ROYALISTES & RÉPUBLICAINS

L'EXTRÊME DROITE ET LES ROYALISTES SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE II. — L'EXTRÊME DROITE ET M. DE VILLÈLE.

 

 

§ 1. — LA DROITE TOUTE-PUISSANTE.

Quand M. de Villèle arriva au pouvoir avec ses amis, le 15 décembre 1821, bien peu croyaient à la longue durée du nouveau cabinet. Vous n'en avez pas pour trois mois, lui disait M. de Serre ; et M. de Villèle lui-même écrivait, le 20 décembre, à sa femme : Laissez votre logement à Toulouse, comme si nous devions y retourner dans six mois. C'est dans six années et non dans six mois qu'il y retournera. En effet il fut facile de voir, au bout de peu de temps, que, grâce à une habileté heureusement servie par les événements, le ministère, loin de s'affaiblir, se consolidait et grandissait. Considérez quelle est, deux ans plus tard, en 1824, sa situation et celle de la droite. Jamais le parti royaliste n'a connu une si haute fortune. Il est maître, sans contestation, du gouvernement qu'il a conquis par la liberté parlementaire et qu'il exerce en respectant cette liberté. Les conspirations sont vaincues et à tout jamais découragées. La prospérité matérielle est grande partout, l'état florissant des finances fait honneur au ministre qui les a gérées, et la rente 5 pour 100 qui, en 1815, était à 46 francs, est montée à 102 francs. Enfin le succès de la guerre d'Espagne, en témoignant d'une initiative politique et d'une puissance militaire que l'étranger ne nous supposait plus depuis 1815, nous a rendu en Europe, huit ans après Waterloo, quelque chose de notre ascendant perdu. Jusque-là, — disait M. de la Ferronnays, notre ambassadeur en Russie, — on nous tenait dans une sorte de tutelle et on n'aimait pas à nous en voir sortir. L'effet a été d'autant plus considérable que beaucoup doutaient de la fidélité de l'armée. Celle-ci, en combattant loyalement, en triomphant non sans honneur à l'ombre du drapeau blanc et sous le commandement d'un fils de France, a démenti les prédictions inquiètes des uns, déjoué les espérances ou même les efforts criminels des autres. Ce succès a eu son contre-coup sur la politique intérieure. Il en est résulté pour la droite un prestige de puissance et de bonheur auquel le public résiste rarement en France.

La gauche a d'ailleurs tout fait pour aider au mouvement qui ramenait l'opinion à la droite. Elle s'est enfoncée chaque jour plus avant dans son opposition de parti pris révolutionnaire. Absorbée par ses criminelles conspirations, elle a négligé l'action électorale et parlementaire, ou tout au moins n'y a cherché qu'un moyen d'entretenir dans le pays une agitation favorable à ses desseins insurrectionnels ; de là ces scènes de violence et de provocations à la tribune, cette retraite en masse après l'expulsion de Manuel en 1823. Pendant ce temps, les complots ont éclaté et échoué les uns après les autres. Lors de la guerre d'Espagne, on a eu l'impudeur de pousser ouvertement l'armée à faire défection. Brav' soldats, demi-tour ! chantait Béranger. Nos troupes ont rencontré devant elles, mêlés aux rangs de l'ennemi, de nouveaux émigrés venus cette fois, comme Armand Carrel, du parti révolutionnaire et qui n'avaient certes pas l'excuse de ceux de 1792. Par toutes ces fautes, la gauche a troublé les intérêts, froissé la conscience publique, et l'avortement misérable de ses manœuvres a manifesté clairement sa complète impuissance. Aussi la nation s'est-elle éloignée d'elle chaque jour davantage.

Les élections générales de 1824 permettent de mesurer tout ce qu'a gagné la droite et perdu la gauche. Le succès des royalistes y est immense. Avant ces élections, l'opposition de gauche, bien que déjà réduite, comprenait encore 110 membres : 91 restent sur le champ de bataille électoral. Le discrédit de ce parti est tel, que Manuel ne trouve personne, sauf M. Thiers dans le Constitutionnel, pour appuyer sa candidature, et il n'est pas élu ; on sait pourtant quel bruit s'était fait autour de son nom, quand, l'année précédente, il avait été expulsé de la Chambre ; avec sa parole froidement audacieuse, avec sa passion amère, sans scrupule, violente, bien que toujours maîtresse d'elle-même, il était comme l'incarnation de la haine révolutionnaire contre les Bourbons. Lorsque la nouvelle Assemblée se réunit, les 410 membres de la droite débordent de leurs bancs devenus trop étroits, tandis que dans les rangs opposés on compte à. peine 19 députés. Le système du renouvellement partiel étant abandonné, cette Chambre, plus introuvable encore que celle de 1815, a sept ans de durée devant elle. Quelques mois plus tard, Charles X succède à Louis XVIII avec autant de facilité que dans la plus incontestée des monarchies. On peut, sans une heure d'inquiétude, faire retentir le cri, si oublié, de la vieille France : Le roi est mort ! vive le roi ! C'est même, pour l'ancien comte d'Artois, l'occasion d'un retour de popularité, bien passager il est vrai.

Par une rare coïncidence, à cette prépondérance politique du royalisme se joint une sorte de prépondérance littéraire. La pensée et l'imagination, qui sont pourtant, par la pente naturelle de leur indépendance, volontiers de l'opposition, se plaisent alors à rendre foi et hommage à la monarchie restaurée. Autour de celle-ci est réuni un cycle brillant d'écrivains. Les noms parlent assez d'eux-mêmes. M. de Chateaubriand est dans l'éclat de sa gloire. On vient de publier, après la mort de M. de Maistre, les Soirées de Saint-Pétersbourg. L'abbé de Lamennais fait paraître les derniers volumes de l'Essai sur l'indifférence. M. de Bonald continue à exposer la philosophie sociale de l'école monarchique. Puis à côté de ces esprits arrivés à leur pleine maturité, et comme pour montrer que le sentiment royaliste n'a pas épuisé sa fécondité, de jeunes poètes tout animés de ce sentiment entrent du premier pas dans la renommée, en faisant entendre à leur génération des accents jusque-là inconnus. C'est alors que Lamartine, jeune et beau, lit d'une voix mélodieuse dans quelque salon du faubourg Saint-Germain, devant un public d'élite, ravi et ému, ses incomparables Méditations, les premiers-nés de son génie. C'est alors aussi que Victor Hugo, fils d'une mère vendéenne, chante dans ses Odes les jeunes filles de Verdun, Louis XVII, les martyrs de Quiberon, la mort du duc de Berry, la naissance du duc de Bordeaux et le sacre de Charles X. Le roi, généreux et délicat protecteur de ceux qui servent ainsi librement la muse monarchique, nomme le premier secrétaire d'ambassade à Naples et accorde une pension au second. Chez tous ces écrivains, poètes ou prosateurs, il y a ce qu'on pourrait appeler l'inspiration royaliste[1] : phénomène remarquable et rare. D'ordinaire les gouvernements se renferment en quelque sorte dans la politique, et sont presque sans relation avec le monde littéraire. Qui songerait en vérité à tenir compte de cette chose artificielle et nulle qui a été, hélas ! sous presque tous les régimes, la poésie ou la littérature officielles ? La Restauration, qui était autre chose qu'une combinaison constitutionnelle plus ou moins ingénieuse, a au contraire pénétré dans ces régions où sont les sources de l'inspiration ; elle est entrée en communication avec l'âme de la France. Dans ce retour inattendu d'une antique royauté, dans ces longs souvenirs mêlés à de jeunes espérances, dans ce passé rempli à la fois de gloire et de deuil, dans ce présent que console une paix longtemps désirée et que vivifie une liberté nouvelle, n'y avait-il pas de quoi éveiller les intelligences et remuer les imaginations ? Hâtons-nous toutefois de saluer ce merveilleux épanouissement littéraire à l'époque rapide de la grande fortune de la droite. Si nous laissons passer quelques années, que deviendra ce brillant cortège du génie royaliste ? Encore si la fatigue ou la mort y avaient seules fait des vides ; mais combien d'absents faudra-t-il aller chercher dans d'autres camps, et parfois dans quels camps !

La droite est donc, en 182-4, à son apogée. Débarrassée de ses adversaires de gauche, de ses rivaux du centre, elle est, en quelque sorte, seule en face d'elle-même. Il semble qu'une fée, voulant lui accorder une grande faveur, mais aussi lui imposer une épreuve solennelle, lui ait donné une heure de toute-puissance pour juger ce qu'elle saurait en faire. Tous les dangers du dehors paraissent écartés ou du moins suspendus ; subsistent seuls ceux que les royalistes rencontrent dans leurs propres rangs.

M. de Villèle est disposé à user avec sagesse et prudence de la prépondérance acquise à son parti. On a déjà vu comment de 1815 à 1821, à mesure qu'il avait mieux connu les hommes et les événements, s'était accompli en lui un travail intérieur de modération. Le maniement des affaires publiques n'était pas fait pour arrêter ce travail. Chez le ministre, l'homme d'ancien régime disparaît ou du moins fait silence. Il comprend, ainsi que l'avaient fait les royalistes du centre, que la Restauration ne doit, à aucun prix, se montrer comme une revanche contre la société nouvelle ; qu'elle doit être une œuvre de transaction et de pacification. Le but qu'alors il poursuit, n'est-ce pas au fond à peu près le même qu'avait poursuivi M. de Serre ? Seulement les préoccupations et les moyens sont différents, comme les caractères des deux hommes. Conciliation des principes, tel avait été, dit quelque part le duc de Broglie, l'espoir de M. de Serre, cruellement déçu par les événements. Accommodement des intérêts, telle fut la voie par laquelle M. de Villèle se flatta d'être plus heureux. Le chef de la droite se sentait propre à cette œuvre. Quant à moi, — écrivait-il dans une de ses lettres, quelques mois avant d'arriver au pouvoir, — il ne me coûte rien d'être impartial ; je ne vois que la réussite des affaires dont je suis chargé et n'y mets pas la moindre passion contre les individus. Je suis né pour la fin des révolutions.

Tel est, en effet, le caractère de la politique de M. de Villèle, toutes les fois du moins qu'elle est bien elle-même et qu'elle n'est pas faussée par des pressions extérieures, Son œuvre principale n'est-ce pas la loi accordant une indemnité d'un milliard aux émigrés, l'une de ces mesures qui suffisent à faire l'honneur d'un gouvernement, la plus heureuse expression de cette politique qui cherchait la pacification des esprits par la conciliation des intérêts ? La confiscation révolutionnaire avait laissé derrière elle un malaise dont souffraient profondément la fortune publique et en quelque sorte l'âme de la nation. C'était, chez les émigrés, le sentiment d'une injustice non réparée ; chez les acquéreurs de leurs biens, l'alarme défiante d'une propriété contestée, mésestimée, d'une conscience inquiète. Il y avait là entre voisins, entre familles, entre propriétaires anciens et nouveaux, ce germe de guerre sociale que laissent dans les générations successives les spoliations territoriales, germe d'autant plus indestructible qu'il pousse ses racines dans le sol lui-même. Au bout de vingt-cinq années, a dit Burke, la plupart des hommes passent indifférents sur la tombe de leur père assassiné ; mais, après un siècle, les générations dépossédées éprouvent encore des sentiments de haine et de rage en passant auprès du champ dont leur famille est dépouillée. Par l'indemnité, M. de Villèle désintéressait en partie les émigrés ; à ce prix, il obtenait d'eux une sorte de décharge de tout compte à réclamer de la révolution et des détenteurs des biens confisqués. Il pacifiait et libérait le sol. Dût-on payer cher ce résultat, il ne fallait pas hésiter. Or, il se trouva que cette dépense assurait à la nation et au trésor un bénéfice qu'aucune recette ne lui eût jamais rapporté. Avec la sécurité, la propriété reprenait sa valeur ; comme on l'a dit ingénieusement, c'était la purge de l'hypothèque morale qui grevait les biens nationaux. Aussitôt la richesse publique, délivrée de cette entrave, prit un développement dont, au bout de peu d'années, on put calculer les prodigieux résultats. Que ne pouvait pas, pour mener à bien l'œuvre de la Restauration, un ministre capable de discerner ainsi le lien qui unit les sentiments et les intérêts et de satisfaire les uns par les autres avec une telle clairvoyance économique et un tact politique aussi sûr !

M. de Villèle est d'ailleurs secondé par la plus grande partie de la droite. Celle-ci a pris l'habitude de se laisser guider par lui ; avec lui elle est devenue sage et clairvoyante. Peut-on donc espérer que les vainqueurs de 1824 vont bien user de leur prépondérance, qu'ils vont raffermir définitivement la vieille monarchie, en se chargeant eux-mêmes de dissiper les préventions et de rassurer les intérêts de la société nouvelle ? Quelle grande et belle œuvre ! Quel honneur pour la droite si cette réconciliation est accomplie spontanément, par elle-même, et non par l'arbitrage de quelque intermédiaire plus ou moins étranger à ses rangs ! Quelle garantie pour la sécurité, pour la liberté, pour l'avenir de la France ! Mais la droite, débarrassée de la gauche, a toujours à ses flancs l'extrême droite ; et c'est la conduite de ce dernier parti qu'il convient d'examiner pour ne pas s'écarter de l'objet de cette étude. On sait quel a été son rôle pendant les premières années de la Restauration. Au point de vue même des intérêts de la monarchie, elle a commis une mauvaise action et une maladresse en s'acharnant contre M. de Serre et en s'unissant à la gauche pour le renverser. Peut-être, cependant, serait-elle admise, pour cette première phase de sa carrière politique, à faire valoir quelques circonstances atténuantes : Après tout, dirait-on, M. de Serre, si royaliste qu'il fût, était du centre ; il avait fait la guerre à la droite jusqu'en 1819. De là des méfiances, des ressentiments accumulés, qui ont persisté même après son rapprochement avec M. de Villèle ; c'est l'adieux, mal fondé, mais est-ce surprenant ? Qu'offrait-on, d'ailleurs, à la droite ? Une part dans le pouvoir, non la prépondérance. Qu'on se rappelle enfin le malheur des Cent-Jours et tant de royalistes à la fois ardents et inexpérimentés, jetés par colère et par alarme dans une direction mauvaise. Ne sont-ce pas là autant d'excuses qui ne permettent pas de condamner trop sévèrement les premières fautes des ultras ? — Ces excuses sont en partie fondées : on pourrait discuter la valeur de quelques-unes, si l'on voulait agir en accusateur ; mais c'est un rôle qu'après tant d'erreurs commises par tous aucun parti peut-être n'a le droit de s'attribuer. Sans s'attarder donc à gémir sur la chute pourtant si malheureuse de M. de Serre, il convient de considérer l'extrême droite en face de M. de Villèle.

