L'AUTRICHE SOUS MARIE-THÉRÈSE

 

CHAPITRE V. — L'EMPEREUR JOSEPH II. - GOUVERNEMENT DE MARIE-THÉRÈSE.

 

 

L'archiduc Joseph élu roi des Romains. — Sort de l'empereur François Ier. — Ses qualités. — Douleur de Marie-Thérèse. — Joseph II empereur et corégent. — Caractère de ce prince. — Fondation de nombreuses écoles. — Académie de gravure créée h Vienne. — Voyage de l'empereur dans les États héréditaires. — Mort de l'impératrice Joseph. — Maladie de Marie-Thérèse. — Douleur du peuple. — Mort de l'archiduchesse Joseph-Gabrielle. — Fondation d'un hôpital pour l'inoculation. -- Voyage de l'empereur en Italie. — Réformes opérées dans les finances en Lombardie. — Entrevue de Joseph II et du roi de Prusse à Neiss. — Distinctions accordées à Van-Swleten par Marie-Thérèse. — L'archiduchesse Antoinette épouse le Dauphin de France. —Ordonnance relative aux chasses. — Réforme relative aux testaments. Famine en Allemagne. — Voyage de Joseph II en Bohême. — Ses heureux résultats. — Mort d'Auguste III, roi de Pologne. — Efforts de Marie-Thérèse en faveur de la maison de Saxe. — Élection du comte Poniatowski. — Troubles en Pologne. — Confédération de Bar. — Frédéric II projette le démembrement de la Pologne. — Entrevue de ce prince avec l'empereur. — Premier partage de la Pologne. — Acquisition de la Buchovine par l'Autriche. — Heureuse situation de l'Autriche. — Ses relations avec la maison de Bourbon.

 

Après avoir tracé rapidement le tableau de la guerre de Sept ans, nous aimons à porter nos regards sur la plus belle partie du règne de Marie-Thérèse ; sur ces temps heureux où, délivrée d'une lutte qu'elle avait soutenue avec tant de gloire, elle se livrait tout entière à sa bienfaisance et s'efforçait d'assurer le bonheur de ses peuples par de sages règlements. La paix n'était pas encore signée, et l'impératrice-reine s'occupait déjà des moyens de réparer les maux inséparables de la guerre même la plus heureuse, par la protection qu'elle accordait dans ses États héréditaires aux manufactures nationales. Alors elle renouvela les défenses qui avaient été faites en 1749, d'introduire dans ses États aucune étoffe de soie riche, de fabrique étrangère. On déclara aux marchands qu'on n'accorderait plus de passeports pour cet objet de commerce, comme on l'avait établi avant que les manufactures pussent suffire à la consommation intérieure. Dès que le traité de paix eut rendu le calme à ses sujets, une multitude de réformes, d'institutions et de lois sages prouvèrent la sollicitude de Marie-Thérèse pour leur bonheur.

Au milieu de ces occupations si dignes d'une souveraine, l'impératrice-reine ressentit la plus vive douleur de la perte de l'archiduchesse infante Isabelle de Parme, qui mourut au mois de novembre de la petite vérole. L'archiduc Joseph, son époux, n'avait pas voulu la quitter depuis le commencement de la maladie jusqu'à son dernier moment. Il était inconsolable de la mort de cette princesse qu'il aimait tendrement, et il ne trouva de soulagement à son chagrin que dans la vive affection de sa mère.

Le roi de Prusse avait promis par la paix de Hubertsbourg de concourir à l'élection de l'archiduc Joseph comme roi des Romains. Cette élection eut lieu sans aucune opposition, à Francfort, le 27 mars 1764. Le prince fit son entrée solennelle dans cette ville où il fut couronné, le 3 avril suivant, avec les formalités d'usage. L'empereur conduisit lui-même son fils à Francfort et jouit avec lui des témoignages de joie que le peuple laissa éclater dans cette auguste cérémonie. La douceur et l'affabilité du jeune roi donnaient à la nation allemande les plus grandes espérances. Quel triomphe pour Marie-Thérèse ! Après tant d'années de calamités, elle se trouvait heureuse et fière de placer sur la tête d'un rejeton de son sang cette couronne impériale que tant d'ennemis conjurés contre elle avaient tenté d'enlever à sa maison. Ses vœux étaient enfin accomplis : la maison d'Autriche, prête à s'éteindre, allait revivre dans son fils. Cette tendre mère eut encore la satisfaction de lui voir former de nouveaux nœuds avec la princesse Marie-Joséphine Antoinette de Bavière.

Peu de temps après, son second fils, l'archiduc Léopold, épousait à Insprück l'infante d'Espagne, Marie-Louise. La cour s'était transportée dans cette ville ; et Marie-Thérèse, réunie à l'empereur et à sa famille, y jouissait du bonheur de ses enfants et du sien, lorsqu'au milieu des fêtes données à l'occasion de ce mariage, une mort inopinée lui enleva son époux. Depuis quelque temps François Ier était menacé d'apoplexie, et il se persuadait que l'air épais des vallées du Tyrol augmentait l'indisposition qu'il ressentait. Comme l'empereur Albert Pr, il exprima plusieurs fois le plus vif désir de retourner à Vienne, et à la vue des montagnes dont la ville d'Insprück est entourée, il s'écria : « Ah ! si je pouvais seulement sortir de ces montagnes du Tyrol ! » Le 18 août au matin, la princesse Charlotte, abbesse de Remiremont, sa sœur, le pressa de se faire saigner :Il lui répondit : « Je dois souper ce soir avec Joseph ; je ne veux pas le désobliger ; mais je vous promets que demain je suivrai votre conseil. » Le même jour, il se trouva mal à l'opéra, et à peine en fut-il sorti, que, frappé d'un coup d'apoplexie, il rendit le dernier soupir entre les bras du roi des Romains. Ce prince était âgé de cinquante-huit ans.

François Ier était d'un caractère jovial et affable, sans ambition, mais aussi dépourvu de cette dignité qui aurait convenu à son rang élevé. Il était ami de l'humanité, bienfaiteur des pauvres auxquels il distribuait, tous les ans, des sommes considérables, protecteur éclairé des arts et des sciences, dont, à l'exemple de ses ancêtres, il cultiva quelques branches avec prédilection. Vienne lui doit l'établissement d'un cabinet d'histoire naturelle et de médailles, aussi riche qu'aucun autre en Europe. Il favorisa surtout le commerce et les manufactures. Quoiqu'il n'eût pas les grandes qualités de son épouse, il lui était supérieur en un point : il avait plus de tolérance, et en matière de religion, il recommanda toujours de préférer la persuasion à la violence. La victoire de Cornéa qu'il remporta sur les Turcs, lorsqu'il n'était encore que grand-duc de Toscane, prouva qu'il n'avait point dégénéré du sang de Charles V, duc de Lorraine, et de celui du duc Léopold son père. Il se fit toujours un bonheur de partager avec son auguste épouse les sentiments d'humanité qui ont mérité à l'un et à l'autre le titre glorieux de Pères des peuples. Son amour pour ses sujets, qui l'adoraient, ne connaissait point de bornes, et les plus grands dangers pour sa personne n'en arrêtaient jamais un moment les effets. Le signal d'un incendie devenait pour lui le cri d'un enfant chéri qui appelle à son aide le père le plus tendre. Il volait à l'endroit où sa présence était nécessaire, et souvent son activité, sa prudence et sa présence d'esprit avaient écarté le danger, avant que ceux mêmes qui étaient chargés d'y veiller en fussent instruits.

Les habitants de Vienne se souviendront longtemps de ce jour affreux où l'on vit, au cœur de l'hiver, un débordement du Danube inonder un des faubourgs. Plusieurs malheureux avaient cherché un refuge sur le toit de leurs maisons submergées. Depuis trois jours ils manquaient de nourriture. La violence du courant de ce fleuve impétueux et les énormes glaçons qu'il charriait, ne leur laissaient entrevoir qu'une mort inévitable. Les bateliers les plus intrépides refusaient de leur porter du secours, malgré les récompenses qui leur étaient promises. François fer entre lui-même dans une barque, affronte le danger et parvient à la rive opposée. Après avoir encouragé ces infortunés qu'il rappelait à la vie, après leur avoir distribué des secours, il revient au bruit des acclamations d'un peuple qui fond en larmes. Son exemple est suivi, et l'on sauve une foule de malheureux qui allaient périr.

