HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Prise de Malte. — Arrivée devant Alexandrie. — Débarquement. — Prise d'Alexandrie. — Proclamation aux troupes et aux habitants. — Affaire de Chébreis. — Bataille des Pyramides. — Prise du Kaire. — Combat de Salahieh. — Bataille d'Aboukir. — Lettres à la veuve de l'amiral Brueys et au vice amiral Thévenard.

1798

 

Le 19 mai 1798, la flotte appareilla au bruit répété du canon des batteries de Toulon et de tous les vaisseaux de ligne. Bonaparte, avec une partie de l'état-major général, se trouvait sur le vaisseau l'Orient, monté par le vice-amiral Brueys.

L'armée naviguait depuis plusieurs jours ; on s'attendait à chaque instant à être rencontré par les Anglais. Chaque voile qu'on apercevait dans le lointain était un sujet d'inquiétude ; plusieurs bâtiments, sortis des ports de l'Italie pour se rallier à la flotte, ne se joignirent à elle qu'après l'avoir jetée dans les plus vives alarmes. On vit successivement arriver les convois de Gênes, d'Ajaccio, de Civita-Vecchia, et chaque fois leur approche fut le signal d'une alerte. Un combat naval pouvait faire échouer l'expédition. Mais la fortune de la France la protégeait, et nos vaisseaux échappèrent à la vigilance de la croisière anglaise. Le 9 juin on découvrit enfin l'île de Malte et ses fortifications. Toute la côte était hérissée de batteries : on voyait de distance en distance des fortins situés sur des éminences escarpées. A gauche se présentait l'entrée du grand port, et le fort Saint-Ange avec le terrible appareil de ses fossés, de ses canons et de ses hautes murailles.

L'île de Malte, située entre Toulon et Alexandrie, offrait un point intermédiaire dont il était important de s'assurer pour le succès de l'expédition. Mais une longue résistance eût donné aux Anglais le temps d'arriver. La voie des négociations parut moins chanceuse ; le général en chef fit demander au grand maître l'entrée du port pour noire armée navale.

La réponse fut que les statuts de l'Ordre s'opposaient à ce qu'il entrât plus de quatre bâtiments à la fois. Peu accoutumé à un refus, Bonaparte se décida à user de violence. Il répliqua cependant au grand maître, et s'efforça de justifier son agression : L'Ordre avait longtemps favorisé les ennemis de la République en fournissant des matelots aux Anglais, en ravitaillant leurs vaisseaux, et en violant en leur faveur les statuts invoqués contre lui, général de l'armée de la République ; l'Ordre avait, au mépris des décrets du gouvernement français, nommé aux commanderies qui étaient devenues vacantes en France, bien que ces commanderies fussent abolies, Bonaparte récapitula ces griefs, et déclara qu'il venait demander réparation. Ses menaces, ses fières paroles aux chevaliers, le développement rapide de ses démonstrations hostiles, répandirent la confusion dans la ville de Lavalette, où d'ailleurs les Français avaient un parti. Le 10 juin, au point du jour, les troupes opérèrent leur descente : elles s'emparèrent sans efforts de l'île de Gose et des batteries de Marsa-Sirocco. Les divisions Vaubois et Lannes prirent terre près de Malte. En vain le bailli Tommassi voulut se maintenir dans les retranchements de Niciar. Abandonné du petit nombre de milices qu'il avait rassemblées, tourné par deux compagnies de carabiniers, il faillit être fait prisonnier, et eut de la peine à entrer dans la ville. A neuf heures le général Vaubois prit possession de la cité vieille, qui ouvrit ses portes sans attendre que les Français eussent tiré un coup de fusil. A dix heures, la campagne et tous les forts de la côte étaient en notre pouvoir.

Durant la nuit, à la clarté des feux allumés dans la ville, on put voir, du haut des vaisseaux, l'agitation qui régnait parmi les assiégés. La populace mutinée s'assemblait en tumulte autour du lieu où se tenait le conseil ; des cris menaçants se faisaient entendre ; le grand maître, sommé par les habitants de capituler, dut se résigner pour éviter de plus grands malheurs. En conséquence, le feu des forts cessa le lendemain, et des négociateurs furent envoyés à Bonaparte pour traiter de la reddition de la place.

A la tête de cette députation se trouvait le commandeur Boisredon-Ranségat, Français, qui, la veille, avait été jeté dans un cachot pour avoir refusé d'armer son bras contre ses compatriotes. Cet exemple honorable n'avait point été imité par les autres chevaliers de la langue de France, plusieurs furent pris dans les forts les armes à la main. Bonaparte ne leur épargna point les témoignages de son indignation : Puisque vous avez pu prendre les armes contre votre patrie, leur dit-il, il fallait savoir mourir ; allez, retournez dans la place, tandis qu'elle ne m'appartient pas encore ; je ne veux point de vous pour mes, prisonniers.

