§ 1. — UN RETOUR A PARIS, LE 6 OCTOBRE 1789. C'était un triste spectacle que celui du convoi qui, dans l'après-midi du 6 octobre 1789, ramenait Louis XVI de Versailles à Paris. Le ciel s'était éclairci à la fin de la journée ; mais il avait plu le matin, et la route, défoncée par les foules qui y avaient passé et repassé depuis la veille, n'était qu'un long sillon de boue. Au bruit des clameurs, des tambours et des coups de feu, roulait d'abord, tumultueusement triomphante, la tourbe des femmes qui, le 5 octobre, sous le commandement de Maillard, étaient parties les premières de Paris aux cris de : A Versailles ! Du pain ! et qui avaient donné à la garde nationale le signal de l'expédition. Plusieurs portaient au bout de piques des miches de pain ou des branches de peuplier. Des forts de la halle traînaient des chariots de blé et de farine ornés de feuillage. Avec la mobilité des foules parisiennes, beaucoup de ces femmes semblaient avoir oublié leur colère de la veille. Ivres d'orgueil et de vin, elles racontaient à tout venant leur victoire. Nous amenons, criaient-elles, le boulanger, la boulangère et le petit mitron. Puis elles revenaient sur leurs pas pour jouir de la vue de leur royale capture et pour lui jeter quelque apostrophe familière. Chateaubriand assistait à ce retour dans les Champs-Élysées. Après de longues années, il avait encore présent à l'esprit le spectacle de ces harpies, ces larronnesses, ces filles de joie, ces sales bacchantes ; quelques-unes sur les chevaux enlevés aux gardes du corps, d'autres à califourchon sur les canons, tenant les propos les plus obscènes et faisant les gestes les plus immondes ; puis, mêlés à ces femmes, des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemise retroussées. Il n'avait pas surtout oublié les têtes livides et sanglantes de deux gardes du corps massacrés pendant la nuit, que l'on portait sur la pointe des hallebardes comme un trophée, et qu'en passant on avait fait friser et poudrer par un perruquier de Sèvres. A la suite de cette foule venait, un peu plus en ordre, mêlée au régiment de Flandre et aux Suisses, la garde nationale parisienne. Les gardes du corps désarmés marchaient comme des captifs, épuisés de faim et de fatigue. Le lourd carrosse qui renfermait la famille royale avançait difficilement, disparaissant presque au milieu d'une forêt de piques et de baïonnettes. Une escorte de cavaliers n'empêchait pas des émeutiers à sinistre visage d'entourer la voiture, de s'installer d'assaut sur le siège et sur le marchepied des laquais, hurlant : Vive la nation ! Plusieurs étaient armés, et tiraient à chaque moment des coups de fusil ou de pistolet. La Fayette veillait à la portière, la tête au vent, enflé et pourtant embarrassé de son rôle ; flatté dans cette vanité peu clairvoyante qui lui faisait rechercher à tout prix l'apparence du pouvoir, dût-il ne pas en avoir la réalité ; mais parfois inquiet et troublé quand la foule semblait trop menaçante ; jouissant, comme il l'a dit plus tard, de paraître avoir son souverain en sa puissance, de lui mesurer les applaudissements et de le conduire où il voulait ; mais honteux d'être associé à de pareils vainqueurs. Il dissimulait son trouble sous une sorte de fierté crâne et de bonne grâce, affectait bel air et brillante tournure, et demeurait marquis même en cet équipage de général populaire ; du reste, ayant plus de dégoût que de scrupule, il croyait avoir suffisamment sauvegardé son honneur de gentilhomme, quand il avait fait contraster son élégante et irréprochable courtoisie envers ses augustes captifs, avec la familiarité grossière de la canaille dont il était le chef, ou plutôt l'instrument. Dans l'intérieur de la voiture étaient le roi, la reine, leurs enfants, Monsieur, Madame Élisabeth et madame de Tourzel. Louis XVI était silencieux, un peu passif, comme toujours, avec une expression de bonté plus bourgeoise que royale. La foule l'appelait le bon papa. Prévoyait-il dès ce moment toutes les conséquences de son retour à Paris ? On peut en douter ; mais un secret instinct avait dû l'avertir qu'en abandonnant, sur l'ordre de la populace, la demeure de Louis XIV, il descendait les premières marches de son trône. Il avait résisté quelque temps ; puis, quand il avait cédé : Mes enfants, avait-il dit, vous voulez que je vous suive à Paris ; j'y consens, mais à condition que je ne me séparerai pas de ma femme et de mes enfants. Le roi était-il moins préoccupé que le père et l'époux ? Quant à la reine, elle était frémissante : elle portait sur son visage la trace des émotions de cette nuit terrible où elle avait été obligée de fuir, à peine vêtue, devant les bandes qui brisaient les portes de son appartement et massacraient ses gardes en criant : Il nous faut le cœur de la reine ! Mais elle avait encore celte dignité vaillante et souveraine qui, le malin, sur le balcon du château, où on l'appelait pour l'outrager, peut-être pour la tuer, avait subjugué la foule et lui avait arraché des applaudissements. Si, quelques heures auparavant, elle avait sangloté en parlant à madame Necker des humiliations qu'on lui préparait, la fille de Marie-Thérèse ne pleurait pas devant le peuple, plus dégoûtée de la joie grossière et presque bienveillante de la foule qu'elle n'avait été effrayée de ses cris de mort. Sa physionomie, disait d'elle le lendemain madame de Staël, était belle et irritée ; on ne peut l'oublier quand on l'a vue. Madame Élisabeth, que le Roi avait d'abord voulu envoyer avec ses tantes à Bellevue, et qui avait sollicité comme une grâce de partager les périls du voyage, était, dit encore madame de Staël, à la fois calme sur son propre sort et agitée pour celui de son frère et de sa belle-sœur. Elle surmontait les répugnances et les méfiances que lui inspirait la Fayette, pour l'encourager et le lier par des paroles bienveillantes et des remercîments. Enfin les deux enfants promenaient un regard triste et étonné sur ces scènes si nouvelles pour eux. Ils semblaient répéter cette question que le jeune dauphin, troublé dans son sommeil, souffrant de la faim, avait, d'une voix déchirante, adressée le matin à sa mère : Est-ce que hier n'est pas encore fini ? Cet hier ne devait pas finir de sitôt. Les enfants de France ne faisaient que commencer leur apprentissage des humiliations royales. Le roi et les siens n'étaient pas les seuls vaincus que Paris ramenât dans ses murs. A côté du carrosse de Louis XVI, on remarquait une centaine de députés, les uns en voiture, les autres à pied. L'assemblée, en attendant qu'elle vînt, suivant sa décision du matin, s'installer auprès des Tuileries, avait chargé une députation d'accompagner le roi, comme pour bien marquer qu'elle aussi était prisonnière et donner toute sa signification au triomphe de la démagogie parisienne. Le voyage était lent : on mit six heures de Versailles. à Paris. A chaque instant il se produisait des arrêts dans ce cortège de plus de soixante mille hommes ou femmes : stations douloureuses et menaçantes qui permettaient au roi et à la reine de savourer leur supplice et qui remplissaient d'angoisse l'âme des rares serviteurs demeurés auprès d'eux. La nuit était close quand on arriva à Paris. A la barrière, Bailly exprima, au nom de Paris, le vœu que le roi établît dans cette ville sa résidence habituelle. Louis XVI répondit quelques paroles où il s'efforça de mettre le mot de confiance. A l'Hôtel de ville il dut se montrer au peuple. Enfin il entra dans ce palais des Tuileries abandonné depuis deux règnes, où rien n'était prêt pour son installation, et où la reine dut faire dresser des lits de camp pour ses enfants dans la chambre même qui lui servait de salon de réception. La foule, qui n'avait guère crié pendant le trajet que : Vive la nation ! assurée maintenant de son triomphe, commençait à crier : Vive le roi ! Dans la rue on s'embrassait en pleurant de joie. Le lendemain matin, cette foule se pressait encore autour des Tuileries, demandant à voir son roi, le forçant à paraître sur le balcon et même à descendre dans le jardin où l'on voulait l'acclamer. Ces gens, la veille prêts à tout massacrer dans le château de Versailles, s'attendrissaient en regardant par les fenêtres le repas de la famille royale. § 2. — LES HOMMES DE 1789 ET LE RETOUR À PARIS. Voilà le roi et l'assemblée dans Paris. Le voyage a été triste : les conséquences en seront plus tristes encore. C'est précisément l'objet de cette étude de les rechercher, de les noter à chaque heure de la Révolution, non-seulement dans ces insurrections trop fameuses où la capitale s'est imposée aux gouvernements et aux assemblées, mais dans cette usurpation incessante, souvent obscurcie ou négligée par les historiens, qui a mutilé progressivement et bientôt détruit la souveraineté nationale. De ce jour, la Révolution est sortie de sa voie. La direction et l'exécution en sont enlevées aux représentants de la nation, pour être livrées à la seule démagogie parisienne. Le mouvement réformateur de 1789, tel qu'il s'est manifesté dans les cahiers des trois ordres, a été l'œuvre de la France entière. C'est là son caractère propre, ce qui le distingue des agitations révolutionnaires, œuvre de Paris. Tous les Français ont pris part à la rédaction de ces cahiers. Les plus humbles paysans de nos paroisses rurales, rassemblés devant l'église au son de la cloche, ont conféré ensemble pour exposer leurs griefs et leurs vœux. Jamais suffrage plus universel, manifestation plus vraie, plus démocratique de la volonté nationale. On assure que cinq millions d'électeurs au moins ont pris part au choix des députés. A la fin de la Révolution, on s'estimera heureux d'obtenir huit à neuf cent mille suffrages dans un plébiscite constitutionnel. Phénomène plus remarquable encore, ce mouvement si général s'est trouvé presque unanime. Habitants du Nord ou du Midi, prêtres, nobles ou bourgeois, autrefois divisés lors des anciennes réunions d'états généraux, se sont accordés pour réclamer un certain nombre de réformes capitales, les véritables principes de 89. Poursuivre la réalisation de ces vœux au moyen d'une assemblée librement élue, délibérant librement, soumise aux seules inspirations de la France, telle était l'œuvre féconde, glorieuse, vitale, que sont venus arrêter les obscurs et hideux émeutiers du 6 octobre. À la France, qui venait de parler et d'agir, on sait avec quel éclat, ils ont substitué violemment la parole et l'action de Paris. Depuis l'ouverture des états généraux, il y avait eu plus d'une triste journée, plus d'une faute grave, dues à la violence des foules, à l'impatience du parti populaire, à l'imprudence de la reine et de la cour, à l'indécision du roi, à l'incapacité des ministres, à l'inexpérience de tous. Toutefois la journée vraiment néfaste, celle à partir de laquelle il faut désespérer de la Révolution, c'est la journée du 6 octobre. Il semble que les grands esprits de cette époque, ceux qu'on peut appeler les hommes de 1789, aient eu tout de suite le sentiment du coup qui venait d'être porté à leur œuvre. Dans l'assemblée, personne n'avait jamais désiré ni même prévu un changement de résidence. C'est seulement le matin du 6 octobre que la Constituante s'est trouvée subitement en face du problème de la translation à Paris. À la nouvelle que Louis XVI, pressé par la foule, se rendait dans cette ville, elle a dû décider, sans même un débat, qu'elle suivrait le roi. Ce problème si redoutable se trouvait tranché malgré elle, en dehors d'elle. Elle subissait les volontés du peuple non-seulement sans les avoir discutées, mais sans que l'émeute lui ait fait l'honneur de les lui signifier directement. Aussi tous les députés sont-ils surpris, plusieurs terrifiés. Grégoire lui-même exprime ses alarmes en voyant les représentants livrés à la merci d'un peuple armé. Les chefs des constitutionnels modérés, réunis chez Bergasse, délibèrent s'il ne conviendrait pas de donner leurs démissions en masse, pour en appeler à la province des attentats de Paris. On ne prend pas de parti général ; mais plusieurs s'éloignent, et parmi eux de fort considérables, l'évêque de Langres, Lally-Tollendal, Bergasse, et enfin Mounier, celui qui avait proposé, quelques mois auparavant, le serment du Jeu de paume. Président de l'assemblée le 5 et le G octobre, Mounier a montré une grande fermeté. Il a vainement engagé Louis XII, toujours indécis, à se retirer à cheval, la reine en croupe derrière un garde. du corps, et à convoquer les députés à Rouen. Mais, le roi et la Constituante une fois traînés à Paris par l'émeute, le grand mouvement de réforme auquel il a poussé avec tant d'ardeur lui parait perdu. Il se décourage et se retire en Dauphiné. En moins de deux jours, les représentants demandent plus de trois cents passeports. Le président est obligé de consulter l'assemblée, qui décrète qu'il n'en sera accordé que sur des motifs exposés publiquement en séance. Le lendemain, plusieurs députés ayant fait valoir des raisons de santé pour obtenir des congés : Il est plaisant, s'écrie un membre, combien la résidence prochaine de l'assemblée à Paris a rendu malade. Tous les amis de Mounier partagent ses alarmes ; tous n'imitent pas sa défaillance. L'honnête et dévoué Malouet, beaucoup d'autres encore, demeurent au poste de combat. Mais ils sont déconcertés et affaiblis. L'un des observateurs les plus sagaces de la Révolution, Mallet du Pan, a pu dire que les forfaits d'octobre avaient détruit le parti des constitutionnels modérés. Madame de Staël, qui a tout vu du château de Versailles, rentre à Paris par un autre chemin que la foule, l'âme navrée ; elle devait écrire, quelques années plus tard, en rappelant ces événements : L'assemblée constituante, transportée à Paris par la force armée, se trouvait à quelques égards dans la situation du roi lui-même : elle ne jouit plus entièrement de sa liberté. Elle avait été maitresse du sort de la France depuis le 14 juillet jusqu'au 5 octobre 1789 ; mais à dater de cette dernière époque, c'est la force populaire qui l'a dominée. Les députés de la gauche ne sont pas moins désorientés et troublés. Sieyès disait tristement : Je n'y comprends rien : cela marche en sens contraire. Mirabeau, le plus grand esprit, le seul homme de génie de la Révolution, voyait clairement le danger. On l'avait accusé à tort d'avoir été l'un des fauteurs du mouvement. Le 5 octobre, comme il était monté auprès du président Mounier pour lui annoncer que quarante mille hommes arrivaient de Paris, et l'engager à lever la séance : Non, avait répondu Mounier, je ne la lèverai pas ; j'attendrai cette armée, et avant que nous désemparions, elle nous tuera tous sur place... mais tous, entendez-vous bien, monsieur le comte ? avait-il ajouté en regardant fixement Mirabeau, qu'il soupçonnait. Le mot est joli, monsieur le président, s'était contenté de répliquer Mirabeau. Le 6, c'était sur sa proposition que l'assemblée avait décidé de suivre le roi à Paris. Mais il avait trop fréquenté Camille Desmoulins et les agitateurs parisiens, pour ne pas prévoir ce dont ils seraient capables une fois les pouvoirs publics sous leur main. Dès le lendemain, il se rendait de très-bonne heure chez le comte de la Marck : Si vous avez quelque moyen, lui disait-il en entrant, de vous faire entendre du roi et de la reine, persuadez-leur que la France et eux sont perdus, si la famille royale ne sort pas de Paris. Je m'occupe d'un plan pour les en faire sortir. Pendant que les hommes de 89 s'alarmaient ou même désespéraient, ceux qui devaient être les hommes de 93 étaient seuls à se réjouir. Eux aussi, ils avaient compris la portée de l'événement. Un an plus tard, Camille Desmoulins célébrait l'anniversaire du 5 et du 6 octobre, et il signalait avec cynisme le résultat de ces journées : Le peuple parisien, disait-il, a pris en ce jour les Bastilles vivantes dans la personne des ministres, il a pris possession du roi et de sa femme, et