Marie-Thérèse sentit profondément la perte de son ami d'enfance, de son compagnon, qui, presque toujours d'accord avec elle, avait partagé ses peines, et avait pendant quarante-deux ans été cher à son cœur. Elle trouvait un douloureux plaisir à fixer ses pensées suries qualités aimables de son époux. Elle prépara de ses propres mains le linceul dans lequel il fut enveloppé. Une de ses femmes l'ayant surprise occupée de cette triste tâche, elle lui ordonna de ne point en parler, et ce secret n'a été révélé qu'après sa mort[1]. Elle ne quitta jamais le deuil pendant toute sa vie. Pour satisfaire sa douleur et sa piété, elle fonda, dans la ville d'Insprück, un chapitre de douze chanoinesses, dont la fonction était de prier pour le repos de l'âme de l'empereur. Souvent elle visita le caveau des capucins où furent déposés ses restes, et où son propre tombeau était déjà ouvert. Elle passa désormais dans la retraite et la prière, au château de Schœnbrünn, tout le mois d'août de chaque année. De seize enfants qu'elle avait eus de François Ier, quatre fils et six filles lui survécurent ; les plus jeunes étaient âgés de neuf à dix ans. La direction de leur éducation était l'occupation la plus chère de son cœur.

Chaque jour, Marie-Thérèse leur donnait des exemples d'humanité et de bienfaisance. Elle était à Luxembourg, lorsqu'elle reçut un message de la part d'une femme âgée de cent huit ans, qui, pendant plusieurs années, n'avait pas manqué de se présenter le jeudi saint afin d'être admise parmi les pauvres auxquels l'impératrice-reine lavait les pieds. Depuis deux ans, ses infirmités l'avaient empêchée de se rendre au palais ; elle fit dire à l'impératrice qu'elle avait le plus vif regret de n'avoir pu se trouver à cette pieuse cérémonie, non à cause de l'honneur qu'elle aurait reçu mais parce qu'elle avait été privée du bonheur de voir une souveraine adorée. Marie-Thérèse, touchée du message et des sentiments de la pauvre femme, s'empressa d'aller la visiter dans le village qu'elle habitait. Elle ne dédaigna pas d'entrer sous un misérable toit ; elle la trouva sur un grabat où la retenaient des infirmités, compagnes inséparables de l'âge. Vous regrettez de ne m'avoir point vue, lui dit avec bonté cette généreuse princesse, consolez-vous, nia bonne, je viens vous voir. La présence de l'impératrice et ses paroles touchantes produisirent une profonde impression sur la vieille femme. Ses yeux se baignèrent de larmes, et il lui fut impossible d'exprimer sa reconnaissance. Elle tendait ses mains jointes et tremblantes du côté de sa souveraine, et la regardait comme un ange envoyé du ciel pour la consoler dans ses peines. L'auguste princesse, attendrie de l'attitude respectueuse de la pauvre infirme, conversa longtemps avec elle, et lui laissa en se retirant la somme d'argent nécessaire pour subvenir à ses besoins.

En vertu de son titre de roi des Romains, Joseph Il prit celui d'empereur, mais il n'hérita de son père que du comté de Falkenstein. Léopold, second fils de François et de Marie-Thérèse, fut reconnu grand-duc de Toscane, conformément à l'acte de succession promulgué en 1763 et à la résolution de l'impératrice-reine de fonder plusieurs lignes dans sa maison afin d'en prévenir l'extinction.

Le lendemain de la mort de François Ier, le nouvel empereur écrivit aux archiduchesses ses sœurs, restées à Schœnbrünn, une lettre qui donne la plus haute idée de son âme : « Pardonnez, très-chères sœurs, si, dans l'excès de la douleur qui m'accable, et au milieu des occupations dont je me trouve chargé, je m'adresse à vous toutes à la fois. Nous venons d'être frappés du coup le plus funeste qui pût nous menacer. Nous perdons le plus tendre des pères, et notre meilleur ami. Soumettez-vous aux décrets de la Providence ; prions Dieu sans cesse pour le repos de son âme, et redoublons d'attachement pour, notre auguste mère, le seul bien qui nous reste ; sa conservation fait mon unique soin dans ces affreux moments. Si toute l'amitié d'un frère, qui ne saurait plus vous l'offrir, puisque vous la possédez depuis longtemps, peut vous être de quelque utilité, ordonnez-en, je trouverai du soulagement à vous servir. Je vous embrasse toutes et ne demande que de la compassion pour le plus malheureux fils.

« Votre très-humble serviteur et frère. »

Deux jours après, Joseph écrivit encore au prince Batthyan, son gouverneur : « Il est au-dessus de la puissance de l'homme de peindre l'extrême douleur et la violence des sentiments qu'un fils éprouve à la mort d'un père dont il était sûr d'être aimé. Dans le moment des souffrances terribles qui me frappèrent, je n'oubliai pas ma mère ; mais que pouvaient les consolations d'un fils dont le cœur était brisé` ? Pouvaient-elles être une compensation au malheur que lui inflige la destinée` ? Mon père avait la plus tendre affection pour moi ; il était mon précepteur, mon ami, et le plus grand prince de sa maison, digne de la confiance de sa famille et de celle de son peuple. J'ai à présent vingt-quatre ans : la Providence a déjà jeté de grandes douleurs sur mes jours, lorsque je perdis mon épouse, que je n'avais possédée que trois ans. Chère Élise ! ton souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, et depuis la mort j'ai beaucoup souffert. Vous avez conduit ma jeunesse, sous vos auspices je suis devenu homme, venez au secours du souverain pour que je puisse porter le fardeau des devoirs que mes destinées m'ont imposés, et conservez votre cœur pour votre ami Joseph[2]. »

François Pr avait été corégent des royaumes et des États héréditaires de son épouse ; après sa mort, l'impératrice-reine, considérant qu'elle allait se trouver chargée elle seule de tout le poids du gouvernement, résolut de partager ce fardeau avec l'empereur, son fils et son héritier. Elle le déclara donc corégent et lui abandonna tout ce qui regardait l'administration militaire, dans laquelle il fit de grandes améliorations. Mais dans toutes les autres branches, elle se réserva, comme pendant la vie de son époux, la décision des affaires.

Le nouvel empereur Joseph II était doué d'une rare intelligence, et l'éducation avait perfectionné son jugement. Dans les premières années de son enfance, on n'avait pas conçu de lui de grandes espérances. Elles parurent se reposer sur son frère cadet Charles-Joseph, qui mourut en 1761. « Mon Joseph n'est pas obéissant, disait souvent Marie-Thérèse, il est trop remuant et trop distrait. » Son gouverneur était cependant parvenu à se concilier son affection. Mais on n'avait pas eu la prudence d'inspirer, par une douce persévérance, des habitudes d'ordre au jeune prince livré à ses penchants. A sa susceptibilité et à son obstination, on opposa de l'obstination et des caprices ; ainsi se forma peu à peu ce caractère auquel on reprocha plus tard des actes extravagants. Les grands évènements de la guerre de Sept ans le tirèrent de l'engourdissement d'esprit où il semblait plongé. Il avait alors seize ans. Les exploits du roi de Prusse enflammèrent son imagination et firent naître en lui le désir de marcher sur les traces du redoutable ennemi de la maison d'Autriche. Il sollicita de l'impératrice-reine la permission de servir contre les Prussiens. Il ne put l'obtenir et retomba dans son inertie.

Lorsque la mort de son père le fit asseoir sur le trône impérial et nommer corégent, Joseph II déploya toute l'activité de son caractère. Il était prompt à décider et dominé par un excessif amour-propre. Son impétuosité naturelle s'augmentait par les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin, et il montrait peu de persévérance. A l'ardeur infatigable pour le travail il joignait l'amour de la gloire, qui a distingué les plus illustres de ses ancêtres. On louait déjà sa simplicité populaire sans être affectée, son mépris pour l'ostentation, son éloignement pour les hommages publics, son attention à chercher le mérite et à le récompenser par des dons ou une familiarité noble, son attachement à ceux qu'il aimait, la vie frugale à laquelle il s'était soumis, sa politesse et son enjouement dans la société, sa conversation pleine d'agrément et de vivacité. On raconte plusieurs traits par lesquels Joseph signala de bonne heure sa clémence. Un employé au bureau de Saint-Polsen avait soustrait 600 fr. à sa caisse et fut condamné à mort vers la fin de l'année 1765. Mais l'empereur, informé que le coupable, père d'une nombreuse famille, n'avait pour toute subsistance que 200 florins d'appointements annuels, et persuadé qu'il avait commis ce larcin plutôt par indigence que par mauvaise inclination, lui pardonna son crime, le rétablit dans son emploi et augmenta ses appointements jusqu'à 500 florins.

