épier
toutes les occasions qui pourraient se présenter, mais de ne tenter aucune
entreprise douteuse. Les Grecs répandus dans les campagnes environnantes
accoururent au camp du césar, dont l'armée, encore augmentée des Comans
auxiliaires, s'éleva bientôt à vingt-cinq mille hommes. Ces volontaires
connaissaient l'état de faiblesse où se trouvaient les Latins, qu'ils étaient
continuellement à portée d'observer. Ils assurèrent au vieux général que s'il
voulait attaquer la capitale, elle tomberait infailliblement en son pouvoir ;
que l'occasion était favorable, car il n'y restait plus que des femmes et des
enfants. Un jeune imprudent, nommé depuis peu gouverneur de la colonie de
Venise, était parti, avec trente galères et l'élite des chevaliers latins,
pour une expédition contre la ville de Daphnusia,
située sur les bords de la nier Noire, à cent soixante kilomètres environ de
Byzance. Malgré
la défense qu'il en avait reçue, le césar, après quelques moments
d'hésitation, résolut de risquer l'événement, et prit toutes les mesures
nécessaires pour la réussite. Laissant clone son corps d'armée à une certaine
distance, afin de seconder au besoin ses opérations, il s'avance, à la faveur
de l'obscurité, avec un détachement choisi. Il fait entrer, par un souterrain
que lui avait découvert un Grec transfuge, une cinquantaine d'hommes
déterminés pour rompre en dedans la porte d'Or, qu'on n'ouvrait pas depuis
longtemps, tandis que d'autres escaladent en silence la partie la plus basse
des murailles. Un prêtre du nombre des assaillants crie le premier : «
Victoire et longue vie à Michel et à Jean, les augustes empereurs des Romains
! » C'était le signal convenu. Les soldats, qui attendaient au pied des
remparts, répètent la même acclamation, et se précipitent par la porte qui
leur est ouverte. Dans cet intervalle, Stratégopulus envoie l'ordre au reste
de ses troupes de venir le joindre. Déjà
l'aurore paraissait lorsque les Comans auxiliaires commencèrent à se
disperser de tous côtés. Mais le césar avait à peine franchi le seuil de la
porte d'Or, qu'il trembla de sa témérité ; instruit par une longue expérience
des dangers que peut courir encore une armée victorieuse dans la prise d'une
grande ville, il s'arrêta, il délibéra. Mais encouragé par une foule de
volontaires qui se hâtaient de rejoindre leurs anciens compatriotes, et qui
lui peignaient la retraite connue difficile et plus dangereuse que l'attaque,
il avança, tenant ses troupes régulières en ordre de bataille. Dans ce moment
on sonna l'alarme, on courut au pillage, ou massacra tous ceux qu'on trouvait
armés. Au milieu du tumulte et des menaces d'incendie, les Grecs de
Constantinople, attachés à leurs anciens souverains, et les marchands génois,
considérant l'alliance récente de leur république avec Michel Paléologue,
prirent un parti décisif. Tous les quartiers coururent aux armes, et dans
toute la ville le peuple répéta bientôt avec les soldats de l'heureux Alexis
: « Victoire et longue vie aux deux empereurs Michel et Jean » Réveillé
par les cris, Baudouin II sortit en désordre du palais de Blaquernes
; mais le danger ne l'obligea point à tirer l'épée, et il ne songea qu'à la
fuite. Il courut au rivage et laissa tomber en chemin son ornement de tête,
son épée et tous les insignes de l'empire. Quelques soldats grecs ramassèrent
ces précieuses dépouilles et les portèrent à leurs généraux, qui, les
montrant suspendues au bout d'une pique comme un trophée, encourageaient
leurs troupes et enlevaient tout espoir aux Latins. Par bonheur, la flotte
qui revenait de sa vaine expédition de Daphnusia,
entrait dans le Bosphore. Constantinople était irrévocablement perdue ;
l'empereur latin et les principales familles s'embarquèrent donc sur les
galères de Venise, au milieu des railleries inhumaines des vainqueurs.
Baudouin, qui de toute sa fortune n'emportait avec lui que son vain titre
d'empereur, fit voile pour l'île de Nègrepont, et de là passa en Italie, où
le pape le reçut avec la compassion due à une si grande infortune. C'est
ainsi que les Grecs recouvrèrent Byzance, le 25 juillet 1261, cinquante-sept
ans après en avoir été chassés. Michel
Paléologue résidait dans le palais et les jardins de Nymphée, près de Smyrne,
quand un messager, homme obscur et inconnu, conduit par l'espoir d'une
récompense, lui porta l'heureuse nouvelle de la prise de Constantinople.
