HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

SOMMAIRE : Séjour à Paris. — Fêtes. — Préparatifs de l'expédition d'Egypte. — Départ.

1798

 

Bonaparte était à Paris ; dans le plus petit hameau de la France, chez le pauvre comme chez le riche, on s'entretenait de lui, de ses actions, de sa gloire. Durant les deux ans qu'il venait de passer en Italie, il avait rempli le monde de l'éclat de ses triomphes : c'était lui qui avait rompu le lien de la coalition. L'empereur et les princes de l'empire avaient reconnu la république. L'Italie entière était soumise à nos lois. Deux nouvelles républiques y avaient été créées dans le système français. L'Angleterre seule restait armée. A aucune autre époque de notre histoire, le soldat français n'avait éprouvé plus vivement le sentiment de sa supériorité sur tous les soldats de l'Europe. C'était à l'influence des victoires d'Italie que les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse devaient d'avoir pu arborer les couleurs françaises sur les bords du Lech', où Turenne avait déjà fait flotter le vieil oriflamme de la monarchie.

Au commencement de 1796, l'empereur d'Autriche avait cent quatre-vingt mille hommes sur le Rhin, il voulait porter la guerre en France. Les armées de Sambre-et-Meuse-et du Rhin n'avaient point de forces suffisantes pour lui résister. Les journées de Montenole, d'Arcole, de Lodi, en jetant l'alarme dans Vienne, avaient obligé le conseil : aulique de rappeler successivement de ses armées d'Allemagne le maréchal Wurmser, l'archiduc Charles, et plus de soixante mille hommes ; l'équilibre s'était ainsi trouvé rétabli ; Moreau, Jourdan, avaient pu alors prendre l'offensive à leur tour.

Jamais la guerre n'avait été moins dispendieuse ; les états que Bonaparte avait vaincus en avaient fait tous les frais ; plus de cent-vingt millions de contributions extraordinaires avaient été levés en Italie ; la moitié avait servi à payer, nourrir et réorganiser l'armée dans tous ses services ; les autres soixante millions, envoyés au trésor de Paris, l'avaient aidé à pourvoir aux besoins de l'intérieur et aux services de l'armée du Rhin. Le Muséum national : s'était enrichi des chefs-d'œuvre des arts qui embellissaient Parme, Florence et Rome, et que l'on évaluait à. plus de 200 millions. Les bâtiments conquis à Gênes, à Livourne et à Venise, avaient enrichi la marine française. Les escadres de Toulon dominaient dans la Méditerranée, l'Adriatique et le Levant. Le commerce de Lyon, de la Provence et du Dauphiné, commençait à renaître, depuis que le grand débouché des Alpes lui était ouvert. De beaux jours paraissaient assurés à la France ; c'était aux vainqueurs d'Italie qu'elle se plaisait à les devoir : la reconnaissance gravait le nom. de Bonaparte dans tous les cœurs.

Cependant le général auquel la France devait tant d'avantages et de richesses, revenait en France aussi pauvre qu'il en était sorti. Des millions lui avaient été offerts en Italie, il avait pu s'approprier des sommes immenses, et il ne rapportait que les faibles économies qu'il avait faites sur ses appointements. On crut un instant que la nation allait lui décerner quelque grande récompense ; le conseil des Cinq-Cents rédigea même l'acte qui lui devait donner le château de Chambord ; mais le Directoire s'alarma, on ne sait pourquoi, de cette proposition, ses affidés l'écartèrent. C'est alors que Bonaparte acheta au nom de sa femme la terre de la Malmaison.

Bonaparte ne fut pas plus tôt de retour que les chefs de tous les partis se présentèrent chez lui : il refusa de les accueillir. Le public se montrait avide de le voir : les rues, les places par où l'on croyait qu'il passerait étaient encombrées de monde ; il ne se montra nulle part.

Le Directoire lui témoignait les plus grands égards ; quand il croyait devoir le consulter, il envoyait un des ministres l'inviter à assister au conseil. ; et dans ces occasions, il prenait place entre deux directeurs, et donnait librement son avis sur les objets en discussion.

L'Institut s'empressa de lui offrir une place dans son sein. Il fut proclamé membre de l'Académie des sciences ; et ce ne fut point pour lui un de ces litres que l'on décerne à la puissance pour flatter son orgueil ; Bonaparte était réellement un savant.

