§ 1. — M. DE MARTIGNAC. Il devait y avoir quelque contrainte et plus d'un front soucieux aux réceptions officielles du 1er janvier 1828. Pour la septième fois depuis 1821, M. de Villèle figurait dans ces cérémonies en qualité de ministre ; mais personne n'ignorait qu'il était démissionnaire et que, s'il occupait le pouvoir en apparence, c'était seulement à cause de la difficulté extrême de lui trouver des successeurs. Tout observateur attentif voyait d'ailleurs, derrière cette crise ministérielle, une crise dynastique chaque jour plus menaçante. Pour surmonter les obstacles que la vieille monarchie avait rencontrés dans la France nouvelle, deux grands efforts avaient été tentés pendant les quatorze années qui venaient de s'écouler, l'un par le centre droit avec M. de Serre, l'autre par la droite avec M. de Villèle. Tous deux avaient échoué. C'était sans doute la faute des libéraux trop défiants qui avaient refusé de s'associer à ces efforts, le crime des révolutionnaires qui les avaient combattus avec violence et perfidie. Mais il y avait d'autres coupables, et on a vu quelle avait été la part de l'extrême droite dans cet échec. Maintenant, par l'affaiblissement et la déroute successive des deux partis royalistes du centre et de la droite, la monarchie est, en quelque sorte, découverte devant ses adversaires. Que vont faire les ultras pour écarter le péril qu'ils ont contribué à grandir ? Vont-ils réparer le mal ou l'aggraver ? N'auraient-ils acculé la monarchie au bord de l'abime que pour la contraindre à se jeter dans leurs bras, certains qu'ils seraient de pouvoir la sauver à eux seuls, sans les royalistes de M. de Serre ni ceux de M. de Villèle ? Ou bien vont-ils continuer, aveugles et passionnés, à la pousser vers cet abîme, sans pouvoir, au moment de la chute dernière, rien retenir de leurs mains alors aussi débiles et maladroites qu'elles ont été naguère téméraires et violentes ? Le drame est devenu plus poignant que jamais, car chacun sent que le dénouement ne saurait tarder. Le premier soin devait être de trouver des successeurs à M. de Villèle. Ce n'était pas œuvre facile. La droite modérée ne constituait plus une majorité, et son chef venait d'être mis hors de service. Quant à donner le pouvoir aux vainqueurs du scrutin, c'est-à-dire former un ministère de coalition où l'extrême droite et la gauche se partageraient les portefeuilles, personne ne pouvait prendre cette idée au sérieux, malgré les efforts du Journal des Débats. Les coalisés s'étaient entendus sur une négation pour détruire ; ils ne pouvaient s'accorder sur aucune affirmation pour fonder. Dans cette triste bataille, il y avait eu un vaincu, pas de vainqueurs. La gauche, bien que considérablement accrue, demeurait en minorité. L'extrême droite, la moins nombreuse de toutes les fractions parlementaires, comptait à peine soixante à soixante-dix membres, qui ne formaient même pas un tout homogène ; le groupe de M. de la Bourdonnaye, qu'on appelait plus proprement la contre-opposition, était loin de marcher d'accord avec la défection, qui comprenait MM. Agier, Delalot, Hyde de Neuville et les autres amis de M. de Chateaubriand. Il y avait entre eux la même différence qu'entre la Quotidienne et le Journal des Débats. La haine commune contre M. de Villèle les avait unis ; M. de Villèle tombé, ils allaient se diviser. Les éléments qui avaient composé autrefois le parti royaliste apparaissaient donc en plein état de dissolution. Tel était le fruit de la campagne de l'extrême droite. Aussi se demandait-on comment, parmi ces diverses fractions, quelques-unes pourraient se grouper et s'amalgamer de manière à constituer une majorité. En face d'une telle décomposition parlementaire, le roi ne crut pas devoir s'adresser à des chefs de parti ayant derrière eux leur groupe d'adhérents. Il appela au pouvoir des hommes distingués, mais qui n'avaient guère joué jusqu'alors que les seconds rôles de la politique. Peut-être lui été difficile de faire autrement. Un tel expédient d'ailleurs ne lui déplaisait pas. Charles X était maitre ainsi d'écarter les noms qui auraient éveillé des souvenirs blessants pour son amour-propre, ou qui lui auraient inspiré des inquiétudes pour ses idées personnelles. Il aimait à se dire que ses nouveaux conseillers ne pourraient pas lui en imposer beaucoup. S'il ne croyait pas très-fermement à la solidité et à la durée de ce cabinet, il s'en consolait aisément ; dès ce moment, il avait son arrière-pensée sur la composition du ministère décisif qui saurait sauver la monarchie par son énergie, au jour de la crise suprême. On conçoit qu'à la seule lecture du Moniteur publiant, le 5 janvier, les noms des membres de la nouvelle administration, il eût été difficile de les caractériser et de les classer dans un des partis existants[1]. Toutefois, il était bien évident que c'était un ministère royaliste. L'élément de droite paraissait y avoir la prépondérance. A peine deux des ministres, M. Roy et M. Portalis, appartenaient-ils au centre droit. Les autres avaient été plus ou moins engagés dans la politique du cabinet précédent, et le Journal des Débats disait dédaigneusement qu'ils étaient les traînards de l'administration vaincue ou la monnaie de M. de Villèle. L'un des portefeuilles les plus importants, celui des affaires étrangères, n'était-il pas d'ailleurs aux mains d'un homme dont le pur renom était comme un brevet de loyauté monarchique pour le gouvernement dont il faisait partie ? Descendant d'un compagnon de du Guesclin, remarqué pour sa brillante valeur à l'armée de Condé, lié d'étroite amitié avec le duc de Berry, le comte Auguste de la Ferronnays avait été l'une des figures les plus chevaleresques de l'émigration[2]. Homme de cour par la grâce de l'esprit et par la distinction des manières, il avait trop de fierté bretonne, d'indépendance désintéressée, de susceptibilité d'honneur, pour être courtisan ; il l'avait prouvé en rompant, quoique sans fortune personnelle, avec le duc de Berry ; le gentilhomme n'avait pas voulu supporter certains éclats de cette humeur impérieuse et parfois injurieuse qui se mêlait trop souvent chez le prince à une réelle générosité de caractère. Une autre fois, il avait bravé la colère et la disgrâce de Louis XVIII en refusant, presque seul, d'assister à une fête de madame du Cayla. Entré dans la carrière diplomatique sous les auspices du duc de Richelieu, dont il était digne de comprendre la pureté de caractère et l'élévation d'âme, il lui avait voué l'admiration la plus reconnaissante et la plus tendre. Il était ambassadeur à Saint-Pétersbourg au moment de la chute de M. de Villèle et ne voulait pas entrer au ministère : Jamais, — répondait-il en repoussant les instances royales, — la France n'a eu plus besoin d'être gouvernée par des hommes qui aient fait leurs preuves et dont les antécédents soient assez bien établis pour aider Votre Majesté à conjurer les dangers qui nous menacent. A ces mots, la physionomie du roi avait changé d'expression. Eh bien ! — s'était écrié l'ancien comte d'Artois, en reprenant les formules familières d'une vieille intimité, — s'il y a des dangers, refuseras-tu de les partager avec ton ami ?[3] M. de la Ferronnays n'avait pu résister, et il avait accepté ce qu'il appelait dans une lettre intime cette horrible place. La présence de M. de la Ferronnays faisait donc rejaillir sur ses collègues comme un reflet du duc de Richelieu. Ce n'est pas lui cependant qui devait prendre, par son talent, le rôle de ministre dirigeant et personnifier la nouvelle politique. Le cabinet du 5 janvier 1828 a reçu de l'histoire, il avait même reçu des contemporains, le nom de Martignac, nom environné d'une gloire douce que rend plus touchante encore la mélancolie d'une défaite où le remords est pour les vainqueurs et d'une fin bâtée par les fatigues courageuses et par les patriotiques douleurs d'une vie publique si courte et si troublée. M. de Martignac est peut-être le ministre qui a laissé après lui le souvenir des qualités les plus séduisantes. Notre génération n'a pu voir cet homme à la taille élancée et bien prise, aux cheveux bouclés, aux yeux d'un bleu tendre, qui savait allier à une grâce légèrement féminine l'aisance et l'aimable autorité des grandes manières, et dont la physionomie mobile, fine, doucement animée par l'inspiration, se mouftait volontiers souriante avant d'être attristée par les déboires politiques ; nous n'avons pu entendre celte voix mélodieuse dont aucun contemporain n'a oublié le timbre enchanteur, et où la Grèce antique eût salué un chant divin ; nous n'avons pu, auditeurs captivés et émus, écouter cette parole facile, souple, alerte, ornée avec goût, pleine de tact et de convenance, habile à rendre les nuances les plus délicates de la pensée, bienveillante ou du moins toujours courtoise, spirituelle et même parfois finement railleuse sans méchanceté ni amertume, éclairant les matières les plus confuses et pacifiant les débats les plus irritants, persuasive avec une grâce insinuante et digne, chaleureuse avec mesure et sans passion violente, éloquence où tout était charme et harmonie. Et cependant il semble qu'après un demi-siècle, nous ressentions encore la séduction de cet heureux talent. Nous comprenons, comme si nous étions sous l'empire des mêmes impressions, cet adversaire politique qui, à demi fasciné, criait de sa place à M. de Martignac, en l'écoutant : Tais-toi, sirène, ou le vieux duc de Broglie l'appelant la perle, le joyau, le diamant du ministère et même de la Chambre, ou bien encore le grave Royer-Collard lui-même lui adressant un jour cet éloge : La Chambre est vaine de vous. M. de Martignac était sorti de ce fécond et brillant barreau de Bordeaux qui, après avoir produit, à la fin du siècle précédent, de Sèze, Vergniaud et ses amis de la Gironde, avait donné à la Restauration M. Lainé, M. Rayez et M. de Peyronnet. Quoique fils d'avocat, il avait paru d'abord entraîné par la vie frivole d'homme de lettres et de théâtre. Ce fut seulement après quelques années ainsi dissipées que cet Athénien, jusqu'alors un peu disciple d'Épicure, s'était laissé ramener au barreau par la main paternelle. Il n'y avait apporté ni grande érudition juridique, ni habitude d'un travail austère et persévérant. Mais sa facilité et la justesse naturelle de son esprit avaient suppléé à tout. Il avait triomphé sans effort de ses laborieux rivaux, et sa nonchalance heureuse était, dans son succès, un charme de plus. Demeuré du reste homme du monde et littérateur, il était recherché dans les salons de Bordeaux ; et, serviteur fidèle de la muse légère, il avait fondé, avec ses confrères, une société de vaudevillistes, dont faisaient partie le sensible Lainé et l'âpre Peyronnet[4]. C'est en 1821 seulement qu'il fut nommé député. Il réussit à la Chambre comme au barreau ; ses qualités d'exposition lumineuse et d'élégante précision le firent choisir comme rapporteur dans presque toutes les questions graves. Dès le premier jour d'ailleurs, il avait su s'emparer de ce nouvel auditoire. La gauche qui n'avait pas vu d'abord ce qu'il y avait de force derrière cette aimable modération, avait cru pouvoir l'intimider par des interruptions et des sarcasmes. Mais elle s'était ainsi attiré des reparties pleines à la fois de bonne grâce et de vive malice que l'orateur lui jetait en s'inclinant avec un sourire. Les interruptions n'osèrent plus se reproduire. Tel était le passé de l'homme qui se voyait à l'improviste chargé de la lourde succession de M. de Villèle. On ne peut dès lors se défendre d'un sentiment d'inquiétude. Ces qualités charmantes seront-elles suffisantes pour faire face à une crise si redoutable ? Peut-être en effet, par certains côtés, M. de Martignac manquait-il de cette énergie impérieuse qui sait s'imposer et presque faire violence aux hommes et aux événements. Toutefois il était loin d'être inégal à son nouveau rôle. Cette riche et souple nature s'adaptait merveilleusement aux situations diverses et s'élevait en quelque sorte avec elles. Sous ces formes douces se cachait un courage prudent et une tranquille hardiesse ; sous cette affabilité un peu frivole, un sens réel des devoirs publics. Son éloquence, elle aussi, grandissait avec les causes qu'il lui fallait défendre ; elle prenait, tout en conservant son charme, une autorité grave et digne, quelque chose de pénétrant et d'ému qu'on ne lui avait pas encore connu. M. de Martignac portait donc avec aisance, quoique non sans fatigue ni douleur, le poids des affaires mises malgré lui sur ses épaules ; si bien qu'un bon juge, peu enclin aux engouements irréfléchis, le feu duc de Broglie, a déclaré que si le cours des événements n'avait pas moissonné en moins de trois ans M. de Martignac, celui-ci serait certainement devenu l'un des premiers hommes de notre temps et de notre pays. Le nouveau ministre devait arrêter tout d'abord quelle direction il donnerait à sa politique. Sous ce rapport, il était plus libre qu'un autre, n'ayant pas été choisi comme le représentant d'un parti déterminé, pour appliquer un programme fixé d'avance. Il était ardemment royaliste. Son passé devait rassurer les plus soupçonneux. Ne l'avait-on pas vu, pendant les Cent-Jours, prendre les armes pour suivre la duchesse d'Angoulême, refuser la croix que lui faisait offrir l'empereur, et inscrire de sa main, sur les registres de l'Ordre, la déclaration par laquelle les avocats de Bordeaux décidaient qu'ils ne plaideraient pas devant les tribunaux rendant la justice au nom de l'usurpateur ? Plus tard, entré à la Chambre, il s'était associé sans réserve à la politique de la droite, avait été commissaire civil pendant l'expédition d'Espagne et rapporteur de presque toutes les grandes lois politiques, à commencer par la loi de 1822 contre la presse. M. de Villèle, qui appréciait son concours, l'avait nommé membre du conseil privé, conseiller d'État et directeur du domaine. Du haut de la tribune, M. de Martignac se plaisait à évoquer les traditions de fidélité et d'honneur de l'ancienne France, et il le faisait avec un accent qui allait à l'âme des vieux royalistes. Toujours il devait être fidèle à ces sentiments. Quatre ans plus tard, quand le trône aura été renversé, et que lui-même, brisé par tant de secousses, se sentira près de mourir, c'est en défendant la royauté vaincue qu'il exhalera, avant de s'éteindre pour toujours, ses plus touchants et plus sublimes accents. Pour être ainsi royaliste par les sentiments les plus profonds de son âme, M. de Martignac n'avait rien des passions des ultras. Son caractère aimable, la politesse de son esprit, le désir de plaire qui faisait le fond même de sa nature, répugnaient à toute violence. Son éloquence excellait, non à menacer et à provoquer, mais à. gagner les cœurs, à éveiller les sympathies. Rien n'était plus éloigné de cette humeur facile, de cette intelligence ouverte à toutes les idées et à toutes les impressions, que les partis pris absolus et les systèmes inflexibles. Porté par nature à la modération, aux opinions tempérées et conciliantes, il avait un tact prudent qui l'avertissait des dangers, un sens fin et sage qui le guidait dans les heures de crise. L'expérience de la vie publique ne pouvait que le détourner