HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

SOMMAIRE : Famille Bonaparte. — Enfance de Napoléon. — Il est admis à l'école militaire et en sort lieutenant d'artillerie. — Révolte de Toulon. — Dugommier. — Prise de Toulon. — Bonaparte est envoyé à l'armée d'Italie et promu au grade de général de brigade. — Victoires d'Italie. — Masséna. — Dumerbion. — 9 thermidor. — Bonaparte est cité à la barre de la Convention.

 

Napoléon Bonaparte naquit à Ajaccio le 15 août 1769. Son père, Charles Bonaparte, doué d'une belle figure, d'une éloquence naturelle et cultivée, d'une rare intelligence, instruit dans la science des lois à Rome et à Pise, avait fait la guerre de la liberté sous la conduite de Paoli. Sa mère, Laetitia Ramolino, femme d'un grand courage et d'une grande beauté, le portait dans son sein au milieu des périls et des fatigues de l'expédition. Elle en souffrait encore lorsque, surprise par les douleurs de l'accouchement, au milieu des solennités de la fête de l'Assomption, elle se vit forcée de rentrer dans sa demeure, où elle déposa tout-à-coup, sur un tapis, l'enfant qui devait occuper la première place dans un siècle si fécond en hommes extraordinaires, et fils de leurs propres œuvres.

Les Bonaparte étaient originaires de Toscane, et alliés avec les premières familles du pays, telles que les Albizzi, les Alberti et d'autres encore au même rang. Ils avaient occupé des fonctions importantes à Florence, mais, engagés dans les guerres civiles d'Italie, sous la bannière des Gibelins, ils avaient été contraints de fuir leur patrie et de se réfugier en Corse pour éviter la fureur des Guelfes, victorieux et maîtres absolus de la république.

De l'aveu de Bonaparte, son enfance ne se distingua par aucune de ces qualités précoces, par aucun de ces traits extraordinaires qui sont des révélations et des prophéties. Obstiné, curieux, appliqué, querelleur, ne redoutant rien, et sachant se faire craindre des autres, voilà son portrait tracé par lui-même. Mais il avait pour guide une mère douée d'un esprit ferme, intrépide dans le danger, capable de supporter toutes les privations, ennemie de tout ce qui était bas, pleine de finesse sans fausseté, sévère, économe et prudente. Bonaparte, en prenant plaisir à faire l'éloge de sa mère, n'a point assez dit peut être tout ce qu'il devait à sa première institutrice. Napoléon enfant craignait et respectait sa mère, mois celle-ci, trop habile pour s'exposer à briser ou à exaspérer un caractère de cette trempe, le modérait en lui imposant avec une sage autorité le joug de la raison et le frein de l'obéissance. Madame Laetitia Bonaparte, n'ayant pas joué de rôle, même pendant la splendeur de l'empire, a, pour ainsi dire, enseveli ses hautes qualités dans le Silence ; toutefois, les personnes admises dans son intimité ont reconnu en elle une femme supérieure, et retrouvé la source de quelques-unes des grandes qualités de son fils.

Bonaparte venait à peine d'accomplir sa dixième année, lorsque son père fut envoyé à Versailles comme député de la noblesse du pays. Ils virent la Toscane et Florence. Le grand-duc leur donna des lettres de recommandation pour la reine Marie-Antoinette sa sœur. Entré à l''école de Brienne par la protection de l'archevêque de ce nom, neveu de M. de Marbœuf, qui commandait en Corse, et protégeait particulièrement la famille Bonaparte, il montra de la régularité dans sa conduite, l'amour de l'ordre, et un. esprit sérieux et appliqué : s'il n'annonçait ni zèle ni aptitude pour les lettres, la langue latine et les arts d'agrément, il avait reçu de la nature les plus heureuses dispositions pour les mathématiques, et ne tarda pas à être le plus fort de l'école sur cette science. Le hasard avait placé près de lui, comme répétiteur, le fameux Pichegru, devenu le conquérant de la Hollande, mais ensuite infidèle à sa propre gloire, et honoré d'une statue pour avoir trahi la cause du pays, l'armée nationale, tandis que Napoléon expiait sur un rocher les triomphes de la France. Vers l'âge de la puberté, on vit se développer en Bonaparte une humeur difficile et morose, et quelque chose de la sévérité des pensées d'un homme déjà marqué du sceau des fatalités de la vie. Les souffrances de sa famille, au moment de sa naissance, l'amour de la patrie, si profondément empreint dans le cœur des Corses, la douleur que lui causait la perte de l'indépendance de. son pays, douleur telle qu'il blâmait sévèrement son propre père de n'avoir pas suivi jusqu'au bout la fortune de Paoli, contribuaient sans doute à le rendre peu sociable. Plein de ces sentiments au-dessus de son âge, il fuyait les amusements et la compagnie de ses camarades pour aller s'enfoncer dans la bibliothèque de l'école. Là, il dévorait les livres d'histoire, Arrien, Polybe, et surtout Plutarque. Peut-être devons-nous Bonaparte, tel que nous l'avons vu sur la scène du monde, au commerce assidu de cet adorateur des renommées antiques, d'autant plus dangereux qu'il est de bonne foi dans son idolâtrie. C'est en lisant Plutarque que Napoléon s'est monté au ton d'Alexandre et de César.