Comme ce messager ne produisait aucune lettre du général victorieux,
l'empereur ne voulut pas ajouter foi à son récit. Il ne pouvait croire que
Stratégopulus, parti avec huit cents hommes, se fût rendu maître aussi
facilement d'une ville immense dont, l'année précédente, il n'avait pu
lui-même prendre un faubourg avec une armée entière. Il ordonna donc
d'arrêter l'auteur de cette nouvelle, lui promettant de grandes récompenses
s'il avait dit vrai, et la mort s'il avait menti. Après quelques heures
passées dans les alternatives de la crainte et de l'espérance, on vit arriver
les courriers d'Alexis avec les trophées de la victoire, les ornements
impériaux que Baudouin avait abandonnés dans sa fuite précipitée. Alors
l'empereur convoqua une assemblée des prélats, des nobles et des sénateurs,
et rendit avec eux de solennelles actions de grâces à l'auteur suprême de
tous les succès. Cet événement causa la joie la plus vive à. la cour et au
peuple. Dans ce moment, Théodore Tornice, vieillard
d'un grand sens, retenu au lit par la maladie et près de mourir, apprenant le
sujet de l'allégresse universelle, se mit à verser des larmes. « Quoi donc !
lui dirent ses amis, nous avons recouvré notre patrie, et vous pleurez ? —
Hélas ! répondit le vieillard, qui semblait pénétrer dans l'avenir, vous voyez
que l'empire est au pillage. Voilà Michel maître de Constantinople : il
établira sa demeure dans cette ville voluptueuse ; il y sera suivi de nos
guerriers, accoutumés depuis tant d'années à combattre les Turcs, que les
divisions des princes chrétiens ont laissés venir jusqu'ici. Ils vont vivre à
la cour, et s'y corrompront au sein de la mollesse. Les Turcs descendront de
leurs montagnes, ils passeront en Europe, et s'empareront de Constantinople
et de tout l'empire[3]. » Vingt
jours après l'expulsion des Latins, Michel entra triomphant dans
Constantinople, accompagné de sa femme, de son fils encore enfant et de tous
les seigneurs de sa cour. A son approche on ouvrit la porte d'Or ; l'empereur
descendit de son cheval, et fit porter devant lui une image miraculeuse de la
sainte Vierge, surnommée la Conductrice, et que l'on conservait précieusement
dans le monastère du Pantocrator, afin que la Vierge, patronne et gardienne
de la ville, semblât le conduire elle-même au temple de son fils, la
cathédrale de Sainte-Sophie. Paléologue trouva sa capitale dans le plus
horrible délabrement. Son premier soin fut d'en réparer les ruines ; il
invita les familles des anciens habitants, dispersées par tout l'empire, à
revenir dans leur patrie ; il rétablit les nobles dans les palais de leurs
pères ; tous ceux qui présentèrent des titres rentrèrent en possession de
leurs maisons ou du terrain qu'elles avaient occupé. Trois
nations commerçantes, les Vénitiens, les Pisans et les Génois avaient des
factoreries à Constantinople. Au lieu de les bannir, il reçut leur serment de
fidélité, donna des encouragements à leur industrie, confirma leurs
privilèges, et leur permit de conserver leurs magistrats. Afin de prévenir
tout désordre, l'empereur transféra les Génois, qui étaient plus nombreux et
méritaient d'ailleurs la reconnaissance des Grecs, au faubourg de Galata,
dont il détruisit les fortifications ; les Vénitiens et les Pisans
continuèrent d'occuper dans la ville leurs quartiers séparés. Michel
Paléologue n'avait reconquis, en 1261, qu'une faible partie de cette vaste
domination appelée empire grec d'Orient, que le grand Théodose avait
transmise à son fils Arcadius. En effet, l'Égypte et la Syrie appartenaient
aux Mameluks ; l'empire de Trébizonde, fondé par Alexis Comnène, petit-fils
d'Andronic, sur la côte méridionale du Pont-Euxin, demeurait indépendant ; la
sultanie turcomane ou de Boum couvrait la plus grande partie de l'Asie
Mineure, et de toutes ses anciennes possessions l'empire ne conservait plus
en Asie que la Paphlagonie, la Bithynie, la Mysie, la grande Phrygie, la
Carie et une pallie de la Cilicie. Sur le continent européen, le Danube et
les gorges de l'Hémus limitaient au nord et au sud le nouveau royaume des
Bulgares, appelé Valaque-Cuman, Blaquie
ou Bougrie ; il avait pour villes principales
Sophia, Trinobum, Varna. La Servie, fondée au temps
d'Héraclius par les Sorabes, et dont le nord-est portait le nom de Rascie, occupait comme les Bulgares une partie de la rive
droite du Danube, comprenait aussi tout le littoral de l'Adriatique, depuis
le territoire de Raguse jusqu'à celui de Scutari, et s'étendait au sud
jusqu'aux montagnes de la Macédoine. Les principautés que la quatrième
croisade avait fondées au centre et au midi de la Grèce, subsistaient encore
; les Vénitiens possédaient toujours les îles avec Modon et Coron dans la
Morée ; Thèbes, Athènes, Corinthe, Patras et Pylos formaient la principauté
indépendante d'Achaïe ; celle d'Épire était composée de l'Étolie, de
l'Arcanie, de l'Épire et d'une partie de la Thessalie. Le nouvel empereur
n'avait repris que les côtes sud-est du Péloponnèse. Pendant
que Michel travaillait à rendre à Constantinople son ancien lustre, il
s'occupait aussi de rappeler clans cette ville le patriarche Arsène, qui,
prévoyant le triste sort du prince légitime, avait abandonné le soin de son
troupeau et s'était retiré dans la solitude. Un autre patriarche, Nicéphore,
évêque d'Éphèse, avait été installé avec de grands honneurs sur le siège de
Nicée, et cette nouvelle élection causait un schisme dans l'Église grecque.