La convention fut conclue et signée le 12 juin. Le général en chef fit son entrée dans la ville à la. tête d'une partie de l'armée. Plusieurs bâtiments de guerre, douze, cents pièces de canon, quarante mille fusils., quinze cents milliers de poudre, et trois millions de francs, formant le trésor de Saint-Jean, furent les fruits de cette conquête. Bonaparte admirait la beauté des fortifications taillées dans le roc, qui défendent la place, et s'étonnait lui-même de la facilité avec laquelle il s'en était emparé. Oui, dit Caffarelli, à qui il communiquait ses réflexions, il faut avouer que nous sommes bien heureux qu'il se soit trouvé du monde dans cette ville pour nous en ouvrir les portes. Malte reçut un gouvernement organisé d'après les principes de la République. La servitude fut abolie, l'égalité proclamée. L'île adopta les couleurs françaises. Le premier soin du général fut de briser les fers des esclaves turcs et arabes : il voulait se faire précéder en Egypte par une renommée de générosité et de clémence.

Bonaparte chercha aussi à s'assurer un point d'appui dans l'Albanie et l'Epire : avant de continuer sa route, il dépêcha un de ses aides-de-camp vers le fameux Ali, pacha de Janina ; mais ce pacha était alors hors de son gouvernement, occupé à combattre Passavan-Oglow. L'absence d'Ali contraria les projets de Bonaparte : les négociations ne purent être entamées.

Le 1er juillet, les minarets d'Alexandrie montrèrent à l'armée le but de son voyage : un immense cri d'allégresse retentit sur la flotte, et chaque soldat regardant avec joie cette terre d'Egypte, si féconde en souvenirs, appela de ses vœux l'heure du débarquement. Bonaparte voulut, le premier de tous, quitter le vaisseau amiral et mettre le pied sur cette terre qu'il voulait conquérir. A peine débarqué, il vit venir à lui le consul de France, qui lui apprit que, trois jours auparavant, la flotte anglaise commandée par Nelson, s'étant présentée devant Alexandrie, avait prévenu les habitants de l'attaque dont ils étaient menacés, et s'était remise en route pour chercher la flotté française. La ville était donc sur ses gardes, et tout annonçait une vigoureuse résistance. Bonaparte juge que les moments sont précieux ; il ordonne le débarquement. A peine quelques troupes sont-elles à terre, il se met à leur tête : il vole à de nouveaux exploits, mais, avant d'entrer dans cette autre carrière de gloire, il a besoin de rappeler à ses guerriers quels sont leurs devoirs sur cette plage étrangère. Les peuples, leur dit-il, avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : Il n'y a d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredites pas ; agissez avec eux comme vous avez agi avec les Juifs et avec les Italiens. Ayez des égards pour leurs muphtis et pour leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques.... Les légions romaines protégeaient toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différends de ceux de l'Europe ; il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels nous allons, traitent leurs femmes différemment que nous ; mais dans tous les pays, celui qui viole est un monstre, le pillage n'enrichit qu'un petit nombre d'hommes, il nous déshonore, il détruit nos ressources, il nous rend ennemis des peuples, qu'il est de notre intérêt d'avoir pour amis. "

Bonaparte, selon sa coutume, compte parmi ses moyens de succès l'influence qu'un général habile peut exercer sur l'esprit des peuples : il sait vaincre, mais il attache encore plus de prix aux triomphes que donne la persuasion. Ainsi, partout où il parait à la tête d'une armée, il s'annonce avec des pensées de régénération, les seules qui dussent convenir à une République, surgie de la philosophie et des lumières du dix-huitième siècle. Il était alors le prophète de la démocratie, prophète armé comme Mahomet, guerrier comme lui, et doué de cette éloquence qui s'adapte à tous les pays, et à tous les degrés de civilisation. Bonaparte parait, et déjà les habitants sont avertis qu'il y aura pour eux d'immenses avantages à l'accueillir ; il vient avec l'intention de respecter leurs croyances, il se propose de les délivrer de l'oppression sous laquelle ils gémissent : c'est en ami, c'est en protecteur qu'il vient ; mais en même temps prêt à faire face à toutes les résistances, il déploie l'appareil des combats.

Trois mille six cents hommes des divisions Menou, Bon et Kléber, descendirent aussitôt près du Marabou, à une lieue et demie d'Alexandrie. On marcha incontinent sur la cité moderne, à travers les débris de l'ancienne.

A peu de distance de la place, Bonaparte fit faire halte, lise disposait à parlementer, quand tout-à-coup des cris horribles et le bruit du canon lui firent connaître la réception à laquelle il devait s'attendre. On manquait d'artillerie pour pouvoir répondre. L'ordre d'escalader les murs est donné, la charge est battue ; généraux et soldats rivalisent de courage. Kléber, sous un feu meurtrier, montre à ses' grenadiers l'endroit où ils doivent monter ; une balle le frappe à la tête et le renverse ; sa chute double l'ardeur des soldats ; brûlant de le venger, ils s'élancent sur les échelles, et bientôt on voit flotter les drapeaux de la République au sommet des remparts. Sur ces entrefaites, le général Bon enfonçait à gauche la porte de Rosette, tandis que le général Menou forçait à droite un autre point, et entrait le premier dans la ville après avoir reçu six blessures. Epouvantés de tant d'audace, les assiégés fuient en désordre dans toutes les directions.

