ROYALISTES & RÉPUBLICAINS

L'EXTRÊME DROITE ET LES ROYALISTES SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE PREMIER. — L'EXTRÊME DROITE ET M. DE SERRE.

 

 

§ 1. — M. DE SERRE ET LA POLITIQUE DU CENTRE.

Destinée singulièrement émouvante dans sa brièveté que celle de M. de Serre ! Ancien soldat de l'armée de Condé, il est jeté subitement, à quarante ans, par la Restauration, dans la vie politique ; porté aussitôt au premier rang par l'élévation de ses vues et par l'incomparable puissance de sa parole, président de la Chambre en 1817, ministre principal dans deux cabinets de 1818 à 1821, exilé ensuite au loin sous prétexte d'ambassade, il languit épuisé, meurtri, découragé, et meurt, en 1824, à Castellamare, sans que la France, oublieuse et ingrate, paraisse se souvenir de lui. Royaliste de race et de conviction, il est devenu, aussitôt entré dans la vie publique, un grand et sincère libéral ; sachant d'abord, de 1815 à 1819, braver les colères et les anathèmes de ses anciens compagnons d'émigration, sachant ensuite, en 1820, dès que la royauté lui paraît menacée, sacrifier, pour la défendre, jusqu'à sa popularité, jusqu'à ses plus illustres amitiés, jusqu'à l'apparence de cette unité qui est la dignité de la vie politique. M. de Serre est peut-être l'homme de la Restauration sur lequel on possède le moins de documents intimes. Mort trop tôt pour avoir été connu par notre génération, il n'a laissé ni Mémoires, où il se soit raconté lui-même, ni disciple qui ait entrepris de faire revivre la figure de son maître. Ce qu'il a pu léguer de papiers et de correspondances est encore le secret de sa famille. Une sèche reproduction de ses discours, voilà le seul monument qui ait été élevé à sa mémoire[1]. Néanmoins, dans la brillante pléiade des hommes d'État et des orateurs de cette époque, aucun n'apparaît plus vivant, aucun n'éveille, après un demi-siècle, une sympathie plus émue, et l'on pourrait dire une admiration plus tendre. Il semble qu'on le voie, grand, noble d'allure, ayant dans tout son être je ne sais quoi qui attache et qui fait une impression douce et profonde. Entre nous il y a de l'ineffaçable, ne pouvait s'empêcher de lui écrire avec un retour affectueux Royer-Collard, après leur rupture. Au repos, il se montre parfois pensif et rêveur, avec une gravité réfléchie, mélancolique, bientôt un peu maladive. Dans la lutte, il semble que rien ne doive arrêter son large et puissant essor ; c'est, comme on l'a dit, un de ces oiseaux de grand vol qui ne s'élèvent jamais plus haut que dans la tempête. Vaillant et redoutable à la tribune, il frappe sur ses adversaires de tous bords des coups terribles par la soudaineté impétueuse de son éloquence, quelquefois emporté et passionné, jamais aigri ni haineux. Il combat, d'ailleurs, la poitrine découverte, s'expose et se dépense sans mesure ; ignorant les ménagements égoïstes des habiles, les émotions feintes des rhéteurs, il se jette et se livre dans la mêlée avec toutes ses forces, mais aussi avec toute la sensibilité de son âme. Les succès brillants ne lui manquent pas ; mais il souffre de la lutte, et souffre jusqu'à en mourir. Ce qu'il y a de profond, de toujours pur, de souvent douloureux dans les sentiments qui s'agitent en lui, donne même à sa voix un accent inaccoutumé dans les débats politiques, quelque chose de vibrant et de sincèrement ému qui fait encore tressaillir aujourd'hui, quand, à travers les pages muettes d'un livre ou d'un vieux journal, on peut en ressaisir quelque lointain écho.

M. de Serre, député, président ou ministre, apparaît comme la personnification la plus éclatante de ce qu'on a appelé dans la langue parlementaire la politique du centre. Le plus grave problème imposé à la Restauration n'était pas le problème, pourtant si ardu et non encore résolu, de la conciliation entre la liberté et l'autorité, entre la démocratie et la stabilité sociale. On était alors sous le coup d'un péril plus immédiat. A la suite de 1789 et de 1793, il y avait en quelque sorte deux Frances : la France bourgeoise et populaire de la Révolution, restée sur le sol ; la France aristocratique de la royauté, émigrée de fait ou de cœur. Entre ces deux France, un abîme était creusé, non-seulement par la dissidence des principes, mais aussi par des souvenirs de guerre civile et de guerre étrangère. La révolution n'avait pas été, d'ailleurs, une simple crise politique ; pendant la longue absence de la royauté, elle avait tout bouleversé, tout transformé : institutions religieuses, sociales, militaires et administratives, lois, mœurs, traditions, jusqu'aux idées courantes, aux sentiments, aux préjugés, aux habitudes de la vie. La propriété elle-même avait changé de mains ; les biens confisqués des émigrés étaient passés à de nouveaux et nombreux acquéreurs.

En 1814, voici que le roi remonte tout à coup sur son trône. A qui le doit-il ? Qui l'a ramené ? Est-ce le parti royaliste ? Non. Dans l'effondrement du pays il s'est fait une de ces lueurs subites qui illuminent parfois les peuples aux heures de grand péril, et il est alors apparu à tous que le retour de la vieille dynastie peut seul protéger la France contre les menaces du dedans et surtout contre celles du dehors. Mais ni les personnages, tous plus ou moins compromis dans la révolution, qui sont, avec M. de Talleyrand, les instruments de la restauration royale, ni l'opinion générale qui rend celle-ci possible et nécessaire, ne veulent faire capituler la France nouvelle entre les mains de la France émigrée. Est-ce ainsi que vont l'entendre tous les royalistes ? On ne pouvait pas l'espérer. Vaincus et proscrits avec la royauté, comment n'aurait-il pas paru naturel et juste à beaucoup d'entre eux, de triompher et de régner avec elle, de chercher dans la Restauration une œuvre de réparation et de restitution à tous les degrés ?

Que fera la monarchie ? Si elle satisfait ces royalistes, elle soulève la France presque tout entière contre une poignée d'anciens émigrés. Peut-on, d'antre part, demander au roi de continuer les proscriptions révolutionnaires et de traiter en ennemis ceux qui lui ont tout sacrifié ? Prince et nation sont à l'une de ces heures où les solutions absolues sont impossibles ou tout au moins périlleuses. Il faut une politique à la Henri IV, une politique de pacification et de transaction. Telle est celle que M. de Serre et ses amis du centre cherchent à appliquer, avec plus ou moins de bonheur et de clairvoyance, mais avec une loyauté inattaquable, avec un sens vrai du péril à éviter et du but à atteindre. On définissait ainsi cette politique dans une langue un peu barbare : Royaliser la nation et nationaliser le royalisme. Louis XVIII exprimait en meilleurs termes la même idée, quand il écrivait, le 29 janvier 1818, à son frère : Le système que j'ai adopté et que mes ministres suivent avec persévérance est fondé sur cette maxime qu'il ne faut pas être le Roi de deux peuples, et tous les efforts de mon gouvernement tendent à faire que ces deux peuples, qui n'existent que trop, finissent par en former un seul.