Comme la mort de Nicéphore avait rendu vacante la chaire patriarcale,
l'empereur consulta les évêques qui étaient venus de toutes paris afin
d'assister à son entrée, et, après une longue délibération, il résolut de
rappeler Arsène. Celui-ci, ennuyé de son exil, quoique volontaire, ne put
résister au désir de revoir sa patrie, et consentit à reprendre son ancienne
dignité. Il revint donc à Constantinople, et l'empereur, accompagné du
synode, des principaux officiers de sa cour et d'un grand cortége de peuple,
conduisit le patriarche à Sainte-Sophie. Là, prenant le prélat par la main :
« Voilà votre chaire, seigneur, lui dit-il, dont vous vous êtes privé depuis
trop longtemps ; jouissez-en pour le salut des peuples confiés à votre
vigilance. » En même temps il le remit eu possession de tous les biens
du patriarcat. Occupé
de tant de soins divers, Michel avait différé jusqu'alors d'accorder à
Stratégopulus le prix de sa brillante conquête. ll ne trouvait point de récompenses égales au
service que lui avait rendu le général ; il en imagina de nouvelles, et lui
décerna les honneurs jadis accordés aux souverains. Stratégopulus, revêtu des
ornements de césar, traversa toute la ville sur un char magnifique, au milieu
des applaudissements et des acclamations des Grecs ivres de joie. Sa tête
était ornée d'une couronne de pierreries semblable à celle de l'empereur, et
qu'il eut le privilège de pot ter toute sa vie. Pendant l'espace d'une année
son nom devait être joint à celui de l'empereur dans les expéditions, les
acclamations et les prières publiques. On
célébra ensuite le retour à Constantinople comme l'époque d'un nouvel empire,
et Paléologue voulut renouveler dans la cathédrale de Sainte- Sophie la
cérémonie de son couronnement. Ébloui par l'éclat de son rétablissement et
par les déférences de l'ambitieux collègue de Jean Lascaris, le patriarche se
laissa persuader que ce nouveau couronnement ne blessait en aucune sorte les
droits de son souverain légitime, et plaça encore le diadème sur la tête de
l'empereur. Les desseins de Paléologue, conduits avec autant de patience que
de ruse, approchaient néanmoins de la maturité. Il avait insensiblement
détruit les honneurs de Lascaris, effacé son nom des actes de son
gouvernement, enfin écarté tous les appuis que cet auguste enfant pouvait
trouver dans sa famille. De cinq sœurs qui le précédaient en âge, deux
étaient déjà mariées à des princes étrangers. Il choisit pour les trois
autres des seigneurs d'une noblesse distinguée, mais trop faibles pour lui
faire craindre leur vengeance. Après avoir ainsi privé de toute considération
et de tout soutien le jeune prince dont les droits subsistaient encore dans
le souvenir des peuples, il résolut de s'assurer la possession du trône, et
ordonna de le priver de l'usage de la vue. Au lieu de lui arracher
douloureusement les yeux, les ministres de cette barbare exécution en
détruisirent le nerf optique en les exposant à la réverbération ardente d'un
bassin rougi au feu. Jean Lascaris fut ensuite relégué sous bonne garde dans
le château de Dacybize, où il languit obscurément
durant un grand nombre d'armées. Intimidés
par la cruauté de l'hypocrite usurpateur, ses vils courtisans applaudirent ou
gardèrent le silence. Il n'en fut pas de même du patriarche Arsène, toujours
inaccessible aux tentations de la crainte et de l'espoir. Lorsqu'il apprit le
funeste sort de son pupille, il s'abandonna an plus violent désespoir. La
compassion et la colère soulevant à la fois toutes les puissances de son âme,
il se frappait la poitrine, se lamentait au ciel et à la terre, appelait les
éléments à la vengeance, s'arrachait les cheveux et la barbe, et se
meurtrissait les genoux contre la pierre, en s'écriant : « Soleil, frémis,
terre, pousse des gémissements ; déteste ce crime atroce, ces embûches, cette
impitoyable férocité ! » Il résolut de recourir aux armes spirituelles,
et dans un synode d'évêques animés par son exemple il excommunia l'empereur
et tous ses complices (1262). Malgré sa vive indignation, il prononça la
sentence avec quelque adoucissement dans la formule, dont il retrancha les
paroles qui excluaient le coupable de participation aux prières publiques.