Bonaparte alors envoie un parlementaire au gouverneur et aux principaux habitants d'Alexandrie. Le général leur promet que leurs biens, leur religion, leur liberté', seront respectés. Il les assure que les Français sont les meilleurs amis de la Sublime-Porte, et qu'ils n'ont mis le pied en Egypte que pour délivrer les Égyptiens du joug des Mamelucks. Ces raisons, et plus encore, sans doute, la crainte des dangers où les eût exposés une trop longue résistance, décidèrent les habitants à se rendre. Bonaparte fit alors répandre dans la ville la proclamation suivante en langue arabe, imprimée avec des caractères apportés de France :

Depuis trop longtemps les beys qui gouvernent l'Égypte insultent à la nation française, et couvrent les négociais d'avanies : l'heure de leur châtiment est arrivée.

Depuis trop longtemps ce ramassis d'esclaves, achetés dans le Caucase et la Géorgie, tyrannisent la plus belle partie du monde ; mais Dieu, de qui dépend tout, a ordonné que leur empire finit.

Peuples de l'Egypte, on vous dira que je suis venu pour détruire votre religion ; ne le croyez pas : répondez que je viens restituer vos droits, punir les usurpateurs ; et que je respecte plus que les Mamelucks, Dieu, son prophète et le Koran.

Dites-leur que tous les hommes sont égaux devant Dieu : la sagesse, les talents et les vertus mettent seuls de la différence entre eux.

Or, quelle sagesse, quels talents, quelles vertus distinguent les Mamelucks, pour qu'ils aient exclusivement tout ce qui rend la vie aimable et douce ?

Y a-t-il une belle terre, elle appartient aux Mamelucks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, un e belle maison, cela appartient aux Mamelucks.

Si l'Egypte est leur ferme, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple ; tous les Egyptiens sont appelés à gérer toutes les places : que les plus sages, les plus instruits, les plus vertueux gouvernent ; et le peuple sera heureux.

Il y avait jadis parmi vous de grandes villes, de grands canaux, un grand commerce : qui a tout détruit, si ce n'est l'avarice, les injustices et la tyrannie des Mamelucks ?

Quadys, cheiks, imans, tchorbadys, dites au peuple que nous sommes aussi de vrais Musulmans. N'est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux Musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils fissent la guerre aux Musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons été dans tous les temps les amis du Grand-Seigneur — que Dieu accomplisse ses desseins ! —, et l'ennemi de ses ennemis ? Les Mamelucks, au contraire, ne se sont-ils pas toujours révoltés contre l'autorité du Grand-Seigneur, qu'ils méconnaissent encore ? ils ne font que leurs caprices.

Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! ils auront le temps de nous connaître et ils se rangeront avec nous.

Mais malheur, trois fois malheur à ceux qui s'armeront pour les Mamelucks, et combattront contre nous ! il n'y aura pas d'espérance pour eux ; ils périront.

ART. 1er. Tous les villages situés dans un rayon de trois lieues des endroits où passera l'armée, enverront une députation au général commandant les troupes, pour les prévenir qu'ils sont dans l'obéissance et qu'ils ont arboré le drapeau de l'armée.

2. Tous les villages qui prendraient les armes contre l'armée seront brûlés.

3. Tous les villages qui se seront soumis à l'armée mettront, avec le pavillon du Grand-Seigneur, notre ami, celui de l'armée.

4. Les cheiks feront mettre les scellés sur les biens, maisons, propriétés, qui appartiennent aux Mamelucks, et auront soin que rien ne soit détourné.

5. Les cheiks, les cadhys et les imans conserveront les fonctions de leurs places ; chaque habitant restera chez lui, et les prières continueront comme à l'ordinaire. Chacun remerciera Dieu de la destruction des Mamelucks, et criera : Gloire au sultan, gloire à l'armée française son amie ! malédiction aux Mamelucks et bonheur au peuple d'Egypte.

 

Cette proclamation acheva de calmer les esprits et d'établir la confiance entre les habitants et les Français.

La prise d'Alexandrie n'avait coûté que quarante soldats ou officiers français. Bonaparte les fit inhumer, avec tous les honneurs militaires, au pied de la colonne de Pompée, et ordonna que leurs noms fussent gravés sur le fût de ce monument. La cérémonie qui eut lieu en présence de toute l'armée, la remplit d'enthousiasme et d'amour pour un'chef qui récompensait le mérite jusque dans la tombe.

Bonaparte ne négligea rien de ce qui était propre à captiver la bienveillance des habitants. Il conserva le commandant turc en le mettant sous les ordres du général Kléber, qui était hors d'état de continuer la campagne.

L'un de ses premiers soins fut de pourvoir à la sûreté de sa flotte : mais les pilotes turcs déclarèrent que les vaisseaux de 74 ne pourraient pas entrer dans le port, et à plus forte raison ceux de 80 et 120 canons. Il aurait fallu alléger, ou employer des chameaux ; et en outre l'amiral craignait, une fois entré, de ne plus pouvoir sortir. La flotte aurait dû se rendre à Corfou. Brueys se contenta d'embosser à Aboukir, où il croyait être inattaquable.

L'organisation du gouvernement provisoire d'Alexandrie était à peine terminée que Bonaparte se dirigea sur le Kaire. D'après une ancienne tradition répandue parmi les Musulmans, la prise de cette capitale assurait au vainqueur la possession de toute l'Egypte, et c'était là que les beys avaient établi le centre de leur domination. Le succès de l'expédition devait donc avoir le double résultat de prévenir les préparatifs de l'ennemi, et de frapper l'imagination d'un peuple superstitieux. Aussi Bonaparte, habile appréciateur du temps et des causes morales, préféra-t-il prendre le chemin le plus court, malgré les difficultés qu'il présentait ; et, laissant la route de Rosette, il fit suivre à l'armée celle qui passe par Damanhour.