chaque jour davantage de la politique exclusive. Ce que M. de Martignac vit autour de lui quand il arriva au pouvoir devait le confirmer dans ses desseins de conciliation. La droite était affaiblie, divisée, désemparée. Un gouvernement, quelles que fussent ses attaches d'origine et ses préférences de sentiment, ne pouvait s'appuyer uniquement sur elle. Tout en évitant de froisser et de rebuter les royalistes, comme l'avait fait quelquefois AL Decazes, il fallait, pour sauver la royauté, attirer à elle de nouveaux soutiens. Mais alors on se heurtait aux préventions qui avaient aliéné aux Bourbons une partie de l'opinion publique. M. de Martignac essaya de les détruire. En donnant large satisfaction à ce que contenaient de bon les vœux du parti libéral, il voulut détacher celui-ci du parti révolutionnaire. Plus tard, après la révolution de 1830, exposant lui-même sa politique, il a rappelé quel avait été son effroi en voyant les routes contraires que prenaient la couronne et le pays. Cette divergence tenait, disait-il, à une défiance réciproque qui existait entre ceux qui devaient marcher ensemble sous peine de dissolution et de mort. Et il ajoutait : Nous cherchâmes à en tarir la source ; le meilleur moyen de reconquérir la confiance qui s'éloigne, c'est d'aller à elle, c'est de la provoquer par l'exemple, c'est d'en témoigner soi-même à celui de qui on l'attend ; c'est de le rassurer sur ce qu'il craint ; c'est là ce que nous voulûmes faire. Aussi sa conduite tendait-elle à agrandir le cercle des amis du roi, au lieu de le restreindre et de le réduire sans cesse, comme le conseille trop souvent une politique imprudente. Tous ses actes ont été accomplis dans cet esprit de composition et de rapprochement, en dehors duquel il n'y a pas de gouvernement[5]. Dès le premier jour, en effet, M. Royer-Collard avait été choisi pour la présidence de la Chambre. Des projets furent déposés, apportant de larges réformes dans les matières qui intéressaient le plus particulièrement l'opinion : la presse et les élections. Ces projets supprimaient les procès de tendance, la censure facultative et l'autorisation préalable pour la fondation des journaux ; ils créaient des listes électorales perpétuelles, publiques, ouvertes au contrôle des tiers, et attribuaient aux cours d'appel le jugement en dernier ressort des questions d'inscription, jusque-là soumises à la compétence administrative[6]. Des mesures secondaires étaient prises dans le même esprit : suppression du cabinet noir, réouverture des cours supprimés dans plusieurs facultés. Enfin dans les élections, le gouvernement, spectateur impartial de la lutte des partis, bornait son rôle à maintenir l'ordre et la liberté. Le langage élevé, le charme conciliant, l'accent de bonne foi et de bonne volonté avec lesquels ces lois et ces mesures étaient présentées ou défendues, augmentaient encore l'effet d'heureuse surprise. Il en résulta, au premier moment et dans le public exempt de partis pris, une de ces impressions rapides de conciliation sincère, d'espérance honnête, d'oubli des ressentiments passés et des difficultés futures, comme la France en éprouve parfois, même aux époques les plus troublées et à la veille des plus cruelles déceptions. N'avons-nous pas tous connu une impression de ce genre, lors de la constitution du ministère du 2 janvier 1870 ? Certaines gens ne veulent jamais après coup avouer qu'ils ont partagé l'illusion générale ; libre à eux ! c'est un sentiment honorable auquel ils se vantent d'avoir été étrangers. Hélas ! il est trop vrai que le scepticisme a généralement beau jeu le lendemain. L'accueil fait aux premiers actes du ministère ne supprimait pas, en effet, les difficultés contre lesquelles il avait à lutter. M. de Martignac voulait reprendre l'œuvre de conciliation par la liberté qu'avaient tentée et où avaient échoué M. de Serre et M. de Richelieu. Or, en 1828, les conditions n'étaient-elles pas encore plus défavorables ? Les ministres du centre, de 1816 à 1821, avaient été activement soutenus par Louis XVIII. Charles X supportait M. de Martignac, sans lui donner ni même lui prêter sa confiance, sans presque le prendre au sérieux. C'était pour le roi un essai momentané, désagréable et même dangereux, dont il n'attendait ni ne désirait le succès. Ses confidents étaient ailleurs, et les adversaires du cabinet ne l'ignoraient pas. Si les ministres demandaient le changement d'anciens fonctionnaires hostiles à leur politique, mais appartenant à la droite : Vous voulez donc, répondait le roi, que je renvoie mes amis et que j'abandonne mon parti ? Pour compenser cette froideur du prince, M. de Martignac avait-il du moins l'appui d'un grand parti dans les Chambres, l'autorité d'une majorité compacte et dévouée, par la force de laquelle il se serait élevé et au nom de laquelle il gouvernerait ? On connaît assez la composition de la Chambre nouvelle pour savoir que cette majorité n'existait au profit ni de M. de Martignac ni d'aucun autre. Au milieu de fractions parlementaires dispersées qui décidaient leurs votes suivant le sentiment ou le caprice du jour, le ministère était réduit à mériter par chacun de ses actes assez d'approbations pour se former une majorité ; cette œuvre, de tout temps singulièrement difficile et périlleuse, l'était encore plus alors, avec le souvenir envenimé de tant de divisions, avec les habitudes prises d'opposition, avec les exigences à la fois contradictoires et impérieuses d'amis incertains et recrutés dans des camps divers, avec la malveillance préventive de partis irrités, les uns d'avoir vu leur chef renversé du pouvoir, les autres de n'y être pas arrivés eux-mêmes. Et cependant, si ces partis avaient profité quelque peu d'une expérience qui commençait à compter, s'ils avaient seulement ouvert les yeux autour d'eux sur les difficultés et les périls, le devoir n'aurait-il pas dù leur apparaitre manifeste ? Pour ceux qui considèrent aujourd'hui les faits à la lumière de l'histoire, il est une vérité incontestée, c'est que tous les royalistes dévoués et tons les libéraux sincères devaient soutenir M. de Martignac, l'entourer même d'une tendre et inquiète sollicitude, ne reculer devant aucun effort, aucun ménagement, aucun sacrifice, pour l'aider à réussir. N'était-ce pas, en effet, une chance dernière et suprême, offerte à la vieille monarchie et à la France nouvelle, de se sauver mutuellement en se réconciliant, d'éviter la crise fatale où le trône serait brisé et d'où la liberté, séparée de l'ancienne hérédité, souillée par la révolution, sortirait à la fois plus précaire, plus suspecte et plus dangereuse ? § 2. — L'EXTRÊME DROITE ET M. DE MARTIGNAC. Avant d'examiner quel a été le rôle de l'extrême droite en face du nouveau ministère, il convient de reproduire une réflexion qu'on a déjà eu l'occasion de faire, lorsque les ultras étaient, de 1816 à 1821, en face des ministères du centre. Si l'on écrivait l'histoire complète de la Restauration, et s'il s'agissait de comparer les fautes des divers partis, les libéraux seraient, à cette époque encore, ceux auxquels il faudrait adresser le reproche le plus sévère et imputer la plus lourde part de responsabilité dans l'échec de M. de Martignac. C'est à eux en somme que celui-ci faisait des avances loyales et courageuses ; c'est pour les satisfaire qu'il bravait le mécontentement de la droite et la défiance chaque jour plus prononcée du Roi. On comprend que la fraction de la gauche qui avait un parti pris de renversement, répondit à ces avances en retournant contre M. de Martignac et contre la Restauration elle-même les libertés concédées. Un ministre travaillant à réconcilier la royauté et la nation devait apparaître à cette gauche comme son plus dangereux ennemi ; elle préférait de beaucoup un gouvernement d'extrême droite, qui ferait mûrir plus rapidement la révolution. Mais n'aurait-on pas dû attendre d'autres sentiments et une autre conduite de la part des libéraux modérés et loyaux ? La justice, le patriotisme, le bon sens, la simple intelligence de leurs intérêts politiques ne leur commandaient-ils pas d'aider et de soutenir le nouveau cabinet, de lui donner, par une adhésion confiante et sûre, la force de résister aux hostilités de la droite et à la mauvaise volonté de la cour ? Qu'ont fait au contraire ces libéraux ? Vis-à-vis de M. de Martignac, comme naguère vis-à-vis de M. de Serre et de M. de Richelieu, ils se sont montrés boudeurs, défiants, exigeants, ne tenant compte ni des difficultés ni des ménagements nécessaires, voulant tout obtenir d'un seul coup, parfois opposants ou, en tout cas, n'apportant qu'un concours incertain et disputé. Était-ce la suite des habitudes mauvaises prises dans leur trop longue et trop intime association avec le parti révolutionnaire ? Était-ce le fruit de ce sentiment injuste et fâcheux répandu alors chez eux, que la France ne pourrait jamais s'entendre avec la Restauration, sentiment qui les faisait, non pas aspirer, mais presque se résigner à la révolution ? Quoi qu'il en soit, la faute était grande, et l'un des plus illustres et des plus purs parmi ces libéraux, le duc de Broglie, devait faire plus tard, avec une honorable franchise, son mea culpa. La conduite à tenir, a-t-il dit dans ses Notes biographiques, était pour nous écrite en grosses lettres. Il fallait nous mettre d'accord avec le centre droit, et, par notre adhésion entière et cordiale, mettre à la disposition du cabinet une majorité effective et bien liée... Rien n'était plus aisé que de prendre à notre compte le ministère Martignac, qui ne demandait pas mieux ; il ne fallait pour cela que mettre de côté nos petites animosités et nos petites lubies. Et il fallait être aussi étourdi que nous le fûmes pour faire ce que nous fîmes. Sous M. de Villèle, les amis de M. de Chateaubriand avaient fait opposition avec l'extrême droite, sans cependant se confondre avec elle. Presque tous adhérèrent plus ou moins au nouveau ministère. M. de Chateaubriand accepta l'ambassade de Rome. Il aurait désiré mieux ; mais Charles X ne lui pardonnait pas. Son nom ayant été porté sur une liste ministérielle, le Roi l'avait rayé avec colère, en disant : Mieux vaudrait M. Laffitte. Pour donner quelque consolation au redoutable écrivain, on appela au ministère de la marine un de ses amis, M. Hyde de Neuville. Le nouvel ambassadeur à Rome partit donc pour son poste, sinon satisfait, du moins ayant désarmé. Le Journal des Débats s'était à peu près rallié à M. de Martignac ; il est vrai qu'il en coûtait 500.000 francs à la cassette du roi[7]. Quant à la véritable extrême droite, celle qui, depuis l'origine, a marché derrière M. de la Bourdonnaye, elle demeure dans l'opposition : opposition comme toujours violente et systématique. Elle s'en prend non-seulement aux mesures Odieuses, comme les ordonnances de juin, mais à toutes les lois libérales proposées par le gouvernement. Elle avait attaqué M. de Villèle lorsqu'il avait rétabli la censure ; elle attaque M. de Martignac parce qu'il la supprime ; aussi exagérée aujourd'hui en montrant les dangers de la presse que naguère en célébrant ses bienfaits. Dans chaque occasion, elle ne cherche qu'à entraver et à renverser le ministère. Elle ébauche même de temps à autre quelque coalition avec la gauche. Malheureusement, comme aux premières années de la Restauration, l'extrême droite parvient à entraîner arec elle une partie de la droite qu'elle combattait hier encore. C'est avec peine que l'on constate ce qu'il parait y avoir chez M. de Villèle d'animosité contre ses successeurs. On aurait rêvé pour lui une autre attitude : on aurait voulu le voir protéger M. de Martignac, comme il avait secondé M. de Serre en 1821. Mais l'ancien ministre est irrité de sa chute ; il est blessé des passions absurdes et implacables qui sont encore soulevées contre lui et qui réclament sa mise en accusation. L'injustice dont il est victime l'empêche d'être juste envers les antres et contribue à rendre ses appréciations plus aigres sur le nouveau cabinet. Il déplore que la droite n'attaque pas avec plus d'ensemble et avec. plus d'énergie les lois proposées par le ministère, et il écrit, non sans amertume, sur ses notes : M. de Martignac se pose en héros depuis son fameux discours et veut se faire un parti soi-disant royaliste. Un autre jour, à propos de la réponse du roi à l'adresse de la Chambre, il s'écrie avec une colère qui trouble tout à fait son jugement : Le véritable auteur de cette réponse est M. de Martignac, auquel nulle lâcheté ne parait coûter pour prolonger sa vie ministérielle. Il se prête même à une tentative de rapprochement avec M. de la Bourdonnaye : on les fait se rencontrer. L'entrevue s'est très-bien passée, raconte M. de Villèle. Dès l'abord, nous nous sommes mis l'un et l'autre dans des termes convenables, sans aucune explication pénible sur le passé. Il a montré le plus vif désir de voir tous les royalistes réunis. Cependant la manière dont il termine son récit semble indiquer que la réconciliation est loin d'être complète. J'ai trouvé, — dit-il en dépeignant très-bien son interlocuteur, — l'homme tel que je l'avais connu, personnel, négatif, sans plan, sans cesse tourmenté d'ambition. Nous nous sommes quittés sans ouvertures, mais dans de bons termes en général. En effet, si quelques membres de la droite font campagne avec l'extrême droite, les vieilles querelles sont loin d'être oubliées. M. de Villèle se plaint que dans les discussions relatives à sa mise en accusation les pointus, couverts du mépris de tous les partis, soient les plus enragés contre lui. La Gazette de France, journal du ministère précédent, bataille sur le passé avec la Quotidienne. C'est vous, dit la Gazette, qui êtes la cause de tout le mal ; sentinelle avancée, vous avez ouvert les portes à l'ennemi. La Quotidienne répond en énumérant les concessions faites par M. de Villèle à l'opinion libérale. Que pourraient faire des alliés aussi divisés, le jour où, vainqueurs, il leur faudrait user ensemble de leur victoire ? N'est-ce pas encore un signe de la témérité de leur opposition ? M. de Villèle avait trop de clairvoyance pour songer à reprendre prochainement le ministère. Par contre, M. de Polignac se croyait l'homme du moment, prédestiné à sauver la monarchie. Alors ambassadeur à Londres, il faisait de fréquentes apparitions à Paris, ne dissimulant guère ses espérances ni son impatience. Un jour, dans un entretien avec M. de la Ferronnays, il laissa tellement percer la conviction où il était d'arriver bientôt au pouvoir, que le ministre, dans un moment d'irritation, lui jeta son portefeuille. Puisque vous en avez tant envie, lui dit-il, prenez-le ; ce sera tant pis pour la France, mais tant mieux pour moi[8]. M. de Polignac était le candidat de la cour et des salons. Ceux-ci ne ménageaient pas M. de Martignac. Ils traitaient avec le plus grand dédain ce petit avocat ; à peine consentaient-ils à voir en lui un ténor de quelque habileté. C'est une jolie serinette, disaient les courtisans ; et le roi laissait répéter devant lui ces impertinences sans en manifester aucun déplaisir. La presse d'extrême droite, fidèle à ses habitudes, était
avec l'opposition. Au premier rang se montrait toujours la Quotidienne.
