HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE ONZIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Rupture du traité d'Amiens. — Occupation de l'Italie. — Préparatifs de descente en Angleterre. — Conspiration anglo-royaliste. — Condamnation du duc d'Enghien. — Lettre de Moreau au premier consul. — Réponse de Bonaparte. — Erection du trône impérial. — Protestation du prétendant. — Camp de Boulogne. — Inauguration de la Légion-d'Honneur. — La flottille. — Désastre de Trafalgar. — Les deux couronnements. — Ouverture du Corps-Législatif.

1805 À 1804.

 

La paix est rarement durable lorsqu'elle ne concilie pas tous les intérêts. Le traité d'Amiens était loin de satisfaire l'Angleterre, puisqu'il consacrait la suprématie de la France en Europe ; aussi était-il probable qu'elle ne tarderait pas à chercher l'occasion d'une rupture en refusant de remplir les conditions qu'elle avait acceptées. Les accroissements considérables de la France, les avantages immenses qu'elle avait retirés du traité de Lunéville, étaient un sujet perpétuel de récriminations et de craintes pour le cabinet britannique ; la France, de son côté, se plaignait de la lenteur avec laquelle s'exécutaient les stipulations du traité d'Amiens : l'ile de Gorée n'avait pas encore été remise à la France ; la république batave attendait qu'on lui rendit le cap de Bonne-Espérance ; l'ordre de Saint-Jean, auquel les Anglais s'étaient engagés à rendre Malte, n'avait pas encore été mis en possession de cette île. Les hostilités recommencèrent dans les feuilles publiques de Paris et de Londres ; Bonaparte lui-même ne dédaigna pas de descendre dans l'arène des journaux : la question se bornait à un seul point ; l'Angleterre disait : La France s'est agrandie depuis notre traité. La France répondait : L'Angleterre n'exécute pas notre traité. Cette question si simple, qui n'eût dû donner lieu qu'à des raisonnements et à des calculs, fut discutée avec véhémence, souvent avec partialité, et l'on ne tarda pas de part et d'autre à en venir aux reproches les plus graves, à des outrages sanglants. Bonaparte, fatigué d'être en butte aux injurieuses personnalités des écrivains à la solde du cabinet de Saint-James, fit présenter par l'ambassadeur Otto une note où il demandait que l'Angleterre défendît ce qui serait défendu en France par rapport aux intérêts réciproques des deux nations : il exigeait l'éloignement des émigrés de l'île Jersey, l'expulsion des évêques de Metz et Saint-Pol, et la déportation au Canada, de George et de ses adhérents. Il demandait en outre que l'on notifiât à tous les princes de la maison de Bourbon d'avoir à se rendre à Varsovie, près du chef de leur famille. C'était proposer à l'Angleterre de se mettre en contradiction directe avec sa constitution, et de violer les deux garanties fondamentales de sa liberté, la franchise de la presse, et l'habeas corpus. Lord Withworth fut chargé de transmettre la réponse : c'était un refus.

Les journaux continuèrent d'exposer les nombreux griefs des deux puissances : les gazetiers anglais instruisirent périodiquement le procès de Bonaparte : aucune récrimination ancienne, aucun grief récent n'y lurent omis : l'ambition du consul, les envahissement de la France, devinrent l'inépuisable texte de leurs plaintes et de leurs accusations. Le Moniteur, de son côté, répondit que l'Angleterre ayant refusé d'intervenir dans le traité de Lunéville, et s'obstinant en outre à ne pas reconnaître les trois nouvelles républiques, ne pouvait arguer de ce traité. Les relations de la France et de l'Angleterre, disait Bonaparte dans un de ses articles, sont le traité d'Amiens, tout le traité d'Amiens, rien que le traité d'Amiens. Au reste le peuple français demeurera constamment dans cette altitude que les Athéniens ont donnée à Minerve, le casque en tête et la lance en arrêt. Comme il n'y avait pas d'espoir d'accommodement, les deux cabinets s'occupèrent avec activité d'augmenter leurs forces de terre et de mer. En France et en Angleterre tout respirait la guerre, et cependant les conférences diplomatiques se poursuivaient comme auparavant entre lord Withworth et le ministre Talleyrand. On échangeait des notes, et c'était à n'en plus finir. Le premier consul, qui d'abord n'avait pas été fâché de ces lenteurs, parce qu'elles lui donnaient le temps de se mettre en mesure, se détermina enfin à les faire cesser. Il fit appeler l'ambassadeur anglais, et avec une franchise toute différente des tergiversations de Talleyrand, il lui exposa ses volontés. Cette entrevue dura deux heures : l'ambassadeur en écrivit à son gouvernement ; il lui manda qu'il fallait consentir à une exécution entière et non illusoire du traité d'Amiens, ou se résoudre à une rupture. La dépêche de lord Withworth traversa les mers le 22 février ; le 8 mars le roi d'Angleterre adressa à la chambre des communes un message où il disait : qu'en raison des armements considérables qui se faisaient dans les ports de France et de Hollande, il jugeait convenable de prendre de nouvelles mesures pour la sûreté de l'état ; qu'à la vérité on assignait pour but à ces armements une expédition coloniale ; mais que la nature des débats existant entre les deux gouvernements nécessitait des précautions extraordinaires. Georges adressait cette communication à ses fidèles communes, comptant bien qu'elles le mettraient en état d'employer toutes les mesures que les circonstances paraîtraient exiger pour l'honneur de sa couronne et les intérêts essentiels du peuple anglais.

Le premier consul, de son côté, rédigea une note qu'il fit remettre par l'ambassadeur Andréossy au cabinet britannique. Après y avoir montré comment on avait tort de prendre ombrage de ses armements, il y revenait sur les outrages sans cesse renouvelés des journalistes, et sur la tolérance inexcusable éprouvée par des brigands couverts de crimes, et méditant sans cesse des assassinats ; tels que George, qui continuait de demeurer à Londres, protégé et jouissant d'un état considérable. Bonaparte terminait ainsi : En résumé, le soussigné est chargé de déclarer que le premier consul ne veut pas relever le défi de guerre que l'Angleterre a jeté à la France, et que, quant à Malte, il ne voit aucune matière à discussion, le traité ayant tout prévu. Mais l'Angleterre ne pouvait se résigner à une plus longue paix ; elle appelait la guerre ; elle attendait d'elle sa prospérité ; elle seule pouvait faire fleurir son commerce et son industrie. Lord Withworth reçut de sa cour l'ordre de demander : 1° que S. M. britannique conservât ses troupes à Malte pendant dix ans ; 2° que l'île de Lampedouze lui fût cédée en toute propriété ; 3° que les troupes françaises évacuassent la Hollande. Le premier consul irrité, répondit vivement à l'ambassadeur : Vous êtes décidé à la guerre..... Vous vouliez la guerre. Nous l'avons faite pendant quinze ans, vous voulez la faire quinze ans encore. Vous m'y forcez. Puis s'adressant au comte de Markoff. Les Anglais, continua-t-il, veulent la guerre, mais s'ils sont les premiers à tirer l'épée du fourreau, je serai le dernier à l'y remettre ; ils ne respectent pas les traités, il faut dorénavant les couvrir d'un crêpe noir Si vous voulez armer, j'armerai aussi ; vous pourrez tuer la France, mais jamais l'intimider.

Un ultimatum envoyé de Londres renouvela le 11 mai les demandes déjà faites, et donna insolemment trente-six heures pour les accepter. Le 12 mai lord Withworth reçut ses passeports. Le général Audréossy s'embarqua à Douvres le 18. Cependant la rupture n'était pas officiellement déclarée quand l'agression eut lieu de la part de l'Angleterre. Deux bâtiments français furent capturés dans la baie d'Audierne. Une arme terrible était dans les mains de l'Angleterre, nous voulons dire sa marine imposante. Par une violation manifeste du droit des gens, l'ordre fut donné non seulement de garder les colonies non encore restituées, et qui devaient l'être conformément au traité d'Amiens, mais encore de ressaisir, par un coup de main, tous les établissements rendus à la France ou occupés par elle. La France sentit l'urgence de répondre aux hostilités maritimes de son ennemi, par des attaques territoriales : elle réunit le long de ses côtes une année formidable, comme prête à réaliser ses projets d'invasion : en même temps Bonaparte occupa, sans autre formalité, le territoire de Naples, la Hollande et autres états que l'Angleterre devait voir avec une vive appréhension au pouvoir de son ennemi.