Si, cette fois encore, elle tombe dans les mêmes fautes, lui sera-t-il possible d'invoquer les mêmes excuses ? Elle ne saurait plus alléguer les emportements de sa première jeunesse politique ; elle doit avoir acquis quelque expérience ; six années comptent beaucoup en ce siècle ; il est peu de partis qui aient eu un temps aussi long pour faire leur éducation. Les griefs et les préventions qu'elle avait contre M. de Serre, elle ne peut les conserver contre M. de Villèle : celui-ci est de la droite, de la droite pure ; il lui a toujours appartenu ; il a poussé la fidélité jusqu'à ne pas vouloir s'en séparer, même quand elle ne suivait pas ses conseils ; opposant avec elle, c'est avec elle, c'est comme son représentant, qu'il est arrivé au pouvoir ; c'est dans ses rangs seuls qu'ont été pris tous les membres du nouveau cabinet ; c'est pour elle qu'il gouverne ; c'est elle qui recueille, après peu d'années, les profits de la nouvelle politique ministérielle.

M. de Villèle va cependant rencontrer dans l'extrême droite les plus grands obstacles à son œuvre. Bien loin d'avoir suivi le chef de la droite dans son travail intérieur de modération, les ultras n'ont vu dans le pouvoir acquis et surtout dans les succès inespérés de 1824 qu'une cause d'exaltation et d'enivrement. Ils croient le moment enfin venu d'accomplir pleinement la refonte sociale qui est à leurs yeux le programme religieux et politique du parti. Voilà donc, s'écrie la Quotidienne au lendemain des élections générales, la France déblayée, le gouvernement représentatif purgé d'une opposition contre nature... L'œuvre des royalistes n'est pas finie, elle commence. Il serait plus vrai de dire qu'elle recommence, car les amis de la Quotidienne vont reprendre contre M. de Villèle la même campagne qu'ils avaient dirigée contre M. de Serre. Toutefois l'opposition n'est plus le seul moyen d'action employé par l'extrême droite ; ce n'est même peut-être pas le plus dangereux. Parmi les ultras, — ou du moins parmi ceux qui, sans être enrôlés d'une façon permanente dans leurs rangs, se laissent entraîner alors par eux, — plusieurs demeurent avec M. de Villèle, mais en lui faisant payer cher leur concours. Pendant que les autres entravent l'œuvre du ministère de droite par leurs attaques ouvertes, ces amis compromettants la faussent par leurs exigences. Pour étudier complètement le rôle de l'extrême droite, il convient donc, avant de raconter la guerre qu'elle a faite à M. de Villèle, de montrer d'abord la pression qu'elle a exercée sur lui.

 

§ 2. — M. DE VILLÈLE COMPROMIS PAR L'EXTRÊME DROITE.

Les royalistes de droite ne sont pas seulement un parti d'intérêts, ils sont un parti de doctrines. De là, chez eux, le goût honorable, la recherche sincère des réformes organiques. On peut leur reprocher parfois d'être rétrogrades, jamais d'être routiniers ; de poursuivre des chimères, jamais de se plaire aux expédients. Cette qualité les distingue des partis du centre, souvent plus disposés à se contenter des petites habiletés et des accommodements temporaires. A ce point de vue, M. de Villèle était un peu homme du centre, et peut-être est-ce pour ce motif qu'il n'a pas eu plus d'action et de prestige sur une portion des royalistes. Par un contraste singulier, M. de Serre aurait eu davantage le tempérament des hommes de droite. Cette disposition d'esprit des royalistes devait influer sur la manière dont ils entendraient l'œuvre de la Restauration. Pour adapter la vieille monarchie à l'édifice nouveau sorti de la Révolution, il n'était pas dans leur nature de se contenter d'aménagements plus ou moins ingénieux, de replâtrages plus ou moins superficiels. Il leur fallait reconstruire à nouveau l'édifice, ou tout au moins en reprendre le gros œuvre sur plus d'un point. La prétention n'était pas sans courage : elle révélait une conception élevée et profonde du problème social. Elle aurait eu de bons résultats, si elle avait été contenue dans certaines limites. Ce n'est pas aujourd'hui qu'on pourrait méconnaître combien de réformes organiques devaient être apportées à l'œuvre révolutionnaire, si l'on voulait fonder avec elle quelque chose de stable. Mais la politique ne se fait pas seulement avec des principes et des idées absolues : elle se fait avec des hommes et des faits ; de là l'importance qu'il convient d'attacher aux questions de mesure et de procédés. Il fallait, sous la Restauration, se rendre compte des susceptibilités ombrageuses qu'éveillait, dans la France nouvelle, tout ce qui semblait une menace dirigée contre les glorieuses conquêtes ou les immortels principes. Heurter de front ces susceptibilités rendait impossibles les réformes les plus inoffensives, celles qui, avec de la prudence et des ménagements, auraient été le plus facilement acceptées. Voilà ce dont les ultras ne paraissaient pas s'être fait la moindre idée. Bien au contraire, ils mettaient en quelque sorte leur gloire à menacer la société moderne de plus de bouleversements qu'ils n'avaient la puissance et peut-être la volonté d'en opérer. Sur leur programme, à côté de quelques changements utiles et possibles, ils prenaient plaisir à en accumuler plusieurs qui étaient inopportuns et impraticables, ou même extravagants et coupables. Au lieu de se présenter comme des hommes de réforme qui regardaient en avant et cherchaient à compléter ou à redresser l'œuvre commencée en 1789, ils se donnaient volontairement l'apparence d'hommes du passé qui voulaient effacer les vingt-cinq dernières années pour revenir à l'ancien régime, c'est-à-dire à ce que le pays avait le plus en horreur. Ainsi, par leur propre faute, ils rendaient à la fois impuissant et périlleux cet esprit de réforme et de tradition dans lequel aurait pu être le salut du pays.

Quelles folies ne traversaient pas le cerveau de ces donneurs de conseils ? Des écrits étaient publiés, où l'on semblait attendre du ministère et presque annoncer en son nom des mesures qui passaient, à tort ou à raison, pour un retour à l'ancien régime : remplacement des quatre-vingt-six préfectures par les trente-trois généralités du temps passé, reconstitution de l'ancienne magistrature, restitution au clergé des actes de l'état civil, rétablissement des privilèges de la noblesse pour les grades militaires, suppression d'une bonne partie du Code civil, notamment de celle qui régit la propriété, les successions et le mariage, remise de l'administration locale à l'aristocratie. Parfois même on y joignait, comme pour rendre la provocation plus irritante encore, quelque étrange théorie sur les droits de la couronne. Tel publiciste, loué par les journaux du parti, développait cette thèse qu'un prince est un propriétaire indépendant qui administre ses propres affaires. Tel autre soutenait que le pouvoir absolu est de droit naturel, que tout engagement contre ce droit est nul et que par conséquent le prince n'est pas obligé de tenir son serment.

C'est surtout dans l'ordre religieux que les imprudences et les provocations étaient dangereuses. On ne saurait s'imaginer quelle était, sous ce rapport, la susceptibilité maladive d'une partie de l'opinion. Elle était entretenue par les meneurs et les écrivains de la gauche. Si la maladresse et la témérité de quelques écrivains catholiques sont faites parfois pour attrister et pour agacer, quelle répugnance bien autrement vive, quel dégoût indigné n'inspire pas ce faux libéralisme dont l'unique programme était la négation même de la première des libertés, la liberté religieuse ! Rien de plus inepte, mais en même temps de plus perfide et de plus odieux, que la façon dont le Constitutionnel, par exemple, exploitait certaines exagérations et spéculait au profit de ses haines sur la bêtise crédulement passionnée de ses lecteurs. C'est lui qui racontait sérieusement que les jésuites faisaient l'exercice à feu dans les caves de leur établissement de Montrouge pour s'apprendre à tirer sur le peuple. Une autre fois, on répandait le bruit que Charles X était affilié au tiers ordre des jésuites, qu'il disait la messe et que les jésuites — toujours les jésuites — allaient s'établir au château de Versailles. Il est humiliant que de telles absurdités aient alors trouvé créance ; mais le gouvernement et le parti dominant devaient tenir compte de ce trouble intellectuel et moral, ne rien faire qui pût l'aggraver, tout faire pour qu'il pût se guérir.

Certaines réformes étaient sans doute désirables pour faire disparaître la servitude gallicane qui était la tradition de l'ancien régime, et l'athéisme social qui était le vice principal de la Révolution. Mais, en ces matières plus encore que dans les autres, il importait de ne pas dépasser le but : il était même prudent, nécessaire, dans l'intérêt sacré des âmes, de ne pas chercher à l'atteindre du premier coup : l'état général des esprits ne le permettait pas. Méconnaissant ces nécessités et ces périls, les ultras se plaisaient à irriter les préventions. L'indépendance de l'Église ne leur suffisait pas ; ils réclamaient sa prépondérance politique. Non-seulement ils voulaient rendre à la société ce caractère chrétien qui est le fond même de la civilisation, mais ils prétendaient établir une sorte de solidarité entre le trône et l'autel, entre le programme de la droite et le symbole catholique, entre le parti royaliste et le clergé. Ce n'est pas le lieu de discuter cette solidarité au point de vue des principes. Il suffit de constater historiquement qu'elle était un malheur, puisqu'elle a été, sans aucun doute, funeste aux deux causes qu'on espérait servir en les associant, parfois même en les confondant.

Le Drapeau blanc, dont les rédacteurs étaient pourtant de médiocres dévots, croyait faire œuvre de politique habile en demandant l'établissement d'une monarchie religieuse fondée sur une étroite alliance de la politique et de la religion, et sur la spiritualisation de la société. Quand de telles idées étaient exprimées par quelque membre du clergé, elles partaient d'une conviction plus sérieuse et plus respectable ; mais, étant donné l'état de l'opinion, elles étaient plus périlleuses encore. Pendant que la plus grande partie des évêques, tout entiers à leur ministère apostolique, s'occupaient, avec les moyens alors à leur disposition, de réparer le mal fait aux âmes dans la tourmente révolutionnaire, quelques-uns croyaient que, pour tenter efficacement cette grande conversion, il fallait d'abord faire rendre à la religion la prééminence qu'ils avaient été habitués à lui voir avant 1789. Ils remettaient au ministère des notes où ils indiquaient ce qu'ils espéraient de lui. L'une d'elles, trouvée dans les archives de M. de Villèle et émanée de l'archevêque d'Amasie, administrateur du diocèse de Lyon, proposait pour les affaires ecclésiastiques une organisation évidemment incompatible avec le régime représentatif, avec la responsabilité ministérielle, et dont la seule annonce eût suffi pour soulever de nouvelles et terribles colères contre le clergé et contre le ministère[2]. Ce n'était pas toujours sous la forme discrète de notes intimes que ces évêques exprimaient leurs désirs. Dans l'exaltation produite par l'issue de la guerre d'Espagne, le cardinal-archevêque de Toulouse publiait une lettre pastorale, où il exposait longuement les mesures qu'on devait prendre pour restituer au clergé, non-seulement sa liberté, mais sa suprématie sociale et politique. Il le faisait avec une telle imprudence, une telle ignorance de ce qui était possible ou non, que le gouvernement, embarrassé des polémiques violentes soulevées par cette lettre, la déférait comme d'abus au Conseil d'État. Triste remède ! Le roi faisait d'ailleurs écrire au cardinal que, malgré cet acte de sévérité, il lui conservait les mêmes sentiments de haute estime et de bienveillance. La réponse du prélat laissait voir, avec une sorte de naïveté honnête et sincère, comment aux yeux d'une partie du clergé, non résigné encore à la situation qu'il pouvait se faire dans la société nouvelle, ce retour aux anciens privilèges ecclésiastiques apparaissait comme la conséquence naturelle et attendue des succès du parti royaliste[3]. Vers la même époque, l'archevêque de Rouen croyait pouvoir rappeler par mandement une vieille prescription obligeant à dénoncer et à afficher les noms de ceux qui n'avaient pas fait la communion pascale. L'évêque de Troyes, de son côté, s'écriait en chaire que l'heure des temporisations était passée ; il attaquait en plein sermon la loi sur la presse, exhortant à la faire disparaître du code qu'elle souillait ; puis il ajoutait : Le monarque qui le premier a gravé sur son casque et sur son armure : Dieu et mon épée, nous a donné le vrai secret de la politique et tout l'art de porter le sceptre.

M. de Villèle, plus que tout autre, déplorait ces imprudences et ces exagérations. Ses papiers intimes ne peuvent laisser sur ce point le moindre doute. Il s'inquiétait peu de la valeur théorique des thèses d'extrême droite ; contre plusieurs d'entre elles, il n'aurait pas eu d'objection à faire. Mais son bon sens clairvoyant distinguait les inconvénients, les périls, les impossibilités pratiques. En matière religieuse, il aimait à répéter qu'il ne fallait pas mettre la cérémonie avant l'idée c'est-à-dire exagérer les démonstrations de foi et de piété et introduire plus de dévotion dans les lois qu'il n'y en avait dans les mœurs et dans les cœurs. On lit sur son carnet, à la date du 29 novembre 1824 : Conseil tenu pour les lois religieuses fort réclamées par le Roi, le clergé et les fidèles, et en même temps bien délicates à produire dans un temps si difficile sous ce rapport. Un autre jour, à propos d'une de ces demandes des évêques dont il était journellement assailli, il écrivait :

J'ai vu le cardinal Latil. Il est fort exigeant pour le clergé et prétend qu'on lui confie la tenue des registres de l'état civil, question bien propre à aggraver la situation déjà si mauvaise. De telles prétentions contribuent au mal plus que ne le croit ce prélat. Un défaut du clergé, dans les circonstances actuelles, est de ne voir que la partie religieuse de la population et les membres de son propre corps, et de juger de la généralité de la génération actuelle par une exception.

 

Dans les questions d'ordre civil, M. de Villèle ne voyait pas moins clair. Il a longtemps résisté aux instances de ceux qui, comme M. de Polignac, le pressaient de présenter une loi sur le droit d'aînesse. A ce propos, il écrivait, le 31 octobre 1824, à ce même M. de Polignac une lettre remarquable. Sans contester de front la thèse du droit d'aînesse, il montrait que, dans l'état des mœurs, toute loi sur ce sujet serait impuissante ; puis, exposant d'une façon plus générale la politique de modération patiente et prudente dont il ne se serait jamais départi s'il avait été libre, il ajoutait. :

Je ne veux pas dire qu'il ne faille rien faire. Mais avec une société si malade, il faut beaucoup de temps et de ménagement pour ne pas perdre en un jour le travail et le fruit de plusieurs années. Savoir où il convient d'aller, ne jamais s'en écarter, faire un pas vers le but toutes les fois qu'on le peut, ne se mettre en aucune occasion dans le cas de reculer, voilà, mon cher ami, ce que Dieu m'a donné, ce que je crois une des nécessités du temps où je suis venu aux affaires et une des causes pour lesquelles j'ai été porté au poste que j'occupe. Quand ce temps sera passé, l'intérêt du service du roi et le bien du pays exigeront d'autres allures. On trouvera des hommes de cette circonstance, et je serai trop heureux de leur passer le fardeau et de leur livrer le terrain déblayé des obstacles que la patience et la persévérance pouvaient seules écarter.

