HISTOIRE DE NAPOLÉON

TOME PREMIER

 

QUELQUES OBSERVATIONS SUR NAPOLÉON.

 

 

Napoléon est un homme à part, et qui n'a peut-être pas son semblable dans l'histoire, quoique les fastes du passé nous présentent un assez grand nombre de personnages célèbres qui, ainsi que lui, se sont élevés du sein de l'obscurité jusqu'au faîte de la gloire et au pouvoir suprême : en général, tous les hommes extraordinaires sont fils de leurs œuvres.

De l'aveu de Napoléon lui-même, son enfance n'aurait eu rien de remarquable que la curiosité jointe à l'obstination ; mais avec un esprit à la fois si pénétrant, si prompt, et pourtant réfléchi, la première de ces dispositions renfermait le germe de cet insatiable désir de connaître, de cette aptitude à apprendre, de cette faculté de retenir, qui furent des éléments de son immense supériorité. Quant à l'obstination, défaut insupportable dans le premier âge pour les parents et les maîtres qu'il rebute ou qu'il irrite, nous l'avons vu former, avec le temps et la raison, cette puissance de volonté qui maintint l'empereur pendant quatorze ans à la tête de l'Europe.

Relégué sur le rocher de Sainte - Hélène, et recueillant tous ses souvenirs pour le siècle qu'il voulait occuper encore, pour la postérité, qu'il regardait toujours avec une âme avide d'espérance, Napoléon a fait l'éloge de sa mère, Lætitia Ramolino ; mais peut-être n'a-t-il point senti assez profondément, ou du moins peut-être n'a-t-il point retracé avec assez de conviction et d'énergie l'influence que celte mère avait exercée sur lui dès le berceau. Belle comme une statue antique, imposante, maîtresse d'elle-même, pleine d'ordre et d'économie, toujours occupée du soin de régir sa nombreuse famille, madame Bonaparte était digne à tous égards du nom de la femme forte. Elle possédait encore le courage, la constance, et d'autres qualités supérieures, qu'elle transmit à son fils. Mais ce ne sont pas là les seuls présents de la tendresse maternelle au futur empereur. En voyant chez lui tous les signes d'un caractère fougueux et passionné que des résistances imprudentes ou un despotisme mal entendu pouvaient rendre indomptable, elle s'appliqua de bonne heure à le soumettre au joug d'une volonté inflexible, mais judicieuse ; l'enfant, rebelle à tous les autres pouvoirs, cédait sans murmurer à la sainte autorité de celle qui l'avait porté dans son sein au milieu des périls d'une expédition militaire, comme s'il eût été dans la destinée du premier capitaine du siècle d'assister à des combats pour la liberté dès le ventre de sa mère. Le crédule et bon Plutarque n'aurait pas manqué de relever cette circonstance comme l'un de ces présages dans lesquels la superstitieuse antiquité aimait à voir l'explication d'une destinée.

L'avenir de Napoléon n'eut pas d'apparitions précoces et anticipées comme celles de l'avenir de César ou d'Alexandre ; on ne commença à entrevoir sa destinée que dans les écoles militaires, dont l'un des maîtres disait des compositions de son jeune disciple : C'est du granit chauffé dans un volcan. D'autres instituteurs prédirent que Napoléon irait loin, mais sans avoir aucun moyen de mesurer eux-mêmes la portée de leur prédiction. Et, en effet, qui donc aurait pu, à cette époque, lever le voile derrière lequel se cachait la révolution, et prévoir que Napoléon devait en sortir comme la Minerve de la fable s'élança tout armée du cerveau de Jupiter ? Napoléon lui-même ne paraît avoir eu, à cette époque, aucun de ces pressentiments qui, lancés comme des traits de lumière au milieu d'une obscurité profonde, élèvent si haut les secrètes espérances des âmes privilégiées qu'ils illuminent un moment. Au sortir des écoles militaires, sa plus haute ambition, sans doute, était d'obtenir un jour les épaulettes de colonel d'artillerie. Dans l'ancien régime, à chaque pas, on rencontrait un obstacle, et l'on voyait toujours devant soi la barrière qu'il était impossible de franchir, à moins d'être favorisé par des circonstances extraordinaires. Il faut de grandes commotions, des renversements d'état pour ouvrir un champ illimité aux êtres d'une trempe supérieure. Sans la révolution française, le grand homme deviné par Paoli et par une femme douée du talent de l'observation[1], restait à jamais inconnu de l'histoire.

La révolution s'empara du jeune officier d'artillerie avec une puissance irrésistible ; plusieurs de ses camarades commirent la faute d'émigrer, mais il avait embrassé la noble cause, et ne voulut jamais abandonner le drapeau national, qu'il devait faire triompher dans toute l'Europe. Ici, nous manque un aveu sincère et fait par Napoléon lui-même avec sa mémoire d'observateur, de ce qu'il éprouva d'émotions profondes, d'enthousiasme et d'inspirations sublimes à l'apparition de la liberté sur l'horizon de la France ; Napoléon nous devait cette révélation, lui qui n'a point oublié de retracer ses sentiments dans les journées du 21 juin et du 10 août. Quel que soit l'intérêt que lui aient alors inspiré les malheurs de la famille royale, l'histoire contemporaine atteste d'une manière irréfragable que les deux grandes époques de 1793 et de 1794 exercèrent un immense ascendant sur son esprit. Il fut subjugué tout entier par la puissance des idées du temps. Déjà exaspéré contre les Anglais, qui, devenus maîtres de la Corse, l'avaient forcé de s'expatrier avec tous les siens, il épousa surtout la haine nationale des Français contre ce peuple. Il s'indignait de voir un gouvernement sans cesse occupé du projet non moins insensé que barbare de vouloir interdire à trente millions d'hommes toute espèce de rapports avec le reste du monde, comme les Romains interdisaient le feu et l'eau aux coupables et aux proscrits qu'ils voulaient réduire à la nécessité de mourir. Ces sentiments entrèrent plus profondément dans son cœur après la prise de Toulon et les affreuses dévastations commises par les Anglais dans l'un des plus beaux ports de France, qu'ils avaient occupé au nom de Louis XVIII, et sous le voile de l'alliance. A cette époque commença entre nos voisins et lui cette longue et sanglante querelle, triste héritage de plusieurs siècles de rivalité entre les deux pays, et qui ne pouvait finir que par la ruine de l'un des deux gouvernements acharnés l'un contre l'autre.

La reprise de Toulon venait de montrer un moment Napoléon à l'opinion ; mais, connu à l'armée de siège, il restait ignoré de la France : son nom ne pouvait encore trouver d'écho dans le peuple. Quelques nouveaux et brillants services rendus à l'armée d'Italie sous les ordres du général Dubermion ne firent guère sonner plus haut la réputation du jeune général, perdu dans la foule ; son heure n'était pas venue. La journée du 9 thermidor éclate, on le destitue comme suspect de jacobinisme, à cause de ses liaisons avec Robespierre le jeune, alors en mission à l'armée. Déchu de ses brillantes espérances, il vient végéter dans Paris, réduit à dévorer des injustices qui lui rongent le cœur. Quoi ! ce général d'artillerie destitué, qui a tant de peine à vivre, même avec le secours de quelques amis, nous cache vin homme extraordinaire ! quoi ! cette vie presque obscure est le commencement de la plus haute destinée ! Personne au monde, pas même lui, ne soupçonnait une métamorphose si étonnante et si prochaine. Qu'il se soit senti appelé au commandement d'une armée, qu'il ait débuté dans la carrière avec la certitude et la conviction de triompher des Autrichiens, rien de plus positif assurément ; mais entrevoir, même dans le plus vaste essor de son ambition actuelle, le rôle qui l'attend sur la scène du monde, jamais une telle illusion ne se présenta devant sa pensée.