En 1785, M. de Kéralio, inspecteur des écoles militaires, passant un examen des élèves de Brienne, fut frappé des réponses de Bonaparte. L'élève n'avait alors que quatorze ans, mais M. de Kéralio lui donna une dispense d'âge pour entrer à l'école militaire de Paris. Les moines voulaient s'opposer à cette exception, sous prétexte que Bonaparte avait besoin de se fortifier dans les études autres que celle des sciences mathématiques. L'inspecteur persista en disant : Je sais ce que je fais. Si je passe ici par-dessus la règle, ce n'est point une faveur de famille ; je ne connais pas celle de cet enfant ; c'est uniquement à cause de lui-même. J'aperçois ici une étincelle qu'on ne saurait trop cultiver.

A l'école militaire, Bonaparte se fit tout d'abord remarquer par la même supériorité qui l'avait distingué à Brienne. Un de ses professeurs, M. de l'Éguille, semble dès cette époque avoir prévu les destinées de l'écolier qui devait un jour changer la face du monde, et dans un compte rendu de la capacité de ses élèves, on retrouva plus tard cette note prophétique écrite de sa main : Bonaparte, Corse de nation et de caractère ; il ira loin, si les circonstances le favorisent.

La carrière militaire s'ouvrit pour Bonaparte à l'âge de seize ans. A la suite d'un brillant examen, il obtint, le 1er septembre 1785, une lieutenance en second au régiment de La Fère ; bientôt il fut nommé lieutenant en premier dans le régiment de Valence. Jusque là son âme, uniquement absorbée dans l'étude, était restée étrangère à toute autre passion ; à Valence, il fut pour la première fois initié aux charmes de la société : la maison de madame du Colombier, où se réunissait une aimable et brillante compagnie, lui fut ouverte, et il ne tarda pas a s'y faire distinguer par l'affabilité de son caractère autant que par la justesse de son esprit : c'est à Valence aussi qu'il trouva ses deux premiers amis, Sorbier et Lariboisière, que plus tard il nomma inspecteurs-généraux de l'artillerie.

A cette époque, Bonaparte avait vingt ans, le premier cri de liberté, parti de la Bastille, vint réveiller la France, et électriser ses enfants. L'armée accueillit les idées nouvelles avec des sentiments divers. Un grand nombre d'officiers crurent ne pas forfaire à l'honneur en quittant leur poste et leur pays. Bonaparte comprit mieux son devoir, et l'amour bien entendu de la patrie le jeta dans les rangs des partisans de notre grande régénération politique.

La Corse ne resta pas étrangère au mouvement d'enthousiasme imprimé par la France aux amis de l'indépendance. En 1790, Paoli, présenté à l'assemblée constituante par Lafayette, fut nommé lieutenant-général, et commandant de la Corse, qui formait la 26e division militaire. A cette époque, Bonaparte était en congé dans sa famille. Il vit se former sous ses yeux deux partis, l'un tenant pour l'union avec les Français, l'autre voulant l'indépendance de la Corse. Paoli dirigeait dans l'ombre les tentatives de ce dernier. Bonaparte, nommé au commandement temporaire d'un des bataillons levés pour maintenir l'ordre dans l'île, n'hésita pas à marcher contre la garde nationale d'Ajaccio, et la fit rentrer dans la devoir, Dénoncé cependant par on des chefs mécontents, comme ayant provoqué ces mêmes désordres qu'il venait de réprimer, il fût appelé à Paris pour rendre compte de sa conduite.