 

Aussi M. de Villèle résistait-il autant qu'il le pouvait aux exigences des ultras. La pression était souvent fort gênante, car elle venait d'une partie de ses amis. A l'origine de son ministère, il avait pu tenir bon. Les imaginations étaient d'ailleurs détournées vers la guerre d'Espagne. Mais après 1824, la droite se crut plus forte, et le ministère, par le changement de règne, par la retraite successive de M. de Montmorency, du duc de Bellune et surtout de M. de Chateaubriand, par les défections chaque jour croissantes de la contre-opposition, était plus faible et plus embarrassé pour refuser des satisfactions impérieusement demandées. De temps à autre, il était contraint à faire quelques concessions. Les plus considérables sont ces trois projets de loi qui ont eu un si grand retentissement et qui ont marqué successivement en 1825, en 1826, en 1827, comme les degrés de la chute du gouvernement de droite : loi sur le sacrilèges, loi sur le droit d'aînesse, loi de justice et d'amour contre la presse. Ces lois, pour le moins singulièrement maladroites et téméraires, avaient en outre le tort d'être absolument impuissantes ou même inexécutables ; la fameuse loi sur le sacrilège, en vigueur de 1825 à 1830, n'a pu être appliquée une seule fois.

Que M. de Villèle ait désapprouvé ces mesures, qu'il les ait proposées malgré lui, le fait est maintenant certain. Si l'on veut trouver sa politique personnelle, c'est dans les lois habiles et fécondes de la conversion des rentes ou de l'indemnité accordée aux émigrés qu'il faut la chercher. Seulement, croyant impossible de résister plus longtemps aux exigences des ultras, le ministre de droite bornait son ambition à atténuer ce qu'elles avaient d'excessif, à espacer autant que possible les satisfactions qu'il leur donnait, à ne faire que l'indispensable pour empêcher une rupture. Et certes, quand on se rappelle l'énormité des demandes, on comprend qu'il pût par comparaison regarder ses concessions comme inoffensives. Il s'empressait d'ailleurs de racheter ses faiblesses par quelques bonnes mesures, vraiment en harmonie avec les conditions de la société nouvelle ; c'étaient de préférence des réformes économiques et financières ; les préoccupations de son esprit se dirigeaient volontiers de ce côté. Vains efforts ! l'opinion ne lui tenait pas compte du mal qu'il empêchait ni du bien qu'il faisait ; elle voyait uniquement le mal qu'il laissait faire. On ne saurait s'imaginer, si on ne le saisit en quelque sorte sur le vif dans les témoignages contemporains, tout ce que ces malheureuses lois ont éveillé d'alarme et de colère, non-seulement dans les partis hostiles, mais dans la nation entière, dans la magistrature, dans les écoles et jusque dans l'Académie. M. de Villèle, attristé et découragé, écrivait sur son carnet que ces discussions avaient produit un bien mauvais effet. Les concessions aux ultras ont été la grande faute du ministère de droite ; c'est ainsi qu'il a soulevé le formidable mouvement d'opinion sous lequel il a succombé et qui a contribué à faire tomber la monarchie elle-même.

La gauche avait d'ailleurs pour tactique de mettre en lumière, d'exagérer, d'envenimer les satisfactions que le ministère se croyait obligé de donner à la portion ardente de ses partisans : elle présentait comme le programme de la droite toutes les extravagances, parfois isolées, dont ce parti était moins le complice que la victime. Elle affectait de croire M. de Villèle encore plus à la merci de l'extrême droite qu'il ne l'était, et Benjamin Constant disait ironiquement à la tribune :

On assure qu'un homme d'État, porté au pouvoir par un parti fort impérieux dans ses exigences, fut interrogé par un de ses amis, qui lui demanda comment il comptait combattre ce parti insatiable. L'homme d'État répondit : En lui cédant toujours. La recette me paraît hasardeuse, même pour l'homme d'État. Mais, fût-elle bonne pour qui veut gouverner au jour le jour, elle est désastreuse pour la nation ainsi gouvernée.

 

L'histoire ne peut accepter pour un jugement équitable cette critique amère adressée par un adversaire politique. Toutefois, chacun sent bien que là est le côté faible de M. de Villèle. Les premiers symptômes du mal s'étaient déjà révélés du temps de M. de Serre, quand le chef de la droite était dans l'opposition. Au pouvoir, ce mal est devenu plus grave et plus funeste. L'idéal eût été un ministre voyant aussi juste, mais sachant mieux imposer à ses amis sa manière de voir. M. de Villèle avait sans doute beaucoup des aptitudes supérieures de l'homme de gouvernement : le tact, la perspicacité, le sang-froid, l'art de grouper, de discipliner et de faire manœuvrer les partis, l'aptitude aux affaires, le don de la lucidité persuasive. C'est une grande lumière et qui brille à peu de frais, disait de lui le chef du cabinet anglais, M. Canning. Mais, si éminentes que fussent ces qualités, ne faut-il pas plus encore, pour être classé au rang de ces hommes rares que l'histoire salue du nom de grands ministres, ne faut-il pas cette puissance d'initiative, ce courage du commandement qui ont marqué les Robert Peel ou les Casimir Périer ? Ne faut-il pas savoir, dans un moment de crise, résister à son parti et se faire suivre par lui, l'empêcher de commettre les fautes qui le perdraient, et lui imposer les réformes et les évolutions qui doivent le sauver ?

Les ultras étaient d'autant plus embarrassants et plus dangereux pour le ministère que, dans beaucoup de questions, ils pouvaient compter sur les sympathies ou du moins sur la facilité de caractère du nouveau roi. Surtout en matière religieuse, Charles X, par scrupule de conscience, était disposé à. céder aux exigences dont le gouvernement était assailli. M. de Villèle naturellement ne se sentait pas de goût à brusquer son roi plus que ses amis. Il écrivait dans ses Notes politiques, en parlant de lui-même :

Tout cela était d'une faiblesse destructive de tout gouvernement et désespérante pour celui qui en supportait toute la responsabilité avec tout le poids des affaires. Mais il n'était pas et il ne prétendait pas être le cardinal de Richelieu. Il n'en avait ni le caractère, ni l'ambition, ni les facultés supérieures. Il ne les enviait même pas. Quand il eût été tout autre sous ce rapport, comprimer et annuler son roi, opprimer le neveu de son roi, la fille de Louis XVI, la veuve du duc de Berry, exiler hors de France le nouveau Gaston d'Orléans et sa nombreuse famille, faire tomber les têtes des pygmées de cour plus dangereux peut-être avec leur influence sur le roi et sa famille et leurs menées fâcheuses à la Cour des pairs, que les Montmorency et les Cinq-Mars, était un rôle qu'il n'aurait jamais ambitionné, ni accepté. Au lieu de cela, il faisait donner sa démission à son fils et l'envoyait avec sa femme et ses filles préparer son logis de Morville.

 

Ce dernier moyen de résistance était insuffisant, d'autant plus que, soit dévouement au roi, soit attachement au pouvoir, M. de Villèle ne savait même pas menacer sérieusement de sa retraite. Il demeurait malgré tout au ministère et y suivait une politique qui, par beaucoup de points, n'était pas la sienne. On souffre de le voir ainsi s'affaiblir chaque jour davantage. Dans les derniers temps, ce n'était plus lui qui gouvernait. Il déployait du reste un rare courage, un peu passif à la vérité, en acceptant hautement, si lourde et si périlleuse qu'elle fût, la responsabilité des actes qu'au fond il avait désapprouvés. Jamais il ne consentit à découvrir ses amis ou le roi, pour rejeter sur eux les fautes qu'ils lui faisaient commettre. Peu de ministres ont porté aussi loin le point d'honneur de la fidélité à leur parti.

Si M. de Villèle était sans défense suffisante contre la pression de ses amis d'extrême droite, ce n'était pas tant par faiblesse de caractère que par faiblesse de situation. Nous retrouvons ici ce qui a été signalé dès le début comme le grand malheur de la Restauration, la séparation du centre droit et de la droite. Cette séparation avait fait échouer M. de Serre ; elle faisait échouer M. de Villèle. Celui-ci, avec son ministère de pure droite, n'avait aucun contre-poids, aucun point d'appui, pour résister aux exigences des ultras. Il avait désiré se rapprocher du centre quand M. de Serre était au pouvoir ; peut-être serait-il revenu volontiers à cette idée, maintenant que l'expérience du gouvernement lui faisait sentir plus vivement encore les inconvénients de la scission ; mais il se savait surveillé, sous ce rapport, avec une inquiétude soupçonneuse. N'est-ce point par obligation de dissiper ces défiances qu'il nommait pair M. Lainé et faisait échouer la candidature de M. de Serre, écartant ainsi lui-même de la Chambre les deux hommes qui auraient pu travailler le plus efficacement à lui donner le concours et le contrôle salutaires du centre droit ? Il répugnerait trop, en effet, d'attribuer cette sorte de disgrâce à une jalousie mesquine de M. de Villèle. Plus la droite dominait seule, plus elle était à la merci de l'extrême droite, plus aussi les fautes qui étaient la suite de cette dépendance conduisaient les royalistes vers un échec complet et irréparable. Jamais, en dépit des sages intentions, de l'habileté profonde et des mesures souvent excellentes de M. de Villèle, n'avait apparu aussi clairement ce qu'il en coûtait à cette droite de se montrer exclusive, et quel triste marché elle faisait, en refusant la main secourable des modérés du centre, pour retomber sous la main compromettante et fatale des exagérés d'extrême droite.

 

§ 3. — M. DE LA BOURDONNAYE ET M. DE CHATEAUBRIAND.

Parmi les ultras, il en était qui ne se contentaient pas de compromettre M. de Villèle. Il leur fallait l'attaquer et chercher à le jeter violemment à bas, comme ils avaient fait de M. de Serre. Cette contre-opposition d'extrême droite s'est montrée redoutable, surtout à partir de 1824 ; mais le germe en était apparu dès le lendemain de la constitution du ministère, en 1821. Si l'on n'avait pas alors osé engager tout de suite la guerre ouverte, déjà l'humeur chagrine et les dispositions hostiles étaient faciles à discerner. Chez plusieurs, c'était exaltation sincère ; chez quelques autres, les moins nombreux, mais non les moins actifs, il s'y joignait malheureusement des motifs d'un autre ordre. Le ministère de droite ne contenait aucun des ultras qui avaient noué la coalition contre M. de Richelieu et M. de Serre. Ces ultras voyaient dans cette exclusion, châtiment de leur conduite sans scrupule, une injustice et une ingratitude. Leur ambition était impatiente et irritée. Les renseignements trouvés dans les papiers de M. de Villèle ne sont pas à l'avantage de quelques-uns de ces personnages, particulièrement de M. de la Bourdonnaye. Celui-ci avait fait proposer au ministère, par M. de Chateaubriand, une sorte de marché comminatoire. Voici la lettre de M. de Chateaubriand, telle qu'elle a été publiée par un écrivain royaliste, M. Nettement :

La Bourdonnaye est venu chez moi ce soir. Il veut définitivement savoir si l'on est ami ou ennemi. Il persiste à demander : 1° la pairie sur la tête de son  fils ; 2° il abandonne l'idée de l'ambassade de Vienne, et se contente d'être ministre aux Pays-Bas. A ces conditions, il promet d'être loyalement en paix avec  le ministère et de le servir si besoin est. Mais il veut une explication immédiate, car il veut prendre parti dans la discussion de la loi sur les journaux. Si l'on est ennemi, il parlera contre la loi des journaux qu'il n'aime pas. Si l'on est ami, il gardera le silence et attendra patiemment l'avenir. Je vous rends ses propres paroles, mon avis est que vous ne sauriez trop faire pour l'amener à vous.

M. de Villèle refusa : il ne voulait pas que les ambitieux fussent tentés de lui déclarer la guerre, pour lui faire ensuite acheter la paix. Tel n'était pas le sentiment de M. de Chateaubriand qui, connaissant ces ultras, croyait habile et nécessaire de les satisfaire. Il en parlait souvent à M. de Villèle ; il lui écrivait, par exemple, le 2 avril 1822 :

Je pars à l'instant. N'oubliez pas Bertin, Castelbajac, Vitrolles, Donnadieu, Canuel. Il est nécessaire d'en finir avec eux... Pensez aussi à moi et à mon congrès.

Et le 30 avril :

Croyez-moi ; placez nos cinq ou six royalistes, Devaux, Castelbajac, Donnadieu, Canuel, la Borie, Agier, Delalot. Faites rendre le ministère d'État à Vitrolles, arrangez la Bourdonnaye, si vous pouvez, et l'avenir est à vous... Je n'ai rien demandé ; mais je pense que, pour le service du roi, il ne faudrait pas que je fusse le seul ambassadeur sans cordon. Mes deux prédécesseurs avaient le cordon bleu.

 

M. de Villèle persistait à ne pas suivre ces conseils. Il appelait, il est vrai, M. de Castelbajac à un poste élevé ; mais il refusait des places aux autres, notamment à M. Delalot. Aussi M. de Chateaubriand écrivait à madame Récamier : On mécontente Delalot, et Delalot est une puissance à la Chambre. Puis, le 30 novembre, il revenait encore à la charge dans sa correspondance avec M. de Villèle : Les lettres que je reçois, écrivait-il, m'inquiètent un peu. Jetez de l'eau sur le feu. Placez vos amis ; tout finira. Ces questions personnelles devaient être jusqu'à la fin étrangement mêlées à la contre-opposition de quelques-uns de ces purs d'extrême droite qui, du haut de la tribune, se donnaient pour devise : Loyauté, conscience. A plusieurs reprises et même à la dernière heure, en aoùt 1827, au moment où la lutte était la plus violente et la plus implacable, des marchés étaient proposés à M. de Villèle, — ce sont toujours ses papiers qui en font foi ; — on lui offrait le concours de tels personnages et de tels journaux d'extrême droite, s'il donnait un portefeuille à celui-ci ou une pension à celui-là.

Un an environ après la formation du ministère de droite, pendant les préliminaires de la guerre d'Espagne, la contre-opposition d'extrême droite commença à entrer ouvertement en ligne ; elle était encore peu nombreuse. Autour de M. de la Bourdonnaye, on distinguait MM. Delalot, de Bouville, de Vaublanc, Donnadieu. Ils reprochaient à M. de Villèle de ne pas prendre assez ouvertement parti pour l'absolutisme espagnol. Quant à eux, ils s'empressaient d'établir une solidarité entre cet absolutisme et le droit monarchique. A les entendre, il fallait, pour être fidèle au principe légitimiste, exalter tout ce que faisaient Ferdinand et ses partisans extravagants ou féroces. Tel était sans doute le moyen de dissiper ce qu'il y avait encore de prévention contre ce principe dans une partie de l'opinion française. Un journaliste s'écriait qu'il ne suffisait pas de réprouver telle ou telle constitution : on devait réprouver le principe constitutionnel ; il fallait que le roi d'Espagne fût libre et maitre. Ces ultras ne s'arrêtaient même pas devant la guerre commencée ; et, sans éprouver aucun scrupule de patriotisme, ils continuaient à attaquer le ministère qui portait le drapeau de la France dans une lutte au premier abord pleine de difficultés et de périls.