Au 13 vendémiaire, Napoléon, appelé par les réprésentants qui l'avaient connu à l'armée d'Italie, contribue à sauver la convention, en modérant, autant que possible, l'effusion du sang humain. Le voilà de nouveau en évidence ; mais, après avoir récompensé ce service important, on pouvait confiner Napoléon dans un commandement sans éclat, et le laisser oublier de là victoire. Le hasard, qui a tant de part dans les choses humaines, un mariage avec Joséphine, et la protection de Barras font donner au vainqueur des sections le commandement de l'armée d'Italie. A peine il a touché le sommet des Alpes, un grand capitaine se déclare. Là, son génie qu'il ne connaissait pas encore lui apparaît sous dés formes extraordinaires, et vient habiter dans son intérieur comme un démon familier qui ne le quittera désormais qu'à la mort. Arrêtons-nous ici, et n'omettons pas de signaler l’une des plus puissantes causes des prodiges que lé nouveau général va enfanter sous le drapeau de la liberté. Quoique la nature lui eût accordé ces dons extraordinaires qu'elle n'accorde qu'à quelques âmes privilégiées, jamais il ne se fût élevé et si vite et si haut sans les leçons et les exemples que lui avaient donnés deux années immortelles de notre révolution ; l'une féconde en désastres et couverte d'un voile de deuil, l'autre illuminée de triomphes, et pleine des transports de l'enthousiasme général. Les prodiges de nos quatorze armées républicaines l'avaient frappé d'une admiration qui ne pouvait rester stérile dans tin esprit comme le sien ; il se sentit grandir devant ce spectacle vraiment sublime. Après avoir vu le peuple français remonter de l'abîme au faîte de la gloire, il comprit que rien n'était impossible avec un peuple si facile à oublier et si prompt à réparer ses malheurs ; il comprit que la révolution avait des forces surnaturelles, qu'elle tenait dans ses mains. un levier capable de soulever l'Europe. Cette conviction lui servit de règle de conduite. Dès son début à l'armée, c'est la révolution qui parle, qui agit, qui commande avec une autorité sans bornes. Une alliance intime se forme entre le génie de cette révolution et le génie de Napoléon, rien ne saurait résister à l'harmonie de leurs efforts. Mais aussi quelles armées ces deux puissances trouvèrent pour seconder la grandeur de leurs entreprises ! Il semblait que les soldats du Var, des Alpes, des Pyrénées, du Texel, du Rhin, de la Sambre et du Danube, envoyés tour à tour par la république comme des représentants de ses victorieuses armées pour prendre part aux campagnes d'Italie, eussent juré de se surpasser eux-mêmes, comme le nouveau chef de nos légions avait résolu de surpasser les autres généraux enfantés comme lui par la révolution. Hoche, le plus grand de tous, Hoche, doué aussi des éminentes qualités de l'homme de guerre et de l'homme de l'état, Hoche, placé à la tête de l'armée de Sambre-et-Meuse naguère couronnée des palmes de Fleurus, et de tant d'autres encore, était capable peut-être de lutter de prodiges avec Napoléon ; les contemporains pensent que son ardent amour de la liberté l'aurait conduit à lever l'étendard au moment où le César futur essaierait de porter ses mains hardies sur le gouvernement républicain ; mais il mourut, et celui qui allait conquérir le nom de l'Italique resta seul à la hauteur où personne ne pouvait plus l'atteindre.

Quelle réunion de qualités extraordinaires Napoléon nous révèle à ses premières batailles ! Les inspirations d'Alexandre et son éloquence militaire, avec un cachet oriental dans la pensée comme dans l'expression ; l'audace et la rapidité de César, son irrésistible ascendant sur les soldats et sur leurs chefs, son ardeur à marcher sur les traces du succès pour ne pas laisser un moment de repos à la fortune, ses coups de foudre, et enfin le talent de tirer de la victoire tous les fruits qu'elle peut procurer à un capitaine qui fait entrer dans ses calculs la terreur de son nom et la force de son ascendant. A vingt-six ans, Napoléon montre déjà cette profonde connaissance des hommes, qui n'est ordinairement qu'une conquête du temps et de l'expérience. Où donc a-t-il appris la science de l'administration, partie si importante de l'art militaire que, sans elle, les plus hautes conceptions, les plus miraculeux triomphes peuvent aboutir à la ruine du vainqueur ? A quelle école a-t-il étudié la politique, qu'il va bientôt manier avec vigueur et dextérité, comme il conduit la guerre avec génie ? De quel maître avait-il reçu des leçons de gouvernement, lorsque nous le vîmes tout-à-coup régir si habilement l'Italie presqu'entière, après l'avoir soumise ? D'où venait en lui ce talent de fonder, d'organiser, de constituer des états sagement pondérés ? Il jouait alors le plus beau des rôles, celui de libérateur de douze millions d'hommes. Aussi il était vraiment une espèce d'idole pour l'Italie, qui lui aurait volontiers décerné le nom de Sauteur, prodigué par l'Egypte à des princes qui n'en furent pas toujours dignes.

L'ivresse de la victoire, l'enthousiasme des peuples, le spectacle de la république, qui était frappée au cœur pendant qu'elle jetait encore un sî grand éclat au-dehors, lui inspirèrent enfin des projets d'ambition ; et, quoiqu'il ait contribué à soutenir le gouvernement qui triompha au 18 fructidor, peut-être avait-il déjà marqué sa place aux Tuileries ; l'on peut dire même qu'il venait d'essayer la royauté à sa cour de Milan pendant les négociations qui amenèrent la paix de Campo-Formio. Les ménagements, les égards qu'il avait témoignés pour le pontife romain, la paix qu'il avait accordée à Pie VI, presque malgré les ordres du Directoire, et certainement en désaccord avec l'opinion publique en France, donnèrent beaucoup à penser, et annonçaient un homme déjà résolu à relever l'autel pour en faire uni jour le marchepied du trône. On avait d'ailleurs entendu sortir de sa bouche un mot qui restera : Je serai le Brutus des rois et le César de la France. Ce mot prophétique explique la fortune et la chute de Napoléon. Il ne fallait être ni Brutus ni César, mais le premier magistrat d'un peuple libre. Avant de quitter le brillant théâtre de sa gloire, il faut consigner ici une observation qui n'est pas sans importance. A travers tout l'éclat et la grandeur des campagnes d'Italie, ses ennemis et d'autres juges attentifs remarquèrent en lui quelque chose des témérités d'Alexandre, avec un certain penchant à exposer toute sa fortune sur un coup de dés dans le grand jeu de là guerre. Le reproche était vrai ; il s'applique à toute la carrière de Napoléon. Cependant jamais homme n'a tant médité, tant réfléchi, tant considéré toutes les faces des choses avant d'agir ; mais ses pareils reçoivent d'en haut des illuminations si soudaines, dont ils voient jaillir des conséquences si extraordinaires, leur génie donne de tels démentis aux calculs ordinaires de la prudence humaine, et même aux : leçons de l'expérience, qu'à la fin ils se laissent emporter au souffle d'une inspiration irrésistible. De retour à Paris, Napoléon reçut un accueil distingué ; toutefois cet accueil n'eut point le caractère magique de l'enthousiasme des peuples d'Italie pour leur libérateur. Sa présence aurait pu exciter des transports, il ne se montra nulle part en public. A Milan sa demeure était un palais, à Paris il vint habiter une maison modeste. Ainsi, celui qui avait fait le roi à Milan, aujourd'hui perdu en quelque sorte dans cette grande capitale où l'on oublie si promptement les hommes et les choses, ne semblait plus qu'un citoyen illustre, qui s'appliquait à voiler sa gloire pour ne point causer d'ombrage à l'autorité. Cependant on ne rougissait pas de célébrer sa gloire devant lui ; on ne cessait de le consulter avec une déférence extrême ; on lui prodiguait les caresses ; mais il avait trop de pénétration pour ne pas soupçonner la sincérité de ces démonstrations politiques. De son côté, nul doute qu'il n'aspirât dès-lors au pouvoir. La question qui fit long-temps délibérer César, excita un violent orage dans le cœur de Napoléon ; enfin, après avoir long-temps tenu conseil en lui-même, sa haute raison lui fit sentir que l'heure n'était pas venue de franchir le dernier degré de l'échelle de l'ambition, dont ses pareils regardent toujours le faîte avec des yeux qui dévorent l'espace et le temps. Quelque faible que paraisse un gouvernement, si on l'attaque avant qu'il soit mûr pour sa chute, on succombe. D'ailleurs le Directoire renfermait dans son sein un homme de tête, de caractère et de capacité, qui, au jour du péril, aurait pu se souvenir des traditions du comité de salut public ou de la Convention. Cet homme était Rewbel, et soutenu par lui, Barras pouvait devenir redoutable, en marchant au nom de la constitution et des lois à la tête d'une force essentiellement obéissante.