Michel comprit le danger ; il confessa son crime, feignit de courber
docilement la tête sous le poids de l'anathème et d'implorer la clémence de
son juge. Tandis
que l'empereur s'occupait à rétablir Constantinople, Michel, despote d'Épire,
ennemi du repos, dévastait les campagnes, prenait les villes et attaquait
hardiment les frontières de l'empire. Paléologue envoya contre lui Alexis
Stratégopulus. Mais le césar fut battu après quelques succès, et tomba entre
les mains de l'ennemi. Le despote en fit présent à son gendre Mainfroy, roi
de Sicile, qui le réclamait pour l'étrangler avec sa sœur Anne, veuve de
l'empereur Vatacès, qu'on retenait à Constantinople. La
cruauté exercée sur le jeune Lascaris avait soulevé la juste indignation des
Grecs ; mais ils se contentaient de murmurer. Les seuls montagnards des
environs de Nicée, hommes simples et agrestes, levèrent l'étendard de la
révolte, et, ayant rencontré un enfant de huit à neuf ans devenu aveugle par
maladie, ils voulurent se persuader que c'était Lascaris, le prince qu'ils
avaient juré de défendre au péril de leur vie. Ils le transportèrent sur
leurs montagnes, le vêtirent à la manière des empereurs, l'entourèrent d'une
garde, lui rendirent tous les honneurs dus au souverain, et lui promirent de
le venger, sans que cet enfant, dont l'étonnement était extrême, dit ce
qu'ils voulaient dire. A la nouvelle de cette bizarre insurrection,
Paléologue envoya des troupes contre les rebelles (1263). On ne put les
forcer dans leurs montagnes ; mais on les gagna par des présents, et, après
la fuite du faux Lascaris chez les Turcs, la révolte s'éteignit d'elle-même. Au
retour d'une expédition contre le sultan d'Iconium, Paléologue s'occupa
sérieusement du soin de faire lever l'excommunication fulminée contre lui par
Arsène. Il essaya en conséquence tous les moyens de désarmer la colère du patriarche.
Il ne lui demandait qu'une pénitence à laquelle il promettait de se
soumettre, quelque pénible qu'elle fût. L'empereur alla lui- même se jeter
aux pieds du prélat, et, malgré ses vives instances, il n'en put tirer que
ces paroles : Faites ce qui peut effacer le crime que vous avez commis.
L'inflexible Arsène refusa d'indiquer un moyen d'expiation, et daigna
seulement prononcer que pour de grands forfaits la réparation doit être
forte. Faut-il donc, dit Paléologue, que j'abdique l'empire ? A ces
mots, il tira son épée et il offrait ou semblait offrir de la lui remettre.
Le patriarche étendit la main afin de saisir ce gage de la souveraineté ;
mais l'empereur, qui n'était point déterminé à payer si cher son absolution,
remit l'épée dans le fourreau et continua ses instances. Alors Arsène se
retira avec indignation dans un appartement intérieur, et laissa devant sa
porte le monarque suppliant (1263). Après
ces humiliantes tentatives, Michel, désespérant de fléchir l'obstination
inébranlable du patriarche, se plaignit hautement de sa dureté. Il convoqua
les évêques et leur fit adroitement pressentir que, s'ils n'avaient point de
canon pour la rémission des crimes, il pourrait trouver à Rome un juge plus
indulgent. Les prélats, effrayés, députèrent vers Arsène afin de l'adoucir ;
mais les ambassadeurs, mal reçus, s'entendirent reprocher leur complaisance
pour un prince criminel. Un synode déposa donc Arsène, et une garde de
soldats le transporta dans la petite île de Proconèse,
où personne ne put le voir (1266). Germain, évêque d'Andrinople, prélat instruit dans les
belles-lettres, d'un commerce facile et agréable, régulier dans ses mœurs, et
dont la vertu n'avait rien d'austère, vint occuper le siège de Byzance. Mais
les dispositions pacifiques du nouveau patriarche déplurent au commun des
Grecs et augmentèrent les partisans d'Arsène ; Germain n'avait pas par
lui-même assez d'autorité pour absoudre l'empereur. Il abdiqua sa nouvelle
dignité l'année même de son élection (1267), et se retira dans une petite habitation sur le
bord de la mer, résolu d'y passer en paix le reste de ses jours. On lui donna
pour successeur le moine Joseph, confesseur de Paléologue. Comblé des faveurs
du souverain, Joseph retira l'anathème et permit au pénitent de rentrer dans
la communion des fidèles (1268). La première condition imposée à l'usurpateur fut d'adoucir le
sort de la victime de son ambition. Il assigna à l'infortuné Lascaris un
riche revenu pour vivre au sein de l'opulence dans le château de Dacybize ; et depuis sa réconciliation avec l'Église, il
témoigna au prince, par des paroles et par des effets, les regrets les plus
vifs et la tendresse la plus inutile. Mais l'esprit d'Arsène subsista
toujours dans les nombreux partisans qu'il comptait parmi les moines et le
clergé, et Joseph fut regardé comme un intrus. La
nouvelle résidence impériale était déjà devenue funeste aux provinces de
l'Orient ; Paléologue, séparé de l'Asie, ne tournait pas assez souvent ses
regards vers les provinces situées au-delà du Bosphore. Des gouverneurs
avides les opprimaient, et, après les avoir dévastées, les abandonnaient aux
Turcs. Ces provinces allaient être perdues s'il n'y eût envoyé son frère
Jean, prince honoré du titre de despote, d'une valeur éprouvée, et fort
habile dans l'art militaire. Jean chassa cette horde rapace et rétablit
l'ancien ordre de choses ; son courage et son activité réprimèrent l'audace
toujours croissante des Turcs, dont les déprédations semblaient justifier le
sentiment du vieux sénateur Tornice, et les
contraignit à demander la paix. La conservation de l'Orient eût exigé la
présence du despote ou celle de l'empereur ; niais le premier était presque
toujours occupé contre les barbares de la frontière occidentale, et
Paléologue était retenu à Constantinople par les mouvements séditieux des
Arsénites, qui déjà formaient dans l'État un parti puissant, tout à la fois
religieux et politique. A sa
mort, le despote d'Épire, Michel, avait partagé ses États entre ses deux fils
; Nicéphore, l'aine, avait eu l'ancienne Épire ; comme il comptait sur la
valeur de Jean, il lui avait assigné le pays qu'il fallait disputer à
l'empire, c'est-à-dire toute la Thessalie, depuis le mont Olympe jusqu'au
Parnasse. Ce prince remuant prit le titre de duc de Patras, et s'empara
bientôt d'une partie de ce que son père lui avait laissé à conquérir.