Cependant M. Michaud, fatigué probablement de cette politique violente et
stérile, embarrassé de combattre un ministère que soutenaient les amis de M.
de Chateaubriand, avait abandonné la gérance à M. Laurentie. C'est alors que,
pour combler le vide, celui-ci appela à son aide le comte O'Mahony, l'un des
disciples les plus exaltés de Lamennais, et quelques autres rédacteurs du Mémorial
catholique. Ministérielle sous M. de Villèle, la Gazette de France
faisait sa rentrée dans l'extrême droite. Il semblait même que par sa
violence elle voulût regagner le temps perdu. Dans un article où elle
prétendait résumer la politique suivie en 1828, elle déclarait qu'il restait peu de chose à faire au ministère dans la
prochaine session pour consommer le rétablissement de la république et
l'érection des autels à la déesse de la Raison. Le même journal se
plaignait qu'on eût rouvert les cours de MM. Guizot, Cousin et Villemain, qui,
à son avis, pervertissaient la jeunesse et la
conduisaient à cet état d'abrutissement et de
dégradation dans lequel étaient les Grecs et les Romains dégénérés. La
politique étrangère du gouvernement n'était pas plus épargnée. Par amour pour
la légitimité du Grand Turc, la Gazette
condamnait l'expédition de Morée, œuvre presque personnelle de M. de la
Ferronnays ; la Quotidienne déplorait les conséquences du combat de Navarin,
événement glorieux, disait-elle, mais malheureux. Critiquer et renverser M. de Martignac, ce n'était pas tout. Comment entendait-on le remplacer ? Quel programme voulait-on substituer au programme de conciliation libérale qu'on cherchait à faire échouer ? Car enfin il est temps de demander à ces infatigables opposants qui ont jeté à. terre M. de Serre et M. de Villèle et qui s'efforcent de faire subir le même sort à M. de Martignac, quelles sont leurs vues de gouvernement ? Dès ce moment il est facile d'entrevoir chez eux une aspiration vers la politique qui fera les ordonnances de juillet 1830. M. Cottu publiait une brochure où il établissait que le prince, héritier de l'auteur de la Charte, possédant le pouvoir constituant tout entier, pouvait changer à lui seul le système électoral. Mais, ajoutait-il, une fois cette résolution prise, il faut, pour la soutenir, un roi et des princes déterminés à périr sur les marches du trône, et des ministres qui ne craignent pas d'être massacrés dans une émeute populaire ou condamnés comme Strafford par des Chambres factieuses. Les journaux d'extrême droite faisaient grand accueil à cette brochure. La Gazette de France déclarait que des ministres seraient coupables s'ils refusaient de contresigner des ordonnances qu'aux termes de l'article 14 de la Charte le souverain jugerait nécessaires au salut de l'État. Le roi, disait-elle, dans les circonstances que suppose la Charte, et dont lui seul est juge, n'agit pas proprement comme pouvoir législatif, ni même comme pouvoir exécutif ordinaire ; il agit comme pouvoir dictatorial qui ne peut ni ne doit être soumis à aucun contrôle. La Quotidienne pardonnait presque à M. Cottu sa haine des Jésuites en le voyant attribuer au roi le droit de modifier la Charte. C'est là, disait-elle, ce qui assure à M. Cottu, malgré ses erreurs en matière religieuse, l'estime des honnêtes gens. Les mêmes journaux dénonçaient une vaste conspiration libérale : il était temps d'aviser ; mais ce n'était pas, selon eux, par l'ordre légal altéré au profit de la révolution que la monarchie pouvait être salivée ; la légalité menaçait et défiait la légitimité ; bientôt donc, disaient-ils, la royauté serait dans l'alternative périlleuse d'être dévorée par les institutions ou de se saliver par des mesures extralégales. Ils ajoutaient que le mot célèbre : L'État, c'est moi ! était un des mots les plus royaux qui eussent été prononcés, et la Quotidienne citait en exemple à Charles X, Louis XIV allant, tout botté et le fouet à la main, réprimander son parlement. Le péril était déjà grand de suivre une telle politique ; mais se plaire à l'annoncer d'avance avec une sorte de forfanterie provocante, n'était-ce pas une folie sans précédent ? Les adversaires de la royauté se gardaient bien de ne pas en profiter. Tant d'excitations agissaient sur l'esprit du roi. M. de Martignac voyait avec inquiétude que Charles X n'était que trop disposé à se laisser entraîner dans cette voie fatale. Pour l'en détourner, vers la fin de 1828, il lui adressa, au nom de ses collègues, un mémoire sur là situation générale : il y établissait que le ministère, par l'état de l'opinion et par l'attitude de la droite elle-même, était obligé de s'appuyer sur les deux centres. Puis, voulant montrer les périls de la politique qu'il savait être conseillée par les familiers d'extrême droite, il terminait ainsi : Sire, les ministres de Votre Majesté sont pénétrés de l'idée que ce qu'ils vous proposent est le seul moyen de rendre de la force et de la dignité au pouvoir. Ceux-là qui conseilleraient au roi une dissolution de la Chambre seraient bien insensés. Car les collèges électoraux renverraient une majorité plus puissante et plus compacte, dont le premier acte serait de proclamer la souveraineté parlementaire. Alors il ne resterait plus à Votre Majesté que cette double alternative, ou de baisser son front auguste devant la Chambre, ou de recourir au pouvoir constitutionnel, à jamais aliéné par la Charte, et qu'on n'invoquerait follement une fois que pour plonger la France dans de nouvelles révolutions, au milieu desquelles disparaîtrait la couronne de saint Louis. M. de Martignac n'écrivait-il pas ainsi, arec une précision prophétique vraiment surprenante, l'histoire anticipée du ministère Polignac ? Mais Charles X ne voulait plus, ne pouvait plus être éclairé. § 3. — LA CHUTE DE M. DE MARTIGNAC. Malgré l'hostilité des ultras et des révolutionnaires, malgré la froideur du centre gauche, malgré la défiance du roi, le ministère avait pu faire voter ses divers projets pendant la session de 1828. Le bien qu'il avait accompli lui méritait l'estime des esprits sages et modérés. Parviendra-t-il donc à s'établir en dépit de tant de conditions défavorables ? Si quelqu'un a pu concevoir cette espérance, la session nouvelle ne tardera pas à le désabuser. Le 9 février 1829, à la très-grande stupéfaction de nos adversaires, raconte le duc de Broglie, et à notre très-grande et très-imprévue satisfaction, M. de Martignac était venu lire de sa voix argentine deux grands projets de loi ornés de deux éloquents exposés des motifs dont il fit, avec sa bonne grâce accoutumée, le dépôt entre les mains de notre président, M. Royer-Collard. Ces projets portaient, l'un sur l'organisation municipale, l'autre sur l'organisation départementale : ils substituaient aux conseils nommés par le pouvoir central des conseils élus par les notables du département et de la commune, et les investissaient d'attributions encore limitées, mais sérieuses. L'exposé des motifs indiquait dans quel dessein de haute et prévoyante politique cette réforme était proposée ; il montrait cette foule d'hommes instruits, actifs, que la publicité avertit et réveille et que l'exemple de tant d'élévations imprévues poussent vers les affaires publiques. Pour les détourner de se porter ailleurs où leur action serait plus dangereuse, il fallait ouvrir à ces hommes une carrière nouvelle dans la commune, dans le département, offrir un but honnête et sans péril à leur ambition. Le mouvement des esprits, ajoutait M. de Martignac, est difficile à contenir ; divisez-le pour rendre son action moins vive et moins pressante. Une telle réforme était faite pour plaire aux libéraux,
puisqu'elle inaugurait le self government
local, et à la droite, puisque celle-ci avait fait naguère, de ce qu'on
devait appeler plus tard la décentralisation, une de ses thèses d'opposition
contre le gouvernement du centre. Mais espérer leur concours eût été compter
sans les impatiences ou les tactiques de parti. À gauche, on méconnut ce
qu'il y avait dans les mesures proposées d'innovations réelles et fécondes ;
on s'attacha seulement à ce qui pouvait manquer encore ; on combattit les
principales dispositions des projets auxquels on entreprit de substituer deux
projets nouveaux ; on repoussa jusqu'à l'ordre de discussion demandé par le
ministre. A droite, on oublia que, plusieurs années auparavant, cette réforme
avait semblé être un des articles du symbole royaliste, et on ne vit là
qu'une occasion à saisir pour renverser le ministère avec le concours de la
gauche. Comme dans la session précédente, lors de la loi sur la presse, les
ultras affrontaient sans embarras le reproche de palinodie. Tout était chez
eux subordonné aux manœuvres d'opposition. On eût dit parfois qu'ils avaient
pris pour devise le mot du cardinal de Retz : Il
faut souvent changer d'opinion pour rester toujours de son parti. La Gazette
de France soutenait que les véritables
institutions municipales de la France dataient de la constitution de l'an
VIII et de la loi du 28 pluviôse, monument de sagesse auquel il ne fallait
pas porter atteinte. D'autres écrivains de même couleur reprochaient
assez singulièrement aux ministres de vouloir mettre
à exécution ce que Bonaparte n'avait pas fait. Enfin, M. de la
Bourdonnaye prétendait établir dogmatiquement que le
principe de l'élection étendu à l'organisation municipale et départementale
était subversif du gouvernement représentatif. A cette double attaque, le ministère pouvait-il du moins opposer, comme l'avait fait autrefois M. de Serre, l'autorité et le prestige de la couronne ? Non : le roi ne laissait pas ignorer à la droite qu'il verrait sans regret le rejet des lois, et il ne permettait pas aux ministres d'apporter aux projets originaires des modifications qui auraient pu désarmer une partie du centre gauche. La situation était pénible, et M. de Martignac, qui n'avait pas la froideur presque insensible de M. de Villèle, en souffrait vivement. La lutte ébranlait et épuisait cette nature un peu nerveuse. Il avait d'ailleurs besoin de plaire ; il était malheureux de ne pas être aimé, à plus forte raison, de se sentir poursuivi par des passions injustes et implacables et de voir ses intentions méconnues, dénaturées, calomniées. Si blessantes que fussent les attaques, le ministre n'usait pas de représailles ; mais il ne pouvait s'empêcher de répondre un jour à un orateur de l'extrême droite, M. de Salaberry, qui s'était montré plus amer, plus personnel et plus emporté que jamais : Malgré quinze mois de ministère, je n'ai pas encore contracté l'habitude de la résignation au soupçon et à l'offense. Tout meurtri qu'il était, il ne Lichait pas pied et luttait vaillamment seul contre tous, n'ayant pour lui que sa sincérité, la conscience de sa juste et noble cause et son admirable parole. M. de Serre à sa place eût bondi comme un lion au milieu de ses adversaires, les meurtrissant ou les terrassant. Tout autre était M. de Martignac. Cependant, bien que son éloquence tempérée eût moins de puissance et de passion, elle s'élevait avec la mission même qui lui était imposée : elle prenait quelque chose de grave et d'émouvant. Au charme persuasif et séducteur se mêlait un accent, chaque jour plus dominant, de poignante mélancolie et de dignité triste. Du haut de la tribune, l'orateur promenait ses regards sur les bancs où des deux côtés il n'apercevait guère une seule figure amie : J'ignore, messieurs, disait-il, quel est le sort réservé au projet que nous débattons ; ses dispositions principales, attaquées avec violence par les deux extrémités de cette chambre, n'ont jusqu'ici trouvé que moi pour défenseur. Il exposait alors sa situation dans un langage que nous devons recueillir pieusement ; M. de Martignac, en effet, ne parle-t-il pas ici pour nous et ne traduit-il pas le perpétuel gémissement qu'arrache dans ce siècle, à tous les esprits modérés, la vue de leur impuissance entre les violences et les passions des partis extrêmes : C'est une belle et noble tâche à remplir pour un ministre, que celle de préparer pour un grand peuple des lois qui touchent à ses intérêts les plus chers... Toutefois que de difficultés, que d'obstacles, que de luttes violentes attendent l'accomplissement d'un tel devoir ! Que d'injustices et de dégoûts sont réservés à celui qui le remplit ! Que de passions il aura à combattre ! Étrangers au temps où nous sommes, oubliant le langage de leurs propres amis, les uns lui reprocheront avec amertume de trahir le dépôt de l'autorité royale ; les autres l'accuseront d'organiser la tyrannie, au moment où il apporte une nouvelle liberté..... Vainement cherchera-t-il à défendre avec une fermeté mesurée les dispositions importantes qu'il n'aura sans doute proposées qu'après les avoir méditées ; les uns signaleront sa résistance comme une obstination née de la vanité, les autres prononceront les mots outrageants de faiblesse et de lâcheté..... Tel est, je le sais, tel est, je le sens, le rôle douloureux auquel devra se résigner tout homme qui ne demandera qu'à sa conscience et à sa raison la règle de son langage, et qui ne consultera d'autres intérêts que ceux du roi et de son pays. Marchant entre deux opinions contraires et absolues, il doit être en butte aux atteintes de toutes deux. Il est sans doute un moyen simple et facile d'échapper à l'action violente de l'une d'elles, c'est de se placer sous sa bannière et de la suivre là où elle voudra le conduire. L'intérêt personnel pourrait donner un tel conseil ; messieurs, le sentiment du devoir ne le permet pas, et c'est lui seul qu'il faut écouter. Ce langage pouvait un moment remuer les honnêtes gens de l'extrême droite ; mais les meneurs ne s'en laissaient pas toucher, et bientôt la passion et l'esprit de parti reprenaient le dessus. On voulait à tout prix renverser M. de Martignac, et l'opposition aveugle des libéraux fournissait aux ultras une occasion que ceux-ci n'avaient garde de laisser échapper. Une expérience répétée ne leur avait-elle pas appris comment on pouvait, eu s'unissant à la gauche, renverser un ministère royaliste ? Déjà la coalition avait apparut au début