Sa justification était facile : maintenu dans son grade, Il demeura quelque temps à Paris. Il fut alors témoin de plusieurs des journées mémorables de notre révolution, et l'impression profonde que produisirent sur loi les événements du 20 juin, où les faubourgs pénétrèrent dans les appartements du roi ; du 10 août, où le peuple, comme au 14 juillet, montra que rien ne saurait résister à la puissance des masses, durent faire germer dans son âme ambitieuse d'énergiques réflexions et de profonds calculs. Dès lors l'avenir lui apparut brillant et assuré ; aussi, le lendemain du 10 août, écrivait-il à son oncle Paravisini : Ne soyez pas inquiet de vos neveux, ils sauront se faire place.

Bientôt Bonaparte fut de retour en Corse. Tout y paraissait tranquille, quoique Paoli ne cessât de favoriser le parti anti-français. Dans les premiers jours de janvier, une escadre aux ordres de l'amiral Truguet relâcha à Ajaccio. Elle avait mission d'inquiéter la Sardaigne ; les forces stationnées en Corse devaient opérer une utile diversion en attaquant les petites îles situées entre la Sardaigne et la Corse ; Bonaparte fut chargé spécialement de cette expédition ; il partit avec son bataillon ; mais force leur fut de revenir à Ajaccio sans avoir mis à bout leur entreprise.

A son retour, il trouva la Corse dans un violent état de fermentation : Paoli, dénoncé à la Convention, avait été porté avec dix-neuf autres généraux sur une liste de proscription. Incessamment menacé d'être arrêté et puni comme traître à la France, il ne vit d'autre refuge pour sauver sa tête, mise à pris, que de lever l'étendard de la révolte. Au mois de mai, il rallia ses partisans, fit un appel a tout ce qu'il y avait de mécontents, et assembla à Corté une consulta qui le nomma président et généralissime. Bonaparte, fidèle au devoir et à la patrie qu'il s'était choisie, résiste de tout son pouvoir ; on tente vainement de l'enlever ; il est assez heureux pour se soustraire aux embûches de ses ennemis, et parvient à gagner Calvi, où il rejoint les représentants du peuple Salicetti et, Lacombe Saint-Michel, débarqués avec des forces qui se dirigent aussitôt sur Ajaccio. Cette expédition ne réussit pas, et Bonaparte, qui en faisait partie, ne parvint qu'après les plus grands efforts à soustraire sa famille à la vengeance de Paoli, et à aborder avec elle le port hospitalier de Marseille.

Nommé à cette époque capitaine au 4e régiment d'artillerie à pied, en garnison à Nice, il établit sa famille dans les environs de, Toulon, et se rend à Paris ; il y arrive à ce moment glorieux où la France, déployant les plus sublimes ressources de dévouement et d'énergie, soutient une lutte à mort contre l'Europe entière, où quatorze armées sans expérience, sans tactique, mais mues par l'amour de la liberté, volent à la victoire, et font tomber sous leurs premiers coups les troupes aguerries que leur opposent les souverains ligués.

Bientôt tout eut cédé à l'influence de la Convention, et il ne resta plus à soumettre que la Vendée et quelques départements du midi. Napoléon fit alors partie du corps d'armée commandé par Cartaux, et se trouva à la prise d'Avignon. Les fédéralistes marseillais, fuyant devant les troupes républicaines, se réfugièrent dans les murs de Toulon. Cette ville importante se déclara aussitôt en pleine insurrection. Les représentants du peuple furent arrêtés et enfermés au fort Lamalgue ; l'esprit contre-révolutionnaire s'empara comme un vertige de toute la population de Toulon, et malgré le terrible exemple de Lyon, d'Avignon, de Marseille, que le comité de salut public avait si bien su soumettre, on se porta à de graves excès, à de cruelles réactions.