Marie-Thérèse, après avoir donné quelque temps à sa juste douleur, reprit avec une force nouvelle les rênes de l'État, de concert avec l'empereur son fils. Ce prince assistait à tous les conseils et apprenait de sa mère l'art si difficile de gouverner les peuples. Il entra dans toutes les vues de l'impératrice-reine et lui rendit plus léger le poids des affaires. A. cette époque, Marie-Thérèse fonda un grand nombre de maisons d'éducation pour des enfants de toutes les classes de la société ; elle réforma les écoles publiques et ordonna que des prix fussent distribués aux étudiants qui auraient fait les plus grands progrès ou qui se seraient le plus distingués parleur conduite. Elle fixa des récompenses pour ceux qui perfectionnaient une branche quelconque d'industrie, tourna particulièrement son attention vers l'agriculture, et institua à Milan une société chargée de distribuer des prix aux agriculteurs qui, auraient fait produire le plus à leurs terres. L'impératrice-reine établit aussi à Vienne une académie de gravure (1766). Cette académie reçut l'année suivante au nombre de ses membres les archiduchesses Marie-Anne et Marie-Charlotte-Louise. La première de ces princesses fit remettre, pour sa réception, une tête de femme gravée de sa main sur une pierre sanguine ; et la seconde, un dessin fait mi crayon.

Pendant que Marie-Thérèse se livrait dans sa capitale aux soins du gouvernement et qu'elle présidait avec une assiduité infatigable à ses conseils, Joseph II passa une partie de cette année à visiter les États héréditaires, depuis la Bohème jusque dans le Bannat. Il voulut voir par lui-même les manœuvres des troupes, l'état des fortifications, celui des manufactures. Accompagné d'une suite peu nombreuse, ce prince voyagea sana aucun faste, mais laissa partout sur son passage des marques de sa bienfaisance et de sa générosité. Il se montra accessible pour tous sans distinction ; les plus faibles furent écoutés dans leurs plaintes et vengés des injustices de l'oppression. Les habitants de la haute Silésie lui adressèrent quelques observations relatives au dépérissement de leur commerce. Il les reçut avec bienveillance et leur promit d'employer les moyens les plus prompts et les plus sûrs pour le rétablir.

Au milieu de ces soins divers, un coup affreux vint encore frapper Joseph II. L'impératrice son épouse fut attaquée de la petite vérole, et la malignité de la maladie inspira les plus vives inquiétudes. Marie-Thérèse, qui était alors à Schœnbrünn, fut informée de l'état de sa belle-fille ; elle accourut la voir et resta auprès d'elle. Sa tendresse et son attachement pour cette princesse l'empêchèrent d'apercevoir le danger auquel elle s'exposait. Le lendemain, une fièvre violente s'empara d'elle, et quelques jours après la petite vérole se déclara. La mort de l'impératrice Joseph (28 mai 1767), en accablant l'empereur de chagrin, augmenta les inquiétudes que causait la maladie de sa mère. Lorsqu'on sut que ses jours étaient menacés, ce fut une désolation générale à Vienne et dans l'empire. Les églises, remplies d'une foule innombrable de citoyens de tout rang et de tout âge confondus sans distinction de condition ni d'état, retentirent de gémissements et de ferventes prières. Dans les rues de la capitale, un morne silence annonçait l'effroi des habitants, et les portes du palais étaient sans cesse assiégées par une multitude empressée de connaître l'état de l'impératrice-reine. Pendant quatre jours, les médecins semblèrent désespérer de sa vie. Mais la force de sa constitution triompha du mal, et, d'une extrême douleur, le peuple passa subitement à une joie inexprimable. Son heureuse convalescence et bientôt sa parfaite guérison permirent à ses sujets d'espérer encore des jours heureux sous sa prudente administration.

Lorsque Marie-Thérèse fut entièrement rétablie, elle témoigna surtout au peuple de Vienne combien elle était sensible à son attachement. Elle exempta de la capitation les deux dernières classes des habitants, et elle poussa la générosité jusqu'à rembourser, sur les -deniers de sa propre caisse, ceux qui avaient déjà payé le dernier terme de cette imposition. Ceux de ses officiers qui l'avaient servie pendant sa maladie, reçurent des preuves de sa reconnaissance ; elle leur fit à tous des présents magnifiques. Elle envoya son portrait au baron Van-Swieten, son premier médecin. Bientôt après, l'ordre de la noblesse du Tyrol, appréciant les soins intelligents que cet illustre élève de Boerhaave avait donnés à l'impératrice-reine, s'empressa de l'agréger à son ordre., Les arts célébrèrent aussi l'heureux rétablissement de leur protectrice ; on frappa une médaille où le nom de mère de la patrie, qu'elle méritait à si juste titre, lui fut solennellement décerné.

A peine les alarmes causées par le danger de Marie-Thérèse avaient-elles disparu, que la même maladie lui enleva l'archiduchesse Joseph- Gabrielle qui était dans la fleur de la jeunesse et de la beauté. Les vertus, les grâces naturelles et les qualités aimables de cette princesse justifiaient les regrets de la famille impériale et du peuple de Vienne. Les circonstances dans lesquelles elle mourut rendirent encore sa perte plus douloureuse. Elle avait été fiancée le 8 août de cette année au roi des Deux-Siciles, Ferdinand IV ; le mariage devait être célébré le 14, et son départ pour Naples était déjà fixé. La jeune princesse, afin de jouir de la triste satisfaction d'arroser de ses pleurs la cendre de son père, descendit dans le caveau où était déposé le corps de ce prince. Dans le trouble d'esprit qu'elle éprouva, elle fut aussi saisie de la petite vérole qui la conduisit au tombeau en une semaine, et le jour même où elle devait entreprendre son voyage.

Il semblait que cette horrible contagion, qui avait exercé tant de ravages dans les États héréditaires, se fût attachée opiniâtrement à la famille impériale, car l'archiduchesse Élisabeth en fut encore attaquée, peu de jours après la mort de sa sœur. Plus heureuse que Joseph-Gabrielle, elle se rétablit, et Marie-Thérèse vit bientôt se dissiper les nouvelles inquiétudes dont son cœur était déchiré. Elle prit alors la résolution de faire inoculer ceux de ses enfants que la maladie avait épargnés, et ordonna des expériences réitérées de cette pratique salutaire ; ces expériences furent couronnées des résultats les plus heureux.

On doit compter parmi les bienfaits de l'impératrice-reine la fondation d'un hôpital pour l'inoculation de la petite vérole. Lorsque ceux de ses enfants qu'elle avait soumis à cette épreuve, eurent été guéris, elle célébra leur rétablissement en faisant donner à dîner, dans la grande galerie de son château de Schœnbrünn, à soixante-cinq petits garçons et petites filles qui avaient subi le traitement de l'inoculation à l'hôpital ouvert par sa générosité. Marie-Thérèse elle-même, les archiducs et les archiduchesses servirent ces enfants à table, et leur donnèrent 1 écu de la valeur de 2 florins à chacun, avec la desserte et le couvert. Les parents furent ensuite servis à une autre table, aussi dans le château. Pour compléter cette charmante fête, après le dîner il y eut comédie allemande, puis des fêtes qui se prolongèrent jusqu'à la nuit.

Pour se distraire dû chagrin que lui causait la perte de sa seconde épouse, et étudier les besoins de ses peuples, Joseph II entreprit le voyage d'Italie (1769). Il ne voulut absolument recevoir à Rome aucune visite ni aucuns présents. Assidu aux assemblées que la noblesse convoqua pendant son séjour dans cette ville, il conversa familièrement avec tous ceux qui s'y trouvèrent. A Livourne, on vit ce prince monter sur deux frégates anglaises arrivées dans le port, en examiner la construction, les parcourir avec les matelots, auxquels il adressait de nombreuses questions sur leur métier. Son séjour à Parme, Où il visita le collège des nobles, l'académie, la bibliothèque et les autres établissements d'utilité publique, fait époque dans l'histoire de cette ville. L'infant, voulant éterniser la mémoire de son alliance avec l'empereur et des sentiments réciproques de joie et d'affection dont leur entrevue avait été accompagnée, fit élever au milieu de la grande place de Parme un monument en marbre blanc, sous la forme d'un autel antique dédié à l'amitié. Les inscriptions gravées sur les différentes faces de ce monument, constataient l'alliance de ces deux princes, leur amitié et le voyage de Joseph, dont il devait bientôt épouser une des sœurs, l'archiduchesse Amélie.

