HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Fêtes. — Création de l'Institut d'Egypte. — Etablissement d'un impôt. — Révolte du Kaire. — Expédition de Syrie. — Prise d'El-Arich, de Ghazad, de Jaffa, de Caïffa. — Siège de Saint-Jean-d’Acre. — Bataille du Mont-Thabor. — Retour au Kaire. — Bataille d'Aboukir.

1798 À 1799.

 

La catastrophe d'Aboukir avait relevé l'espérance des Arabes et des Mamelucks. A mesure que le gros de l'armée pénétrait dans l'intérieur, ses relations avec Alexandrie devenaient plus difficiles, les courriers étaient massacrés, et les convois de vivres ne parvenaient qu'après avoir couru de grands dangers. Kléber résolut de mettre un terme au brigandage des Arabes et des Bédouins. Le pays conquis redevint le théâtre d'une guerre qui, pour être irrégulière, n'était pas moins dangereuse : on se battit à Damanhour, à Mamourha, à Bemerich ; il fallut faire de terribles exemples, brûler des maisons, saccager des villages ; ce qui n'empêcha pas les tribus du désert de harceler l'armée dans sa marche et dans ses cantonnements. On était à l'époque où le retour de la grande opération de la nature, qui, chaque année, épanche sur le sol égyptien les eaux qui le fécondent, ramène l'antique solennité des actions de grâces que les peuples rendent pour un tel bienfait. Bonaparte saisit l'occasion de fêter par un hommage éclatant cet usage consacré par la politique et la religion : le 18 août, revêtu du costume oriental, entouré de son état-major, des autorités turques et d'un concours immense d'Égyptiens, il fit procéder en sa présence à la rupture de la digue qui retient les eaux du Nil. Le hasard, ou, selon ses idées, le destin voulut que les eaux montassent au degré le plus favorable pour la navigation et l'arrosement. Les habitants du Kaire adressèrent au ciel les plus vives acclamations. Ils disaient à Bonaparte, dans leurs chansons : Nous voyons bien que tu es l'envoyé de Dieu, car tu as pour toi la victoire et le plus beau Nil qu'il y ait eu depuis un siècle. Cette brillante cérémonie eut lieu quinze jours après le désastre d'Aboukir ; le surlendemain était l'anniversaire de la naissance de Mahomet ; les Français, étonnés que la veille on n'eût fait encore aucun préparatif, se virent obligés d'employer la menace pour déterminer le muphti à le célébrer. Ce prêtre, cachant sous des formes adulatrices une profonde haine, cherchait à rejeter sur la présence de l'étranger l'oubli de cet acte religieux. Les dispositions furent bientôt prises ; jamais le fondateur du Koran ne fut honoré avec plus de pompe ef de magnificence. C'est du lendemain de cet anniversaire que date la création de l'Institut d'Egypte, composé des savants de l'expédition, auxquels furent adjoints quelques officiers et administrateurs de l'armée. Tous devaient travailler de concert à fouiller dans les souvenirs de cette antique contrée, à y ressusciter les lumières, à y ranimer les arts.

Bonaparte s'occupa aussi d'établir une administration régulière ; il cherchait en même temps à étendre ses relations au dehors, et à se ménager des appuis parmi les habitants notables du Kaire, d'Alexandrie et de la Mecque.

Le jour anniversaire de la fondation de la République française le trouva au milieu de ces soins importants. Il résolut de célébrer le retour de cette grande époque par des solennités publiques.

D'après ses ordres, on fit ranger sur la place d'Esbekieh les troupes de la garnison du Kaire et celles des en - virons : à sept heures du matin, Bonaparte arriva, suivi des officiers supérieurs de l'armée, des chefs de l'administration, des autorités et des notables du Kaire.

L'artillerie tonne, et les acclamations de la multitude se mêlent au bruit du canon.

Le général en chef, debout au pied d'une pyramide qu'il a fait élever, dit d'une voix solennelle :

SOLDATS,

Nous célébrons le premier jour de l'an vu de la République.

Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était menacée ; mais vous prîtes Toulon : ce fut le présage de la ruine de nos ennemis.

Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego.

L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.

Vous luttiez contre Mantoue il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-George.

L'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne.

Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent ?

Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu'au hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde.

Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes de ce que vous avez fait et de l'opinion que l'on a de vous. Vous mourrez avec honneur, comme les braves dont les noms sont inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie, couverts de lauriers et de l'admiration de tous les peuples.

 

Des applaudissements, des cliquetis de joie accompagnent ce discours, et les cris mille fois répétés de vive la République ! retentissent dans les airs.

Les troupes donnent ensuite aux Musulmans le spectacle nouveau pour eux d'une petite guerre à l'européenne ; Bonaparte lui-même en commande les évolutions, tandis qu'un détachement se dirige sur Gizeh, et va planter le drapeau tricolore au sommet de la plus haute pyramide.

Déjà deux mois s'étaient écoulés depuis l'entrée des Français au Kaire, et jusqu'alors l'immense population de cette capitale avait montré des sentiments pacifiques envers les vainqueurs. Cette conduite était due à la modération du général en chef, aux mesures sages et prudentes qu'il avait prises pour paralyser les intrigues des beys, des Turcs et des Anglais ; mais l'argent manquait aux Français, et Bonaparte établit un droit d'enregistrement sur tous les actes du gouvernement qui concédaient aux particuliers la possession et la jouissance temporaire des propriétés ; car en Egypte, presque toutes les propriétés ne sont que des concessions qui peuvent être retirées ou renouvelées, suivant le caprice du maître absolu, à la mort du titulaire. Ce moyen fiscal, inconnu dans tout l'Orient, excita un mécontentement général ; et les mêmes hommes qui, par amour de la tranquillité, avaient résisté aux insinuations des malveillants, partagèrent les sentiments des ennemis des Français, quand ils se virent attaqués dans leurs intérêts. Cette animadversion des grands propriétaires de l'Egypte, résidants presque tous au Kaire, ne tarda pas à être partagée par toutes les classes d'habitants, et les prédications de certains ministres des mosquées eurent bientôt pour effet de réunir, sous l'étendard de la foi musulmane, le peuple entier de la capitale, tandis que Mourad-Bey et Ibrahim-Bey organisaient une insurrection formidable dans plusieurs contrées.