La politique du centre était une politique royaliste. Qui donc aurait contesté les sentiments monarchiques de M. de Serre, l'ancien soldat de l'armée de Condé ? M. Decazes et M. Pasquier, par leur passé ou par leur caractère, éveillaient peut-être quelques méfiances ; M. Royer-Collard ou M. Camille Jordan, malgré les gages périlleux donnés par eux, après le 18 fructidor, au roi vaincu et proscrit, pouvaient effaroucher quelques timides, l'un par son autorité un peu âpre et ses exigences trop absolues, l'autre par la vivacité confiante de son libéralisme. Mais ne voyait-on pas à côté d'eux des hommes comme M. Lainé ou le duc de Richelieu ? La courageuse résistance de M. Lainé avait été, au 20 mars, la suprême protestation du droit monarchique. Esprit fier et cœur tendre, incapable d'une intrigue ou d'une déloyauté, son éloquence était faite, pour ainsi dire, d'émotion royaliste ; écoutez-le quand, arraché par quelque provocation de la gauche à son indolence, parfois trop longtemps silencieuse, il vient, avec des larmes dans la voix, évoquer les malheurs de la famille royale et faire vibrer dans l'âme de ses auditeurs les cordes de la compassion respectueuse ou de l'indignation vengeresse. Le duc de Richelieu était l'idéal du gentilhomme. Émigré de vieille roche, sorti en 1789, rentré seulement en 1814, il n'avait aucune des passions de l'émigration ; grand seigneur, il était indépendant des coteries de caste et détestait les courtisans. Il acceptait les institutions et la société nouvelle par droiture et par bon sens, non par goût ni par intérêt, et se séparait des ultras parce qu'il était impatienté et dégoûté de leurs procédés, plutôt qu'il n'éprouvait d'éloigne ment pour leurs doctrines. Jouissant auprès de toutes les vieilles cours de l'Europe d'une considération qui servait de caution à la France vaincue, désintéressé et modeste, à la fois timide et courageux, simple et grand, n'ayant pas l'ambition, ayant même l'aversion d'un pouvoir où sa délicatesse était presque toujours froissée et où sa loyauté avait trop souvent sujet de s'étonner et de s'alarmer, il ne consentait à se mêler à la vie publique qu'à contre-cœur et par dévouement au roi et au pays. Non pas la plus brillante, mais peut-être la plus pure et la plus noble figure de l'aristocratie royaliste, admirablement choisi pour gouverner la France nouvelle au nom de la France ancienne et pour les unir toutes deux, il fut, selon M. de Falloux, l'homme qui comprit le mieux et fit le mieux comprendre la mission élevée et réconciliatrice de la Restauration.

 

§ 2. — LES ULTRAS DE 1815.

La politique du centre, toute fondée sur la pacification et la transaction, devait rencontrer l'opposition de l'extrême droite. Mais quelle était l'importance, l'étendue de cette opposition ? La droite s'y associait-elle ? Pour répondre, il faut d'abord se bien rendre compte de ce qu'était l'extrême droite. On se tromperait fort si on la concevait comme un parti compact, homogène, avec une organisation précise et toujours subsistante, avec des frontières fixes et faciles à déterminer entre elle et la droite. On n'y pouvait guère distinguer qu'un élément permanent, celui des meneurs : ils n'étaient qu'une poignée suivant l'expression de M. de Villèle ; et, bien que poussant tous à la politique extrême, ils étaient loin d'être inspirés par des sentiments identiques. Les uns étaient des hommes aveugles, honnêtes sans doute, mais qui ignoraient absolument leur temps, attachés à l'ancien régime par un point d'honneur, de fidélité chevaleresque ; ils semblaient parfois sous l'empire d'une sorte de mysticisme doucement obstiné et naïvement téméraire, dont M. de Polignac sera plus tard l'effrayante personnification ; visionnaires tranquilles, se croyant prédestinés par Dieu pour sauver le roi, et le conduisant à l'abîme avec une confiance souriante. Les autres étaient les violents : jetés par les circonstances dans les rangs du parti contre-révolutionnaire, ils avaient ce qu'on pourrait appeler le tempérament révolutionnaire, le goût de l'opposition injurieuse et implacable, l'âpreté d'ambition envieuse, la passion de la discorde, le besoin du soupçon et de la haine, la joie de l'excommunication, l'orgueil d'un renom d'exagération et de terreur ; si bien que, sans vouloir établir de parité entre les deux opinions, ces hommes semblaient poussés dans l'extrême droite comme d'autres le sont dans l'extrême gauche ; le type de ces enragés, ainsi que les appelait M. de Villèle, était alors M. de la Bourdonnaye. Parmi les meneurs de l'extrême droite on pourrait enfin discerner un autre élément. Des mauvaises traditions de l'ancien régime, de plusieurs années passées clans les agences secrètes, clans les manœuvres et les conspirations royalistes, quelques hommes avaient conservé une indifférence sans scrupule sur les moyens et les individus, à laquelle ils associaient, on ne sait comment, leurs principes absolus. Leur liberté d'allures leur permettait d'avoir, sans devenir suspects à leurs amis, des relations et presque des familiarités avec les camps opposés. Portés d'ailleurs à s'aboucher plus volontiers avec un conspirateur de la gauche qu'avec un doctrinaire du centre, avec un révolutionnaire qu'avec un libéral, ils s'entendaient en 1815 avec Fouché, à la veille de combattre le duc de Richelieu, comme, sous le Directoire, ils avaient traité avec Barras, tout en répudiant Maillet du Pan. C'était chez eux une sorte de mélange des mœurs de l'aventurier, des habitudes du courtisan et des prétentions de l'homme politique. Audacieux, mais disposés à prendre l'agitation pour l'action, ils avaient un besoin d'importance qu'ils pressentaient pouvoir satisfaire plus aisément dans les intrigues d'un régime de cour que dans les luttes ouvertes d'un gouvernement libre. De tout temps, le comte d'Artois avait eu la faiblesse de leur donner trop légèrement sa confiance et de leur prêter ainsi son autorité. M. de Vitrolles était alors le plus en vue de ces personnages.