Paléologue arma contre lui une nombreuse armée, dont il confia le commandement
au despote Jean. Cet intrépide général emporta d'abord de vive force presque
toutes les places de Thessalie. Incapable de tenir tête aux troupes de son
ennemi, et abandonné des siens, le duc s'enferma dans Néopatras,
sa capitale ; il y fut aussitôt investi. Mais sa perte était inévitable dans
une place où les vivres devaient bientôt lui manquer. Alors il ne prend
conseil que de son audace et de la nécessité. Il s'échappe de la ville,
pendant une nuit des plus sombres, à la faveur d'un déguisement, et se rend
auprès de Jean de la Roche, grand-duc de Thèbes et d'Athènes. Il en obtint
cinq cents cavaliers athéniens, braves et aguerris, avec lesquels il tombe
tout à coup sur l'armée du despote et la met en
fuite. Le prince vaincu ne put se pardonner son revers ; il se dépouilla des
ornements de sa dignité, et se réduisit, par cette dégradation volontaire, au
rang de simple citoyen (1271). Vers
cette époque, Andronic, fils aîné de l'empereur, ayant atteint sa quinzième
année, épousa la fille d'Étienne V, roi de Hongrie. Ce mariage fut béni par
le patriarche Joseph dans l'église Sainte-Sophie, et célébré à Constantinople
par des fêtes où Paléologue déploya la plus rare magnificence. Empressé
d'assurer la succession à sa famille, il voulut partager, l'année suivante,
les honneurs de la pourpre avec Andronic. Ce prince, depuis surnommé
l'Ancien, fut donc couronné solennellement et proclamé empereur des Romains.
Il porta ce titre auguste durant un règne long et peu glorieux, neuf ans
comme le collègue de son père, et cinquante ans comme son successeur[4]. Les
ennemis extérieurs de Michel l'inquiétaient sans cesse et n'étaient pas moins
redoutables que ceux de l'intérieur. Sa conquête et sa résidence à
Constantinople semblaient porter un audacieux défi à tous ces Latins qui
avaient renversé l'empire grec, et s'en étaient partagé les débris sous la
suprématie d'Innocent III. Les Vénitiens surtout ne pouvaient perdre
volontairement leurs nombreuses possessions. Afin de leur opposer des rivaux
utiles à lui-même, les Génois, l'empereur avait soulevé entre les deux
puissances maritimes une guerre qui pouvait empêcher les Vénitiens de prendre
les armes contre les Grecs. Par ses vives réclamations au sujet de cette
alliance et par l'excommunication des Génois, Urbain IV avertit Paléologue et
du danger qui le menaçait et du moyen de s'en affranchir. La réunion de
l'Église grecque à celle de Rome, réunion qu'il projetait depuis la conquête
de Constantinople, était bien capable de satisfaire l'Occident, et peut-être
de l'intéresser à la situation difficile de l'empire. D'ailleurs le frère de
Louis IX, Charles d'Anjou, qui devint roi de Sicile dans ce temps-là, acquit
en 1267, par un traité avec l'empereur dépossédé, Baudouin II, des droits au
trône de Byzance pour sa fille Béatrix, réversibles sur lui-même. Le pape,
dont le roi de Sicile était vassal, pouvait, par la puissance de l'opinion qu'il
exerçait avec tant d'autorité, armer ou retenir le prince chrétien. Il était
donc de la plus haute importance pour l'empereur de se concilier sa
bienveillance. Michel
convoqua une assemblée du clergé dans son palais, et, malgré la résistance
des évêques, il proposa la réunion au pape Grégoire X. Il ne dissimula pas
qu'il cherchait en cela une garantie d'existence. Irrité de l'opposition
qu'il éprouvait, il déclara par un édit qu'en reprenant Constantinople par
force, il était devenu propriétaire de toutes les maisons de la ville ; qu'il
voulait bien faire grâce du loyer à ceux qui lui obéiraient, mais que les
réfractaires seraient tenus de le payer (1273). Quelques-uns adhérèrent par impuissance de payer
; d'antres s'exilèrent ; d'autres furent châtiés par l'autorité impériale, et
subirent les outrages les plus ignominieux ; la masse du peuple demeura
inébranlable dans sa résistance. Joseph, le patriarche intrus, publia une
lettre pastorale dans laquelle il jura qu'il ne consentirait jamais à la
réunion ; Arsène, le patriarche déposé, lança du fond de son exil une
nouvelle excommunication contre l'empereur, le livra à Satan, et mourut avec
les mêmes sentiments. Ces
foudres impuissantes n'arrêtèrent point l'empereur ; une ambassade composée
de ministres et de prélats de confiance s'embarqua pour l'Italie (1274), portant des offrandes pour
l'église Saint-Pierre, des ornements précieux, des images à fond d'or, des