c'est par ce dernier triomphe que la capitale a couronné tous les autres. Convient-il donc à la France que la capitale prenne ainsi possession du gouvernement ? La province va-t-elle laisser Paris consommer cette usurpation sans protester ? Mounier, qui, du fond du Dauphiné, avait donné à Vizille le signal du mouvement de 1789, est retourné dans son pays avec l'espoir d'y provoquer la résistance. Son appel demeure sans écho, et bientôt il est réduit à s'expatrier en Suisse. Inertie étrange, dont on ne saurait trouver l'explication, si l'on ne remonte jusqu'à l'ancien régime. N'est-il pas juste d'ailleurs de dénoncer la part de responsabilité qui incombe, dans presque toutes les fautes de la Révolution, à cet ancien régime ? Depuis deux siècles on avait supprimé toute vie locale dans les provinces ; on avait travaillé à effacer jusqu'aux traits de leurs physionomies diverses. Dans la destruction de toutes les libertés, de toutes les autonomies, une seule force était restée debout et avait grandi : l'opinion. Paris en était le siège exclusif. Les Parisiens et les auteurs, écrivait Mallet du Pan quelques années avant 1789, ne s'occupent nullement des provinces. A les entendre, on croirait que le gouvernement ne s'étend pas au delà des barrières de Paris. Dès 1740, Montesquieu s'exprimait ainsi dans une lettre adressée à un de ses amis : Il n'y a en France que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n'a pas eu encore le temps de les dévorer. En 1789, ajoute M. de Tocqueville, après avoir cité ce passage, Paris avait achevé de dévorer les provinces. Au lendemain même de ces jours où la nation entière, en rédigeant ses cahiers, avait montré tant de vie et un sentiment si général, si profond des réformes nécessaires, Arthur Young, qui voyageait alors en France, constatait avec stupéfaction le contraste entre Paris et les provinces. Dans Paris, tout était activité et bruit ; chaque moment produisait un pamphlet politique, il s'en publiait jusqu'à quatre-vingt-douze par semaine. Jamais, disait-il, je n'ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres. Hors de Paris, tout lui semblait inaction et silence ; on imprimait peu de brochures et point de journaux. Les provinces cependant étaient émues ; mais si les citoyens s'assemblaient quelquefois, c'était pour apprendre les nouvelles qu'on attendait de Paris. Dans chaque ville, Young demandait aux habitants ce qu'ils allaient faire. La réponse était partout la même : Nous ne sommes qu'une ville de province, il faut voir ce qu'on fera à Paris. Ces gens, ajoutait le voyageur anglais, n'osent même pas avoir une opinion jusqu'à ce qu'ils sachent ce qu'on pense à Paris. Voilà pourquoi, par le fait de l'ancien régime, l'attentat commis le 6 octobre par Paris contre la France n'a rencontré aucune résistance dans les provinces. Il en sera de même pour toutes les usurpations de la capitale. La Fayette protestant après le 10 août, les Girondins après le 31 mai, ne seront pas plus écoutés que Mounier après le 6 octobre. Désormais Paris, par cela seul qu'il tient dans ses murs l'assemblée et le gouvernement, va régner sans conteste, et l'histoire de la Révolution ne sera que la suite des déviations, chaque jour plus funestes et plus avilissantes, que les passions d'une ville feront subir au grand essor national de 1789. § 3. — LE PEUPLE DE PARIS. Cette ville, toujours dans la licence ou dans l'oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l'une et l'autre comme une tempête, avait dans son sein un peuple immense qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se donner des tyrans ou de l'être lui-même. Qui ne croirait reconnaître le Paris et la Révolution dans ce portrait de la Syracuse antique, tracé, il y a un siècle, par Montesquieu ? C'est que, par ce côté, toutes les grandes cités démocratiques se ressemblent, Syracuse, Rome, Byzance, Paris. Gouverneur Morris, représentant de la république américaine en France à cette époque, écrivait à un de ses compatriotes, en 1792, après avoir assisté pendant trois ans aux désordres, aux usurpations de Paris : Dieu merci, nous n'avons pas de populace en Amérique, et j'espère que notre éducation et nos mœurs nous préserveront longtemps de ce fléau. Qui pourrait dire que ce vœu ait été exaucé ? New-York n'a-t-il pas sa populace aussi corrompue, aussi violente que celle de Paris ? Son conseil municipal n'est-il pas le théâtre de scandales plus étranges encore que les nôtres ? Seulement les Américains ont eu le bon sens de faire en sorte que New-York n'eût aucune influence dominante sur le gouvernement. Ils ont évité de mettre les pouvoirs publics à sa portée. Paris, si turbulent qu'il ait toujours été, avec sa vieille tradition de barricades, — Étienne Marcel, les Bourguignons, la Ligue, la Fronde, — n'est pas, entre les autres villes, une exception monstrueuse ; ce qui est monstrueux, c'est l'action qu'ont donnée à Paris sur les destinées de la nation nos mœurs politiques, notre centralisation, et surtout l'installation dans cette cité des assemblées et du gouvernement. Ne l'oublions donc pas, cette plaie de la populace est le mal permanent, général, nécessaire des capitales populeuses où les passions, les convoitises, les dépravations viennent de toutes parts, comme par une pente naturelle, s'accumuler et fermenter, et, pour employer la forte expression de Tacite parlant de Rome : Quo cuncta atrocia et pudenda confluunt celebranturque. Cette accumulation des éléments corrompus était déjà signalée à Paris sous l'ancien régime par les rapports de police. La tourbe des déclassés, des aventuriers affluant dans cette ville, devint plus nombreuse encore avec les premières secousses de la Révolution. Il y a dans Paris, écrivait Loustalot en 1789, quarante mille étrangers qui n'ont pas de métier déterminé, de logement stable, et dont le Palais-Royal est l'assemblée de district[1]. Cette écume monta aussitôt à la surface. De là ce caractère de barbarie qui surprend et épouvante dès les premières journées de la Révolution. Toutefois, en 1789, le peuple de Paris n'est pas encore le peuple défiant, sombre, désespéré, que nous retrouverons quelques années plus tard, massacrant en septembre aux portes des prisons, abruti par le spectacle journalier de la guillotine. Ce n'est pas encore Marat, monstrueux et hagard, déguenillé, la tête enveloppée d'un mouchoir, l'œil ouvert au soupçon, la bouche hurlante, obsédé par des visions de meurtre et d'extermination, vivant dans sa cave, partagé entre la rage et la peur, Marat, dans lequel le Paris de 1793 se reconnaîtra tellement, qu'il en fera son dieu et qu'il l'honorera après sa mort d'un culte public, avec une liturgie officielle, de l'encens, des prières, des autels et des prédications sur ce texte : O cor Jesu, o cor Marat ! C'est plutôt le brillant Camille Desmoulins, pérorant au soleil de juillet en plein Palais-Royal, lettré non sans éclat mais sans caractère, vrai gamin de Paris, hardi et Liche, frivole et sanguinaire, tendre pour ses amis et les livrant le lendemain, faible, corrompu, accessible à l'argent, plus encore aux impressions légères et mobiles de sa fantaisie, calomniateur sans duplicité, cruel sans méchanceté, célébrant en riant les exploits de la lanterne, dénonçant entre deux saillies ceux que massacrera la fureur populaire. Le peuple parisien des premières années de la Révolution, tout hideux qu'il est à certains moments, a encore quelques aspects lumineux. S'il est prompt à se méfier, il est crédule ; il apporte dans ses illusions une naïveté joyeuse ; aussi facilement attendri que féroce ; ayant sa part dans la sensibilité qui est alors de mode ; acclamant le roi avec larmes quelques heures après avoir crié avec colère : Mort au veto ! S'il est moins repoussant à cause de cette mobilité, en est-il moins dangereux ? Rien n'égale l'ignorance stupide de cette foule qui
prétend s'imposer et se substituer aux assemblées. On sait combien la
question du veto souleva d'émeutes à
Paris. Ce fut un des prétextes du 5 octobre. Presque personne ne savait ce
que c'était. Les plus malins croyaient que c'était un impôt. Un témoin
raconte que le jour même où l'émeute partait pour Versailles, un orateur
s'exprimait ainsi dans un rassemblement : Messieurs,
nous manquons de pain, et en voici la raison : il n'y a que trois jours que
le roi a eu ce veto suspensif, et déjà les aristocrates ont acheté des
suspensions et envoyé les grains hors du royaume. Et les auditeurs
applaudissaient : Ma foi, il a raison, ce n'est que
cela ! Ce peuple déjà si troublé, à quel régime ne va-t-il pas être soumis ! Presse et clubs, tout est employé à remuer ses haines, à exalter son orgueil et sa fureur. La fermentation augmente chaque jour. Les journaux sont dans un état de frénésie chronique. C'est entre eux une sorte d'enchère où Marat lui-même est parfois dépassé. On pousse sans déguisement la populace à chasser les députés infidèles. Tout coin de rue est un forum, toute borne une tribune, et, au-dessus de ces petits clubs, dominent les deux grands clubs directeurs, les Cordeliers et les Jacobins, chacun imprimant au peuple son caractère propre : le Cordelier, sorte de bête fauve brute et enragée, ivre de vin et de sang, ayant tous les vices, sauf l'hypocrisie que son cynisme dédaigne, partageant ses faveurs entre Danton et Marat ; le Jacobin, froidement méfiant et haineux, soupçonneux et hypocrite, poussé à la férocité par la peur et aux proscriptions par l'envie, ayant son type et devant trouver son maître dans Robespierre. C'est l'esprit jacobin qui flétrira au bout de peu de temps dans la population parisienne ce que parfois, au début de la Révolution, à côté de tant de hideuses violences, on pourrait presque appeler une fleur d'enthousiasme et d'illusion naïve. Le pouvoir prend lui-même à tache d'encourager et de faciliter l'intervention révolutionnaire de la population parisienne. Il consacre les premières violences de la foule et les célèbre comme des fêtes nationales. La Fayette, chargé de maintenir l'ordre dans Paris, se fait honneur de porter la médaille du 14 juillet. La suspension du travail, par suite de la révolution, met en outre le gouvernement en face du problème qui se posera de nouveau au lendemain du 24 février 1848 et du 4 septembre 1870, problème d'autant plus redoutable que dès la seconde moitié du dix-huitième siècle, Paris était devenu une ville de fabrique ; les ouvriers s'étaient groupés dans de nouveaux quartiers, bientôt populeux ; Louis XVI avait fait des édits pour accorder des privilèges et donner une nouvelle marque de sa protection aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine. Mais alors comme dans la suite, on ne trouve pas la solution du problème et on n'aboutit qu'à faire entretenir par l'État lui-même l'armée de l'émeute. On crée des ateliers nationaux qui comptent bientôt plus de trente mille oisifs décorés officiellement du nom de travailleurs. Il passe en axiome que la nourriture du peuple de Paris doit être assurée et même payée par la France. L'ouvrier dégoûté de son labeur quotidien perd son temps à écouter les orateurs du Palais-Royal, à s'enflammer dans les clubs, inoccupé et mécontent, toujours prêt à s'enrôler pour une manifestation ou une émeute. L'idéal du régime, cc sera la solde journalière de 40 sols, votée en 1793 par la Convention en faveur des prolétaires parisiens, pour leur permettre de remplir leurs devoirs civiques et révolutionnaires. § 4. — PARIS ET LA CONSTITUANTE. Il était facile d'augurer ce qu'allait devenir l'assemblée ramenée, à la suite du roi, au milieu d'une telle population. Celle-ci a déjà donné, le 5 octobre, un avant-goût de ce qu'elle réservait à la Constituante et à ses successeurs, pour le jour où elle les aurait sous la main. Avant de se rendre au château, l'émeute n'a pas en effet épargné aux députés l'outrage de sa visite. Il leur a fallu écouter les insolentes injonctions de l'huissier Maillard ; il leur a fallu subir les familiarités de ces mégères qui appelaient les députés par leur nom, demandaient leur petite mère Mirabeau, forçaient le président Mounier à les accompagner au château, le gourmandant et l'embrassant, criaient A bas la calotte ! parce qu'il leur déplaisait de voir monter au fauteuil l'évêque de Langres ; enfin, le soir venu, forçaient les députés d'interrompre la séance, se mettaient à parodier les délibérations, s'asseyaient à la place du président, et se faisaient servir à boire et à manger en pleine salle ; tellement, que Mirabeau, qui rentrait en ce moment, s'écriait indigné, avec son formidable accent : Je voudrais bien savoir comment on se donne des airs de venir troubler nos séances... Monsieur le président, faites respecter l'assemblée. Sans doute, tant que siège la Constituante, la pression ne s'exerce pas d'une façon aussi brutale et impudente que plus tard sous la Législative ou sous la Convention. La grande assemblée, même prisonnière, a gardé quelque chose de son premier prestige. Le peuple semble conserver longtemps dans l'oreille l'impérieuse apostrophe de Mirabeau aux pétitionnaires du 5 octobre. Cependant, dès le lendemain de leur arrivée dans la capitale, les députés comprennent quel danger les menace, et ils votent, en vue de la répression des émeutes prochaines, la fameuse loi martiale qui doit être appliquée le 17 juillet 1791. Les tribunes publiques essayent déjà de peser sur les délibérations par leurs applaudissements et leurs murmures. Parfois de jeunes aristocrates exaspérés, le vicomte de Mirabeau et Lautrec, veulent donner l'assaut à ces tribunes : les darnes de la halle qui y sont installées, tricotant comme chez elles, se lèvent alors et crient toutes à la fois, leurs chausses à la main : A la lanterne ! Des députés réclament-ils au nom de la liberté et de la dignité de l'Assemblée, il se trouve déjà des flatteurs ou des complices de la multitude pour leur répondre, ainsi que le fit un jour Volney : Comment ! ce sont nos maîtres qui siègent là dans les tribunes : nous ne sommes que leurs ouvriers ; ils ont le droit de nous censurer et de nous applaudir. Ces mots de Volney révèlent ce qui a été de tout temps l'une des conséquences les plus funestes du séjour de l'assemblée à Paris, C'est la tentation pour les minorités extrêmes de compenser leur infériorité par une alliance avec l'agitation populaire et de déplacer la majorité par les intimidations du dehors. Jamais les minorités, en France, n'ont résisté à cette tentation, et la gauche de la Constituante pas plus que les autres. En 1790, on trouve dans tous les troubles la main de ceux que Mirabeau appelait le triumgueusat, Barnave, Lameth et Duport. C'est pour servir les desseins et les passions de ces hommes que la foule pille l'hôtel de Castries ou disperse violemment le club monarchique. Le désordre-accompli, des députés se lèvent des bancs de la gauche-pour le justifier ou l'excuser, et pour s'écrier comme Barnave l'avait fait après le meurtre de Foulon et de Berthier : Le sang qui vient d'être répandu était-il donc si pur ? Ce n'est pas seulement la majorité dont la liberté est ainsi compromise, la minorité elle-même devient l'esclave de ceux qu'elle a d'abord poussés. Combien sacrifient alors leur honneur et leur conscience à la popularité parisienne ! La Fayette, Mirabeau, Barnave ! Sacrifices inutiles qui n'empêchaient pas la popularité d'échapper à ces hommes, pour descendre à Brissot et bientôt plus bas encore. A la fin de la Constituante, ne cherchez plus, comme au début, la raison des fautes commises dans l'entraînement et l'illusion d'une confiance aveugle. L'assemblée.est désabusée et déjà lasse. Elle voit le mal de son œuvre et voudrait le réparer. Cependant elle ne peut ni revenir en arrière, ni même s'arrêter. Elle entreprend la révision de la Constitution, dernière chance de salut. Barnave et ses amis, qui se sentent débordés, la désirent. La révision avorte misérablement. La