Combien de soldats ce petit état-major bariolé de l'extrême droite groupait-il derrière lui ? Dans quelle mesure les mystiques parvenaient-ils à exalter les royalistes, les violents à les passionner, les intrigants à les exploiter ? Cette mesure variait suivant les circonstances, suivant le plus ou moins d'électricité dont était chargée l'atmosphère politique. Il était des moments où l'extrême droite était réduite au groupe peu nombreux des Polignac, des la Bourdonnaye et des Vitrolles ; il en était d'autres où ceux-ci parvenaient à détacher assez de membres de la droite pour constituer un parti d'opposition redoutable, tout an moins embarrassant ; il en était d'autres, enfin, où la droite troublée paraissait presque tout entière entrainée par les ultras, confondue avec eux. Il serait donc difficile de voir dans l'extrême droite un parti distinct et permanent ; on dirait plutôt un trouble d'esprit, une exaltation de sentiment qui, selon les conjonctures, gagnait plus ou moins avant dans les rangs de la droite.

Par une fatale coïncidence, au moment où M. de Serre et ses amis entreprenaient leur œuvre de pacification et de transaction, et où il leur aurait été si précieux, si nécessaire d'obtenir le concours de leurs alliés naturels de la droite modérée, celle-ci était dans une de ces crises qui la rendent particulièrement accessible aux influences et aux excitations des hommes d'extrême droite. C'était le résultat des Cent-Jours, l'une des aventures les plus néfastes et les plus criminelles que l'ambition d'un homme ait jamais imposées à une nation. Les Cent-Jours non-seulement avaient substitué aux dispositions presque bienveillantes de l'Europe en 1814 les convoitises exigeantes, l'hostilité méfiante et irritée de la coalition de 1815, et, comme conséquence, la rançon de deux milliards, la mutilation des frontières, la, honte et le fardeau de l'occupation étrangère ; mais ils avaient eu sur la politique intérieure des conséquences peut-être plus irréparables encore. Ils avaient altéré, dans l'esprit d'une grande partie des royalistes, le caractère transactionnel et pacificateur du rétablissement de la monarchie.

L'esprit de la Charte avait vraiment tout inspiré lors de la première Restauration, en 1814. L'extrême droite alors n'avait pas donné le ton ; elle n'avait dominé ni au ministère, ni dans les Chambres, ni dans la presse. Si le gouvernement avait commis des fautes et surtout des maladresses de forme plus encore que de fond, il n'avait rien fait qui ne pût être réparé et qu'il n'eût même montré l'intention de réparer. La conciliation entre les deux France était en bonne voie quand avait éclaté le coup de foudre du 20 mars.

En 1815, lors de la seconde Restauration, la situation était tout autre. Au lieu de voir dans les Cent-Jours une surprise où l'audace d'un homme, l'éclat d'un souvenir et le prestige d'un drapeau avaient tout fait, les royalistes voulurent y chercher un vaste et mystérieux complot dont la royauté avait été la victime et dont les trames continuaient à l'envelopper. Châtier les auteurs et les complices de ce guet-apens, et, pour en prévenir le retour, éviter désormais toute faiblesse et toute concession, tel était le vœu, la volonté de presque tous les royalistes. On conçoit que cet état d'esprit donnât beau jeu aux meneurs d'extrême droite. Ceux-ci étaient en harmonie avec les colères et les craintes générales lorsqu'ils parlaient haut, s'écriaient que l'heure des ménagements était passée, réclamaient la réaction implacable contre les hommes et les œuvres de la Révolution, lorsqu'ils poursuivaient, en un mot, la reconstruction de la société d'après les principes religieux et monarchiques formule sous laquelle ils comprenaient, avec quelques idées justes, beaucoup d'idées fausses, ou tout au moins inopportunes. La Restauration n'était plus présentée par eux comme une transaction ; c'était une victoire, presque une vengeance, tout au moins un châtiment.

Ces sentiments, trop répandus alors chez les royalistes, avaient fait explosion avec une force inattendue dans les élections de 1815. Ils avaient donné dans la Chambre nouvelle, sinon la majorité, du moins une prépondérance bruyante à l'extrême droite. Alors on commençait à parler des ultras, et cette qualification était appliquée à presque tous les députés de la droite. Ceux-ci, en effet, troublés par le souvenir des Cent-Jours, exaltés ou assourdis par le fracas des violents, les suivaient ou du moins les laissaient dire. Et puis, combien en était-il, parmi ces hommes politiques si brusquement improvisés, qui ne se connaissaient pas encore eux-mêmes ! M. de Villèle, qui sera bientôt le chef de la droite modérée, n'avait-il pas débuté, en 1814, par publier une brochure contre la Charte ?

Les éléments qui constituaient les ultras de la Chambre de 1815 étaient d'ailleurs autrement jeunes et vigoureux que ceux dont avaient pu jusqu'ici se servir les meneurs d'extrême droite. Ce n'étaient plus quelques vieux restes de la haute émigration, familiers du comte d'Artois, personnages impopulaires, souvent usés, sans influence dans le pays. Au lieu du royalisme de cour, apparaissait le royalisme de province qui avait plus de sève, d'honneur, de sincérité, mais aussi plus de force violente et presque brutale. Chez ces nouveaux venus, rien de fané ni de fatigué. Leur dévouement à la monarchie avait quelque chose de rude et de hautain ; par royalisme, ils poussaient l'opposition au roi jusqu'à l'irrévérence. Pour être surpris de ce phénomène, il faudrait n'avoir vu dans l'ancien régime que la servilité frivole des mœurs de cour et n'avoir pas su y discerner, en dehors de Versailles, l'esprit, non de liberté, mais d'indépendance fière et chagrine, à la fois austère et un peu jalouse, qui animait, en plus d'une province, la petite noblesse d'épée et de robe. Ayant trouvé dans la prépondérance des Chambres et dans la responsabilité ministérielle l'unique moyen d'imposer à la modération prudente de Louis XVIII leurs idées, leurs passions et leurs hommes, les ultras de 1815 étaient devenus les plus exigeants et les plus impérieux des parlementaires. Ce n'est pas l'un des faits les moins remarquables de l'histoire, que de voir ces hommes d'ancien régime contribuer, plus que tous les autres, à adapter d'emblée à la vieille monarchie le mécanisme de la liberté moderne. On dirait presque d'une sorte de démocratie révolutionnaire au service de la contre-révolution. Mais, s'ils se jetaient dans cette entreprise avec toute l'ardeur d'une conviction vraie, avec toute la fierté de leur caractère, avec toute l'énergie de leur virginité politique, ils y apportaient aussi l'inexpérience téméraire d'hommes qui ignoraient absolument leur temps, l'excès de passions longtemps comprimées et vaincues qui aspiraient à l'heure de la revanche et de la domination, et enfin l'esprit d'indiscipline emportée et imprévoyante qui avait été, depuis les champs de bataille de Crécy et d'Azincourt jusqu'à la Constituante, le défaut constant de la noblesse française. Ce sont des fous ! disait Louis XVIII à M. de Vitrolles. Aussi bien, l'histoire de cette Assemblée n'est que trop connue ; la Chambre introuvable a laissé un souvenir que les ennemis de la Restauration se sont bien gardés de ne pas mettre en lumière. Ceux-ci ont même singulièrement chargé les couleurs. Parler, par exemple, de Terreur blanche et en faire la contre-partie de la vraie Terreur est une de ces audacieuses falsifications de la vérité historique, comme en essaye parfois l'esprit de parti avec la complicité de l'ignorance et de la badauderie publiques. Les paroles et les actes de la Chambre de 1815 compromettaient plus le parti royaliste qu'ils ne menaçaient la nation. On injuriait plus la société nouvelle qu'on ne la mettait réellement en question. Il y avait plus de fanfaronnade et de furie oratoire que de lois mauvaises. Mais ce n'en était pas moins un grand péril que l'état d'alarme et de colère où les ultras jetaient ainsi l'opinion. La Restauration apparaissait au pays inquiet et irrité comme la revanche de l'extrême droite. Et M. de Richelieu pouvait écrire justement : Je crois que nous aurons moins de peine à sauver le Roi de ses ennemis que de ses amis.