Napoléon, après avoir calculé les chances de succès et de revers, ajourna ses desseins. Néanmoins les membres du Directoire, inquiets de la présence du général, et ne pouvant lire au fond de cette âme solitaire, adoptèrent avec empressement une entreprise grande, extraordinaire comme son auteur, une entreprise qui pouvait avoir une influence immense sur l'avenir de notre patrie, et qui d'ailleurs, écartait un rival dangereux, en l'envoyant avec quarante mille hommes et de nombreux vaisseaux rouvrir la communication de l'Egypte avec l'Inde. Lui-même dès long-temps avait les yeux constamment, attachés sur cet Orient encore tout rempli de la mémoire d'Alexandre. Nul doute que ce cœur insatiable ne fût enflammé alors de l'enivrante espérance de fonder aussi une renommée impérissable dans l'Asie, l'antique gardienne des éternels souvenirs. Une autre pensée, non moins dominatrice, occupait encore son esprit ; convaincu que la France et lui n'avaient qu'un seul ennemi vraiment redoutable, qu'il trouverait partout les Anglais entre lui et l'accomplissement de ses desseins pour la grandeur de la France, il espérait se frayer un passage jusqu'au centre de leur puissance, et leur porter un coup mortel. Napoléon avait résolu de prendre le même chemin que suit aujourd'hui Ibrahim dans sa marche victorieuse sur Constantinople.

Après une traversée presque miraculeuse au milieu des flottes anglaises qui pouvaient ruiner en partic notre marine, et détruire la plus belle des armées françaises, Napoléon débarque heureusement sur la côte d'Egypte. La victoire l'avait suivi, et marche sous ses drapeaux. Il est maître d'Alexandrie et du Caire. Un affreux désastre succède à ces premiers succès ; la flotte française est anéantie ; le voilà enfermé dans sa conquête. Quel renversement d'espérances pour un homme qui rêvait un empire en Orient ! Napoléon grandit en face de cette terrible épreuve ; il résista au découragement de ses plus intrépides amis, aux murmures et presque à la révolte de l'armée, et continua de soumettre l'Egypte par le glaive, la parole et les bienfaits de la civilisation. Ici on ne sait ce qu'on doit le plus admirer du général, de l'administrateur ou du gouvernant. La colonie de savants qu'il avait amenés avec lui pour faire renaître les lumières dans l'antique patrie de Sésostini, rendit des services immortels, mais sans Napoléon, leur savoir, leur zèle, leur génie pour les découvertes, leurs créations variées eussent été stériles, ou du moins n'auraient pas produit de miracles. Napoléon était l'âme de l'Egypte, l'âme de l'armée, l'âme de tous les travaux de la guerre et de la paix. Bien plus étonnant que sur le théâtre de l'Italie riche de tous les trésors de la civilisation, il déploya en Egypte, où tout était à créer, une fécondité de ressources sans exemple ; mais surtout des progrès immenses dans l'art de gouverner marquèrent le cours de sa nouvelle expédition. On eût dit qu'il connaissait à fond. le peuple superstitieux et à moitié barbare qu'il avait à régir, au milieu des obstacles de tous genres qu'opposait la différence des mœurs, des coutumes et des lois. Le respect pour la religion nationale fut l'un des plus puissants ressorts de sa politique ; quelques généraux, et Kléber lui-même, traitaient avec une espèce de dérision le parti que Napoléon avait pris de se transformer en sectateur du prophète ; mais plus tard il reconnut que l'armée était perdue sans la sagesse de son général à se servir du levier des idées religieuses qui avaient tant d'empire sur le cœur des Egyptiens. Nos armes ne cessèrent pas de triompher jusqu'à l'expédition de Syrie. Après avoir donné par la victoire une immortalité nouvelle à Jaffa, à Nazareth, au Mont-Thabor, il fallut revenir de Saint-Jean-d'Acre avec une armée décimée par le désert, la faim, la soif et la peste. Des prodiges de constance illustrèrent les soldats, les généraux, les savants, et le chef de l'entreprise, profondément blessé de l'infidélité de la fortune, mais supérieur même à un revers dont il mesurait les conséquences dans toute leur étendue. Si j'eusse pris Saint-Jean-d'Acre, a-t-il dit lui-même, j'opérais une révolution dans l'Orient. Les plus petites circonstances conduisent les plus grands événements : j'aurais atteint Constantinople et les Indes ; j'eusse changé la face du Monde. Dès lors il avait évidemment résolu de quitter l'Egypte ; il en sortit comme il y était entré, par une mémorable victoire, et fit voile pour la France ?

Le revers de Saint-Jean-d'Acre était ignoré en Europe. Le général agrandi dans l'imagination des peuples, arriva couvert des palmes d'Orient, qui faisaient refleurir ses palmes d'Italie. En son absence, la patrie avait été malheureuse et humiliée ; malgré deux brillantes victoires en Hollande et en Helvétie, la France affaiblie par des divisions intérieures, et épuisée par des sacrifices sans termes, semblait pencher de nouveau sur les bords d'un abîme. Napoléon parut, et les peuples l'accueillirent sur son passage comme un envoyé du destin, comme un dieu sauveur, chargé de relever le vaisseau de l'état battu par la tempête et menacé d'un immense naufrage. Lui seul était capable de répondre à de si hautes espérances.

Depuis la mort de Hoche, on n'avait pas pu trouver un homme d'un grand caractère et d'un ascendant irrésistible. Tous ceux qui avaient passé par le pouvoir, soit dans la Convention, soit au Directoire, étaient ou perdus dans l'opinion, ou épuisés par de si longues épreuves, ou désarmés devant les lois constitutionnelles qui ne permettaient plus le secours puissant, mais dangereux, des mesures révolutionnaires, ou enfin dénués du talent propre au gouvernement. Aucun d'eux ne remplissait les conditions nécessaires au chef de la France dans la situation où la République se trouvait alors ; tout tendait à une dissolution. Plus on réfléchit sur cette époque avec la connaissance des faits, et plus on sent que Napoléon vint nous arracher au malheur d'être de nouveau déchirés par la guerre intestine, exposés à l'outrage des revers inévitables que devaient amener de nouveau la plus détestable des administrations et la ruine des finances, ou à subir les calamités d'une révolution nouvelle que le peuple français n'aurait pas pu supporter, parce que les ressorts de la première étaient brisés, et ses moyens tombés dans un discrédit dont aucune puissance humaine ne les eût relevés. Aujourd'hui que la vérité éclate comme la lumière sans voile, on reconnaît que la France entière avait peur d'une révolution, et que la majorité appelait Napoléon pour la soustraire à cette terrible épreuve, mais aussi pour rétablir la liberté.

Malgré ce vœu de la majorité des Français, la violente entreprise de Napoléon, contre les deux conseils et contre le gouvernement directorial, ne fut qu'un attentat qu'il faillit payer de sa tête ; malheureux dans son entreprise, rien ne pouvait le soustraire à la mort : le succès justifia son audace sans l'absoudre. Renverser la constitution d'un pays libre, chasser et proscrire les mandataires qui remplissent un devoir sacré en la défendant, fut et sera toujours une action digne des reproches de la postérité. Napoléon vainqueur avait à opter entre le rôle de César et celui de Washington ; il préféra le premier de ces deux modèles ; un jour ce choix causera sa perte, annoncée au moment même de son élévation par des amis sincères de la liberté, dont la prévoyance fut calomniée par ceux qui venaient de mettre l'état et eux-mêmes à la merci d'un homme.