parfums, un tapis destiné au grand autel de
Sainte-Sophie, de couleur rose, tissu d'or et semé de perles. Les deux
galères que montaient les ambassadeurs et leur nombreuse suite furent battues
par la tempête ; l'une d'elles alla se briser sur la côte, et la mer
engloutit les riches présents que l'empereur envoyait au pape. Grégoire X
reçut les envoyés de Michel Paléologue dans le concile général de Lyon, à la
tête de cinq cents évêques. Le vénérable pontife répandit des larmes de joie
sur ses enfants longtemps égarés, mais enfin repentants, et leur donna le
baiser de paix. Les prélats grecs, à la tête desquels était Germain, le
dernier patriarche de Constantinople, chantèrent le symbole, et répétèrent
trois fois dans leur langue que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils.
Le grand logothète, abjurant le schisme au nom des deux empereurs, accepta
ces trois conditions : « Le pape sera nommé dans les prières ; les appels en cour de Rome seront permis ; la primauté du pape sera
partout reconnue. » Après le concile, les ambassadeurs s'en retournèrent
satisfaits des honneurs qu'ils y avaient reçus et des marques d'amitié que
leur avait données le pape. Suivant l'usage de l'Église latine, il avait
décoré les prélats de l'anneau et de la mitre. Ils arrivèrent à Constantinople
sur la fin de l'automne de la même année. Mais à
peine le nom du pape eut-il été prononcé à la messe avec la qualification
d'évêque œcuménique, que le patriarche Joseph, les prélats et les moines, les
familles et le peuple rassemblé s'élevèrent contre l'union et recommencèrent
les séditions. Joseph, de concert avec l'empereur, abdiqua sa place et se
retira dans un monastère. On lui substitua Veccus, ecclésiastique rempli de
lumières et de modération, dont Paléologue attendait la pacification des
esprits (1275). Mais tous les efforts du
monarque ne purent attirer à l'obéissance que ses courtisans et quelques
prêtres de bonne foi. Quelques
années après, le pape Nicolas III, qui soupçonnait l'infidélité grecque,
envoya à Constantinople des légats auxquels il avait prescrit d'exiger une
profession de foi de tous les ecclésiastiques de l'empire, avec serment de ne
jamais s'en écarter. L'empereur se trouva fort embarrassé : il craignait que
le saint-père mécontent ne cédât aux pressantes sollicitations de Charles
d'Anjou, et ne lui permît d'attaquer Constantinople, et il ne pouvait obtenir
de son clergé une profession de foi régulière. Paléologue, dont l'hypocrisie
n'était animée que par des motifs de politique, s'efforça de tromper les
nonces du pape. Il promit devant Dien aux prélats grecs qu'il ne souffrirait
aucun changement dans leurs usages, ni la moindre addition au symbole de leurs
pères, leur conseilla d'user de ménagement avec les légats et de s'en tirer
par de belles paroles. De cette manière il obtint un acte où des phrases
ambiguës mêlées de passages de l'Écriture paraissaient ressembler au symbole
catholique. Paléologue exposa aux nonces dans un long récit tout ce qu'il
avait fait et tout ce qu'il avait souffert pour consommer la réunion avec
l'Église d'Occident. Afin qu'ils ne doutassent point des châtiments infligés
par ses ordres aux sectaires des deux sexes et de tous les rangs, il donna
ordre à Isaac, évêque d'Éphèse, de promener les prélats latins dans les
prisons. Celui-ci leur montra quatre princes du sang impérial, Andronic
Paléologue, premier écuyer, Raoul Manuel, échanson, son frère Isaac, et Jean
Paléologue, neveu d'Andronic, enfermés par suite de leur résistance dans une
prison carrée, enchaînés aux quatre coins et agitant leurs fers dans un accès
de rage. L'empereur envoya même au pape les deux plus opiniâtres des
schismatiques, les abandonnant à sa vengeance. Nicolas III les renvoya en
recommandant l'indulgence au monarque et garda ses soupçons. Tandis
qu'à Constantinople ou abhorrait les cruautés de qui, pendant un voyage en Natolie, avait fait crever les yeux à deux des princes
ses prisonniers, tandis que ses généraux favoris, sa sœur Eulogie, ses
nièces, et d'autres membres de sa famille, désertaient sa cause, qu'ils
regardaient comme sacrilège, on se plaignait à Rome de sa lenteur, on y
révoquait en doute avec raison sa sincérité. Enfin le pape Martin IV,
successeur de Nicolas III (1281), ne gardant plus aucune mesure, traita les ambassadeurs grecs
avec mépris, et excommunia publiquement à Orviette,