Cette opposition d'extrême droite n'était sans doute à la Chambre qu'une minorité infime, et elle ne pouvait gêner d'une façon sérieuse la droite demeurée fidèle à son chef ; mais elle était déjà soutenue par une portion notable des journaux royalistes. Ceux-ci, suivant leur style habituel, accusaient M. de Villèle d'équivoque, d'intrigue, presque de trahison ; ils flétrissaient ce qu'ils appelaient la lâcheté des politiques. Monsieur lui-même se plaignait du détestable esprit des journaux. La Quotidienne, qui n'osait pas encore rompre avec M. de Villèle, se gardait bien néanmoins de critiquer en quoi que ce fût les attaques de l'extrême droite ; en face des débats les plus violents, elle ne trouvait qu'à s'attendrir sur ce beau spectacle d'une opposition de gens de bien animés des mêmes sentiments que la majorité et différant avec elle sur les moyens, non sur le but ; puis elle ajoutait : Dans l'espèce de lutte qui s'élève entre les royalistes et les ministres, il ne peut y avoir pour les uns et pour les autres qu'une occasion d'acquérir une estime nouvelle, en rivalisant de modération, d'indépendance et de loyauté.

Ce fut en 1824, après la brouille de M. de Villèle et de M. de Chateaubriand, que la contre-opposition d'extrême droite atteignit tout son développement. On sait comment le brillant ministre des affaires étrangères fut brusquement destitué. Qui se hasarde à blesser un tel homme peut être assuré que la postérité sera mise jusqu'aux moindres détails dans la confidence de ce ressentiment. M. de Villèle avait des griefs sérieux contre son collègue, qui contrecarrait sous main sa politique et aspirait à le remplacer à la tête du gouvernement. Il eût été surprenant d'ailleurs que deux hommes aussi différents, aussi opposés, se fussent entendus. M. de Chateaubriand n'avait pas assez de dédain pour ce qu'il y avait d'un peu terre à terre chez M. de Villèle : C'était, disait-il, un grand aideur d'affaires ; marin circonspect, il ne mettait jamais en mer pendant la tempête, et, s'il entrait avec dextérité dans un port connu, il n'aurait jamais découvert le nouveau monde. — M. de Villèle, disait-il encore, voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas... Nous voulions, nous, occuper les Français à la gloire, essayer de les mener à la réalité par des songes. C'est ce qu'ils aiment. Il y avait une part de vérité dans ces critiques ; mais si M. de Villèle, à son tour, avait écrit ses impressions comme M. de Chateaubriand, il aurait dit le peu de cas qu'il faisait de cette politique à son avis plus littéraire que pratique, de ce penchant à rechercher le bruit, l'éclat et l'émotion plus que l'action efficace et soutenue du pouvoir, de cette témérité d'enfant perdu jointe aux ambitions de chef de parti, de cette imagination grandiose par les aspirations, mesquine par les préoccupations de vanité, de cet égoïsme implacable, à demi voilé sous une parure de générosité chevaleresque, parfois étrangement associé à une sorte d'insouciance blasée et orgueilleuse. M. de Chateaubriand avait souvent des vues supérieures, notamment dans la politique étrangère ; mais M. de Villèle n'était pas disposé par sa nature à les comprendre et à les goûter ; il en était plutôt effrayé. Ne faut-il pas ajouter en outre que si son collègue l'inquiétait par ses défauts, il l'offusquait aussi quelque peu par l'éclat dont il était entouré ? Parmi tant de qualités sérieuses et honnêtes qui méritaient à M. de Villèle l'estime et l'admiration, il en est une qui semblait lui manquer, la grandeur.

Quoi qu'il en soit des motifs de la rupture, ce fut une faute d'écarter M. de Chateaubriand. Il était, a dit le duc de Broglie, l'ornement principal de la cause royale et comme un des rayons les plus lumineux de son auréole. Privé de lui, le ministère semblait terne et n'avait plus ce qui est nécessaire en France pour dominer les intelligences en captivant les imaginations. Ce fut surtout une imprudence de le blesser. On aurait dû prévoir les effets du ressentiment chez un tel homme. M. de Chateaubriand n'eut plus en effet qu'une pensée : se venger. J'ai été ami sincère, écrivait-il, je resterai ennemi irréconciliable. Je suis malheureusement né ; les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais. Son unique dessein fut dès lors de renverser M. de Villèle. ri lui seul il était une force. Ce qui avait été défaut chez le ministre devenait une arme terrible aux mains de l'opposant. Journaliste incomparable, il établit son quartier général au Journal des Débats, qui avait été jusqu'alors partisan enthousiaste et salarié du ministère, et qui devint désormais son adversaire le plus acharné. Il entraîna dans sa défection une fraction des royalistes, d'année en année plus nombreuse et non pas la moins brillante ; presque toute la jeune noblesse de la Chambre des pairs fut bientôt sous ses ordres. Les nouveaux ennemis du cabinet se trouvèrent les alliés du petit groupe d'assaillants déjà en position de combat à l'extrême droite. Ceux-ci accueillirent avec joie de telles recrues ; ils sentaient qu'ils acquéraient par là un éclat nouveau pour eux. La contre-opposition était comme rajeunie ; ses passions étaient rallumées plus ardentes encore. Sans doute, M. de Chateaubriand ne partageait pas la plupart des préjugés et des illusions réactionnaires de M. de la Bourdonnaye et de ses amis ; mais il leur était lié par la communauté de haine. A ses yeux, ce fut assez pour livrer bataille à côté d'eux, sous le même drapeau, sans cependant se mêler complètement à leurs rangs. En même temps, aux idées ultra-royalistes qui le rattachaient à l'extrême droite, il joignait des idées nitra-libérales par lesquelles il tentait de se rallier la gauche. Les succès ne devaient pas manquer à M. de Chateaubriand dans cette orageuse carrière ; il les savourait avec une âpre jouissance, et, après bien des années, il les racontait dans ses Mémoires, comme s'il éprouvait encore, rien qu'à ce souvenir, un frémissement d'orgueil satisfait et de vengeance triomphante.

 

§ 4. — LAMENNAIS.

Les ultras, réactionnaires avec M. de la Bourdonnaye, libéraux avec M. de Chateaubriand, n'étaient pas les seuls éléments de l'opposition d'extrême droite. Il en était un autre dont l'histoire ne peut méconnaitre le caractère spécial ni l'importance ; on doit même d'autant moins le négliger, qu'il n'a pas disparu avec la Restauration, mais s'est au contraire développé après elle. Un nom éclatant le personnifiait alors ; celui de Lamennais.

Quand on prononce aujourd'hui ce nom, la pensée se reporte aussitôt sur le révolté des Paroles d'un croyant, sur le tribun en rébellion contre les lois divines et humaines. On le voit tel que l'a peint Ary Scheffer avec ce regard désespéré, avec ce front sur lequel semble imprimé le signe particulier du prêtre apostat. Mais Lamennais a déjà cinquante-deux ans au moment de sa rupture avec l'Église, en 1834. Toute une partie de sa vie, généralement la moins connue, mais non la moins instructive à étudier, s'était écoulée dans des régions absolument différentes de celles où s'est traînée sa triste et morne vieillesse. Malgré son génie d'écrivain, il n'était entré dans la célébrité qu'assez tard, par la publication, en 1818, de son premier volume de l'Essai sur l'indifférence. Un observateur perspicace eût sans doute pu discerner, dès cette époque, ce qu'il y avait de malaise et de trouble dans cet esprit faux en dépit de sa grandeur, dans cette âme de colère, d'orgueil et de malédiction, où des coins de ciel bleu un moment entrevus étaient aussitôt couverts par les nuages de tempête.

Mais pour le vulgaire, l'abbé de Lamennais apparaissait alors comme un défenseur éloquent, audacieux, convaincu du catholicisme et de la monarchie. Recherché, après le succès de son livre, par les chefs du parti royaliste, il avait fait d'abord campagne avec eux dans le Conservateur, puis dans le Drapeau blanc et le Défenseur, sans se distinguer, si ce n'est par la nature et l'éclat de son talent, des autres écrivains d'extrême droite.

M. de Villèle devenu ministre, Lamennais demeure dans l'opposition, mais il y apporte des préoccupations particulières qui ne sont celles ni de M. de la Bourdonnaye, ni de M. de Chateaubriand. Il ne ménage même ni l'un ni l'autre, traitant le premier d'esprit étroit, raillant la vanité rancunière du second et se refusant à le prendre au sérieux. Il a son journal à lui, le Mémorial catholique, fondé en 1824 et rédigé par de jeunes prêtres dévoués à ses idées philosophiques et à ses thèses sociales, MM. Gerbet, Rohrbacher, de Salinis, auxquels se joignent quelques laïques comme M. O'Mahony. Cette publicité ne lui suffit pas, et de temps à autre il fait paraître quelque ouvrage de polémique dont le retentissement est considérable[4].

C'est au gallicanisme qu'en veut surtout Lamennais : c'est contre ce vieux reste de l'ancien régime ecclésiastique qu'il dirige ses efforts. Sa puissante et brillante logique a facilement raison sur ce point. Mais, d'un bond, il se perd dans les excès contraires d'un ultramontanisme inconnu même à Rome. Il veut l'Église non-seulement indépendante, mais dominante. Il reprend la théocratie de M. de Maistre ; il essaye de faire une théorie sociale et politique du rêve un moment caressé par un grand esprit trop souvent chimérique. Il prétend faire revivre un moyen âge singulièrement idéalisé qui lui apparaît comme l'œuvre directe et parfaite de l'Église, la seule manifestation sociale du dogme catholique. Il veut, dit-il, mettre en pratique les doctrines de la bulle de Boniface VIII et fonder partout des royautés chrétiennes, subordonnées au principat du souverain pontife. Dans ce système, le pape aurait mission et pouvoir de protéger les nations contre la guerre, l'anarchie et la tyrannie, jugeant les actes et proclamant la vérité en matière politique comme en matière religieuse : seul moyen, dit Lamennais, d'empêcher la dissolution complète des partis, des peuples et des gouvernements, en leur fournissant une règle universelle pour diriger leur conduite et leurs opinions. Comme la société, depuis le moyen âge, n'a fait que s'éloigner de cet idéal, l'impétueux écrivain lui jette l'anathème et la déclare en contradiction avec le catholicisme. La législation française est à ses yeux un mélange hideux d'impiété et d'anarchie. La France, au lieu d'être une monarchie chrétienne, est une république démocratique dont le principe est l'athéisme. Il faut au plus vite supprimer la protection accordée aux cultes dissidents, rendre au clergé son rang et son autorité de premier ordre politique de l'État, lui restituer entre autres choses le droit exclusif de constater les actes de l'état civil, lui donner non pas la liberté, mais le monopole de l'enseignement, en un mot, subordonner en tout la société temporelle à. l'Église, le gouvernement au pape ; la théocratie seule peut nous sauver de la démocratie.

Ce que Lamennais hait et méprise le plus, c'est le régime représentatif, qui prétend chercher ailleurs que dans la suprématie politique des papes la conciliation entre la liberté des peuples et l'autorité des gouvernements. Dans sa vie, Lamennais a traversé tous les partis, depuis le royalisme théocratique jusqu'à la démocratie radicale, tous, sauf un seul, le parti parlementaire. Lui et ses disciples n'ont pas assez d'outrages et de sarcasmes pour le gouvernement dit représentatif, triste assemblage de toutes les corruptions possibles, pour cette invention de la division des pouvoirs qui dégrade les véritables souverains. — Je ne saurais m'empêcher de penser, écrit Lamennais, que Dieu a permis l'invention du représentatif dans un siècle d'orgueil, afin d'humilier les hommes en leur montrant jusqu'où peut aller la bêtise humaine. D'ailleurs il écrase ce régime sous une injure qui, dans son esprit, dépasse toutes les autres : il le compare au gallicanisme.

Sur plus d'un point, Lamennais pouvait faire campagne avec l'extrême droite, s'attacher aux mêmes griefs, aboutir aux mêmes conclusions. Mais on le voit, il a son système à lui, et un observateur superficiel pourrait seul le confondre avec les ultras. Sans doute, comme eux, il s'attendrit et s'exalte en parlant du Roi ; il veut débarrasser la couronne de toute entrave constitutionnelle ; il proclame que la monarchie est la forme nécessaire d'un gouvernement chrétien ; mais, écoutez bien : ce n'est pas le même accent que celui des royalistes de race et de sentiment. Rien chez lui de ces impressions si profondes et si tendres, même au milieu de tant d'égarements, qui faisaient battre le cœur et trembler la voix des vieux émigrés. Si Lamennais veut tant de bien aux rois, c'est parce que ceux-ci doivent être les instruments de sa révolution politique et religieuse. On verra comment il les traitera le jour où il saura ne plus pouvoir compter sur eux pour cette œuvre. Tout est subordonné chez lui à l'arrière-pensée théocratique. Ni lui ni ses amis ne peuvent donc être qualifiés d'ultra-royalistes. Ils étaient traités par les libéraux d'ultramontains, et s'appelaient eux-mêmes catholiques ; au milieu des partis divers qu'ils méprisaient tous presque également, ils avaient la prétention d'être catholiques avant tout. Répondant à M. Laurentie qui lui demandait en 1828 de collaborer à la Quotidienne, l'un des disciples les plus ardents de Lamennais, M. O'Mahony, commençait par exprimer son dédain pour les questions de la politique courante :

Que ferez-vous, Monsieur, de collaborateurs assez indifférents pour n'avoir pas encore mesuré toute la largeur et toute la longueur de l'ordre constitutionnel, ni calculé toute la hauteur et toute la profondeur de l'ordre légal, et qui même ne saisissent pas encore nettement le sens de ces deux superbes expressions ?

Puis il ajoutait :

Il y a longtemps que les impies m'appellent un fanatique, les ministériels un frondeur, les constitutionnels un ultra, et les courtisans un factieux. Embarrassé du choix entre tant de titres, j'en ai adopté un autre que peu de gens m'envieront et que personne au monde ne m'arrachera, c'est celui de catholique romain.

 

Tout désireux qu'il fût de satisfaire le parti religieux, le ministère Villèle ne pouvait ni ne voulait se faire l'instrument des desseins de Lamennais. Aussi celui-ci l'attaquait-il avec une extrême violence. Il publiait que le gouvernement était hypocrite dans son langage, athée dans ses actes ; il n'épargnait pas davantage la majorité royaliste dont le trône et l'autel viennent quelquefois orner les pieuses harangues, mais dont les votes contredisent les paroles. — Disons-le sans crainte, ajoutait-il, si, dans cette contradiction malheureusement trop commune entre les discours et la conduite, on est de bonne foi, il y a démence ; si on ne l'est pas, il y a crime. Il montrait dans M. Lainé et M. Corbière les continuateurs de Henri VIII, et dans M. de Frayssinous un évêque schismatique usurpateur des droits de Léon XII[5].