Bientôt cependant la marche de Cartaux calma ces transports, et la peur vint prendre la place de la forfanterie. Désespérant de se pouvoir défendre, trop peu confiante dans la clémence qu'eût méritée une soumission, cette population en délire ne vit son salut que dans un crime, et livra aux amiraux anglais et espagnols la ville, le port, l'arsenal et les forts de Toulon. L'amiral Hood occupa alors la rade avec vingt vaisseaux de ligue et débarqua quatorze mille hommes de troupes d'occupation. Louis XVII fut proclamé roi de France. La garde nationale fut désarmée et le drapeau blanc flotta sur tous les forts.

Cartaux n'avait que douze mille hommes ; il se vit forcé d'en laisser quatre mille à Marseille, à peine pacifiée ; avec les huit mille autres, il observa les gorges d'Ollioules. Le général Lapoype, échappé de Toulon avec Barras et Fréron, fut chargé par ces deux représentants de soutenir Cartaux avec six mille hommes que l'on détacha de l'armée d'Italie, commandée alors par Brunet. Toutefois, l'amiral Hood ayant occupé les montagnes de Faron, il devenait impossible aux deux généraux républicains d'opérer leur jonction. Ils durent se contenter de se soutenir en attaquant chacun de leur côté, et le 8 septembre Cartaux s'empara des gorges d'Ollioules. Dès-lors la ville se trouva en état de siège.

Bonaparte cependant se trouvait à Paris, où il venait d'être promu au grade de chef de bataillon. Choisi par le comité de salut public pour diriger l'artillerie, il arriva le 12 septembre au quartier-général de Cartaux.

L'armée manquait de tout le matériel nécessaire pour un siège de cette importance. La prodigieuse activité de Bonaparte sut créer des ressources inespérées : en quelques jours, cent pièces de gros calibre furent réunies, et des batteries dressées par ses soins permirent de prendre l'offensive. Les ordres arrivés de Paris enjoignaient de s'emparer de la ville en trois jours, et Cartaux voulait à toute force exécuter ces ordres à la lettre. Le jeune commandant de l'artillerie ne put jamais lui faire comprendre l'impossibilité du succès, et sans l'appui du représentant Gasparin, qui avait été capitaine de dragons, et entendait la guerre, Bonaparte eût été renvoyé de son poste, et la prise de Toulon n'eût pas commencé sa réputation et sa fortune militaire.

Un plan d'attaque rédigé à Paris par le général Darçon, tacticien d'une grande réputation, arriva à cette époque au quartier-général, et fut discuté dans un conseil extraordinaire. Bonaparte, prenant la parole à son tour, fit sentir au conseil que le point de départ étant faux, le plan devenait par cela seul inexécutable. En effet, Darçon supposait l'armée sous Toulon forte de soixante mille hommes, tandis qu'elle se montait au plus à trente mille, avec les renforts venus de Lyon. Il ordonnait donc avec confiance des opérations d'attaque que les positions occupées par l'ennemi du côté de la terre ne permettaient pas de tenter. Bonaparte ouvrit un avis tout opposé. Il répondit de la prise de la place si on pouvait la bloquer par mer comme par terre, et proposa d'établir sur les promontoires de Balaguier et de l'Eguillette deux batteries qui foudroieraient la grande et la petite rades. Tout le conseil se rangea de son opinion, pensant avec lui que si l'on parvenait à s'emparer du fort Mulgrave, où les Anglais avaient fait des travaux formidables, Toulon ne pourrait tenir trois jours.

Cartaux, malgré l'adhésion du conseil et le succès des nouvelles batteries, refusa de se ranger à l'avis de Bonaparte, et se contenta de donner par écrit ses ordres, qui consistaient à chauffer Toulon pendant trois jours, et à l'attaquer ensuite en trois colonnes. Le représentant Gasparin, à qui le commandant de l'artillerie communiqua la résolution du général, en y joignant ses propres observations, fit partir pour Paris un courrier extraordinaire, qui à son retour apporta la révocation de Cartaux et la nomination de Doppet, commandant des troupes employées, à Lyon. Le 10 novembre, ce général arriva à l'armée de siège.

L'incapacité de Doppet, ancien médecin, était égale à celle de Cartaux, ancien peintre sur émail ; le siège traîna en longueur sous son commandement ; enfin, il fut remplacé par le général Dugommier, dont la bravoure et les talents, depuis les premières journées de 1790, s'étaient, signalés dans toutes les circonstances.