Avant de faire ces dispositions, il avait fait parvenir au sénat un message qui se terminait ainsi : Les négociations sont interrompues, et nous sommes prêts à combattre si nous sommes attaqués. Du moins nous combattrons pour maintenir la foi des traités, et pour l'honneur du nom français.

L'Angleterre, sans déclaration préalable, mit embargo sur tous les vaisseaux français qui se trouvaient dans ses ports : la France et son commerce faisaient ainsi une perte immense. Les Anglais, sur les vives réclamations du premier consul, se contentèrent de répondre froidement que c'était leur usage, qu'ils l'avaient toujours fait, et ils disaient vrai, mais les temps n'étaient plus pour la France de supporter patiemment une telle injure ni une telle infraction. Malheureusement le premier consul ne pouvait venger une violence que par une violence plus grande ; des représailles sur des particuliers sont toujours de tristes ressources quand on a à se plaindre d'un gouvernement, mais il n'y avait pas de choix. A la lecture de l'ironique et insolente réponse faite aux réclamations du gouvernement français, le premier consul expédia dans la nuit même l'ordre d'arrêter par toute la France, et sur les territoires occupés par nos armées, tous les Anglais, quels qu'ils fussent, et de les retenir prisonniers. La plupart de ces Anglais étaient des hommes considérables, riches, titrés, venus pour leur plaisir. Plus l'acte était inusité, plus l'injustice était flagrante, plus elle convenait au premier consul. La clameur fut universelle ; tous ces Anglais s'adressèrent à Bona - parte, qui les renvoyait à leur gouvernement : leur sort dépendait de lui seul. Plusieurs, pour obtenir leur liberté, furent jusqu'à se cotiser pour rembourser eux-mêmes la valeur des vaisseaux arrêtés : ce n'était pas de l'argent qu'on voulait, mais l'observation de la simple morale, le redressement d'un tort odieux, et, le croira-t-on, le cabinet anglais, obstiné dans ses prétentions, aima mieux laisser injustement dix ans dans les fers une masse très-distinguée de ses compatriotes, que de renoncer à l'acte inique qui avait motivé la mesure dont ils étaient les victimes.

L'Angleterre, effrayée de la promptitude et de l'énergie des dispositions prises par Bonaparte, tenta d'intéresser les puissances dans sa querelle : elle présenta l'occupation du Hanovre comme une violation de la constitution germanique. Dans les anciennes guerres, ce pays avait été admis au bénéfice de la neutralité, parce qu'on faisait une distinction spécieuse entre l'électeur de Hanovre, comme grand feudataire de l'empire, et le même personnage en sa qualité de roi d'Angleterre. Ce dernier seulement, et non l'autre, était en guerre avec la France : mais Bonaparte se souciait peu de ces distinctions d'une métaphysique à l'usage de la diplomatie ; aucune des puissances d'Allemagne ne se trouvait d'ailleurs en position de s'exposer à lui déplaire, en invoquant la constitution et les privilèges de l'empire. L'Autriche avait déjà payé trop cher ses premiers essais de lutte avec la République, pour se permettre autre chose qu'une faible remontrance. La Prusse avait depuis trop longtemps adopté une politique de soumission pour qu'il lui fût possible de rompre brusquement avec la France, et de chercher à mériter un titre, jadis réclamé par un de ses rois, celui de protecteur du nord de l'Allemagne.

Tout au-delà du Rhin se trouvant donc favorable aux projets de la France, Mortier, qui avait déjà réuni une armée de quinze mille hommes en Hollande et sur la frontière germanique, commença sa promenade militaire, et entra dans l'électorat de Hanovre. Le duc de Cambridge et le général Walmoden firent d'abord mine de vouloir résister. Une proclamation du roi d'Angleterre ordonna la levée en masse de ses sujets allemands sous peine de perdre leurs biens ; mais il fut bientôt démontré que, réduit à ses propres ressources, et ne recevant aucun secours ni de l'Angleterre, ni de l'empire, l'électorat ne pouvait opposer de résistance efficace, et que des efforts pour le défendre ne feraient qu'aggraver le malheur du pays, en exposant les habitants à toutes les calamités de la guerre. Le duc de Cambridge résolut de quitter les états héréditaires de sa famille, et le général Walmoden signa à Suhlingen une convention d'après laquelle la capitale de l'électorat, ainsi que toutes ses places fortes, seraient remises aux Français, et l'armée hanovrienne se retirerait de l'autre côté de l'Elbe, en promettant de ne point servir contre la France et ses alliés avant l'échange.

Le gouvernement anglais ayant refusé de ratifier cette convention, l'armée hanovrienne fut sommée de se rendre prisonnière, condition dure que Walmoden ne voulut pas recevoir, et dont Mortier se désista lorsque le général lui eut promis que ses troupes se débanderaient, et remettraient leurs armes, artillerie, chevaux de bagages militaires. Mortier écrivit au premier consul : L'armée hanovrienne était réduite au désespoir, elle implorait votre clémence ; j'ai pensé qu'abandonnée par son roi, vous deviez la traiter avec bonté. L'Autriche accepta, comme raison valable, cette déclaration de la France, qu'elle n'occupait point le Hanovre à titre de conquête, mais qu'elle retiendrait l'électorat uniquement comme un gage pour l'île de Malte, que l'Angleterre gardait contre la foi des traités. Quant à la Prusse, bien qu'elle vit de mauvais œil ces excursions des Français dans son voisinage, elle dut se contenter de la même protestation.

Mais Malte n'était pas la seule possession que le consul eût à revendiquer, aussi, sous le prétexte d'obtenir d'autres compensations, il résolut de se nantir de Tarente et de plusieurs autres ports du royaume de Naples, qu'il destinait à recevoir avant deux mois toute la flotte de Toulon. Un autre avantage qu'offrait d'ailleurs l'occupation de cette partie de l'Italie, c'était de distribuer les troupes sur les territoires neutres, qui étaient obligés de les payer et dé les vêtir ; ainsi dans la guerre on trouvait les ressources nécessaires pour la conduire, et la France se trouvait soulagée en partie des frais de l'entretien de son immense armée. Des réquisitions sur les villes anséatiques, sur l'Espagne, le Portugal, Naples, et autres pays neutres, vinrent aussi à titre d'emprunt, remplir son trésor.

Avant la tactique nouvelle introduite par Bonaparte, chacune de ces opérations aurait paru devoir être l'objet d'une longue campagne ; la France cependant n'y voyait que des coups indirects portés à la Grande-Bretagne, soit en occupant le patrimoine héréditaire du monarque anglais, soit en gênant le commerce du royaume, soit en détruisant ce qui restait d'indépendance aux états du continent. Ce n'était là que les préliminaires du coup décisif qui devait terminer la partie. Car c'était au cœur de l'Angleterre que Bonaparte voulait frapper : il avait conçu un plan de descente, et dans sa conversation avec lord Withworh, il avait plusieurs fois appuyé sur la possibilité de le réaliser. Mais une entreprise aussi hasardeuse demandait à être conduite avec prudence, et Bonaparte dut prendre le temps nécessaire pour en assurer le succès. A cette époque l'Angleterre ne se trouvait nullement en garde contre une invasion. Une expédition qui serait partie des ports de la Hollande, immédiatement après les premières hostilités, eût probablement échappé aux escadres de blocus, mais sans doute Bonaparte n'était pas mieux préparé que l'Angleterre à cette brusque rupture du traité d'Amiens ; car l'événement fut le résultat de la colère bien plus qu'une combinaison de la politique ; de sorte que ni Bonaparte ni l'Angleterre n'avaient pu en calculer d'avance les effets. Cependant il fallait donner une issue à cette guerre, et le consul était bien convaincu qu'elle s'éterniserait si elle se bornait à son action Continentale. Il se détermina donc à attaquer l'Angleterre sur son territoire, et prétendit employer à cette grande entreprise toute la puissance de son génie et toutes les forces de l'empire. Dans le cours des premières hostilités, les chaloupes canonnières avaient causé des dommages considérables aux vaisseaux de guerre anglais dans la baie de Gibraltar, où les calmes plats sont fréquents, et la manœuvre à la voile impossible. On supposa donc que ces petits bâtiments pourraient favoriser la descente projetée. Le système des prames et des bateaux plats employés auparavant comme batteries flottantes, fut aussi remis en vigueur ; on en construisit dans différents ports ; ils se réunirent ensuite en longeant les côtes de France, sous la protection des batteries de terre. Point de promontoire, en effet, qui ne fût armé d'une redoute. Les côtes de France dans le détroit ressemblaient pour ainsi dire aux retranchements d'une ville assiégée : elles étaient hérissées de canons. Le rendez-vous général fut à Boulogne, d'où l'expédition devait mettre à la voile.