Dès son arrivée à Milan, l'empereur fit publier qu'il donnerait audience tous les matins pendant deux heures et recevrait toutes les requêtes qui lui seraient présentées. Il consacrait l'après-midi au travail du cabinet avec les ministres du gouvernement. Il avait vu le reste de l'Italie comme observateur et comme voyageur, il reprit en Lombardie les occupations et le travail d'un monarque. Il y écoutait et transmettait ensuite à la cour de Vienne les plaintes des habitants de cette province sur les vexations commises par les officiers chargés de la perception des impôts. Le souverain leur donnait aussi des preuves de sa bienfaisance ; il diminua de 200.000 florins les impôts qui se percevaient chaque année dans le pays. Deux ans après l'impératrice-reine abolit toutes les fermes de ses finances et domaines dans la Lombardie autrichienne et y substitua une régie dont elle confia la direction à un corps de conseillers. Afin de simplifier les autres branches de l'administration financière, elle diminua le nombre des différentes caisses de manière que la trésorerie générale devînt le centre de toute recette et dépense. Elle créa une chambre des comptes, sur le modèle de celle des Pays-Bas autrichiens, pour surveiller cette administration et la trésorerie elle-même. Chaque semaine devait se tenir une réunion composée de plusieurs ministres des divers départements et chargée du soin de perfectionner le système de la législation, relativement aux opérations de la chambre des comptes et à celles de la direction des finances. Marie-Thérèse voulut qu'on l'informât avec exactitude de tout ce qui serait proposé et arrêté dans ces assemblées.

L'impératrice-reine et Louis XV, animés du désir de resserrer encore les liens de l'amitié qui les unissait depuis le traité de 1756, résolurent de terminer pour toujours, et conformément aux dernières conventions, les contestations qui avaient jadis existé entre eux touchant leurs possessions respectives dans les Pays-Bas. La bonne foi, de part et d'autre, dicta les articles de cet accord. Les deux puissances consultèrent de concert leurs convenances mutuelles, et fixèrent les limites de leurs États en Flandre (mai 1769).

Quelques mois après, Joseph II eut une entrevue avec Frédéric II à Neiss en Silésie (25 août). Cette entrevue parait n'avoir eu, de la part de l'empereur, d'autre but que de se concilier la faveur du roi dont il admirait les grandes qualités. Frédéric dit à Joseph qu'il considérait ce jour comme le plus beau de sa vie, puisqu'il devenait l'époque d'une union entre deux maisons qui avaient été trop longtemps désunies, et dont l'intérêt véritable était plutôt de se soutenir mutuellement que de s'entre-détruire. Le fils de Marie-Thérèse lui répondit :« Il n'y a plus de Silésie pour l'Autriche. » Les deux souverains convinrent, à ce qu'on assure, qu'ils réuniraient leurs efforts pour maintenir en Allemagne une entière neutralité, si la guerre venait à s'allumer entre la France et l'Angleterre. Ils résolurent aussi de terminer, sans l'intervention de leurs ministres, toutes les contestations qui pourraient survenir entre eux.

L'impératrice-reine, qui avait comblé des distinctions les plus flatteuses le baron Van-Swieten, ne tarda pas à mettre le sceau à tous ses bienfaits envers ce grand homme. Elle l'avait déjà décoré de l'ordre de Saint-Etienne ; il était président du collège de médecine, bibliothécaire et directeur général des études des États héréditaires. Ces honneurs ne suffirent point à la reconnaissance de Marie-Thérèse ; elle voulut lui élever un monument qui attestât à la postérité la protection qu'elle accordait aux sciences et aux arts, en donnant la plus haute idée du mérite de l'illustre médecin. Elle fit placer dans la salle principale de l'université de Vienne le buste du baron en bronze, posé sur un piédestal de marbre avec l'inscription la plus honorable et la plus flatteuse pour Van-Swieten. Elle le proposait comme modèle à tous ceux de ses sujets qui se livraient à la même étude.

Au reste, le mérite, de quelque espèce qu'il fût, était accueilli favorablement et récompensé avec magnificence. Marie-Thérèse a fait connaître combien elle estimait la science, en assistant souvent elle-même aux exercices des colléges qu'elle avait fondés, pour y exciter l'émulation des élèves, maintenir la vigilance et le zèle des professeurs. Les soins particuliers que cette tendre mère donna à l'éducation et à l'instruction de ses enfants, en sont une autre preuve incontestable. Elle poussa cette attention jusqu'au point d'exiger que les archiducs soutinssent des exercices publics sur les objets de leurs études.

Vers cette même époque, Kaunitz, qui regardait l'alliance française comme le chef-d'œuvre de sa politique et la chérissait comme sa création, négocia avec le duc de Choiseul un mariage par lequel ces deux ministres croyaient cimenter à jamais la réconciliation des maisons d'Autriche et de Bourbon, celui du Dauphin avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, née à Vienne le 2 novembre 1755. Cette princesse avait profité de l'éducation qu'elle avait reçue pour acquérir des connaissances variées. Elle parlait le français avec pureté et l'italien comme sa langue naturelle. Elle savait le latin et possédait parfaitement l'histoire et la géographie. Personne ne jugeait avec un goût plus sûr que le sien des productions de tous les arts, et surtout de celles de la musique. La nature lui avait accordé les grâces et la beauté, une taille majestueuse et beaucoup d'agrément dans le port de sa tête, une rare élégance dans toute sa personne, et un sourire enchanteur. Généreuse, douce, prévenante, douée d'une âme sensible et bienfaisante, Marie-Antoinette se distinguait, comme sa mère, par l'affabilité de ses manières, par la force et la constance dans les sentiments.

Après s'être arrachée des bras de l'impératrice-reine, la jeûne archiduchesse partit pour Strasbourg, où elle arriva dans -les premiers jours de mai 1770. Son départ avait fait couler bien des larmes à Vienne ; mais son voyage, depuis les frontières de France jusqu'à Paris, fut comme un triomphe continuel. Partout le peuple lui prodigua les témoignages de la joie que lui inspirait la vue de l'épouse de son maitre futur. L'accueil qu'elle reçut de la cour de Louis XV ne fut pas moins flatteur pour elle. Le 16 mai, toute la capitale s'émut de joie et d'amour au mariage de la belle et gracieuse fille de Marie-Thérèse avec le dauphin Louis-Auguste, dont elle devait plus tard adoucir et partager les infortunes.

L'archiduchesse Marie-Antoinette avait à peine quitté la cour de Vienne, que l'empereur partait pour la Hongrie, où il se faisait admirer par son assiduité au travail et par sa bienfaisance. De son côté, Marie-Thérèse créait de nouveaux établissements dans ses États héréditaires, réformait les abus qui lui étaient signalés, et, afin de faciliter l'approvisionnement des provinces qui souffraient de la cherté des grains, levait par une sage ordonnance tous les droits qui pouvaient mettre des entraves à leur libre circulation. Les habitants de la campagne reconnurent les vues bienfaisantes de la mère de la patrie dans une autre ordonnance que nous rapportons en son entier. On jugera que si elle laissa dans le temps quelque restriction à la liberté qu'elle accordait aux cultivateurs de se défendre contre le gibier, c'est qu'alors il était impossible de mieux faire dans le pays soumis aux lois de l'impératrice-reine.

« Comme nous sommes invariablement portés à procurer l'abondance des vivres, à veiller à tout Ce qui peut contribuer à la culture de la terre, et à abolir tout ce qui est contraire, nous avons pris en considération le dommage notable qui est occasionné aux gens de la campagne, qui vivent principalement de la Culture pénible de leurs fonds, par le nombre excessif des sangliers qu'on laisse augmenter en plusieurs endroits, malgré tout ce qui a déjà été statué à cet égard. Pour ôter donc à nos fidèles sujets ces motifs de plainte, et faire à cet égard un arrangement solide et permanent, nous voulons et ordonnons qu'à l'avenir il soit fait des parcs si bien fermés, qu'aucun sanglier ne puisse en sortir, et que tous ceux qui seront rencontrés, soit dans les forêts, soit dans les champs, soient regardés comme bêtes féroces, et tués par conséquent en tout temps de l'année.