force fatale qui s'impose aux députés, ce n'est pas l'opinion du pays, c'est l'agitation parisienne : c'est elle qui, par les journaux, par les tribunes et surtout par les clubs, intimide ou décourage les modérés ; c'est elle qui asservit, en menaçant de leur retirer leur popularité, les révolutionnaires trop tard repentants ; c'est elle qui doline à une minorité la force d'une majorité ; c'est elle qui rend impérieuse et menaçante jusqu'à la parole de ce rhéteur médiocre, isolé sur les bancs de l'extrême gauche, qui s'exerce déjà à parler en dictateur, et dont le nom jusqu'ici obscur commence à être répété dans les clubs parisiens : Robespierre. Sans doute l'heure n'est pas encore venue où l'émeute triomphe ouvertement. Après le retour de Varennes, la populace de Paris essaye d'imposer la déchéance du roi à l'assemblée qui n'en veut pas. Des affiches impérieuses sont apposées sur la porte même de la salle des séances. On crie : Vivent les bons députés ! que les autres prennent garde à eux ! Les plus infimes clubs des faubourgs rédigent des adresses qu'ils signent le Peuple. On organise des pétitions monstres. Les journaux annoncent que le peuple souverain va se lever, apparaître dans sa force et sa majesté et signifier ses ordres à ses mandataires. Enfin le rendez-vous décisif est donné pour le 17 juillet au Champ de Mars. C'est aller trop loin ; l'assemblée est encore de force à se défendre : elle exige de la municipalité des mesures vigoureuses, et quelques coups de fusil suffisent à La Fayette pour écraser, dans le Champ de Mars, ce commencement d'émeute. Il semble que la victoire soit aussi complète qu'elle a été facile. Les meneurs terrifiés se cachent. Madame Roland retourne à Lyon, désespérée. Les Jacobins signent une adresse où ils protestent de leur respect pour l'assemblée. La Constituante a-t-elle donc retrouvé sa liberté, sa dignité, sa prépondérance ? Rien ne montre mieux à quel point tout est irrémédiablement compromis par le séjour dans Paris, que la rapidité avec laquelle disparaissent les fruits de cette victoire, au premier abord si décisive. La populace n'est pas longtemps à se remettre de sa panique et de sa déroute. Au bout de quelques semaines, Robespierre, naguère fugitif, est plus arrogant que jamais et, aux acclamations des tribunes, il notifie à l'assemblée les arrêts rendus la veille au soir par le club des Jacobins. Pendant ce temps, le vainqueur de l'émeute -de juillet, l'ancienne idole de Paris, La Fayette, voit s'évanouir toute sa popularité ; la presse imagine, pour le rendre odieux, la légende du massacre du Champ de Mars, et la conséquence la plus manifeste de cette répression est l'impossibilité de la recommencer. Que serait-ce si, de l'assemblée, qui n'a pas encore -perdu entièrement son prestige révolutionnaire, on tournait ses regards vers les Tuileries ? Ici l'oppression est assez manifeste pour qu'il soit superflu de s'y arrêter. Déjà avant Varennes, la royauté était à ce point prisonnière de la population parisienne, qu'elle n'existait réellement plus. En 1791, lors des fêtes de Pâques, Louis XVI avait voulu se rendre quelques jours à Saint-Cloud pour ne pas être contraint de s'adresser à un prêtre assermenté. Le peuple s'était jeté sur les rênes de ses chevaux ; la garde nationale, appelée pour réprimer l'émeute, avait refusé d'obéir, et La Fayette, malgré ses efforts, n'avait pu frayer le chemin au roi. On sait comment, quelques semaines plus tard, Paris devait ressaisir son royal captif, fuyant déguisé sur la route de Montmédy. De tels faits ne pouvaient que confirmer dans leur opinion
ceux qui avaient pressenti les suites du G octobre. On sait comment, dès le
7, Mirabeau a été trouver M. de la Marck, lui annonçant qu'il préparait un
plan pour faire sortir le roi de Paris. Il s'est mis aussitôt à l'œuvre. Dans
les mémoires qu'il fait transmettre à la cour, vers la fin de 1789, en 1790,
au commencement de 1791, il revient sans cesse à la même idée : le roi ni
l'assemblée ne sont libres à Paris ; il faut qu'ils se retirent à Rouen.
C'est le dernier mot de toutes les combinaisons qu'il propose pour sauver la
royauté et la révolution. Parle-t-il du lieu où devrait être convoquée la
nouvelle Chambre, il insiste pour qu'on exclue
formel-lament la ville de Paris, dont la funeste influence a causé la
déviation des principes de la première Assemblée nationale. Enfin
il trace de Paris ce portrait terrible : Jamais
autant d'éléments combustibles et de matières inflammables ne furent
rassemblés dans un seul foyer. Cent folliculaires dont la seule ressource est
le désordre ; une multitude d'étrangers indépendants qui soufflent la discorde
dans tous les lieux publics ; tous les ennemis de l'ancienne cour ; une
immense populace accoutumée depuis une année à des excès et à des crimes ;
une foule de grands propriétaires qui n'osent pas se montrer parce qu'ils ont
trop à perdre ; la réunion de tous les auteurs de la Révolution et de ses
principaux agents ; dans les basses classes, la lie de la nation ; dans les
classes les plus élevées, ce qu'elle a de plus corrompu, voilà ce qu'est
Paris. Cette ville connaît toute sa force ; elle l'a exercée tour à tour sur
l'armée, sur le roi, sur les ministres, sur l'assemblée ; elle l'exerce sur
chaque député individuellement ; elle ôte aux uns le pouvoir d'agir, aux
autres le pouvoir de se rétracter, et une foule de décrets n'ont été que le
fruit de son influence... Il est certain que
Paris sera la dernière ville du royaume où l'on remettra la paix ; il faut
donc désirer que la seconde législature soit placée dans une ville où son
indépendance et la liberté du roi soient mieux assurées. A mesure que les événements se développent, ne justifiant que trop ses pressentiments, l'avertissement de Mirabeau est plus ému, son conseil plus pressant. L'ardeur de sa conviction, l'imminence du péril donnent même à sa parole comme un accent de menace et de colère ; mais conseils et reproches se succèdent sans résultat. Vainement Mirabeau dit-il avec désespoir au comte de la Marck, en parlant du roi et de la reine : A quoi donc pensent ces gens-là ? Ils ne comprennent pas les dangers de leur position : ils battront le pavé de leurs cadavres. — Oui, répète-t-il sans cesse comme un terrible refrain, je vous le dis, on battra leurs cadavres. Le gouvernement ne veut ou ne peut suivre ces conseils, et Paris domine de plus en plus. Mirabeau meurt le 2 avril 1791 ; prévoyant que nul n'aura après lui la force qu'il croyait avoir de redresser la Révolution en arrachant le roi et l'assemblée à Paris, il s'écrie sur son lit de mort : J'emporte avec moi le deuil de la monarchie ; après ma mort les factieux s'en disputeront les lambeaux. La Constituante ne survit que peu de mois à son grand orateur. Les hommes de 89, les réformateurs des états généraux sont définitivement vaincus par le peuple de Paris. Ne comptant plus guère aux séances de l'assemblée que deux cents membres sur douze cents, ils accueillent avec empressement la proposition de se dissoudre. Leur dernier acte est un décret essayant d'opposer quelques vaines barrières aux usurpations des clubs parisiens. Ce décret semble un témoignage impuissant, mais instructif, de leur préoccupation suprême, une solennelle dénonciation du mal dont ils souffrent depuis le 6 octobre, sous lequel ils ont fini par succomber, et qu'ils prévoient plus redoutable encore pour leurs successeurs. Ils se dispersent après l'avoir rendu, aussi las et découragés qu'ils avaient été confiants et fiers à leurs débuts. § 5. — PARIS ET LA LÉGISLATIVE. Sous la Législative, la domination de la capitale est encore plus manifeste et en quelque sorte plus impudente. Les deux tiers de la nouvelle assemblée sont modérés. Cependant, dès le début, c'est la minorité girondine qui domine par son alliance avec les clubs et avec la rue. Dans les agitations qui troublent journellement Paris à cette époque, il est facile de trouver la main des Girondins. Ceux-ci s'occupent avec prévoyance d'armer de piques la populace qui ne fait pris partie de la garde nationale ; ils obtiennent qu'on licencie la garde constitutionnelle, dernière défense du roi prisonnier. Ils se vanteront d'ailleurs plus tard de cette complicité avec l'émeute. Quelques-uns d'entre eux se livrent avec une sorte de candeur à cette œuvre ténébreuse. Madame Roland raconte que, dans une réunion où l'on parlait des moyens de résister à la cour, Chabot exprimait avec exaltation le vœu que celle-ci provoquât l'émotion populaire, en attentant aux jours de quelque député patriote. Un Girondin, Grangeneuve, qui a écouté Chabot sans mot dire, saisit le premier instant de lui parler en secret : J'ai été, lui dit-il, frappé de vos raisons : elles sont excellentes. Mais la cour est trop habile pour nous fournir jamais un tel expédient ; il faut y suppléer. Trouvez des hommes pour faire le coup : je me dévoue pour être la victime. — Quoi ! vous voulez ?... — Sans doute ; qu'y a-t-il de si difficile ? Ma vie n'est pas fort utile. — Ah ! mon ami, vous ne serez pas seul, s'écrie Chabot : je veux partager cette gloire avec vous. — Comme vous voudrez : un, c'est assez ; deux peuvent mieux faire encore. Chabot se charge de tout préparer. Le jour fixé, Grangeneuve fait son testament, et va au lieu du rendez-vous. Il passe et repasse sans voir ni Chabot ni les assassins. Madame Roland, en racontant cette machination, ne paraît y voir que l'héroïsme de Grangeneuve et la couardise de Chabot. La Législative n'avait d'ailleurs rien de ce prestige qui n'avait jamais complètement abandonné la Constituante. Elle avait accoutumé, dit M. Quinet, de délibérer au milieu des huées. Presque chaque jour, les députés de la droite faisaient entendre de vaines plaintes contre les violences des tribunes. Les assistants en vinrent une fois à jeter des pommes à la figure de Brissot, ordinairement leur favori, mais que ce jour-là ils accusaient de trahison. Il était gênant pour les royalistes, écrivait un journaliste de l'extrême gauche, d'avoir à droite des places attitrées ; ils étaient trop eu évidence, on les huait même avant qu'ils ouvrissent la bouche ; ils étaient jugés au premier pas qu'ils faisaient en entrant, et cela chaque jour : les tribunes étaient inexorables. La minorité encourageait ces violences ; elle reprochait à ceux qui se plaignaient d'oublier le respect dû au peuple, leur souverain et leur juge. — Il est utile autant que juste, écrivait Condorcet dans son journal, que les citoyens ne perdent pas l'habitude de témoigner en présence de l'assemblée l'impression de joie ou d'inquiétude qu'ils reçoivent de ses lois. La Législative employait d'ailleurs une bonne partie de ses séances à recevoir et à faire défiler devant elle les députations des sociétés populaires, les pétitionnaires parfois armés. Il fallait entendre de quel ton impérieux et insolent les orateurs de ces bandes, appuyés par les vociférations de leurs compagnons, signifiaient aux législateurs les volontés ou même les menaces du peuple. L'assemblée leur répondait en les admettant aux honneurs de la séance, et parfois même en ordonnant l'impression de leurs harangues. Les députés modérés n'étaient pas plus libres en dehors de l'assemblée qu'au dedans. Le club des Feuillants était dispersé par la populace, pendant que les clubs démagogiques avaient toute licence. Les représentants, au sortir des séances, étaient parfois insultés, coiffés du bonnet rouge, couverts de boue et menacés de la lanterne. La Législative était d'autant plus désarmée en face de Paris que la nouvelle municipalité était aux mains des révolutionnaires. Pétion avait été nommé maire. Il est vrai que sur 80.000 électeurs inscrits, 10.000 à peine étaient allés au scrutin. Ce sera le caractère des élections parisiennes pendant toute la Terreur. En 92, en 93, à peine le douzième ou même le quinzième des électeurs prendra part aux votes. Aussi ceux qui, à cette époque, veulent arrêter la Révolution après l'avoir poussée en avant, mettent-ils comme première condition d'éloigner de Paris le gouvernement. Les anciens adversaires de Mirabeau reprennent son plan. Barnave et les Lameth, madame de Staël, le duc de la Rochefoucauld, La Fayette lui-même agitent divers projets pour faire sortir Louis XVI de Paris et l'installer à Compiègne, à Fontainebleau ou à Rouen. Dans la Législative, un membre de la droite, à bout de patience, monte un jour à la tribune et y propose un décret ainsi libellé : L'assemblée, considérant qu'il est démontré à la France entière que si la municipalité de Paris a la volonté, elle n'a pas le pouvoir d'empêcher quelques individus des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel de se rassembler en armes toutes les fois qu'ils le voudront, décrète qu'à l'avenir elle tiendra ses séances à Rouen ou dans toute autre ville du royaume qui respectera les lois. C'est évidemment répondre à la pensée secrète de la majorité. Mais les violences de la gauche et les vociférations des tribunes ne permettent pas de délibérer sérieusement sur cette proposition. § 6. — LE 20 JUIN ET LE 10 AOÛT. Jusqu'alors Paris n'a agi en quelque sorte qu'indirectement et par l'intermédiaire de l'assemblée. Le 20 juin et surtout le 10 août, il fait un pas de plus ; il usurpe ouvertement et exerce lui-même le pouvoir suprême. C'est une apparence de municipalité parisienne installée révolutionnairement à l'Hôtel de ville qui, dans la nuit du 9 au 10 août, déclare la guerre aux autorités constitutionnelles de la nation, et dispose seule des destinées de la France entière. On invente d'ailleurs, pour justifier cette violence, toute une doctrine qui apparaît au 10 août et que l'on retrouvera au 31 mai. Le peuple, disaient Robespierre et les autres théoriciens de l'usurpation parisienne, a le droit d'insurrection ; et, une fois en insurrection, il exerce directement sa souveraineté en dehors et au-dessus de tous les pouvoirs constitués, de toutes les assemblées élues. Or c'est le peuple de Paris qui est en situation et qui a mission d'exercer ce droit d'insurrection. Cette théorie devait devenir officielle. Dans un rapport signé par Garat, ministre de la justice, et inséré au Moniteur, en octobre 1792, on reconnaît aux habitants de la ville où siège le gouvernement, le droit et le devoir de s'insurger toutes les fois qu'ils jugent la souveraineté nationale en danger. Paris, suivant l'expression même de Garat, a la représentation du droit insurrectionnel de la nation. Anacharsis Clootz proclame de son côté que Paris, dans les grandes journées révolutionnaires, est une assemblée constituante[2]. Était-ce même Paris qui parlait et agissait ? Non ; ce n'était qu'une bande d'émeutiers vulgaires et obscurs. Qu'on suive dans l'Histoire de la Terreur, par M. Mortimer-Ternaux, les préparatifs du 10 août : c'est la partie la plus instructive et la plus originale de cette œuvre inachevée. On y verra comment, dans les sections d'abord, à l'Hôtel de ville ensuite, une infime minorité a tout fait. Quant à la légende qui représente le 10 août comme une sorte de lutte gigantesque et sanglante où toute une population combat héroïquement contre des soldats mercenaires, l'histoire en a fait justice ; on sait maintenant, entre autres faits significatifs, que les bandes d'émeutiers, peu nombreuses, contenant beaucoup de curieux, de pillards, très-peu de combattants, n'ont eu en somme qu'une centaine de blessés et une soixantaine de morts. Mais si Paris n'a pas fait l'émeute, il l'a laissé faire. La masse s'abstenait aux jours d'insurrection comme aux jours de vote. Le peuple de Paris, écrivait M. de Montmorin à M. de la Marck quelques jours avant le 10 août, est si bête, il est d'ailleurs si las, que je ne pense pas qu'il fasse aucune résistance... Il ne se portera à rien ni pour ni contre le roi... Il verra tout sans s'émouvoir. Il ne se remue pour rien ; les émeutes sont absolument factices... Presque