Après d'incroyables efforts, Bonaparte était parvenu à mettre ce port en état de recevoir deux mille bâtiments de bas bord. Les ports moins considérables de Vimereux, d'Ambleteuse, d'Étaples, de Dieppe, du Havre, de Saint-Valery, de Caen, de Gravelines et de Dunkerque étaient également remplis de navires. Une flottille séparée occupait ceux de Flessingue et d'Ostende. Tout ce que la France possédait de gros vaisseaux attendait dans les ports de Brest, de Rochefort et de Toulon. Une armée de terre fut réunie, armée formidable par la valeur des soldats, éprouvés dans les guerres d'Italie et d'Allemagne, par leur nombre et leur immense matériel. Elle couvrait l'embouchure de la Seine jusqu'au Texel. Soult, Ney, Davoust et Victor devaient commander l'armée d'Angleterre, et mettre à exécution les plans tracés par Bonaparte.

L'Angleterre se prépara à résister avec énergie. A environ cent mille hommes de troupes réglées qu'elle possédait, elle en ajouta plus de quatre-vingt mille de milices, qui ne le cédaient guères aux premiers sous le rapport de la discipline. Tout habitant de la Grande-Bretagne fut invité à concourir personnellement à la défense commune ; et en peu de temps cette force volontaire se monta à trois cent cinquante mille hommes. Les individus hors d'état déporter les armes furent incorporés comme pionniers, charretiers, ou appelés à d'autres emplois. Le pays se trouva tout-à-coup transformé en un camp immense, la nation entière en armée, et le vieux roi lui-même en général. Toutes les occupations de la paix semblèrent momentanément oubliées. La voix qui appelait le peuple à la défense de ses plus chers intérêts se faisait entendre non seulement dans le parlement et dans les assemblées convoquées pour seconder les mesures de résistance, elle éclatait encore dans les théâtres, elle tonnait du haut de la chaire évangélique : l'Europe entière et Bonaparte lui-même purent voir alors combien est forte la puissance de l'opinion chez un peuple libre. C'était l'élan des Parisiens, lorsqu'ils couraient en Champagne pour repousser les phalanges du roi de Prusse. Indépendamment de ces apprêts sur terre, le gouvernement déploya sur mer toutes les forces disponibles de la grande Bretagne. Cinq cent soixante-dix vaisseaux de guerre de toute espèce couvrirent l'Océan. Des escadres bloquèrent tous les ports de France ; et de quelque côté que l'armée destinée à envahir les rivages anglais tournât ses regards elle voyait à l'horizon flotter le pavillon britannique. Le cabinet de Saint-James, selon sa coutume, ne manqua pas d'appeler à son aide les intrigues diplomatiques : il lança sur toutes les cours de l'Europe des espions et des agents ; mais en vain chercha-t-il à les mettre dans ses intérêts : l'Autriche, la Russie, la Prusse, l'Espagne, sollicitées tour à tour reculèrent devant l'idée de s'engager dans une nouvelle lutte. Le gouvernement anglais essaya de rallumer la guerre civile au sein de la Vendée, mais il n'était plus temps : dans ce pays il ne pouvait plus y avoir de royalisme militant depuis que l'intérêt religieux était satisfait ; le concordat avait rallié le clergé au gouvernement consulaire, et le régime d'oubli et d'équité établi dans les provinces de l'Ouest avait rapidement changé l'esprit de ses habitants. Déjà plusieurs fois le cabinet de Saint-James avait été entraîné à de fausses démarches par les royalistes qui, trompés par leurs propres illusions, l'avaient engagé dans des expéditions fâcheuses ; mais s'il était détrompé sur les moyens tant vantés des royalistes, il conservait une haute idée de la puissance et des ressources des jacobins ; il se persuada qu'un grand nombre d'entre eux étaient mécontents ; qu'ils seraient disposés à réunir leurs efforts à ceux des royalistes, et seraient secondés par des généraux jaloux. Il pensa qu'en coordonnant ces éléments pris dans des partis opposés d'opinions et d'intérêts, mais ralliés pour assouvir leur haine commune, on formerait une faction assez puissante pour opérer une efficace diversion. C'était une fusion anarchique, et par conséquent très-éphémère qu'il méditait : cependant l'accomplissement d'un tel projet devait rencontrer des obstacles ; depuis deux ans il y avait eu cinq conspirations contre le premier consul, et il était bien certain que chaque fois qu'il s'était agi d'en finir avec lui par un assassinat, les républicains s'étaient tenus à l'écart : on pouvait croire qu'ils avaient de la répugnance pouf cet odieux moyen. Quoi qu'il en soit le ministère anglais ne renonça point à son dessein de faire faire la guerre à la France par des Français : tous les émigrés à la soldé de la Grande-Bretagne reçurent l'ordre de se réunir dans le Brisgaw et dans le duché de Bade. Mussey, agent anglais, résidant à Offenbourg, fournissait l'argent nécessaire à tous ces complots. D'un autre côté, les Anglais inondaient nos côtes d'agents des Bourbons : il y en avait de tous rangs, de toutes couleurs. On en avait arrêté un grand nombre, mais on ne pouvait encore pénétrer leurs projets.

Un jour, au moment où la police commençait à désespérer de trouver le fil de ces obscurs complots, le hasard fit que le premier consul, jetant les yeux sur la liste des personnes arrêtées, y aperçut le nom d'un chirurgien des armées ; il jugea que cet homme ne pouvait pas être un fanatique. Il fit aussitôt diriger sur lui tous les moyens propres à obtenir un prompt aveu. Une commission militaire fut saisie de cette affaire ; quelques heures plus tard il était déjà jugé et menacé de l'exécution s'il ne parlait. Une demi-heure après on avait découvert jusqu'aux plus petits détails : alors on connut toute la nature du complot ourdi à Londres, et bientôt après on sut les intrigues de Moreau et la présence à Paris de Pichegru et de Georges Cadoudal ; ce dernier, fils d'un meunier du Morbihan, homme courageux et d'une grande force de caractère, avait été un des plus audacieux chefs de chouans. Échappé des déserts de Sinamary, Pichegru avait trouvé un asile à Londres. Le parti royaliste l'avait accueilli avec ardeur ; déjà on le pressait de rentrer en France, et de se mettre à la tête d'une insurrection organisée sur les côtes de Bretagne. Mais Pichegru se rendait justice, il savait que sa trahison lui avait fait perdre la popularité que lui avaient méritée jadis ses victoires : ce fut Moreau qu'il désigna aux princes français et au cabinet de Londres, comme le seul homme capable d'opérer la contre-révolution. Des ouvertures furent faites à ce sujet au général Moreau, par l'abbé David, ami de Pichegru, et bientôt le général Lajollais, envoyé de Londres par ce dernier, arriva à Paris, et fit part à Moreau des projets contre-révolutionnaires dont on voulait le rendre l'instrument au nom des princes français et du gouvernement britannique. Un plan avait été arrêté ; Moreau en prit connaissance.

Partis de Londres au mois d'août, les conjurés se divisèrent en trois bandes ; ils débarquèrent successivement à la falaise de Béville et se dirigèrent sur Paris. Pichegru arriva le dernier dans la capitale. Il descendit à Chaillot chez George ; bientôt Moreau eut une entrevue avec lui, et, malgré quelques dissidences, ils tombèrent d'accord sur les moyens d'exécution, ainsi que sur le projet de changer totalement la forme du gouvernement. Dès ce moment il y eut de fréquents conciliabules auxquels assistaient quelques autres conjurés ; Bouvet de L'Hozier, Russillon, Armand et Jules de Polignac, Charles d'Hozier, Lajollais, Rivière, du Corps, Joyant, Rolland. Les trois chefs, Moreau, Pichegru et George, concertèrent entre eux le plan de la conspiration : ils eurent à Paris plusieurs conférences, sans que le préfet de police, qui était sur les traces du complot, pût se procurer des renseignemens positifs sur le lieu où elles se tenaient. On n'était pas encore parvenu à découvrir l'endroit où étaient cachés George et Pichegru, et pourtant on avait su où ils étaient débarqués, presque aussitôt qu'ils eurent mis pied à terre. Enfin on apprit que les conjurés s'étaient assemblés près de l'église de la Madelaine, dans une maison du faubourg Saint-Honoré. Leur dessein était d'aller le lendemain de grand malin relever la garde consulaire à Saint-Cloud : le chef qui la commandait ce jour là était gagné au parti et avait donné le mot d'ordre. A son réveil, le premier consul se serait trouvé au pouvoir d'environ douze cents vendéens, chouans et royalistes décidés, qui, de toutes les parties de la France, s'étaient donnés rendez-vous à Paris. Un grand nombre d'autres individus, habillés en gardes nationaux, devaient ensuite venir se joindre à eux. La contre-police royaliste avait mission de veiller à ce que le secret de ces mouvements ne fût pas éventé.