« Pour que les seigneurs et tous autres ayant droit de chasse aient cependant un terme convenable pour se défaire des sangliers qui existent actuellement, et établir, au cas qu'ils veuillent en conserver, les parcs que nous prescrivons, nous leur accordons, à commencer du 31 décembre de la présente année (1770), le terme d'une année, de manière qu'au ter janvier 1772 tous ces animaux soient tués ou renfermés.

« Tous possesseurs de chasses seront, après ce temps, tenus de faire tuer tout ce qui s'en trouvera hors des parcs, sans distinction de mois ni de temps de l'année, et ce sur le premier avis qui leur en sera donné, et à peine d'en être comptables ; et, dans le cas de contravention à nos ordres, tous sujets et personnes quelconques en avertiront le capitaine du cercle, qui sans délai apportera du remède à leur plainte ; et tout possesseur de chasse qui y aura contrevenu, sera, outre la restitution du dommage, puni plus sévèrement encore, suivant l'exigence des cas.

« Quant aux cerfs, lesquels seront conservés, il sera permis à tous sujets de clore leurs fonds et héritages par des palissades aussi hautes qu'ils le voudront, mais non terminées en pointes par des fossés ou par des haies vives : à quel effet même il leur sera donné tout secours et toute aisance, à condition néanmoins que les fossés ne soient pas faits de manière que les cerfs puissent y être pris, et que dans les terrains à portée du Danube il soit laissé de distance en distance, et à trois ou quatre cents pas les unes des autres, des ouvertures, ou portes qui, lors de la crue de ce fleuve, seront ouvertes, afin que les cerfs puissent s'y réfugier.

« Tout ce qui est ci-dessus aura également lieu à l'égard des fonds situés dans les forêts ; et, quoiqu'il soit libre aux possesseurs de chasses d'acheter ces fonds pour l'entretien de leur gibier, nous voulons cependant qu'ils n'usent à cet égard d'aucune contrainte.

« Comme il nous est d'ailleurs parvenu que les chasseurs ont prescrit aux propriétaires des fonds situés dans des forêts ou dans leurs environs, le temps d'y faucher le foin ou arrière-foin, et qu'ils ont même exigé que la permission leur en fût demandée, nous abolissons cette sujétion, et voulons qu'à cet égard tous et un chacun jouissent d'une pleine et entière liberté. »

C'est avec la plus vive satisfaction que l'on voit ces sages établissements, ces ordonnances qui ont l'équité pour base et dont la félicité publique est le but. Depuis que l'impératrice-reine avait associé Joseph II à la corégence des États héréditaires, la mère et le fils, animés du même zèle, inspirés par la même tendresse, guidés par les mêmes principes, semblaient disputer ensemble de la gloire de se rendre plus chers à leurs peuples.

Le 19 août de cette année, dans le territoire de Posoviz, on découvrit, en présence d'une nombreuse noblesse, au son de différents instruments et au bruit du canon, un monument que le prince Wenceslas de Lichtenstein, seigneur de Posoviz, avait fait élever, en mémoire de ce qu'à pareil jour de l'année précédente, l'empereur, afin d'honorer et d'encourager l'agriculture, avait labouré plusieurs sillons dans le champ où avait été élevé ce monument du plus beau marbre, orné de figures allégoriques et d'inscriptions en l'honneur du fils de François. Ier.

Aucun prince n'a fourni à l'histoire autant que Joseph II, de ces traits qui annoncent un caractère heureux et qui donnent les plus hautes espérances de ce qu'il doit faire un jour. On le rencontrait souvent dans les rues de la capitale, vêtu comme un simple particulier, n'ayant pour toute garde que l'amour universel dont il était entouré. Il observait, soulageait les besoins, et opérait des réformes. Il apprenait à juger d'après la voix publique ceux qui ne se montraient souvent à lui que sous le masque de la cour. Il regardait les avis ingénus du peuple comme autant de leçons qui peuvent rendre plus facile l'art du gouvernement. L'infortune trouvait auprès de lui des secours abondants, mais l'infortune n'usurpait jamais avec ce prince aussi économe que bienfaisant les récompenses dues aux services réels. Il savait, dans un âge peu avancé, que l'argent des sujets doit être employé pour leur utilité commune, et qu'à ce grand principe doit être subordonnée la générosité des souverains.

Souvent ce prince se plaisait à chercher l'indigence vertueuse dans l'obscurité, pour la récompenser. Ainsi il entra un jour, sans être attendu, chez un pauvre officier, père d'une nombreuse famille. Il le trouva à table avec dix de ses enfants et un orphelin dont il s'était encore chargé, malgré son indigence. L'empereur, frappé de ce spectacle, dit à l'officier : « Je savais que vous aviez dix enfants, mais quel est le onzième ? — C'est, lui répondit le père, un pauvre orphelin que j'ai trouvé exposé sur la porte de ma maison. » Joseph, attendri jusqu'aux larmes, lui dit : « Je veux que tous ces enfants soient mes pensionnaires, et que vous continuiez de leur donner des exemples de vertu et d'honneur ; je paierai pour chacun 200 florins par an ; faites-vous payer dès demain chez mon trésorier, du premier quartier de ces pensions. J'aurai soin de votre aîné qui est lieutenant. »

Dans une de ces promenades où il se plaisait à cacher sa grandeur, il vit une jeune personne qui portait un, paquet.et paraissait plongée dans la douleur la plus amère. Sa jeunesse et son affliction excitèrent en lui un vif intérêt ; il l'aborda avec cet air, d'honnêteté touchante dans lequel-se laisse entrevoir le respect que les âmes sensibles témoignent toujours à l'infortune. Il lui demanda s'il était possible.de savoir sans indiscrétion ce qu'elle portait. La jeune personne, dent le cœur accablé de tristesse éprouvait le besoin de la répandre au dehors, ne put résister longtemps aux instances de l'inconnu qui d'interrogeait. Elle lui dit qu’elle allait vendre quelques vêtements appartenant à sa mère, et ajouta, les larmes aux yeux, que c'était la faible et dernière ressourcer, qui leur restait pour subsister ; qu'elle n'aurait jamais dû s'attendre à un pareil sort ; qu'elle était fille, et sa mère veuve d'un officier qui avait servit avec honneur, et distinction dans les troupes dei l'empereur, sans avoir obtenu cependant les récompenses qu'il était en droit d'attendre. « Il aurait fallu, lui répondit Joseph, présenter un mémoire à l'empereur. N'êtes-vous comme de personne qui puisse lui recommander votre affaire ? » Elle lui nomma un de ces courtisans qui promettent et oublient avec la même facilité ; depuis longtemps il s'était chargé de ce soin, et n'avait pu assurait-il, rien obtenir. L'inutilité de ces démarches avait mêmes inspiré à lai pauvre fille, des idées désavantageuses de la générosité du monarque, et elle l'avoua avec franchise.

Le prince s'efforça de cacher son émotion et répliqua : « Je suis comme sûr que si l'empereur avait su votre situation, il y aurait apporté remède. Il n'est point tel qu'on vous l'a dépeint. Je le connais, il m'aime et il aime encore plus la justice. Il faut absolument avoir recours à lui. Il l'engagea donc à faire un mémoire et à le lui apporter le lendemain au château, dans un lieu désigné. « Si les choses sont telles que vous me les avez dites, ajouta-t-il, je présenterai le mémoire et vous-même à l'empereur, j'appuierai votre demande, et j'ose croire que ce ne sera pas en vain. » La jeune fille essuyait ses larmes et se répandait en protestations de reconnaissance pour le seigneur inconnu, quand il lui dit : « En attendant, il ne faut pas vendre vos effets. Combien comptiez-vous en avoir ? — 6 ducats, répondit-elle. — Permettez que je vous en prête 12 jusqu'à ce que nous ayons vu le succès de nos soins. »

A ces mots ils se séparent. La demoiselle court porter à sa mère les 12 ducats, les effets et les espérances qu'un inconnu, qu'un ange de Dieu, un seigneur de la cour, un ami de l'empereur vient de lui donner. A la description qu'elle fait, à la physionomie qu'elle peint, aux discours qu'elle rapporte, la mère reconnaît l'empereur. Sa fille reste alors épouvantée de la liberté avec laquelle elle a parlé à l'empereur de lui-même. Elle n'ose plus se rendre le lendemain au château ; ses parents ne peuvent l'y conduire qu'après l'heure indiquée. Elle arrive enfin comme Joseph, impatient de la voir, donnait des ordres pour envoyer chez elle. Elle reconnaît aussitôt son souverain et s'évanouit.