Une telle conduite était le contraire de la politique du centre. Un soir, le 17 décembre 1815, le duc de Richelieu, alors président du conseil, avait invité plusieurs membres de l'extrême droite pour tenter de vaincre leurs résistances à la loi d'amnistie. Ne pouvant venir à bout de leur implacable obstination : En vérité, s'écria-t-il, je ne vous comprends pas avec vos passions, vos haines, vos ressentiments, qui ne peuvent amener que de nouveaux malheurs. Je passe tous les jours devant l'hôtel qui a appartenu à mes pères ; j'ai vu les terres immenses de ma famille dans les mains de nouveaux propriétaires ; je vois dans les musées les tableaux qui leur ont appartenu ; cela est triste, mais cela ne m'exaspère ni ne me rend implacable. Vraiment, vous me semblez quelquefois fous, vous qui êtes restés en France[2]. Par la force des choses, la scission devenait donc chaque jour plus complète entre la droite et le centre. Les esprits les plus élevés de ce dernier parti se voyaient, à regret, engagés dans cette guerre. Il m'est pénible, écrivait M. de Serre, de lutter contre ceux vers lesquels me rattache toute ma vie passée. Il m'est plus pénible encore d'être prôné par des hommes dont je déteste la conduite et les principes. Il n'hésitait pas cependant. Je n'ai jamais compté, ajoutait-il, que la route du devoir serait semée de fleurs, mais j'y suis. Priez seulement Dieu qu'il me donne la force de m'y tenir. M. de Richelieu disait en parlant des ultras : Après tout, ils sont royalistes, il faut gouverner pour eux, et malgré eux si c'est nécessaire. — Il faut les sauver malgré eux, répétait-il un autre jour. — Il est bien dur, écrivait-il encore, que nous soyons obligés de frapper des hommes qui sont à la vérité nos ennemis, niais qui ont été, pendant vingt-cinq ans, les défenseurs du trône et de la monarchie. Ce n'est pas sans doute notre faute, et nous ne pouvons pas faire autrement ; mais la chose est tellement affligeante, que je suis souvent prêt à déserter et à aller me cacher au fond de quelque désert.

Quand le duc de Richelieu exprimait ces regrets, dont l'accent est si profond et si sincèrement ému, il était inspiré sans doute par le sentiment qui l'attachait aux hommes de la droite ; il faisait en outre acte de clairvoyance politique. Oui, il avait raison de croire que son programme de pacification et de conciliation pouvait seul sauver la France et la royauté. Mais il n'avait pas moins raison de regarder toujours du côté de la droite, de soupirer après son concours et d'être prêt à faire, pour l'obtenir, plus d'avances et de sacrifices que n'y était disposé, par exemple, son collègue M. Decazes. Il avait raison de voir, avec une sorte d'effroi et de découragement anticipé, le centre réduit à entreprendre l'application nécessaire de son programme, en ayant contre lui, non-seulement l'extrême droite, — ce qui était à prévoir, — mais aussi la droite, qui aurait dû être son alliée naturelle et qui, au contraire, par le malheur des circonstances et surtout par la faute des Cent-Jours, se trouvait, dès la première heure, entraînée par les ultras, presque identifiée avec eux. Comment, dans de telles conditions, la politique du centre ne sera-t-elle pas entravée et, qui pis est, faussée ? Comment triompher des préjugés, calmer les alarmes de la France nouvelle, la convaincre des intentions conciliatrices de la royauté, quand un démenti bruyant, passionné, provocant, est donné par ceux qui s'attribuent le pouvoir de parler au nom du roi, ou tout au moins de ses partisans, et qui semblent avoir en effet le plus qualité pour remplir cette mission ? Comment surtout, malgré l'es meilleures intentions, faire efficacement acte de consolidation monarchique et de résistance antirévolutionnaire, quand les forces conservatrices et royalistes sont ainsi divisées les unes contre les autres dans le parlement et dans le pays, quand la nécessité de trouver un point d'appui contre une droite hostile et l'entraînement fatal de la lutte vont pousser le gouvernement vers la gauche ? On ne saurait trop insister sur ce qu'a eu de néfaste et, hélas ! d'irréparable pour toute l'œuvre de la Restauration, ce déplorable point de départ, après lequel la droite modérée s'est trouvée, dès son entrée dans la vie publique, séparée des royalistes libéraux du centre et entraînée à la suite de l'extrême droite, — si bien que M. de Villèle nous apparaît au début comme l'allié de M. de la Bourdonnaye, au lieu d'être celui de M. de Serre.

 

§ 3. — L'OPPOSITION DE DROITE.

Les élections faites en septembre et octobre 1816, après la dissolution de la Chambre introuvable, avaient assuré la majorité au gouvernement du centre, et constitué décidément l'extrême droite et la droite en minorité d'opposition ; minorité redoutable, du reste, nullement découragée, excitée au contraire et irritée par l'ordonnance de dissolution qui lui avait paru un acte d'hostilité dirigé contre elle. La conduite de M. Decazes, quelque peu différente de celle de M. de Richelieu ou de ill. Lainé, n'était pas de nature à adoucir cette impression.