de la discussion. Les libéraux s'étaient sottement obstinés à demander pour la loi départementale une priorité que refusait le ministère. Quand on passa au vote sur cette question, on vit tout à coup l'extrême droite et une partie de la droite qui dans le débat étaient demeurées muettes se lever avec la gauche et lui donner ainsi la majorité. On cherchait vainement quelle raison pouvait faire désirer aux ultras cette façon de régler l'ordre du jour. Ce n'était pour eux qu'une occasion de faire échec au ministère. La physionomie ironique des meneurs trahissait assez leur dessein. Aussi, dès le lendemain, les journaux royalistes poussaient-ils un cri de triomphe. Ils montraient la droite se levant tout entière par un mouvement sublime, bravant la fureur des uns et l'ineptie des autres — Les députés du côté droit, disait la Gazette de France, ont justifié nos éloges ; en donnant la priorité à la loi départementale, ils ont tué la loi et le ministère. — La droite, ajoutait la Quotidienne, a voulu faire sentir sa force et placer le ministère entre un retour vers le bien et un mouvement désespéré vers le mal. Elle doit persévérer dans cette tactique. Bien qu'ébranlé par ce premier échec, M. de Martignac ne s'est cependant pas encore déclaré vaincu. L'extrême droite cherche alors une nouvelle occasion de recommencer sa manœuvre. Le 8 avril, le débat s'engage sur un amendement par lequel la gauche demande la suppression des conseils d'arrondissement. Tout indique que c'est la lutte décisive. On passe au vote. L'anxiété est grande partout. La gauche et une partie du centre gauche seulement se lèvent pour l'amendement ; on croit à la victoire du ministère. Mais à la contre-épreuve, l'extrême droite et une partie de la droite restent immobiles sur leurs bancs, laissant le centre droit et le reste de la droite seuls en face de la gauche. Tout le monde doit voter, s'écrient M. de Noailles et M. de Ricard, surpris et indignés de cette manœuvre. Si ces messieurs de la droite, dit M. de Cambon, ne sont pas suffisamment éclairés, il faut que la discussion continue. M. Royer-Collard, ayant déclaré l'épreuve douteuse, annonce qu'elle va être recommencée, et, de sa voix grave, il invite tous les députés à prendre part au vote. L'extrême droite, qui semble obéir à l'ordre de M. de la Bourdonnaye, demeure obstinément assise, et le président est cette fois obligé de déclarer que l'amendement est voté. Le centre gauche parait s'apercevoir trop tard de l'absurdité de sa conduite. Beaucoup de royalistes s'agitent attristés et inquiets autour des ministres. Seule, l'extrême droite, radieuse dans son silence et dans son immobilité, savoure sa passion satisfaite. Au moment où le président agite la sonnette pour faire reprendre la discussion, M. de Martignac et M. Portalis se lèvent et sortent de la salle, ayant leurs portefeuilles sous le bras. L'émotion et l'anxiété sont au comble. Chacun a le sentiment qu'il se passe quelque chose de redoutable pour la monarchie et la liberté. La séance reste suspendue. Dix minutes ne se sont pas écoulées, que les deux ministres reviennent. M. de Martignac monte à la tribune, tenant à demi déployée une grande feuille de papier, et il lit une ordonnance portant retrait des deux projets de loi. Personne ne s'y trompait : c'était l'abdication de la politique de conciliation. Le ministère, après avoir lutté loyalement et courageusement pendant quinze mois pour sauver la monarchie et pour fonder la liberté, se reconnaissait impuissant à former une majorité entre les exigences passionnées de la gauche et de la droite. M. de Martignac devait rester encore quelques semaines au pouvoir ; mais en réalité, il était renversé depuis le vote du 8 avril. Il ne se faisait aucune illusion, ni sur lui, ni sur le pays. Ce n'était pas sans terreur qu'il considérait ce qui viendrait après lui. Nous marchons à l'anarchie, répétait-il à deux reprises du haut de la tribune. Était-il amené à parler de son ministère, il s'exprimait en homme qui sentait son œuvre finie et qui comptait seulement sur l'histoire pour obtenir une justice refusée par les partis de son temps... Il le faisait du reste avec un mélange de modestie et de fierté, de découragement dans le présent et de confiance dans l'avenir, qui donnait à sa parole un accent trop rare dans les discussions politiques : On nous menace des arrêts de l'histoire ; j'ignore si l'histoire gardera le souvenir de notre passage rapide au travers des affaires embarrassées de notre pays. Si elle s'en occupe, et si elle porte de nous un jugement impartial, elle dira que nous avons été appelés à la direction du gouvernement dans les circonstances les plus critiques où des hommes peuvent être placés ; que nous avons rencontré partout sur nos pas des difficultés et des obstacles ; que nous avons eu à soutenir une lutte constante contre les passions et les partis contraires. Elle dira sans doute que nos forces n'étaient pas en proportion avec les travaux qui nous étaient imposés ; que nous n'avons pas prêté au roi l'appui qu'il eût trouvé dans ces hommes rares et supérieurs qui dominent les événements et commandent aux orages politiques ; mais elle dira sûrement que le roi ne pouvait avoir des serviteurs plus fidèles, ni le pays des citoyens plus dévoués ; que jamais l'amour du prince et le désir du bien ne répondirent avec plus d'ardeur et de sincérité à la confiance royale. C'est là toute notre espérance, et nous le disons avec un de ces sentiments d'orgueil qu'il peut être permis d'avouer. Pendant ce temps, l'extrême droite triomphait, sans paraître éprouver l'ombre d'un remords sur le procédé qu'elle avait employé, ni d'une inquiétude sur l'usage qu'elle devait faire de sa victoire. La séance d'hier, disait la Gazette de France, — le lendemain du vote, — a offert un spectacle unique dans l'histoire des gouvernements représentatifs ; grâce à la noble fidélité du côté droit, la monarchie échappe au plus grand péril qu'elle ait couru depuis vingt ans. Les journaux n'épargnaient ni injures, ni sarcasmes au ministère vaincu. Ils raillaient les complaintes de M. de Martignac. M. de Chateaubriand rapporte que les auteurs de ces violences venaient demander au roi s'il ne les trouvait pas trop hostiles ; à quoi le roi répondait : Non, non ; continuez. Charles X, qui, d'après les témoignages de plusieurs mémoires du temps, avait connu et approuvé la tactique de l'extrême droite dans la discussion de la loi départementale, se croyait quitte et même généreux envers ses ministres en leur pardonnant la politique libérale qu'ils avaient tentée. Les journaux d'extrême droite dissimulaient moins que jamais l'usage que leur parti comptait faire de la victoire. Il faut, disaient-ils, que les prétendus ministres de l'opinion fassent place aux ministres du roi... Un peuple est fort quand son roi est fort, libre quand son roi est libre, La liberté, c'est le roi !... Le moment approche où la royauté devra prendre une résolution salutaire... Dans une telle situation, le salut du pays est la suprême loi. La Quotidienne déclarait que le ministère nouveau devait prendre pour devise la nécessité du salut. Le Drapeau blanc, qui venait de reparaître, donnait avec plus de fracas encore le mot d'ordre de la dictature. Il annonçait qu'un ministère allait se constituer pour en finir avec les transactions lâches et stupides qui trop longtemps avaient compromis le sort de la monarchie. Plus de nuances intermédiaires, s'écriait-il. Républicains, attaquez si vous l'osez. Royalistes, attaquons, s'ils n'osent pas engager la lutte, et qu'ils soient écrasés sous les pas des combattants, ceux qui auraient la téméraire lâcheté de se poster entre les deux armées sans prendre un parti. Il citait d'ailleurs avec éloge une lettre qui circulait en ce moment et où l'on demandait à Charles X d'user de son autorité souveraine pour mettre fin à une position intolérable. Le pouvoir constituant, disait le Drapeau blanc, n'appartient qu'au roi, qui n'a le droit ni de le transmettre ni de l'aliéner. Il est temps de le réintégrer et de couper dans la racine l'arbre poison que des planteurs insensés ou perfides ont élevé. Les royalistes, qui se réjouissaient si bruyamment d'avoir porté le coup mortel à M. de Martignac et qui menaçaient si témérairement le pays d'un coup d'État, étaient-ils du moins unis dans leur petit groupe ? Non. L'approche du pouvoir et de l'action, bien loin de mettre un terme à leur incurable division, la réveillait et la ravivait. Ce n'étaient que récriminations et querelles entre la Gazette de France et la Quotidienne, au sujet du ministère Villèle. Ces deux journaux s'abaissaient aux personnalités les plus amères. Et la Quotidienne, suivant son langage habituel, dénonçait une intrigue qui avait pour dessein de ramener M. de Villèle. Tout en se disputant entre eux sur le passé et sur l'avenir, les ultras s'irritaient des retards apportés à la retraite si âprement désirée de M. de Martignac, et ils redoublaient de violence. Enfin, le 9 août 1829, le Moniteur annonce la démission des ministres et la formation d'un cabinet où se trouvent groupés les trois noms les plus impopulaires de France : M. de Polignac, le général de Bourmont et M. de la Bourdonnaye. Coblentz, Waterloo, 1815, dit le Journal des Débats, voilà les trois principes, les trois personnages du ministère... Pressez, tordez ce ministère, il ne dégoutte que chagrins, malheurs et dangers[9]. La presse de gauche, au contraire, est trop éclairée par sa haine pour ne pas être satisfaite. Puisque nous étions destinés à subir un ministère d'extrême droite, dit le Constitutionnel, il vaut mieux que ce soit plus tôt que plus tard. § 4. — LE MINISTÈRE D'EXTRÊME DROITE. Les ultras sont arrivés à leurs lins. Ils ont renversé M. de Martignac, comme ils avaient renversé M. de Serre et M. de Villèle. Ils ont fait avorter avec le concours et souvent au profit du parti révolutionnaire, les efforts successifs de tous les royalistes modérés. Ils ont disloqué et discrédité la droite, rebuté et aigri le centre droit. Puis, cette œuvre accomplie, ils ont persuadé à la monarchie que, pour ne, pas se livrer à la gauche, sa seule ressource était de se jeter dans leurs bras. Que vont-ils faire d'une autorité aussi malheureusement conquise ? S'ils ont en effet la force d'accomplir à eux seuls ce qu'ils ont empêché la droite et le centre droit de mener à fin, ils n'en seront pas moins coupables d'avoir joué la plus téméraire des parties ; mais leur conduite ne sera pas sans excuse, et surtout elle sera explicable. Il convient donc, pour ne pas laisser cette étude incomplète, de suivre l'extrême droite dans ses quelques mois de pouvoir, après l'avoir considérée pendant ses longues années d'opposition. Cet épilogue nécessaire rendra plus saisissante la leçon qui ressort de cette histoire. Aussi bien, est-on arrivé à une heure de crise où les événements se précipitent. La politique du nouveau ministère se personnifie en deux hommes : M. de la Bourdonnaye à l'intérieur, et M. de Polignac aux affaires étrangères[10] ; ils représentent les deux éléments de l'extrême droite : l'un, les violents ; l'autre, les mystiques. M. de la Bourdonnaye avait été le grand meneur de la contre-opposition. Il avait tout blâmé, tout insulté, tout renversé. Les ministres qui l'avaient précédé, il les avait déclarés ineptes, quand il ne les avait pas accusés de trahison. Charles X, qui ne l'aimait pas, disait ne l'avoir appelé au gouvernement que pour essayer de ces gens qui se plaignent toujours. A peine est-il au pouvoir, qu'on découvre le vide de pensée caché par cette parole sonore, l'absence de volonté unie chez lui à une passion implacable. Cet orgueilleux opposant se trouve être absolument impuissant à gouverner. M. de Villèle l'a bien défini en déclarant qu'il était négatif. Sans doute le nouveau ministre de l'intérieur est toujours pour les mesures violentes, pour les actes d'énergie ; mais ce ne sont que des mots. Faut-il agir, nul n'est plus indécis, plus embarrassé. Son incapacité éclate aux yeux de ses subordonnés, et les autres ministres n'ont pas longtemps d'illusion sur son compte. MM. Courvoisier et de Chabrol, esprits modérés qui ne doivent pas tarder à se séparer du cabinet, se plaisent à faire ressortir dans le conseil la nullité de leur bruyant collègue. Toutes les fois que celui-ci propose quelque grande mesure de salut, ils en démontrent l'illégalité et surtout l'impossibilité pratique ; ils n'ont pas de peine à le réduire au silence. Nous nous étions attendus, — dit M. de Polignac, dans ses Études politiques, — à trouver en M. de la Bourdonnaye l'énergie que réclamait la gravité des circonstances ; mais son irrésolution continuelle, qui le faisait flotter entre une confiance trop grande et une réserve excessive, nous apprit qu'un hardi chef d'avant-poste pouvait quelquefois n'être pas propre à la défense d'une ville assiégée. Le caractère de M. de la Bourdonnaye n'est pas d'ailleurs plus agréable qu'à l'époque où M. de Chateaubriand le qualifiait de mauvais coucheur, et de mégère masculine : M. de Polignac le déclare insociable. L'ancien chef de l'extrême droite sent lui-même sa propre impuissance, et, moins de trois mois après être arrivé au pouvoir, sans avoir rien fait, rien tenté, — si ce n'est une ordonnance sur l'École des chartes, — il saisit le premier prétexte d'une difficulté soulevée au sujet de la présidence du conseil, pour se sauver piteusement du ministère. N'ayant pas lieu d'être content de lui, il est très-mécontent des autres. J'ai vu deux fois M. de la Bourdonnaye depuis sa sortie du cabinet, — écrit, quelques jours plus tard, M. de Genoude à M. de Villèle, — je n'avais pas l'idée d'un orgueil aussi exalté que celui-là. Il ne regrette qu'une chose, c'est d'être entré au ministère et d'avoir accepté la croix de Saint-Louis. Il m'a répété plusieurs fois qu'il aimerait mieux la république que ce qu'il allait laisser debout. Le ministre fugitif n'en sollicite pas moins les faveurs de la royauté. Nommé ministre d'État et bientôt pair, il obtient que le roi joigne