dans la place de la grande église, Michel Paléologue et ses adhérents, comme
des imposteurs et des barbares, qui, pour mieux feindre, avaient traité
impitoyablement des malheureux. Pour toute vengeance l'empereur se contenta
de défendre, un jour de fête, de nommer le pape dans les prières publiques. Une
ligue se forma pour détrôner Paléologue, entre Philippe, l'empereur latin,
héritier de Baudouin II, les Vénitiens et Charles d'Anjou, roi des
Deux-Siciles, dont la voix de Grégoire X avait enchaîné quelque temps la
valeur et l'épée. Le frère de saint Louis donna le commandement de ses
troupes à Soliman Rossi, gentilhomme provençal. Elles s'emparèrent de
l'Albanie, et essayèrent d'emporter la forteresse de Belgrade. Paléologue
vola au secours de cette place ; Rossi fut vaincu et pris clans une
rencontre. Profitant de la consternation que ce premier échec causa aux
ennemis, les Grecs livrèrent une bataille générale, dans laquelle la victoire
couronna leurs efforts. Mais l'empereur, trop éclairé pour ne pas désespérer
de ses forces, se fia de sa sûreté aux effets de la conspiration que tramait
Jean de Procida, et qui devait enlever la Sicile au plus redoutable de ses
adversaires. Délivré
des inquiétudes que lui causaient Charles d'Anjou, Paléologue s'occupa de
réduire ceux de ses voisins dont il avait à se plaindre, entre autres le
prince des Lazes, qui continuait à prendre le titre d'empereur de Trébizonde.
Il partit ensuite pour combattre le prince de Thessalie, qui avait rompu la
trêve faite avec lui. Arrivé près de Pacôme, bourg de Thrace, il mourut
subitement à l'âge de cinquante-huit ans (1282), peu regretté de sa capitale
; les moines, dont la ville était inondée, déclamèrent avec acharnement
contre sa mémoire. Peu de jours avant sa mort il avait appris avec joie la
révolte de la Sicile contre Charles d'Anjou, et la victoire de Pierre
d'Aragon, événement qui assurait l'indépendance de la Sicile et la sûreté du
trône des Paléologues. Son fils Andronic, qu'il avait nommé son successeur,
fut proclamé empereur d'Orient. Andronic
II, l'Ancien, rompit définitivement l'accord passager des deux églises. Il
envoya de toutes parts des édits impériaux pour rappeler de l'exil les
défenseurs du schisme, destitua le patriarche Veccus, et rappela Joseph,
alors accablé d'années. On purifia les temples, on réconcilia les pénitents,
et le nouvel empereur refusa aux restes de son prédécesseur les obsèques d'un
père et même d'un chrétien. Joseph mourut quelque temps après son rappel au
trône patriarcal, et fut remplacé par Grégoire, qui avait adopté les opinions
dogmatiques des Latins, et se prononça néanmoins contre la réunion. Ce
prélat, bientôt contraint d'abdiquer, eut pour successeur le moine Athanase.
Au milieu de ces diverses élections, tous ceux qui avaient communiqué avec
Michel Paléologue et le patriarche Veccus étaient chassés de leurs sièges
avec déshonneur. S'il faut en croire Phranza, Andronic agissait ainsi par
intelligence et par prévoyance de l'avenir. C'était, avouons-le, une
singulière prévoyance, qui refusait de reconnaître dans le schisme la cause
éternelle de l'aversion des Occidentaux, ou qui peut-être préférait déjà les
Turcs aux Latins. Depuis le massacre des Vêpres siciliennes, la crainte de
Charles d'Anjou ne subsistait plus. Constantin, frère de l'empereur, accusé
et convaincu de conspiration, fut enfermé dans une cage de fer, et Andronic
crut avoir affermi son trône par cet acte de rigueur. L'État
cependant ne pouvait se soutenir lui-même, et il avait besoin de puissants
secours contre l'essor de la puissance musulmane, qui semblait annoncer un
asservissement prochain à Andronic. Il fut réduit à prendre à sa solde
l'Italien Roger de Flor et ses Catalans Almogavares (1303). C'étaient des aventuriers
mercenaires, Siciliens, Catalans, Aragonais, qui avaient combattu par terre
et par mer pour la maison d'Aragon ou d'Anjou, que la paix laissait
inoccupés. Ils portaient un réseau de fer sur la tête et étaient armés d'un
petit bouclier, d'une épée et de quelques javelots. Depuis vingt ans qu'ils
faisaient la guerre, ils ne connaissaient plus d'autre patrie que les camps
ou les vaisseaux. Au moment d'en venir aux mains avec l'ennemi, ils
frappaient la terre de l'épée en criant : « Fer, réveille-toi. » Roger
de Flor cingla de Messine vers Constantinople, suivi de quatre gros vaisseaux
et de dix-huit galères qui portaient huit mille de ses intrépides guerriers.