Au point de vue de l'art parlementaire, si l'on peut ainsi parler, on ne saurait tout d'abord trop admirer la vigueur de cette opposition. Ni la surprise de l'ordonnance, ni l'échec électoral qui en est la suite ne déconcertent la droite. Elle a partout une organisation de parti très-complète. Elle sait user de la presse, ce qui est rare chez des conservateurs ; elle a des journaux ; elle en fonde de nouveaux. Le plus illustre et le plus éclatant de tous, le Conservateur, créé en 1818, compte parmi ses rédacteurs des écrivains comme M. de Chateaubriand, l'abbé de Lamennais, M. de Bonald, des hommes d'État comme M. de Villèle et M. Corbière, des grands seigneurs comme MM. de Montmorency, de Polignac, de Fitz-James, des princes de l'Église comme le cardinal de la Luzerne. Pour diriger l'opposition dans la Chambre, les députés de la droite prennent l'habitude de se réunir chez l'un d'eux, M. Piet. Avec ce scepticisme dédaigneux et affecté, forme bizarre d'un orgueil blasé et chagrin, M. de Chateaubriand, qui craignait toujours de paraître avoir pris quelqu'un au sérieux, surtout ses amis et son parti, a pu parler de cette réunion dans les Mémoires d'outre-tombe avec une sorte de mépris. Nous allions assez souvent rue Thérèse, écrit-il, passer la soirée en délibération chez M. Piet. Nous arrivions extrêmement laids, et nous nous asseyions en rond autour d'un salon éclairé par une lampe qui filait. Dans ce brouillard législatif, nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter au secrétariat  Nous débitions les plus mauvaises nouvelles... Rentré chez moi, le long de la nuit, dans mon demi-sommeil, j'apercevais les diverses attitudes des têtes chauves, les diverses expressions des figures de ces Solons peu soignés et mal accompagnés de leur corps. Vainement M. de Chateaubriand a-t-il cherché rétrospectivement à jeter le ridicule sur le salon de M. Piet. Cette réunion a eu une durée, une consistance, une autorité que nulle réunion de ce genre n'a pu acquérir clans les autres partis ; elle était un instrument puissant et donnait à l'opposition de droite l'unité et la discipline, conditions nécessaires de toute action parlementaire efficace.

Dans le pays, outre ses journaux, la droite a ses comités. Elle est organisée, en quelque sorte enrégimentée, comme ne l'ont pas toujours été les autres partis conservateurs plus modérés, mais dont la foi est moins ardente et le symbole moins précis. Elle avait même, aux débuts de la Restauration, un organisme caché. On retrouvait dans le Midi et surtout dans l'Ouest plusieurs sociétés secrètes, vieux restes des anciennes conspirations, ayant leurs affidés, leurs mots d'ordre, leur police et souvent leurs armes : Société des Francs régénérés, de l'Anneau, des Bandouliers, Association royale du Midi, Association bretonne, Vrais amis du Roi, Chevaliers du Tropique. M. Agier, qui devait être l'un des orateurs de l'extrême droite à la Chambre, disait dans un discours prononcé à la Société des Francs régénérés : La Société des Francs régénérés n'est pas un club, puisque ses séances sont secrètes ; ce n'est pas une secte d'illuminés, puisque son but est connu ; mais elle doit prendre des illuminés cette discrétion absolue qui est l'âme des petites comme des grandes affaires... Ce qui a commencé la révolution peut servir à la terminer ; c'est avec le feu qu'on guérit les blessures faites avec le feu.

Sans approuver les sociétés secrètes, on ne peut que louer la droite de savoir s'organiser. Peut-on louer également le tour violent, implacable, souvent peu scrupuleux que prend cette opposition ? Sans doute, d'autres partis n'ont pas mieux résisté à de tels entrainements. Mais, ce qui ne surprend pas ailleurs cause plus de scandale quand on le rencontre chez les hommes de la droite. Qui n'est froissé, par exemple, de voir alterner et même mêler, suivant les besoins de l'opposition, des thèses ultralibérales et ultraréactionnaires ? S'agit-il, en 1818, de la grande et belle loi du recrutement qui fait l'honneur du maréchal Gouvion Saint-Cyr ? La droite reproche à cette loi d'être révolutionnaire, surtout parce que, dans le titre de l'avancement, elle n'a pas restauré le favoritisme royal et le privilège de la noblesse. Est-on, au contraire, en face des lois sur la presse, si largement et si hardiment libérales, présentées par M. de Serre, en 1819 ? Il se trouve des écrivains d'extrême droite pour imprimer dans le Drapeau blanc, que cette législation étouffera la voix de l'opprimé, réduira au silence les défenseurs des libertés légitimes, rendra muets le bon sens et la raison. Le Conservateur va jusqu'à dire que les lois nouvelles sont dérisoires, perfides, pleines de pièges, et que, si elles passaient, la liberté de la presse ressemblerait à la liberté de discussion dont on jouissait dans les Chambres de Bonaparte. Triste spectacle à considérer de loin, quand l'apaisement des passions permet de mesurer ce que produit d'aveuglement, et souvent de mauvaise foi, le parti pris d'opposition I Quelques-uns même, pour renverser le ministère, ne répugnaient pas à faire appel aux vainqueurs de Waterloo. On sait quel retentissement a eu la découverte des notes secrètes envoyées aux puissances étrangères par M. de Vitrolles.

Si les royalistes honnêtes devaient souffrir quand parfois quelques-uns de leurs alliés de l'extrême droite sacrifiaient la loyauté à la tactique de parti, les esprits sensés ne devaient-ils pas être déconcertés en voyant à la tribune et surtout dans les journaux ou les brochures, la sincérité poussée jusqu'à l'extravagance et à la témérité ? Des écrivains ou des orateurs, se donnant pour les interprètes, du royalisme, annonçaient hautement la revanche qu'ils comptaient prendre contre la société nouvelle. Ils ne reculaient devant aucune question, si brûlante qu'elle fût : attaques contre les acquéreurs des biens nationaux, contre l'armée, contre le culte établi par le Concordat qu'on qualifiait de culte pseudonyme, prétention hautement manifestée de rétablir les privilèges aristocratiques, aspiration plus ou moins voilée au coup d'État par ordonnance. Toutes ces provocations semblaient n'avoir d'autre dessein que de fournir un prétexte, d'ailleurs avidement cherché, à ceux qui s'efforçaient d'ameuter l'opinion contre la Restauration. Le Drapeau blanc soutenait couramment que s'il y avait de mauvais coups d'État, il y en avait de bons, celui, par exemple, du roi Gustave III changeant la constitution de la Suède et celui de Louis XIII se débarrassant du maréchal d'Ancre. La constitution suédoise, c'était la Charte ; le maréchal d'Ancre, c'était M. Decazes.