Un manifeste du Grand-Seigneur, répandu avec profusion par les Anglais, annonçait la marche d'une forte armée, et appelait le peuple fanatisé à la destruction des infidèles ; les mollahs, les imans, prêchaient le massacre ; des agitations partielles, des insurrections de villages, annonçaient une commotion prochaine ; elle éclata au Kaire le 21 octobre, en l'absence du général en chef.

Dès la pointe du jour quelques rassemblements se formèrent dans les rues ; ils grossirent peu à peu, et se portèrent en masse vers la demeure du cadi, Ibrahim-Ehetem-Effendi. Vingt personnes des plus marquantes lui sont députées. Le vénérable vieillard demande le motif qui les amène. Elles se plaignent de la mesure fiscale que vient de prendre le chef de l'armée, et invitent le magistrat à les suivre chez Bonaparte, afin d'obtenir la révocation de cette mesure. Ehetem-Effendy se rend à leurs désirs, et monte à cheval ; mais voyant la multitude qui l'accompagne, il fait observer que ce n'est point dans cette attitude qu'on présente une supplique. Chez Bonaparte ! lui crie-t-on de tous côtés.

Bientôt la ville entière est soulevée : les habitants par courent les rues avec des fusils, et massacrent tous les Français qu'ils rencontrent ; en même temps une autre troupe de révoltés courait assaillir la maison de Cassim-Bey, où les savants et les artistes, français se défendirent toute la journée avec une opiniâtreté et une présence d'esprit admirable.

Emporté par son bouillant courage,, le général Dupuy, commandant de la place, sort de son hôtel à la tête de quelques dragons qui s'y trouvaient de piquet ; il arrive dans une rue obstruée de mutins, et les engage à se retirer. Ils ne répondent que par des hurlements et des menaces. Dupuy se décide alors à les charger ; il s'élance au milieu de cette populace et s'ouvre un passage sanglant. Mais au moment où il lève le bras pour secourir un des siens, il, reçoit sous l'aisselle un coup de lance qui lui coupe l'artère. Les dragons parviennent à l'enlever, et il expiré quelques minutes après.

Le canon d'alarme gronde ; la générale bat. Les Français se rassemblent au château. A mesure qu'ils arrivent, le général Bon, qui a pris le commandement, les dirige par détachements nombreux sur les principaux points occupés, par les révoltés. Plus de quinze mille de ces insensés, poursuivis la baïonnette dans les reins, se réfugient dans, la grande mosquée d'El-Héaza, où ils s'entourent de barricades.

Attiré par le bruit de la canonnade, Bonaparte accourt de l'île de Roudeh avec ses guides, et fait aussitôt ses dépositions pour couper les communications entre les divers, quartiers où sont postés les rebelles.

La nuit, tant redoutée des Orientaux, amène un moment de calme : le général Dommartin a l'ordre de profiter des ténèbres pour dresser, une batterie Quatre bouches à feu sont placées sur le revers du Mokatam, à cent cinquante toises de la grande mosquée.

Pendant ces préparatifs, le général Devaux disperse cinq mille paysans qui s'avancent vers la ville, et la cavalerie du général Dumas, envoyée pour battre la plaine, refoule les Arabes dans le désert.

Au point du jour toutes les troupes de la garnison s'ébranlent, leurs efforts triomphent d'une résistance opiniâtre. A huit heures du malin, il ne reste plus que la grande mosquée à emporter.

Bonaparte fait sommer ceux qui l'occupent de mettre bas les armes. Cette démarche est regardée comme un signe d'impuissance, et la révolte lève un front plus insolent. Alors le signal terrible est donné. La citadelle et les batteries du général Dommartin font pleuvoir sur la grande mosquée une grêle de bombes, d'obus et de boulets qui portent la mort au milieu des révoltés. Une circonstance extraordinaire vient seconder les Français, et jeter dans l'esprit des Égyptiens une terreur superstitieuse : l'air s'obscurcit de nuages ; le tonnerre mêle ses détonations lointaines au bruit du canon. Les rebelles frémissent à cette voix céleste ; leur courage chancelle. Voyant la foudre de Dieu et des hommes sur leurs têtes, consternés, éperdus, ils poussent des cris lamentables et implorent leur pardon.

Vous avez refusé ma clémence quand je vous l'offrais, répond le général en chef ; l'heure de la vengeance est sonnée : vous avez commencé, c'est à moi de finir.

Réduits au désespoir, ces malheureux tentent une sortie ; de tous côtés leurs poitrines rencontrent les baïonnettes des grenadiers. Enfin ils jettent leurs armes, et se rendent à discrétion, demandant miséricorde, et poussant leur cri de détresse : Amman !

Bonaparte se laisse fléchir ; les principaux meneurs suffisent à sa justice : onze d'entre eux sont condamnés à mort ; six seulement subissent le dernier supplice. Leurs têtes, suivant l'usage du pays, sont promenée au bout d'une pique dans toutes les rues du Kaire.

Trois mille cadavres attestent le pouvoir et la vengeance des Français. Bonaparte abolit le divan, et assujettit la province au régime militaire.

La terreur que jeta dans l'Egypte l'issue de la révolte du Kaire étouffa pour long-temps l'esprit de rébellion.

La tranquillité rétablie, la bonne harmonie ne tarda pas à renaître entre les habitants et leurs vainqueurs.