Cependant Moreau, dont le caractère irrésolu et faible se manifesta dans cette occasion, Moreau, qui dans l'issue d'une telle entreprise ne voyait rien qui flattât son ambition, Moreau, ennemi de la violence, parce qu'il n'en avait pas l'énergie, refusa d'agir. Pichegru, plus actif et plus décidé, ne perdit pas courage ; il remit l'exécution de ce coup de main à quatre jours de là ; mais ce délai permit aux conjurés de faire des réflexions : la plupart s'éloignèrent, bien décidés à ne plus servir de pareilles intrigues. Quelques-uns craignant pour leur vie firent des révélations à la police, qui, guidée dès-lors par cette défection, eut bientôt sous ses mains les chefs et les agents de cette conspiration. Le 23 pluviôse (15 février 1804), Moreau fut arrêté ; Pichegru le fut treize jours après, et l'on ne s'empara que le 9 mars de Cadoudal, qui se défendit dans son cabriolet, et ne se rendit qu'après avoir tué d'un coup de pistolet l'un des agents chargés de l'arrêter.

Une remarque qu'il importe de faire, c'est que dans cette circonstance les investigations de la police, bien que très-multipliées, n'excitèrent aucune des plaintes que l'on a entendues à d'autres époques, lorsqu'il s'est agi de semblables événements. Bonaparte voulut montrer de la modération ; il craignait d'ailleurs de faire connaître un trop grand nombre de personnes comme ennemies de son gouvernement.

Fouché n'était plus ministre de la police, les attributions de sa place avaient été réunies à celles du grand juge Régnier, ministre de la justice. Nul doute que le parti qui avait échoué au 3 nivôse ne fût l'auteur, le soutien et le provocateur de ce complot, et que ce ne fût encore lui qui échoua trois ans plus tard. Quelques écrivains ont prétendu, et l'abbé Montgaillard est de ce nombre, que le plan en avait été conçu et donné par le chef du conseil du comte d'Artois, l'évêque d'Arras, qui déshonorait son caractère de prêtre par des projets furibonds et insensés ; mais en cela M. de Conzié ne fut que l'organe des émigrés et du gouvernement anglais, décidés, à quelque prix que ce fût, à se défaire du premier consul.

La nouvelle de l'arrestation de Moreau produisit la plus profonde sensation dans Paris. Les uns ne croyaient nullement à l'existence, du complet ; d'autres, mais incrédules, voyaient, dans le projet avorté de Pichegru, la prétexte dont se servait le premier consul pour perdre Moreau, son rival en réputation militaire, et l'ennemi avoué de son gouvernement.

Moreau fut enfermé au Temple avec ses complices : de cette prison il adressa au premier consul cette lettre, qui si elle ne rend pas sa culpabilité évidente, dépose du moins de toute sa faiblesse.

Le général Moreau au général Bonaparte, premier consul.

Au Temple, le 17 ventôse an XII.

Voilà bientôt un mois que je suis détenu comme complice de George et de Pichegru, et je suis peut-être destiné à venir me disculper devant les tribunaux du crime d'attentat à la sûreté de l'Etat et du chef du gouvernement.

J'étais loin de m'attendre, après avoir traversé la révolution et la guerre, exempt du moindre reproche d'incivisme et d'ambition, et surtout quand j'étais à la tête de grandes armées victorieuses, où j'aurais en les moyens. de les satisfaire, que ce serait au moment où vivant en simple particulier, occupé de ma famille et voyant un très-petit nombre d'amis, qu'on puisse m'accuser d'une pareille folie. Nul doute que mes anciennes liaisons avec le général Pichegru ne soient les motifs de cette accusation.

Avant de parler de ma justification, permettez, général, que je remonte à la source de celte liaison, et je ne doute pas de vous convaincre que les rapports qu'on peut conserver avec un ancien chef et un ancien ami, quoique divisés d'opinion, et ayant servi des partis différents, sont loin d'être criminels.

Le général Pichegru vint prendre le commandement de l'armée du Nord au commencement de l'an 11 ; il y avait environ six mois que j'étais général de brigade. Je remplissais, par intérim, les fonctions de divisionnaire. Content de quelques succès et de mes dispositions, à la première fournée de l'armée, il m'obtint très-promptement le grade que je remplissais momentanément.

En entrant en campagne, il me donna le commandement de la moitié de l'armée, et me chargea des opérations les plus importantes.

Deux mois avant la fin de la campagne sa santé le força de s'absenter : le gouvernement me chargea, sur sa demande, d'achever la conquête d'une partie du Brabant hollandais et de la Gueldre. Après la campagne d'hiver, qui nous rendit maîtres du reste de la Hollande, il passa à l'armée du Haut-Rhin, me désigna pour son successeur, et la Convention nationale me chargea du commandement qu'il quitta un an après ; je le remplaçai à l'armée du Rhin. Il fut appelé au corps-législatif, et alors je cessai d'avoir des rapports fréquents avec lui.

Dans la courte campagne de l'an V, nous prîmes les bureaux de l'état-major de l'armée ennemie : on m'apporta une grande quantité de papiers que le général Desaix, alors blessé, s'amusa à parcourir. Il nous parut par cette correspondance que le général Pichegru avait eu des relations avec les princes français. Cette découverte nous fit beaucoup de peine, et à moi particulièrement. Nous convînmes de la laisser en oubli. Pichegru, au corps-législatif, pouvait d'autant moins nuire à la chose publique que la paix était assurée. Je pris néanmoins des précautions pour la sûreté de l'armée, relativement à un espionnage qui pouvait lui nuire. Ces recherches et le déchiffrage avaient mis toutes les pièces aux mains de plusieurs personnes.

Les événements du 18 fructidor s'annonçaient, l'inquiétude était assez grande ; en conséquence, deux officiers qui avaient connaissance de cette correspondance m'engagèrent à en donner connaissance au gouvernement, et me firent entendre qu'elle commençait à devenir assez publique, et qu'à Strasbourg on s'apprêtait à en instruire le Directoire.

J'étais fonctionnaire public, et je ne pouvais garder un plus long silence. Mais sans m'adresser directement au gouvernement, j'en prévins confidentiellement le directeur Barthélemy, l'un de ses membres, en le priant de me faire part de ses conseils, et le prévenant que ces pièces, quoique assez probantes, ne pouvaient cependant faire des preuves judiciaires, puisque rien n'était signé et que presque tout était en chiffres.

Ma lettre arriva à Paris peu d'instants après que le citoyen Barthélemy eût été arrêté, et le Directoire, à qui elle fut remise, me demanda les papiers dont elle faisait mention.

Pichegru fut à Cayenne, et de retour successivement en Allemagne et en Angleterre, je n'eus aucune relation avec lui. Peu de temps après la paix d'Angleterre, M. David, oncle du général Souham, qui avait passé un an avec lui à l'armée du Nord, m'écrivit que le général Pichegru était le seul des fructidorisés non rentrés, et il me mandait qu'il était étonné d'apprendre que c'était sur ma seule opposition que vous vous refusiez à permettre son retour en France. Je répondis à M. David que, loin d'être opposant à sa rentrée, je me ferais au contraire un devoir de la demander. Il communiqua ma lettre à quelques personnes, et j'ai su qu'on vous fit positivement cette demande.