L'avant-garde, sous les ordres du général Desaix, partit d'Alexandrie dans la nuit du 3 au 4 juillet. Elle se composait de quatre mille six cents hommes, dont cent soixante de cavalerie, hussards et dragons. Après cinq heures de marche dans des sables arides, elle arriva près de deux puits récemment comblés. On les nettoya sur-le-champ ; leur eau saumâtre et fangeuse, distribuée avec parcimonie, fut loin de pouvoir suffire aux besoins des soldats.

Cette division fut suivie de celle des généraux Reynier, Bon et Menou. Le général en chef parti d'Alexandrie te 9, arriva le 10 à Damanhour, où l'année se trouva réunie, après avoir parcouru le même espacé avec les mêmes souffrances.

Une marche de quinze lieues sur un sable stérile et brûlant apprit aux Français que cette contrée leur offrirait des obstacles et des périls plus redoutables que ceux auxquels ils s'étaient attendus. Dans l'espoir de trouver comme dans leurs campagnes d'Europe, des villages et des habitations pourvus de vivres et de rafraîchissements, ils s'étaient débarrassés, dès la première journée, du biscuit et de l'eau dont on les avait chargés pour quatre jours. Nous couchons ce soir à Béda, à Birket, etc., se disaient-ils entre eux pour s'encourager à la marché leur étonnement était grand de trouver deux ou trois huttes sans habitants. Bientôt ils eurent à endurer tels tourments de la faim et ceux de la Soif, plus terribles encore. Plusieurs y succombèrent. Un phénomène inconnu dans nos climats réalisa pour l'armée les tortures auxquelles la fable a condamné Tantale. Par un singulier effet de lumière, on croyait voir devant soi un lac immense où se réfléchissaient les monticules de sable et toutes les aspérités du sol. L'illusion du mirage est telle qu'on s'y trompe la dixième fois aussi bien que la première. Comme' c'était principalement dans la matinée que ce phénomène' avait lieu, nos soldats, épuisés de fatigue, faisaient de nouveaux efforts, pressaient leur marche, et ne la ralentissaient enfin que quand le soleil, dans toute sa force, avait fait disparaître les eaux imaginaires dans lesquelles ils avaient cru éteindre la soif qui les dévorait. Le sable était comme enflammé ; c'était un égal supplice de s'arrêter ou de se mouvoir sur ce brasier ardent ; les pieds des soldats étaient ensanglantés. La nuit n'apportait pour eux qu'un changement de tourments : le sol se couvrait d'une rosée froide qui glaçait leurs membres et semblait pénétrer jusque dans les os ; ces variations extrêmes de la température ne pouvaient manquer d'engendrer des maladies ; bientôt se déclara l'ophtalmie, ce fléau permanent de l'Egypte.

Au milieu de tant de souffrances et de fatigues, nos guerriers conservèrent néanmoins l'insouciance et la gaité qui les a toujours caractérisés. Dans ces déserts, comme sous le doux ciel de l'Italie, ils égayaient leurs marches par des plaisanteries et des chansons.

Pendant que le gros de l'armée se portait sur Damanhour, le général Dugua s'emparait de Rosette, et ouvrait à la flottille française la libre entrée du Nil. Le chef de division Perrée, qui la commandait, reçut ordre de lui faire suivre les mouvements de l'armée. Ramanieh était le point de jonction des deux routes, et le rendez-vous des forces destinées à agir contre le Kaire Lorsqu'au sortir du désert les troupes aperçurent les bords du fleuve bienfaiteur de l'Egypte, un cri de joie s'éleva : il est impossible de décrire les sensations qu'elles éprouvèrent à l'aspect d'une nature pleine de force et de vie. L'inondation avait engraissé le sol, et de riches moissons bordant les deux rives du Nil semblaient une broderie d'or. Le premier mouvement des soldats fut de se précipiter dans le fleuve, sans même se déshabiller ; ils s'enivrèrent à longs traits d'une eau délicieuse.

Ce fut le 12 juillet, à Ramanieh, que les Mamelucks se montrèrent aux troupes françaises pour la première fois.

Accueillis par un feu de peloton bien nourri, ils ne tardèrent pas à se dissiper, laissant une vingtaine des leurs sur la poussière.

L'armée prit deux jours de repos à Ramanieh.

Le 14, au soir, l'armée arriva en vue du village du Chébreis, où l'attendaient quatre mille Mamelucks et une multitude d'Arabes. Le 13 les ennemis furent en présence. L'engagement commença sur le Nil entrera flottille française et celle des beys. Des deux côtés on combattit avec une extrême opiniâtreté ; plus de quinze cents coups de canon furent échangés en peu de temps.