Ce changement permit aux Français de s'occuper des moyens de rendre leur séjour dans la capitale aussi agréable et aussi utile que possible. Un Tivoli fut élevé, ou se trouvaient réunis des salles de jeu, de billard, un cabinet de lecture, des orchestres pour les danses, une promenade variée, des divertissements de tous genre, un café, un restaurant, des feux d'artifices, qui rappelaient aux Français les délices du Tivoli de Paris. Des fonderies, des usines, des manufactures de tous genres furent établies par les soins de l'infatigable Conté, chef du corps des aérostiers ; des moulins à vent s'offrirent, pour la première fois, à l'œil étonné des Égyptiens, sur la hauteur de Mokatam ; des ateliers fabriquèrent de la poudre à canon bien supérieure à celle d'Egypte. Enfin toute l'armée, qui peut-être n'estimait pas assez la colonie de savants et d'artistes amenés par le général en chef, apprit, par des bienfaits et des plaisirs, à connaître le prix des sciences et des arts, et à mettre leurs conquêtes au même rang que les exploits militaires. Deux journaux, la Décade égyptienne et le Courrier d'Egypte furent même imprimés au Kaire. Le divan avait été dissous lors de l'insurrection ; Bonaparte forma une nouvelle assemblée des principaux fonctionnaires du Kaire et des autres provinces, au nombre de soixante ; ils devaient discuter avec lui les intérêts de la nation : une commission, tirée de leur sein, était chargée de l'administration de la justice dans toute l'Egypte. Pendant que le général en chef s'occupait du gouvernement des provinces conquises, il donnait également ses soins à la fortification du Kaire et des autres villes, afin de prévenir de nouveaux soulèvements du peuple. Le général Caffarelli fut chargé de faire construire différents ouvrages capables de mettre la capitale à l'abri d'un coup de main. Marmont, qui succéda à Kléber, fortifia de même Alexandrie ; Rosette et Damiette furent aussi réparées et mises en état de défense. Quelques opérations militaires eurent lieu dans les provinces, après la pacification du Kaire. Une tradition rapportait que la jonction de la mer Rouge à la Méditerranée avait été pratiquée dans les temps de prospérité et de grandeur de l'Egypte ancienne. Bonaparte voulait s'assurer si cette communication était possible par un canal creusé dans l'isthme de Suez. En conséquence, il envoya le général Bon avec son aide-de-camp, Eugène Beauharnais, pour s'emparer de la ville de Suez ; cette expédition réussit sans difficulté, les habitants ne faisant aucune résistance. Depuis le débarquement de l'expédition, Bonaparte n'avait reçu aucune nouvelle de France ; au moment où il était descendu sur le rivage égyptien, il était persuadé que la paix existait entre la république et la porte ottomane ; et, confiant aux promesses du Directoire, il croyait Talleyrand à Constantinople, quand, tout-à-coup un firman du Grand-Seigneur, arraché au divan par la politique anglaise, vint le tirer d'erreur, et l'éclairer sur le danger de sa position. Cette malédiction jetée sur nous était ainsi conçue :

Au nom de Dieu clément et miséricordieux, gloire au Seigneur, maître du monde, salut et paix sur notre prophète Mahomet, le premier et le dernier des prophètes, sur sa famille, et sur les compagnons de sa mission.

Le peuple des Francs — Dieu veuille détruite leur pays de fond en comble, et couvrir d'ignominie leurs drapeaux — est une nation d'infidèles et de scélérats sans frein ! Ils nient l'unité de cet Être-Suprême qui a créé le ciel et la terre ; ils ne croient point à la mission du prophète destiné à être l'intercesseur des fidèles au jugement dernier, ou, pour mieux dire, ils se moquent de toutes les religions ; ils rejettent la croyance d'une autre vie, de ses récompenses et de ses supplices ; ils ne croient ni à la résurrection des corps, ni au jugement dernier, et ils pensent qu'un aveugle hasard préside à leur vie et à leur mort ; qu'ils doivent leur existence à la pure matière, et qu'après que la terre a reçu leurs corps, il n'y a plus ni résurrection, ni compte à rendre, ni demande, ni réponse.

En conséquence, ils se sont emparés des biens de leurs temples ; ils ont dépouillé leurs croix, leurs ornements, et ils ont chassé leurs vicaires, leurs prêtres et leurs religieux.

Les livres inspirés aux divins prophètes ne sont, a leur dire, que mensonges et impostures, et ils regardent le Coran, l'Ancien-Testament et l'Évangile comme des fables. Les prophètes, tels que Moïse, Jésus et Mahomet, ne sont, selon eux, que des hommes comme les autres, qui n'ont jamais eu de mission, et qui n'ont pu imposer qu'à des ignorants. Ils pensent que les hommes, étant nés égaux, doivent être également libres ; que toute distinction entre eux est injuste, et que chacun doit être le maitre de son opinion et de sa manière de vivre.

C'est sur d'aussi faux principes qu'ils ont bâti une nouvelle constitution, et fait des lois auxquelles a présidé l'esprit infernal. Ils ont détruit les fondements de toutes les religions ; ils ont légitimé tout ce qui était défendu ; ils ont laissé un libre cours aux désirs effrénés de la concupiscence ; ils se sont perdus dans un dédale d'erreurs inextricables ; et, en égarant la vile populace, ils en ont fait un peuple de pervers et de scélérats.

Un de leurs principes diaboliques est de souffler partout le feu de la discorde, de mettre la désunion parmi les souverains, de troubler les empires, et d'exciter les sujets à la révolté par des écrits mensongers et sophistiques, dans lesquels ils disent avec impudence : nous sommes frères et amis ; les mêmes intérêts nous unissent, et nous avons les mêmes opinions religieuses.

Ensuite viennent de futiles promesses ou des menaces inquiétantes ; en un mot, ils ont appris à distiller le crime, et à se servir habilement de la fraude et du parjure. Ils se sont enfoncés dans une nier de vices et d'erreurs ; ils se sont réunis sous lés drapeaux du démon, et ils ne se plaisent que dans le désordre, ne suivant que les inspirations de l'enfer. Leur conscience n'est jamais troublée par les remords et la crainte de faire le mal.

Aucun dogme, aucune opinion religieuse ne les réunit ; ils regardent le larcin et le pillage comme un butin légal, la calomnie comme la plus belle éloquence, et ils ont détruit tous les habitants de la France qui n'ont pas voulu adopter leurs nouveaux et absurdes principes.

Toutes les nations européennes ont été alarmées de leur audace et de leurs forfaits, et alors ils se sont mis à aboyer comme des chiens, à hurler comme des loups, et, dans leur rage, ils se sont jetés sur tous les royaumes et sur toutes les républiques, pour détruire leurs gouvernements et leurs religions, pour enlever leurs femmes et leurs enfants. Des rivières de sang ont abreuvé la terre, et les Français ont enfin réussi dans leurs criminels desseins, vis-à-vis de quelques nations qui ont été forcées de se soumettre.