à ces titres une pension de douze mille francs. Il disparaît dans le silence et l'obscurité. Quelques semaines de pouvoir ont suffi pour faire justice de ce renom acquis par une opposition de quinze ans. M. de Polignac sera moins rapidement mis hors de combat. C'est justice, car la valeur morale des deux hommes est bien différente. A considérer M. de Polignac avec le sang-froid de l'histoire, on éprouve surtout de la surprise, presque de la stupeur, et plus de compassion que d'aversion. Rien en lui surtout ne provoque le mépris, bien au contraire. La sévérité pour le ministre n'exclut pas l'estime pour l'homme. Né à la cour de Louis XVI, de la gracieuse et imprudente favorite de Marie-Antoinette, élevé et presque adopté par le comte d'Artois pendant les années d'exil, compromis dans la conspiration de Cadoudal, il avait, en 1814, attiré un moment l'attention, lorsque, presque seul dans la Chambre des pairs, il avait commencé par refuser de prêter serment à la Charte. Nommé ambassadeur à Londres, en 1823, par M. de Chateaubriand, il y était resté depuis lors et, s'il avait été mêlé à la politique intérieure, c'était dans le secret des démarches de cour, non au plein jour des luttes du parlement ou de la presse. Au fond, il n'était guère plus connu de son pays qu'il ne le connaissait lui-même. Son nom seul suffisait à le faire regarder comme la personnification des sentiments les plus extrêmes de l'émigration ; il avait reçu de ses parents l'héritage d'une impopularité que les années et le sang répandu n'avaient pas affaiblie. Et pourtant dans sa physionomie douce, aimable, dans la bienveillance de ses manières, dans ce charme un peu féminin qui rappelait la beauté aristocratique de sa mère et auquel s'ajoutait une sorte de mélancolie produite par tant de douloureux souvenirs, il semblait que rien ne révélât l'emportement ou l'intolérance des partis extrêmes. Son caractère était sûr et loyal. Il était incapable d'une bassesse, bon, désintéressé, prêt à souffrir pour sa foi et, par-dessus tout, chrétien fervent. Son dévouement au Roi tenait plus de la tendresse filiale que de la passion militante du partisan. Mais il ne fallait pas s'y tromper, sous ces formes courtoises et gracieuses qui semblaient accepter et autoriser la contradiction, il y avait un parti pris de n'en tenir aucun compte. Son obstination, pour être polie, n'en était que plus invincible. La modestie de son attitude dissimulait mal une infatuation naïve et tranquille. Ce n'était pas celle d'un orgueilleux vulgaire ; c'était celle d'un croyant, en possession de la vérité et se sentant prédestiné de Dieu pour la faire triompher en ce monde. Esprit faible et ardent, médiocre et court malgré quelque facilité et une certaine élévation, à la fois vague et subtil, peu réfléchi avec des apparences et des prétentions méditatives, il n'en imposait beaucoup ni à ceux qui ne le connaissaient pas, ni à ceux qui le connaissaient. Quelqu'un parlant un jour au roi avec inquiétude des bruits qui couraient sur le prochain avènement d'un ministère Polignac : Vous ne pouvez croire cela, répondit le Roi. Pauvre Jules ! il est si peu capable ! Quelques mois plus tard, M. de Polignac était ministre. Au pouvoir, il montre une sérénité plus effrayante encore que la passion ou la colère ; jamais on n'a vu une plus douce et plus intraitable confiance en soi, avec une plus complète ignorance de la situation, une assurance plus calme, avec une plus prodigieuse témérité. Il n'éprouve pas le besoin de se faire aider, ni de consulter, ni même de prendre les précautions les plus ordinaires[11]. Aussi incapable d'une inquiétude avant la catastrophe que d'un remords après, ayant dans les périls et les souffrances qu'il brave la placidité presque insensible de l'extatique, on peut être assuré qu'en cas d'échec il sera une victime résignée, jamais un coupable repentant, ni même un maladroit humilié[12]. M. de Chateaubriand a exprimé eu termes énergiques l'impression que lui avait faite cet étrange ministre en possession de ses nouvelles fonctions : Il m'apparut alors, dit-il, dans cette confiance imperturbable qui faisait de lui un muet éminemment propre à étrangler un empire. En effet, de toutes les formes que peut prendre l'exaltation d'extrême droite, il n'en est pas de plus inguérissable et de plus dangereuse que ce mysticisme tranquillement téméraire et honnêtement aveugle. § 5. — LA POLITIQUE DU COUP D'ÉTAT. M. de Polignac arrivait avec l'idée très-arrêtée d'accomplir le coup d'État qui était depuis quelque temps si follement annoncé par les journaux d'extrême droite. Peu de temps avant son élévation, il se rendait au Palais-Bourbon avec M. de Guernon-Banville. Celui-ci cherchait à lui persuader qu'avec de la prudence et de la fermeté, on finirait par obtenir une majorité suffisante pour attendre la fin de la session. Une majorité ! répondit M. de Polignac, j'en serais bien fâché ; je ne saurais qu'en faire ! M. de Guernon-Ranville ne comprit que plus tard la portée de cette parole[13]. On eût cependant fort étonné M. de Polignac, — et ce n'était pas le côté le moins étrange de son état d'esprit, — en paraissant mettre en doute ses sentiments constitutionnels et libéraux. Si l'on pénétrait dans mon cabinet, aimait-il à répéter, on me trouverait entouré des œuvres de Montesquieu et des publicistes anglais. Il avait songé très-sérieusement à demander à M. Decazes et à M. Lainé de faire partie de son cabinet, sans penser que ceux-ci pussent avoir des répugnances à s'associer à sa politique. Pendant son séjour à Londres, il avait cru comprendre et goûter les institutions britanniques. On peut trouver assez bizarre que ce néophyte du régime parlementaire ait apporté d'outre-Manche la résolution de faire les Ordonnances. Il serait sans cloute injuste pour M. de Polignac de le comparer à un autre de nos ambassadeurs à Londres, M. de Persigny ; mais celui-ci, qui avait aussi la prétention d'avoir étudié et admiré le régime politique de l'Angleterre, n'a-t-il pas cru y trouver des arguments pour justifier le 2 décembre et pour formuler la théorie du gouvernement personnel ? Signes curieux de ce qu'il peut y avoir de confusion et de contradiction chez des esprits faux, courts et présomptueux ! M. de Polignac était d'ailleurs poussé dans cette voie fatale du coup d'État par la coterie d'extrême droite qui résumait pour lui toute l'opinion. Nous ne ferons pas de coup d'État, disait-il, dans un de ses jours de sagesse, à M. Michaud, le rédacteur de la Quotidienne. — Quoi ! monseigneur, vous n'en ferez pas ? Je m'en afflige. — Et pourquoi ? — Parce que n'ayant pour vous que les hommes qui veulent un coup d'État, si vous n'en faites pas, vous n'aurez personne. Il est difficile de se faire une idée de l'état des esprits à la cour et dans les salons du parti. On s'y félicitait, avec des regards enflammés et des serrements de main triomphants. Cette exaltation pénétrait jusque dans une partie du clergé. Plusieurs évêques célébraient dans des mandements l'avènement du ministère Polignac. L'un d'eux s'exprimait ainsi : Nous n'en doutons pas, N. T. C. F., ces nouveaux dépositaires du pouvoir auront la gloire de replacer la patrie sur ses véritables bases ; nous en prenons à témoin les sinistres présages des esclaves de l'incrédulité qui déjà s'annoncent comme ne pouvant supporter une patrie où le trône et l'autel se prêtent un mutuel appui. L'extrême droite ne se servait pas seulement de la chaire pour publier ses menaces et proclamer ses espérances. Le procureur général près la cour de Metz disait dans un réquisitoire : L'article 14 de la Charte assure au Roi un moyen de résister aux majorités électorales ou électives. Donc, si, renouvelant les jours de 1792 et de 1793, la majorité refusait l'impôt, le Roi devrait-il livrer sa couronne an spectre de la Convention ? Non ; mais il devra maintenir son droit et se sauver du danger par des moyens sur lesquels il convient de garder le silence. C'est surtout dans la presse qu'il faut, comme toujours, chercher l'expression de ce qu'il y avait de plus exagéré dans les vues de l'extrême droite. Les journaux de ce parti couronnaient dignement ainsi l'œuvre de violence et de folie poursuivie pendant toute la Restauration. Quelques citations permettront de juger ce qu'on osait publier. Plus politique et mieux avisée que la Quotidienne, la Gazette de France ne se croyait pas moins obligée de dire : Il est des circonstances où le pouvoir du roi peut s'élever au-dessus des lois. La Quotidienne s'écriait : Il serait plaisant qu'une boule de plus ou de moins fit la vérité d'une doctrine politique... Souverain maître et seigneur, le roi ne doit compte de ses raisons à personne. Quand il parle seul, tout doit obéir avec joie dans un profond et respectueux silence. Quand il a dit à ses sujets : Je veux, la loi même a parlé. Le Drapeau blanc : En déclarant le roi inviolable, la Charte l'a déclaré infaillible. — Si les ministres ont la majorité, ils sauveront le trône avec elle ; s'ils ne l'ont pas, ils le sauveront sans elle. La majorité, c'est le roi. — La France ne reconnaît que le roi pour son immortel représentant. — Le roi n'est pas roi, quand il ne peut pas, par son initiative, se donner une majorité. — La crise est prochaine, inévitable, elle doit être courte et salutaire... Bientôt les vieux libéraux apprendront ce qui a été résolu. Rira bien qui rira le dernier. Et l'Apostolique : On ne peut se refuser à le reconnaître, la source du mal vient d'une Charte impie et athée. La religion, la justice, Dieu même, commandent d'anéantir ces codes infatues, prodiges d'impiété que l'enfer a vomis sur la France[14]. N'est-il pas assez piquant de remarquer en passant à quelles doctrines ont abouti ceux qui s'étaient montrés dans l'opposition défenseurs si farouches et si impérieux de la prérogative parlementaire ? Suivant l'habitude constante des fauteurs de coups d'État, les journaux d'extrême droite s'essayaient à caresser le populaire, pour y trouver un point d'appui contre les classes moyennes et politiques. C'est du peuple, disait le Drapeau blanc, que s'occupera le nouveau ministère, du peuple qui travaille et qui souffre. On lui doit du travail, du pain, et un salaire qui lui permette d'entrevoir sans tristesse les jours de la vieillesse et des infirmités. D'autres journaux du parti déclaraient que le peuple souffrait, écrasé par une aristocratie insolente, et qu'il appartenait au Roi de le soulager. Rien ne pouvait mieux servir les desseins de la gauche que les extravagances des ultras. Les libéraux font les morts et encouragent ces folies, écrivait M. de Villèle ; ils espèrent qu'elles tourneront à leur avantage. La tactique des feuilles antidynastiques consistait à reproduire les provocations des journaux royalistes : si bien que le ministère, embarrassé, se crut obligé de désavouer ces journaux par un article inséré au Moniteur. Par contre, les écrivains d'extrême droite se plaignaient des lenteurs et des timidités du cabinet. Ils menaçaient de l'abandonner. Le Drapeau blanc l'avertissait que la patience des royalistes commençait à s'épuiser, et qu'entre son inaction et la trahison du ministère précédent, il ne voyait pas une grande différence. Si la catastrophe n'avait promptement éclaté, on aurait vu ce besoin d'attaque, cette émulation de violence qui étaient devenues comme le tempérament de la presse royaliste, aboutir à constituer une contre-opposition d'extrême droite contre M. de Polignac lui-même. Toutefois, il serait injuste de dire que tout le parti royaliste approuvât les desseins de coup d'État. La droite n'était pas avec M. de Polignac. Elle continuait, suivant son habitude, à être la victime bien plus que Palliée des ultras. Il suffit de voir comment son véritable chef, M. de Villèle, s'exprimait dans sa correspondance. Dès le 6 août 1829, quelques jours avant la nomination de M. de Polignac, il déclarait qu'un ministère d'extrême droite serait une folie. Un peu plus tard il engageait son ami, M. de Montbel, qui était entré dans le nouveau cabinet, à en sortir, puisqu'on annonçait un coup d'État, jeu périlleux pour lequel sa belle âme n'était pas faite. — Ma conviction, écrivait-il sur son carnet, est que nous marchons à une débâcle dans laquelle personne ne conservera les moyens de nous remettre à flot. Il informait madame de Villèle que nul n'avait confiance, et dans diverses lettres il ajoutait : Laissons triompher ces gens-là. Leur règne ne sera malheureusement pas long. Nous nous estimerions trop heureux d'être sauvés par eux. Mais ils nous jettent au contraire dans le désordre et la confusion, et, s'ils se font petits auprès du roi, ce n'est que pour faire peser sur lui la responsabilité de leur absurdité... — Quelle imprévoyance ! Jamais pareil aveuglement n'a précédé ni amené plus clairement la chute d'un gouvernement ! — Il est très-probable que les ministres vont entraîner le malheureux prince et le pays dans des coups d'État mal préparés, mal conçus, mal reçus et mal soutenus, et il y a de quoi compromettre la légitimité, notre honneur et notre salut. Ils vont continuer ce qu'ils ont si bien commencé, user tous les moyens de sortir, par des voies légales, pacifiques et sûres, de la fâcheuse position dans laquelle on se trouve. — On aura usé et brisé, en en abusant, la dernière ressource de l'ordre et de la royauté. M. de Villèle condamnait la conduite de M. de Polignac, moins sans doute au nom du droit qu'au nom du bon sens pratique. Il y voyait une sottise encore plus qu'une mauvaise action. C'était, on le sait, le penchant de son esprit[15]. Mais ses critiques ne parvenaient pas à la nation ; elles ne dépassaient guère le cercle des amis auxquels il écrivait ou avec lesquels il causait. La droite modérée ne faisait aucune protestation publique, aucune opposition ouverte contre une politique qu'elle pressentait devoir être fatale à la couronne et au pays. On aurait peine à distinguer la Gazette de France, demeurée fidèle à M. de Villèle, des autres feuilles royalistes. Elle n'eût pas osé refuser de soutenir la thèse de l'omnipotence