Quelque temps après, M. David m'écrivit qu'il avait engagé Pichegru à vous demander lui-même sa radiation, mais qu'il avait répondu ne vouloir la demander qu'avec la certitude de l'obtenir. Qu'au surplus, il le chargeait de me remercier de la réponse que j'avais faite à l'imputation d'être l'opposant à sa rentrée, qu'il ne m'avait jamais cru capable d'un pareil procédé, et qu'il savait même que dans l'affaire de la correspondance de Kinglin, je m'étais trouvé dans une position très-délicate. M. David m'écrivit encore trois ou quatre lettres très-insignifiantes sur ce sujet. Depuis son arrestation, il m'écrivit pour me prier de faire quelques démarches en sa faveur. Je fus très fâché que l'éloignement où je me trouvais du gouvernement ne me permît pas d'éclairer votre justice à cet égard ; et je ne doute pas qu'il n'eût été facile de vous faire revenir des préventions que l'on aurait pu vous donner. Je n'entendis plus parler de Pichegru que très indirectement, et par des personnes que la guerre forçait de revenir en France. Depuis cette époque jusqu'au moment où nous nous trouvons, pendant les deux dernières campagnes d'Allemagne, et depuis la paix, il m'a été quelquefois fait des ouvertures assez éloignées pour savoir s'il serait possible de me faire entrer eu relation avec les princes français. Je trouvais cela si ridicule que je n'y fis même pas de réponse.

Quant à la conspiration actuelle, je puis vous affirmer également que je suis loin d'y avoir eu la moindre part. Je vous avoue même que je suis à concevoir comment une poignée d'hommes épars peut espérer de changer la face de l'État et de remettre sur le trône une famille que les efforts de toute l'Europe et la guerre civile réunis n'ont pu parvenir à y placer, et que surtout je fusse assez déraisonnable en y concourant pour y perdre le fruit de tous mes travaux, qui devraient m'attirer de sa part des reproches continuels.

Je vous le répète, général, quelque proposition qui m'ait été faite je l'ai repoussée par opinion et regardée comme la plus insigne de toutes les folies, et quand on m'a présenté les chances de la descente en Angleterre comme favorables à un changement de gouvernement, j'ai répondu que le sénat était l'autorité à laquelle tous les Français ne manqueraient pas de se réunir en cas de troubles, et que je serais le premier à me soumettre à ses ordres.

De pareilles ouvertures faites à moi, particulier isolé, n'ayant voulu conserver nulle relation ni dans l'armée, dont les neuf dixièmes ont servi sous mes ordres, ni avec aucune autorité constituée, ne pouvaient exiger de ma part qu'un refus. Une délation répugnait trop à mon caractère : presque toujours jugée avec sévérité, elle devient odieuse et imprime un sceau de réprobation sur celui qui s'en est rendu coupable vis-à-vis des personnes à qui on doit de la reconnaissance et avec qui on a eu d'anciennes liaisons d'amitié ; le devoir même peut quelquefois céder au cri de l'opinion publique.

Voilà, général, ce que j'avais à vous dire sur mes relations avec Pichegru ; elles vous convaincront sûrement qu'on a tiré des inductions bien faussés et bien hasardées de démarches et d'actions, qui, pour être imprudentes, étaient loin d'être criminelles, et je ne doute pas que si vous m'aviez fait demander, sur la plupart de ces faits, des explications que je me serais empressé de vous donner, elles vous auraient évité le regret d'ordonner ma détention, et à moi l'humiliation d'être dans les fers ; et peut-être d'être obligé d'aller devant les tribunaux dire que je ne suis pas un conspirateur, et appeler à l'appui de ma justification une probité de vingt-cinq ans, qui ne s'est jamais démentie, et les services que j'ai rendus à mon pays. Je ne vous parlerai pas de ceux-ci, général, j'ose croire qu'ils ne sont pas effacés encore de votre mémoire, mais je vous rappellerai que si l'envie de prendre part au gouvernement de la France avait été un seul instant le but de mes services et de mon ambition, la carrière m'en a été ouverte d'une manière bien avantageuse quelques instants avant votre retour d'Egypte, et sûrement vous n'avez pas oublié le désintéressement que je mis à vous seconder au 18 brumaire. Des ennemis nous ont éloignés depuis ce temps ; c'est avec bien des regrets que je me vois forcé de parler de moi et de ce que j'ai fait ; mais dans un moment où je suis accusé d'être le complice de ceux que l'on regarde comme agissant d'après l'impulsion de l'Angleterre, j'aurai peut-être à me défendre moi-même des pièges qu'elle me tend. J'ai l'amour-propre de croire qu'elle doit juger du mal que je puis encore lui faire par celui que je lui ai fait.

Si j'obtiens, général, toute votre attention, alors je ne doute plus de votre justice.

J'attendrai votre décision sur mon sort avec le calme de l'innocence, mais non sans l'inquiétude de voir triompher les ennemis qu'attire toujours la célébrité.

Je suis avec respect,

Le général MOREAU.

 

A cette lettre, qu'avec plus de caractère Moreau n'eut pas écrite, le grand-juge Régnier fit, par ordre du premier consul, la réponse suivante :

J'ai mis, citoyen général Moreau, aujourd'hui a onze heures votre lettre de ce jour sous les yeux du premier consul.

Son cœur a été vivement affecté des mesures de rigueur que la sûreté de l'État lui a commandées.

A votre premier interrogatoire, et lorsque la conspiration et votre complicité n'avaient pas encore été dénoncées aux premières autorités et à la France entière, il m'avait chargé, si vous m'en aviez témoigné le désir, de vous mener à l'heure même devant lui. Vous eussiez pu contribuer à tirer l'état du danger où se trouvait encore[1].

Avant de saisir la justice, j'ai voulu, par un second interrogatoire, m'assurer s'il n'y avait pas de possibilité de séparer votre nom de cette odieuse affaire, vous ne m'en avez donné aucun moyen.

Maintenant que les poursuites juridiques sont commencées, les lois veulent qu'aucune pièce à charge ou à décharge ne puisse être soustraite aux regards des juges, et le gouvernement m'a ordonné de faire joindre votre lettre à la procédure.

Signé RÉGNIER.

 

Le 17 février, le grand-juge, ministre de la justice, dans un rapport communiqué au sénat, au corps législatif et au tribunat, dénonça Pichegru, George et d'autres individus, comme étant revenus de leur exil en France, dans le dessein de renverser h, gouvernement, et d'assassiner le premier consul. Il accusait aussi Moreau de complicité avec eux.

Dans ses interrogatoires, George avait dit qu'il attendait l'arrivée d'un prince français pour attaquer le premier consul. Bonaparte crut reconnaître dans ces paroles un indice suffisant, et dès ce moment il résolut de porter un coup terrible aux royalistes. Le duc d'Enghien était venu récemment habiter Etteinheim, sur la frontière de France, et sa présence se liait à l'entreprise de Pichegru, mais seulement sous le rapport d'une insurrection royaliste à Paris. La police ne perdait de vue aucune de ses démarches, et savait qu'il devait pénétrer en France du côté de l'est, tandis que le duc de Berry soulèverait la Vendée. Un conseil des ministres fut donc assemblé ; le ministre de la guerre reçut des instructions détaillées pour faire enlever le jeune duc d'Enghien dans sa retraite. Le 14 mars au soir, un corps de soldats français et de gendarmes, entra tout à coup sur le territoire de Bade, et cerna le château qu'habitait le prince : ils étaient commandés par le colonel Ordenner. Les soldats se précipitèrent dans l'appartement, le pistolet à la main, et demandèrent qui était le duc d'Enghien : Si vous êtes chargés de l'arrêter, dit le duc, vous devez avoir son signalement sur votre ordre. — Hé bien, nous vous arrêtons tous, répliqua l'officier qui commandait. Il fut conduit avec la plus grande célérité et le plus profond secret à Paris, où il arriva le 20. On le déposa au Temple pour quelques heures seulement, puis il fut transféré au château de Vincennes.

A minuit, il comparut devant une commission militaire composée de huit officiers, présidés par le général Hulin, et désignés par Murat, alors gouverneur de Paris. L'accusé avoua son nom, sa qualité et la part qu'il avait prise dans la guerre contre la France ; mais il affirma ne rien savoir de la conspiration de Pichegru. Déclaré coupable d'avoir porté les armes contre la république, d'avoir intrigué avec l'Angleterre, et entretenu des intelligences dans Strasbourg, pour s'emparer de Là place, il fut condamné à mort. Vers les quatre heures du matin, une explosion se fit entendre dans les fossés du château : le dernier rejeton du grand Condé avait cessé d'existé. L'exécution du duc d'Enghien eut liçu le 21 mars ; le 7 avril suivant, le général Pichegru fut trouvé mort dans sa prison. Une cravate noire était fortement serrée autour du cou, à l'aide d'un tourniquet passé dans l'on des bouts. Il fut constaté que le général avait lui-même tourné le bâton, jusqu'à ce que la strangulation fût complète, et qu'en plaçant alors sa tête sur l'oreiller, il avait fixé le tourniquet dans cette position.