Ô vous donc, défenseurs de l'islamisme ! Ô vous, héros protecteurs de la foi ! Ô vous, adorateurs d'un seul Dieu, qui croyez à la mission de Mahomet, fils d'Abd-Allah, réunissez-vous et marchez au combat sous la protection du Très-Haut ! Ces chiens enragés s'imaginent sans doute que le peuple vrai croyant ressemble à ces infidèles qu'ils ont combattus, qu'ils ont trompés, et à qui ils ont fait adopter leurs faux principes. Mais ils ignorent, les maudits, que l'islamisme est gravé dans nos cœurs, et qu'il circule dans nos veines avec notre sang. Nous serait-il possible d'abandonner notre sainte religion, après avoir été éclairés de sa divine lumière ? Non, non ! Dieu ne permettra pas que nous soyons un instant ébranlés ; nous serons fidèles à la foi que nous avons jurée. Le Très-Haut a dit dans le livre de la vérité : Les vrais croyants ne prendront jamais les incrédules pour amis.

Soyez donc sur vos gardes ; méfiez-vous des pièges et des embûches qu'ils vous tendent, et ne soyez effrayés ni de leur nombre ni de leurs vêtemens hideux. Le lion ne se met point en peine du nombre de renards qui méditent de l'assaillir, et le faucon ne s'effraie point d'un essaim de corbeaux qui croassent contre lui.

Grâce au ciel, vos sabres sont tranchants, vos flèches sont aiguës, vos lances sont perçantes, vos canons ressemblent à la foudre, et toutes sortes d'armes meurtrières maniées par d'habiles cavaliers, sauront bientôt atteindre l'infidèle, et le précipiter dans les flammes de l'enfer. N'en doutez pas, le ciel est pour vous, l'œil de Dieu veille à votre conservation et à votre gloire. Avec la puissante protection du prophète, ces armées d'athées se dissiperont devant vous, et seront exterminées. Cette heure va bientôt sonner.

Gloire au Seigneur des mondes !

 

Bonaparte ne pouvait plus douter des dispositions haineusement hostiles du Grand-Seigneur. Il était urgent de frapper un grand coup, et de reprendre sur les populations l'ascendant que donne toujours la victoire : il résolut aussitôt l'expédition de Syrie.

Déjà Ibrahim-Bey et Djezzar se préparaient à reconquérir l'Egypte. Ils appelaient, au nom du sultan, toutes les populations d'alentour à la défense de l'islamisme ; leur avant garde s'était avancée jusqu'au fort d'El-Arich, à quelques lieues de Catieh ; Bonaparte n'eut pas plutôt reçu cette nouvelle qu'il reprit le chemin du Kaire.

Les troupes destinées à l'expédition de Syrie formaient un corps de treize mille hommes ; c'était presque la moitié de toute l'armée d'Egypte.

La division Reynier formait l'avant garde. Le 6 février elle quitta Catieh, et trois jours après elle se trouvait devant El-Arich. Pendant cette longue marche sur un sable brûlant, les Français avaient enduré avec une courageuse patience les supplices de la chaleur et de la soif, en arrivant ils n'éprouvèrent plus que le besoin de combattre.

Le village d'El-Arich est défendu par un fort, Tandis que le général Lagrange tourne le fort, et placé deux pièces de canon sur une hauteur qui le domine, le général Reynier fait attaquer le village. Après avoir éprouvé une résistance opiniâtre les Français escaladent les murs mais c'était à l'intérieur que le péril était le plus grand : toutes les maisons étaient crénelées ; il en sortait un feu des plus meurtriers ; et de là, sur les Français engages dans dès rues étroites, les Syriens faisaient pleuvoir un déluge de pierres et de matières enflammées. Tant d'obstacles ne font qu'accroître le courage des assaillants.

Le village est pris, st subit la vengeance du soldat irrité. Pendant ce temps Ibrahim Bey accourait au secours de la garnison qui tenait encore ; sûr de sa nombreuse cavalerie, il s'approcha jusqu'à une demi-lieue du fort. Le général Reynier, réuni à Kléber, punit le bey de sa témérité.

Le 19 février, Bonaparte parut devant El-Arich avec le parc et le reste de l'armée ; une batterie qu'il fit élever eut bientôt ouvert un brèche praticable. La garnison se rendit à discrétion.

Le 22, Kléber prit le commandement de l'avant-garde et suivît la route da Kan-Younes ; les autres divisions marchèrent dans la même direction. Le guide de Kléber égara les divisions dans les sables du désert ; Bonaparte, en arrivant à Kan-Younes, trouva dans ce village les débris des mamelouks battus à El-Arich. Seul avec ses guidés et un faible détachement du corps des Dromadaires, il pouvait être facilement pris par les mamelouks ; l'audace le tira de ce mauvais pas. Il marcha en avant ; les ennemis, le croyant suivi de son armée, s'enfuirent au camp du pacha de Gaza près de Cette ville. Bientôt les divisions françaises arrivèrent, harassées des fatigues d'une marche de soixante lieues dans un désert aride et brûlant, sans avoir trouvé ni eau ni vivres ; nulle plainte.nul murmure ne s'étaient fait entendre. Les Français montraient autant de constance à combattre lés éléments que d'ardeur à vaincre leurs ennemis. L'armée, après quelques moments de repos, continua sa marche, et entra dans Gaza, que les Arabes venaient de quitter pour aller joindre à Jaffa les troupes que rassemblait le pacha de Syrie. Bonaparte les Suivit : à son arrivée devant Jaffa, il trouva les portes fermées par la garnison, et fût obligé de prendre la ville d'assaut : la garnison refusa de se rendre. Les Français, irrités de la mort de leurs camarades qui avaient été impitoyablement massacrés au commencement de l'action, s'abandonnèrent à tous les excès de la fureur, et gagnèrent la peste en touchant les vêtements et les fourrures des habitants.