royale et du coup d'État. A peine se hasardait-elle à laisser percer quelque inquiétude sur l'adresse avec laquelle serait conduite une entreprise dont elle ne contestait ni la justice ni l'opportunité. Il semblait que l'exaltation d'une petite coterie de cour et de salon, et surtout les violences de la presse, fissent peser sur les esprits de la droite une intimidation qui les empêchait, non pas seulement de se mettre en travers des folies, mais même d'en dégager leur responsabilité. Faiblesse ou malheur qui a trop souvent marqué le rôle de la droite dans ses rapports avec l'extrême droite. Est-ce d'ailleurs une infirmité particulière au parti royaliste ? Que de fautes seraient évitées si, dans toutes les opinions, les modérés avaient le courage de ne pas se laisser compromettre par les violents ! Il est vrai que les ultras, aussi audacieux et aussi bruyants que M. de Villèle et ses amis l'étaient peu, faisaient bonne garde autour de leur ministère. Ils menaçaient ou injuriaient tous ceux qui avaient mine de vouloir entraver ses desseins. La Quotidienne apercevait-elle quelque mouvement autour de M. de Villèle, aussitôt elle reprenait son vieux rôle et son vieux style : elle dénonçait, la douleur dans l'âme, l'intrigue qui se nouait pour rappeler M. de Villèle au ministère, et elle ajoutait qu'elle ferait son devoir et ne souffrirait pas que le salut de la France fût compromis. La Gazette de France, si facile qu'elle fût à entraîner par les ultras, ne pouvait cependant supporter ces attaques contre son ancien patron, et il s'ensuivait une polémique aigre et violente entre elle et la Quotidienne. Au moment où les royalistes prétendaient s'imposer d'autorité au pays, leurs journaux ne pouvaient apaiser, ou du moins dissimuler, ce qu'il y avait encore entre eux de divisions passionnées et de rancunes implacables. Tous ne se contentaient pas cependant, comme M. de Villèle, de gémir en secret. M. de Chateaubriand, qui s'était déjà séparé de l'extrême droite après la chute de M. de Villèle, donnait avec éclat sa démission d'ambassadeur à Rome. Il prenait même quelque part à la campagne d'opposition ; mais il le faisait non sans un certain trouble d'esprit. Par moments, tout ébloui au grand aspect d'une séance royale, il s'écriait : Voyez, malgré l'impopularité, la folle prétention de Polignac et de ses entours, à quel point le procès de la royauté est gagné dans le pays. On n'a pas détruit encore mon œuvre de 1814. Quel empressement vers la couronne ! quel amour pour elle, si peu qu'elle soit nationale ! Que ne ferait-elle pas avec d'autres interprètes et d'autres noms ! L'annonce de l'expédition d'Alger avait exalté sa patriotique imagination. Mais aussitôt, avec une mobilité d'esprit à laquelle se joignait la divination du génie, il ajoutait : Cela me ravit sans me rassurer. Qui connaît les abîmes de la Providence ! Elle peut, du même coup, abattre le vainqueur à côté du vaincu, agrandir un royaume et renverser une dynastie. Et plus tard, se sentant entrer plus avant dans la crise, il disait, avec un accent de découragement : Nous sommes emportés ! Quel chaos ! C'est bien le cas d'appliquer le mot de mon ami le duc de Fitz-James : Dans ce brouillard qui confond tout, on ne se rencontre pas, on se heurte. Naturellement M. de Chateaubriand était encore plus maltraité que M. de Villèle par les journaux royalistes. Une véritable excommunication était prononcée de toutes parts contre lui. La Gazette de France elle-même disait : La démission de M. de Chateaubriand ne surprend personne ; il rompt ainsi le dernier chaînon qui le rattachait à la cause de l'ordre. La Quotidienne déclarait qu'il se mettait, par sa démission, en hostilité directe avec le roi, Quant au Drapeau blanc, il était comme toujours le plus injurieux : Que veulent les lâches ou les traîtres qui donnent leur démission ? Ils veulent être indépendants du roi ? De qui donc dépendront-ils ? D'eux-mêmes ou de la majorité populaire ? Dans le premier cas, ce sont des brouillons dangereux ou des ambitieux risibles. Dans le second cas, ce sont des factieux. Il faut livrer ces gens-là au mépris et les rejeter dans la fange révolutionnaire. M. de Villèle et M. de Chateaubriand avaient le droit de mépriser ces indignes violences ; mais n'auraient-ils pas dé entendre dans leur propre conscience une autre voix, aux reproches de laquelle ils n'auraient eu rien à répondre ? Étaient-ils donc sans responsabilité aucune dans ces folies qu'ils déploraient avec tant de raison ? L'extrême droite serait-elle arrivée à cet état de passion, d'illusion, d'outrecuidance, et surtout aurait-elle trouvé ainsi la place vide, si M. de Chateaubriand ne lui avait apporté, pendant la plus grande partie de la Restauration, un si puissant concours, s'il n'avait fait opposition avec elle contre le centre droit d'abord, contre la droite ensuite ? Une charge moins lourde pèse sur M. de Villèle ; mais enfin le roi aurait-il pu se croire encouragé et en quelque sorte acculé à prendre le ministère Polignac, si M. de Villèle, en partie par dépit, ne se fût associé aux ultras pour discréditer et renverser M. de Martignac ? Où étaient, dans cette crise, les royalistes du centre droit ? On sait que la tactique jalouse et imprévoyante de la droite avait tout fait pour détruire leur influence. M. de Serre et M. de Richelieu étaient morts ; M. Lainé était oublié à la Chambre des pairs ; M. de Martignac était encore tout découragé et tout meurtri de sa chute. Cependant, lors de la discussion de la fameuse adresse qui devait s'appeler dans l'histoire l'adresse des 221, un ami de M. de Martignac, M. de Lorgeril, proposa une rédaction amendée qui, tout en blâmant le ministère, était moins blessante pour l'amour-propre royal. Là où la commission opposait un refus de concours, il ne mettait qu'un refus de confiance. Rarement., en de semblables crises, les modérés parviennent à s'interposer entre les violences contraires. Repoussés à la fois par la gauche et par la droite, les amis de M. de Martignac furent réduits à s'abstenir. On comprend sans doute que la gauche antidynastique ait repoussé un amendement dont le principal avantage était d'éviter un conflit violent et périlleux pour la royauté. Une telle conduite était naturelle chez ceux qui, avec M. Thiers, alors rédacteur du National, montraient dans les Bourbons de nouveaux Stuarts et voulaient faire contre eux une révolution de 1688. Ces hommes désiraient le coup d'État presque autant que les ultras. Mais n'aurait-on pas pu espérer une autre attitude de la part des libéraux qui ne cherchaient pas, de parti pris, le renversement de la vieille monarchie ? Non moins rebelles à l'expérience que leurs adversaires, ils persistaient dans cette politique impatiente et exigeante qui avait été déjà malheureusement la leur en face de M. de Serre et de M. de Martignac. Ils n'étaient pas assez convaincus, — et c'était leur grand tort, — de la nécessité de faire beaucoup de sacrifices pour éviter la scission entre la France et la royauté, de l'intérêt supérieur qu'il y avait, pour la liberté elle-même, à ne pas rentrer dans le cercle fatal et stérile des révolutions. Plusieurs après coup se sont repentis[16]. Cette faute, qui avait été celle des libéraux dès les premières années de la Restauration, devait continuer à marquer leur conduite jusqu'à la fin. Quelques semaines après la discussion de l'adresse, à l'heure du dénouement, quand les ordonnances auront provoqué l'insurrection, ils ne sauront pas s'arrêter à mi-chemin dans la résistance et, placés en face de la double abdication du roi et du dauphin, ils n'auront pas, suivant l'expression de M. de Falloux, le prévoyant courage de consacrer, dans ces journées décisives, le principe de l'inviolabilité royale en même temps que celui de la responsabilité ministérielle[17]. § 6. — L'INCAPACITÉ DANS LA CRISE. L'extrême droite avait devant elle le champ libre pour accomplir ses desseins de coup d'État. La protestation isolée de M. de Chateaubriand, les gémissements discrets de M. de Villèle, l'intervention sans espoir ou l'abstention attristée des amis de M. de Martignac, ne pouvaient pas la gêner un moment. Elle régnait seule au milieu des débris du parti royaliste, démembré, discrédité, annulé par elle. L'heure est venue de la crise décisive. Nous allons donc enfin voir ce parti à l'œuvre et le juger par ses actes. Hélas ! l'épreuve ne sera pas longue ! En quelques semaines se succèdent les scènes de ce drame rapide : adresse des 221, dissolution, élections, ordonnances ; puis — non plus en quelques semaines, mais en quelques heures — démission du cabinet, abdication du roi, renonciation du dauphin, impossibilité de poser même un instant la couronne sur la jeune tête du duc de Bordeaux, et victoire de la révolution ! On ne s'attend pas à voir retracer ici le détail de ces événements ; ils ne sont que trop connus. Et même à quoi bon s'arrêter pour mettre l'extrême droite en face de son œuvre et l'écraser sous le poids de sa responsabilité ? Les faits, à eux seuls, sont assez accablants. Toutefois, ce qui surprend le plus dans cette catastrophe et ce qu'il convient de mettre en lumière pour compléter le portrait des ultras, ce n'est pas l'audace avec laquelle ils s'attaquent de front au principe des libertés publiques, ce n'est pas l'illusion étrange qui rassure leur conscience sur la légitimité de leur conduite, c'est la légèreté inouïe, la prodigieuse maladresse avec laquelle cette affaire est conduite. On n'avait jamais vu de faiseurs de coup d'État si scrupuleux et si honnêtes, mais jamais non plus de si incapables. Ces hommes, qui méditent la plus hardie des entreprises et qui lancent volontairement la monarchie dans la plus périlleuse des aventures, ne savent même pas prendre les précautions les plus vulgaires ni se mettre en état de soutenir, à l'heure critique, un semblant de lutte. Cette impuissance avait apparu dès le début du ministère.
Le nom seul des ministres avait été une provocation, et le secret de leur
politique avait été dévoilé par leurs journaux. A leur point de vue, il n'y
aurait eu qu'une tactique : surprendre et intimider le pays par quelque acte
de rapide énergie. M. de Polignac, au contraire, était resté plusieurs mois
inactif et immobile ; troublé de son renom et, pour ainsi dire, dépaysé au
pouvoir ; il laissait l'esprit public aller à la dérive, l'opposition prendre
courage et narguer ce ministère matamore qui était
le plus coi des ministères. On répétait bien tous les jours qu'il
fallait être énergique. Ce qui a manqué jusqu'ici, disait-on, c'est l'audace de planter son drapeau. Mais quand
il était question d'en venir aux actes, on ne savait que faire. Les projets
de coups d'État les plus bizarres étaient débattus l'un après l'autre au
conseil des ministres, sans qu'on pût aboutir à rien. M. de Polignac, disait finement un journal libéral, ne manque ni de foi, ni de courage. De sa personne, il est
même résolu ; mais il ne sait pas bien à quoi. Il est prêt à tout faire ;
mais il cherche ce qu'il faut faire. A cette indécision se joignait chez le ministre d'extrême droite une confiance naïve. Il n'admettait pas qu'il pût rencontrer le moindre obstacle. Quelqu'un soulevait-il une objection, demandait-il si l'on avait pris telle précaution, prévu telle éventualité, M. de Polignac répondait avec sa bonhomie gracieuse : Bah ! bah ! vous êtes l'homme aux difficultés ; vous verrez que nous marcherons à merveille et que tout ira bien[18]. Pour trouver de pareilles illusions, il faudrait remonter jusqu'aux émigrés ; encore ceux-ci avaient-ils l'excuse de n'être ni au pouvoir, ni même en France. Tout le monde voyait cette faiblesse, excepté M. de
Polignac et le roi. On sait ce qu'écrivait à ce sujet M. de Villèle. Les
ambassadeurs étrangers en étaient stupéfaits, et lord Stuart disait, le 1er
juillet 1830, à un ami : Chaque fois que je vais aux
affaires étrangères, je crois entrer dans le paradis des fous de Milton. Les
fous sont dans une situation déplorable, mais ils se croient toujours à
merveille. Les collègues de M. de Polignac avaient eux-mêmes, à la
différence de leur chef, le sentiment de leur impuissance. L'un d'eux, M. de
Montbel, s'en plaignait souvent à son ami M. de Villèle, et lui écrivait : On ne peut avoir confiance en nous, parce que nous ne pouvons en avoir nous-mêmes. Point de précédents, point d'habitude des affaires, point de cette puissance sur l'opinion qui prévient en faveur des ministres qu'on peut être forcé de prendre. Voici les remarques qu'un autre membre du conseil, M. de Guernon-Banville, notait, heure par heure, sur son journal : En vérité, nous sommes frappés d'aveuglement... — Nous en sommes encore plus convaincus depuis cette courte épreuve : nous ne sommes point en force pour soutenir la lutte Il n'y a dans notre marche ni ensemble ni fermeté. Nous avançons sur une ligne indécise, sans plan, sans système arrêté ; nous vivons au jour le jour dans une confiance aveugle, tandis que l'orage se forme et nous menace de toutes parts. Cet état de choses ne peut durer... — Nous n'avons ni plan ni direction : il est impossible d'aller ainsi ; c'est une position ridicule et par suite coupable. Aussi, quand il se produisait des vides dans le cabinet, ne pouvait-on les remplir qu'avec peine. Personne ne voulait y entrer et, par contre, tout le monde voulait en sortir[19]. Seul, au milieu de cette inquiétude générale, M. de
Polignac conservait une sérénité souriante et marchait droit vers l'abime
avec la sécurité d'un somnambule. Au moment même où il se décidait à frapper
le grand coup, il négligeait de prendre les précautions militaires les plus
simples. Rien n'était préparé en vue d'une lutte. Il n'y avait à Paris que 8.000
hommes et 8 canons. Le ministre de la guerre était absent, et celui qui le
suppléait, M. de Champagny, n'était pas averti, la veille au soir, de la
publication des ordonnances. Se promenant de long en large et se frottant les
mains, le dauphin disait : Je connais quelqu'un qui
sera bien étonné demain en lisant le Moniteur, c'est Champagny !