Cependant le procès de George et de Moreau se poursuivait avec activité : les accusés étaient au nombre de trente-trois. L'intérêt était vivement excité par la gravité de l'accusation et le renom des personnages sur qui elle pesait. George conserva devant ses juges le ton d'audace et d'insulte qu'il avait pris depuis son arrestation. Il avoua qu'il était venu à Paris avec des projets personnellement hostiles à Bonaparte. La peine de mort fut prononcée contre lui et dix-neuf de ses co-accusés, y compris les deux frères Polignac et le marquis de Rivière ; mais tous les nobles reçurent leur pardon de Bonaparte ; le bannissement ou la prison furent pour eux substitués à la peine Capitale. Bonaparte dès lors avait à cœur de se concilier le parti de la noblesse : George et les autres accusés furent exécutés ; ils moururent avec une grande fermeté.

La découverte du complot et la punition des conjurés semblèrent produire en grande partie les effets que Bonaparte en attendait. Les royalistes se soumirent ; et sans les railleries, les bons mots et les sarcasmes que leur inspirait la haine qu'ils portaient au gouvernement de Bonaparte, on eût à peine soupçonné l'existence de leur parti.

Le procès de Moreau présentait bien plus de difficultés que celui de Cadoudal. Il fut impossible de se procurer des preuves éclatantes contre lui, excepté l'aveu qu'il fit d'avoir vu deux fois Pichegru, mais en repoussant fermement l'accusation d'avoir pris part à ses projets.

Le tribunal, trop faiblement convaincu, ou plutôt voulant user d'indulgence envers un général qui dans d'autres temps avait rendu d'éminents services à la république, adopta un terme moyen. Moreau fut déclaré coupable, mais pas assez pour que la peine capitale s'ensuivit. Il fut condamné à deux années de prison.

L'opinion publique était alors fortement prononcée en faveur de Moreau, et un nombre considérable de militaires, parmi lesquels on comptait beaucoup de généraux, notamment Lecourbe, témoignaient tout haut leur mécontentement. Il existait une grande fermentation. Il était à craindre que des hommes déterminés ne tentassent d'enlever le général Moreau, et de le soustraire à son jugement. Bonaparte, instruit de l'état des choses, et pour parer à tout événement, ordonna sur-le-champ l'exil de Moreau. Cette mesure fut exécutée dans la nuit même qui suivit le jour du jugement. Tous les biens de Moreau lui furent achetés et payés comptant ; et le jour commençait à peine à paraître, qu'il avait quitté Paris, pour se rendre à sa destination. Moreau conservait encore alors l'estime d'une partie de l'armée, qui était aveuglée sur son compte ; ce ne fut que plus tard qu'elle changea de sentiment pour le vainqueur de Hohinlenden, qui alors n'était plus qu'un traître servant contre la patrie, dans les conseils et les armées de la sixième coalition.

A cette époque, la découverte d'une conspiration incidente, tramée par M. Drake, ministre de l'Angleterre près la cour de Munich, attira l'attention des cabinets. M. de Talleyrand en fit imprimer les étranges pièces et documents, qu'il était adroitement parvenu à saisir, et adressa à tous les membres du corps diplomatique, résidant à Paris, une circulaire où il flétrissait la bassesse des moyens auxquels les ennemis de la république ne dédaignaient pas d'avoir recours.

Bonaparte avait le secret de se faire offrir par lu nation ce qu'il désirait en obtenir. En l'an vu, avant le 18 brumaire, il affecta de vivre dans la retraite, et de ne prendre aucun souci des affaires publiques. 11 sent l'opportunité, il souhaite de renverser le Directoire ; mais il attend que la France le convie à cet acte d'audace. Au moment où il aspirait au consulat à vie, ce n'était pas lui, c'était le peuple qui disait que les gouvernements temporaires manquent de stabilité. Et lorsqu'il résolut de placer sur sa tête la couronne de Charlemagne, la nation se trouva toute prédisposée à demander son élévation.

Le métamorphose de la république en empire, devait être un événement remarquable dans l'histoire, elle pensa s'accomplir en quelque sorte à huis-clos : un membre obscur du tribunat, le citoyen Curée, fit le 30 avril la proposition de décerner au premier consul le titre d'empereur, et de fixer l'hérédité dans sa famille. Cette proposition passait à l'unanimité, si Carnot ne s'y fut vivement opposé. Le 2 mai, cependant, le corps législatif unit ses votes au vœu du tribunat ; le 18 le sénatus-consulte organique qui déférait le titre d'empereur au premier consul fut décrété, et Cambacérès, son président, se rendit à Saint-Cloud à la tête d'une députation, pour le présenter à Napoléon. Au discours de Cambacérès le nouvel empereur répondit : Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur ; j'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation. Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité ; j'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas mon esprit ne sera plus avec ma postérité le jour où elle cessera de mériter la confiance et l'estime de la grande nation.

Le sénatus-consulte avait consacré le vœu des trois grands pouvoirs delà nation, il fut ratifié par les acclama - lions populaires. Napoléon s'occupa aussitôt delà nouvelle organisation à donner à son gouvernement. Cambacérès fut archi-chancelier de l'empire, et le troisième consul, Lebrun, archi-trésorier. Napoléon choisit dans les rangs de l'année dix-huit des hauts dignitaires de l'état : Alexandre Berthier, Murat, Moncey, Jour dan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Davoust, Ney, Bessières, Kellermann, Lefèvre, Pérignon et Serrurier furent nommés maréchaux de l'empire. Le clergé salua d'un concert de vœux et de louanges l'avènement du nouvel empereur ; les ministres du culte réformé, et le consistoire israélite s'en réjouirent ; les prisons s'ouvrirent et la liberté fut rendue à des milliers de prisonniers ; le système des préfectures fut établi sur un plan plus vaste et le ministère de la police reçut une nouvelle organisation.

L'Europe apprit sans étonnement un changement auquel elle était préparée d'avance ; une seule voix s'éleva contre l'élévation de Bonaparte au rang d'empereur des Français, ce fat celle du frère de Louis XVI, du comte de Lille, depuis Louis XVIII. Dans une déclaration datée de Varsovie, et adressée aux divers cabinets, ce prince protesta contre l'usurpation du trône de France, et dit : Je déclare que, loin de reconnaître le titre impérial que Bonaparte vient de se faire déférer par un corps qui n'a pas même d'existence légale, je proteste contre ce titre et contre tous les actes subséquents auxquels il pourrait donner lieu. Pour toute réponse Napoléon fit imprimer textuellement cette protestation dans le Moniteur.

L'anniversaire de la fédération approchait, Napoléon choisit pour l'inauguration de l'ordre de la Légion d'Honneur, le 14 juillet, ce jour qui était encore cher a la France, et qu'un autre règne devait ensanglanter en haine du peuple et de la liberté. Cette fête eut lieu au temple de Mars (l'église des Invalides), la cérémonie brilla â la fois de l'éclat de la grandeur républicaine, et de la pompe impériale.

Cependant l'empereur n'avait pas abandonné ses projets contre l'Angleterre : à peine élevé sur le pavois, il quitta Paris pour se rendre avec l'impératrice à Boulogne. Tout était disposé pour l'invasion ; dès son arrivée il passa en revue ces camps redoutables qui menaçaient l'Angleterre. Les cent soixante mille hommes réunis autour de Boulogne étaient exercés journellement à s'embarquer sur la flottille au premier signal. C'était un merveilleux spectacle que cette opération qui s'effectuait sans confusion dans l'espace de quelques heures ! Jamais manœuvre ne s'était exécutée avec plus de précision. Ces bâtiments légers, pour aborder sur les côtes d'Angleterre, devaient être protégés par des bâtiments de haut bord. Napoléon avait en conséquence prescrit à l'amiral Villeneuve, commandant l'escadre de Toulon, forte de quatorze vaisseaux de ligne, de se rendre au Ferrol, où il devait être renforcé par cinq autres vaisseaux français, et par neuf vaisseaux espagnols. L'amiral Villeneuve devait encore rallier cinq vaisseaux et trois frégates dans la rade de l'île d'Aix, et un vaisseau dans celle de Lorient ; tous étaient prêts à appareiller. La rade de Brest contenait vingt et un vaisseaux, sous les ordres de Gantheaume : ils étaient mouillés en avant du goulet, et prêts à sortir dès qu'ils auraient, aperçu l'escadre de Villeneuve. Les calculs de Bonaparte semblaient garantir le succès.