Bonaparte fît aussitôt établir l'hôpital des pestiférés, dans lequel eut lieu cette mémorable scène que M. Gros a retracée dans un des chefs-d'œuvre de la peinture française. Il fallait relever le moral des soldats malades ; lé générai en chef parcourt les salles dés pestiférés, il leur parle, il les touche, il les rassure, et, dès ce moment, la terreur de la contagion commença à se dissiper, et ses ravages diminuèrent sensiblement. Après la prise de Jaffa, Bonaparte marcha sans délai sur Saint-Jean-d'Acre, dont la garnison devenait tous lés jours plus formidable par les renforts continuels qu'elle recevait des Turcs et des Anglais. Le commodore Sydney-Smith croisait avec son escadre sur les es de Syrie, cherchant a inquiéter là marche de l'armée française, et introduisant des vivres et des soldats dans la place. Un Français, ancien officier d'artillerie de Besançon, fort instruit dans cette arme, émigré par suite de son opposition aux principes de la révolution, le colonel Philippeaux, dirigeait la défense des fortifications de Saint-Jean-d'Acre. Sydney et cet homme valaient seuls une armée musulmane. La perte d'une partie de notre artillerie, enlevée par le commodore, augmenta les forces de l'ennemi sans diminuer la confiance de Bonaparte. Le 18 il parut avec son armée devant Saint-Jean-d'Acre, et dès-lors la tranchée fut ouverte. Bonaparte n'avait avec lui que quatre pièces de douze, huit pièces de huit et quatre obusiers ; bientôt les batteries commencèrent leur feu, et firent en peu d'heures une brèche au rempart. Les grenadiers, qui croyaient monter à l'assaut comme à Jaffa, demandèrent à tenter cette entreprise ; mais, arrêtés par une contrescarpe et par un fossé profond et large, écrasés par la mitraille et par la fusillade, ils furent contraints de se retirer en laissant le terrain couvert de leurs morts.

Il fallut recourir à la mine pour détruire les obstacles,' mais cet expédient de guerre fut employé sans succès.

Un second assaut ne fut pas plus heureux que le premier ; les grenadiers trouvèrent la brèche trop haute de plusieurs pieds. Néanmoins les Turcs avaient été tellement effrayés de l'audace des grenadiers français, qu'ils s'étaient enfuis au port, et que Djezzar-Pacha lui-même s'était embarqué. Lorsqu'ils les virent monter dans la tranchée, le courage leur revint. Depuis cette époque, ils ne cessèrent de recevoir des renforts. On s'occupa alors de creuser un puits de mine, afin de faire sauter toute une tour ; il n'y avait plus moyen de s'introduire par la brèche ; l'ennemi l'avait remplie de toute espèce d'artifices. Durant ces travaux, l'armée turque fit une sortie générale ; mais les colonnes de Djezzar furent bientôt repoussées dans les murs de la place, après avoir éprouvé de grandes pertes.

Malgré l'avantage qu'il venait de remporter, malgré les plus grands efforts de la part des assiégeants, le siège de Saint-Jean-d'Acre traînait en longueur ; les munitions manquaient ; le général en chef proposa aux soldats une prime pour chaque boulet de canon ennemi qu'ils apporteraient au parc. Sur ces entrefaites, Bonaparte apprit que les Syriens formaient des rassemblements considérables, dans l'intention de délivrer la place de Saint-Jean-d'Acre. Il envoya les généraux Vial, Murât, Junot sur divers points pour repousser ces corps de partisans, et les disperser. Ils réussirent dans leurs expéditions diverses ; Junot, qui n'avait à peu près que quatre cent soixante-dix hommes, eut, au village de Loubi, un engagement sérieux avec deux mille cavaliers de l'avant-garde de l'armée de Damas. Le général Kléber vole à son secours à Nazareth. En arrivant à la hauteur de Seid-Jarra près de Cana, il rencontre l'avant-garde de l'armée des pachas, forte de cinq mille chevaux et d'environ mille fantassins ; sans hésiter il l'attaque, et la culbute jusqu'au bord du Jourdain. Bientôt il voit devant lui l'armée entière dont le total était de trente mille fantassins et vingt mille cavaliers. Bonaparte, instruit de cet événement, arrive au moment où Kléber et ses deux mille hommes étaient aux prises avec la cavalerie des pachas. Un coup de canon annonce la présence de Bonaparte. Les soldats de Kléber, accablés de fatigues, ressentent une nouvelle ardeur ; ils s'ébranlent, et le village de Fouli est emporté. Les divisions françaises se portent sur divers points pour prendre en flanc et à dos les ennemis le plus grand désordre se répand dans l'armée des pachas ; poursuivis, attaqués de toutes parts, les Syriens ne savent où fuir ; la, terreur est si grande parmi eux, que, s'entassant au passage du pont, ils se jettent à la page dans le Jourdain.et s'y noient pour la plupart. L'armée française, fatiguée de vaincre, s'arrêta au pied du mont Thabor le 16 avril 1799.

Cette victoire ranima le courage des Français. Les immenses magasins des ennemis ramenèrent l'abondance dans le camp, et les travaux recommencèrent. Le jour même du retour des troupes devant Saint-Jean-d'Acre, Bonaparte apprit l'arrivée du contre-amiral Perré devant' Jaffa avec de l'artillerie et des munitions. Alors les opérations du siège furent reprises avec vigueur ; le 23, ou, mit le feu a une mine qui devait faire sauter une tour, mais un souterrain qui était sous cet édifice, trompa encore tous les calculs ; la partie de la tour qui était du côté des Français sauta seule, et tout l'effet de la mine se borna à enterrer deux a trois cents Turcs et quelques pièces de canon. On fit alors usage des batteries contre cette tour ébranlée ; malheureusement, le général du génie Caffarelli-Dufalga, qui dirigeait les travaux, fut frappé par un boulet. C'était un officier du premier mérite, qu'il fut impossible de remplacer ; l'armée entière sentit vivement sa perte ; Bonaparte le regretta comme un de ses plus braves frères d'armes.

L'ennemi était perdu s'il restait sur la défensive, il fit plusieurs sorties dans lesquelles il éprouva toujours des pertes considérables, mais il ne cessait de recevoir des renforts pour les réparer aussitôt.