Du reste, M. de Polignac répétait imperturbablement à ses collègues que toutes les mesures étaient prises pour que la résistance
fût à l'instant comprimée. Si l'on s'étonnait que tel ordre n'eût pas
encore été donné, il répondait d'un ton dégagé : Vous
vous inquiétez toujours ! Après la signature des ordonnances, comme on
parlait dans le conseil de l'éventualité d'un mouvement populaire, le chef du
cabinet déclarait qu'il ne craignait aucun événement
fâcheux, mais que, en toute hypothèse, il y avait à Paris des forces assez
considérables pour garantir la paix publique. Le préfet de police,
interrogé par M. de Guernon-Ranville, se montrait aussi confiant que le
premier ministre : Quoi que vous fassiez,
disait-il, Paris ne bougera pas. Marchez hardiment,
je réponds de Paris sur ma tète, j'en réponds. Quand l'insurrection éclata, l'incapacité de NI. de Polignac apparut plus manifeste encore. Sous prétexte que l'état de siège était proclamé, il demeura inerte et laissa tout aux mains du maréchal Marmont, dont le dévouement douteux aurait eu besoin d'être au moins stimulé et peut-être surveillé. L'un des ministres, le baron d'Haussez, a dépeint le président du conseil tel qu'il se montrait aux Tuileries pendant la lutte, rêveur, parcourant les appartements, s'asseyant, écrivant, sortant, rentrant, et ne répondant à aucune des questions qui lui étaient adressées. — Pendant ce temps, dans un autre château, à Saint-Cloud, le roi était aussi sous l'empire des illusions que son ministre lui avait fait concevoir. Le jour même où paraissaient les ordonnances, une partie de campagne était arrangée pour les jeunes princes. Au moment où leur gouvernante, madame de Gontaut, prit congé du roi, celui-ci l'avertit que le Moniteur contenait quatre ordonnances dont il lui dit la substance en les comptant sur ses doigts. La voyant pâlir : Eh bien ! ajouta-t-il, qu'en pensez-vous ? — Nous voilà donc arrivés, répondit-elle, au moment redouté d'un coup d'État, et dans quel moment ! Le roi, mécontent, reprocha à madame de Gontaut d'avoir bon cœur, mais mauvaise tète ; et comme elle insistait, il tourna la chose en plaisanterie et recommanda aux jeunes princes d'être bien sages, vu qu'il n'avait plus de troupes pour les mettre à la raison. Puis, reprenant un ton plus sérieux, il affirma que l'article 14 lui donnait le droit positif de gouverner par ordonnances. Calmez-vous, dit-il enfin, jouissez de cette journée. Moi, je vais la passer à Rambouillet. Vous voyez que je suis parfaitement tranquille sur le résultat des mesures que j'ai prises[20]. Deux jours plus tard, en pleine bataille, Charles X n'était pas encore désabusé. L'ordre de ne laisser pénétrer personne jusqu'à lui l'empêchait de rien savoir. Il paraissait résolu à ne point croire ce qui pouvait lui déplaire et repoussait avec mauvaise humeur toute nouvelle défavorable. Dans le salon royal, il jouait aux échecs sans parler d'autre chose que du jeu. Les décharges d'artillerie ébranlaient les fenêtres, et tout le monde affectait de n'y pas faire attention[21]. Dans ces journées lamentables, on a hâte de voir apparaître au-dessus de l'incapacité et de l'aveuglement des conseillers quelque inspiration directe du sang royal. M. de Guernon-Ranville raconte du Dauphin un trait vraiment admirable, et qui, jusqu'ici, croyons-nous, n'était pas connu. C'était le 31 juillet : Le prince occupait l'entrée du pont, du côté de Sèvres, avec un bataillon de la garde et les lanciers de Fimarcon ; une foule d'insurgés était de l'autre côté, et, faisant des démonstrations comme pour forcer le passage, s'était déjà approchée du pont. Le prince s'avança au-devant de cette troupe et l'engagea à ne pas tenter une lutte dans laquelle elle serait écrasée ; une vive fusillade fui la réponse à cette allocution, et des vociférations couvrirent la voix du prince. Le duc de Guiche, aide de camp de Monseigneur, s'approcha de lui et l'engagea à se retirer. — Votre Altesse court ici un danger inutile, dit cet officier, ce n'est pas sa place. — Monsieur, répondit le prince, un fils de France est toujours à sa place en présence du danger, lorsqu'il s'agit surtout d'épargner le sang français. n Et il renouvela ses tentatives pour ramener cette foule égarée, ou du moins la déterminer à ne pas se compromettre dans une attaque meurtrière et sans possibilité de succès. Ces efforts furent vains, les insurgés, tout en continuant de tirer sur le prince, gagnaient du terrain et déjà s'étaient engagés sur le pont. Le Dauphin, désespérant de faire entendre raison à ces insensés et ayant vu un officier frappé d'un coup de feu à ses côtés, revint à ses troupes et donna ordre au chef de bataillon de faire faire une charge pour déblayer le pont. Cet officier prononce le commandement, les soldats restent immobiles ; le commandement est répété, même immobilité, suivie bientôt de quelques murmures ; puis, tout à coup, une violente agitation se manifeste, et la troupe tout entière s'ébranle au pas de course, pour passer à l'ennemi. Le Dauphin se précipite au-devant de cette foule mutinée, en s'écriant : Arrêtez ! Si vous voulez m'abandonner, que ce ne soit pas du moins en fuyards ! Sachez conserver l'ordre et le calme qui conviennent à des soldats. A vos rangs ! Ces hommes obéissent machinalement et vont se reformer à quelques pas en arrière. Pendant ce temps, le Dauphin ayant ordonné aux lanciers de balayer le pont, une charge vigoureusement exécutée refoule à plus de deux cents toises, dans la plaine, la populace parisienne, et en un clin d'œil le pont est entièrement libre. Maintenant, dit le prince en s'adressant à l'infanterie, si vous êtes décidés à déserter le poste de l'honneur, voilà votre chemin, partez !... Les malheureux ne se le firent pas répéter et coururent se ranger sous le drapeau de la révolte. De tels incidents étaient faits pour éclairer les plus aveugles, et il fallut bien finir par ouvrir les yeux. Le ministère d'extrême droite n'avait plus qu'un dernier service à rendre à cette monarchie qu'il avait prétendu sauver à lui seul et qu'il avait si follement poussée clans l'abîme, c'était de donner sa démission. Et même il était trop tard. Le trône était brisé. Lorsque le roi partit de Trianon pour Rambouillet, quelques-uns des ministres démissionnaires se disposaient, par un dernier témoignage d'attachement et de fidélité, à prendre place dans une des voitures de la suite ; un officier général de l'escorte royale s'approchant d'eux leur déclara rudement que leur présence compromettait la sûreté du roi, et qu'ils devaient s'éloigner. C'était leur faire sentir sans ménagement, et à une heure où la leçon était particulièrement cruelle, tout le mal qu'ils avaient fait à la royauté. — Telle fut la fin de l'extrême droite. Quelques mois plus tard, après qu'un gouvernement nouveau a été improvisé sur les ruines irréparables de la vieille monarchie, les derniers ministres de Charles X sont traduits devant la cour des pairs. Pour défendre sa vie contre les passions irritées, pour défendre devant la postérité l'honneur de sa mémoire, quelle protection vient alors invoquer M. de Polignac ? Celle du ministre même qu'il avait renversé, de M. de Martignac. N'est-ce pas comme une réparation solennelle faite par l'extrême droite à la droite modérée ? M. de Martignac, atteint déjà du mal qui doit l'enlever, accepte cette mission, sans se demander si elle ne lui coûtera pas la vie, et, par un admirable plaidoyer, il arrache son ancien adversaire à l'échafaud. Il devait d'ailleurs défendre de sa parole un client plus auguste encore. Retenu depuis longtemps loin de la Chambre par la maladie, il tente, le 15 novembre 1831, un suprême effort pour se traîner jusqu'à la tribune. C'est qu'il a appris qu'une loi de proscription est proposée contre la famille royale ; il vient la combattre avant de mourir ; l'Assemblée émue est suspendue à ses lèvres ; jamais son éloquence n'a été plus élevée, plus touchante et plus digne. Écoutons un moment ces derniers accents : J'ai été attaché au roi Charles X, j'ai été son ministre, je l'ai servi avec un zèle consciencieux et un dévouement sincère ; et, quoique mon zèle et mon dévouement aient été mal compris et mal appréciés, j'ai osé, après sa chute, parler ici, avec respect de sa vieillesse et avec émotion de son malheur... Quant à moi, je l'avouerai, je serais peu disposé à accorder ma confiance à ceux dont les affections sont si variables, dont le dévouement est si mobile, qui sont si prompts à passer du respect pour le pouvoir debout, au mépris pour le pouvoir tombé... Je n'ai rien fait pour la révolution de 1830. Je vais plus loin, j'ai tout fait contre elle ; car Dieu m'est témoin que j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour la prévenir, pour l'empêcher d'arriver. Citoyen de mon pays, contemporain de mon siècle, éclairé et non aveuglé par le pouvoir sur la réalité des choses, j'ai vu très-distinctement l'abîme où l'on conduisait la dynastie et j'ai fait tous mes efforts pour l'empêcher d'y tomber. Tant qu'a duré la tempête, j'ai courbé une tête impuissante à la conjurer. Quand elle a été apaisée, j'ai regardé autour de moi pour contempler ce qu'elle avait laissé : j'ai trouvé les débris d'une monarchie de huit siècles réduite en lambeaux, après une lutte de trois jours. A cet aspect, j'ai éprouvé un sentiment pénible et douloureux que je n'ai pas cherché à dissimuler ; car, je le déclare, je ne sais pas plus cacher un sentiment que j'éprouve que je ne saurais feindre un sentiment que je n'éprouve pas. Mais, sous les débris du trône brisé, j'ai retrouvé, j'ai reconnu la terre de France, le sol de ma patrie, de cette patrie à laquelle j'étais dévoué, de cette patrie dont les intérêts, confondus et mêlés avec les miens, m'étaient toujours restés chers, précieux et sacrés... Puis, après avoir combattu éloquemment la loi de proscription, épuisé, contraint par défaut de forces à abréger son argumentation, il termine ainsi : En rompant un silence forcé, j'ai cédé à ce que j'ai cru mon devoir. Vous savez tous, Messieurs, ce que c'est que la voix du devoir, ce qu'elle a d'impérieux et d'irrésistible, et vous ne vous étonnerez pas de m'avoir vu lui obéir. Je n'ai pas voulu parler aux passions ni aux partis ; c'est une langue que je voudrais oublier, si je l'avais jamais apprise. Témoin de ces luttes intestines, de ces scènes violentes, qui déchirent depuis longtemps mon pays et qui fondent des camps ennemis sur une terre commune, j'appelle de tous nies vœux le terme de ces dissensions funestes ; je n'espère pas que ma voix affaiblie se fasse entendre souvent au milieu du bruit des orages ; mais je veux être absous par ma conscience du mal que je n'aurais pu empêcher. Quelques mois plus tard, M. de Martignac était mort ; il avait vécu assez pour montrer aux hommes d'extrême droite que si les royalistes modérés sont les seuls qui puissent servir utilement le roi sur le trône, ils sont aussi les seuls qui puissent avec autorité le défendre dans le malheur. CONCLUSION.Nous disions au début de cette étude : Il faut demander compte à l'extrême droite de ce qu'elle a fait, non pas contre telle thèse libérale, mais contre la monarchie, non pas contre des adversaires ou des amis froids des Bourbons, mais contre leurs plus illustres défenseurs. Chacun maintenant peut répondre et conclure. Spectacle étrange ! Pendant ce siècle, la vieille royauté n'a régné que seize années. Sur ces seize années, les hommes qui se prétendaient les amis les plus ardents de cette royauté en ont passé quinze dans l'opposition ! Et quelle opposition ! Une opposition à outrance, vraiment révolutionnaire par les procédés, sans mesure dans le dénigrement, le sarcasme et l'invective ; une opposition sans scrupule, qui ne répugne pas aux alliances suspectes, renverse successivement les trois ministères royalistes en se coalisant avec la gauche, et fait plus souvent et plus longtemps campagne avec les ennemis acharnés du trône qu'avec les ministres honorés de la confiance du roi. De là cette réflexion, on pourrait dire cet aveu de M. Michaud, qui s'écriait à la vue des ravages faits ainsi dans son propre parti : Au fond de toute opposition, il y a une vipère ! L'opinion du jour est généralement plus favorable, ou en tout cas moins sévère pour les partis même réactionnaires que pour les gouvernements, fussent-ils sages et libéraux. Mais cette injustice ne survit pas aux passions passagères qui l'ont produite. La postérité répare les erreurs des contemporains, réparation qui a commencé déjà pour les hommes mêlés aux luttes de nos trente années de liberté parlementaire. C'est en vue de cette époque, qu'il y a peu de temps, avant d'être lui-même à la tête des affaires de son pays, le duc Albert de Broglie écrivait : L'histoire sera indulgente pour les gouvernements et sévère pour les oppositions. Maxime profonde et juste qui pourrait être utilement méditée par les hommes politiques : ils y trouveraient un encouragement à dédaigner les faveurs d'opinion et à supporter avec une patience fière l'impopularité. Cette opposition d'extrême droite, quelle en était d'ailleurs l'idée inspiratrice ? Pour fonder la monarchie, la Restauration devait être une œuvre de paix et de transaction entre les deux France que le malheur des événements avait placées l'une en face de l'autre. Ainsi l'avaient compris, avec des nuances diverses, tous les grands royalistes, s'attachant les uns plus à la conciliation des principes, les autres plus à celle des intérêts, les uns tâchant de gagner la confiance des fils de la Révolution pour les amener à la monarchie, les autres s'adressant aux fils d'émigrés pour les convertir aux principes, ou tout au moins aux habitudes constitutionnelles. Ainsi l'avait compris également Louis XVIII ; la Charte n'avait été qu'une transaction. On a vu avec quel acharnement l'extrême droite a combattu cette œuvre. Elle s'obstinait à ne voir dans la Restauration qu'une restitution à faire aux vaincus et aux spoliés de 1789, une revanche de la vieille société et de la vieille royauté. Alors même qu'elle n'espérait pas réaliser ses prétentions, elle voulait au moins se donner la satisfaction de les proclamer bien haut, d'autant plus provocante qu'elle était plus faible, et ne s'inquiétant jamais de savoir si elle aidait ainsi les ennemis des Bourbons à rendre plus profond entre la monarchie et la France l'abîme que les royalistes sages s'efforçaient de combler. Pour être en mesure d'écarter les préventions soulevées contre la Restauration et de résister à la menace révolutionnaire, mal permanent de ce siècle, il était nécessaire de donner au gouvernement l'assiette la plus large ; il fallait grouper autour du trône les forces conservatrices de toute origine : la bourgeoisie comme la noblesse, les anciens constitutionnels de 1789 comme les revenants de l'émigration ; il fallait, suivant le mot de M. de Martignac, étendre autant que possible le cercle des amis du roi. L'extrême droite s'y est encore opposée. Elle était possédée d'un besoin d'épuration et d'excommunication qui lui faisait, à toutes les crises, démembrer et mutiler de ses propres mains le parti royaliste. Se rappelle-t-on la folie sinistre qui avait frappé, comme par l'effet d'un châtiment divin, les hommes de la grande Révolution, et qui les poussait à se proscrire, à se décimer eux-mêmes, jusqu'au moment où ils ne sont plus restés qu'une poignée misérable et impuissante ? Événements et personnages étaient, grâce à Dieu, bien changés sous la Restauration ; mais il semblerait vraiment parfois que l'extrême droite fût atteinte d'une maladie analogue. Elle empêchait d'abord de fonder, par l'union de la droite et du centre droit, un puissant parti de gouvernement royaliste. Ensuite la droite pure lui paraissait une base encore trop étendue : elle la disloquait et en déclarait suspecte la plus grande partie. Elle ne fut contente qu'au jour où elle détermina enfin le roi à livrer le pouvoir à une coterie étroite, isolée dans la Chambre et dans le pays. Tant qu'il s'est agi de dissoudre le parti royaliste et de faire en quelque sorte œuvre négative, l'extrême droite a réussi. C'est le phénomène habituel et certes l'un des plus décourageants de ce temps, que la facilité avec laquelle une minorité violente peut tenir en échec les partis modérés, discréditer leur sagesse, tourner en faiblesse leur prudence et en embarras leurs ménagements, rendre vains leurs efforts les plus honnêtes et les plus courageux. Mais autant ces minorités sont puissantes pour l'attaque, autant leur impuissance éclate quand, sur les ruines qu'elles ont faites, elles doivent enfin fonder ou seulement défendre un gouvernement. Au bout de quelques mois, la royauté se brisait aux mains de M. de Polignac. Tel est, en effet, le dénouement de cette politique. La famille royale reprend le chemin de l'exil. Qui demeurerait insensible devant la douleur immense de ce vieux Roi, de ces princes et de ces princesses, debout, le 16 août 1830, sur le tillac d'un trois-mâts américain, regardant silencieux le rivage de France qui fuit à l'horizon et ne. pouvant retenir leurs sanglots quand il disparaît pour toujours ? Si ces exilés laissent beaucoup derrière eux en quittant leur patrie, est-ce qu'ils n'emportent pas davantage avec eux, et ne doit-on pas gémir sur la France autant que sur les Bourbons ? Ils emportent ce droit héréditaire dont quelques esprits trop absolus ont pu exagérer la portée théorique, mais dont on ne saurait exagérer l'utilité pratique, ce droit héréditaire qui est, dans un siècle de mobilité et d'effervescence démocratiques, la garantie de la stabilité, l'harmonieux complément et le contre-poids efficace des libertés publiques. Par le départ d'un vieillard et d'un enfant, la France se trouve condamnée à être ballottée d'expédient en expédient, toujours sous la menace de révolutions ou de coups d'État qui s'appellent et se commandent les uns les autres. A chaque crise nouvelle, elle sent davantage le mal de la scission qui est produite et aussi la difficulté croissante d'y remédier. Elle apparaît semblable à un noble vaisseau qui a perdu dans un coup de mer quelque pièce maîtresse ; on peut se flatter au premier moment d'y suppléer par un aménagement plus ou moins ingénieux ; mais, que les vents de tempête viennent à souffler, les pièces de rechange éclatent au premier choc, et le navire s'en va à la dérive, en péril de s'échouer sur les bas-fonds du césarisme ou de se briser sur l'écueil de la démagogie. |
[1] Les ministres étaient, avec M. de Chabrol et Mgr Frayssinous, anciens membres du ministère Villèle, MM. de la Ferronnays, de Martignac, Roy, Portalis, de Caux et Saint-Cricq. Plus tard, M. de Chabrol et Mgr Frayssinous, s'étant retirés, furent remplacés par M. Hyde de Neuville, M. de Vatimesnil et Mgr Fentrier.