L'antique célébrité de l'Egypte, la puissance magique des choses lointaines que la vue ne peut toucher, ces noms nouveaux de batailles du Mont-Thabor et des Pyramides ; les proclamations de Bonaparte empreintes d'une poésie orientale, expression brûlante et fidèle des pensées d'un homme dont la vaste imagination recule sans cesse les bornes du possible par de magnifiques promesses, avaient accru beaucoup, sans doute, la renommée du conquérant. Toutefois ses campagnes d'Italie, exemptes de tout mélange de revers, imprévues de l'Europe, marquées de cet éclat des premières inspirations de la jeunesse du génie qui se révèle par un essor sublime, resteront à jamais dans la mémoire comme la plus brillante époque de la vie du grand capitaine ; de même le consulat formera toujours la plus belle partie de la carrière politique de Napoléon, devenu l'arbitre suprême de nos destinées. La guerre civile éteinte dans l'ouest et au midi, la source des querelles religieuses tarie par le concordat, la réconciliation des cœurs et la fusion des partis, les désordres anciens réparés par l'influence d'une administration sage et vigoureuse, le crédit rétabli sur la base des véritables principes de l'économie politique, la guerre de nouveau conduite avec génie, enfin la paix donnée à l'Europe sont des bienfaits que le siècle et la postérité regarderont toujours comme les titres les plus légitimes à la reconnaissance des peuples. Un grand malheur, l'expédition de Saint Domingue entreprise par les funestes suggestions des anciens colons qui persuadèrent à Napoléon qu'on pouvait facilement reprendre cette colonie et la remettre sous le joug, jette un voile de deuil sur la brillante prospérité du gouvernement consulaire. Assailli par plusieurs conspirations à la fois, Napoléon fit grâce aux Polignac et à M. de Rivière ; pourquoi se montra-t-il inflexible envers les Cerrachi, les Aréna, les Topino-Lebrun ? En fouillant au fond de cette affaire, il aurait su qu'on pouvait la prévenir ou l'empêcher, et que des complices, peut-être, se cachaient à ses yeux sous le masque de ministres de sa vengeance. La mort du duc d'Enghien, fruit d'une déplorable erreur, suivant les rapports du temps, fut regardée comme un crime et un malheur. Mais l'esprit de parti est si aveugle, il est si emporté par ses passions, il met tellement en oubli les premiers principes de la morale, que les hommes qui ont le plus violemment reproché à Napoléon la mort du dernier rejeton des Condés, n'ont jamais pu trouver dans leur cœur un cri d'indignation et d'horreur contre l'attentat du 3 nivôse, contre l'exécrable pensée de faire sauter un quartier de Paris pour immoler un homme. Napoléon fut sublime de sang-froid en face de l'effroyable danger qu'il avait couru. Les coupables appartenaient à la cause royaliste, ils subirent leur juste châtiment. Néanmoins, malgré l'évidence de l'erreur qui avait attribué leur forfait au parti contraire, cent cinquante personnes de ce parti furent condamnées à la déportation par la plus arbitraire et la plus inique des décisions. Les haines de la réaction thermidorienne encore dans toute leur exaltation rugirent autour de Napoléon. Le Sénat, le Corps-Législatif, le Tribunat, les principales autorités poussaient des cris de rage contre les jacobins ; il se laissa entraîner, et crut céder à l'opinion et à la raison d'état quand il ne cédait qu'à des passions qui l'auraient jeté hors de toutes ses mesures sans la force de son caractère. Mais on avait tremblé à la seule pensée de la mort du consul ; l'horrible complot dont il avait failli être la victime ralliait tout le monde autour de lui. La proscription de tant d'hommes innocens passa comme inaperçue ; tout disparaissait devant le mouvement de l'opinion ou s'effaçait devant la gloire et la prospérité de la France. D'ailleurs les immenses préparatifs d'une expédition contre notre plus cruelle ennemie vinrent s'emparer de l'attention générale, et produisirent une émulation de sacrifices, un essor d'enthousiasme qui rappelèrent les dévouemens de 1792 aux approches des armées étrangères. Alors la guerre était si nationale que Napoléon eût trouvé un million d'hommes pour descendre avec lui en Angleterre, s'il eût possédé les moyens de transporter cette immense armée de l'autre côté du canal.

Les hommes les plus graves, les meilleurs esprits, ont pensé qu'indépendamment de l'obligation sacrée de conserver le dépôt de la liberté, remise entre ses mains par une nation confiante et généreuse, Napoléon, même en ne consultant que la saine politique, devait rester premier consul à vie ; cette opinion me paraît tout-à-fait judicieuse. En adoptant l'opinion contraire, Napoléon ne sentit pas que la révolution était une puissance mystérieuse, mais irrésistible, que cette puissance qui se reposait alors parce qu'elle avait besoin de lui comme d'un instrument d'ordre, de force et d'action, se réveillerait un jour, et reprendrait nécessairement le cours de ses progrès, suspendus pour un temps. Reconstruire la royauté sous un titre plus imposant, s'emparer du pouvoir absolu en colorant à peine cette usurpation des droits les plus sacrés du peuple par des formes illusoires, c'était renverser l'ouvrage de la révolution, rendre inutiles les conquêtes que nous avions faites sur le despotisme au prix de tant de sang et de trésors ; c'était enfin rétablir l'ancien régime sur les ruines de la liberté. L'empire rejetait Napoléon dans toutes les idées du passé, dans un chemin rétrograde, où il tournait le dos à l'étoile polaire du peuple français, avec lequel sa gloire, ses intérêts, son avenir, lui ordonnaient de marcher la tête haute en regardant la liberté. L'empire est le premier degré de la restauration ; il a frayé la route au retour de l'ancienne dynastie ; mais voici la plus grande des fautes commises par Napoléon. En substituant un homme à une nation, il plaça toutes nos destinées sur sa tête, et réduisit à des limites que l'on pouvait connaître ce qui n'avait point de limites dans la pensée des princes accablés par les prodiges de notre lutte héroïque avec eux. Le jour du malheur arrivera : le peuple, appelé faiblement, et presque à la dernière extrémité, ne se trouvera pas prêt et sous les armes ; Napoléon restera presque seul en face de l'Europe conjurée contre nous, et malgré le génie immense qui mettait un si grand poids dans la balance de la fortune, il succombera, et sa chute sera un des plus grands malheurs pour notre patrie, qu'il n'aura pu sauver.

La création de l'empire et la fête du couronnement firent verser des larmes de douleur aux amis sincères de la liberté, et même à des partisans de Napoléon, qui le trouvaient plus grand et plus assuré au consulat que sur le trône. L'idée de créer une noblesse, que le captif de Sainte-Hélène cherche à justifier en la montrant comme appuyée sur l'égalité, et surtout comme destructive de la noblesse féodale, produisit encore une impression plus triste et plus fâcheuse sur beaucoup de bons esprits, mais l'événement a prouvé que Napoléon n'avait que trop bien connu la puissance de cette amorce et la vivacité de l'amour des distinctions dans les cœurs. Il voulut, dit-il, réconcilier la France avec l'Europe en paraissant adopter ses mœurs ; la raison ordonnait, au contraire, de donner à la France des mœurs simples et des institutions morales, sources des grandes vertus qui font triompher la cause des peuples et fondent à jamais la liberté. Mais, chose étrange ! contraste singulier ! Napoléon, le plus révolutionnaire des hommes, Napoléon, qui était à plusieurs égards la révolution assise sur le trône, avait en même temps les racines les plus profondes dans l'ancien régime ; il croyait à l'influence souveraine des choses du passé qui portaient avec elles la sanction des âges. Si Napoléon commit alors deux grandes fautes, du moins ne se laissa-t-il pas arrêter long-temps par la distraction des fêtes du couronnement. On le vit bientôt se rendre au camp de Boulogne, et s'occuper tout entier de la descente en Angleterre. L'immensité des préparatifs de l'expédition est l'un des prodiges de sa vie. On reste confondu devant le tableau que M. Matthieu Dumas a tracé des détails de cette gigantesque entreprise ; mais surtout on ressent la plus vive douleur quand on voit de ses propres yeux que l'amiral Villeneuve, par l'inconcevable inexécution des conceptions du génie de l'empereur, nous a seul empêchés de prendre à jamais l'ascendant sur l'Angleterre, en délivrant toutes les puissances toutes les mers du monde de son injuste et despotique influence. Sans doute il ne fallait pas souhaiter la ruine de l'Angleterre : elle aurait fait un vide irréparable dans la civilisation ; mais son abaissement eût donné de longues années de paix au continent, et porté la prospérité de la France au plus haut degré. Peut-être même Napoléon, n'ayant plus à soutenir un combat à mort avec le peuple le' plus riche et le plus redoutable de l'univers, se serait-il décidé à détendre par degré les ressorts de son pouvoir, et à revenir dans les voies d'une sage liberté. Au reste, comme on a pu l'observer dans ses pareils, la destinée semblait toujours tenir en réserve quelque événement extraordinaire pour désabuser Napoléon au moment où il donnait l'essor aux plus vastes espérances. Saint-Jean-d'Acre lui avait arraché l'Orient, qu'il croyait déjà tenir dans ses serres ; la bataille de Trafalgar lui ravit la supériorité qu'il était au moment d'obtenir sur les mers comme sur le continent. Jamais aucun homme au monde n'eût été plus puissant que Napoléon, vainqueur de l'Angleterre.