Pour réunir ainsi toutes ces escadres, et en former une de soixante à soixante et dix vaisseaux, avec laquelle on serait entré dans la Manche, il fallait d'abord tromper toutes les croisières anglaises, et les obliger, par de fausses démonstrations, à se porter aux Antilles, et même aux Grandes-Indes. Villeneuve sortit de Toulon avec onze vaisseaux ; mais il ne put rallier, des escadres de Carthagène et de Cadix, que six vaisseaux espagnols et un vaisseau français. Il prit aussitôt la route de la Martinique, où fl M rejoint par quatre vaisseaux sortis de l'île d'Aix. Nelson, chargé du blocus de la rade de Toulon, se persuada que l'escadre française de la Méditerranée était destinée pour l'Egypte ; il alla la chercher dans les mers de la Syrie et de l'Egypte, et s'opiniâtra à rester dans ces parages : ce ne fut qu'à la fin d'avril qu'il se rendit à Gibraltar. Il fit route alors pour la Barbade, où il arriva le A juin avec dix vaisseaux en très-mauvais état. D'un autre côté l'amiral anglais Cochrane avait quitté les côtes de l'ouest pour courir sur l'escadre de Missiessy, sortie de Rochefort le 6 janvier. Cochrane arriva aux Antilles, après avoir parcouru les côtes du Portugal : il se réunit en juin à Nelson avec trois vaisseaux seulement. Les ports du Ferrol et de Rochefort furent successivement débloqués : mais des stations anglaises rejoignirent devant Brest l'escadre qui devint dès-lors très - supérieure à l'escadre de Gantheaume, laquelle ne put plus sortir sans le secours de Villeneuve.

Tout jusqu'alors avait paru seconder le projet d'une descente en Angleterre, seulement on avait à se plaindre dé Villeneuve, qui avait gâté ou affaibli le plan de Napoléon, en exécutant malles Instructions qu'il avait reçues ; Cet amiral revint dans les mers d'Europe, et eut avec l'amiral Calder, les 22 et 2 3 juillet, à cinquante lieues du cap Finistère, un engagement qu'il aurait pu éviter, et dans lequel il ne profita pas de ses avantages. lien fut blâmé par Napoléon, qui ordonna qu'à Brest, Gantheaume prendrait le commandement. Villeneuve entra à la Corogne et ensuite au Ferrol, avec trente-quatre vaisseaux, ne donna point d'ordre à l'escadre de Vigo ; et au lieu de se rendre à Brest, ainsi que le portaient les derniers ordres,- il alla se faire bloquer à Cadix. Napoléon ordonna au ministre de la marine de lui faire un rapport sur la conduite de Villeneuve, et de le faire passer à un conseil d'enquête. L'amiral Rosily fut nommé pour lui succéder.

Villeneuve imagina que tous ses torts seraient oubliés s'il remportait une victoire, et il alla livrer la désastreuse bataille de Trafalgar. Ainsi, toute la sagesse des dispositions de Napoléon, pour faire concourir les escadres françaises de haut-bord au débarquement de l'armée des côtes de Boulogne, fut inutile. Si Villeneuve, au lieu d'entrer au Ferrol, se fût contenté de rallier l'escadre espagnole, et eût fait voile pour Brest pour s'y réunir avec l'amiral Gantheaume, l'armée française débarquait, et l'Angleterre courait les plus grands dangers. Les Anglais avaient été dupes de la construction des prames et des bateaux plats ; ils s'étaient imaginé que Napoléon ne comptait que sur la seule force militaire de la flottille : l'idée de son véritable projet ne leur était point venue. Lorsque le mouvement des escadres françaises eut manqué, et qu'ils reconnurent le danger qu'ils avaient couru, l'effroi fut dans les conseils de Londres, l'Angleterre avait été à deux doigts de sa perle.

La fête de Napoléon fut célébrée à Boulogne avec une pompe toute militaire, et l'Angleterre, de ses rivages, put voir l'enthousiasme et l'ardeur dont sa présence enflammait cette armée si impatiente d'envahir ses rivages. Ce fut là qu'ayant pris place dans le fauteuil de Dagobert, il fit la première grande distribution des croix de la Légion d'Honneur. Peu de temps après il se rendit à Aix-la-Chapelle ; et sur les frontières d'Allemagne il reçut les félicitations de toutes les puissances de l'Europe. Les princes allemands, qui avaient tout à espérer et tout h craindre d'un voisin si redoutable, se hâtèrent de venir Faire leur cour à Napoléon, en personne ou par l'organe de leurs ambassadeurs.

L'acte de reconnaissance le plus formel et le plus pompeux n'était point encore accompli. Napoléon voulut déployer pour son couronnement une pompe sans égale : le pape Léon avait placé une couronne d'or sur la tête de Charlemagne et l'avait proclamé empereur : c'était donc delà main du Pape que Napoléon voulait être couronné. Dans un message qu'il lui fit tenir par son ambassadeur, à Rome, il pria le Saint-Père de vouloir bien y consentir.

Saint-Père, écrivait-il, le moment est venu où la réconciliation de l'Église et de l'Empire va recevoir la sanction la plus auguste. Le premier effet de votre condescendance, très saint père, sera de consacrer la réconciliation du peuple français avec la monarchie, qui est nécessaire à son repos ; de prévenir tous les prétextes de la guerre civile, d'aplanir tous les différends, qui conduisent à un schisme, en établissant d'une manière fixe les rapports de la religion avec l'état, et de l'état avec la religion.

La France, d'ailleurs, mérite cette faveur particulière. Son église est la fille aînée de l'église romaine : il s'agit de dissiper tous les nuages qui ont obscurci les derniers jours de leur union ; et cette union en deviendra plus sainte, et les jours qui suivront en seront plus sereins.

Nous nous proposons de notre côté de réparer toutes les ruines de l'église, de rendre au culte son antique splendeur, et à ses ministres toute notre confiance, si votre sainteté répond à nos vœux par l'inspiration du Très-Haut, dont elle est l'organe sur la terre.

Sous tous les rapports religieux, moraux et politiques, l'univers chrétien recueillera des avantages immenses du. voyage que je supplie votre sainteté de faire à Paris ; de ce voyage que, malgré la saison, les distances et les difficultés, elle ne doit pas hésiter d'entreprendre, si l'intérêt de la religion en prescrit la nécessité.

Les concerts de la reconnaissance s'unissent déjà dans le cœur de tous les Français, à la vénération qu'ils ressentent pour celui que ses lumières et ses vertus ont appelé au gouvernement de l'église.

Des hommages universels accompagneront tous les pas du Saint-Père, à qui nous voulons qu'on décerne les mêmes honneurs que Léon III reçut de Charlemagne, notre glorieux prédécesseur....

 

Le pape n'hésita pas à accéder au vœu de Napoléon II annonça ainsi sa résolution dans ce discours qu'il prononça au sein du conclave, le 29 octobre.

VÉNÉBABLES FRÈRES,

Lorsque nous vous annonçâmes, de ce lieu même, que nous avions fait un concordat avec S. M. l'empereur des Français, nous fîmes éclater, en votre présence, la joie dont le Dieu de toute consolation remplissait notre cœur, à la vue des heureux changements que le concordat venait d'opérer dans ce vaste et populeux empire, pour le bien de la religion.

Une œuvre si grande et si admirable dut exciter en nous les plus vifs sentiments de reconnaissance pour le très-puissant prince qui avait employé son autorité à la conduire à sa fin.

Ce puissant prince, notre très-cher fils en J.-C, nous a fait connaître qu'if désirait vivement recevoir de nous' l'onction sainte et la couronne impériale, afin que La religion, imprimant à cette cérémonie solennelle le caractère le plus sacré en fit la source des plus abondantes bénédictions.

Cette demande, faite dans de tels sentiments, n'est pas seulement un témoignage authentique de la religion de l'empereur et de sa piété filiale pour le Saint-Siège ; mais elle se trouve encore appuyée de déclarations positives que sa volonté ferme est de protéger de plus en plus la foi sainte, dont il a jusqu'ici travaillé à relever les ruines par tant de généreux efforts.