[2] M. de la Ferronnays était le digne chef de cette famille d'élite, dans l'intérieur de laquelle le Récit d'une sœur nous a permis de pénétrer avec une respectueuse émotion.
[3] Épilogue à l'Art chrétien, par M. Rio, t. Ier, p. 302.
[4] Sur M. de Martignac avocat, on peut consulter l'étude très-finement écrite que M. Toussaint a lue, en 1864, à la Conférence des avocats stagiaires de Paris.
[5] M. de Martignac disait aussi, dans ce discours prononcé à la Chambre des députés, le 22 novembre 1830 : Ne croyez pas, Messieurs, que nous ayons la prétention d'obtenir du temps un brevet de haute capacité politique ; nous pensons seulement qu'il fera reconnaître que nous avons été des ministres fidèles et des citoyens dévoués... des hommes de bonne foi marchant à découvert dans une voie honorable, et à qui, si on peut disputer le titre de ministres habiles, on ne peut sans injustice refuser celui de ministres honnêtes gens.
[6] Sur la question religieuse elle-même, le ministre avait essayé de désarmer les préventions et de calmer les passions par les trop fameuses ordonnances de juin 189.8, qui écartaient les Jésuites des petits séminaires et limitaient le nombre des élèves de ces établissements. Ces mesures n'atteignirent pas le résultat espéré : on ne peut donc même arguer du succès obtenu pour détourner le blâme que la seule lecture de ces dispositions provoque chez tout ami de la liberté religieuse. Cependant, quand on voit ces ordonnances signées par des catholiques dévoués et par Charles X lui-même qui déclarait avoir prié Dieu et être demeuré convaincu qu'autrement il compromettrait le sort du clergé ; quand on voit le pape engager les évêques à ne pas y faire opposition ; quand on se rappelle les difficultés redoutables du moment, — ou est obligé du moins de reconnaître la droiture des intentions. Le blâme, sans disparaître, s'adoucit, et, en tout cas, il se partage entre les auteurs des ordonnances et ceux qui avaient créé le péril par leurs folles provocations.
[7] Ce dernier fuit ne peut être aujourd'hui contesté. Dans son Journal, récemment publié, M. de Guernon-Ranville, membre du cabinet Polignac, raconte que le fait avait été rapporté devant lui, en plein conseil des ministres, par le roi qui avait dit en être sûr. Voici comment on était arrivé à ce chiffre de 500.000 francs. Le Journal des Débats, aux débuts du ministère Villèle, recevait une subvention de 12.000 francs par mois. La subvention cessa quand, à la chute de M. de Chateaubriand, le journal déclara la guerre au ministère. Elle fut rétablie lors de l'avènement du ministère de Martignac. Mais M. Bertin de Vaux et les autres, dit le roi, exigèrent qu'on leur payât ce qu'ils appelaient l'arriéré, c'est-à-dire le temps pendant lequel ils avaient fait une guerre si violente à M. de Villèle. (Journal d'un ministre, œuvre posthume du comte de Guernon-Ranville, chez le Blanc-Hardel. Caen, 1873.)
[8] Rio, Épilogue à l'art chrétien, t. Ier, p. 316.
[9] Charles X ne se rendait pas compte à quel point ces seuls noms, notamment celui de M. de Bourmont, que l'on accusait d'avoir déserté à Waterloo, blessaient l'opinion. M. Nettement rapporte une conversation du roi avec l'amiral de Rigny, qui refusait d'entrer au ministère en alléguant sa composition. Quels noms vous répugnent ? demandait Charles X à l'amiral. — Je prie Votre Majesté de me dispenser de les désigner. — Je vous ordonne de le faire. — Sire, M. de Bourmont... — Je vous comprends, reprit le roi avec vivacité. Quand M. de Bourmont s'est trouvé face à face avec son roi, les armes lui sont tombées des mains. C'est un tort aux yeux de mes ennemis, aux vôtres. Aux miens, c'est un titre à nia confiance et à mon affection.
[10] Parmi les autres ministres, il y avait sans doute des hommes capables, comme M. de Chabrol, ou M. Courvoisier ; mais on n'entendait pas leur laisser la direction de la politique. Ils s'en aperçurent et se retirèrent bientôt. M. de Polignac et M. de la Bourdonnaye ne comptaient guère que sur eux-mêmes, et ils avaient choisi au hasard leurs collègues un peu partout, comme s'il s'agissait seulement de bouclier des trous. L'un de ces ministres, M. d'Haussez, rapporte, dans ses Mémoires inédits, que pour chercher les noms des membres du cabinet, on avait eu recours à l'Almanach royal.
[11] Au moment où M. de Polignac fut appelé au ministère, quelques royalistes auraient désiré qu'il s'assurât le concours de M. de Villèle, mais il n'en sentait pas l'utilité. Ce n'était pas qu'il prétendit garder le pouvoir longtemps. Il voulait seulement accomplir sa mission de salut ; après quoi il ne demanderait pas mieux que de remettre la monarchie sauvée aux hommes d'État ordinaires qui, comme M. de Villèle, n'étaient pas particulièrement désignés de Dieu pour une œuvre exceptionnelle. M. de Genoude écrivait à M. de Villèle : M. de Polignac m'a dit vingt fois qu'il vous croyait indispensable aux affaires ; qu'il serait très-heureux, le combat livré, de les remettre entre vos mains ; qu'il allait se présenter vraisemblablement à la Chambre pour la casser et la rappeler quand le roi le jugerait nécessaire. — M. de Villèle viendra après, ajoute-t-il. Un autre jour, il disait au même M. de Genoude : M. de Villèle doit mourir ministre. Il faut donner un coup de collier, retirer la monarchie de l'ornière où le ministère Martignac l'a placée, puis je lui remettrai la présidence et je m'en irai. Ou bien encore : Quand nous aurons été tous au combat ensemble, rien de plus simple que M. de Villèle reprenne la tète de l'armée.
[12] Les lettres que M. de Polignac a écrites après la chute de la royauté ne révèlent que l'ébahissement béat d'un esprit qui se refuse même à recevoir le démenti des événements.
[13] Journal de M. de Guernon-Ranville, p. 72.
[14] Il faut voir quelles thèses étranges développent les mêmes journaux quand, après l'adresse des 221 et la dissolution de la Chambre, il s'agit de procéder à de nouvelles élections. Et maintenant, députés parjures, s'écrie l'Universel, allez montrer dans vos départements vos visages rouges de colère et de honte. — Le roi, publie le Drapeau blanc, a voulu leur adresser le mot qui leur dit qu'il n'est plus pour eux de salut que dans le repentir et la résipiscence. L'organe officieux de M. de Polignac dit : Les 221 se sont condamnés eux-mêmes. Choisissez, ont-ils dit au roi, entre les ministres et nous. Le roi a choisi, et le jugement est sans appel. Si maintenant ils ne se résignent pas, ils doivent être déclarés indignes... Si les 221 s'étaient résignés, ils auraient pu obtenir leur pardon. Si dans leur orgueil, ces hommes ont conçu l'espoir de dicter an juge sa sentence, si, foulant aux pieds l'arrêt qu'eux-mêmes ont provoqué, ils osent appeler du roi, non pas à Dieu son seul juge, mais à un juge qui n'est ni dans le ciel ni dans la Charte, alors ces hommes deviendront criminels, alors ils se feront d'insensés rebelles. Le Drapeau blanc soutient que tout électeur qui persistera à donner son suffrage à un député frappé par le roi d'incapacité législative se rendra coupable d'un délit.
[15] Ne trouve-t-on pas, par exemple, l'homme tout entier dans cet argument d'ordre financier par lequel il combattait l'idée du coup d'État : Prenons garde, si on veut se passer de la Chambre pour voter l'impôt, il faudra se passer de l'impôt. J'ai dit cela bien souvent au roi : avec quelle autre machine aurait-on tiré tant de initiions de la France et garanti le milliard de l'indemnité ? Doléances et subsides vont de compagnie, comme on disait sous l'ancienne monarchie.
[16] Tel est le sentiment qu'exprime avec une grande franchise le duc de Broglie dans ses Souvenirs : Par la rédaction de M. de Lorgeril, dit-il, le roi ne se trouvant pas mis au pied du mur, n'étant pas réduit à choisir immédiatement entre son ministère et la Chambre, la discussion pouvait s'ouvrir... S'il en était résulté, ce qui n'avait rien d'impossible, des rapprochements, des transactions, des compromis, si le tiers parti avait fini par prendre pied dans le ministère sous ]a raison Martignac ou tout autre, bref, si l'état de choses antérieur à la crise que nous traversons, s'était rétabli, en nous offrant, ainsi qu'au roi, l'occasion de revenir sur nos sottises réciproques, nul doute que cela n'eût mieux valu qu'une révolution, même légitime, même glorieuse. La révolution est l'ultimo ratio des peuples, comme la guerre est l'ultima ratio des rois ; même eu ayant bonne cause et bonne chance, on n'y doit recourir qu'à la dernière extrémité. — M. Villemain, dans son étude sur M. de Chateaubriand, paraît éprouver le même regret.
[17] C'est dans son discours de réception à l'Académie que M. de Falloux a dit ces remarquables paroles. Le passage entier mérite d'être cité : Vous me permettrez de déplorer qu'en présence de l'abdication de Charles X, de l'abnégation du dauphin, son fils, et de la fille de Louis XVI, qu'à l'aspect d'un prince de dix ans, que ne pouvait atteindre une animosité ou un reproche, la France n'ait pas eu le prévoyant courage de consacrer, dans ces journées décisives, le principe de l'inviolabilité royale, en même temps que celui de la responsabilité ministérielle. On eût dit alors : La royauté est sauvée ; il mît fallu ajouter : La liberté l'est aussi. La liberté se serait affermie par sa modération autant que par sa victoire. En sacrifiant le droit héréditaire, on crut qu'elle échappait au dernier danger et triomphait sans retour. Cela était vrai dans les intentions et dans les espérances, mais non pas dans les chances de l'avenir qui s'ouvrait pour notre pays... La violence était rentrée dans cette arène que ne ferment jamais ceux qui l'ont ouverte. — M. Guizot, dans ses Mémoires, tout en rappelant les faits qui rendaient cet acte de sagesse difficile, a dit : C'eût été, certainement, un grand bien pour la France, et de sa part mi grand acte d'intelligence, comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique, et qu'elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu'en respectant les droits qui les balancent ; et quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d'avoir à la fonder ; nuisit y a des sagesses difficiles qu'on n'impose pas à jour fixe aux nations, et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événements et des années, peut seule leur inculquer.
[18] Journal de M. de Guernon-Ranville, p. 97.
[19] M. Berryer, qui avait une affection mêlée de reconnaissance pour la personne du prince de Polignac, repoussa néanmoins toutes les ouvertures qui lui furent faites pour entrer dans le cabinet. Il a raconté plus lard à ses amis à quel point il avait été épouvanté, dans la conversation qu'il avait eue à ce propos avec le président du conseil, de ce que celui-ci avait laissé voir d'incapacité présomptueuse et surtout d'illumination mystique. M. Berryer avait aussitôt quitté Paris pour se soustraire à de nouvelles instances. Il voulait du moins demeurer étranger aux catastrophes qu'il jugeait inévitables. M. de Chantelauze n'accepta un portefeuille, en mars 1830, que sur l'ordre du roi, et il écrivait à un de ses amis : Je regarde ma nomination comme l'événement le plus malheureux de ma vie, et il n'est rien que je n'aie fait pour y échapper. Je cède à des ordres qui ne me permettent que l'obéissance. Ainsi regarde-moi comme une victime à immoler, et plains-moi. M. de Chabrol et M. de Courvoisier, au contraire, s'empressèrent de donner leur démission. Le roi fut obligé d'intervenir pour empêcher M. de Montbel de les suivre. Je vous le demande par amitié, lui dit-il, par dévouement pour ma personne, je l'exige comme roi. Il l'embrassa en pleurant, en le conjurant de lui faire ce sacrifice. Et comme le ministre, après avoir cédé à ces royales instances, demeurait tout troublé, Charles X lui écrivait : Au nom de Dieu, calmez-vous, mon cher Montbel ; songez que je vous ai donné un ordre positif. M. de Guernon-Ranville n'était pas moins pressé de se dégager de cette compromettante responsabilité. Il fallait que M. de Polignac lui opposât la volonté formelle du roi. M. de Guernon céda aussi ; mais il écrivait dans son journal : Je ne manquerai pas la première occasion. Et plus tard il ajoutait : Le portefeuille me pèse effroyablement, et je ne manquerai pas de m'en débarrasser aussitôt que je le pourrai avec honneur.
[20] Ces faits sont rapportés dans les Mémoires inédits de madame de Gontaut, dont M. Duvergier de Hauranne a eu communication.
[21] On a raconté que M. de Polignac avait entretenu la confiance du roi, en lui communiquant une apparition surnaturelle qu'il croyait avoir eue après la signature des ordonnances. Le roi aurait rapporté ce fait au gouverneur de Saint-Cyr ; et M. Pasquier, qui l'a consigné dans ses Mémoires inédits, dit le tenir directement de cet officier. Le témoignage de M. Pasquier paraîtra peut-être un peu suspect en semblable matière ; mais nous devons dire qu'il devient vraisemblable quand on le rapproche d'autres renseignements. C'est à M. Berryer que M. de Polignac dit un jour : Vous doutez de mon succès ; soyez bien tranquille, la sainte Vierge daigne me conduire elle-même par la main et me dicte toutes mes résolutions.