Vainement le ministère, bravant les plus violentes attaques et la plus périlleuse impopularité, faisait-il des concessions aux catholiques et présentait-il des lois sur les communautés religieuses et sur le sacrilège ; jamais il ne pouvait satisfaire Lamennais. Celui-ci, tout entier à sa chimère théocratique, s'inquiétait peu des difficultés au milieu desquelles ces lois étaient présentées et discutées. Il flétrissait, comme autant de lâchetés et de trahisons, les précautions de langage que le ministère était obligé d'employer pour s'assurer une majorité. Qui donc, s'écriait-il dans une de ses brochures, a chargé M. de Frayssinous de capituler avec les rois de la terre au nom de l'épouse de Jésus-Christ ? A l'entendre, ceux qui avaient proposé ces lois feignaient un grand zèle pour la religion, afin de consacrer le principe de l'athéisme politique. Les évêques qui approuvaient ces projets avaient à demi abjuré le christianisme, et il espérait bien que la loi funeste du sacrilège serait repoussée avec toute l'indignation, avec toute l'horreur qu'elle devait inspirer à quiconque croit en Dieu. La situation du ministère était étrange : traité de jésuite par les libéraux, d'apostat par les ultra-catholiques, dénoncé par M. de Montlosier, excommunié par Lamennais, il ne savait que devenir et que faire. Embarrassé et impuissant, il cherchait, soit avec le concours des évêques, soit, ce qui était plus fâcheux encore, par l'entremise d'un tribunal correctionnel, à ressusciter une sorte de gallicanisme officiel : maladresse qui ne faisait rien gagner du côté des libéraux et qui donnait prise aux terribles attaques du logicien ultramontain. D'autres fois, on se servait vainement de l'intervention du nonce pour recommander à Lamennais de ne pas soulever de polémiques aussi périlleuses. Cela m'a paru plaisant, disait à ce propos l'intraitable écrivain ; et il se bâtait de publier l'écrit compromettant qu'on voulait arrêter. Les rédacteurs du Mémorial catholique se réjouissaient d'ailleurs de voir, à chaque publication nouvelle de leur maître, rugir les impies et frissonner les lâches, surnommés modérés. Ils ne semblaient pas s'apercevoir que ces extravagantes provocations étaient reproduites avec empressement par tous les journaux de la gauche, et qu'elles fournissaient à ceux-ci des armes non-seulement contre le ministère, mais contre la monarchie, contre la religion elle-même.

Il était d'un faible secours au gouvernement d'être couvert par l'adhésion des évêques ; Lamennais s'inquiétait peu de les attaquer. Toujours il était en guerre avec quelque prélat. A plusieurs reprises, il prit à partie M. de Quélen[6]. Cet homme, rapportait-il dans une de ses lettres, est atteint d'une maladie extraordinaire : il se lève la nuit en jetant des cris, fait appeler son médecin, son confesseur ; et le mal, disent les uns, n'est que dans son imagination, d'autres disent dans sa conscience. Un autre jour, il parlait du parti anticatholique qui se groupait autour du cardinal Latil, ou des ridicules mandements des évêques. L'action de l'épiscopat, écrirait-il encore, est un grand contresens... Presque tout l'épiscopat regarde et ne voit pas... Il prépare de toutes ses forces une apostasie générale. Plus tard, dans les derniers temps de la Restauration, il traitera publiquement avec le dédain le plus injurieux les évêques de Cambrai, de Strasbourg ou de Saint-Brieuc ; il imprimera, au sujet de ce dernier : Tout le monde sait que les soins dont aurait besoin la tête de ce vieillard ne sont nullement du ressort de la théologie. Le mépris de l'épiscopat semble un des caractères du système théocratique de Lamennais. Il veut agir par le bas clergé et le pape ; ce théocrate, qui n'est au fond qu'un révolutionnaire, rêve de transporter dans l'Église une sorte de césarisme démocratique.

Du reste, si Lamennais invoque toujours le nom du souverain pontife, il n'y est nullement autorisé. Il compromet le chef de l'Eglise, mais ne lui obéit pas. Il décide ce que le pape n'a pas décidé, condamne ce qu'il n'a pas condamné, exige ce qu'il n'a pas demandé. Ses lettres sont remplies de plaintes amères sur l'inertie et le silence de Rome, qu'il voudrait voir agir et parler sous son impulsion. C'est, ose-t-il écrire, le siège de la peur et de la faiblesse au point même de m'étonner.

Les meneurs de l'extrême droite accueillaient avec joie le concours de Lamennais, comme ils avaient accueilli celui de Chateaubriand. L'écrivain théocrate flattait leurs passions et servait leurs rancunes ; ils ne voyaient pas plus loin. A peine disait-on de lui dans quelques salons : Il a raison, mais c'est trop fort. Les liens paraissent si étroits entre lui et les ultras, qu'un peu plus tard, en 1828, la Quotidienne, ayant besoin de fortifier sa rédaction, n'hésitera pas à demander le concours des écrivains du Mémorial catholique. Il fallait avoir la vue aussi courte que l'avaient les hommes de l'extrême droite, pour s'abuser ainsi sur le royalisme de Lamennais. Celui-ci soutenait la monarchie parce qu'il comptait sur elle pour établir son système théocratique. Du jour où elle paraît se refuser à cette œuvre, il devient froid et menaçant. Si la royauté veut se perdre, dit-il, l'Église gémira, mais elle s'éloignera. Cette disposition d'esprit, déjà visible en 1826, se manifeste plus clairement à mesure que les événements se développent. Bientôt Lamennais déclare ne plus compter sur les rois. Leur alliance, dit-il, ne peut que nuire au clergé et à la religion. Royalisme et gallicanisme sont maintenant pour lui tout un. C'est par les peuples qu'il veut arriver à la suprématie pontificale[7]. Il est devenu révolutionnaire tout en restant théocrate. Aussi n'assiste-t-il plus aux vicissitudes de la royauté qu'en spectateur désintéressé, avec une sorte de dédain amer. Il voit presque avec plaisir, en 1827, que l'idée de renverser un gouvernement qui déplaît paraît être aussi simple aujourd'hui que de renvoyer un domestique dont on est mécontent. — Jamais, ajoute-t-il, on ne vit pour le roi d'amour plus tranquille. Peu importe aux rois, me dira-t-on, mais aussi peu importe aux peuples, et quand on en est là, on se sépare aisément. Or qui gagne ou perd le plus à cette séparation ? Les treize dernières années nous apprennent bien des choses là-dessus. Il prédit la chute des Bourbons, qui auront, dit-il, la destinée des Stuarts. Il écrit en 1828, qu'avant deux ans tout sera terminé. — Le pauvre homme rêve, dit-il de Charles X, gare le réveil !... On ne manquera pas, d'ici à peu de temps, de lui faire voir bien du pays. Et plus tard, lors des dernières crises : On nous place entre la république et l'arbitraire de cour. A tout prendre, j'aime mieux la première, parce que j'aime mieux la fièvre que la mort. Du reste il est dans l'attente, on pourrait presque dire dans l'espoir d'un immense bouleversement ; il le juge nécessaire pour que son remède puisse être appliqué au monde. Le bien ne pourra sortir que de l'excès du mal. Ne lit-on pas, à chaque page, dans ses lettres :

Rien ne saurait changer, si tout ne change. Les gouvernements ressemblent à un homme qui a perdu son équilibre et qui ne peut le reprendre s'il ne tombe auparavant. Inutile de se défendre, ce serait presque un crime... — Il faut que tout ce qui a puissance aujourd'hui s'accorde à traîner vers l'abîme. Que ce qui doit aller à la mort, aille à la mort !... Nous pouvons le dire, puisqu'un prophète le disait il y a plus de trois mille ans.

 

Le pressentiment de cette révolution terrible obsède Lamennais. Il s'enivre de ces prédictions qu'il déclame en style biblique ou apocalyptique. Il s'est fait toute une rhétorique de malédictions et de prophéties lugubres qui trouvera des imitateurs : Impatient d'entendre sonner l'heure des bouleversements, il donne tête baissée dans l'avenir, pour échapper au présent. Sans cesse il répète le mot du Christ à Judas : Quod facis fac citiùs. Il éprouve même parfois une sorte de jouissance en voyant approcher le moment où disparaîtra une société qui lui est odieuse, un gouvernement qui n'a pas voulu s'abandonner à lui. Ce sera assez drôle à voir s'en aller, écrit-il ; imaginez la Charte roulée en cornet, et dans ce cornet, comme dans un ballon, tel ou tel enlevé dans les airs. Ils veulent être Dieu. A la bonne heure ! Eh bien, on leur dira : Gloria in excelsis.

Voilà ce qu'au bout de peu d'années est devenu le royalisme de Lamennais. Ne peut-on pas même prévoir le jour prochain où il brisera avec le pape comme il a brisé avec la monarchie, et où il sortira de l'Église, laissant, bêlas ! dans la presse religieuse une tradition détestable, un virus malfaisant, dont la France et le catholicisme souffrent encore ?

 

§ 5. — LA CONTRE-OPPOSITION D'EXTRÊME DROITE.

Lamennais nous a écartés quelque peu de l'extrême droite proprement dite et de son rôle politique. Il est temps d'y revenir. Ce n'est pourtant pas sans répugnance qu'on se remet en face de ce spectacle d'une monotonie instructive, mais pénible. Il serait plus agréable à l'historien, plus flatteur pour l'amour-propre des conservateurs, de considérer la sagesse de M. de Villèle et de ses amis de la droite modérée, dans la partie de leur œuvre où ils étaient vraiment eux-mêmes, par exemple dans la gestion si habile et si honnête de nos finances, dans le développement du crédit public et de la prospérité économique de la nation. Que ne pourrait-on pas dire aussi à l'éloge de leur politique étrangère, qui a passé trop souvent inaperçue au milieu des débats bruyants de la politique intérieure ? Ne sentirions-nous pas aujourd'hui mieux qu'alors l'inappréciable bienfait d'un gouvernement qui, quelques années après Waterloo et après les traités de 1815, avait relevé si haut la considération et l'influence de la France en Europe ? Peu de ministres ont traité les affaires extérieures avec plus de dignité et de largeur, de fermeté et de prudence, de souplesse et d'esprit de suite. Ces qualités se montraient en toute circonstance, que ce gouvernement reconnût l'indépendance de Saint-Domingue, ou défendit notre influence contre celle de l'Angleterre dans les affaires d'Espagne et de Portugal. Ne s'est-il pas montré à la fois adroit et hardi dans cette longue campagne diplomatique et militaire, qui devait aboutir à la victoire de Navarin et à l'indépendance de la Grèce chrétienne, et qui, du même coup, faisait rentrer la France dans le concert européen en effaçant les dernières traces de la coalition de 1815 ? Le ministre de la guerre d'alors, M. de Clermont-Tonnerre, ne commençait-il pas à préparer cette expédition contre Alger que la Restauration, avant sa chute, saura glorieusement accomplir ? La reconnaissance qui est due aux ministres doit d'ailleurs s'étendre à ces ambassadeurs qui presque partout représentaient clignement la France par la noblesse de leur caractère et de leur nom, MM. de la Ferronnays, de Caraman, de Moustier, de Rayneval, de Talaru, de Saint-Priest, auxquels il faut joindre M. de Polignac, car l'ambassadeur n'a pas mérité les mêmes critiques que le ministre. On éprouve, dans les tristesses de l'heure présente, une émotion particulière à saluer ce relèvement si rapide de notre honneur et de notre influence sous les auspices de la vieille monarchie ; et, aujourd'hui surtout, on est à même de comprendre le prix du service qu'elle nous a rendu alors. Mais, quel que soit l'attrait à la fois douloureux et consolant qui nous appellerait de ce côté, il convient de résister à cette tentation, de nous renfermer dans notre sujet et de ne pas nous laisser distraire de notre tache, si ingrate qu'elle puisse devenir.

On a vu quelle avait été la formation en quelque sorte successive de la contre-opposition d'extrême droite. Quant à ses procédés, ils étaient les mêmes que du temps de M. de Serre. Elle attaquait un gouvernement sorti des rangs de la droite, comme auraient pu le faire les plus mortels ennemis des royalistes et les adversaires les plus acharnés de leurs doctrines. MM. de la Bourdonnaye, Delalot, Ailier rivalisaient, à la tribune, d'emportement et d'amertume contre M. de Villèle, auquel ils reprochaient sa modération et qu'ils accusaient d'être sans passion pour le bien, sans horreur pour les traîtres, calme par indifférence et modéré par faiblesse. Ils refusaient le budget et, tel jour, parlaient sérieusement de mettre le ministère en accusation. Aussi, M. de Villèle, au sortir d'un de ces débats, écrivait-il sur son carnet : La contre-opposition est pire que l'opposition ; et il ajoutait : Heureusement, la dernière séance vient de clore cette violente et absurde série de déclamations sans autre but que le renversement du ministère. S'il faut en croire des révélations faites par M. de Villèle lui-même, à la violence se joignaient parfois des manœuvres d'une loyauté douteuse. L'affaire des marchés passés avec M. Ouvrard pendant la guerre d'Espagne était une de celles qu'exploitait le plus l'opposition. La conduite du ministre avait été cependant irréprochable, et il aurait écrasé facilement ses adversaires rien qu'en lisant les pièces qu'il avait entre ses mains : seulement, il aurait ainsi découvert le duc d'Angoulême, dont la conduite, d'ailleurs, avait été dans cette circonstance comme toujours, fort honorable. Si acharnées, si périlleuses que fussent les attaques, il ne voulut jamais se défendre à ce prix. Les pièces ne furent pas lues et n'ont été connues que longtemps après. A ce procédé délicat et généreux, il est curieux d'opposer celui de M. de la Bourdonnaye. M. de Villèle rapporte ainsi les détails d'une entrevue que lui avait demandée M. Manguin, avocat de M. Ouvrard :

Cet avocat se plaignit d'abord de la rigueur dont on usait dans la liquidation. Comme je lui répondis, en le reconduisant vers la porte, que cela ne devait regarder que le ministre de la guerre : — Tenez, me dit M. Manguin, ce n'est pas pour M. Ouvrard, c'est pour vous que je suis venu. Hier, j'étais avec mon client, M. de la Bourdonnaye entre et lui dit : Mais, malheureux que vous êtes, pourquoi ne chargez-vous pas M. de Villèle ? Vous seriez sûr, alors, de trouver mille défenseurs. — Et comment, puisqu'il n'est pour rien dans mon affaire ? — Qu'importe ! reprend M. de la Bourdonnaye. — C'est ce qu'importe que j'ai depuis dans mon oreille, ajoute M. Manguin, et il s'en alla.

 

M. de Villèle paraît avoir considéré comme vraisemblable le rapport de M. Manguin. li dit en effet y avoir trouvé l'explication de renseignements venus d'autre source. On lui avait annoncé que M. Ouvrard entrait dans la ligue de M. de la Bourdonnaye et qu'il mettait à prix ce qu'il appelait sa discrétion.