Un tel homme devait reconnaître du premier coup d'œil toute la portée du jeune commandant de l'artillerie ; il lui accorda une entière confiance ; dès-lors les opérations marchèrent avec ensemble et activité.

Les travaux de construction d'une batterie élevée contre le fort Malbosquet, sur la hauteur des Arènes, avaient échappé à l'attention de l'ennemi, et Bonaparte s'en promettait le plus heureux effet pour la prise du fort Mulgrave. Les représentants allèrent visiter cette batterie, et en l'absence du commandant ils ordonnèrent aux artilleurs de tirer : cette imprudence détruisit tous les calculs de Bonaparte, et pensa devenir funeste à l'armée. Le lendemain, 30 novembre, le général anglais, sorti de Toulon à la tête de sept mille hommes, culbuta les postes français, encloua la nouvelle batterie, s'avança sur Ollioules et se porta sur le grand parc d'artillerie. Dugommier fit rapidement ses dispositions et marcha à l'ennemi ; Bonaparte, en ce moment décisif, après avoir habilement fait masquer son artillerie par un bataillon, se glissa dans le vallon, et, arrivé au pied du fort Malbosquet, où était rangé le corps ennemi, ordonna une décharge sur les deux ailes : cette attaque imprévue jetait déjà de la confusion dans les rangs anglais, lorsque le général en chef, sir O'Hara, qui était monté sur l'épaulement pour reconnaître la force des assaillants, tomba frappé d'une balle. Pris aussitôt par nos soldats, il remit son épée à Bonaparte.

Il fallait cependant à tout prix forcer Toulon à se rendre, et l'on ne pouvait y parvenir qu'en s'emparant du fort Mulgrave, que sa force avait fait surnommer par les Anglais le petit Gibraltar. Une batterie parallèle, élevée à la distance de vingt toises, fut démasquée le 14 septembre ; l'artillerie du fort la foudroya aussitôt, et cependant, grâces à l'intrépidité de nos soldats, grâces surtout à l'exemple de Bonaparte, qui commandait le feu, debout sur le parapet, elle fit le plus grand mal aux Anglais, étonnés du peu d'effet de leurs coups.

Dans la nuit du 16 au 17, l'armée marche sur quatre colonnes, dont deux sont destinées à observer les forts Malbosquet, Balaguier et l'Eguillette ; la troisième forme la réserve, et la quatrième, à la tête de laquelle se place Dugommier, marche droit au petit Gibraltar. Bonaparte, cependant, fait jeter huit ou dix mille bombes dans le fort, et, voyant faiblir la colonne du général, court chercher la réserve, et la lui amène au moment où il commençait à plier.

A trois heures du matin, le capitaine Muiron pénètre dans le fort, Laborde entre par un autre côté, et, bien que l'ennemi, ayant rallié sa réserve, revienne trois fois à la charge pour reprendre le petit Gibraltar, ce fort important reste en notre pouvoir, et les Anglais battent en retraite. Cette journée coûta mille hommes à la France ; les Anglais en perdirent deux mille cinq cents.

A peine maître du petit Gibraltar, Bonaparte tourna toutes ses batteries contre la rade, et cette habile disposition imprima aux alliés une telle terreur, qu'ils se hâtèrent de se rembarquer. Le 18, Dugommier fit occuper par ses troupes les forts de Malbosquet, de Faron, de Saint-Antoine, de Saint-Elme : le fort Lamalgue, nécessaire pour protéger l'évacuation, resta seul au pouvoir des Anglais ; à dix heures du soir, le colonel Cervoni brisa une porte de Toulon, et y entra accompagné de deux cents hommes.

Les Anglais, dans leur fuite, avaient détruit le grand magasin ; ils avaient incendié l'arsenal ; neuf vaisseaux de haut bord et quatre frégates étaient aussi la proie des flammes. Un spectacle tout nouveau s'offrit aux yeux de l'armée lorsqu'elle pénétra dans la ville : les galériens, au nombre de neuf cents, avaient été mis en liberté. Ces hommes, alors que l'Anglais donnait un si cruel exemple de lâcheté et de violence, faisaient preuve du plus noble dévouement, de la plus héroïque abnégation. Au lieu de chercher un abri dans la fuite, au lieu de se livrer aux excès du pillage, ils couraient éteindre l'incendie des frégates, de l'arsenal, de la ville ; ils sauvaient leur prison, et, après avoir ainsi conservé a la république ses vaisseaux et ses magasins, tous vinrent avec orgueil reprendre leurs fers, qu'ils préféraient à la liberté donnée par un aussi perfide ennemi.