Pendant que cette action se passait sur le Nil, les Mamelucks s'étendaient dans la plaine, débordaient les ailes et cherchaient un point faible pour pénétrer dans les rangs de l'infanterie française. Partout les bataillons, habilement disposés et flanqués les uns par les autres, leur présentent un front impénétrable. Ils reviennent à la charge à plusieurs reprises et toujours avec une nouvelle fureur : on leur oppose une immobilité meurtrière ; un mur de baïonnettes les arrête. On vit de ces Mamelucks, désespérés d'une résistance inattendue, pousser leurs chevaux à reculons, pour renverser la barrière contre laquelle ils venaient échouer. Après avoir consumé la journée en efforts impuissants, ils disparurent. Quatre cents des leurs restèrent sur le champ de bataille.

Avant cette affaire, les Mamelucks avaient un souverain mépris pour l'infanterie européenne, qu'ils jugeaient d'après celle du pays. Aussi furent-ils tellement surpris de la précision avec laquelle les bataillons manœuvraient, que les blessés prisonniers demandaient si leurs adversaires n'étaient pas liés ensemble.

L'armée continua sa marche au milieu de toutes sortes de privations, à travers des villages déserts et sur un sol dépourvu de toute végétation. Enfin le 23 juillet, au moment où le soleil paraissait sur l'horizon, l'armée aperçut les Pyramides. A l'aspect de ces masses antiques qui se dessinaient au loin sur un ciel bleuâtre, elle s'arrêta saisie de respect et d'admiration. Soldats, s'écria Bonaparte, vous allez combattre les dominateurs de l'Egypte ; songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent ! Et le plus noble enthousiasme animait sa figure. L'armée s'apprêta à lui répondre par la victoire.

Mourad, le plus puissant des princes de l'Egypte, a appelé tous les beys à la défense de la ville sacrée ; six mille Mamelucks n'attendent que le signal du combat, et leurs armes, réfléchissant les rayons du soleil, étincèlent aux yeux des Français. Mourad est furieux de l'échec que les siens ont essuyé à Chébreis : il veut les remplir de son courage, ou du moins de sa colère.

Dès que Bonaparte eut reconnu la position de l'ennemi, il rangea ses troupes de la même manière qu'à Chébreis, par divisions en carrés qui se flanquaient mutuellement. Celles des généraux Desaix et Reynier reçurent ordre de se porter sur la droite, entre Embabeh et Gizeh, afin de couper aux vaincus la retraite vers la Haute-Egypte.

Mourad-Bey sentit les conséquences de ce mouvement, et fit aussitôt avancer un groupe d'élite qui fondit impétueusement sur les deux divisions. Les soldats l'attendirent en silence ; et lorsqu'il fut à la distance de cinquante pas, ils le foudroyèrent par une grêle de balles et de mitraille, qui dans un instant joncha le champ de bataille d'hommes et de chevaux. Les Mamelucks, qui s'étaient séparés pour charger les deux divisions à la fois, se réunirent alors contre le carré de Desaix, l'entourèrent et le pressèrent avec une nouvelle fureur ; Ils voltigeaient, sans ordre autour de ce trapèze, dont les décharges terribles les étendaient par centaines, Tous leurs efforts échouèrent contre un rempart de fer et de flammes.

Dans leur désespoir, ils voulurent se jeter sur la division Reynier ; mais ce mouvement les mit entre, le feu des deux carrés. L'artillerie et la mousqueterie en firent un carnage horrible. Quoique leur désordre fût au comble, ils recommencèrent à charger avec autant d'acharnement : un grand nombre vint expirer sur les baïonnettes.

Mourad-Bey lança hors des retranchements un nouveau corps pour soutenir le premier. Bonaparte saisit ce moment : il ordonna au général Bon, à la gauche de la ligne, de se porter à l'attaque des ouvrages ; et au général Vial de s'établir entre les retranchements et le corps qui venait d'en sortir.

Les Mamelucks, qui avaient attaqué les divisions Desaix, et Reynier, se voyant coupés par la division Menou, que commandait alors le général Vial, se portèrent au grand, galop sur Bit-Kil, petit village occupé par quelques troupes du général Desaix, sous les ordres du chef de bataillon Dorsenne ; mais ils y furent si chaudement accueillis, qu'ils tournèrent bride cl regagnèrent la plaine. Leur intrépidité y éclata par de nouvelles charges. Vains efforts l ceux qui ne succombèrent pas furent obligés de se disperser.

Cependant le général Bon exécute l'ordre qu'il a reçu ; sa division, formée en trois colonnes d'attaque, marche, sur les retranchements. Les Mamelucks lui opposent d'abord un feu d'artillerie bien nourri, et ensuite se décident à la charge : ils s'élancent avec une telle furie, que les colonnes ont à peine le temps de se mettre en bataillon carré. La rage déréglée de l'ennemi échoue de nouveau contre ce bastion vivant, dont toutes les faces vomissent la mort. Au milieu des balles et de la mitraille, les Mamelucks n'ont plus de salut que dans la fuite ; ils dirigent leurs agiles chevaux vers leur gauche. Bonaparte l'avait prévu. Sur le passage se trouve la division Vial. Ils sont forcés de passer à cinq pas d'un bataillon de carabiniers, qui en font une effroyable boucherie. Ceux qui échappent au fer se jettent épouvantés dans le Nil et s'y noient. En même temps les retranchements étaient enlevés ; le général Bon s'établissait dans le village d'Embabeh, et privait les Mamelucks de leur point d'appui principal

Il fallut céder. Mourad-Bey, trop sûr de l'impuissance de ses efforts, s'éloigna précipitamment, et, longeant le fleuve, prit le chemin de la Haute-Egypte, sans même oser s'arrêter à Gizeh, lieu de sa résidence habituelle. Son collègue Ibrahim-Bey avait eu la prudence de rester sur la rive droite du Nil avec les Mamelucks de sa maison ; de là il activait le feu de quelques chebecks placés vers le milieu du fleuve. Quand la bataille fut perdue, il brûla les bâtiments de la flottille.