tous ceux qui ont forcé les Tuileries, ou plutôt qui y sont entrés le 20 juin, étaient étrangers ou curieux, rassemblés par le spectacle que présentait cette horde de piques, de bonnets rouges, etc. Tout cela était si poltron, qu'ils s'enfuyaient au seul mouvement de présenter les armes que fit la garde nationale à l'arrivée d'une députation de l'assemblée. Les défaillances dont nous avons été témoins de notre temps ne sont donc pas une nouveauté ni une exception. On a pu s'en rendre compte à toute époque : le danger de l'établissement du gouvernement à Paris tient peut-être moins encore à la turbulence d'une portion parfois minime de la population qu'à l'inertie avec laquelle la masse regarde tout passer, à cette badauderie qui fait que la première bande venue d'agitateurs est assurée de se grossir d'une armée de curieux peu menaçante pour une attaque sérieuse, mais trop souvent suffisante par le nombre pour intimider ou tout au moins embarrasser la résistance. Qu'importe que le mal vienne de la défaillance ou de l'audace de Paris ; le péril et la responsabilité en sont-ils atténués ou déplacés ? On parait croire parfois que, dans ces journées trop fameuses du 20 juin et du 10 août, Paris ne s'est attaqué qu'à la royauté : erreur. La représentation nationale, elle aussi, a été mortellement atteinte. Le 20 juin, avant d'envahir les Tuileries, les bandes ignobles de Santerre et de Saint-Huruge ont défilé pendant quatre longues heures dans l'assemblée, s'arrêtant par moments pour faire entendre quelque impérieuse harangue, dansant en désordre devant la tribune, aux chants du Ça ira, portant comme drapeau une vieille culotte surmontée de cette inscription : Vivent les sans-culottes ! et un cœur de veau avec cette devise : Cœur d'aristocrate. La Législative, elle aussi, en ce jour, a été coiffée du bonnet rouge. Seulement elle n'a pas su, comme le roi, sauvegarder sa dignité sous le hideux bonnet. Tandis que Louis XVI, seul en face de la foule déchaînée, dans l'embrasure d'une fenêtre, ne se laissait pas arracher la moindre concession, et montrait une tranquille grandeur d'âme qui impose encore aujourd'hui l'admiration aux historiens les plus hostiles, l'assemblée terne et lâche a permis, sans lutte, qu'on violat et déshonorât son enceinte ; ses plus brillants orateurs, Guadet et Vergniaud, sont intervenus pour ouvrir au peuple ces portes qu'il ne devait plus désormais respecter. Le 10 août consomme l'abaissement de la Législative. Deux
jours auparavant, un vote relatif au général la Fayette avait montré que le
parti modéré était assuré d'une majorité des deux tiers ; et cependant,
devant l'émeute, l'assemblée cède tout : il est vrai qu'alors, sur 750
députés, 284 seulement sont présents ; le reste est dispersé par la violence
ou la peur. Triste et honteuse séance que cette séance permanente du 9 au 10
août : au début, les députés semblent ne reconnaître que la municipalité
légale expulsée de l'Hôtel de ville ; mais, à mesure que la commune
insurrectionnelle devient plus audacieuse, ils s'inclinent et se bornent à de
vaines et niaises proclamations. Les Tuileries occupées, la Commune daigne
enfin se souvenir qu'il y a une représentation nationale, et l'obscur
personnage qui préside à l'Hôtel de ville, Huguenin, se rend à la barre de
l'assemblée : Législateurs, dit-il, nous venons ici, au nom du peuple, concerter
avec vous des mesures pour le salut public ; le peuple, qui nous
envoie vers vous, nous a chargés de vous déclarer qu'il vous investissait
de nouveau de sa confiance. Mais il nous a chargés en même temps de vous
déclarer qu'il ne pouvait reconnaître pour juge des mesures
extraordinaires auxquelles la nécessité et l'oppression l'ont porté, que le
peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées
primaires. Que trouve à répondre le président Guadet ? Vous avez voulu vous porter vous-mêmes aux lieux où le
péril était le plus grand : ces sentiments vous honorent ; l'assemblée
applaudit à votre zèle, elle ne peut voir en vous que de bons citoyens jaloux
de ramener la paix, le calme et l'ordre... L'assemblée
vous invite à retourner à votre poste, car vous tiendriez peut-être dans ce
moment à insulte qu'on vous invitât à la séance. Après un tel
dialogue, que restait-il de la Législative ? Eût-elle été plus outragée si
l'émeute l'avait jetée par les fenêtres ? Sur les ordres des vainqueurs, elle
décrète la reconnaissance de la Commune, la suspension du roi et autres
mesures qu'elle avait précisément repoussées quelques jours auparavant.
Vainement Vergniaud humilié essaye-t-il de rappeler aux pétitionnaires
impérieux que Paris n'est qu'une section de l'empire
; lui-même est obligé — châtiment de ses fautes passées — de proposer les
décrets qui consacrent les actes et les volontés de cette section de l'empire. § 7. — LA COMMUNE DE PARIS. Le 10 août a donc déplacé le siège du gouvernement. Le pouvoir n'est plus à l'assemblée : il est à la Commune. C'est là qu'affluent les affaires, les pétitions, les adresses. Le conseil insurrectionnel écoute tout, décide tout, même quand il s'agit du reste de la France ou de la politique étrangère. Il a, comme la Législative, une tribune, des galeries remplies par un public passionné. La nuit n'interrompt pas les séances. Les membres du conseil mangent dans la salle, aux frais de la ville, et dorment à tour de rôle dans le local des commissions. Chacun est armé. Des canons chargés sont braqués à la porte. Tout annonce que le souverain est à l'Hôtel de ville. C'est de ce moment que date le prestige révolutionnaire de ce palais populaire, Sinaï de l'émeute où tant de fois, au bruit des combats de la rue, ont été promulguées des lois et des constitutions pour la France entière. Il semblait qu'il y eût dans les pierres de ce monument une sorte de vertu mystérieuse qui permît au premier occupant de commander au pays entier et qui seule pouvait faire d'une émeute un gouvernement. Les flammes que, par une sorte de suicide, Paris révolutionnaire a allumées lui-même pendant les dernières convulsions de la nouvelle Commune, ont-elles du moins, en anéantissant le vieil Hôtel de ville, détruit ce charme funeste et délivré la France des usurpations de !a capitale ? Le nouveau pouvoir qui domine après le 10 août est à ce point l'émanation directe de la démagogie parisienne et la négation de l'autorité nationale et parlementaire, que les hommes de la minorité législative, les Girondins eux-mêmes, n'y participent réellement pas. La part qui leur est faite dans le ministère n'est que nominale ; on les a admis seulement à faire cortège aux vainqueurs. Ils pourront après coup se glorifier sottement et lâchement d'avoir été des hommes du 10 août : au fond, ils n'ont pas été moins vaincus dans cette journée que le roi on la majorité. Il y a longtemps qu'ils ne dirigent plus les agitateurs, bien qu'ils n'aient pas osé rompre avec eux ; ils sont débordés, comme avait été débordée la gauche de la Constituante. Vergniaud et ses amis n'ont pas d'ailleurs ce qu'il faut pour demeurer les chefs de la rue. Hommes du monde, lettrés, souvent adonnés au plaisir, conservant quelque politesse dans le langage, le costume et les manières, ayant, à défaut de scrupule, un certain respect des convenances, plus hardis dans la parole que dans l'action, artistes politiques dont les passions sont surtout oratoires, Marat les perdra dans les faubourgs en les qualifiant d'hommes d'État. Ils préfèrent le salon bourgeois de madame Roland, où ils trouvent, sinon l'élégance aristocratique, du moins quelque élévation intellectuelle, à l'atmosphère viciée et sanglante des Cordeliers. Les meneurs vulgaires, débraillés, qui descendent dans les tavernes pour fraterniser, le verre en main, avec l'émeute, dégoûtent les beaux esprits de la Gironde, mais les dépassent vite dans la faveur populaire. Ce sont ces meneurs, la plupart obscurs, qui règnent alors. Très-peu se sont fait un nom. Parmi ceux-ci, Danton est le plus en vue. Nature puissante dans sa dégradation, vrai type du démagogue et de l'orateur de club, avec sa laideur énergique et repoussante, sa voix de tonnerre, sa physionomie heurtée, ayant tous les vices et ne les cachant pas, trop déconsidéré pour avoir la tentation de l'hypocrisie, affectant au contraire, jusque dans son langage et dans son costume, le cynisme le plus grossier, ne cherchant ouvertement dans la Révolution qu'un moyen de satisfaire une sensualité brutale et une cupidité sans vergogne, nonchalant jusqu'à être presque généreux quand il est repu, ne reculant devant rien quand son appétit est excité, lâche et sanguinaire comme les débauchés, joignant néanmoins à sa lâcheté cette insouciance audacieuse de l'homme taré qui ne craint pas les plus terribles responsabilités quand celles-ci ne font pas courir de péril immédiat et personnel, tel est Danton ; et cependant c'est peut-être ce qu'il y a de moins vulgaire et de moins hideux parmi les hommes auxquels Paris vient de livrer la France. On sait quel usage les meneurs parisiens font du pouvoir dont ils se sont emparés et dont ils jouissent ainsi sans partage. Tout ce qui devait caractériser et déshonorer la Terreur date de cette époque : régime des suspects, espionnage, arrestations arbitraires, tribunal révolutionnaire, échafaud politique, pillage éhonté de la fortune publique et privée. Il est d'ailleurs une date effroyable qui résume et marque toute l'œuvre de la Commune parisienne, la date du 2 septembre, la seule peut-être dont nos modernes radicaux n'oseraient pas glorifier et célébrer l'anniversaire. Pendant ce temps, l'assemblée est annulée ; elle obéit.
Essaye-t-elle de résister même timidement, les orateurs de la Commune
viennent la braver et la menacer à sa barre. Ils parlent et commandent au nom
des délégués immédiats du peuple n qui a repris, depuis le 10 aoùt,
l'exercice direct de sa souveraineté n ; ils professent que l'assemblée, du jour où elle a convoqué une Convention, a
abdiqué tous ses pouvoirs entre les mains du peuple ; ils annoncent
que celui-ci va se lever pour la seconde fois
si on leur refuse quoi que ce soit de ce qu'ils demandent, et ils ne donnent,
dans leur impérieuse impatience, que deux heures
à la représentation nationale pour se soumettre. Celle-ci se soumet toujours.
Humiliation qui se répète presque à chaque séance. L'assemblée se défend même
de songer à quitter sa prison, et jure solennellement, pour apaiser ses
geôliers inquiets de quelques démarches, qu'elle demeurera à Paris jusqu'à la
réunion de la Convention. Lorsque le sang coule à l'Abbaye, à la Force, à Bicêtre,
quand les massacreurs poursuivent leur œuvre, plusieurs jours durant, avec
une sorte de régularité administrative, la Législative, hébétée par la peur,
ne semble ni voir ni entendre ; elle ne fait rien pour arrêter l'égorgement,
qui ne cesse que par la lassitude des meurtriers et le vide des prisons. Elle
a du reste le sentiment de son abaissement. Elle s'aperçoit que le mépris
l'envahit. Vergniaud, son grand orateur, qui conserve, au milieu de ses défaillances,
quelque hauteur d'âme, a des velléités de protestation : Tâchons, en finissant notre carrière, dit-il, d'emporter l'estime de la nation. Mais il retombe
aussitôt découragé, et, avec une mélancolique et dédaigneuse nonchalance qui
était un des caractères de cette nature, il laisse échapper ce gémissement : Nous n'avons plus qu'à remettre en d'autres mains ces
pouvoirs qu'on nous envie et dont nous sommes las nous-mêmes, puisque nous
sommes impuissants à faire le bien et à empêcher le mal. D'autres, comme
le montagnard Cambon, poussent un cri de colère : Si
vous voulez, dit-il à ses collègues, que la
Commune de Paris gouverne l'empire comme faisait Rome, soumettons-nous,
mettons la tête sur le billot. Gémissements et colères ne peuvent pas
même ébranler la domination de Paris. La province résiste-t-elle plus que ne l'ont fait ses représentants à l'assemblée ? Nous avons déjà dit les raisons de son inertie et de sa faiblesse en face des usurpations de la capitale. Toutefois, il est facile de voir combien la volonté de la France, si elle eût été libre, aurait été opposée à l'œuvre de Paris. Soixante-quinze directoires de départements ont protesté contre l'attentat du 20 juin. Le coup ayant manqué, la protestation était moins difficile. Le 10 août est accueilli avec stupeur. Mais que faire ? La conduite des départements révèle à la fois leur tristesse et leur impuissance. Quelques directoires essayent des réclamations aussitôt réprimées, la Fayette veut faire de son quartier général le centre d'une résistance légale : il semble d'abord réussir ; mais bientôt isolé, proscrit, il passe la frontière. Il fuit devant les usurpations de ce peuple parisien auquel il était si fier d'avoir ramené le roi dans la triste journée du 6 octobre. Et pendant qu'il est jeté dans une forteresse autrichienne, ce Paris, à la faveur duquel il a tant sacrifié, ordonne que le coin de la médaille frappée en l'honneur du général par la municipalité de 1789, soit brisé sur l'échafaud par la main du bourreau. Il suffit d'ailleurs de quelques mesures de rigueur pour dompter les directoires indépendants, et bientôt, dans le silence de la nation, les sociétés jacobines des diverses villes peuvent envoyer ces serviles adresses d'adhésion qui n'ont jamais manqué en France pour célébrer le succès de tous les coups de force. § 8. — PARIS ET LES ÉLECTIONS À LA CONVENTION. Paris révolutionnaire régnait sans obstacle ; mais il devait envisager avec inquiétude les élections fixées aux premiers jours de septembre. Comment s'assurer que la future Convention ne brisera pas le joug subi par la Législative ? Les meneurs de la Commune n'ignoraient pas qu'en province l'opinion était loin d'être avec eux et qu'à Paris même un scrutin régulier serait la fin de leur domination. Ce fut alors qu'ils conçurent l'une des entreprises les plus audacieuses qui aient jamais été tentées sur les élections. Les massacres de septembre, qui n'ont pas été un accès spontané de fureur, mais un complot officiellement prémédité et exécuté, étaient avant tout une effroyable manœuvre électorale pour imposer les volontés d'une poignée de démagogues parisiens à la capitale et aux départements. Les royalistes, disait Danton quelques jours avant le 2 septembre, sont nombreux, les républicains ne le sont pas. Nous n'avons qu'une ressource, il faut faire peur aux royalistes. Pendant les massacres, Cambon en dénonçait le mobile à la tribune de la Législative, et flétrissait ces agitateurs pervers dont le but secret était de se faire nommer à la Convention nationale. La manœuvre réussit à Paris. Les élections, faites dans la salle même des Jacobins, en pleine horreur des massacres, alors que les honnêtes gens se cachaient, ne furent qu'une sinistre comédie. Robespierre fut le grand électeur avec Danton et Marat, et les vingt-quatre élus furent tels que la Commune les désirait. Terroriser la province devait être une œuvre plus
difficile pour l'Hôtel de ville. La présence du gouvernement à Paris lui
permettait de la tenter. La province, en effet, n'eût pas été remuée par les
excitations des délégués d'une simple ville ; elle n'eût pas subi leurs
volontés. Mais les meneurs de Paris pouvaient parler à la France sous le
couvert d'un gouvernement qui, siégeant dans cette cité, était entièrement à
leur merci. Dès le 3 septembre, tous les courriers de la poste emportaient,
avec le contreseing du ministre de la justice, une circulaire signée des
principaux membres de la Commune. On y informait les frères des départements
des massacres faits dans les prisons, actes de
justice qui ont paru indispensables, et on ajoutait : Sans doute, la nation entière s'empressera d'adopter ce
moyen si nécessaire au salut public. Le ministre, qui était Danton, y
joignait une proclamation où il demandait que le
sang des traîtres fût le premier holocauste offert sur l'autel de la patrie.