Suivant sa coutume, la presse était plus violente encore que la tribune. Les seuls journaux royalistes soutenant le ministère étaient ceux que des intermédiaires plus empressés et plus compromettants qu'utiles payaient avec des fonds puisés à la liste civile. M. de Villèle, qui n'approuvait pas les opérations de cette caisse d'amortissement des journaux, rapporte que trois ou quatre millions avaient été ainsi dépensés. Le Drapeau blanc, à lui seul, coûtait 9.000 francs par mois. La Quotidienne, qui avait résisté à toutes les séductions pécuniaires, la Foudre, l'Aristarque, s'unissaient au Journal des Débats, inspiré, souvent rédigé par M. de Chateaubriand, et au Mémorial catholique de Lamennais, pour mener grand train l'opposition contre M. de Villèle. Chacun avait son accent particulier. On connaît l'arrogance amère et les malédictions désespérées de Lamennais, les invectives éclatantes, les sanglantes ironies de M. de Chateaubriand. Plus terne et plus lourde avec son dogmatisme suranné, la Quotidienne avait pour manie de parler chaque jour des doctrines et des principes. Elle se complaisait à opposer sans cesse sa politique, qu'elle appelait la politique des principes, à la politique des faits ou des intérêts qu'elle disait être celle du gouvernement. Peut-être eût-il été indiscret de demander sur quels principes les trois groupes de la contre-opposition pouvaient s'entendre ; mais ils s'accordaient pour faire émulation d'acharnement et de violence contre le ministère. C'était là l'important, même pour les hommes à principes de la Quotidienne. Celle-ci, pour ne pas rester en arrière, mettait M. de Villèle au-dessous de Robespierre et de Bonaparte. Ce ministère, disait-elle, est plus dangereux que tous les gouvernements qui l'ont précédé. La Convention vous ôtait vos têtes, mais non vos principes. Sous Bonaparte, il y avait de la gloire. Il n'y a, aujourd'hui, que du cynisme et de la corruption[8].

Les salons, comme du temps de M. de Serre, étaient le plus souvent avec l'extrême droite. On y exaltait les royalistes d'une opinion forte ; on y maltraitait ceux d'une opinion faible. Dans une brochure on il sommait les députés de renverser le ministère, M. de Conny ajoutait : Ne redoutez pas que la Chambre se montre servile. Les femmes, aimables interprètes, surtout en France, de tous les sentiments de délicatesse et de convenante, feraient justice dans les salons de tout ce qui porterait quelque ressemblance avec la servilité.

La tribune, la presse, les salons, n'étaient pas les seuls moyens d'action de l'opposition d'extrême droite. Dans le palais même du Roi, M. de Villèle avait à se défendre contre certaines hostilités. Déjà, à la fin du règne de Louis XVIII, le ministre commençait à se plaindre des intrigues de cour, intolérables, disait-il, pour ceux qui ont le poids des affaires. C'est surtout avec Charles X que le mal devient grave. Les amis personnels de l'ancien comte d'Artois, au premier rang desquels était M. de Polignac, appartenaient presque tous plus ou moins à la contre-opposition. Le nouveau Roi ava confiance en M. de Villèle ; il voulait le garder et le soutenir loyalement ; mais, par bonté de cœur, par désir de plaire, par habitude contractée depuis longtemps des communications secrètes, des affaires traitées derrière la scène, il continuait à voir et à consulter des personnages qui faisaient la guerre la plus vive au cabinet Louis XVIII soutenait mieux ses ministres, quand il prenait dans son carrosse les titulaires des grandes charges de cour et leur faisait faire, souvent par un temps affreux, d'in terminables promenades pour les empêcher d'aller voter à la Chambre des pairs contre M. Decazes. M. de Villèle se plaignait, en 1825, que les familiers les plus intime du Roi travaillassent incessamment à perdre les ministres dans son esprit et à semer entre eux la division, Charles X communiquait à ces familiers les plans arrêté en conseil. donnait audience à M. de la Bourdonnaye et celui-ci faisait insérer dans les journaux étrangers une note portant qu'il avait présenté au Roi un tableau fidèle des griefs de l'opposition royaliste contre le ministère et que le Roi l'avait écouté avec bienveillance. Après avoir quitté le pouvoir, M. de Villèle sut même, par M. de Chabrol, qu'il existait un petit escalier dérobé aux Tuileries, conduisant du rez-de-chaussée au cabinet du Roi : par là, sans que personne autre qu'un seul confident pût s'en douter, on conduisait à Charles X ceux qu'il voulait voir en secret. Le ministre déplorait, dans son journal, les manœuvres de ces intrigants et leurs déclamations contre le ministère. Il se plaignait que le Roi permit à sa cour, à ceux qu'il affectionnait le plus, de faire écho à ces déclamations. Il aimait mieux, disait-il, les sessions les plus occupées et les plus difficiles, parce que là du moins il voyait ses ennemis en face.

Et pourtant M. de Villèle n'était pas ménagé pendant les sessions. Ses actes les plus irréprochables, ses meilleures lois étaient systématiquement combattus par l'extrême droite. Sa politique étrangère, si digne et si heureuse, était odieusement dénaturée et attaquée. A propos d'un conflit avec M. Canning, où le ministre français avait fait preuve de son sang-froid et de sa sagesse ordinaires, le journal de M. la Bourdonnaye osait écrire : M. de Villèle devrait mourir de honte ; jamais ministre ne fut plus profondément, plus officiellement humilié. Grâce à lui, la France est dans la situation la plus grave où elle ait jamais été. Que ce soit de la part du ministère ineptie ou connivence, imbécillité ou trahison, il faut qu'il se retire. Le ministère proposait-il la loi de conversion des rentes, dont les avantages devaient être reconnus plus tard par tous les économistes, l'extrême droite s'unissait à l'extrême gauche pour la repousser. Et comme pour bien montrer que c'était uniquement parti pris d'opposition, on faisait dire au ministre qu'on voterait la loi s'il donnait un portefeuille à M. de Polignac ou à tel ultra : c'est M. de Villèle lui-même qui le raconte[9].

Une autre année, il s'agissait du milliard d'indemnité accordé aux émigrés, loi bienfaisante entre toutes, dont les conséquences heureuses ont déjà été indiquées, et dont l'excellence est d'ailleurs aujourd'hui confessée par les écrivains sérieux de tous les partis. Avec sa mauvaise foi ou sa courte vue habituelle, la gauche ne devait pas manquer cette occasion de réveiller les souvenirs irritants de l'émigration et de montrer dans cette loi une sorte de menace et d'outrage de l'ancien régime contre la société nouvelle, de l'armée de Condé contre les vainqueurs de Valmy et de Marengo. M. de Villèle s'y attendait sans doute. Mais il devait lui paraître singulièrement dur que la gauche trouvât en cette circonstance ses plus utiles alliés dans les rangs des royalistes. L'extrême droite reprochait à cette loi son caractère transactionnel. Au lieu d'une loi de pacification et de conciliation, il lui fallait une loi de guerre et de vengeance. Elle partait de cette idée que tout ce qui avait été fait par les assemblées révolutionnaires était nul. Elle refusait dédaigneusement un don et exigeait la restitution intégrale des propriétés volées. M. de la Bourdonnaye ne se déclarait satisfait que si toutes les classes de la société étaient remises dans l'état où elles étaient avant la Révolution. — Ah ! nous y voilà, — s'écriait aussitôt M. Benjamin Constant, ravi de cet aveu ; — c'est l'ancien régime que l'on prétend rétablir ! Ces violences insensées faisaient tellement les affaires de la gauche, que celle-ci soutenait les orateurs de l'extrême droite contre les murmures de la droite et votait l'impression de leurs discours. Puis aussitôt, elle s'emparait de ces précieuses violences comme d'un prétexte et d'une justification pour les siennes propres, de ces provocations pour y répondre par d'autres provocations ; et le général Foy s'écriait de sa voix vibrante et passionnée :

Cette loi qui eût pu être une loi d'union et de paix, cette loi est devenue une déclaration de guerre ! Oui, Messieurs, vous avez fait de votre loi une déclaration de guerre, vous en avez fait un instrument de haine et de vengeance !... Les propriétaires des biens nationaux sont presque tous les fils de ceux qui les ont achetés. Qu'ils se souviennent que, dans cette discussion, leurs pères ont été appelés voleurs et scélérats... Si on essayait de leur arracher par la force les biens qu'ils possèdent légalement, qu'ils se souviennent qu'ils ont pour eux le Roi et la Charte et qu'ils sont vingt contre un.

 

M. de Villèle était obligé de se débattre entre ces violences opposées, mais qui semblaient concertées pour enlever à la loi son caractère bienfaisant. Il le fit avec mesure et résolution. Il y fut aidé d'ailleurs par cette droite moins bruyante que l'extrême droite, et dont le dévouement sensé était en ces circonstances la force du ministère. MM. de Castelbajac, Sirieys de Marinhac, Alexis de Noailles prirent successivement la parole pour soutenir le projet. Mais celui qui, dans cette circonstance, représenta avec le plus d'éclat la majorité, fut le rapporteur, M. de Martignac. Rien n'était plus propre que sa douce parole à mettre un peu de baume sur les blessures que des deux parts on s'était plu à aviver et à envenimer. Pour connaitre les sentiments modérés et généreux de la droite ministérielle, il suffit de voir par quelles déclarations M. de Martignac soulevait ses applaudissements enthousiastes ; voici comment il s'exprimait un jour que la Chambre venait d'être profondément troublée par les provocations échangées entre les deux partis extrêmes :

Dans ces temps de confusion où la patrie était divisée, puisque le Roi et le pays étaient séparés, les uns ont combattu pour cette terre où nous vivons tous aujourd'hui, réunis sous l'autorité légitime ; les autres ont combattu pour ce drapeau autour duquel toutes les illustrations guerrières sont désormais rangées. Il n'y a là que des souvenirs de concorde, de grandes et heureuses leçons pour l'avenir.

 

On ne pouvait tenir la balance d'une main plus souple et plus habile ; mais, dans de tels débats, l'avantage est nécessairement à ceux qui osent tout dire, parce qu'ils ne craignent pas de tout perdre. À certains moments, le ministère put être sérieusement inquiet du sort de la loi. Il parvint à grand'peine à la faire voter contre la gauche et l'extrême droite. Si M. de Villèle avait toujours confiance dans la pacification que cette mesure produirait à la longue, il devait bien reconnaître que tout autre était l'effet immédiat de la discussion. Les violences de l'extrême droite qu'il qualifiait de scandaleuses, s'ajoutant à celles de la gauche, avaient creusé plus profond, entre les deux France, l'abîme que la loi devait aider à combler, et, grâce aux ultras, le milliard des émigrés était devenu l'un des griefs les plus exploités de la société nouvelle contre la Restauration.

Voilà donc ce que l'esprit de parti faisait des bonnes lois de M. de Villèle. En face des lois mauvaises, de celles que le ministre présentait sur le droit d'ainesse ou sur le sacrilège, malgré lui et pour satisfaire les passions mêmes de l'extrême droite, celle-ci ne désarmait pas. Prétendant que ce n'était pas assez, elle trouvait moyen de faire campagne avec la gauche, qui se plaignait que ce fût trop. Puis, quand le projet avait échoué en tout ou en partie devant l'explosion de l'opinion libérale, elle soutenait que cet échec des bons principes était imputable au ministère qui imprimait à tous ses ouvrages le sceau de sa débilité, et elle proclamait audacieusement que si la loi avait été présentée plus absolue, plus provocante encore, elle eût réussi.

La gauche ne pouvait que se réjouir de la conduite de l'extrême droite. L'un des opposants de cette époque l'a confessé plus tard : Nous prenions un malin plaisir, a-t-il dit, à voir le ministère déchiré à belles dents par les siens, sa majorité se démembrer peu à peu et grossir à ses dépens le parti que nous nommions la Défection et qui, dans l'occasion, se rapprochait de nous en rechignant. La division de ses vainqueurs n'était pas le seul profit que retirât la gauche. Elle recueillait pieusement et se hâtait de répandre toutes les extravagances et toutes les provocations dont étaient trop souvent remplis les discours et les journaux d'extrême droite ; on pouvait être assuré qu'elle lès présentait toujours comme la seule expression orthodoxe de la doctrine et de la politique royalistes. Elle regagnait ainsi dans l'opinion, par les fautes des ultras, le terrain qu'elle avait perdu par ses propres fautes. De plus, les excès de langage de la contre-opposition avaient en quelque sorte autorisé et encouragé ceux des députés de la gauche qui, au premier moment, en face d'une assemblée presque unanimement royaliste, auraient pu être intimidés par leur petit nombre. Surtout dans les premières sessions qui avaient suivi les élections de 1824, c'était le plus souvent l'extrême droite qui avait donné à la gauche le signal de l'attaque et comme le diapason de la violence. Aussi la Gazette de France disait-elle, dès 1825, à M. de la Bourdonnaye et à ses amis : Le libéralisme se mourait, vous l'avez ranimé ; son audace commençait à s'humilier devant la puissance législative, vous lui avez donné l'exemple d'une audace plus grande.

L'extrême droite ne se contentait pas de servir indirectement, et d'une façon en quelque sorte inconsciente, les desseins des ennemis de la Restauration. Cédant une fois de plus à la tendance fatale, tant de fois signalée, elle poursuivait une alliance plus précise avec la gauche. Il était écrit que ses campagnes devaient toujours aboutir à une coalition. Et cependant, parcourez toutes les questions alors soulevées, questions étrangères : la Sainte-Alliance, les événements d'Espagne, d'Italie, de Portugal, de Saint-Domingue ; questions intérieures : droits respectifs de la société religieuse et de la société civile, de la France ancienne et de la nouvelle, de l'aristocratie et de la démocratie, de la couronne et de la nation, organisation de l'État, de la province, de la famille, de l'instruction publique, de l'état civil ; — il n'en était pas une sur laquelle les deux oppositions eussent même opinion. Le plus grand reproche que chacune d'elles pût adresser au ministère était d'incliner vers les doctrines de l'autre. Seule, la haine contre M. de Villèle les unissait. Mais cela suffisait pour qu'à l'extrême droite on cherchât à nouer la coalition. Dès 1824, un écrivain de ce parti invitait les libéraux à former une opposition homogène, imposante et compacte contre ceux qui appelaient les uns factieux, les autres exaltés. La Gazette de France, devenue ministérielle, dénonçait, en affectant de ne pas y croire, sacrilège, adultère, entre l'armée révolutionnaire et une division royaliste, alliance qui ferait dormir sous la même tente Scipion et Gracchus, Caton et Saturninus. C'était surtout M. de Chateaubriand et, sous son inspiration, le Journal des Débats qui s'employaient à prêcher la coalition. En 1825, ce journal se vantait des résultats obtenus. Les hommes, disait-il, qui combattaient jadis sous divers étendards, se sont réunis dans de communs sentiments, et ils y resteront pour le salut commun. Une année plus tard, il déclarait qu'il n'y avait plus ni parti royaliste, ni parti libéral, mais un parti nouveau qui les absorbait tous deux. La gauche se prêtait volontiers à cette manœuvre. Peu m'importe, s'écriait Benjamin Constant, que les ministres crient aux alliances monstrueuses ! Les coups, bien que partis de camps fort opposés, étaient dirigés tous contre le même ennemi. Nous autres, — disait en souriant à ses alliés de gauche M. Michaud, le rédacteur de la Quotidienne, — nous lirons par les fenêtres de la sacristie. Enfin, en 1827, il semble qu'on soit parvenu à conclure définitivement l'alliance. On évite désormais, autant que possible, les questions qui divisent les partis coalisés. Dans la discussion de la loi de la presse, orateurs et journaux des deux partis suivent la même tactique, obéissent aux mêmes mots d'ordre, parlent le même langage. Ils sont si unis qu'ils semblent presque confondus.