Les meneurs de l'extrême droite voulaient-ils donc et surtout espéraient-ils sérieusement renverser la Charte ? Non. Ils sentaient même au fond qu'elle était la condition vitale de la monarchie et sa meilleure défense. Ils l'avaient montré eux-mêmes à l'heure du péril, quand Napoléon débarqué de l'île d'Elbe s'avançait à grandes journées vers Paris ; alors, le comte d'Artois, autour, duquel se concentraient toutes les agitations de l'extrême droite, n'avait-il pas jugé utile de faire en pleine séance royale profession de fidélité à cette Charte constitutionnelle qui assurait le bonheur des Français ? Mais une fois hors de danger, on se soulageait en boudant ou en raillant la constitution octroyée par le roi. On s'amusait à chercher des habiletés de langage pour la maltraiter sans tomber sous le coup d'une répression pénale. Une politique qui eût abouti au renversement de la Charte se fût comprise ; mais une politique la menaçant sans l'atteindre, c'était une folie. Pour quelques passions ainsi flattées à droite, on soulevait dans le pays de formidables préventions qui devaient peser non-seulement sur les royalistes, mais sur la monarchie. Le duc de Richelieu demeurait stupéfait de ces extravagances. Pour prouver leur dévouement au Roi, ils parviendront, disait-il, à débourbonniser même les villes les plus royalistes de France. En effet, à chaque élection partielle, — la Chambre se renouvelait alors par fraction tous les ans, — les rangs de la droite, devenue de plus en plus impopulaire, s'éclaircissaient rapidement.

Mais voici le mal le plus grave : ce sont les premiers symptômes de cette tendance fatale qui pousse toute opposition d'extrême droite à se coaliser avec l'opposition de gauche pour faire échec aux modérés du centre. Dès 1817, des journalistes prêchaient ouvertement cette alliance qui était mise en pratique dans quelques votes, au grand scandale de l'honnête duc de Richelieu ; aux élections, on entendait quelques ultras faire des vœux pour les candidats libéraux ; il est bon, disaient-ils, que le ministère ait des jacobins. Deux ans plus tard, des députés de l'extrême droite s'unissaient à la gauche pour marchander la dotation proposée en faveur du duc de Richelieu, quittant pauvre le pouvoir après avoir obtenu la délivrance anticipée du territoire, si bien que le duc, froissé à juste titre d'un tel débat, faisait don de la rente qui lui était offerte aux hospices de Bordeaux.

C'est surtout aux élections partielles de 1819 que certains meneurs osèrent afficher hautement leur dessein de coalition. La Quotidienne soutenait qu'il valait mieux des élections jacobines que des élections ministérielles, c'est-à-dire des ennemis mortels de la Restauration que des royalistes modérés. Le Drapeau blanc s'écriait, afin d'étouffer certains scrupules, que tons les moyens étaient bons pour renverser le ministère. Les journaux de la gauche n'avaient garde de ne pas souscrire au pacte qui leur était proposé et dont ils devaient être seuls à profiter ; ils déclaraient à leur tour aimer mieux des ultras que des ministériels. Au lendemain du scrutin, l'extrême droite pouvait compter avec satisfaction les 10 ou 12 voix qu'elle avait fait perdre aux modérés du centre. Mais, en faisant un retour sur elle-même, elle devait constater que sur 18 députés de la droite soumis à réélection, il n'en était rentré que 5. La gauche, au lieu de ses 10 membres sortants, en avait fait élire 35. Le marché que certains ultras avaient voulu conclure avec l'opposition libérale n'était donc pas seulement pour la droite un acte malhonnête, c'était une duperie et une sottise.

Dans quelle mesure les électeurs royalistes avaient-ils suivi le mot d'ordre des journaux de l'extrême droite ? Il serait peut-être difficile de le préciser. On doit croire que l'honnêteté naturelle du parti avait été, sur plus d'un point, rebelle aux excitations des meneurs. Toutefois, la nomination dans l'Isère du conventionnel Grégoire, fait le plus saillant de ces élections de 1819, montre jusqu'où certains ultras savaient au besoin pousser la coalition. Le premier tour n'avait pas donné de. résultat ; Grégoire avait eu 460 voix, le candidat ministériel 350, le candidat de droite 220. Au second tour, le nombre total des votants fut presque le même : Grégoire eut 548 voix, le candidat ministériel 362, le candidat de la droite 110. Ainsi près de cent électeurs d'extrême droite s'étaient reportés sur Grégoire, aimant mieux élire un prêtre régicide que de laisser passer un royaliste de la nuance de M. de Serre. Ce sera, disaient-ils hautement, la goutte d'eau qui fera déborder le vase, et maintenant on peut tenir le ministère pour perdu. En effet, les journaux du parti faisaient aussitôt entendre un long et violent cri de scandale et d'indignation ; ils n'attribuaient cette élection qu'à la politique ministérielle. N'accusons pas l'abbé Grégoire, disait le Conservateur, accusons le ministère. Puis, il esquivait, par un redoublement de violence contre les ministres, le reproche qui pouvait être adressé aux électeurs : C'est la faute des royalistes ! s'écriait-il ironiquement ; on tonnait ce langage. Ne sait-on pas que depuis 1793, les royalistes ont tout fait ? Ils ont brûlé leurs châteaux, ils se sont guillotinés eux-mêmes pour calomnier le peuple... Courage ! Accusez les victimes, c'est la vieille tactique des tyrans... Nous savons que ceux qui parlent aujourd'hui des royalistes, comme on en parlait à la Convention, n'ont pas commis les excès de nos anciens révolutionnaires. Non, sans doute. Il y a des hommes qui sont restés purs aux yeux de la justice humaine, parce qu'ils ont été trop lâches pour exécuter les forfaits dont ils nourrissaient le désir ; mais la justice divine les verra d'un autre œil, et le crime du cœur de ces hommes, pesé dans la balance éternelle, s'augmentera de tout le poids de leur infâme innocence. Pendant ce temps, Louis XVIII écrivait à un de ses ministres : C'est une consolation pour moi de penser qu'un jour l'histoire qui, à la longue, ne flatte personne, dira à qui nous sommes redevables d'un pareil choix.

 

§ 4. — M. DE VILLÈLE OPPOSANT.