Ces provocations officielles au massacre ne suffirent pas. Vers la fin
d'août, l'assemblée avait autorisé l'envoi en province d'agents chargés de
presser la formation des nouveaux bataillons. Par Danton, la Commune obtint
que ses propres délégués fussent choisis et envoyés en qualité de
commissaires du gouvernement. Ces commissaires, en apparence agents des
ministres, étaient en réalité les hommes de la Commune. Guermeur, envoyé en
Bretagne, emportait ce pouvoir qui révélait clairement les prétentions de
Paris : Mission lui est donnée d'éclairer le peuple
et de l'engager à prendre les mesures les plus promptes pour le salut de la
patrie ; il est en conséquence autorisé à faire dans les départements de la
ci-devant Bretagne des perquisitions et des réquisitions... et ce au nom de la municipalité de Paris qui s'engage à
tirer vengeance de toute violence, de toute opposition dont son délégué
pourrait avoir à se plaindre dans l'exercice de son mandat. Le
personnel de ces commissaires était tel que les révolutionnaires eux-mêmes en
étaient embarrassés et dégoûtés. On s'en plaignait à Danton : Eh ! f..., répondit-il, croyez-vous
qu'on vous enverra des demoiselles ? On pouvait suivre ces hommes à la
trace du désordre, de l'obscénité, de la rapine et du sang. Ils proclamaient,
en arrivant à Meaux, qu'il n'y avait plus de lois et
que chacun pouvait agir comme il voulait. Partout ils destituaient
arbitrairement les pouvoirs élus. Dans plusieurs villes, des bandes excitées
par eux et souvent venues de Paris, purgeaient les
prisons pour imiter la capitale. A
Orléans, où il y avait des prisonniers de marque, ce fut toute une armée,
commandée par l'ignoble Fournier, dit l'Américain, que Paris vomit. La prison
fut vidée, les prisonniers conduits à Versailles, où ils furent massacrés
après avoir été dépouillés. Cependant cette troupe d'égorgeurs et de bandits,
à sa rentrée dans Paris, était félicitée par Danton, qui la haranguait du
balcon du ministère. Celui qui vous remercie,
disait-il, ce n'est pas le ministre de la justice,
c'est le ministre du peuple. Il importe surtout de noter le mobile électoral de cette terreur répandue par Paris sur la France. Les commissaires font exclure une partie des votants, désignent des candidats aux électeurs réunis, répètent partout que les mauvais députés ne seront pas acceptés, et qu'on saura se défaire de ceux qui ne marcheront pas dans le sens de la Commune. Léonard Bourdon écrit d'Orléans à ses amis de la capitale : Nous avons tout mis en œuvre pour exciter le patriotisme des citoyens et élever le peuple d'Orléans à la hauteur du peuple de Paris. A Reims, les massacreurs venus de Paris se rendent, au sortir des prisons, tout dégouttants de sang, dans l'assemblée électorale et la forcent à choisir Armonville et Drouet. Hesse écrit à Danton après les égorgements qui ont ensanglanté Lyon : La catastrophe d'avant-hier met les aristocrates en fuite et nous assure la majorité à Lyon. Toutefois, malgré tant d'efforts et d'audace, il apparaît partout que la population n'est pas avec les commissaires. Elle les regarde faire, stupéfaite, effrayée, parfois même courroucée et menaçante, puis se bâte, après leur départ, d'effacer toute trace de leur passage. En plusieurs endroits, à Auxerre, à Angers, à Lisieux, à Bernay, à Rouen, à Perpignan, les commissaires sont chassés ou même arrêtés et menacés de la potence par le peuple indigné. On s'aperçoit d'ailleurs de l'état de l'opinion au résultat des élections : bien que tous les partisans du régime détruit le 10 août soient exclus ou s'abstiennent, intimidés par tant de violences et découragés par tant de déceptions, bien que les candidats honnêtes fassent défaut, et que les électeurs soient obligés de choisir un peu au hasard parmi les personnages qui ont acquis quelque notoriété révolutionnaire, cependant l'immense majorité des élus est hostile à la démagogie parisienne. C'est un échec pour les meneurs de la capitale. Ils s'en
aperçoivent dès le premier jour : S'il nous restait
plus de temps, écrit le rédacteur des Révolutions de Paris, il faudrait faire réviser tous les choix par le peuple.
— Tout ce peuple de France est contre nous,
dit Robespierre le jeune à la tribune des Jacobins, notre
unique espoir repose sur les citoyens de Paris. Et un autre Jacobin,
Défieux, ajoute ces aveux, plus instructifs encore : Frères
et amis, ne vous fiez pas trop à cette dernière espérance ; il n'est que trop
certain qu'à Paris même, nous aurions le dessous aux élections, si le scrutin
était secret. Quant à Marat, il écrit : Partout
l'intrigue, la séduction, la corruption ont triomphé dans les assemblées
électorales... Qu'y a-t-il à espérer de cette
écume des deux assemblées précédentes ? La Législative, qui s'éteignait dans l'impuissance et l'ignominie, retrouve quelque vie à la nouvelle de ces élections. Vergniaud, silencieux depuis plusieurs semaines, remonte à la tribune et dénonce la tyrannie de la Commune. La préoccupation suprême de la Constituante avait été de protéger ses successeurs contre les usurpations des clubs parisiens. Le danger que Paris fait courir à la représentation nationale est aussi la dernière pensée de la Législative. Le 20 septembre, à la veille de céder la place à la Convention, elle rend un décret pour le rétablissement de l'ordre et la sûreté individuelle des citoyens dans la ville de Paris. Dissolution et réélection régulière de la Commune, répression des arrestations arbitraires, exclusion des aventuriers étrangers, précautions contre la garde nationale, et suppression de toute autre troupe parisienne, tels sont les objets divers du décret. Le dernier article porte : Dans les villes où le Corps législatif tiendra ses séances, l'ordre pour faire sonner le tocsin et tirer le canon d'alarme ne pourra être donné sans un décret du Corps législatif. La contravention est punie de mort. On remarqua cette formule qui supposait que le Corps législatif pouvait tenir ses séances ailleurs qu'à Paris. Cette idée commençait, en effet, à germer parmi les Girondins. Pétion et Gensonné avaient parlé à la tribune de cette translation. Madame Roland y songeait aussi, et, au milieu même des massacres de septembre, elle écrivait à un de ses amis : Washington fit bien déplacer le congrès, et ce n'était pas par peur. Mais il n'y avait encore là qu'une aspiration vague, et, tant qu'elle ne prenait pas corps, les démagogues parisiens pouvaient se rire des impuissantes mesures dirigées contre eux et décrétées in extremis par l'assemblée. La perspective d'avoir encore sous leur main la future Convention leur donnait la certitude de pouvoir se venger sur les élus de l'indépendance des électeurs. Avec son cynisme habituel, Marat ne se gênait pas pour tracer alors publiquement dans son journal le plan de cette revanche de Paris contre la France : Entourez, disait-il, ces nouveaux députés d'un nombreux auditoire, et livrez-les au glaive de la justice, à la première violation de leur devoir... Il importe que la Convention nationale soit sans cesse sous les yeux du peuple, afin qu'il puisse la lapider si elle oublie ses devoirs. L'histoire des premiers temps de la Convention ne sera que l'exécution du plan de Marat. § 9. — PARIS ET LES GIRONDINS. Le duel à mort entre la Gironde et la Montagne, qu'est-ce,
sinon la lutte des représentants de la nation contre les meneurs de la
démagogie parisienne ? Les Girondins ont en effet, à cette époque de leur
courte histoire, cet honneur, — que les entraînements et les défaillances de
leurs débuts ne méritaient guère, — de représenter la souveraineté nationale.
C'est derrière eux que se groupent, volontiers ou à regret, tous ceux qui soupirent
après un peu de justice, de bon sens et de liberté. A la Montagne, au
contraire, sont assis les députés de Paris élus sous le coup des massacres de
septembre et les représentants de même couleur que les commissaires de la
Commune ont réussi à imposer aux départements. Du premier jour, il apparaît
que les Girondins ont dans la Convention une grande majorité. Ils ont de plus
les postes importants du ministère. Roland est à l'intérieur. Vont-ils donc
l'emporter sur les Montagnards ? Mais ceux-ci ont pour eux Paris, ou plutôt
les deux grandes forces révolutionnaires de cette ville, la Commune et le
club des Jacobins. C'est assez, — l'assemblée et le gouvernement étant à
Paris, — pour exécuter le plan de Marat. Danton, avec cette franchise cynique
et pittoresque dont il usait souvent dans les conversations de couloir, ne
dissimulait ni la situation, ni le dessein de son parti. Je sais bien, disait-il, que
nous sommes en minorité dans l'Assemblée ; nous n'avons pour nous qu'un tas
de gueux qui ne sont patriotes que quand ils sont soûls ; nous sommes un tas d'ignorants
; Marat n'est qu'un aboyeur ; Legendre n'est bon qu'à dépecer sa viande. Nous
sommes bien inférieurs aux Girondins... Il
faut marcher sur eux. Ce sont de beaux parleurs, qui délibèrent et qui tâtonnent
; nous avons plus d'audace qu'eux ; et la canaille est à nos ordres. Suivez le grand drame de cette époque, le procès de Louis XVI, où les Girondins ont trouvé plus que la défaite, le déshonneur ; c'est l'œuvre de la populace parisienne ameutée et dirigée par les Jacobins et par la Commune. La majorité de l'assemblée, par justice, par pitié ou par politique, répugne à la mort du Roi. En France, l'opinion même révolutionnaire ne la demande pas. Mais Paris, ou du moins ceux qui parlent en son nom, la veulent. Il serait facile de montrer, à chaque phase de cette tragédie, la rue intervenant pour exciter ou pour intimider les députés. Les Girondins cherchent des biais, des atermoiements. Les cris des tribunes, les menaces des pétitionnaires et, au besoin, l'émeute des faubourgs les relancent et ne leur laissent aucun répit. Aux séances, sur la place publique, partout, l'assemblée voit se dresser devant elle le commandement et la menace de Paris : Que Louis Capet soit jugé ! Que quiconque ne condamnera pas Louis ait la tête tranchée ! Cette sinistre clameur retentit sans cesse aux oreilles des représentants. Marat excite la meute. Les misérables, écrit-il, ne resteront dans le droit chemin que si la crainte de la vengeance du peuple les y maintient... Rassemblez-vous autour de moi. Faut-il rappeler cette lugubre séance de nuit du 16 janvier, où chaque député monte à la tribune pour prononcer son verdict ? On entrevoit, dans l'ombre des galeries, la tourbe des sans-culottes armés et des tricoteuses, buvant, fumant et poussant, à travers la salle mal éclairée, des hurlements de menace toutes les fois qu'il y a un vote en faveur de la clémence. A cet aspect, combien de consciences succombent, que de représentants, une fois à la tribune, n'osent pas braver le monstre ! Vergniaud lui-même, qui, la veille encore, a témoigné son horreur pour une condamnation, se trouble, défaille et dit : La mort ! — Mon Dieu, avouera plus tard l'un des régicides devenu grand fonctionnaire de l'empire, je regardais Louis XVI comme innocent, mais pouvais-je me laisser maltraiter comme traître à la patrie ? Aussi Robespierre fait-il, trois mois plus tard, en pleine Convention, cet aveu : De quoi a dépendu le châtiment du tyran ?... Du courage du peuple. Ce qui s'est passé au procès du roi, se reproduit dans toutes les luttes soutenues par les Girondins ; dans toutes ils sont vaincus, bien qu'ils aient pour eux au moins les deux tiers des représentants, et vaincus seulement par Paris. Aucun outrage n'est épargné à la représentation nationale. Marat, presque désavoué par Robespierre et Danton, mis en accusation par la majorité, est acquitté par le tribunal révolutionnaire de Paris et rapporté en triomphe par la foule, hissé sur un fauteuil. La Convention doit subir, en pleine salle des séances, le défilé du hideux cortège, la joie, les hurlements de la populace, le discours du sapeur Rocher, et jusqu'à la modération dédaigneuse avec laquelle Marat affecte de ne pas user complètement de sa victoire. Les armes de Paris contre l'assemblée, nous les connaissons ; ce sont toujours les mêmes, celles qui avaient déjà réussi sous la Constituante et sous la Législative, seulement avec un degré de plus dans la violence. Les représentants qui ont subi à cette époque les insultes, les menaces des tribunes et des députations, ne pourront les oublier et n'en parleront plus qu'avec un mélange de dégoût et de terreur. On avait été chercher, — a dit l'un des plus vaillants parmi les Girondins, Buzot, — dans les dégorgeoirs de Paris, ce qu'il y avait de plus infect. Il semble, à l'accent de Buzot, qu'il voie encore ces figures terreuses, noires ou couleur de cuivre, surmontées d'une grosse touffe de cheveux gras avec des yeux enfoncés à mi-tête, entende encore leurs cris de bêtes carnassières. — Quand tout cela, ajoute-t-il, avec les mains, les pieds, la voix, faisait un horrible tintamarre, on se serait cru dans une assemblée du diable. Les députés réclament-ils leur liberté, la Montagne les raille. Ils n'ont été que trop libres pour faire le mal, s'écrie Robespierre le jeune. Du reste, le peuple de Paris a un argument suprême qu'il répète avec une toute-puissante monotonie. C'est la menace d'une insurrection. N'a-t-on pas établi que Paris avait la représentation du droit insurrectionnel de la France ? A cette époque, l'émeute est en quelque sorte permanente, dirigée tantôt contre la bourgeoisie, tantôt directement contre la Convention elle-même. Plusieurs fois, avant le 31 mai, l'attentat qui devait être consommé dans ce jour a été prémédité et même commencé en partie. Plusieurs fois les sections se sont déclarées en état d'insurrection, le tocsin a sonné, la motion a été faite de fermer les barrières, les cris de mort ont retenti, et les bandes se sont formées aux portes de l'assemblée. Ce n'est plus l'émeute spontanée, imprévoyante et imprévue des premiers temps de la Révolution, c'est l'émeute officiellement et publiquement organisée. La Commune en tient tous les fils. D'elle part le mot d'ordre chaque fois qu'il lui importe d'enlever un vote ou de parer une attaque. Elle suspend le mouvement quand le but est atteint ou quand il est plus prudent d'ajourner. L'armée permanente de l'insurrection est d'ailleurs administrativement constituée ; elle a sa solde et ses cadres. Elle date des massacres de septembre. Le peuple appelle ces soldats les Tape-dur. On saisit tous les prétextes d'en augmenter le nombre. Au printemps de 1793, la Commune décrète une levée de 12.000 hommes choisis par les comités révolutionnaires pour aller, dit-on, combattre la Vendée. Ils serviront en attendant pour le coup du 31 mai. En même temps on désorganise la garde nationale ; on en dégoûte les bourgeois par mille vexations, ou on les désarme comme suspects. Toute armée insurrectionnelle à Paris veut avoir des canons ; nous savons ce qu'il en coûte de les lai laisser prendre. Un parc de 120 bouches à feu avait été formé près de la ville en vue de la guerre. La Commune demande ces canons pour les sections, et Pache, alors ministre de la guerre, les lui livre. II ne manque plus que de faire payer cette armée par la représentation nationale, contre laquelle elle est dirigée. C'est ce qu'obtient la Commune ; elle arrache à la Convention subsides sur subsides. La majorité, effrayée de voir tant de millions engouffrés en peu de mois à l'Hôtel de ville, prétend-elle suspendre ses générosités, aussitôt une émeute éclate, les boutiques sont pillées et l'ordre ne se rétablit qu'avec une allocation de nouveaux subsides. L'assemblée intimidée va plus loin encore dans ses concessions, quand elle vote sur la proposition de Danton qu'il sera formé une garde populaire, ou, comme dit Lacroix, une armée de sans-culottes dont les frais seront supportés par les riches. Le même Danton complétera la mesure en faisant décréter, quelques semaines plus tard, la solde de 40 sous par jour pour les patriotes qui fréquentent les sections. Les Girondins ont vite compris par leurs échecs mêmes que
le péril était dans le séjour de l'assemblée à Paris. Lassource disait dans
la séance du 25 septembre : Je ne veux pas que
Paris, dirigé par des intrigants, devienne dans l'empire français ce que fut
Rome dans l'empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un
quatre-vingt-troisième d'influence comme chacun des autres départements.