Pitt, entièrement préoccupé de la flottille, était si loin de deviner le vaste plan du chef de la France, qu'il avait failli se trouver surpris sans défense par les plus grands moyens d'attaque que l'on eût jamais réunis contre l'Angleterre. Il avait tremblé avec raison devant la possibilité d'une descente, que son aveuglement, ses mauvaises mesures, fruit dés erreurs dans lesquelles son ennemi l'avait précipité, l'inconcevable dispersion de toutes les forces maritimes du pays, le mettaient également hors d'état de conjurer. Tous ceux qui ont habité Londres à cette époque ne peuvent trouver d'expressions assez fortes pour peindre la terreur qui troublait les trois royaumes ainsi que l'âme du ministre à la fois honteux et indigné de s'être laissé si grossièrement tromper sur les mouvements, les stations et la réunion de nos flottes. Aussi s'était-il hâté de renouer une coalition, en achetant une diversion sur le continent : de l'or contre du sang, voilà le marché perpétuel de l'Angleterre pendant notre lutte avec elle. Violemment enlevé à un projet favori qu'il croyait parvenu au point de sa maturité, Napoléon marcha vers ses anciens ennemis du continent avec des soldats qui semblaient avoir des ailes tant ils mirent de rapidité dans leur course depuis les bords de la Manche jusqu'aux rives du Rhin, si souvent témoin de nos triomphes. De brillants succès inaugurent l'entrée de la campagne ; mais en les continuant, le vainqueur, engagé au fond de l'Allemagne, peut périr entre les armées de Prusse, d'Autriche et de Russie, qui s'avançaient, de concert, pour l'écraser. C'est du sein même de cette périlleuse extrémité qu'il fait sortir la plus grande de ses batailles, la paix la plus glorieuse, la royauté d'Italie, la souveraineté de l'empire, déguisée sous le nom de confédération du Rhin, et enfin la création de nouvelles royautés qui devaient augmenter la force et l'ascendant de la France. Napoléon était à Vienne quand il apprit le désastre de Trafalgar, qui lui causa des transports de la plus juste fureur ; en effet, cet événement nous ôtait tout espoir de réduire l'Angleterre par la force des armes, et d'assurer enfin la liberté des mers. Mais comme un si grand malheur ne semblait aucunement ébranler la puissance impériale, il se perdit dans l'éclat de la bataille d'Austerlitz et de la paix de Presbourg. Cette paix, quoique non ratifiée par la Russie, laissa néanmoins à Napoléon le temps de jouir de sa gloire et de l'admiration des Français, on peut dire même de leur amour ; jamais, peut-être, l'empereur ne fut plus populaire qu'à cette époque. Pitt mourut de rage en apprenant les nouvelles prospérités de notre pays ; la France, et Napoléon personnellement, se trouvèrent enfin délivrés du plus implacable et du plus dangereux de leurs ennemis. Pitt, c'était le génie du mal appliqué tout entier à notre ruine. L'une des plus éloquentes images de Mirabeau, à la tribune, peut seule exprimer avec assez d'énergie l'acharnement de cet Arimane de la France. Si l'on eût dit au fils de lord Chatam, animé contre nous d'une haine pareille à celle d'Annibal contre Rome : voilà un gouffre ouvert, vous y pouvez jeter la France, et le refermer sur elle ; le ferez-vous ? il aurait répondu froidement : je le ferai, et il aurait tenu parole. Fox, qui lui succéda, loin d'adopter cette rage exécrable de rivalité, pensait au contraire qu'il y avait place dans le monde pour les deux pays, et voulait les réconcilier au nom de la raison et de l'humanité. Le système de Pitt était d'un furieux dont les lumières étaient obscurcies par des passions implacables ; la politique de Fox était d'un homme d'état qui voyait juste et loin ; malheureusement il mourut, et Napoléon, qui avait inspiré de la confiance à ce grand citoyen, fut condamné à recommencer la lutte avec l'Angleterre.

La Russie, entraînée de nouveau par les conseils et les subsides de celte puissance, nous menaçait par une attitude hostile ; l'empereur Alexandre, oubliant la générosité de Napoléon qui lui avait accordé un libre passage, ainsi qu'à son armée, après la bataille d'Austerlitz, s'était engagé dans un serment solennel, sur le tombeau de Frédéric II, à secourir la Prusse. Confiant dans la force et dans les sentiments de son allié, cette monarchie courut aux armes avec la plus inconcevable imprudence. Quand nous étions en Moravie, la Prusse pouvait former, avec 200.000 hommes, le cercle de fer dans lequel toutes les puissances réunies menaçaient de nous envelopper ; elle n'avait point eu l'audace d'exécuter ce projet, et maintenant elle venait nous provoquer, quand nous étions plus redoutables que jamais ! Six semaines suffirent à Napoléon pour détruire l'armée de Frédéric, éclipser sa gloire et conquérir son royaume. Le mot de César : je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu, caractérise de la manière la plus précise et la plus vraie l'étonnante rapidité d'un tel succès. Après la désastreuse journée d'Iéna, il existait encore un roi de Prusse de nom, mais le roi de fait était Napoléon ; il le sera trop ; il abusera de sa toute puissance, il oubliera que des armes restent aux peuples dépouillés par la victoire.

La réponse de Napoléon, à la défaite de Trafalgar, fut le système du blocus continental, idée grande, féconde, qui faillit ruiner la fortune de l'Angleterre, et produire les avantages d'une descente, sans faire courir au vainqueur les chances variées et redoutables d'une si haute entreprise. L'Europe, alors entre les mains de Napoléon, entrait dans toutes ses vues ; elle avait remis, en quelque sorte, à la disposition du chef de la conjuration continentale, ses cités, ses ports, ses moyens d'attaque et de défense, ses ressources administratives et ses soldats, pour exécuter le vaste blocus qui défendait l'entrée du continent au commerce des usurpateurs de la souveraineté des mers. Malheureusement Alexandre manquait à la coalition, et, loin d'y accéder, il venait de contracter une nouvelle alliance avec le gouvernement que le reste de l'Europe voulait abattre par les mains de la France. En vertu des engagements du czar, l'armée russe pénétra en Pologne, Napoléon courut au secours de notre alliée naturelle. La campagne fut rude, difficile, et d'un aspect sévère et sombre. Le théâtre de la guerre rebutait nos soldats par des obstacles et des épreuves de toute espèce ; l'ennemi opposait une résistance opiniâtre ; la victoire nous coûtait des efforts extraordinaires et de grands sacrifices ; plus de succès enlevés par une espèce de magie ; plus de ces coups de foudre qui terrassent le vaincu et ne lui laissent pas les moyens de se relever. La France, encore pleine du souvenir de nos triomphes d'Italie, d'Egypte et d'Allemagne, éprouvait, à la lecture de chacun des bulletins de la grande armée, une surprise mêlée d'une douloureuse inquiétude. Le récit de la sanglante bataille d'Eylau inspira de l'horreur et presque de la colère à l'opinion. Chacun se disait : Quand finira ce jeu cruel ? Quand cessera cette continuelle effusion de sang humain ? Si la guerre continue, toute la population virile restera sur les champs de bataille. Napoléon, alors si loin de la France, n'entendait pas ces murmures publics. Fussent-ils parvenus jusqu'à lui, sa résolution n'en aurait pas été ébranlée ; rien ne pouvait le détourner de son but. Du reste, il sentit profondément la nécessité de garder une attitude imposante en face de l'ennemi vaincu et non découragé ; tout autre que ce grand capitaine aurait cru, en reprenant ses positions après la bataille gagnée, céder aux conseils de la plus haute prudence et de la plus impérieuse nécessité ; mais il y a pour le génie des résolutions supérieures à la prudence, et qui commandent en quelque sorte à la nécessité elle-même. Dans la vérité, la retraite du vainqueur eût donné de la confiance et de l'audace aux Russes, et peut-être tourné la fortune de leur côté ; la victoire de Friedland est fille de la constance de Napoléon, à vaincre des obstacles qui semblaient insurmontables. Cette victoire déchira le voile de deuil étendu sur notre horizon, et fit succéder un jour radieux à une espèce d'éclipse de notre gloire. La paix de Tilsit est l'apogée de la fortune de Napoléon, à moins qu'on ne veuille en reporter l'époque à ses conférences d'Erfurt, où Alexandre et lui achevèrent de régler entre eux le partage du monde en deux grands empires, l'un d'Orient et l'autre d'Occident.