Le Midi était pacifié : Dugommier, appelé au commandement de l'armée des Pyrénées, voulait emmener Bonaparte avec lui : le comité de la guerre s'y opposa. Chargé d'abord d'organiser la défense des côtes de la Méditerranée, il fut peu de temps après promu au commandement de l'artillerie de l'armée d'Italie, dont Dumerbion venait d'être nommé général en chef. Il s'empressa de rejoindre, et trouva à son arrivée sa nomination au grade de général de brigade, que Dugommier avait sollicitée dans un style tout-à-fait militaire, en écrivant : Récompensez et avancez ce jeune homme, car si on était ingrat envers lui, il s'avancerait tout seul.

A son arrivée à Nice, Bonaparte prit immédiatement le commandement en chef de l'artillerie de l'armée d'Italie. Desaix commandait en second, le colonel Gassendi était directeur du parc ; le génie était commandé par le général Vial, et les divisions par les généraux Masséna, Macquart, Dallemagne. Jamais armée n'avait compté un ensemble de chefs aussi intrépides, aussi expérimentés ; Bonaparte avait choisi-pour aides-de-camp Muiron et Duroc.

Le général Bonaparte s'occupa d'abord de reconnaître la position de l'armée, puis il soumit au conseil, composé des représentants Robespierre jeune et Ricard, et des généraux Dumerbion, Vial, Masséna, Macquart, Dallemagne et Desaix, un plan qu'il avait conçu et qui fut adopté.

Dès le 6 avril, on commença les opérations, et le camp de Fougasse fut emporté ; le 8, Masséna s'empara d'Oneille, dont le port était occupé par les Anglais ; le 16, il livra le combat de Ponte-di-Nova, et se rendit maître le 19 d'Ormeau et de Garessio.

L'armée des Alpes, de son côté, rivalisait d'ardeur avec l'armée d'Italie. Dès le 24, le général Bagdelonne prenait d'assaut les postes retranchés du Petit Saint-Bernard, du Valaisan et de la Thuile, franchissait les neiges de la chaîne des Alpes, et du haut de ces pics que l'on avait crus jusqu'alors inexpugnables, il culbutait les régiments piémontais.

De leur côté, les généraux Masséna et Macquart, avec une ardeur que le succès stimulait encore, escaladaient les hauteurs de Muriatto, prenaient Saorgio, forçaient le Col de Tende, et établissaient ainsi en quelques jours les communications entre les deux armées, qui, le douze mai, plantaient simultanément le drapeau tricolore sur toute la chaîne des Alpes, jusqu'aux Apennins. Le général en chef Dumerbion écrivait alors au comité de la guerre : C'est au talent du général Bonaparte que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré notre victoire.

Ces succès si brillants, si rapides, firent grandir promptement la réputation de Bonaparte, que la prise de Toulon avait commencée ; il lui restait toutefois à consolider son ouvrage en établissant par mer, entre Gênes et la Provence, les communications si utiles au commerce de la France.

La flotte anglaise chassée d'Oneille s'était retirée à Vado, et la neutralité de Gênes était douteuse, tant que cette flotte pourrait combiner ses mouvements avec ceux des armées austro - sardes. Bonaparte conçut un nouveau plan, dont le succès devait lever tous les obstacles. Le général en chef l'ayant adopté, pénétra à l'improviste dans le Mont-Ferrat à la tête de dix-huit mille hommes, soutenus de vingt pièces de montagnes, longea la Bormida, et descendit dans la plaine, sur les derrières de l'armée autrichienne, qu'il espérait forcer au combat. Saisie de terreur, celle-ci se mit en retraite sur Cairo et Dégo, et le général Cervoni, se lançant à sa poursuite, s'empara des magasins de Dégo et fit de nombreux prisonniers.