Qu'avait fait le prince dans cet intervalle ? Il avait pris des informations exactes auprès des premiers officiers du corps dans lequel avait servi le père de la demoiselle, car il avait eu la précaution de lui demander le nom de ce corps et celui de son père. 11 avait trouvé son récit conforme à la vérité, et par ce moyen il s'était assuré que sa bienfaisance ne serait point mal placée.

Lorsque la jeune fille, qu'on avait portée dans un autre appartement, fut revenue à elle-même l'empereur la fit entrer dans son cabinet avec les parents qui l'avaient accompagnée ; il lui remit pour sa mère le brevet d'une pension égale aux appointements dont son père avait joui, et dont la moitié était réversible sur elle, si par malheur elle venait à perdre sa mère. « Mademoiselle, lui dit Joseph II, je prie madame votre mère et vous de me pardonner le retard qui vous a mises dans l'embarras. Vous êtes convaincue qu'il était involontaire de ma part ; et si quelqu'un, à l'avenir, vous dit du mal de moi, je vous demande seulement de prendre mon parti. »

'Depuis cet évènement, ce prince, réfléchissant combien, malgré ses soins et ses recherches, il pouvait lui arriver d'ignorer de choses, dont il est cependant essentiel qu'un souverain soit instruit, résolut de se rendre accessible à tous ses sujets. Afin de procurer à tous les citoyens, de quelque rang ou de quelque condition qu'ils fussent, la facilité de recourir, eux-mêmes à sa justice ou à sa clémence, il fixa un jour par semaine où chacun d'eux, sans distinction de rang, pourrait lui présenter ses requêtes, ou ses plaintes. Il défendit à tous les officiers de service auprès de sa personne, d’écarter, ce jour-là, quiconque voudrait se présenter devant lui ; il déclara en même temps qu'il entendait rendre justice indistinctement à tous les ordres de l'État. Cette conduite inspira de vives alarmes aux hommes puissants qui s'étaient servis de leur crédit pour opprimer dans le silence des citoyens qui n'avaient pas osé se plaindre, et consola lés malheureuses victimes de leur tyrannie.

Quelques années plus tard ; le digne successeur de François Ier donna une nouvelle preuve de cette douce sensibilité qui le rendait cher au peuple. Un jour, deux ouvriers, occupés à creuser un puits dans un des faubourgs de Vienne, furent couverts par l'écroulement des terres à environ douze mètres de profondeur. Informé de cet accident, l'empereur se transporte aussitôt sur les lieux, ordonne de travailler sans relâche à la délivrance de ces malheureux, s'arrête une heure -entière en cet endroit, encourageant les travailleurs par l'espoir d'une récompense, et consolant par ses largesses et par des expressions pleines de bonté les femmes désolées des deux manœuvrés. Inquiet sur le sort de ces infortunés, Joseph revient plusieurs fois exciter par sa présence et ses bienfaits le zèle et l'activité des ouvriers. Après deux jours et deux nuits de travail, et à forée de peines et de précaution, on parvint enfin à les retirer. L'un d'eux était sain et sauf, l'autre avait été légèrement blessé, mais dès qu'il vit la lumière, il tomba dans un état d'étourdissement qui le privait de l'usage de la raison : L'empereur donna des ordres pour qu'on en prît le plus grand soin.

Il existait dans les États héréditaires un abus qui fixa l'attention de l'impératrice-reine. Des gens de main-morte trouvaient le moyen de se faire léguer des sommes considérables, des maisons, des terres et d'autres immeubles. Marie-Thérèse pensa qu'il était essentiel d'empêcher les familles d'être injustement frustrées des propriétés dont elles doivent hériter en vertu des liens naturels qui les attachent à leurs parents. Cette princesse, qui unissait à la piété la plus tendre et au zèle le plus ardent pour la religion, une âme courageuse, dégagée de tous les préjugés, ordonna que dans la suite aucune personne consacrée au service des autels, de quelque qualité qu'elle fût, ne pût jamais être présente quand un testateur dicterait ses dernières volontés (1771).

Après la guerre de Sept ans, et lorsqu'on eut joui pendant un pareil nombre d'années des douceurs de la paix, un nouveau fléau, la disette, vint encore frapper les pauvres habitants de l'Allemagne. Elle fut générale et remplit les plus tristes pages de son histoire. Le mal commença par la mauvaise récolte et s'accrut par le défaut des précautions nécessaires. Dans plusieurs contrées on fut réduit à faire de la farine avec l'écorce des arbres. Il s'ensuivit des maladies qui moissonnèrent un grand nombre de personnes. Beaucoup cherchèrent leur salut dans l'émigration.

La Bohème fut un des États les plus affligés. On y vit des séditions, des vols et des meurtres ; en un mot, toutes les horreurs que la famine entraîne toujours après elle. Vers la fin du mois de mai, on manqua absolument de pain pendant deux jours. La populace courut les rues en demandant du pain et maltraita même plusieurs personnes qu'elle accusait d'être les auteurs de la misère publique. Le récit des calamités qui pesaient sur ce pays, affligea profondément l'âme sensible de Marie-Thérèse et de Joseph II. L'empereur voulut connaître par lui-même l'étendue du mal et visita les États héréditaires. Il vit en Bohême des campagnes dévastées, des villages dont la population succombait à la faim ou à des maladies aiguës. Profondément ému des images terribles qui s'offraient à ses regards, il interrogea tous ceux qui pouvaient l'éclairer ; souvent même il se déroba au petit nombre de ses serviteurs pour aller discourir avec de simples paysans. Dans ces conversations naïves, il apprit des vérités qu'on aurait voulu en vain lui cacher. On lui prouva que les exacteurs des impôts arrachaient jusqu'à la dernière gerbe du cultivateur affamé, et il ordonna d'arrêter les plus coupables afin de les punir de leurs forfaits.

Mais il ne suffisait pas à Joseph de connaître les motifs de tant de maux, il fallait encore les soulager. Il informa Marie-Thérèse de la triste situation de la Bohême. Sur les ordres précis de l'impératrice-reine, on s'empressa d'envoyer dans ce pays des grains et des farines. Bientôt la route de Vienne à Prague se couvrit de charriots chargés de ces denrées, et les choses commencèrent à reprendre leur cours naturel. De son côté, l'empereur répandit d'une main libérale ses bienfaits sur tous les malades. On fournit des semences aux cultivateurs ; une route et des canaux furent ouverts afin 'de procurer des secours aux indigents. 2.500.000 fr. suffirent cependant aux besoins les plus pressants, la misère 'diminua et les maladies ne sévirent plus avec autant de violence.

Pendant son séjour à Prague, l'empereur ne voulut pas aller une seule fois au spectacle. « J'ai trop d'affaires pour perdre mon temps à m'amuser, » répondit-il à ceux qui l'y imitaient. Il admettait à sa table les capitaines, même les syndics des cercles ; quand il 'apprenait qu'ils remplissaient dignement leurs ; devoirs et qu'ils étaient aimés de leurs inférieurs. 'Son voyage produisit les plus heureux résultats. Depuis 'longtemps les juifs avaient la plupart des impôts à ferme et commettaient de nombreuses exactions. A son arrivée en Bohême, Joseph reçut contre eux des plaintes dont il reconnut la justice, en fit punir quelques-uns, et rendit compte à l'impératrice-reine. Elle ordonna que dans la suite tous les impôts établis sur les consommations, dans ses États, seraient mis en régie, jamais en ferme, et qu'aucun juif ne pourrait y être employé.

Marie-Thérèse nomma ensuite une commission pour examiner le cours des rivières qui coulent en Autriche et en Bohême, afin de prendre des mesures pour rendre navigables toutes celles que reçoivent le Danube ou l'Elbe. L'objet de cette opération était d'établir des magasins dans les positions qui paraîtraient les plus commodes pour rassembler les vivres à moins de frais et les faire arriver, par eau, 'dans toutes les parties des provinces héréditaires.