Cette journée coûta aux ennemis plus de trois mille cavaliers d'élite, quarante pièces de canon et quatre cents chameaux chargés de bagages. La presque totalité de la milice à pied, acculée au Nil, s'était précipitée dans le fleuve, et y avait trouvé la mort. Plusieurs des beys, et Mourad lui-même, furent blessés en combattant vaillamment.

Les troupes bivouaquèrent à Embabeh. Le lendemain de cette bataille, moins remarquable par le grand déploiement des forces que par l'habileté des manœuvres, Bonaparte reçut une députation des négociants du Kaire. Cette ville, abandonnée des Mamelucks, était livrée aux excès de la populace ; les maisons des beys avaient été pillées, et le quartier des Européens courut risque d'être incendié. Bonaparte, voulant promptement mettre an terme à de tels désordres, ordonna au général Dupuy de partir sur-le-champ avec deux compagnies de grenadiers, et d'aller prendre possession du Kaire.

La marche de ce général fut éclairée par l'incendie de soixante bâtiments chargés de richesses, que les Mamelucks avaient livrés aux flammes avant d'abandonner les bords du Nil.

A une heure du matin, il arriva, sans avoir rencontré d'obstacles, sous les murs de la capitale de l'Egypte. L'effroi régnait dans l'enceinte de la Cité sacrée : toutes les portes étaient fermées, toutes les lumières éteintes. Les chiens, dont cette ville immense est remplie, répondaient seuls par de longs hurlements au tambour des Français.

Le premier soin de Bonaparte fut d'organiser l'administration du pays. Il forma un divan composé de sept personnes des plus notables de la ville, chargées de maintenir la tranquillité publique et de veiller à la police de la capitale. Il annonça cette mesure aux habitants par une proclamation, dans laquelle il louait leur prudence de n'avoir pas pris les armes contre les Français.

Dès que le jour parut, il prit, avec les négociants européens, les mesures nécessaires pour dissiper la frayeur des habitants ; il n'eut pas de peine à réussir.

Vers le milieu de la journée, l'armée fit son entrée dans la ville, au milieu de la foule du peuple, accouru pour contempler les vainqueurs des Mamelucks Bonaparte s'occupa ensuite d'assurer les subsistances de l'armée et de lever quelques impôts ; les biens des Mamelucks furent séquestrés, quelques-uns même vendus. Le général Dupuy fut investi du commandement militaire de la place.

Les soins qu'exigeait l'occupation d'une ville aussi importante que le Kaire y retinrent Bonaparte pendant quelques jours, qui suffirent à l'armée pour se remettre de ses fatigues.

L'armée avait jusqu'alors marché en corps ; elle se divisa pour se diriger sur plusieurs points à la fois, et reprit le cours de ses glorieux travaux.

Le général Desaix eut la mission de poursuivre Mourad-Bey, qui s'était retiré dans la Haute-Egypte. Bonaparte marcha sur Belbeïs, où Ibrahim avait établi son quartier-général ; des colonnes mobiles furent destinées à agir contre les Arabes, toujours battus et revenant sans cesse à la charge par l'espoir du butin.

Arrivé à Belbeïs, Bonaparte trouva la ville évacuée, alors il se porta en avant avec trois cents hommes qui composaient toute sa cavalerie, et ayant atteint l'ennemi au-delà du bois de Salahieh, il le fit immédiatement charger.

Quatre cents Mamelucks formant l'arrière-garde d'Ibrahim, lâchèrent pied d'abord en abandonnant quelques chameaux et deux pièces de canon ; mais, accourant bientôt avec la rapidité de l'éclair, ils entourèrent les Français et les chargèrent à leur tour dans tous les sens. La mêlée devint terrible ; il y eut des luttes d'homme à homme ; chaque officier, chaque hussard soutint un combat particulier. Sulkowski, aide-de-camp de Bonaparte, reçoit huit blessures ; le chef d'escadron d'Estrées tombe frappé de vingt-un coups de sabre, et les chevaux le foulent aux pieds. Lasalle, chef de brigade du 22e, laisse échapper son sabre au milieu de la charge, il s'élance à terre pour le ressaisir : aussitôt un des Mamelucks les plus intrépides fond sur lui ; mais Lasalle est déjà à cheval et tue son adversaire.

L'ennemi ne put résister au choc de cette poignée dé braves ; il tourna bride précipitamment, et Ibrahim-Bey ne songea plus désormais qu'à gagner la Syrie.