Est-ce à dire que cette opposition sans mesure, et trop souvent sans scrupule, ait toujours convenu à la droite entière ? M. de la Bourdonnaye s'y complaisait. Il n'avait pas au fond des vues bien arrêtées, mais il aimait le bruit. Rien ne lui était plus agréable que cette renommée d'homme terrible, d'orateur implacable, de théoricien absolu, dont il jouissait dans les salons du faubourg Saint-Germain et dans les châteaux de la Vendée. Ses violences n'étaient pas improvisées sous le coup d'une irritation subite dont sa parole ne pouvait se rendre maître ; il y apportait plus de préméditation ; tous ses discours étaient écrits. L'âpreté de son caractère le poussait naturellement à ce rôle d'adversaire forcené. Le comte de la Bourdonnaye, jadis mon ami, dit M. de Chateaubriand dans ses Mémoires, est bien le plus mauvais coucheur qui fut oncques ; il vous lâche des ruades sitôt que vous approchez de lui ; il attaque les orateurs à la Chambre comme ses voisins à la campagne ; il chicane sur une parole comme il fait un procès sur un fossé. Le matin même du jour où je fus nommé ministre des affaires étrangères, il vint me déclarer qu'il rompait avec moi : j'étais ministre. Je ris et je laissai aller ma mégère masculine qui, riant elle-même, avait l'air d'une chauve-souris contrariée.

Mais si cette opposition était dans les goûts de M. de la Bourdonnaye, qu'en pensaient les esprits plus modérés et plus politiques ? Ceux-ci, sous le coup des Cent-Jours, dans le premier moment de trouble et aussi d'inexpérience, avaient pu se laisser entraîner à la remorque des violents et des bruyants. Mais plus ces hommes, en s'éloignant de cette époque, reprenaient possession d'eux-mêmes et connaissance de ce qui les entourait, plus aussi tendait à se faire une séparation, ou tout au moins une distinction entre eux et les ultras, entre la droite et l'extrême droite. Un homme surtout devait y contribuer.

Quand les élus de 1815 étaient arrivés à Paris, personne n'avait dû faire attention, sur les bancs de la droite, à un gentilhomme de Toulouse, d'un nom obscur, d'apparence assez terne et chétive, petit, mince, aux traits aigus, à l'accent nasillard, modeste et simple dans sa manière d'être, dont l'allure, un peu gauche et provinciale, n'avait ni l'élégance du seigneur de cour, ni l'aisance du Parisien ; en un mot, sans rien de ce qui attire d'abord la vue. Si cependant ou l'eût considéré plus attentivement, on eût été frappé de la vivacité curieuse et un peu méfiante, de la lucidité pénétrante de son regard. A peine les députés étaient-ils réunis depuis quelques semaines, qu'on remarquait dans les délibérations intérieures du parti, dans les commissions, son assiduité laborieuse, la perspicacité de son coup d'œil, la finesse et la justesse de son bon sens, son jugement sain, son instinct sûr de la tactique parlementaire, son savoir-faire, son sang-froid, le soin avec lequel il étudiait toutes les affaires que les paresseux négligeaient et sur lesquelles les beaux esprits parlaient sans les connaître. Non qu'il eût un grand fonds d'instruction au moment où, à quarante-deux ans, il se trouvait jeté dans la vie publique ; sans culture et presque sans goût littéraires, il ne savait que les affaires ; encore ne les apprenait-il qu'au fur et à mesure par la pratique, allant rarement au delà ; mais il apportait dans cette étude une souplesse merveilleuse, aidée par une application soutenue. A la tribune, ce n'était pas un orateur ; il n'avait ni la voix ni le geste ; il semblait plutôt fuir tout ce qui est pour les autres matière à éloquence : passions à remuer, principes à développer de haut ; il ne rachetait pas par la grâce ce qui lui manquait en puissance d'émotion ; et cependant ou ne pouvait entendre, sans en ressentir l'action et l'ascendant, cette parole aisée, nette, lumineuse, habile, pénétrante et insistante ; il n'entrainait pas, il persuadait ; il n'éblouissait jamais, il éclairait toujours. Aussi, peu de semaines ne s'étaient pas écoulées que, même au milieu des violences de la Chambre introuvable, ce petit gentilhomme, naguère ignoré, était devenu l'un des personnages les plus importants de la droite. Son nom désormais était connu partout : il s'appelait de Villèle.

M. de Villèle avait l'ambition des esprits supérieurs. Il voulait faire des royalistes un parti compacte, homogène et discipliné, dont il serait le chef. Pour cette œuvre délicate, il avait des aptitudes rares qui étaient en lui naturelles, comme est le don de l'organisation et du commandement militaires chez les grands généraux. Il n'était pas homme de faste ni de bruit. Il ne demandait pas à exercer son autorité avec fracas. Habile à ne point froisser ses rivaux, il cherchait à s'insinuer peu à peu comme l'homme nécessaire, plutôt qu'à s'imposer de haute lutte comme l'homme supérieur. Ce n'est pas de briller, mais de gouverner qu'il se soucie, — disait plus tard de lui M. Bertin, en causant avec M. Guizot ; — il serait ministre des finances dans la cave de son hôtel aussi volontiers que dans les salons du premier étage.

Dans quel sens M. de Villèle va-t-il user de l'ascendant qu'il a conquis dès les premiers jours et qu'il a su ensuite développer et affermir ? Par son origine, son passé, ses habitudes d'esprit et de vie, il se rattachait à l'ancien régime. Son premier acte politique, on l'a dit, avait été, en 1814, une brochure on il reprochait à la Charte annoncée et non encore promulguée, d'être une machine d'importation anglaise, qui coûterait plus à établir que notre ancienne organisation ne coûterait à réparer. En 1815, il s'était trouvé mêlé aux ultras. Mais, avec une modération naturelle qui répugnait à tous les excès, il avait le discernement du possible et le besoin du succès honnête ; une sorte d'instinct le détournait des impasses ou des chemins qui conduisaient aux abîmes. Ne se laissant d'ailleurs troubler ni par la haine ni par les affections exclusives, il voyait seulement la réussite des affaires dont il était chargé. On conçoit que la politique des la Bourdonnaye, que l'opposition téméraire et forcenée on les ultras entraînaient la droite, convinssent peu à un tel caractère, et que M. de Villèle s'en éloigne de plus en plus, à mesure que son esprit sagace se rendait mieux compte des nécessités et des périls du moment. II devait d'ailleurs ressentir chaque jour plus de goût pour le nouvel état social, pour le gouvernement constitutionnel, non par une sorte de méditation doctrinale dont il ne se souciait guère, mais par l'expérience pratique de la force qu'il y puisait pour lui-même et pour son parti. Avant 89, ce petit gentilhomme de province aurait-il pu même faire parvenir son nom à Versailles ? Avec le régime parlementaire, qu'il avait repoussé d'abord comme une importation anglaise, avec la liberté et l'égalité, qu'il avait été naguère habitué à considérer comme des innovations quelque peu révolutionnaires, il était au contraire à la veille de devenir très-honnêtement le premier personnage de son parti et l'un des premiers de son pays. Ainsi, a dit très-justement M. le duc de Broglie, s'était opérée dans l'esprit de M. de Villèle une sorte de réconciliation tacite, sinon avec le principe abstrait, du moins avec les résultats pratiques de la société moderne. Ce ne fut point une adhésion éclatante comme celle dont M. de Serre avait fait retentir la tribune, ce fut au contraire un rapprochement à petit bruit et à petits pas dont il ne convint jamais tout haut, dont il ne se rendit peut-être jamais bien compte, mais dont il recueillit promptement les fruits et dont il essaya de faire discrètement partager les avantages à la royauté et à ses amis.