Le Directoire s'effrayait de cette auréole de gloire dont Bonaparte se trouvait involontairement entouré : trop faible pour combattre ou braver l'opinion publique, il s'y soumit lui-même, et pour témoigner la reconnaissance de la république au général de l'armée d'Italie, il lui donna une fête magnifique, triomphale, inusitée, dont le prétexte était la remise du traité de Campo-Formio. Des. estrades furent dressées dans la cour du Luxembourg ; les drapeaux conquis en Italie étaient groupés en dais au-dessus des cinq directeurs. Ceux-ci, drapés à l'antique, présidaient à la fête ; mais cette magnificence théâtrale disparut devant la simplicité du héros. Bonaparte, couvert de l'habit d'Arcole et de Lodi, attira seul lés regards et dès qu'il prit la parole, un silence religieux régna dans l'immense assemblée. Son discours fut simple ; il évita de parler de fructidor, des affaires du temps et de l'expédition d'Angleterre ; mais on remarqua les phrases suivantes : Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre ; pour obtenir une constitution fondée sur la raison, il avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre : la religion, la féodalité, le despotisme, ont successivement gouverné l'Europe ; mais de la paix que vous venez de conduire, date l'ère des gouvernements représentatifs. Je vous remets le traité de Campo-Formio, ratifié par l'empereur. Cette paix assure la liberté, la prospérité et la gloire de là république. Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre.

Barras, chargé de répondre au nom du Directoire, se livra à de longues déclamations ; il dit : que la nature avait épuisé toutes ses [richesses pour créer Bonaparte ; il l'engagea à aller planter le drapeau tricolore sur la tour de Londres.

Jourdan et Andréossy, présentés alors par le ministre de la guerre, reçurent les félicitations du Directoire ; l'illustre général de Sambre-et-Meuse, Jourdan, célébra avec la franchise du vrai soldat la gloire de l'armée d'Italie, et celle de son chef, qui venaient d'éclipser la sienne.

Les conseils, et le ministre des affaires étrangères. Talleyrand, donnèrent aussi des fêtes à Bonaparte. Apparut à toutes, mais y resta peu de temps.

Le Directoire, en dépit de tous les égards et de toute la franchise qu'il affectait envers l'illustre général, ne supportait qu'avec peine son immense popularité. Les troupes, en rentrant en France, le célébraient dans leurs récits, dans leurs chansons : elles disaient hautement qu'il fallait chasser les avocats, et le faire roi. L'administration marchait mal ; beaucoup d'espérances se tournaient vers le vainqueur d'Italie. Bonaparte sentait toute la délicatesse et l'embarras de sa situation ; les directeurs voulurent le décider à retourner au congrès de Rastadt pour y diriger les opérations : il refusa, mais il consentit à accepter le commandement de l'armée d'Angleterre.

C'est alors qu'il fit part au gouvernement de ce grand projet qu'il avait nourri secrètement au milieu de ses triomphes. Ce projet, qui devait affranchir Bonaparte de la méfiance du Directoire et de la nullité du commandement dans lequel on prétendait l'exiler, était la mémorable expédition d'Egypte. Le plan de cette expédition, dont le succès nous ouvrait la route de l'Inde, fixa toute l'attention du Directoire, et lui parut satisfaire tous ses intérêts, en éloignant l'homme qui lui portait ombrage.

Bonaparte partit secrètement pour inspecter les troupes qui composaient l'expédition d'Angleterre ; elles étaient cantonnées sur les côtes en Normandie, en Picardie et en Belgique. Leur nouveau général parcourut ces départements incognito. Ces courses mystérieuses inquiétaient d'autant plus à Londres, et masquaient davantage les préparatifs dans le Midi. C'est à cette excursion que l'on doit reporter la conception des grands projets d'établissements maritimes qu'il fit plus tard exécuter à Anvers et à Cherbourg ; c'est à cette époque qu'il reconnut les avantages que Saint-Quentin retirerait du canal ouvert depuis le consulat ; c'est aussi dans ce voyage qu'il Se convainquit de la supériorité que la marée et l'embouchure de la Liane donnaient à Boulogne sur Calais ; pour tenter, avec des simples péniches, une entreprise contre l'Angleterre. Ainsi, au moment où il ne devait être agité d'aucune autre pensée que celle de faire retentir les rivages du Nil de la gloire du nom français, il prévoyait déjà son retour, et rassemblait à l'avance les matériaux de l'édifice immense qu'il lui était réservé de construire.

Sur ces entrefaites les aristocrates de la Suisse faisaient des efforts pour conserver la prépondérance que le Directoire voulait leur ravir, en donnant à cette république fédérative une constitution unique semblable à celle de la France. Les petits cantons se soulevèrent à l'aspect d'un bouleversement qui froissait leurs intérêts.

De son côté, la cour de Rome, plutôt aigrie que corrigée par le traité de Tolentino, persistait dans son système d'aversion contre la France. Ce cabinet de vieillards sans sagesse fit fermenter autour de lui l'opinion. Des scènes tumultueuses eurent lieu dans cette capitale : le jeune Duphot, général de la plus grande espérance, fut assassiné devant le palais, et sous les yeux de Joseph Bonaparte, ambassadeur de France. Celui-ci dut se retirer à Florence. On avait déjà reproché à Bonaparte d'avoir conservé le pouvoir du pape. Il fut décidé qu'on détrône rait ce faible et remuant ennemi. Berthier reçut l'ordre de marcher sur Rome avec une armée, et de rétablir la république romaine ; ce qui fut exécuté. Le 19 février le Capitule vit de nouveau des consuls, un sénat, un tribunat. Le peuple s'émerveilla en entendant quatorze cardinaux consacrer la république dans la basilique de Saint-Pierre. A cette époque une insulte faite aux drapeaux de la république faillit rallumer la guerre avec l'Autriche ; Bernadotte, ambassadeur à Vienne, arbora au haut de son hôtel le pavillon tricolore, surmonté du bonnet rouge et de la devise liberté, égalité. La populace de Vienne arracha ces signes et brisa les vitres de la légation. Le Directoire, justement courroucé de cet outrage, envoya son ultimatum à l'Autriche : il portait guerre ou paix. L'empereur donna des satisfactions.