La disette, presque générale' en Europe à la fin de cette année, sévit encore dans la Moravie au commencement de la suivante. Joseph II voulut pourvoir aux besoins des habitants de cette province ; il eut soin d'envoyer au comte de Kaunitz qui la gouvernait une somme de 460.000 florins. « Distribuez ceci aux pauvres, lui écrivit-il, ce sont' mes épargnes ; elles étaient destinées à mes plaisirs, et elles vont m'en causer un lien 'sensible. »

Pendant ces deux années si dures 'pour l'Allemagne, arriva le moment fatal pour la Pologne. L'heure de ce pays avait sonné : après qu'elle eut été divisée, les trois puissances voisines en firent le premier partage. Voyons comment cet évènement se lie à l'histoire de Marie-Thérèse.

Depuis la mort de Jean Sobieski, la maison d'Autriche avait joui d'une grande influence en Pologne. De concert avec la Russie, elle en avait fait décerner la couronne à Auguste III, électeur de Saxe. Le désir de soutenir Auguste HI avait fait perdre à Charles VI plusieurs de ses plus belles provinces. L'impératrice-reine paraissait également disposée à favoriser une maison qui s'était si généreusement dévouée pour ses intérêts. Lorsque la mort d'Auguste eut rendu le trône vacant, elle engagea le prince Xavier de Saxe, second fils du feu roi, à se mettre sur les rangs. Quelques seigneurs polonais, et entre autres Stanislas Poniatowski, grand porte-étendard de Lithuanie, lui disputèrent les suffrages de la diète. L'impératrice Catherine II, qui voulait placer la couronne sur la tête de Poniatowski, répandit l'or à pleines mains pour acheter les électeurs ; puis elle assembla une armée sur les frontières de la Pologne et exigea que le choix de la diète tombât sur un piaste, c'est-à-dire un seigneur polonais.

Mécontente des efforts que faisait la Russie pour exclure la maison de Saxe et établir son influence en Pologne, Marie-Thérèse déclara qu'elle était résolue de protéger de tout son pouvoir la liberté de l'élection. La France ayant fait une déclaration semblable, l'impératrice-reine se prépara à soutenir par la force des armes les prétentions du prince Xavier. Dans le désir d'assurer le triomphe de son protégé, Catherine parvint à gagner le roi de Prusse et la Porte-Ottomane. Ces trois puissances publièrent alors un manifeste par lequel elles recommandèrent ou plutôt ordonnèrent aux Polonais de n'élire qu'un piaste. En présence de cette coalition, Marie-Thérèse cessa, malgré ses préparatifs, de se mêler publiquement des affaires de Pologne, et après l'élection de Poniatowski, qui prit à son couronnement le nom de Stanislas-Auguste, elle rappela de Varsovie son ministre, et se contenta de fomenter secrètement des troubles dans ce royaume.

Le nouveau roi, quoiqu'il dût son élection à Catherine II, désirait de soustraire son pays au joug de la Russie et de corriger les défauts les plus choquants de la constitution. Mais il manquait de la fermeté et des talents nécessaires pour assurer l'exécution de ce dessein. Le peu de réformes qu'il fit excitèrent le mécontentement de la cour de Saint-Pétersbourg et de ceux des seigneurs polonais qui voulaient perpétuer l'anarchie. Attentif à tous les mouvements de ce royaume, Catherine et Frédéric en profitèrent pour ranimer les querelles de religion. Ils se déclarèrent donc protecteurs des dissidents, nom que l'on donnait aux Grecs non unis, aux ariens, aux protestants luthériens et calvinistes, à tous ceux enfin qui ne professaient point la religion catholique. Une diète nationale, convoquée pour examiner les griefs de ces derniers, ne délibéra que sous les armes des Russes. On arrêta les plus exaltés des catholiques, et un comité nommé par la diète forcée de se dissoudre, et gagné par les menaces et les présents, rendit leurs privilèges et anciens droits, et rétablit le liberum veto.

'Accablés sous la tyrannie moscovite, des corps de catholiques s'assemblèrent sur les confins de la Turquie et de la Hongrie, et s'emparèrent, en Podolie, de la forteresse de Bar, qui donna son nom à la confédération formée pour la défense de la religion et de la liberté. Marie-Thérèse accorda son appui aux catholiques, leur permit d'établir leur quartier général dans ses États. De concert avec la France et la Porte Ottomane qui avait renoncé à l'alliance de la Russie, elle leur fournit des secours en hommes, en armes et en 'argent. Mais comme la France, épuisée par la guerre de Sept ans et par mie mauvaise administration, ne pouvait rien faire polir sauver la Pologne, Marie-Thérèse 'craignit d'avoir à lutter seule contre la Russie é t la Prusse, et les confédérés de Bar, abandonnés à leurs propres forces, ne tardèrent pas à 'éprouver de grands revers (1768).

Une troupe de confédérés, pour échapper à la cruauté des Cosaques Zaporogues, avait cherché un refuge dans la petite ville de Balta soumise au kan des Tartares. Elle y fut poursuivie par les 'Russes, qui incendièrent la ville et tuèrent un grand nombre de musulmans. Irritée de cette incursion qu'elle considéra comme un acte d'hostilité commis contre elle-même, la Porte Ottomane déclara la guerre à la, Russie. Elle en confia la conduite absolue au han des Tartares de Crimée, au vaillant et habile Crim Gueray que la mort enleva subitement, lorsqu'il prenait les mesures nécessaires pour la délivrance de la Pologne. Les succès rapides des armes russes engagèrent Marie-Thérèse à prêter une oreille favorable aux propositions du roi de Prusse alarmé aussi de l'ambition de la cour de Saint-Pétersbourg. Depuis longtemps il convoitait la Prusse polonaise ou occidentale, et il cherchait à s'assurer le concours de l'Autriche, dans l'espoir qu'elle se réunirait à lui - pour obtenir le consentement de Catherine II.

Dès l'année 1769, Frédéric II avait eu, ainsi que nous l'avons rapporté, une entrevue à Neiss avec l'empereur ; il ne fut pas question du démembrement de la Pologne. Mais la cour de Vienne, toujours plus inquiète, fit des magasins en ion- Brie et envoya des renforts vers les frontières, et Marie-Thérèse ne dissimula point son intention de prendre part aux hostilités. Dans cette conjoncture on convint d'une nouvelle entrevue. Joseph II, accompagné du prince de Kaunitz, se rendit au campement d'automne de Neustadt, en Moravie, où il reçut la visite de Frédéric II (3 septembre 1770). Le roi et ses généraux avaient revêtu l'uniforme autrichien ; en abordant l'empereur, il lui adressa ce compliment délicat : « J'amène des recrues à Votre Majesté. » Frédéric et Kaunitz eurent seuls une conférence dans laquelle on insista sur la nécessité de mettre des bornes aux vues ambitieuses de la Russie. Kaunitz s'efforça d'engager le monarque prussien à se charger, conjointement avec l'Autriche, d'une médiation armée, afin de procurer la paix à la Porte. Frédéric écarta habilement cette proposition et offrit son intervention pour réconcilier les deux impératrices. S'il faut ajouter foi au récit de Coxe, le roi, à. l'entrevue de Neustadt, proposa le partage de la Pologne à l'empereur, et insista sur la nécessité de porter, par persuasion ou de vive force, la cour de Saint-Pétersbourg à consentir au démembrement. La carte de la Pologne fut étendue devant les deux souverains. Suivant un autre historien, la question de partage n'y fut pas agitée, mais l'entrevue fut suivie de transactions mystérieuses ; le prince de Kaunitz et l'empereur Joseph furent les véritables auteurs de cet acte d'iniquité auquel Marie-Thérèse participa malgré elle.

Le lendemain de la conférence on reçut des dépêches par lesquelles le sultan Mustapha III demandait la médiation des deux puissances. La tzarine ne voulait d'aucune intervention de l'Autriche ni dans la guerre des Turcs ni dans les affaires de Pologne, où les catholiques devaient être protégés. Mais lorsque l'impératrice-reine fit occuper, en 1771, le comté de Zips, comme une ancienne dépendance du royaume de Hongrie, abandonné jadis à la Pologne par Sigismond, à titre d'engagement, en assurant qu'elle ne voulait pas le conserver, et que la Prusse arma ses frontières, Catherine II parut changer de sentiment. Elle déclara au frère du roi de Prusse, le prince Henri, alors à Saint-Pétersbourg, que si la cour de Vienne se permettait de démembrer la Pologne, les puissances voisines suivraient son exemple. Henri rapporta ces paroles au roi ; celui-ci comprit que la tzarine abandonnait l'idée de garantir l'intégrité de ce royaume. La Prusse se chargea d'aplanir les dissensions qui séparaient encore Catherine et Marie-Thérèse. Aux menaces du prince de Kaunitz, qui voulait secourir les Turcs et qui craignait que le démembrement de la Pologne ne causât la rupture de l'alliance de l'Autriche avec la France, Frédéric opposa un traité avec la Russie et fit des armements ; par là il gagna la confiance de Catherine. Un partage secret fut signé avec son ministre (17 février 1772), et deux jours après avec Kaunitz. L'impératrice-reine avait surtout résisté à cette violation, dit l'historien Pfister, et les causes par lesquelles elle céda ne jettent aucune tache sur son caractère.