Des acclamations universelles saluèrent le retour de l'empereur ; on se pressait en foule pour voir l'homme qui venait d'accomplir de si grandes choses, et faire du continent un piédestal pour la gloire de la France. L'enthousiasme était inexprimable, et peut-être Napoléon se laissa-t-il enivrer par ces témoignages de l'affection du pays. Au milieu d'un si beau triomphe on le voit avec peine saisir l'occasion d'abolir le tribunat, dernier refuge de la liberté mourante.

Tout paraît grandeur, sagesse et prospérité jusques aux événements d'Espagne. Là commencent les graves erreurs, les déceptions fâcheuses, les fautes irréparables, des revers qui désenchantent la France, et brisent le prestige dont Napoléon avait fasciné les yeux de l'Europe. Ils peuvent être vaincus, un peuple est plus fort que des armées, voilà ce que l'Europe dit tout bas d'abord, ce qu'elle répétera bientôt en poussant des cris de joie. De l'insurrection d'Espagne sortira l'insurrection allemande ; l'une donnera le signal de nos malheurs, l'autre y mettra le comble ; il faut pleurer sur ce résultat pour la France, mais aussi pour l'Espagne elle-même. En effet Napoléon, même usurpateur, ne pouvait que répandre des trésors de lumières, de bienfaits, de civilisation sur la Péninsule, et la faire jouir de toutes les conséquences d'un meilleur régime administratif. L'héroïque Espagne n'a point conquis sa liberté, et elle a pour roi Ferdinand, qui la laisse languir dans sa paresse et dans son ignorance*, au lieu de Napoléon qui l'eût puissamment aidé à commencer sa régénération. Avant l'événement qui changea tout-à-coup la face des choses, Napoléon avait admirablement jugé l'état de l'Espagne et les suites de la révolution que pouvait y susciter une grave offense au caractère national. Dans cette circonstance il expia cruellement une faute qu'il a souvent commise, celle de confier de trop grandes entreprises à des hommes d'une portée médiocre, et qu'il croyait avoir transformés par le contact de son génie. Murat était peut-être le plus brave soldat de l'Europe, il pouvait s'illustrer par les plus brillants faits d'armes à la tête d'une nombreuse cavalerie ; mais il manquait de tête et d'expérience pour ménager un peuple déjà en fermentation, temporiser avec sagesse, se concilier les esprits, et connaître et saisir le moment opportun qui permet d'employer la force sans s'exposer au danger de produire une insurrection. Les coups de canon tirés dans les rues de Madrid nous ont enlevé l'Espagne ; elle attendait Napoléon pour le recevoir sous des arcs de triomphe et sur des tapis de fleurs, en un jour elle prit tout entière les armes contre lui. Si les hommes de la trempe de Napoléon peuvent pleurer quelquefois, aucun événement de son règne ne doit lui avoir coûté plus de larmes et de regrets que l'expédition contre l'Espagne. L'un des premiers fruits de l'insurrection espagnole fut de nous donner une nouvelle guerre avec l'Autriche ; cette puissance avait cinq cent cinquante mille hommes sous les armes, y compris la landwehr, quand elle envahit la Bavière. Plus rapide encore que jamais, Napoléon accourut avec une armée sur les bords du Rhin, attaqua les ennemis et les battit dans plusieurs batailles, malgré l'étonnante disproportion de nos forces, entrer à Vienne, et jeter des ponts sur le Danube, voilà l'ouvrage de six semaines. Rien de plus brillant que ce début de la campagne ; encore une victoire, qui ne peut nous manquer, et la guerre est finie par l'entier abaissement de l'Autriche. Mais grâce à la rupture de nos ponts sur le Danube, le prince Charles, si long-temps malheureux dans ses luttes avec Napoléon, toucha au moment de voir son vainqueur et nos troupes ensevelis dans leur triomphe. Ce triomphe, éclatant sans doute, mais qui aboutissait à un désastre, répandit en France la consternation et les plus tristes pressentiments ; pendant les angoisses de la douloureuse attente du dénouement de la campagne, on croyait notre étoile éclipsée pour toujours. A la terrible affaire d'Esling, les Français eurent deux providences, Masséna et Napoléon. Si, après la retraite opérée par des prodiges d'audace et d'habileté, l'empereur eût quitté l'île de Lobau, comme le voulaient les généraux les plus intrépides, et Masséna lui-même, qui avait un cœur et une tête d'acier sur le champ de bataille, tout était perdu peut-être. Il y eut des travaux de défense dignes des Romains dans l'île de Lobau, et Napoléon y déploya, en face des forces immenses du prince Charles, une constance dont il trouva bientôt la brillante récompense. La journée de Wagram vint après celle d'Esling, comme la journée de Friedland était venue après celle d'Eylau. A ces époques pareilles de sa vie militaire, il n'avait écouté que les conseils de son génie ; puisse-t-il, dans les campagnes suivantes, ne pas laisser briser par le malheur son inflexible volonté ! puisse-t-il ne pas laisser fléchir et dégénérer ses hautes inspirations devant les avis aveugles et timides de certains hommes qui ne le comprendront pas !

Les deux années 1810 et 1811, la première qui vit le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, te seconde qui lui donna un fils le 20 mars, époque de tant d'anniversaires heureux dans une vie si pleine de grands souvenirs, marquent une époque de gloire, d'enthousiasme et de prospérité pour la France et pour lui. En paix avec le continent tout entier, il poursuivait contre l'Angleterre une guerre plus dangereuse pour elle que la guerre qui se fait les armes à la main ; le blocus frappait au dehors comme au dedans la puissance que nous n'avions le moyen de trouver sur un champ de bataille qu'au moment où elle le voudrait. On ne saurait peindre le mal que cette mesure, exécutée avec vigueur, causait à nos mortels ennemis ; encore quelque temps de persévérance, et ils étaient obligés de demander merci à Napoléon ; le concours unanime et sincère de l'Europe eût amené ce dénouement avec une rapidité dont le monde aurait été surpris. La guerre de Russie vint sauver le gouvernement anglais.

Jamais Napoléon n'entreprit une guerre plus juste, plus utile, plus nationale et plus européenne ; jamais il ne déploya plus de grandeur et plus d'habileté dans les préparatifs, plus de prévoyance dans les dispositions administratives et militaires, plus de précautions contre l'inconstance de la fortune, plus de génie dans la pensée comme dans la conduite de son immense expédition ; jamais il ne mérita mieux d'obtenir un triomphe complet ; jamais il n'éprouva de plus affreux malheurs. On ne peut retenir ses larmes en voyant, surtout pendant la retraite, comment les plus sages mesures échouèrent par la mollesse, l'incapacité, la désobéissance de certains hommes qu'on peut appeler les fatalités de l'entreprise. La portion de l'armée qui resta engloutie sous les glaces de la Russie, les débris de cette armée qui survécurent au désastre, les héros qui les ramenèrent dans la patrie, après tant de prodiges d'audace et de constance, Napoléon qui résista, avec une poignée de soldats, à des armées considérables arrêtées par la terreur de son nom, ou renversées par son génie, quand il devait succomber avec le dernier Français capable de tenir une épée, ne montrèrent jamais une plus étonnante supériorité. Il faut des calamités pareilles pour mesurer toute la grandeur d'un homme. Mais avec ce surcroît de renommée, la fortune de Napoléon n'en avait pas moins reçu une de ces graves blessures qui dévorent en secret les principes de la vie. Il le sentit profondément, et pourtant il ne laissa entrevoir à personne ce qui se passait dans son cœur brisé par une telle catastrophe. Plus calme encore qu'en Egypte, après la perte de la bataille navale d'Alexandrie, il se montra plein de constance et d'espoir à sa cour, à l'armée, à la nation, sans leur déguiser aucunement la grandeur de nos pertes. Comme tous les gouvernans, Napoléon a dissimulé beaucoup de choses, il en a raconté d'autres en leur donnant une couleur conforme aux besoins de sa politique, mais dans les grandes circonstances, à Esling, à Eylau, pendant la campagne de Pologne, pendant celle de Russie, et après le retour de la fatale expédition, il a été vrai comme l'histoire.