Cependant Bonaparte commençait à craindre qu'au milieu de ces orages une entreprise lointaine ne fût devenue contraire aux vrais intérêts de la patrie. Il demanda au gouvernement d'ajourner l'expédition d'Egypte. Le Directoire, craignant qu'il ne voulût se mettre à la tête des affaires, ne se montra que plus ardent à presser cette expédition dont il eut ordre d'activer les préparatifs qui s'effectuaient mystérieusement. Bonaparte, ne jugeant pas avoir rien de mieux à faire, puisqu'on se montrait si peu disposé à l'employer sur un théâtre moins éloigné, se détermina à donner au Directoire la sécurité dont il avait besoin. Il s'occupa sans relâche d'organiser le matériel et le personnel de l'expédition ; jamais il n'avait déployé plus de vigilance et de talent qu'en celte circonstance : il se multipliait par son infatigable activité. De Paris, il dirigeait tous les mouvements de l'armée vers les ports de la Méditerranée ; non seulement il pourvoyait d'avance aux moindres besoins des troupes de terre, mais encore il s'occupait des plus petits détails de la flotte qui devait les transporter, et en même temps il adressait des notes au gouvernement, des instructions aux généraux sous ses ordres, et organisait un corps de savants et d'artistes destinés à explorer les antiquités de l'Egypte. Il expédiait par jour plus de vingt dépêches.

Tout- à-coup la France apprend que trente-six mille hommes de toutes armes se trouvent réunis dans différents ports de France et d'Italie, prêts à s'embarquer au premier signal : Toulon est le centre de ces préparatifs immenses. Parmi les généraux qui composent l'état-major de cette armée, on remarque Berthier, Desaix, Kiéber, Menou, Bon, Reynier, Vaubois, du May, Dugna, Lannes, Murat, Verdier, Dumas, Lanusse, Mirent, Vial, Zayonscheck, Rampon, Leclerc, Davoust ; Gafarelli du Falga commande l'arme du génie ; Dommartin, l'artillerie. Le service de santé est sous la direction de Larrey et de Desgenettes.

L'armée navale était de dix mille hommes ; elle était' commandée par le vice-amiral Brueys, qui avait sous ses ordres les contre-amiraux Villeneuve, Blanquet-Duchayla, Decrès et le chef de division Gantheaume La flotte se composait de treize vaisseaux de ligne avec un grand nombre de petits bâtiments de guerre, et quatre cents bâtiments de transport.

Cette réunion extraordinaire de troupes donna Heu à mille conjonctures : quoiqu'un grand nombre d'agents connussent le but de tant d'apprêts, le secret avait été gardé avec une fidélité rare ; l'avenir était couvert d'un voile impénétrable. La première opinion que conçut le cabinet de Saint-James fut que la mission de cette escadre ; était de débloquer les vaisseaux renfermés à Cadix. En France on pensait que toutes ces forées étaient destinées à opérer une descente sur le territoire britannique. Mais l'incertitude renaissait à l'aspect de ce corps nombreux de savants attaché à l'armée ; plusieurs membres de l'institut national accompagnaient l'expédition, et des jeunes gens déjà distingués leur étaient adjoints : Monge, Dénon, Costaz, Fourier, Berthollet, Geoffroy, Dolomieu, devaient explorer les mines fécondes que l'Egypte offre à l'astronomie, à la physique, à la chimie, à la botanique, à l'archéologie, à toutes les sciences.

Bonaparte descendit le 9 mai à l'hôtel de la Marine, à Toulon. L'armée l'attendait ; un discours brusque et énergique salua les braves d'Italie, Je promets à chaque soldat, avait-il dit, qu'au retour de cette expédition il aura de quoi acheter six arpents de terre. Au moment de lever l'ancre, il dit : Soldats, vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre ; vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime. Après les avoir exhortés à l'union et à la confiance, il terminait ainsi : Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la République l'arbitre de l'Europe, veut qu'elle le soit des mers et des nations les plus lointaines. Ces paroles électrisèrent l'armée ; elles furent accueillies avec enthousiasme. Tous ignoraient encore vers quels parages devait se tourner la proue ; nul ne s'en inquiétait : c'était assez pour eux de suivre Bonaparte. Il est avec nous, s'écriaient-ils, nous allons à la victoire !