Jamais je ne ploierai sous son joug. — Croit-on,
s'écriait Buzot, que nous puissions devenir les
esclaves de certains députés de Paris ? Les Girondins essayent alors
de parer au danger en proposant pour la Convention une garde de 3.000 hommes
tirés des départements. Mais ils ne savent même pas pousser leur proposition
assez vigoureusement pour la faire discuter. Peut-être d'ailleurs ne se
dissimulaient-ils pas l'insuffisance du remède en voyant ce que sont devenus
les fédérés de certaines provinces, appelés à Paris pour protéger l'Assemblée
? Au bout de peu de temps, entourés, courtisés, gangrenés, ces fédérés
fraternisaient avec les bandes de la Commune. Aussi les Girondins sentent-ils
chaque jour plus vivement qu'un seul remède serait sérieux, celui qui avait
apparu aussi à Mirabeau, à Barnave, à la
Fayette, celui que madame Roland avait entrevu lors des massacres de
septembre : transférer le siège du gouvernement hors de Paris. Ils regrettent
que cette condition n'ait pas été imposée aux députés par les assemblées
électorales : Si, lors des élections, écrit
Buzot, on eût connu au vrai l'état de Paris, la
France était sauvée. Jamais la Convention n'eût tenu ses séances en un pareil
endroit. Quelques semaines avant le 31 mai, comme les tribunes, plus
violentes que jamais, empêchent Ducos de parler, Guadet s'élance : Citoyens, dit-il, il est
temps de faire cesser cette lutte entre la nation entière et une poignée de
contre-révolutionnaires déguisés sous le nom de patriotes... Eh bien ! je vais faire une proposition qui révoltera sans
doute tous ceux qui n'ont pas dans le cœur l'amour de la république et de la
liberté, je demande que la Convention décrète qu'elle tiendra lundi sa séance
à Versailles. Cette proposition inattendue soulève les
applaudissements de la droite. La gauche et les tribunes y répondent par un
vacarme tel, que le président doit se couvrir. Quelques jours plus tard,
Mazuyer demande la convocation à Tours ou à Bourges des suppléants de la
Convention. Enfin Buzot dit dans une autre séance : Il
est impossible que Paris, s'il demeure organisé ainsi qu'il l'est
aujourd'hui, soit longtemps le séjour du Corps législatif... Souvenez-vous qu'un État, qui nous sert d'exemple en
matière de liberté, a fait bâtir une ville exprès pour être dépositaire de la
représentation nationale. Mais les Girondins sont plus hardis à lancer ces idées dans une improvisation de tribune ou même, comme Isnard, à éclater en virulentes imprécations contre Paris, qu'à prendre des mesures réelles et efficaces. Et d'ailleurs, s'il eût été possible au début de ne pas venir à Paris, était-il possible alors d'en sortir ? N'y était-on pas prisonnier ?- Quoi qu'il en soit, ces vaines paroles des Girondins ne servent que de prétexte pour soulever contre eux les passions de la grande cité. Chaumette s'écrie dans une assemblée de la Commune : La Convention menace de quitter Paris ! Autrefois nous avions la cour, les grands ; à présent nous n'avons personne... Si la Convention quitte Paris, nous sommes tous perdus ; tuons-nous tous ; il ne nous reste plus qu'à égorger nos enfants... Eh ! que deviendra Paris ? Je propose donc que le conseil général déclare que si la Convention quitte Paris, Paris la suivra partout où elle ira ; que si la. Convention s'en va à Versailles, tout Paris ira aussi à Versailles ; qu'enfin Paris ne se séparera jamais de la Convention. On invente contre les Girondins l'accusation stupide mais bientôt mortelle de fédéralisme. Robespierre, qui sait combien le séjour dans la capitale sert ses desseins de dictature, se montre particulièrement scandalisé des attaques contre cette ville. Le texte ordinaire des déclamations de tous les ennemis de la liberté, dit-il, c'est la tyrannie du peuple de Paris... Tant qu'il y aura en France des ambitieux, ils chercheront à calomnier, à détruire Paris. Que de fois a-t-on répété les mêmes phrases contre ceux qui prétendaient soustraire aux usurpations d'une ville la liberté des assemblées ? Il est bon au moins de savoir qui l'on copie. Cependant voilà huit mois que dure la lutte entre Paris et
la représentation nationale. L'heure de la crise suprême a sonné. Depuis que,
le 10 mai, la Convention s'est transportée aux Tuileries, lieu marqué par la
Providence où les Girondins doivent à leur tour trouver leur déchéance, le
drame est devenu plus poignant et plus terrible. Le complot, préparé depuis
longtemps par les meneurs parisiens, est mûr. II a été facile d'en arrêter
d'avance le scénario : on ne faisait que copier servilement le 10 août.
Quatre-vingt-seize inconnus, se disant commissaires des sections, se
présentent, dans la nuit du 30 au 31 mai, à l'Hôtel de ville. Le peuple de Paris, disent-ils au conseil général
de la Commune, blessé dans ses droits, vient de
prendre les mesures nécessaires pour conserver sa liberté : il retire les
pouvoirs de toutes les autorités constituées. — Citoyens membres de la commission révolutionnaire,
répond le président du conseil, vos pouvoirs sont
évidents, ils sont légitimes. C'est maintenant que, sans faiblesse et sans
honte, nous allons cesser nos fonctions. La nouvelle Commune
s'installe, nomme Hanriot général de l'armée révolutionnaire qui est, on l'a
vu, tout organisée. Le tocsin sonne. Paris, en se réveillant, apprend que, de
par l'Hôtel de ville, il est en insurrection, et il regarde les troupes de
l'émeute investir la Convention. Le maire Pache, le Pétion du 31 mai, s'efforce
d'endormir l'assemblée : Ce n'est, dit-il, qu'une
insurrection morale. Les Girondins ne s'y trompent pas. Vergniaud
éclate. La foule pénètre dans la salle et somme qu'on lui livre les députés
accusés. Les Girondins, à bout d'efforts de tribune, sortent pour essayer
d'émouvoir le peuple. Madame Roland se mêle à la foule, disant qu'il faudrait
au moins consulter les départements. Est-ce qu'il a
fallu les consulter le 10 août, répond l'homme du peuple, et les départements n'ont-ils pas approuvé Paris ? Ils
feront de même cette fois. Leçon terrible pour les Girondins, qui se
vantaient, quelques jours auparavant, dans leurs débats avec Robespierre,
d'être les hommes du 10 août. Cependant la
majorité ne consent pas encore à se décimer ; la première journée finit donc
sans résultat décisif. Le second jour n'apporte pas plus de solution. Le troisième, Hanriot déclare, au nom du peuple insurgé, qu'il ne déposera les armes qu'après avoir obtenu l'arrestation des Girondins. Vingt-quatre mille hommes entourent la Convention. Les pétitionnaires des sections de Paris entrent dans la salle : Le peuple, disent-ils, est las de voir ajourner son bonheur. Il le laisse encore un instant dans vos mains : sauvez-le, ou nous vous déclarons qu'il va se sauver lui-même. En même temps les députés entendent crier aux armes : les consciences faiblissent. Cependant l'assemblée voulant, dit-elle, manifester sa liberté, sort en corps dans la cour, précédée de ses huissiers. A l'une des issues, le président Hérault de Séchelles se trouve face à face avec Hanriot, à cheval et le sabre à la main. Que demande le peuple ? dit le président. La Convention n'est occupée que de son bonheur. — Hérault, répond Hanriot comme de coutume à moitié ivre, le peuple ne s'est pas levé pour entendre des phrases ; il veut qu'on lui livre vingt-quatre coupables. — Qu'on nous livre tous, s'écrient ceux qui entourent le président. Hanriot se retourne alors : Canonniers, à vos pièces. Deux canons de l'armée parisienne sont pointés sur la Convention, qui recule, et, toujours escortée de Marat, qui aboie après elle et somme ces lâches de rentrer, elle essaye d'autres issues qu'elle trouve fermées. Elle obéit enfin à Marat. Les canons de Hanriot ont triomphé des derniers scrupules de la Plaine. L'accusation des Girondins est votée. Quelques-uns sont arrêtés ; d'autres, s'échappant de Paris, font appel à la France, qui les a nommés et qui hier encore leur envoyait des adresses. Vain appel. Ces hommes ont-ils donc oublié avec quelle inerte docilité la France leur avait obéi quand, après le 10 août, ils lui avaient, eux aussi, imposé une révolution au nom de Paris ? S'il y a en Normandie, à Lyon, à Toulon, ailleurs encore, quelque tentative de résistance, celle-ci est plutôt royaliste. La Gironde ne peut fournir même un asile à ses députés : les derniers fugitifs, traqués par les commissaires de la Convention, se tuent dans un champ près de Bordeaux, et leurs corps sont trouvés à moitié dévorés par les loups. Il avait donc suffi de quelques mois, grâce à la présence de l'assemblée et du gouvernement dans la ville révolutionnaire, pour exécuter le plan tracé par Marat. Le Paris des massacres de septembre avait pris contre la France sa revanche des élections. § 10. — PARIS ET LA TERREUR. Paris vainqueur impose à la France ce régime d'étouffement et d'extermination, sans précédent dans l'histoire d'aucun peuple civilisé, qui s'est appelé lui-même la Terreur. On entre désormais dans les régions sombres et glacées du silence et de la mort. Plus de culte, plus de commerce, plus de plaisirs. On n'ose voyager ou causer. Ni presse, ni tribune. La Convention presque déserte n'a que l'ombre des délibérations. On entend seulement la voix de Robespierre, qui dénonce dans l'assemblée, et celle de Fouquier-Tinville, qui accuse au tribunal révolutionnaire. Les caractères s'avilissent. Quelques-uns sont féroces ; mais tous sont lâches par peur. Vainement plusieurs villes ont essayé de résister ; elles ont été écrasées, incendiées, décimées. Les commissaires partis de Paris désarment partout les citoyens et remettent les fusils aux sans-culottes, cassent tous les pouvoirs élus et les remplacent par les délégués de la Commune et des Jacobins, hiérarchie administrative toute nouvelle et la plus autoritaire qui fut jamais. Ils assurent ainsi dans la France entière, par la violence, par la rapine et par le massacre, la dictature de l'infime faction aux mains de laquelle Paris a mis le pouvoir. Il semble que ce soit le règne d'une horde conquérante. On sait à quelle effroyable célébrité sont parvenus quelques-uns de ces proconsuls vomis par Paris sur la province. On retrouve dans leur histoire ces phénomènes de folie césarienne qui avaient autrefois épouvanté le monde sous un Néron ou un Caligula. Mais passons : ce régime est connu et jugé. Aussi bien, il semble que Paris révolutionnaire soit arrivé au bout de son rôle, et que, ne pouvant faire descendre la France plus bas, il s'arrête et s'efface. Lui aussi, il subit la dictature qu'il a établie. Le règne de la peur s'étend dans ses murs : tout s'y assombrit. Ce n'est plus l'explosion de liberté fantasque et désordonnée de juillet 1789 : c'est la monotonie et l'étouffement. La variété même des costumes a disparu ; tous endossent par goût, par misère et surtout par lâcheté, la casaque révolutionnaire. Chacun se défie de son voisin, se tait et se cache. Ou ne voit que gens se glissant le long des murs. On ne rencontre que regards craintifs et baissés qui se détournent, ou regards soupçonneux qui semblent toujours guetter quelques traîtres. Les boutiques, à moitié vides, sont fermées chaque soir avant huit heures, et l'habitant se hâte de rentrer chez soi. C'est ce qu'on appelle aller coucher sa liberté. Les Parisiens n'ont retiré de toutes leurs usurpations qu'un profit, celui de se faire nourrir par la nation comme les invalides de la Révolution. Chaque prolétaire de la grande ville touche, sans travailler, sa solde hebdomadaire. La France, qui meurt de faim, paye un million par semaine pour la nourriture de Paris. Cette nourriture est en outre garantie par tout un système de réquisitions à main armée, de pillage administratif et militaire, de terreur exercée par les agents de la Commune sur les provinces environnantes. Tel est le prix auquel Paris a vendu sa liberté et celle de la France. C'est toujours la vieille histoire de Rome césarienne, panem et circenses ; seulement le cirque est remplacé par l'échafaud. Quant au drame politique, il se joue désormais au-dessus
du peuple de Paris. Ceux que ce peuple a aidés à s'emparer de la dictature
viennent-ils à se déchirer et à conspirer les uns contre les autres,
Robespierre se débarrasse-t-il des Dantonistes de la Montagne, puis des
Hébertistes de la Commune, ce sont comme autant de révolutions de palais
auxquelles Paris reste étranger et qu'il regarde passer. On acclame toujours
le vainqueur et on en est quitte pour faire disparaitre au plus vite les
bustes et les images des idoles de la veille. Quelque temps après le 9
thermidor, une Anglaise entre chez un marchand de gravures pour acheter les
portraits des principaux personnages de la Révolution. Le marchand secoue la
tête et répond que, préférant sa sécurité à sa propriété, il a détruit ses
gravures à mesure que les personnages eux-mêmes ont été vaincus ou immolés. A l'avènement d'un nouveau parti, dit-il, je me prépare toujours à une visite domiciliaire ; j'ôte
de mes vitrines et de mes rayons les tètes proscrites, et je les remplace par
celles de leurs rivaux. Je vous certifie que depuis la Révolution notre
commerce est aussi précaire que celui d'un joueur. Sans doute, les
constitutionnels ont tenu assez bien ; mais ensuite j'ai été ruiné à demi par
la chute des Brissotins, et je ne m'étais rétabli qu'un peu par la vente des
Hébertistes et des Dantonistes quand ils passèrent de mode. — Bien ; mais les Robespierristes, là vous devez avoir gagné
? — C'est vrai ; Robespierre, Marat et
Chalier rendaient assez, parce que d'ordinaire les royalistes les plaçaient
chez eux pour se donner un air de patriotisme ; mais ils ont passé à leur