Des nuées d'Arabes interceptaient les communications de notre armée avec la flotte ; Bonaparte, depuis pins d'un mois, n'en avait reçu aucune nouvelle, lorsque le 24 juillet, il apprit, avec la plus grande inquiétude, que la flotte était encore dans la rade d'Aboukir. Aussitôt il expédia un aide de-camp, avec ordre de ne pas quitter Aboukir qu'il n'eût vu la flotte s'en éloigner pour se rendre à Corfou. Cet officier fut massacré en route par les Arabes ; au surplus sa mission était déjà tardive.

L'escadre anglaise avait été signalée le 1 er août à deux heures après-midi. Poussée par un vent favorable, elle se trouvait à trois heures si rapprochée de la flotte française, que l'on pouvait, à la simple vue, distinguer les quatorze vaisseaux et les deux bricks qui la composaient. A six heures on fut en présence, et le feu commença de part et d'autre. Dès le commencement de l'action, une manœuvre hardie donna aux Anglais l'immense avantage de n'avoir qu'une partie des vaisseaux français à combattre. L'escadre française, embossée sur une seule ligne, beaucoup trop étendue, laissait un vide de quatre-vingts brasses entre chacun des bâtiments. Le vaisseau le Majesty parvint à la couper, et se plaça entre le Tonnant et l'Orient ; de plus, une partie des vaisseaux anglais ayant réussi à se porter entre la terre et la ligne française, l'amiral Brueys put reconnaître le désavantage de la position qu'il avait prise', et en prévoir les tristes résultats. Chacun des vaisseaux de l'avant-garde et du centre eut à combattre un nombre double de vaisseaux ennemis. Le reste de la flotte ne prit et ne put prendre aucune part au combat, qui fut des plus acharnés.

Au bout d'une heure le Guerrier et le Conquérant avaient la moitié de leur équipage emportée par les boulets, leurs canons démontés, leurs manœuvres hachées, et leurs mâts brisés ; ils succombèrent les premiers. La Sérieuse attaquée par le Goliath, d'une force double, opposa la plus vigoureuse résistance. Percée de part en part par les boulets, elle coula ; mais son arrière se trouvait sur Un haut fond, il ne fut point submergé, et servit de refuge à l'équipage, qui continua de se défendre dans cette position jusqu'à ce qu'il eût obtenu une capitulation. Le capitaine Martin, aussi généreux qu'intrépide, se dévoua pour ses compagnons, en offrant de rester prisonnier, pourvu qu'on leur laissât la liberté, et qu'on les transportât à terre, ce qui fut accepté et exécuté.

La nuit arriva sur ces entrefaites, et rendit plus épouvantable le feu de douze cents pièces de canon qui tiraient sans relâche. La commotion qu'elles produisaient agitait la mer comme dans une tempête.

Brueys avait été blessé. Vers les huit heures du soir, il fut frappé d'un boulet qui lui brisa les reins. Il ne Voulut pas quitter le commandement, et s'écria : un amiral français doit mourir sur son banc. Il expira un quart d'heure après. Cette belle mort honore sa mémoire ; mais il dut emporter le regret de la faute qu'il avait faite en ne se conformant pas aux ordres de Bonaparte, dont l'exécution aurait prévenu la perte de notre flotte.

Au moment où Brueys succombait, près de lui tomba grièvement blessé le capitaine de pavillon Casa Bianca. Exaspéré plutôt qu'abattu par la double perte qu'il venait de faire, l'équipage de l'Orient redoubla d'efforts et d'intrépidité. Déjà plusieurs vaisseaux ennemis, fortement endommagés, s'étaient vus forcés d'éviter ce terrible adversaire. Le Bellérophon vint à son tour tenter la fortune. En peu d'instants les boulets de l'Orient curent abattu ses trois mâts et tué plus de la moitié de son équipage. Menacé d'une ruine certaine, il se hâta de s'éloigner ; mais déjà trop maltraité pour pouvoir manœuvrer, il fut entraîné par le vent sous le feu de notre arrière-garde, dont il parcourut tout le front. En passant il reçut les bordées du Tonnant, de l'Heureux et du Mercure. Près de couler, les cris de son équipage annoncèrent qu'il se rendait, et l'on cessa de tirer sur lui. On ne conçoit pas comment Villeneuve fit la faute de ne point s'en emparer. Toujours dérivant, le Bellérophon dépassa enfin notre ligne et fut sauvé. Ce terrible combat continuait avec un acharnement sans exemple dans l'histoire ; il semblait que la haine nationale animât chaque soldat ; les cris vive la liberté ! vive la République ! poussés même par les mourants, réveillaient l'enthousiasme et ranimaient les forces épuisées des marins.

A neuf heures du soir le feu se manifesta sur l'Orient, et eut bientôt fait tant de progrès qu'il devint impossible de l'éteindre. Les artilleurs ne continuèrent pas moins de tirer sur l'ennemi ; ce ne fut que lorsqu'ils se virent entourés de flammes, qu'ils se décidèrent à abandonner leur vaisseau en se jetant à la mer. Les uns périrent, d'autres furent assez heureux pour gagner la terre à la nage ; d'autres encore recueillis par les vaisseaux français, recommencèrent à se battre avec fureur. Le fils de Casa Bianca, âgé de dix ans, voyant le vaisseau embrasé, lie son père à un tronçon de mât et se jette avec lui dans la mer ; peut-être cet enfant l'aurait-il sauvé ; mais tout-à-coup le feu prenant à la Sainte Barbe, l'Orient saute avec un fracas épouvantable : l'effet de cette terrible explosion est tel, que Français, Anglais, sont jetés dans une stupeur qui suspend le combat-pendant quelques instants : mais bientôt il recommence de part et d'autre avec une nouvelle rage. Il faut cependant que le courage succombe sous la force. Le Franklin, après avoir perdu les deux tiers de sou équipage, se rend au moment où une multitude d'Anglais montent à l'abordage : le Spartiate et l'Aquilon avaient déjà cédé à la même nécessité. La Tonnant alla s'échouer à la côte.