Ainsi, vénérables frères, vous voyez combien sont justes et puissantes les raisons que nous avons d'entreprendre ce voyage. Nous y sommes déterminés par des vues d'utilité pour notre sainte religion, et par des sentiments particuliers de reconnaissance pour le très-puissant empereur qui, après avoir rétabli la religion catholique en France, nous témoigne le désir de favoriser ses progrès et sa gloire.

A ces causes, vénérables frères, marchant sur les traces de nos prédécesseurs, qui se sont quelquefois éloignés de leur siège, et se sont transportés dans des régions lointaines pour le bien de l'église, nous entreprenons ce voyage, sans nous dissimuler que sa longueur, une saison peu favorable, notre âge avancé et notre faible santé, auraient dû nous en détourner ; mais nous comptons pour rien ces obstacles, pourvu que Dieu nous accorde ce que notre cœur lui demande.

 

Le Saint-Père quitta Rome le 5 novembre, et arriva à Fontainebleau le 25 du même mois. Napoléon alla au-devant de lui jusqu'à la croix de Saint-Herem, le reçut avec toutes les marques d'un profond respect, et lui fit rendre partout les honneurs dus à son éminente dignité.

Le 2 décembre était le jour fixé pour la cérémonie du couronnement, à laquelle toute l'élite de la France assista par députation. A dix heures du malin, l'empereur sortit des Tuileries pour se rendre à Notre-Dame. Son cortège était nombreux et magnifique : cinq cents voitures escortaient la sienne ; il y avait cinquante mille hommes sous les armes, et cinq cent mille curieux aux fenêtres ou dans les rues. L'église métropolitaine était entièrement tendue en étoffes de soie cramoisie, ornées de franges, de galons et d'armoiries brodées en pr. La nef, le chœur et le sanctuaire étaient couverts de tapis d'Aubusson et de la Savonnerie. Des gradins en amphithéâtre étaient chargés de spectateurs : les femmes, brillantes de grâces et de parure, les hommes revêtus d'habits éclatants, des places assignées à tous les grands dignitaires de l'état, le trône de l'empereur élevé au milieu de la nef, celui du pape dans le sanctuaire et à côté de l'autel.... tout enfin était beau et bien ordonné. Ce mélange de la pompe des cérémonies de l'église romaine avec la magnificence de la cour des Tuileries, présentait à l'œil un brillant spectacle, mais il éveillait dans les esprits une sorte d'inquiétude. La République expirait, et l'on se reportait par le souvenir aux temps monarchiques qui, même sous les rois les moins mauvais, avaient été des temps d'oppression et de misère. On voyait avec peine la résurrection prochaine d'une influence que la révolution avait détruite.

L'empereur reçut à genoux l'onction sainte des mains du pape : puis il prit lui-même la couronne sur l'autel, et la plaça sur sa tête ; ensuite, assis sur son trône, et la main sur l'Évangile, il prononça le serment suivant : Je jure de maintenir l'intégrité du territoire de la république, la vente des biens nationaux, la loi du concordat, la liberté des cultes, l'institution de la Légion-d'Honneur, et de gouverner dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. Le chef des hérauts dit alors d'une voix forte : le très-glorieux et très auguste empereur Napoléon, empereur des Français, est couronné et intronisé. Vive l’empereur ! Et pendant dix minutes l'église retentit des cris répétés de vive l’empereur !

Aucun accident ne troubla la cérémonie. La police veillait partout. Tous les travaux furent suspendus. Le peuple parut joyeux, fut bruyant et animé, quoique contenu. Le soir la ville fut illuminée avec profusion. Des flammes de Bengale allumées sur les édifices les plus élevés, répandaient au loin une clarté nouvelle et d'un effet extraordinaire.

Toute l'Europe, moins l'Angleterre, voulut être témoin de cette cérémonie. Les princes d'Allemagne furent invités, ce jour-là, à déjeuner chez le maréchal Murat, gouverneur de Paris. Après le repas, le maréchal leur offrit des carrosses à sa livrée, et à six chevaux, pour les conduire à Notre-Dame, où il les fit accompagner chacun par deux aides-de-camp, et par une escorte d'honneur de cent hommes à cheval. La beauté des attelages, la richesse de la livrée et l'élégance des voitures firent remarquer ce cortège parmi tant d'autres, et même après celui de l'empereur. Celui de Napoléon était d'une rare magnificence. On n'avait encore rien vu d'aussi brûlant, tant par l'éclat des armes que par la richesse des habits : tout était éblouissant. Sa voiture, d'une construction nouvelle, surmontée d'une immense couronne d'or, attelée de huit chevaux blancs, panachés et caparaçonnés, était à découvert, et lui permettait de tout voir et d'être vu. Jamais aucun mortel ne fut plus avidement regardé, plus applaudi et plus magnifiquement accompagné.

Les fêtes du couronnement durèrent trois jours : le premier appartint à la cérémonie religieuse ; le second fut consacré au peuple, auquel, conformément aux vieux et ignobles usages monarchiques, on distribua abondamment du vin, des comestibles, et de petites médailles d'argent, portant d'un côté l'effigie de l'empereur, avec cette légende : Napoléon, empereur ; et, de l'autre, sa figure en pied, vêtue à la romaine, élevée sur un bouclier, avec cette légende le sénat au peuple. Le troisième jour, l'armée, représentée par des députations qu'elle avait envoyées à Paris, reçut ses aigles et ses drapeaux. En les distribuant au Champ-de-Mars, l'empereur lui adressa ces paroles :

Soldats, voilà vos drapeaux. Ces aigles vous serviront toujours de ralliement. Elles seront partout où votre empereur les jugera nécessaires pour la défense de son trône et de son peuple. Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par votre courage, dans le chemin de la victoire. Tous les soldats répétèrent : Nous le jurons.

Tous les corps de l'état vinrent déposer leurs hommages et leurs vœux aux pieds du nouveau monarque ; et de ce jour une quatrième dynastie régna sur la France.

Les autorités de la république italienne avaient envoyé une députation à Paris, pour demander un gouvernement monarchique héréditaire, et offrir la couronne à Napoléon. Le 17 mars, les députés lui furent présentés, et lui firent connaître le vœu de leurs compatriotes, auquel il s'empressa d'accéder, mais en leur déclarant que l'union des couronnes de France et d'Italie, qui pouvait alors leur offrir quelques avantages, pourrait par la suite avoir de graves inconvénients. Vous me déférez la couronne, ajouta-t-il, je l'accepte ; mais seulement tout le temps que vos intérêts l'exigeront ; et je verrai avec plaisir arriver le moment où je pourrai la placer sur une plus jeune tête, qui, animée de mon esprit, soit toujours prête à se sacrifier pour la sûreté et le bonheur du peuple italien. En annonçant cette nouvelle acquisition au sénat Français, Bonaparte dit : La force et la puissance de l'empire français sont surpassées parla modération qui préside à toutes nos transactions politiques.

Le 11 avril, accompagné de l'impératrice, il partit pour la cérémonie de son couronnement comme roi d'Italie. Cette solennité ressembla, presqu'en tout, à celle de son sacre comme empereur. Le ministère du pape, néanmoins, ne fut point invoqué en cette occasion, ce fut l'archevêque de Milan qui bénit la couronne de fer, qu'avaient jadis portée les rois lombards. Bonaparte la posa sur sa tête, en prononçant tout haut l'orgueilleuse devise des anciens possesseurs : Dieu me la donne, gare à qui la touche.

Le nouveau royaume fut organisé sur le plan de l'empire français. L'ordre de la Couronne de Fer fut institué à l'instar de celui de la Légion-d'Honneur. De nombreuses troupes françaises restèrent au service de l'Italie ; le fils adoptif de Napoléon, Eugène Beauharnais, qui possédait toute sa confiance, fut chargé de le représenter avec le titre de vice-roi. Bonaparte, avant de quitter Milan, reçut les députés de Gênes, qui demandait à être agrégée au royaume d'Italie, et à laquelle il accorda l'objet de sa demande.

Napoléon ne tarda pas à revenir à Paris, où il voulut clore l'année 1804, la première de son règne, par l'ouverture du corps-législatif. La France entière l'entendit avec joie dire dans son discours : Je ne veux point accroître le territoire de l'empire, mais en maintenir l'intégrité.

 

 

 



[1] Pour entendre ceci, il faut se rappeler que Moreau fut arrêté le 25 pluviôse, et que Pichegru ne !e fut que le 8, et Cadoudal le 18 ventôse suivant.