Telle était cette opposition qui se montrait, comme sous M. de Serre, vraiment révolutionnaire par ses procédés. La Gazette de France pouvait dire : Les royalistes exclusifs font plus de mal à la France que les patriotes exclusifs. Et, parlant des deux armées alliées d'extrême droite et de gauche, elle ajoutait : Leur cynisme est égal ; ce n'est point la révolution et la contre-révolution, mais la révolution sous une double forme, enflammée d'une double rage, armée d'un double stylet.

 

§ 6. — LA CHUTE DE M. DE VILLÈLE.

Il était facile de voir que M. de Villèle fléchissait. Il fléchissait sous les attaques acharnées que l'extrême droite dirigeait contre lui, et aussi sous le poids des fautes qu'elle lui avait fait commettre. Depuis 1824, aucune session ne s'était terminée sans le laisser chaque fois plus affaibli. Ses amis fatigués, troublés, inquiets, comptaient les défections qui éclaircissaient leurs rangs. Ses ennemis apportaient dans leurs dernières attaques cette audace confiante, cet entrain furieux que donne aux soldats, après une longue bataille, le pressentiment de la victoire prochaine. Il y avait comme un soulèvement général de l'opinion. L'opposition était partout, non-seulement dans les Chambres et dans la presse, mais à la cour, dans les salons, les écoles, les ateliers, la garde nationale, et jusque dans le monde judiciaire ou académique. L'impopularité du chef du cabinet était telle, qu'on n'en a peut-être jamais vu de pareille. A la vue des manifestations qui se produisaient de toutes parts, le Roi lui-même qui, au moins par raison, était attaché à son ministre, disait avec humeur, en rentrant dans son cabinet : Toujours Villèle ! toujours contre Villèle !

N'y avait-il pas là cependant place pour une de ces résistances suprêmes par lesquelles un homme, attaqué de toutes parts, parfois résigné avec dédain aux injustices du présent, mais comptant avec fierté sur le jugement de l'avenir, défend contre l'ingratitude et la mauvaise foi l'honneur de sa politique et de son nom ? Lutte palpitante, où la défaite elle-même peut avoir de la grandeur et de l'éclat. M. de Villèle n'était pas fait pour jouer un tel rôle. Ce qui convenait à ses goûts, à ses aptitudes, c'était de se reconnaître et de se diriger avec tact et clairvoyance au milieu des affaires les plus compliquées, à travers les dossiers les plus chargés. A la Chambre, il n'était parfaitement heureux et rassuré que si la discussion s'en tenait aux questions d'intérêt économique et financier. Le débat s'élevait-il — ou, selon lui, s'égarait-il — dans les sphères orageuses, réveillait-on les souvenirs irritants, débattait-on ces principes qui étaient comme les drapeaux opposés des deux armées ennemies, M. de Villèle était inquiet, mal à l'aise. Son bon sens prudent ne comprenait pas qu'on pût se plaire à ces explorations périlleuses, et ses efforts tendaient à ramener tout le monde au terre à terre modeste et sûr des affaires quotidiennes. Était-il pris directement à partie, injurié, calomnié, raillé, menacé, on ne le voyait pas, comme aurait fait M. de Serre, se lever brusquement, pâle, la lèvre frémissante de douleur et d'indignation, souffrant cruellement de la blessure reçue, mais trouvant dans sa souffrance nième l'inspiration d'une éloquence vengeresse, se jetant au plus ardent de la bataille, la tête hante et la poitrine découverte, imprudent peut-être, mais héroïque. Non, il se dirigeait tranquillement vers la tribune, moins irrité des attaques qu'ennuyé des affaires retardées ou compromises ; il ne s'engageait jamais dans les discussions personnelles, soit pour attaquer les autres, soit même pour se défendre, si cruel et si injuste qu'on eût été envers lui. A peine relevait-il de loin en loin ce qu'il y avait de mal fondé dans les injures ou d'inexact dans les calomnies, comme il aurait rectifié des fautes de raisonnement ou des erreurs de chiffres au cours d'une discussion économique. Parfois ; mais rarement, on remarquait dans ses répliques un léger accent d'agacement et d'impatience, avec un peu de ce dédain attristé qu'un homme de bien, sûr de lui, ressent pour d'indignes outrages ; jamais d'emportement, ni presque de chaleur. S'il parvenait à refroidir l'Assemblée, il était aussi satisfait que le sont d'autres orateurs quand ils l'ont enflammée. Aussi a-t-on comparé familièrement l'effet de sa parole à celui que produit un seau d'eau jeté au milieu d'un combat de dogues.

Il y avait sans doute dans cette réserve et cette froideur à la fois naturelles et voulues, quelque chose de sensé et d'honnête qui devait inspirer plus de confiance que les belles paroles des histrions de tribune, ou les chimères des rêveurs de cabinet. Cependant était-ce assez pour conserver de l'ascendant sur un public français ? N'y avait-il pas là quelque chose d'un peu terne, médiocre et rabaissé, qu'on était surtout étonné et froissé de rencontrer à la tête de ce parti royaliste qui ne pèche pas d'ordinaire par défaut d'élégance, d'éclat et de sensibilité chevaleresque ? Ceux qui n'ont parlé qu'à l'imagination de la France ont pu l'entraîner dans beaucoup de sottises ; mais si l'on prétend lui faire faire acte de sagesse, il faut, au moins en apparence, satisfaire cette imagination. Avec une telle nation, qui veut être trop pratique cesse de l'être. C'était le tort et la faiblesse de M. de Villèle ; c'était aussi, dans une certaine mesure, la cause de sa croissante impopularité. A la veille même de sa chute, ne semblait-il pas que chacun fût mécontent de ne pas le voir se défendre avec plus d'éclat et d'une façon plus émouvante pour le public ? Son agonie manquait de poésie, et les spectateurs froidement cruels, assis sur les gradins de l'amphithéâtre politique, lui en voulaient de ne pas mourir avec plus de grâce.

Si M. de Villèle n'avait pas l'impression aussi vive que M. de Serre, et surtout s'il n'avait pas comme lui la souffrance éloquente, il ne faudrait pas croire cependant à une sorte d'insensibilité. C'est dans ses lettres à madame de Villèle et dans les notes de son journal personnel qu'on retrouve la trace de ses déboires, de ses chagrins : douleur discrète, presque froide jusque dans l'intimité, mais toujours honnête et digne, et parfois plus pénétrante dans sa sécheresse que les explosions de certaines natures en dehors. Dès le mois d'août 1826, il se demandait si l'on pourrait jamais faire passer quelque loi avec les méfiances et le besoin de faire obstacle qu'ont tant de gens, les uns pour nuire, les autres par jalousie, ou pour se faire valoir. Puis il ajoutait :

Plus j'y pense, plus je vois de près les conditions de notre existence, plus je suis étonné qu'au lieu de ne pas aller mieux, nos affaires n'aillent pas plus mal. Chaque jour me fournit sur la nature du terrain des révélations qui me prouvent que j'ai bien fait de ne pas produire les vues de réforme et d'amélioration dont je m'étais occupé pour la fin de la session. On est si loin de rien de semblable, qu'il est nécessaire d'user en ce genre de beaucoup de circonspection jusqu'au jour où je croirai pouvoir en conscience mettre fin moi-même au pénible rôle qu'il faut, jusque-là, se borner à remplir de son mieux, mais sans espoir de réussite.

L'année suivante, l'accent est plus triste encore et plus désespéré :

Les propos sont exécrables... On use de tous les moyens pour exalter les mauvaises passions... Nul n'est content de sa position. Tous s'agitent pour en changer... Personne n'éprouve de vexation : n'importe ! demain on détrônerait le roi et l'on me poignarderait comme l'auteur de tous les maux imaginaires dont les esprits sont assiégés, grâce aux manœuvres des écrivains et des ambitieux. — Figurez-vous que j'en suis à me réveiller en sursaut au milieu de la nuit poursuivi par ces funestes idées. — Je suis accablé. M. de Peyronnet qui a perdu son fils, M. Corbière qui va perdre le sien, les deux membres les plus capables du cabinet, me laissent, par suite de ce deuil subit ou prévu, tout le poids des affaires. Il y a, dans les choses privées, comme dans les choses publiques, des moments où tout tourne mal.

Puis sur son carnet, il écrivait à la même époque : Ma mère est malade, sa tête va s'affaiblissant ; ma femme est à Cauterets, cela n'égaye pas ma situation. La famille occupait en effet dans les préoccupations de M. de Villèle une place qu'elle n'a pas toujours chez les hommes de vie publique, et c'est là qu'il cherchait des consolations aux amertumes et aux déboires ministériels. Quand il voit approcher le moment de sa retraite, il écrit à son fils :

C'est en ta mère et vous, nies chers enfants, en toi surtout, mon cher fils, que j'ai mis mon bonheur. L'injustice et la folie des hommes ne me touchent guère ; et, si j'ai besoin de quelque dédommagement, non pour la position que je quitte, — je l'ai toujours considérée comme un fardeau, — mais pour les peines et les inquiétudes infinies que j'endure depuis six ans au service du public, le repos de la vie privée et le bonheur dont je vais jouir prés de vous me suffiront.

 

Du reste, s'il ne se laisse aller ni à la colère ni aux récriminations, il se relève sous le poids même de l'impopularité qui l'accable, pour penser, non sans un sentiment d'honnête fierté mêlée d'un peu de dédain pour ses adversaires, à ce qu'il a fait pour la France. Il constate que la situation financière est assez florissante pour qu'il puisse s'honorer de l'administration qui lui a été confiée pendant six ans. A l'étranger, il montre les affaires en bonne voie, le tout selon le plus grand intérêt du pays. Aussi ajoute-t-il simplement, mais avec un juste orgueil : La France est bien plus prospère qu'elle ne l'a jamais été ; après de tels résultats, on peut quitter l'administration sans regrets et surtout sans remords.

Si M. de Villèle ne se faisait pas d'illusion sur le déclin de sa fortune politique, il semblait toutefois ne vouloir abandonner son poste qu'à la dernière extrémité. Était-ce point d'honneur de fidélité au roi ou pressentiment du danger de la monarchie ? Était-ce cet attachement au pouvoir qui étonne parfois chez des âmes pourtant exemptes d'ambitions coupables, et qui survit en elles aux plus cruels déboires ? Peut-être étaient-ce les deux motifs. Le chef de la droite opposait donc au flot chaque jour grossissant des attaques d'extrême droite et de gauche une résistance inerte et passive, mais obstinée. Enfin, dans les derniers mois de 1827, il parut évident que le ministère ne pouvait plus gouverner arec la Chambre élue en 1824. L'extrême droite avait si bien divisé, disloqué, dissous cette majorité royaliste, la plus nombreuse qui ait jamais existé dans aucune assemblée, — on pourrait presque dire cette unanimité royaliste, — qu'un ministère de pure droite n'y trouvait plus un groupe d'adhérents assez compacte et assez nombreux pour le soutenir. Néanmoins, avant de se décider à la retraite, M. de Villèle crut devoir user du droit qu'avait la couronne de dissoudre la Chambre et de faire appel aux électeurs. La lutte était transportée du parlement dans le pays.

On voit alors, dans cette crise suprême, le digne pendant de l'alliance des ultras et de la gauche qui avait donné, six ans auparavant, le coup de grâce à M. de Serre. La coalition électorale de 1827 couronne cette seconde phase de l'opposition d'extrême droite, comme la coalition parlementaire de 1821 avait couronné la première. Il se forme une Société des amis de la liberté de la presse, composée indifféremment de membres de la gauche et de l'extrême droite, qui fait publier et distribuer gratuitement un nombre considérable de brochures écrites par les publicistes des deux opinions. Le Journal des Débats répète qu'il n'y a plus de royalistes ni de libéraux, mais qu'il faut avant tout faire justice du ministère le plus corrompu et le plus corrupteur qui ait jamais existé. Plus embarrassée, plus honteuse, et au fond plus inquiète, la Quotidienne croit justifier ses amis contre le reproche d'alliance monstrueuse, en rappelant la fusion momentanée des deux oppositions d'où, dit-elle, était né le ministère actuel. D'ailleurs, elle estime qu'il importe avant tout d'infliger à M. de Villèle une leçon complète. Vainement le Moniteur flétrit ces coalitions illégitimes, ces pactes honteux entre des opinions contraires, que des passions désordonnées ne cessent pas de conseiller, des hommes notables des deux partis arrêtent ensemble et font publier dans les journaux de gauche et d'extrême droite une liste de candidats où, sous la dénomination commune de candidats constitutionnels, ils recommandent pêle-mêle aux électeurs les ultras les plus réactionnaires et les adversaires les plus acharnés de la monarchie. Sur cette liste étaient inscrits côte à côte M. de la Bourdonnaye et M. de la Fayette, M. Delalot et n. Benjamin Constant, M. Agier et M. Dupont (de l'Eure), M. de Lézardière et M. Voyer d'Argenson.

Une coalition dans le parlement est déjà une manœuvre immorale et dangereuse ; toutefois on peut espérer en limiter la portée et en mesurer les conséquences. Mais une coalition dans le pays, — alors que les élections générales mettent tout en question et engagent pour l'avenir les principes politiques et l'existence même de la monarchie, alors qu'on est en face de tout ce qu'il y a d'imprévu et d'inconnu dans les résultats d'un scrutin, -- il n'est certainement pas d'acte plus coupable et plus téméraire. L'extrême droite parvient ainsi à faire nommer, avec l'appui de la gauche, quelques-uns de ses chefs, et surtout, ce qui lui tient le plus au cœur, elle met le ministère en minorité. Est-ce elle cependant qui profite de la coalition ? Sur quatre cents députés élus, environ cent trente sont anciens membres de la réunion Piet, et partisans de M. de Villèle ; on peut y ajouter cinquante membres appartenant à ce fonds commun de fonctionnaires qui appuient tous les gouvernements. Quant à l'extrême droite, elle ne compte, avec tous ses groupes réunis, que soixante ou soixante-dix voix. Quel est donc le vrai vainqueur ? Qui a recueilli le profit du marché ? C'est l'opposition libérale ; elle compte dans ses nuances diverses, depuis la gauche extrême jusqu'au centre gauche, environ cent quatre-vingts voix. On est loin des dix-neuf opposants de 1824. Mais enfin M. de Villèle est à terre. Le Moniteur du 5 janvier 1828 a enregistré sa démission.

 

Et maintenant l'extrême droite peut considérer les résultats de sa nouvelle campagne. Il lui suffit de comparer ce qu'étaient les partis de gauche et de droite au moment où cette campagne a été entreprise à ce qu'ils sont au lendemain des élections de 1827.