L'armée française était aux portes de l'Italie ; toute communication était coupée entre les Anglais et les Autrichiens, Gênes gardait forcément la neutralité, et les riches campagnes du Piémont se développaient devant nos troupes comme un nouveau théâtre promis à leurs triomphes. Bonaparte voulait poursuivre la conquête ; son plan de campagne était dressé ; Dumerbion, satisfait de ses succès, voulut s'arrêter. Il se replia sur Montenotte et Savone, prit position sur les hauteurs de Vado, qu'il lia par de forts ouvrages, et assura la libre navigation entre Gênes et Marseille, par des batteries qui régnaient tout le long de la côte.

Tandis que le génie de Bonaparte se déployait dans ces préludes d'une guerre immense, les événements politiques se précipitaient à Paris avec une effrayante rapidité. Bien ou mal comprises, quelques paroles tombées de la tribune avaient fait trembler Vadier, Tallien, Fréron, Billaud-Varennes. Le 9 thermidor, préparé dans l'ombre, éclata tout-à-coup ; Robespierre fut assassiné par la peur, sur l'autel de la patrie ; vingt-deux membres de l'assemblée périrent : on prétendait sauver la République. Les chefs de cette tourbe de lâches et d'hommes corrompus qui abattaient Robespierre se firent ses héritiers ; et la hache thermidorienne ne fut pendant quelque temps ni moins active, ni moins cruelle que le glaive de la terreur.

Bonaparte, dénoncé à cette époque pour avoir partagé l'énergie révolutionnaire de Robespierre jeune, au moment de la prise de Toulon, fut mandé à la barre de la Convention. S'il se rendait à cet ordre, tout lui présageait un sort funeste. Heureusement les démonstrations hostiles de l'ennemi vinrent à son secours, et les représentants en mission à l'armée, assurés qu'avec le général ils perdaient, et la confiance du soldat, et l'espérance du succès de la campagne, écrivirent au comité de salut public qu'il serait dangereux d'éloigner le général Bonaparte du théâtre des opérations : le décret de citation fut alors rapporté.

La journée du 9 thermidor, en bouleversant tout le personnel des comités, avait enlevé à Bonaparte les hommes qui, l'ayant suivi dans sa carrière, étaient seuls à portée de le comprendre. Le représentant Aubry, ancien capitaine d'artillerie, était devenu président du comité de la guerre. Son premier acte fut de rappeler son ancien camarade Bonaparte, et, par une basse jalousie, de lui ôter le commandement de l'artillerie de l'armée d'Italie, pour lui donner une brigade d'infanterie dans la Vendée. Bonaparte avait inutilement insisté pour rester à son poste ; il refusa la brigade d'infanterie, et rentra dans la vie privée. Ses amis Sébastiani et Junot l'avaient accompagné à Paris ; ils prirent ensemble un logement dans la rue de la Michodière. Peu soucieux de la richesse, comme tous les officiers de nos glorieuses armées républicaines, les trois amis eurent bientôt épuisé leurs faibles ressources ; la détresse se fit sentir : Junot, Sébastiani, vendirent quelques bijoux, et Bonaparte fut obligé de se défaire des livres qui lui étaient indispensables pour compléter ses études dans l'art militaire. Il vécut à Paris dans une détresse profonde, mais il était très-habile à la déguiser, et au moment où il éprouvait les plus cruels embarras il avait encore un domestique ; c'était, au reste, le seul luxe qu'il se permît : sa mise était plus que modeste ; c'était déjà cette redingote grise qu'il parut toujours affectionner, et qui est aujourd'hui un souvenir plus populaire que ne le fût à une autre époque le panache du Béarnais. Bonaparte passa plusieurs mois au milieu des plus grandes privations : l'inimitié de son compatriote, le représentant Salicetti, alors assez puissant pour lui nuire, contribuait à le retenir dans cet état où il désespérait de son avenir. Cependant Aubry, qui par jalousie s'était officieusement rendu l'instrument de cette inimitié, fut remplacé au sein du comité de la guerre. Doulcet de Pontécoulant, qui lui succéda, loin de s'associer à un injuste ressentiment, ne tarda pas à apprécier le mérite de Bonaparte : frappé de la lucidité des rapports et des projets que le général avait adressés en différentes occasions, il reconnut l'opportunité de l'employer, et obtint qu'il serait attaché au comité topographique, où s'élaboraient les plans que l'on envoyait de Paris aux commandants des armées de la république.