Pendant leur séjour dans cette ville ils massacrèrent plusieurs Génois
auxquels leur figure et leur costume avaient fourni un sujet de rire.
L'empereur logea le vaillant Roger dans un palais, lui donna sa nièce en
mariage avec le titre de grand-duc ou d'amiral de la Romanie. Après quelque
temps de repos, ils passèrent en Asie, où le succès de leur première campagne
surpassa les espérances d'Andronic, et deux brillantes victoires sur les
Turcs, l'une près de Cyzique, l'autre près du mont Taurus, méritèrent à leur chef
le nom de libérateur de l'Orient. L'arrivée d'un autre aventurier, Bérenger
d'Entença (1306), et la bonne intelligence qui s'établit entre lui
et Roger de Flor, auraient sans doute épargné de nombreuses calamités à
l'empire, si les Grecs avaient pu renoncer à leurs habitudes de perfidie. Vainqueur
des Turcs, Roger faisait trembler des alliés pusillanimes : il demanda sa
récompense ; mais comme l'empereur n'avait plus ces trésors et ces revenus
avec lesquels les Comnènes avaient pu acheter les secours des Russes et des
Normands, on paya ses troupes en monnaie fausse. Sur le refus de disperser
ses compagnons, il fut attiré à un festin dans le palais d'Andrinople où la
cour faisait alors sa résidence, et poignardé par l'ordre de Michel, que son
père Andronic avait associé aux honneurs de la pourpre. A la nouvelle de ce
crime, les aventuriers, s'abandonnant à tous les transports de la fureur,
jurèrent la perte des Grecs, et massacrèrent les habitants de Gallipoli.
Bérenger d'Entença s'y renferma ensuite pour
soutenir un siège, et après avoir ravagé les côtes de la Propontide, il
essaya d'incendier dans le port de Constantinople les vaisseaux de ses
perfides alliés. Par malheur, il éprouva une défaite et tomba entre les mains
des Génois, qui l'emmenèrent chargé de fers. Les
Catalans se donnèrent alors pour chef Raccafort,
gendre de Roger, et bientôt leurs bandes, décorées du titre d'armée des
Francs, régnant en Thrace et en Macédoine, anéantirent les troupes impériales
qu'on leur opposa. Ils dominèrent des deux côtés de l'Hellespont, et
restèrent maîtres de toute la Thrace. Pendant cinq années encore (1307-1312), ils tinrent Constantinople en
échec, jusqu'au jour où, affaiblis par les discordes de leurs chefs et
manquant de provisions, ils furent contraints de fuir les environs de la
capitale. Andronic se trouva trop heureux de pouvoir diriger les ravages de
cette milice redoutable vers le duché d'Athènes, séparé de l'empire, dont
elle s'empara. Les Catalans, partout victorieux, se partagèrent l'Attique et
la Béotie, durant quatorze années épouvantèrent toute la Grèce, et
disposèrent plusieurs fois de leur conquête. Ils disparaissaient alors de
l'histoire ; mais le souvenir de leurs dévastations et ce proverbe grec : Que
la vengeance des Catalans te poursuive ! demeurèrent longtemps gravés dans la
mémoire des Orientaux. Au sortir de ces embarras, Andronic l'Ancien, dont le long règne n'est guère mémorable que par les querelles de l'Église grecque, l'invasion des Catalans et l'accroissement de la puissance ottomane, eut à défendre sa couronne contre l'impatience de son petit-fils Andronic le Jeune. La mort prématurée du second empereur des Grecs, Michel, son père (1320), assurait cependant à ce prince la certitude d'arriver bientôt à la couronne ; mais ses désordres étaient gênés par l'autorité et l'économie de son aïeul, et comme il craignait de voir celui-ci transporter sur un autre de ses petits-fils ses espérances et son affection, il leva l'étendard de la révolte. Jean Cantacuzène, maître de la chambre sacrée, fut le conseiller et le général du jeune débauché, dont il fit triompher la cause après une guerre civile de cinq années (1328). Dépouillé de toute sa puissance, le vieil empereur quitta la pourpre pour l'habit et la profession monastiques, et mourut dans un cloître. |
[1]
Gibbon, Histoire de la décadence de l'empire romain, t. XII.
[2]
Georges Acropolita, chap. 78.
[3]
Pachymère, liv. II, chap. 28, 29, 30. — Acropolita, chap. 86. — Gregoras,
liv. VI, chap. 6.
[4]
Pachymère, liv. IV, chap. 29. — Gregoras,
liv. IV, chap. 8. Gibbon, Histoire de la décadence de l'empire romain,
t. XII.