tour. Les favoris du peuple de Paris montent successivement sur l'échafaud sans que ce peuple s'émeuve. Ne sont-ce pas eux qui l'ont habitué à voir partout des traîtres, à accepter comme une preuve tout soupçon, toute dénonciation ? C'est merveille de voir avec quelle facilité les vaincus sont aussitôt reniés. Saint-Just connaissait cette plèbe dont il s'était servi. Un jour que Cambacérès lui parlait par courtisanerie de l'idolâtrie du peuple pour ses chefs révolutionnaires : Sot que tu es, reprit brusquement Saint-Just, tu verras bien d'autres acclamations de leur part lorsqu'on nous conduira au supplice. Les morts vont vite dans cette année funèbre ; mais l'inconstance et la lâcheté populaires vont plus vite encore. Qui sait même si la démocratie ne trouve pas quelque plaisir à regarder tomber cette aristocratie d'un nouveau genre ? Hébert, le Père Duchêne, est accompagné au supplice par les quolibets des spectateurs ; ceux-ci, par une lugubre ironie, emploient pour l'injurier le vocabulaire de son ignoble journal. Danton lui-même a beau pousser devant le tribunal des rugissements tels, que la foule silencieuse et épouvantée l'entend de l'antre côté de la Seine, personne ne bouge, et, le lendemain, tous regardent conduire au supplice le puissant tribun avec l'enfant gâté du Paris révolutionnaire, Camille Desmoulins, sans témoigner tristesse ou pitié. On considéra comme un signe du grand prestige de Danton, qu'il ne fut pas insulté. Il semble d'ailleurs que le Parisien, à force d'avoir vu passer la fatale charrette où sont entassés pêle-mêle les triomphateurs et les vaincus de la veille, ignorant qui y sera demain et se demandant s'il n'y sera pas lui-même, ait contracté une sorte d'égoïsme hébété et craintif qui a détruit chez lui tout autre sentiment. Au 9 thermidor, Paris révolutionnaire, las, dégoûté de lui-même, habitué à l'inertie par la terreur, ne se réveille plus au tocsin de l'Hôtel de ville. Il ne répond pas davantage, il est vrai, à l'appel de la Convention. Il attend de quel côté sera le plus fort. Il laisse arrêter en pleine rue le général de la Commune, Hanriot, par quelques partisans de la Convention, comme il laisse délivrer Robespierre à la prison du Luxembourg par une poignée de sans-culottes partis de l'Hôtel de ville. La faiblesse même des deux adversaires rend un moment indécis le résultat de cette lutte étrange. Mais les Thermidoriens plus résolus l'emportent. Dès lors la foule est avec eux. Robespierre est renié plus lâchement encore qu'il n'a été adulé. Quand, impassible bien que mourant de sa blessure, il passe à son tour dans la charrette, les habitués de la guillotine l'insultent comme ils avaient insulté ses ennemis vaincus : sur l'échafaud, le bourreau lui arrache un cri de douleur en déchirant les bandages avec une violence barbare, et la foule applaudit. Pendant ce temps, l'aspect de Paris n'est même pas changé. Il semble que le drame se joue sur un théâtre où la population n'est que spectatrice désintéressée. L'oncle de M. Michelet traverse ce jour-là la place de Grève. Il rencontre quelques groupes. Qu'y a-t-il ? — Oh ! ce n'est plus rien. Cette nuit on a blessé Robespierre, on va le guillotiner. § 11. — LES DERNIÈRES ÉMEUTES DU PARIS RÉVOLUTIONNAIRE. Après le 9 thermidor, le peuple révolutionnaire de Paris n'est plus seulement inerte et indifférent, il se sent vaincu. Il comprend que sa royauté s'est écroulée. Tous ses chefs sont tombés l'un après l'autre accusés de trahison ; lui-même les a reniés. Rien de ce qu'on lui a promis, il ne l'a atteint. A ses enivrements, à ses convoitises surexcitées, à ses visions de jouissance et de pouvoir ont succédé une immense fatigue, un sombre désenchantement. Usé par cette longue révolution dont il a été le principal acteur, las des coups d'État qu'il a faits et de ceux qu'il a subis, de ses espérances et de ses déceptions, de ses serments et de ses parjures, il ne croit plus en personne ni en lui-même. C'est comme l'écœurement et le malaise attristé au lendemain des grandes orgies. Effrayé d'ailleurs de la réprobation qu'il voit monter autour de lui et des comptes qu'on lui demande du passé, insulté à son tour par la jeunesse dorée, ce peuple se retire de la place publique, des sections, de l'armée révolutionnaire, où il a si longtemps fait régner la terreur ; il dépose sa pique et rentre chez lui. Une chose va cependant l'en faire sortir pour la dernière
fois ; ce n'est pas la politique. A son foyer déserté depuis si longtemps, il
trouve la misère et la faim. Pendant la Terreur, il a été nourri par l'État.
Quand le pain lui manque après Thermidor, il a comme un dernier accès de
rage. Ce sont les femmes qui, le 12 germinal, donnent le signal. Elles se
précipitent sur la Convention, entraînant quelques hommes des faubourgs.
Elles forcent l'entrée des Tuileries comme elles ont forcé, le 5 octobre, les
portes du château de Versailles. Elles se répandent tumultueuses et
menaçantes au milieu des représentants. Nous sommes
ici chez nous, disent-elles insolemment. Elles crient : Du pain ! Des hommes mêlés à la foule ajoutent : Du pain et la constitution de 1793. Leur orateur
s'adresse aux députés de la gauche : Et toi,
Montagne sainte, les hommes du 14 juillet, du 10 août et du 31 mai te
réclament en ce moment de crise ; tu les trouveras toujours prêts à te
soutenir. Ce sont bien en effet les restes des vieilles armées
insurrectionnelles de Paris. Mais l'émeute est mal organisée ; elle se retire
bientôt par lassitude d'insulter en vain. Le 1er prairial est plus terrible. C'est encore la faim qui pousse le peuple : seulement d'infimes conspirateurs cherchent à exploiter le mouvement. Dès la veille, circulait un programme où il était dit que l'insurrection était pour chaque portion d'un peuple opprimé le plus sacré des droits, et qu'il appartenait à la portion du peuple la plus voisine des oppresseurs de les rappeler à leurs devoirs, en ce que, par sa position, elle connaissait mieux la source du mal. C'est, on le voit, la doctrine traditionnelle et orthodoxe de l'usurpation parisienne. Comme le 12 germinal, la salle des séances est envahie par une foule de femmes et d'hommes. Jamais, dit M. Quinet, le peuple ne parut plus effrayant. Les hommes sont armés, les tambours battent la charge. Ce qui domine, c'est le mépris pour l'assemblée. Allez-vous-en tous, crient les émeutiers, nous allons former la Convention nous-mêmes. — L'arrestation des députés, de tous ! Boissy d'Anglas, qui préside, sauve seul par son héroïque fermeté l'honneur de la Convention dans cet avilissement sans précédent. Le député Féraud est tué d'un coup de pistolet sur les marches de la tribune ; une fille lui brise le crâne à coups de talon ; le cadavre est traîné hors de la salle, la tête tranchée, placée au bout d'une pique et présentée au président, qui la salue. Après une sorte de combat, l'émeute paraît maîtresse. Les Montagnards, croyant retrouver un 31 mai, commencent à rendre de prétendus décrets. La nuit est venue. La salle est à peine éclairée. C'est un chaos effrayant. Au milieu du bruit des armes à feu, des cris d'ivresse et de colère, les motions s'échangent entre les députés qui parodient, au service de la populace, une délibération. Mais l'émeute, sans chef reconnu, sans plan arrêté, tournoie sur elle-même et ne sait que faire de sa victoire. Pendant ce temps quelques députés ont pu mettre en mouvement un ou deux bataillons de garde nationale. Quand ils arrivent à la salle de la Convention, il est plus de minuit ; la foule ne lutte même pas et se sauve par les fenêtres. Jamais assemblée n'a été aussi honteusement foulée aux pieds. Jamais cependant émeute ne s'est trouvée plus impuissante. Après ce digne épilogue de sa carrière révolutionnaire, le bas peuple de Paris disparaît définitivement de la scène politique. Quand, quelques jours plus tard, les députés, ses complices dans la nuit de l'émeute, sont condamnés, et qu'après leur suicide sur les marches du tribunal, leurs cadavres midis sont tramés à l'échafaud, il ne se dérange même pas pour assister à ce spectacle. Sans doute au fond ce peuple n'est pas changé. Il va se nourrir à son pauvre foyer des divagations de Babeuf sur le bonheur commun. Il est rassasié, non guéri des révolutions. N'écoutez pas, écrit un observateur clairvoyant de ce temps, ceux qui vous disent que le peuple est revenu ; il n'est pas revenu de son hydrophobie. C'est toujours un animal enragé malgré sa misère profonde. Mais il est pour longtemps défiant, harassé. D'ici à trente-cinq ans, personne ne pourra plus le faire descendre dans la rue. § 12. — L'ÉMEUTE DU PARIS CONSERVATEUR. Voici dans Paris un phénomène nouveau : la bourgeoisie se montre à son tour dans la rue et remplace la populace. Les Thermidoriens, qui n'ont combattu Robespierre que par peur ou par envie, comptaient, après leur victoire, continuer à leur profit le gouvernement révolutionnaire. Mais l'opinion, de son côté, a cru la Terreur finie, et il s'est produit alors un tel soupir de soulagement, une telle explosion de pitié pour les victimes et d'horreur pour les bourreaux, une telle aspiration vers un régime où la peur et la mort ne glaceraient plus tous les cœurs, que les Thermidoriens surpris sont obligés, malgré eux, de mettre la clémence et la justice à l'ordre du jour. En tète de ce mouvement de réaction est la bourgeoisie parisienne. Les hommes de plaisir s'éveillent les premiers, jeunes gens, acteurs, hommes de lettres, femmes, qui ont assez des mornes et étouffantes années de la Terreur. L'ennui est encore ce que l'on fait supporter le plus difficilement à Paris. C'est au théâtre que l'agitation réactionnaire se manifeste d'abord, et le premier souci de cette population débarrassée de Robespierre est d'ouvrir partout des bals. Au bout de quelques mois, il y en a plus de dix-huit cents. Le mal révolutionnaire a pénétré à ce point Paris, que les
modérés copient les violents ; pour ramener la Convention à des idées de
clémence et de justice, on emploie presque les mêmes moyens que naguère pour
la pousser dans les voies démagogiques. Des femmes et des jeunes gens
remplissent les tribunes désertées par les sans-culottes, huent les députés
montagnards et étouffent leur voix. Nous devînmes à
notre tour, — rapporte un écrivain royaliste, Lacretelle, — le peuple des tribunes, c'est-à-dire ce qu'on appelait le
peuple souverain, un public dictateur à tous les théâtres, les oracles de
tous les cafés, les orateurs de toutes les sections et les étranges
magistrats de l'opinion publique ; nous nous étions donné sans façon ce titre
si pompeux. Les pétitionnaires réclament impérieusement à la barre,
toujours au nom de peuple, non-seulement le
châtiment légal, mais la proscription sommaire des députés montagnards. Frappez, disent les adresses, la terre est impatiente de s'abreuver du sang des tigres
qui l'ont si souvent rougie du sang innocent. Des cris de vengeance
accompagnent au tribunal Carrier, Fouquier-Tinville, accusés à leur tour. Les
jurés dont les verdicts paraissent indulgents sont insultés. Dans la rue, on
lit, au milieu d'attroupements menaçants, les philippiques des journaux
réactionnaires. Au théâtre, on siffle la Marseillaise jouée par ordre,
on exige le chant interdit du Réveil du peuple, on fait de petites
émeutes pour briser les bustes de Marat, dont le gouvernement s'obstine à
vouloir souiller les regards du public. Les jeunes muscadins, portant un habit à la victime, une grosse canne plombée à
la main, maltraitent les bonnets rouges obstinés, fouettent les tricoteuses,
emportent d'assaut le club des Jacobins et rouent de coups les sans-culottes
qu'ils y trouvent. Paris peut changer d'opinion, il ne change pas de
procédés, et le quartier général de cette agitation réactionnaire est
toujours ce Palais -Royal, à la fois tripot, lupanar et forum, d'où était
parti, en 1789, le signal de toutes les insurrections. La Convention,
déconcertée par ce mouvement de la bourgeoisie parisienne, est contrainte d'y
céder, mais ne le fait que pas à pas et à regret. Le mouvement devient
bientôt plus violent. L'assemblée, se sentant débordée, ose obliger, par une
prescription additionnelle à la Constitution, le corps électoral à choisir
les deux tiers des nouveaux députés parmi les membres de la Convention, et la
province, par sa ratification plébiscitaire,
donne à cet acte impudent la force de la légalité. C'est à ce défi que la bourgeoisie de la capitale répond par le 13 vendémiaire. Il ne convient pas de s'étendre sur des événements connus ; mais ce qui importe, c'est de relever, dans la conduite et le langage de Paris conservateur, les procédés et les sophismes de Paris révolutionnaire. A peine le décret est-il connu que la ville s'agite. Des bandes de jeunes gens parcourent les rues en criant : A bas les deux tiers ! Des affiches menaçantes couvrent les murs. Le tambour est battu partout. Les sections envoient des adresses impérieuses à l'assemblée : Depuis le 1er prairial, disent-elles, la nation est rentrée dans ses droits ; elle ne souffrira pas une usurpation. Les baïonnettes des despotes ont été brisées au 14 juillet. — La souveraineté d'un grand peuple est au-dessus du pouvoir des hommes ; elle dicte des lois et n'en reçoit jamais. — Citoyens, dit un orateur des sections s'adressant aux représentants, nous vous prions de bien vouloir nous entendre avec autant de décence que nous en mettons dans nos discussions. D'autres sections déclarent que la Convention n'a plus de pouvoirs. Elles se défendent de conspirer : Le peuple, disent-elles, conspire-t-il contre lui-même ? Elles insinuent au contraire que c'est l'assemblée qui conspire contre le peuple. La section Lepelletier prend des arrêtés où elle déclare que les pouvoirs du corps constituant cessent en présence du peuple, lorsqu'il délibère sur ses lois et sur son gouvernement. Oublions la sympathie qu'on peut avoir pour les auteurs du mouvement, le dégoût que doit inspirer la Convention : n'est-il pas évident que les sections poursuivent au service des idées modérées ce qu'elles ont si souvent accompli au service des passions révolutionnaires ? Elles prétendent imposer la volonté de Paris au parlement par l'agitation et la menace. Ce sont maintenant les hommes de gauche qui fulminent contre les prétentions usurpatrices de Paris et l'appellent les droits de la province. La Revellière-Lepaux dénonce à la tribune les meneurs des sections : Qu'ils soient, dit-il, parés d'habits élégants ou couverts de haillons et de sales bonnets, ils ne perdent jamais de vue leur éternel projet de concentrer la souveraineté dans Paris : vous les voyez constamment avilir, maîtriser, opprimer, abreuver d'amertume, mutiler atrocement la représentation nationale. Il Lakanal demande que le Palais-Royal, naguère encore un des lieux sacrés de la Révolution, soit détruit comme étant devenu un repaire de royalistes et qu'on élève sur ses décombres la statue vénérée de la République. Les sections de 1795 vont imiter plus complètement encore
celles de 1792 et de 1793, comme s'il fallait montrer aux plus aveugles que
Paris, même livré aux influences conservatrices, demeure fatalement un péril
pour la liberté des assemblées, et qu'il est par nature toujours tenté de
s'imposer à elles violemment. La section Lepelletier envoie aux autres sections
un arrêté où, parlant de l'impéritie et du
brigandage des gouvernants actuels, elle déclare nulle et non avenue toute mesure qualifiée de loi tendant
à retarder les opérations des électeurs ; elle ajoute que tous les caractères de la tyrannie se développent,
dans les décrets de la Convention, et qu'il est
temps que le peuple songe lui-même à son salut, puisqu'il est trompé, trahi, égorgé
par ceux mêmes qui sont chargés de ses intérêts. En conséquence, la
section convoque tous les électeurs au Théâtre-Français, en les invitant à se faire accompagner par une force capable d'assurer
leur marche. C'est un appel à la lutte armée. Celle-ci éclate dès le
lendemain. Quarante mille gardes nationaux marchent contre la Convention. Le
premier jour, ils paraissent avoir l'avantage. Le 31 mai des modérés va-t-il
donc réussir ? Mais le second jour, le parti révolutionnaire fait intervenir
une force jusqu'ici étrangère aux discordes civiles, l'armée : fait grave
dans l'histoire de notre liberté ou plutôt de notre servitude.