Napoléon avait appris à Moscou la conspiration Mallet, qui lui avait laissé une impression profonde. Cette audacieuse et folle entreprise ne pouvait avoir qu'une issue malheureuse après un succès éphémère ; il ne la considéra pas moins comme une grave atteinte portée à son gouvernement ; elle accrut ses préventions contre les amis de la liberté ; il conçut même de violents soupçons contre plusieurs membres du sénat qu'il jugeait capables de donner volontiers les mains à un changement dans l'ordre des choses, et peut-être d'avoir pris quelques secrets engagements avec les conspirateurs ; mais il ne voulut pas déclarer toute sa pensée en présence de l'Europe, attentive au moindre signe d'émotion dans l'intérieur de la France. Toutefois il laissa son mécontentement s'échapper en des paroles qui parurent hostiles et menaçantes aux zélés défenseurs de la philosophie et de la liberté, qu'il paraissait attaquer ensemble comme deux conjurées et deux complices. Il fit plus, il se rejeta avec plus de force que jamais dans les idées de monarchie, d'hérédité, de légitimité. Sans doute, dans un tel moment, il ne fallait pas désarmer le pouvoir et détendre les ressorts de l'administration ; sans doute il fallait rester maître de l'action publique, et conserver l'influence suprême ; mais la raison, la nécessité, la prévoyance de l'avenir, l'incertitude des chances de la prochaine campagne, prescrivaient à un homme tel que Napoléon de rallier à lui les partisans de la cause qui avait eu tant de part à ses premiers triomphes et produit son élévation ; il aurait pu prendre cette résolution sans danger, s'emparer de nouveau du peuple, qui aurait répondu à un généreux appel, et ressaisir ainsi cet immense levier qui avait soulevé l'Europe. Peut-être eût-il encore été vaincu en Allemagne, mais à son retour la France tout entière se serait trouvée prête à lui rendre la supériorité sur tous ses ennemis. Au reste, les immenses ressources que la nation lui remit entre les mains pour la nouvelle lutte qui allait s'ouvrir, lui semblèrent suffisantes. Pendant les préparatifs de la campagne il fut plus étonnant que jamais par l'activité, le génie, la fécondité des ressources et la puissance du travail. Les désastres de la fin de la campagne, l'abandon et la fuite de Murat, la dissolution de l'armée, les défections des alliés, les dispositions plus que douteuses de son beau-père, dispositions que la capitale n'aperçut que trop bien à travers les illusions de l'espérance et les voiles de la politique, l'insurrection des peuples allemands appelés à l'indépendance et à la liberté par des princes absolus, l'entrée de la Suède dans la coalition, tienne put l'ébranler et le détourner des soins de la guerre et du gouvernement. Avant de partir il commit encore la faute de ne pas donner une organisation forte et nationale à la France, de ne pas constituer un gouvernement capable de soutenir l'élan patriotique, en ralliant autour de lui tous les amis de la liberté qui, bien que refroidis pour Napoléon, sentaient tous que les destinées du pays reposaient sur sa tête. Deux victoires immortelles et dignes des plus beaux temps de sa vie héroïque, le fatal armistice qui laissa aux ennemis le temps de rallier toutes leurs forces, composent la première campagne de 1813. La seconde vit la bataille de Dresde qui aurait ramené l'Autriche et conquis la paix, si les lieutenants de Napoléon, malheureux partout où il ne se trouvait pas, n'eussent pas éprouvé défaites sur défaites. De nouvelles défections de la Bavière et du Wurtemberg vinrent mettre le comble à ces malheurs, en changeant le plan hardi que Napoléon avait conçu pour écraser ses ennemis par un coup de son génie. On sait la grande bataille de Leipsick précédée de deux triomphes que la fortune fit aboutir à un désastre. Tout fut perdu, fors l'honneur, pour la France ; tout fut sauvé, fors l'honneur, pour les étrangers, dans cette mémorable campagne, que ce peu de mots résument tout entière. Jamais plus grande leçon n'a été donnée aux chefs des gouvernements sur les dangers de leur confiance dans la politique des cabinets. Vainement les princes fidèles aux principes de l'honneur voudraient-ils respecter leurs engagements, il y a autour d'eux une coalition d'intrigues, et un machiavélisme d'intérêts qui les entraînent à fouler aux pieds les traités les plus solennels. Il faut encore remarquer que, malgré son retour aux idées monarchiques, Napoléon, aux yeux des autres gouvernements, était toujours le représentant de cette révolution, le grand crime de la France ; or manquer de parole envers la révolution était une œuvre légitime et sainte, suivant les doctrines du despotisme : Napoléon fut trahi et devait s'y attendre. Il importait d'abattre ce roi de l'épée qui s'était fait souverain par le génie et la victoire. Voilà le but auquel tout le continent conspire désormais avec l'Angleterre. C'est elle qui a empêché Alexandre de faire la paix avec Napoléon, qui était sur le point de ressaisir ainsi toute son influence européenne ; c'est elle qui nous a presque enlevé l'Espagne pendant notre lutte avec le continent tout entier ; c'est elle qui vient encore apporter des obstacles invincibles à la conclusion de la paix avec l'Europe, et dicter la proclamation des alliés qui séparaient Napoléon de la France, pour les abattre plus facilement l'un après l'autre. Il y avait une guerre à mort entre Napoléon et l'Angleterre, ce grand homme en avait la profonde conviction ; et nul doute que, dans les délibérations de son génie sur son avenir, ne revînt sans cesse cette question importune, qu'il s'adressait à lui-même : Qui de nous deux l'emportera de l'Angleterre ou de moi ? Son inconcevable fortune, sa haute confiance en lui-même, le puissant et légitime orgueil qui le soutenait au rang suprême en Europe, lui fournirent souvent une réponse favorable à ses désirs ; mais au fond de son cœur existait un doute dévorant qui, après avoir disparu, revenait comme l'un de ces maux rebelles que l'on croit avoir guéris, et qui renaissent parce qu'ils sont dans la masse du sang et dans la nature des choses. Ce doute a été la plus grande préoccupation de la vie de Napoléon, et à l'époque où nous sommes arrivés, il était devenu un tourment de toutes les heures, auquel la victime n'échappait peut-être que par des prodiges de raison, de constance et de ce travail sans relâche qui fait trêve aux plus graves inquiétudes, aux plus tristes pressentiments, même aux plus profondes douleurs.

Pendant l'hiver qui précéda la campagne de 1814, l'horizon politique ne cessa point d'avoir une couleur sombre ; les plus cruelles angoisses dévoraient tous les cœurs généreux à l'aspect de la révélation successive de nos malheurs, dont voici le tableau rapide : 32.000 hommes ont capitulé dans Dresde ; la ville de Dantzick, prête à se rendre aussi, touche au moment de voir se renouveler sur sa garnison l'attentat dont le maréchal S.-Cyr vient d'être la victime ; Stettin a dû ouvrir ses portes après huit mois de blocus ; Amsterdam s'est rendue au général Bülow ; la Hollande nous échappe ; la Suisse, au lieu de faire respecter sa neutralité, a résolu d'ouvrir l'entrée de la France aux alliés ; Murat nous abandonne pour embrasser la cause ennemie ; la politique nous conseille de rendre à Ferdinand l'Espagne que nous ne pouvons plus garder ; la nécessité impose au vénérable roi de Saxe la conclusion d'un armistice avec les Russes ; Hambourg renferme le maréchal Davoust avec une armée inutile à notre défense. Le typhus moissonne dans Torgau une garnison de 27.000 hommes, un autre fléau dévore nos malades et nos blessés dans Mayence, et ne peut être arrêté par un préfet plein de zèle et de capacité, auquel l'administration, qui n'a plus le même ressort, ne fournit pas les secours indispensables ; enfin, et pour comble de misère, le Béarn, l'Alsace, la Franche-Comté, le Brabant sont envahis.