Le moment de crie pour la place, approchait les batteries françaises avaient rasé la plupart des fortifications les parapets étaient détruits et les pièces démontées. Déjà les Français s'étaient emparés de la partie la plus saillante de la contre-attaque, il ne fallait plus que quelques jours pour enlever la ville, lorsqu'on signala une flotte, portant douze mille hommes de renfort aux Turcs. Le général en chef, calculant le temps qui était nécessaire au débarquement de cette troupe, crut qu'il fallait donner immédiatement l'assaut. A la nuit on se jette sur tous les travaux de l'ennemi, on les comble ; on égorge tout, en encloue les pièces, on se loge dans la tour ; on pénètre dans la place ; la ville est aux Français ; tout à coup les troupes débarquent et arrivent pour rétablir le combat. Raimbaut est tué ; cent cinquante hommes périssent avec lui ou sont pris ; Lannes est blessé. Les assiégés sortent par toutes les portes et prennent la brèche à revers. La perte de l'ennemi fut énorme ; toutes les batteries tirèrent à mitraille sur lui. Les succès des Français parurent si grands que, le 10 mai, à deux heures du matin, Bonaparte commanda un nouvel assaut. Il y avait vingt mille hommes dans la place, et toutes les maisons étaient tellement remplies de monde que les troupes françaises ne purent dépasser la brèche. Des prodiges d'héroïsme, de constance et d'habileté éclatèrent devant cette place défendue par deux hommes habiles, par des soldats animés du fanatisme religieux, par un chef d'une valeur indomptable et féroce, et ravitaillée par une flotte qui leur apportait sans cesse des vivres et des renforts. On ne vit jamais rien de pareil à l'acharnement des deux partis ; jamais nos soldats, trahis par la fortune, ne furent plus dignes du nom français. Les assauts succédaient aux assauts ; les obstacles se multipliaient devant nous ; nos pertes, irréparables dans un pays privé de toute communication avec le continent, étaient considérables. Déjà plus de cinq cents soldats étaient morts ; un plus grand nombre étaient blessés ; le général Bon avait été frappé à mort, ainsi que le chef de brigade Venoux, le chef de bataillon Croisier et l'intrépide général Chambaud. Outre ces pertes, la peste commençait ses ravages dans l'armée, et remplissait les esprits d'une sombre terreur. D'un autre côté, les nouvelles de l'Egypte n'étaient pas rassurantes : les côtes étaient menacées, la basse Egypte s'insurgeait, une armée turque se rassemblait à Rhodes pour débarquer en Egypte. Ces considérations déterminèrent Bonaparte à lever le siége de Saint-Jean-d'Acre, le 17 mai, après soixante jours de tranchée ouverte ; il annonça cette résolution par un ordre du jour, dans lequel, après avoir cherché à retremper le moral des soldats dans le souvenir de leurs exploits, il présentait la prise d'Acre comme une chose de peu d'importance. Mais les efforts inouïs qu'il avait faits attestaient le contraire, et depuis, sur son rocher de Sainte Hélène, il disait : Si j'avais enlevé Saint-Jean-d'Acre, j'opérais une révolution dans l'Orient. Les plus petites circonstances conduisent les plus grands évènements. J'aurais atteint Constantinople et les Indes ; j'eusse changé la face du monde. On sait que soixante mille Druses n'attendaient que la réduction de cette place pour se réunir h l'armée républicaine.

Le 20, l'armée française se mit en marche pour retourner en Egypte, mais non pas sans avoir obtenu des succès qui mettaient Djezzar hors d'état de la poursuivre. La retraite se fit dans un ordre admirable. Quelques historiens à prévention ou payés par les ennemis de Bonaparte pour le calomnier, ont prétendu qu'avant de s'éloigner il ordonna l'empoisonnement de ceux d'entre ses soldats qui étaient atteints de la peste. Chateaubriand, dont la lâcheté et la vénalité peut-être égalaient en 1814 son ancienne adulation pour Bonaparte et le faux courage qu'il déploya plus tard en faisant de l'opposition pour ou contre les Bourbons, dans l'intérêt de son égoïsme ou de sa vanité, fut un des écrivains qui contribuèrent le plus à répandre cette imposture ; mais on sait aujourd'hui, et cela est prouvé par les témoignages les plus irrécusables, que tous les pestiférés furent évacués tant par mer que par terre, et qu'il n'en restait à Jaffa que sept, déclarés incurables, qui eurent le temps de mourir avant d'être égorgés par les Turcs. Jamais Bonaparte n'a donné l'ordre barbare d'administrer de l'opium aux pestiférés ; et, l'eût-il fait, il n'eût trouvé personne qui consentît à l'exécuter : au surplus, on pe conçoit pas pourquoi cette question a été aussi long-temps débattue, lorsqu'elle méritait si peu de l'être. Bonaparte prescrivant l'empoisonnement des pestiférés, n'aurait pu le faire que pour leur épargner un sort plus cruel s'ils venaient à tomber dans les mains des Turcs : il aurait alors cédé à un motif d'humanité ; et dans ce cas tout ce que l'on peut dire, si l'on est encore tenté d'adresser un reproche, c'est que c'était de l'humanité mal entendue.

L'armée revint au Kaire le 14 juin : on la croyait détruite ; aussi Bonaparte ou le sultan Kébir (le père du feu), comme l'appelaient les Arabes, jugea-t-il à propos de faire une sorte d'entrée triomphale dans la cité sainte : il voulait, au moyen de cet appareil, effacer les funestes" impressions que le bruit de sa mort et de la défaite de ses troupes avait produites sur la population. Il y réussit pleinement. A peine de retour au Raire, Bonaparte acquit la certitude qu'une armée turque se disposait à débarquer sur les côtes de la Méditerranée, il s'occupa en conséquence avec ardeur de réorganiser son armée considérablement affaiblie par des pertes durant l'expédition de Syrie ; en peu de temps, les troupes ; bien reposée, bien habillées, furent en état d'entreprendre de nouveaux travaux ; des ordres furent dionnés pour mettre en état. de défense les forts entre Alexandrie et Rosette la plage qui s'étend de l'une à l'autre de ces deux villes étant, selon toutes les probabilités, le point où les Turcs effectue raient leur descente....

Bonaparte ne tarda pas a s'applaudir de cette prévoyance Il apprit en même temps la réapparition de Mourad-Bey vers les pyramides, et la descente d'une armée anglo-turque considérable avec laquelle l'infatigable Mourad de vait concerter ses mouvements. L'armée des Ottomans avait pris terre aux rivages d'Alexandrie.