On n'a pas oublié à quel état misérable était réduite la gauche après la guerre d'Espagne. Délaissée par une opinion qu'elle avait alarmée et dégoûtée, elle était à peu près complètement exclue du parlement. C'est l'extrême. droite qui lui a rendu le courage et l'audace de l'attaque en ouvrant, la première, la brèche et en se faisant tête de colonne dans l'assaut livré au gouvernement de droite. C'est elle qui, par les fautes qu'elle a imposées au ministère et par les provocations insensées de sa polémique, a ramené è la gauche l'esprit public inquiet et irrité de voir se dresser le fantôme de l'ancien régime. C'est elle qui, dans son empressement passionné à trouver quand même des alliés contre un ministère haï, s'est unie à cette gauche, l'a prise en quelque sorte par la main pour l'aider à se relever de ses défaites, a combattu, dans le parlement, avec elle, et en réalité pour elle. C'est elle qui, dans la crise décisive, l'a soutenue et cautionnée devant les électeurs. La guerre sans doute a été vigoureusement menée ; mais si le ministère, à chaque coup plus ébranlé, a perdu du terrain, c'est toujours la gauche qui l'a gagné. Si bien que M. de Villèle a pu dire un jour à la tribune : Les royalistes opposants ressemblent à un corps d'armée qui s'emparerait d'une position qu'il lui serait impossible de garder et dans laquelle d'autres viendraient le relever. Ils se battent au profit des libéraux qui occupent et conservent les positions qu'ils ont enlevées. Enfin, trois années après la guerre d'Espagne, non-seulement la gauche prend sa revanche des élections de 1824 et revient occuper dans le parlement, plus nombreuse et plus confiante qu'en ses meilleurs jours, les places dont elle avait été chassée ; mais elle se sent plus forte encore dans le pays que dans la Chambre. Le vent de l'opinion souffle dans ses voiles. Et n'est-ce pas un vent de tempête ?

Que l'extrême droite tourne ensuite ses regards du côté opposé ; qu'elle considère ce qu'elle a fait du parti auquel elle prétend appartenir. Les brillants souvenirs de 1824 ne doivent pas être effacés de sa mémoire. Elle voit sans doute encore, au lendemain des élections de cette année mémorable, les quatre cents députés royalistes trop à l'étroit sur leurs bancs, en face des sièges vides de la gauche. Elle n'a pas oublié cette heure incomparable de prestige et de popularité, les rêves de longue puissance et de féconde grandeur qui traversaient alors les imaginations de ses amis. De tout cela, que reste-t-il ? La droite est démembrée, et de ses tronçons épars, affaiblis, s'entrechoquant l'un l'autre, aucun n'est en état de prendre le gouvernement. Le spectacle de ses guerres intestines, les procédés auxquels se sont abaissés les dissidents, ont gravement porté atteinte à cette considération, à cette dignité morale qui était une de ses principales forces dans l'opinion. Les fautes et les témérités d'une fraction trop nombreuse et surtout trop bruyante de ses partisans ont inquiété et éloigné d'elle l'esprit public. Elle n'a su montrer ni l'union qui pouvait inspirer confiance dans sa force, ni la modération qui devait rassurer sur sa clairvoyance. Par une fortune rare, un homme s'était trouvé dans ses rangs qui avait l'esprit de gouvernement. Il était, sans contredit, de tout le parti, le plus capable d'exercer le pouvoir en un temps aussi difficile. Ses adversaires eux-mêmes le reconnaissaient. M. Casimir Périer, bien qu'alors de la gauche, déclarait que M. de Villèle était le seul homme d'État qui eût paru depuis 1814 ; et sollicité en 1828, au nom du roi, d'entrer dans une combinaison ministérielle, il exigeait que ce même M. de Villèle en fit partie[10]. Eh bien ! c'étaient des royalistes qui s'étaient acharnés contre ce ministre, qui avaient faussé sa politique et qui ensuite n'avaient eu de cesse qu'ils ne l'eussent renversé, discrédité, en quelque sorte écrasé pour toujours sous le poids d'une formidable impopularité. Avaient-ils donc quelqu'un pour le remplacer ? Pouvait-on même penser à prendre un ministre dans leurs rangs après cette épreuve ? Ils étaient bien aveugles s'ils ne voyaient pas que M. de Villèle jouait au pouvoir la partie de la droite, et que, cette partie perdue, le rôle de la droite, comme majorité de gouvernement, était fini pour longtemps. Les esprits clairvoyants le comprenaient, et l'un des collègues les plus justement considérés de M. de Villèle, M. de Clermont-Tonnerre, adressait an roi, en le quittant, ces paroles que les événements devaient bientôt confirmer : Je supplie Votre Majesté de ne pas oublier que notre ministère était le ministère le plus royaliste qui pût être accepté par le pays.

Encore si la droite seule avait été atteinte dans une si désastreuse épreuve : mais le mal avait porté plus haut. Le gouvernement représentatif était-il donc si anciennement et si solidement enraciné en France, qu'il pût supporter sans péril la secousse des oppositions à outrance, le scandale des manœuvres et des coalitions sans scrupule, l'abus de la tribune et de la presse ? Notre jeune liberté ne sortait-elle pas de là faussée et corrompue chez plusieurs, compromise et suspecte aux yeux des autres ? Et la monarchie était-elle si incontestée, que le parti royaliste fît, sans qu'il en retombât quelque chose sur elle, s'affaiblir et se démolir de ses propres mains, rebuter l'esprit public par ses déchirements, l'effrayer et le soulever par ses provocations ? Au moment où M. de Villèle, après sa chute, prit congé de la famille royale, le Dauphin lui dit en lui témoignant ses regrets : Vous étiez devenu trop impopulaire. — A ces mots, M. de Villèle ne put se contenir, et il répondit en se retirant : Monseigneur, Dieu veuille que ce soit moi !

 

 

 



[1] Lamartine écrivait le 7 avril 1825 : Je vais vendre aussi un petit fragment intitulé : le Chant du sacre ou la veillée des armes. C'est mon poème de Fontenoy. Mais je ne le fais ni pour gloire ni pour argent, par pure conscience royaliste. (Correspondance de Lamartine, t. III, p. 332.)

[2] Voici quelques fragments de cette note : L'intérêt de l'Église demande que le Roi, par une ordonnance, déclare : 1° que le temporel du clergé sera désormais sous la direction d'un ministre pris dans les rangs du clergé ; 2° que ce ministre travaillera directement avec le Roi ; 3° qu'il ne fera point partie du conseil ; 4° qu'il sera responsable vis-à-vis d'une commission ecclésiastique de dix membres pris dans le premier et le second clergé en nombre égal, etc.

[3] L'archevêque disait en effet dans sa lettre : Le cœur royal de Votre Majesté a approuvé la pureté de mes intentions. Ce qui m'inspira l'idée de faire cette lettre pastorale, ce furent les succès glorieux de vos armées en Espagne, l'enthousiasme que produisit à Rome ce triomphe de la religion. Je me laissai aller à croire que c'était le moment favorable de déposer aux pieds de Votre Majesté les vœux de son clergé, ceux de toute la France.

[4] Voyez notamment les deux écrits parus en 1823 : Du projet de loi sur les congrégations religieuses de femmes, et Du projet de loi sur le sacrilèges ; et l'ouvrage publié en 1825 et 1826, sous ce titre : De la religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil.

[5] Pour connaître, d'ailleurs, l'esprit de Lamennais et ses sentiments à l'égard du gouvernement, il ne faut pas s'en tenir seulement à ce qu'il publiait alors ; il faut lire sa correspondance, éditée par M. Blaise et par M. Forgues. Lamennais est plus violent encore dans l'intimité que dans les pamphlets. La modération le dégoûte ; il la qualifie de tiédeur, et vomit les tièdes, suivant la parole de l'Écriture qu'il aime à rappeler. Le gouvernement est une horde de sauvages armés de débris de la civilisation. M. de Villèle, avec sa loi d'indemnité, c'est le serpent montrant à Ève la pomme fatale. — Le ministère est en horreur à tout ce qu'il ne paye pas. s a Sa politique est devenue forcément révolutionnaire. — Le mépris et la haine que le ministère inspire sont au comble. Voici  le jugement qu'il porte sur la Chambre élue en 1824, la plus royaliste et la plus religieuse de la Restauration : Je n'aurais jamais pensé que la nature humaine pût descendre si bas. J'ai beau chercher dans ma mémoire, je ne trouve rien à comparer, même de loin, au spectacle que nous offre la Chambre des députés. Cela est certainement nouveau sous le soleil. Jamais on n'avait vu une dégradation si burlesque et une corruption si bête. Puis il conclut : Les trois pouvoirs de l'État, comme on les appelle, semblent être une émanation directe de la Force, de Sainte-Pélagie et de Charenton. Il n'épargne pas les noms les plus respectés du parti religieux et royaliste. Il trouve que la spiritualité de M. de Bonald a étrangement baissé. Quant à ceux qui défendent les idées gallicanes, c'est contre eux surtout que sa rage n'a pas de bornes. Il dit de M. de Frayssinous : Il est difficile qu'un homme soit plus bas dans l'opinion. Toute œuvre pieuse lui fait ombrage. Il accuse ce prélat de pousser au schisme. Faisant allusion au même évêque, il écrit encore : On vous a montré quelque chose de froid et que vous avez pris pour de la modération, et c'était de la haine figée. Si vous saviez tout ce que cet homme fait dans les provinces, quelle activité pour le mal, quel zèle pour la persécution, les bras vous en tomberaient des mains, comme disait élégamment en chaire l'archevêque de Paris... Quand on aura tiré parti de cet homme, on crachera dessus, et son épitaphe sera faite. Il ne traite pas mieux l'abbé Clauzel de Montais, le futur évêque de Chartres, et son frère, M. Clauzel de Coussergues, l'un des députés les plus ardents de l'extrême droite, mais gallican : L'abbé, avec sa frénésie, me paraît le Marat du gallicanisme ; mais j'ai bien peur que le député n'en soit le Robespierre, au besoin. Il n'est pas jusqu'aux jésuites qu'il n'accuse de s'être séparés du parti ultramontain. Enfin c'est la société entière qu'il maudit. Il n'a pas assez d'invectives contre cette caricature de société, à laquelle chaque jour ajoute quelque trait hideux ou comique. — C'est le chariot de Thespis, avec cette différence que les acteurs aspirent au moment où, au lieu de lie, ils pourront se barbouiller de sang. — Le corps social n'est plus qu'un cadavre qu'il faut laisser pourrir. — Le monde entier m'est devenu comme une perpétuelle apparition de l'enfer. — Pauvre société idiote qui s'en va à la Morgue, en passant par la Salpêtrière !La société est devenue un mauvais lieu et un coupe-gorge. — Nous allons nous enfonçant dans la fange. — C'est la guerre des punaises et des araignées.

[6] Ses amis les plus dévoués étaient scandalisés de cet oubli des convenances hiérarchiques. Mademoiselle de la Lucinière lui écrivait à propos d'une de ces polémiques contre Mgr de Quélen : Oh ! si vous répondez, nous vous conjurons à genoux de le faire avec modération et le ton qui convient aux caractères de l'accusateur et de l'accusé. Si l'on remarquait de l'aigreur on des sarcasmes, on ne manquerait pas de dire qu'ainsi écrivait Luther. N'allez-vous point rire de moi, mon digne ami ? Cependant, pensez que si la sagesse sort de la bouche des enfants, une pauvre vieille fille pourrait parfois avoir raison.

[7] Voir la correspondance de Lamennais, de 1827 à 1830, et son ouvrage Sur les progrès de la révolution et de la guerre contre l'Eglise, publié en 1829.

[8] Nous ne voulons pas abuser des citations ; aucune monotonie n'est plus fatigante que celle de la violence. Toutefois, il n'est peut-être pas sans intérêt de recueillir quelques spécimens de la polémique d'extrême droite à cette époque. Il faut voir comme on raillait la médiocrité et le petit savoir-faire de M. de Villèle. On l'accusait, en propres termes, d'ineptie et de perversité. Les hôtels ministériels étaient des bazars déshonorés par la mise à l'encan des consciences. On dénonçait ce ministère violent, stérile, incapable, subversif, qui marchait comme un homme ivre au milieu d'un peuple intelligent et sage, et qui semblait s'être donné la tâche de troubler tous les intérêts, d'irriter toutes les consciences, de traiter en ennemis la gloire, le génie, la liberté, la vertu. On écrivait que la démence de Charles VI semblait être passée dans les conseils de son successeur. Un ancien rédacteur du Drapeau blanc déclarait qu'entre M. Decazes et M. de Villèle il y avait juste la différence qui existe entre un infidèle et un apostat ; et un autre disait, en parlant de la droite ministérielle : La France est déshonorée par un parti qui ne rougit pas de sa félonie. Telle loi proposée par le gouvernement était qualifiée d'œuvre inepte, ignoble, sans probité politique, ou bien on la présentait comme le complot le plus hardi et le plus patent qui eût jamais été formé contre la civilisation de tout un peuple ; les dispositions qui semblaient idiotes étaient au fond diaboliques. A voir le ton de la polémique, chacun de ces journaux semblait prêt à s'associer à cette déclaration que M. de Montlosier, dans le même temps, adressait à M. de Villèle, en terminant une de ses brochures : Je vous déclare dans toute la sincérité de mon âme qu'au moment mi il me faudrait prononcer sur votre accusation, je ne pourrais faire autrement que de vous condamner à mort. n On n'attaquait pas du reste seulement le ministère. Tout royaliste qui ne se livrait pas aux violents était aussitôt excommunié : M. Ravez, le président de la Chambre, était accusé de a marcher de faiblesse en faiblesse.

[9] Après coup, M. de Chateaubriand a essayé de justifier sa conduite en élevant l'opposition systématique à la hauteur d'une théorie. L'opposition systématique, a-t-il dit, est la seule propre au gouvernement représentatif. L'opposition qu'on appelle de conscience est impuissante. Elle consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même selon l'occurrence pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant : opposition d'imbécillité mutine chez les soldats, de capitulation ambitieuse parmi les chefs... Les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes. — En admettant même qu'il y ait une part de vérité dans la thèse de M. de Chateaubriand, il serait facile de lui répondre que des royalistes combattant systématiquement un ministère royaliste n'étaient pas dans la situation d'un parti de gauche ou de droite qui cherche à renverser le parti adverse pour le remplacer au pouvoir. Il aurait dei savoir aussi que l'édifice de la monarchie constitutionnelle n'était pas encore assez solide pour supporter le jeu à si haute pression de la machine parlementaire.

[10] M. de Villèle raconte sur son carnet l'anecdote suivante, à la date du 24 mars 1825 : J'ai reçu aujourd'hui une singulière visite de M. de Chauvelin (député de la gauche), venu afin de me demander pour sa commune une autorisation de défrichement. Je n'ai ni le droit ni l'espoir de l'obtenir, a-t-il ajouté. C'est par acquit de conscience que je fais cette demande. — Et en quoi vous ai-je jamais donné le droit de douter de ma justice ? lui ai-je répondu. Puis je lui ai promis de faire examiner avec soin sa demande. Alors il s'est levé, et m'a dit, en prenant congé : Comment un homme d'esprit peut-il être d'un parti si bête ? Sans lui répondre, je l'ai reconduit vers la porte. Au moment de sortir, M. de Chauvelin a repris sa phrase : D'un parti qui n'a qu'un homme d'esprit et qui veut le renverser. A ces mots, j'ouvris la porte à M. de Chauvelin, qui sortit, mais ce fut pour la rouvrir aussitôt et me jeter cette parole pour adieu : D'un parti si bête qui veut le renverser et qui y réussira, je l'espère.