L'insurrection, mal commandée, est facilement balayée par les canons du jeune
général Bonaparte. La Convention l'emporte donc dans ce dernier combat contre la population parisienne. Mais est-il étonnant que, vers la fin de son existence, se souvenant de tant de luttes où sa liberté a été menacée et même détruite, elle se préoccupe, elle aussi, du danger qui résulte pour les assemblées du séjour à Paris ? Telles avaient été, nous l'avons vu, les préoccupations suprêmes de la Constituante et de la Législative. Lors des émeutes de germinal et de prairial, la Convention a déjà décidé que, en cas de trouble, elle siègerait à Châlons. La dernière des trois constitutions qu'elle a rédigées, celle où elle a rassemblé tous les fruits d'une expérience achetée si cher, décide que le public assistant aux séances ne pourra excéder la moitié du nombre des députés, et, disposition plus grave, donne au conseil des Anciens le droit de transférer ailleurs qu'à Paris les séances du Corps législatif. Les esprits modérés qui avaient préparé la constitution de l'an III auraient peut-être voulu faire davantage. L'un des membres de la commission de constitution, Thibaudeau, rapporte qu'on avait proposé d'établir la législature hors de Paris. Il était de cet avis. L'expérience, disait-il, faisait justement craindre l'influence de la capitale. Il ajoutait que cette ville, privée de la présence d'un gouvernement sans faste, ne perdrait pas grand'chose ; qu'elle avait bien prospéré sous le gouvernement royal qui n'y résidait pas ; que, dût-on établir la législature seulement à Versailles et laisser le pouvoir exécutif à Paris, c'en serait assez pour que la représentation nationale ne fût pas surprise, envahie et dissoute de fait comme cela était arrivé plusieurs fois à la Convention. Cette argumentation de Thibaudeau était irréfutable. Toutefois, on n'osa pas aller jusque-là ; la question resta indécise, on convint qu'il n'en serait plus parlé, et ce fut par transaction qu'on donna au conseil des Anciens le droit de transférer le siège de la législature. Madame de Staël, qui était liée avec les modérés de la Convention, écrivait, quelques années plus tard, à propos de la constitution de l'an III : L'essai d'une république avait de la grandeur : toutefois, pour qu'il pût réussir, il aurait fallu peut-être sacrifier Paris à la France. Mais elle ajoutait tristement que cette mesure ne s'accordait pas avec ce qu'elle et ses amis croyaient être le caractère et les habitudes de la nation. § 13. — L'ABDICATION DE PARIS. Qui veut étudier, sous le Directoire, l'action de Paris capitale, n'a guère qu'à constater une abdication de jour en jour plus complète. L'indifférence est générale. Lors de la découverte de la conspiration de Babeuf, le gouvernement faisait afficher un placard qui commençait ainsi : Un affreux complot doit éclater la nuit prochaine. On doit égorger le Corps législatif, les membres du gouvernement, toutes les autorités constituées, ensuite massacrer une partie des habitants et mettre la ville au pillage... Le peuple demeurait froid à cette lecture, raconte un témoin oculaire, et on entendait dire devant l'affiche dans les marchés : Ne voilà-t-il pas grand mai, on en a égorgé bien d'autres. Ce n'est plus seulement comme après Thermidor le bas peuple, c'est la population parisienne entière qui se désintéresse de la chose publique. L'action offensive et violente était d'ailleurs assez en dehors des mœurs de la bourgeoisie pour que le rude coup de vendémiaire l'en eût définitivement dégoûtée. Moins que jamais sans doute cette bourgeoisie a foi dans un gouvernement méprisé, vénal, corrompu, ayant trouvé le moyen de cumuler les maux de l'anarchie et de la tyrannie, habile et audacieux à chercher des expédients pour se cramponner au pouvoir, mais impuissant à rien fonder, et s'affaissant dans la boue, bien que personne ne fasse d'effort pour le renverser. Toutefois elle lui obéit, le laisse tout faire, ne s'étonne ni ne s'émeut des mesures les plus violentes et les plus scandaleuses. Le Corps législatif lui-même n'intéresse plus. C'est, disait un contemporain, la Comédie française les jours de Molière. Dans un rapport secret adressé au ministre de l'intérieur, le commissaire du gouvernement près l'administration du département de la Seine se plaint de ce qu'il appelle le sommeil de mort dont est atteint l'esprit public à Paris. Nos revers et nos succès, dit-il, ne font naitre ni joie, ni inquiétude. Il semble qu'en lisant le récit de nos batailles, on lise l'histoire d'un autre peuple. Les changements de notre situation intérieure n'excitent pas plus d'émotion. On se questionne par curiosité, on répond sans intérêt, on apprend avec indifférence. Les élections, la bourgeoisie parisienne ne les prend plus au sérieux et ne se dérange pas pour y prendre part. Au fond, elle est convaincue que tout cela ne durera pas ; mais elle ne cherche plus le salut en elle-même. Elle l'attend du dehors : et à certaines heures, il semble qu'elle fasse silence pour écouter si le maitre ne vient pas. Elle est satisfaite quand elle a opposé une résistance inerte et railleuse à toutes les mesures plus ridicules encore que tyranniques par lesquelles le gouvernement prétend lui imposer des chansons, des fêtes, un langage républicains. Du reste sa grande affaire, à cette époque, ce n'est pas la politique, c'est le plaisir. Jamais la mode n'a eu un empire aussi extravagant. La grande ville est plus frivole et plus corrompue qu'avant 1789. On se dit, à Tivoli, rapporte un contemporain, qu'on va être pis que jamais. On appelle la patrie la patraque, et on danse. Paris est aussi blasé et sceptique qu'il a été naïvement et orgueilleusement illusionné, aussi cyniquement égoïste qu'il a été pompeusement humanitaire ; l'impudeur éhontée de Barras lui parait être une revanche de l'hypocrite austérité de Robespierre. Peut-être aussi veut-il s'étourdir sur l'immense faillite des promesses de 1789. Il y a du désespoir dans cette frivolité. Pendant que Paris abdique, l'armée le remplace dans son rôle révolutionnaire. Au 10 aoùt et au 31 mai succède le 18 fructidor, journée néfaste entre toutes, où l'on enseigne aux ambitieux sans scrupule, qui ne l'oublieront pas, combien il est facile à quelques soldats conduits par un Augereau quelconque de briser une constitution et une assemblée ; journée où, pour la première fois, et non pour la dernière, on entend un officier répondre aux protestations des représentants de la nation : La loi, c'est le sabre ; journée qui, jusque dans les détails d'exécution, fournira un modèle aux coups d'État militaires de l'avenir, comme le 10 août a été le type des insurrections parisiennes. Que les libéraux ne l'oublient pas, c'est au nom du parti qui se dit républicain qu'est accompli le premier coup d'État, comme c'est en son nom que se sont faites les premières usurpations populaires. Rien de plus logique. Le 13 vendémiaire, l'armée a vu combattre dans ses rangs, contre la population, le bataillon des patriotes de 89, composé de l'écume des vieux Jacobins : de même, le 18 fructidor, Augereau, paradant dans les rues après sa facile et honteuse victoire, avait dans son état-major tous les anciens chefs des émeutes parisiennes, Rossignol, Santerre, Fournier l'Américain et jusqu'à la veuve de Ronsin en habit d'amazone ; sorte d'allégeance de la vieille révolution démagogique à la nouvelle révolution militaire, hommage de l'émeute au coup d'État. Quelle est l'attitude de Paris ? La population, surprise à son réveil par la nouvelle de l'attentat consommé nuitamment, regarde, stupide et inerte, galoper à travers les rues ce mais vantard et brutal d'Augereau, tout empanaché de plumets. Plus tard, dans la journée, elle ne s'émeut pas davantage à la vue des membres du conseil des Anciens, essayant vainement du prestige de la représentation nationale et traversant courageusement les rues à la suite de M. Barbé-Marbois pour se faire ouvrir la salle des séances occupée par la troupe. Et quand ces vieillards, reçus à la pointe des baïonnettes, sont arrêtés, conduits au Temple entre deux haies de soldats, le peuple n'ose même pas fermer la bouche aux quelques misérables qui injurient les prisonniers. Dans toute cette journée, pas une résistance, pas même un essai de protestation. Paris ne bouge pas davantage au 18 brumaire. Cette fois encore, il regarde passer généraux et soldats ; il se presse, curieux, mais indifférent, autour des affiches qui lui recommandent seulement de se tenir en repos et de laisser faire les forts. Au cri d'alarme poussé par quelques députés républicains, aucun écho ne répond dans la grande cité. On ne s'agite que pour acclamer le vainqueur, celui qu'on appelle le sauveur. Quand le 19 brumaire, par crainte de quelque résistance, les meneurs de ce second coup d'État transféraient les deux conseils à Saint-Cloud, ils faisaient à Paris un honneur immérité. Cette ville devait étonner par sa docilité et son inertie après avoir effrayé par sa turbulence ; aussi facile dans ses jours de fatigue à laisser violer la représentation nationale qui lui est confiée, que prompte à la violer elle-même en ses jours d'exaltation : double caractère, assemblage singulier de défauts contraires qui se retrouvera à d'autres époques. La liberté ne rencontre, au milieu de cette population, aucune compensation aux dangers qu'elle court. Ne semble-t-il pas que Paris, du moment où il est le siège du gouvernement, soit condamné, comme l'a été autrefois Rome et comme le serait toute grande cité démocratique, à être tantôt l'artisan coupable, tantôt le témoin complaisant des triomphes de la force sur le droit ! La Révolution concentrée dans Paris depuis la néfaste journée du 6 octobre 1789 devait donc aboutir au 18 brumaire 1799, en passant par le 17 juillet 1791, le 20 juin, le 10 août et le 2 septembre 1792, le 21 janvier et le 31 mai 1793, le 9 thermidor 1794, le 12 germinal, le 1er prairial, le 13 vendémiaire 1795 et le 18 fructidor 1797. Que de dates à marquer dans ce calendrier des violences dont Paris a été le théâtre, et le peuple parisien trop souvent l'acteur ! Est-il besoin maintenant de résumer des faits aussi clairs ou de mettre en lumière des leçons aussi éclatantes ? Du 6 octobre au 13 vendémiaire, on aurait pu s'arrêter à chaque page et poser cette simple question : La violence aurait-elle été maîtresse, l'usurpation aurait-elle été consommée, la souveraineté nationale aurait-elle été violée, si le gouvernement et l'assemblée étaient demeurés à Versailles ? Tous ceux qui ont voulu pousser la Révolution dans les voies où elle s'est perdue, ont flatté, exalté Paris et s'en sont servis. Ceux qui ont voulu contenir et redresser cette Révolution — et souvent ce sont les mêmes hommes, éclairés et repentants, Mirabeau, Barnave, la Fayette, les Girondins — ont été unanimes à demander, avant toute autre mesure, que les pouvoirs publics fussent éloignés de Paris. A chaque déviation révolutionnaire, on trouve l'action de cette ville sur le gouvernement et les assemblées, déviation d'autant plus désastreuse que l'action a été plus directe et plus dominante. Sans doute, entre l'époque actuelle et celle dont nous venons de retracer l'histoire, il est des différences que nous ne songeons pas à nier. Mais est-on assuré que le peuple de Paris soit devenu plus inoffensif, plus respectueux du droit, qu'il ait perdu l'habitude et le goût de violenter les assemblées qui lui sont confiées ? Croit-on la décentralisation tellement entrée dans nos mœurs et dans nos lois qu'elle ait fourni à la province les moyens légaux, la force matérielle, l'énergie morale nécessaires pour s'opposer aux révolutions dont une grande ville, ayant le gouvernement sous sa main, voudrait de nouveau se passer la fantaisie ? Trouve-t-on enfin, dans notre état politique et social, une stabilité, une force de tradition et une garantie d'avenir, une sécurité intérieure et extérieure qui puissent nous faire dédaigner un danger sous lequel ont succombé la vieille Monarchie et la jeune Révolution ? FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Dutard, agent de la police de Garat, écrivait en 1793, dans un de ses rapports : Il existe dans la classe enragée une espèce d'hommes qui sortent de la Pitié et qui, après avoir parcouru une carrière désordonnée, finissent par retomber à Bicêtre. C'est un adage reçu parmi le peuple : De la Pitié à Bicêtre. Cette espèce d'hommes n'a aucune sorte de conduite ; elle mange 50 livres quand elle a 50 livres, ne mange que 5 livres quand elle n'a que 5 livres, de manière que, mangeant à peu près toujours tout, elle n'a à peu près jamais rien, elle ne ramasse rien. Depuis la Révolution, cette classe a beaucoup souffert ; c'est cette classe qui a pris la Bastille, qui a fait le 10 aoùt, etc. C'est aussi elle qui a garni les tribunes des assemblées de toute espèce, qui a fait des motions, qui a rempli les groupes, qui a... qui n'a rien fait.
[2] N'est-ce pas par fidélité à la même tradition, que le Bulletin de la République du 15 avril 1848, publié par le ministère de l'intérieur, contient la déclaration suivante : Paris se regarde avec raison comme le mandataire de toute la population du territoire national... Si les influences sociales pervertissent le jugement ou trahissent le vœu des masses dispersées et trompées par l'éloignement, le peuple de Paris se croit et se déclare solidaire des intérêts de toute la nation.