Ces succès donnaient le moyen aux Anglais d'attaquer l'arrière-garde, qui, jusqu'alors ne s'était point trouvée engagée. Le Mercure et l'Heureux, échoués dans une position qui rendait leurs canons inutiles, furent obligés de se rendre.

Au point du jour, les couleurs nationales brillaient encore sur quelques bâtiments français. Le contre-amiral Villeneuve s'empressant d'appareiller pendant que l'escadre anglaise réparait ses avaries, fit voile pour Malte. Les vaisseaux anglais avaient été si maltraités, qu'il ne s'en trouva aucun en état de poursuivre les nôtres. Le Guillaume Tell, le Généreux, la Diane et la Justice furent, de toute la flotte française, les seuls qui parvinrent à se sauver ; le reste avait été pris, brûlé ou coulé à fond, à l'exception du Timoléon et du Tonnant, sur lesquels le pavillon tricolore flottait encore le lendemain 3 août. Nelson s'en empara, malgré les derniers efforts de l'équipage Le contre-amiral Duchayla et le capitaine Petit-Thouars poussèrent le courage et la présence d'esprit jusqu'au sublime de la vertu militaire. Les équipages se montrèrent dignes d'avoir de semblables chefs ; et suivant les apparences, ils auraient vaincu si l'amiral ne les eût pas placés dans une position qui donnait tous les avantages à l'ennemi. Les Anglais eurent une grande partie de leurs vaisseaux fort maltraités et furent contraints d'aller se radouber dans les ports de Sicile : ils comptèrent mille hommes tués et dix-huit cents blessés ; Nelson lui-même fut frappé à la tête dans le fort du combat. Ceux des vaisseaux anglais qui avaient le moins souffert, s'approchèrent d'Alexandrie dont ils bloquèrent le port.

Bonaparte reçut la nouvelle de ce combat le soir même de la victoire de Salabieh. Il était au milieu de son état-major près du village de Korain, lorsqu'un aide-de-camp de Kléber lui remit la relation de ce désastre. Bonaparte la parcourut sans paraître ému ; puis, après avoir réfléchi un instant avec un calme et un ton d'inspiré qui écartèrent toute pensée sinistre de l'imagination des Français, il dit : Amis, nous n'avons plus de flotte ; eh bien ! il faut rester dans ces contrées, ou en sortir grands comme les anciens.

Bonaparte fit connaître sur le champ cet événement à l'armée ; il mit dans cette communication tant de sécurité, il en atténua si bien l'effet par les tableaux de gloire qu'il déroula aux yeux des soldats, qu'ils la reçurent avec une sorte d'indifférence.

Le général en chef ne sentait pas moins dans son cœur une profonde tristesse au souvenir, des braves marins qui avaient péri pour l'honneur du pavillon national ; sa douleur s'épanchait dans des lettres confidentielles, elle se montra surtout dans les consolations qu'il offrit aux parents des glorieuses victimes. Les hommes paraissent plus froids et plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement, écrivait-il, quelques jours après la bataille, à la veuve de l'amiral Brueys. L'on sent dans cette situation que, si rien ne nous obligeait à la vie, il vaudrait beaucoup mieux mourir ; mais lorsque après cette première pensée, on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres, raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants ; oui, Madame, vivez pour eux, et laissant votre cœur s'ouvrir à la mélancolie, vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur jeunesse ; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu'eux et la république ont faite.

Dans une autre lettre au vice-amiral Thévenard, Bonaparte disait : Votre fils est mort d'un coup de canon sur son banc de quart ; je remplis, citoyen-général, un triste devoir en vous l'annonçant ; mais il est mort sans souffrir, et avec honneur. C'est la seule consolation qui puisse adoucir la douleur d'un père. Nous sommes tous dévoués à la mort ; quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour son pays ? Compensent-ils la douleur de se voir sur un lit, environné de l'égoïsme d'une nouvelle génération ? Valent-ils les dégoûts, les souffrances d'une longue maladie ? Heureux ceux qui meurent sur le champ de bataille !

Bonaparte, dans les plus beaux jours de sa gloire, semblait en proie à ce sentiment de mélancolie profonde qui résulte du dégoût de la vie... ; il méprisait la société nouvelle qui allait surgir de l'économisme et de la philosophie du 19e siècle. Il s'affligeait de voir grandir l'égoïsme des hommes, et sans cesse à sa pensée était présent, comme la tradition d'une vérité, le souvenir d'un monde qui avait valu mieux que le nôtre... Souvent ce monde meilleur, il ne le rêva qu'au-delà dé cette vie ; mais à mesure qu'il vieillit, il osa, il souhaita moins mourir : il était homme, le héros !