Mustapha-pacha commandait en chef cotte ; armée qui était forte de dix-huit mille hommes. Son premier mouvement fut de s'emparer du fort d'Aboukir, défendu par deux cent soixante-cinq hommes sous les ordres dp commandant Godard. La valeur ne put résister long-temps au nombre. Mais comme si les Turcs avaient craint, en s'avançant, d'être enlevés par un coup de main, ils se fortifièrent dans la presqu'ile d'Aboukir. Bonaparte sut profiter de l'hésitation de son ennemi. Il rassembla, ses divisions à Pauranech ; s'étant dirigé de là sur Alexandrie, où il arriva le 24 juillet 1799, le lendemain 25 il ordonna l'attaque ; elle fut terrible et sanglante ; les Turcs n'avaient pour retraite que la mer ; cette position désespérée, ren dit leur défense plus opiniâtre. Les Français, après, avoir battu les postes avancés, et les avoir rejetés dans les retranchements, attaquèrent la redoute ; mais, écartés par la mitraille et ; les boulets, ils se replièrent sur le centre de leur petite armée : dans cette attaque, ils perdirent le général du génie Crétin, l'adjudant-général Leturcq, le chef de Brigade Duvivier et d'autres officiers distingués. Le général Fugière, qui commandait une colonne, eut le bras emporté par un boulet ; transporté près de Bonaparte, il lui fit entendre ces paroles prophétiques : Général, peut-être un jour envierez-vous mon sort, je meurs au champ d'honneur. Toutefois on parvint à conserver ses jours.

Cependant les Turcs, suivant un usage barbare des troupes orientales, sortaient pêle-mêle de leur camp pour couper la tête à leurs ennemis, et la rapporter, afin d'en avoir le prix ordinaire ; l'adjudant -général Roizo, qui remarque ce désordre, propose au général Murat de s'élancer, sur la redoute. Murat avec sa cavalerie se jette entre la redoute et la mer, pendant que Roize, soutenu du général Lannes, saute dans la redoute, poursuit les Turcs, et les accule entre la mer et la cavalerie : ils furent tous égorgés, ou noyés dans la mer. Le village tenait encore : Lannes s'en empara, et massacra tous les ennemis qui l'occupaient. Il ne restait plus dans le camp de cette nombreuse armée que deux cents janissaires, sous les ordres de Seid-Mustapha-pacha ; ils se rendirent avec leur chef ; ils furent les seuls prisonniers que l'on put faire dans cette journée. Près de cinq mille Turcs se défendaient encore dans le fort d'Aboukir, et refusaient de se rendre. Lannes, secondé par le chef de bataillon du génie Bertrand, les assiégea ; le manque de vivres les contraignit à déposer les armes. Ainsi se termina cette menaçante expédition des Turcs, dont la ruine fut si glorieuse pour las Français.

Il semblait que le ciel eût voulu offrir à Bonaparte l'occasion, sinon de réparer, du moins de venger sur ce champ de bataille le déplorable désastre d'Aboukir ; jamais son génie, sa présence d'esprit, et l'admirable précision de son coup-d'œil n'avaient apparu à un plus haut degré que dans cette action qui présenta tant de vicissitudes. Aussi, après la victoire, le brave et loyal Kléber dit-il à Bonaparte en le serrant dans ses bras : Général, vous êtes grand comme le monde. Bonaparte reçut les félicitations de tous ses lieutenants, et il n'eut de son côté que des éloges à leur donner pour le zèle et le dévouement avec lequel ils l'avaient secondé. Murat, dont le sabre avait tant fait au milieu de ces scènes de carnage, Murat, dont les prouesses surpassaient déjà tous les exploits de la chevalerie, reçut le premier ses remerciements. Marmont seul eut à essuyer de sanglants reproches ; lorsque l'armée ottomane avait abordé le rivage, il s'était replié avec sa troupe, sans s'opposer au débarquement. Bonaparte, irrité d'une pareille conduite, le taxait de lâcheté. Nous n'étions que douze cents, objecta Marmont, et ils étaient dix-huit mille, que vouliez-vous que je fisse ?Eh bien ! s'écria Bonaparte, avec vos douze cents hommes, je serais allé jusqu'à Constantinople.

Bonaparte vainqueur retourna à Alexandrie, où il séjourna quelque temps. Son séjour dans cette ville a été l'objet de différentes conjectures ; quelques-uns ont prétendu qu'il avait pour motif les préparatifs du départ secret que le général méditait depuis la levée du siège de Saint-Jean-d'Acre, soit de son propre mouvement et sur les avis qu'il avait reçus du délabrement des affaires et de la déconsidération où le Directoire était tombé, soit pour obéir à une dépêche du Directoire qu'il reçut au Kaire le 7 prairial an VII, et qui était ainsi conçue :

CITOYEN GÉNÉRAL,

Les efforts extraordinaires que l'Autriche et la Russie viennent de déployer, la tournure sérieuse et presque alarmante que la guerre a prise, exigent que la république concentre ses forces. Le Directoire vient en conséquence d'ordonner à l'amiral Brueys d'employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour se rendre maître de la Méditerranée et pour se porter en Egypte, à l'effet d'en ramener l'armée que vous commandez. Il est chargé de se concerter avec vous sur les moyens à prendre pour l'embarquement et le transport. Vous jugerez, citoyen général, si vous pouvez avec sécurité laisser en Egypte une partie de vos forces, et le Directoire vous autorise, dons ce cas, à en confier le commandement à qui vous jugerez convenable.

Le Directoire vous verrait avec plaisir ramené à la tête des armées républicaines, que vous avez jusqu'à présent si glorieusement commandées.

 

Les dangers de sa patrie et les vœux de ses concitoyens le rappelaient sur le premier théâtre de ses exploits. Il savait les revers éprouvés par les armées républicaines en Allemagne et en Italie ; il se disposa dès-lors à retourner en Europe, et à braver les périls d'une traversée hasardeuse. La destruction de l'armée ottomane sur la plage d'Aboukir avait levé les obstacles à son retour en Europe. Il donna l'ordre secret de mettre promptement les frégates la Muiron et la Carrère en état de faire voile. Le 11 août, l'amiral Gantheaume fit connaître que la croisière anglaise n'était pas en vue. Le moment est propice pour le départ, Bonaparte n'a plus de temps à perdre, mais comment annoncer sa résolution à son armée ? Quels adieux adresser à des compagnons qui ont souffert, combattu, vaincu avec lui, et qui croient leur destinée attachée à la sienne ? Soit crainte d'abattre leur courage soit désir de s'épargner le tableau d'une séparation déchirante, Bonaparte, en quittant le Kaire, supposa une tournée dans les provinces de la Basse-Egypte.