Quant au roi de Prusse, il serait impossible à ses admirateurs les plus bienveillants de justifier sa participation au premier démembrement de la Pologne. « Nous ne voulons pas, écrivait-il lui-même, détailler les droits des trois puissances. Il fallait des conjonctures singulières pour amener les esprits à ce point, et les réunir à ce partage. » De quelle manière, en effet, l'auteur de l'Anti-Machiavel eut-il démontré ses droits à une si indigne spoliation ? Ce crime politique où ce prince ne voyait qu'un moyen facile d'arrondir ses États, était une violation flagrante du droit des gens, que l'Europe entière s'empressa de flétrir.

La convention de Saint-Pétersbourg du 5 août 1772 détermina le lot de chaque puissance copartageante ; et par le traité de Varsovie du 28 septembre de l'année suivante, la république de Pologne sanctionna cette spoliation destinée à lui faire expier ses éternelles dissensions. Marie-Thérèse recouvra donc les treize villes du comté de Zips, hypothéquées en 1412 à la Pologne, et qui furent incorporées de nouveau au royaume de Hongrie. Elle acquit en outre la moitié environ du palatinat de Cracovie, une partie de ceux de Sandomir, de Lublin, de Beltz, de Volhinie, de. Podolie, avec la Pokucie et le palatinat de la Russie-Rouge, vaste étendue de pays fertile, contenant une population de 2.500.000 âmes au moins. De toutes ces acquisitions on forma un État particulier sous le nom de royaume de Galicie et de Lodomérie. Un de ses principaux avantages était de renfermer les riches mines de sel de Wielicza, qui rapportaient, chaque année, 2.300.000 fr. à la Pologne.

Catherine II eut, pour sa part, la Livonie polonaise, une partie des palatinats de Witepsk et de Polozh, tout le palatinat de Msislau et les deux extrémités de celui de Minsk. Les districts de la Grande-Pologne, situés en deçà de la Netze, et toute la Prusse polonaise, à l'exception des villes de Dantzick et de Thorn, échurent en partage à Frédéric.

Au mois de juillet 1774, la Russie et la Porte, après une courte négociation, conclurent la paix à Kenardji. Marie-Thérèse profita de l'épuisement où se trouvait l'empire ottoman et de ses propres liaisons avec la Russie, pour faire une acquisition importante aux dépens des Turcs. De leur consentement elle avait fait occuper par ses troupes un district de la Moldavie dont les Russes étaient maîtres, afin d'assurer par ce moyen la restitution de cette principauté. Ce district, appelé la Buchovine ou la forêt rouge, et situé entre la Galicie et la Transylvanie, avait anciennement fait partie de la Moldavie. L'impératrice-reine en obtint de la Porte la cession formelle par trois conventions, dont la dernière fut signée le 5 février 1777.

Après l'exécution du traité de partage de la Pologne, la monarchie autrichienne se vit dans la situation la plus heureuse. Ses finances étaient en très-bon ordre, et les revenus annuels surpassaient de plusieurs millions les dépenses. L'armée se composait de 200.000 hommes parfaitement exercés et disciplinés. L'agriculture., l'industrie et le commerce étaient florissants. L'ouvrage de Marie-Thérèse était achevé, et elle paraissait n'avoir d'autre désir que de terminer au sein de la paix sa glorieuse carrière. Mais l'empereur son fils, prince ambitieux, d'un génie ardent, brûlait d'employer contre un ennemi digne de lui l'armée que son organisation rendait l'objet de l'admiration de tous les militaires, et de reculer au loin les bornes des États autrichiens. Entre la Mère et le fils se trouvait le prince de Kaunitz, délivré, depuis la mort de François Ier, des obstacles qu'opposait jadis à son pouvoir le conseil de conférence qu'il fallait bien consulter, puisque le monarque le présidait. En qualité de premier ministre, il exerçait une influence sans bornes dans les relations avec les puissances étrangères. Grâce à son habileté, il sut maintenir un équilibre parfait entre Marie-Thérèse et Joseph II, dont les caractères et les vues étaient très-opposés et qui ne s'accordaient qu'en une seule chose, dans la confiance qu'ils avaient en lui.

Kaunitz, dont les principaux efforts avaient pour objet d'entretenir l'alliance française, l'avait consolidée en donnant à la France une Dauphine. Mais bientôt arriva l'époque où le lien qui unissait les cours de Versailles et de Vienne commenta à se relâcher. Après la chute du duc de Choiseul, renversé par des ennemis puissants, le parti antiautrichien prit de nouvelles forces et arriva aux affaires avec le duc d'Aiguillon, petit-neveu du cardinal de Richelieu et successeur de Choiseul. Le rapprochement, au moins apparent, entée Frédéric et Marie-Thérèse, et le partage de la Pologne auraient fourni des motifs suffisants à la rupture de cette alliance, si le nouveau ministre n'avait eu assez d'énergie pour s'opposer, les armes à la main, au nouveau système établi par les trois puissances copartageantes en démembrant le royaume de Poniatowski.- Peu d'années après ; le prince de Kaunitz crut son œuvre à l'abri de toute atteinte, lorsque la fille de l'impératrice-reine monta sur le trône de France (1774). Mais son époux, qui l'adorait, ne lui permit pas de se mêler des affaires, au moins à cette époque, et Louis XVI avait reçu, le jour de son avènement, un mémoire dans lequel son père mourant lui peignait la maison d'Autriche comme l'ennemie naturelle de la France.

Les sentiments de l'époux de Marie-Antoinette étaient entretenus par le comte de Maurepas, son premier ministre, opposé au parti autrichien, qui fit renvoyer le duc d'Aiguillon, et confier le département des affaires étrangères au comte de Vergennes, homme d'un esprit pénétrant et d'une adresse consommée. Il avait les moines principes que celui auquel il devait son élévation. Vergennes renouvela en secret les relations d'amitié avec Frédéric II, et tout en gouvernant par ses promesses la cour de Vienne, dans les points essentiels, il fit comprendre au jeune monarque la nécessité de soutenir la puissance de la Prusse et de contrarier tout nouvel agrandissement de la maison d'Autriche, afin de perpétuer ainsi l'influence de la France en Allemagne, et d'isoler la Grande-Bretagne des États du continent.

Louis XVI adopta le principe de son ministre des affaires étrangères et en fit la règle de sa conduite. Le respect et l'attachement filial qu'il avait pour la mère de la reine, ne lui permirent pas de rompre, tant qu'elle vivrait, l'alliance de Versailles, mais il ne la laissa subsister qu'en apparence, et ses dispositions devinrent toujours moins favorables à son beau-frère auquel il attribuait le partage de la Pologne. Lorsque les empiètements de la Russie sur les Turcs réveillèrent la jalousie de l'Autriche, cette dernière puissance envoya à Versailles le baron de Thugut, avec mission d'y proposer, en faveur de la Porte Ottomane, une alliance défensive contre la Russie. Le ministère français déclina toute nouvelle liaison, dans la crainte d'alarmer l'Europe, et prétendit qu'il serait temps de conclure une pareille alliance lorsque les Turcs seraient menacés sérieusement d'une attaque. Après cet échec, l'empereur, qui désirait connaître les sentiments réels de la cour de Versailles, se rendit en France. Il y fut accueilli d'une manière flatteuse, mais on ne lui montra que froideur et réserve sur tout ce qui eut rapport à la politique. Sa vanité en fut blessée, et ce prince revint en Autriche peu satisfait des Français, qu'il affectait de considérer comme un peuple léger et frivole (1777).

 

 

 



[1] Coxe, Histoire de la maison d'Autriche, t. 5.

[2] Pfister, Histoire d'Allemagne, t. 10.