Au milieu des immenses dangers qui nous environnaient, le Corps-Législatif où les Bourbons avaient de secrètes pratiques avec quelques membres influents, commit la faute de ne pas se rallier fortement à Napoléon pour l'aider à sauver le pays ; de son côté, l'empereur qui n'était pas toujours propre à gouverner ses paroles, ne fit qu'aigrir l'assemblée dans une conférence où il se laissa emporter par son caractère, et par une franchise dangereuse en ce moment. La dissolution du Corps Législatif, suite naturelle de la mésintelligence survenue, ne laissa plus entre la nation et le chef de l'état que le sénat conservateur trop docile aux volontés du pouvoir pour obtenir de la popularité. Ce sénat accorda libéralement tout ce qu'on voulut, mais il ne prêta aucun appui politique, aucune puissance d'opinion au gouvernement ; d'un autre côté, le peuple n'ayant pas été appelé avec une généreuse confiance et un désir sincère de lui confier aussi le salut commun, Napoléon se trouva presque seul avec une armée de 100.000 combattants : voilà le faible débris qui lui reste de tant d'héroïques phalanges, pour soutenir une lutte de plusieurs mois avec des armées immenses et assises au cœur même de la France. Peu s'en fallut toutefois que son génie, plus admirable que jamais, ne. triomphât pour la dernière fois ; peu s'en fallut que toutes les légions de l'Europe ne fussent contraintes de reculer devant une poignée d'hommes et un grand capitaine. Si le succès, qui tint à si peu de chose, nous eut été accordé, la nation, dont une partie s'était associée à la défense du pays, se levait tout entière, et Napoléon dictait encore une paix glorieuse à ses ennemis. Il suffirait de la campagne de 1814 pour créer à jamais la plus haute réputation militaire. Le génie de Napoléon produisit alors tout ce que pouvait produire l'un de ces hommes privilégiés qui semblent avoir reculé les bornes de notre nature ; mais il succomba parce qu'il n'avait pas osé ordonner à l'avance l'insurrection nationale contre l'étranger. L'occasion se présenta encore à Fontainebleau de recourir à cette ressource extrême ; le cœur lui manqua, comme il en convient dans ses mémoires : enfin Napoléon abdique, l'île d'Elbe reçoit dans sa modeste enceinte celui que l'Europe pouvait à peine contenir, et qui avait eu la pensée de se déborder sur l'Asie.

Le drame impérial paraît fini, cependant un dernier acte, que personne, pas même le principal acteur, ne pouvait deviner, réservait encore une surprise au monde. L'homme de la destinée devait reconquérir un vaste empire en se montrant, et surpasser ainsi ce que l'imagination des poètes avait inventé dans le but de donner à ses héros des proportions plus qu'humaines : l'histoire ne raconte pas d'événement pareil. Partout le peuple se précipita sur les pas de Napoléon ; si j'avais voulu, dit-il, j'aurai roulé avec mes deux millions d'hommes jusqu'à Paris. Il craignit le peuple parce que des cris de liberté, des souvenirs de révolution s'étaient mêlés à l'enthousiasme public pour le grand empereur. Cette crainte fut une grave et funeste erreur. Avec l'appui du peuple, il aurait impose a tout le monde ; avec l'appui du peuple, il n'aurait pas trouvé d'hostilité dans le Corps-Législatif ; avec l'appui du peuple, personne n'eut osé le trahir ; avec l'appui du peuple, il aurait vaincu à Waterloo, ou réparé glorieusement sa défaite. Toutefois, une grande responsabilité morale pèse sur ceux qui le forcèrent à une seconde abdication, et plus encore sur ceux qui lui refusèrent l'honneur d'écraser les Prussiens engagés dans une position où leur perte était certaine. Vainqueur, quels beaux adieux il eût fait à la France, désormais en état de traiter des conditions d'une paix honorable ! Les meneurs de l'intrigue qui voulaient absolument la ruine et l'éloignement de Napoléon, craignirent évidemment qu'après le triomphe il ne voulût reprendre les rênes du gouvernement. On ne doit guère admettre une telle supposition après des promesses aussi solennelles que celles de l'empereur, mais on peut croire que la France lui aurait pardonné sans peine une infraction à sa parole, car tout le monde, excepté quelques personnes aveugles ou entraînées par des intérêts particuliers, sentait profondément le besoin qu'on avait d'un tel défenseur. Peut-être, au lieu de demander une permission qu'on lui refuserait infailliblement, devait-il courir au camp sous Paris, et entraîner l'armée. Toutefois, en examinant la question avec maturité, on hésite à blâmer la retenue de Napoléon, plus capable que personne de mesurer toute l'étendue des conséquences de son audace, si la fortune eût trahi les inspirations de son génie. Le duc d'Otrante, qui traitait secrètement avec les Bourbons, fut à cette époque une des fatalités de la France ; c'est lui qui précipita la chute de l'empereur, pour nous livrer sans défense aux Bourbons et aux alliés. La raison ne saurait expliquer l'aveuglement de cet homme qui certes ne manquait ni d'esprit, ni de jugement, ni de lumières. Comment pouvait-il se flatter d'empêcher qu'on ne réveillât contre lui les souvenirs du passé ? Comment eut-il assez de folle confiance, ou plutôt de présomption, pour croire qu'il pouvait se soutenir et conserver de l'influence sous une restauration ? Vainement les monarques alliés lui prêtèrent leur appui, vainement Wellington écrivait-il à Louis XVIII : C'est le duc d'Otrante qui vous a rendu la couronne. Louis XVIII, après beaucoup de ces protestations dont les princes ne sont point avares dans les grandes nécessités, céda sans peine un ministre qu'il ne pouvait plus défendre contre l'emportement des coryphées du parti royaliste dans la chambre dés députés. En renversant Napoléon, Fouché croyait presque le remplacer ; il espérait du moins exercer une haute influence sous le sceptre des nouveaux Stuarts, il ne faisait que courir à l'exil et à la mort.

Napoléon n'est plus en Europe où il fait un vide immense ; la liberté, qui est une chose plus grande que le plus grand des hommes, semblait devoir remplir ce vide, mais des princes victorieux par le secours des peuples ne tardèrent pas à démentir leurs promesses en revenant tout-à-coup aux anciennes doctrines du pouvoir. Jamais il n'y eut une telle déception dans le monde, jamais tant de millions d'hommes ne se virent enlever avec plus d'audace et de rapidité un bien qu'ils avaient acheté du plus pur de leur sang. Dès ce moment, les peuples comprirent qu'ils avaient vaincu, non pour eux, mais pour les princes qui les avaient appelés au combat avec les mots magiques d'indépendance et de liberté. La jeunesse allemande trompée dans les vœux de son enthousiasme et punie de son dévouement héroïque, versa des pleurs de rage sur le malheur de la commune patrie, déshéritée de ses droits les plus chers.

Pendant que les rois de l'Europe déshonoraient ainsi leur victoire, Napoléon était captif à Sainte-Hélène, où chacun de ses mouvements ébranlait encore le continent, qui avait si long-temps tremblé au bruit des pas du nouveau Charlemagne. Au moment de son divorce, il avait dit à Joséphine, pour calmer l'amertume des regrets de cette épouse chérie : Je te mets à l'abri, on ne sait pas ce qui peut arriver, le cinquième acte n'est pas joué. Si ces paroles révélaient un homme qui s'était toujours défié du dénouement de son drame, à coup sur Napoléon ne prévoyait pas que ce dénouement aurait lieu sur le rocher de Sainte-Hélène. Du moins le grand acteur y fut sublime, et sa longue mort peut passer pour l'une des plus belles scènes d'une vie semée de merveilles.

 

P. F. T.

 

 

 



[1] Madame du Colombier qui accueillit Napoléon avec une bonté parfaite à Valence.