Le 21 août, il était de nouveau à Alexandrie ; c'est de cette ville qu'il adressa une lettre au général Kléber :

Général, lui écrivait-il, vous trouverez ci-joint un ordre pour prendre le commandement de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne paraisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours. J'emmène avec moi les généraux Berthier, Lannes, Murât, Andréossy, Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet.

Vous trouverez ci-joints tous les papiers anglais et ceux de Francfort jusqu'au 10 juin, vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloqués. J'ai lieu de croire que la première de ces placés tiendra jusqu'au mois de novembre ; j'ai l'espérance, qui me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre.

Vous trouverez ci-joint un chiffre pour correspondre avec le gouvernement, et un autre pour correspondre avec moi.

L'arrivée de notre escadre a Toulon, venant de Brest, et de l'escadre espagnole à Carthagène, ne laisse aucune espèce de doute sur la possibilité de faire passer en Egypte les fusils, sabres et fers coulés dont vous aurez besoin et dont j'ai l'état le plus exact, avec une quantité de recrues suffisantes pour réparer les pertes des deux campagnes'. Le gouvernement vous fera connaître alors ses intentions, et moi, homme public ou particulier, je prendrai des mesures pour vous faire avoir fréquemment des nouvelles.

Si, par des évènements incalculables, toutes les tentatives étaient infructueuses, et qu'au mois de mai vous n'eussiez reçu aucun secours ni nouvelles de France ; si cette année, malgré toutes les précautions, la peste était en Egypte, et que vous perdissiez plus de quinze cents soldats, perte considérable, puisqu'elle serait en sus de celle que les évènements de la guerre occasionneraient journellement ;' je dis que, dans ce cas, vous ne devez point vous hasarder à soutenir la campagne prochaine, et vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte ottomane, quand même l'évacuation devrait en être la condition principale. Il faudrait seulement éloigner l'exécution de cet ordre, si cela était possible, jusqu'à la paix générale.

Vous savez aussi bien que personne, citoyen général, combien la possession de l'Egypte est importante pour la France. L'empire turc, qui tombe en ruines de tous côtés, s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Egypte par la France serait un malheur d'autant plus grand que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains.

Les nouvelles des revers et des succès de la république en Europe doivent influer puissamment sur ces Calculs.

Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir la politique de l'Egypte. Il faut endormir le fanatisme en attendant qu'on puisse le déraciner, En captivant l'opinion des grands scheïks du Kaire, on a l'opinion de toute l'Egypte et de tous les chefs du peuple. Il n'y a rien de plus dangereux pour nous que ces chefs peureux et pusillanimes, qui ne savent pas se battre, et qui, semblables à tous les prêtres, imposent le fanatisme sans être fanatiques.

Quant aux fortifications, Alexandrie et El-Arich, voilà les deux clés de l'Egypte. J'avais le projet de faire établir cet hiver des redoutes de palmiers, deux depuis Salahieh jusqu'à Katieh, et deux de Katieh à El-Arich ; une de ces dernières se serait trouvée dans l'endroit où le général Menou a trouvé de l'eau potable.

La place importante que vous allez occuper va vous mettre à même de déployer les talents que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passe est vif, et les résultats en seront immenses sur le commerce et la civilisation : ce sera l'époque d'où dateront les grandes résolutions.

Accoutumé à ne voir, la récompense des peines et des travaux de la vie que dans l'opinion de la postérité, j'abandonne l'Egypte avec le plus grand regret. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les évènements extraordinaires qui viennent de se passer, me décident à traverser les escadres ennemies pour me rendre en Europe.

L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants. J'ai eu dans tous les temps, même au milieu de leurs plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces mêmes sentiments, vous le devez pour l'amitié et l'estime toute particulière que j'ai pour vous, et l'attachement que je vous porte.

BONAPARTE.

 

Bonaparte confia à Menou le commandement d'Alexandrie, Rosette et Bahieh. Et avant de s'éloigner, il fit au divan une communication dans laquelle il prétextait une grande expédition contre les Anglais. Enfin, le 22 août à dix heures du soir, une petite embarcation vint le prendre avec mystère et le transporta à bord de la frégate le Muiron, commandée par le contre-amiral Gantheaume. Au moment d'appareiller, une frégate anglaise fut signalée. Les compagnons de Bonaparte en tirèrent un mauvais augure. Ne craignez rien, leur dit-il, la fortune ne nous trahira point : nous arriverons en dépit des Anglais. Bonaparte avait déjà foi dans son étoile : son voyage était, celui d'un prédestiné certain de son avenir : cette proclamation, où il fait ses adieux à son armée, en offre la preuve.

SOLDATS !

Des nouvelles de l'Europe m'ont décidé à partir pour la France. Je laisse le commandement au général Kléber ; l'armée aura bientôt de mes nouvelles : je ne puis en dire davantage. Il me coûte de quitter des soldats auxquels je suis le plus attaché ; mais ce ne sera que momentanément, et le général que je vous laisse a la confiance du gouvernement et la mienne.

BONAPARTE.

 

Le 9 octobre, après quarante-un jours de route sur une mer sillonnée de vaisseaux ennemis, Bonaparte débarqua à Fréjus. La rade fut en un moment couverte de canots : toute la population voulait voir, contempler le vainqueur des Pyramides, du Thabor, d'Aboukir. Avant l'arrivée des préposés à la santé, les deux frégates avaient communiqué avec la terre. Bonaparte, impatient, se fit délivrer par le médecin un certificat attestant qu'il n'y avait pas lieu à quarantaine, la peste avait cessé en Egypte, et il n'y avait pas un malade à bord. Bonaparte, empressé de se rendre à Paris, monta en voiture, accompagné seulement de Berthier.