S'étant modéré et éclairé peu à peu lui-même, par un travail intérieur qui faisait le plus grand honneur à sa perspicacité et à sa droiture, M. de Villèle devait chercher à modérer et à éclairer les- royalistes qui l'entouraient et chez plusieurs desquels une transformation analogue s'opérait d'elle-même. Sa noble prétention était de faire de la droite, non plus seulement une coterie de cour, ni une faction contre-révolutionnaire, mais un grand parti politique, plus encore, un parti de gouvernement, c'est-à-dire un parti ayant autre chose que des passions ou des haines, des aspirations ou des regrets, un parti ayant un programme applicable.

Seulement, il se heurtait à de grands obstacles. Les événements avaient donné à l'extrême droite une prépondérance dont il était difficile de la dépouiller ; la droite était compromise à sa suite et, par cela même, en état d'hostilité contre le centre. Les passions étaient enflammées, les ressentiments excités, les habitudes de combat en quelque sorte déjà prises. C'était donc en pleine bataille, dans l'animation et l'amertume d'une lutte engagée, que M. de Villèle devait faire entendre à son armée des paroles de raison et de modération. La difficulté était considérable ; il le sentait. Au lendemain même de l'ordonnance de 1816, quand la droite se trouvait définitivement constituée en minorité opposante, il écrivait dans une lettre intime : De notre côté, il y a de l'exaspération, et il faudrait de la modération. Serons-nous assez forts ? Serons-nous assez sages ? Il voyait que les ardents, tout en subissant sa supériorité, le tenaient en suspicion. Dans une lettre écrite, le lei novembre 1816, à madame de Villèle, il rapportait ainsi la manière dont les royalistes parlaient de lui : C'est, disaient ces royalistes, le chef que nous mettons à notre tête, mais nous ne sommes pas sans inquiétude sur la facilité de son caractère : on l'a trompé l'an passé sur la loi d'élections. Nous nous donnons tous à lui ; mais nous le lâchons à l'instant s'il ne marche pas d'un pas droit et ferme dans notre voie.

M. de Villèle n'était pas homme à brusquer son parti pour lui imposer ses idées. Il cherchait à le diriger ; s'il n'y parvenait pas, il tâchait au moins de le contenir ; si cela même n'était pas possible, il cédait, mais sans se décourager ; ayant la persévérance à défaut d'énergie, il espérait regagner plus tard le terrain perdu. Avant tout, il ne voulait pas se séparer de ses amis, quelque responsabilité qui en résultât pour lui. Il y avait là une fidélité honorable qui pourrait même être le dernier mot de la vertu politique dans un temps régulier. Mais était-ce suffisant dans cette terrible crise pour sauver les royalistes et la royauté ? N'aurait-il pas fallu une nature plus héroïque qui n'eût pas redouté au besoin la lutte contre son propre parti, une volonté plus puissante, plus impérieuse même à. force de courage, de conviction et de confiance en soi ? Quand M. de Villèle sera devenu ministre, il lui en coûtera bien cher de ne pas savoir résister et commander à. ses amis. Pour le moment, chef d'une minorité opposante, il était déjà à chaque instant contrarié par des exagérations qu'il désapprouvait, mais qu'il ne pouvait ni prévenir ni réprimer. Tantôt c'était une tactique habile qui se trouvait subitement compromise et déconcertée par l'incartade de quelque orateur de l'extrême droite ; tantôt, en décembre 1817, en juin 1819, c'étaient des ouvertures de rapprochement qui lui étaient faites par le gouvernement du centre : il était, pour sa part, disposé à s'y prêter ; il comprenait que dans l'union de tous les royalistes modérés était le salut ; mais il se sentait retenu par les irréconciliables de son parti.

Toutefois M. de Villèle serait peut-être venu à bout de faire écouter ses conseils de sagesse, s'il n'avait eu à agir que sur des députés. Ceux-ci savent que le dernier mot de la politique n'est pas de satisfaire les passions d'un petit nombre d'amis ; qu'il leur importe, au contraire, de se placer sur le terrain le meilleur pour triompher des adversaires qu'ils ont en face d'eux, pour dominer les événements au milieu desquels ils vivent, pour se faire écouter et accepter de la Chambre et du pays devant lequel il faudra toujours finir par comparaître. Ils ont l'impression constante et salutaire de la responsabilité. Ils connaissent, pour en subir immédiatement les conséquences souvent désastreuses, l'inconvénient des fausses démarches, le péril des actes téméraires. Ils sont facilement amenés à comprendre les difficultés pratiques, à se plier aux exigences des hommes et des événements, à accepter la direction de ceux qui ont fait leurs preuves d'habileté et de tact politique. Aussi M. de Villèle, dans la Chambre, bien que n'ayant aucune chance de convertir M. de la Bourdonnaye et ses amis, était en bonne voie de constituer autour de lui, et en dehors du petit groupe des extravagants, une droite modérée. Mais il y avait dans le parti royaliste antre chose que les députés : il y avait les journaux.

 

§ 5. — LES JOURNAUX ROYALISTES.

La tendance naturelle de la presse, surtout dans les opinions extrêmes, est de faire toujours enchère de violence avec la fraction ardente du parti auquel elle appartient. Tout l'y pousse : l'entraînement de la polémique, la facilité plus grande de faire du bruit avec des thèses absolues et des attaques à outrance, que par la modération et le bon sens. Le journaliste n'est pas arrêté par la responsabilité de l'action. S'il se croit responsable, ce n'est que vis-à-vis de sa clientèle, et, dans celle-ci, c'est naturellement la partie la plus emportée qui fait sentir davantage sa pression et ses excitations. Flatter les passions d'une coterie devient donc sa préoccupation première. D'ailleurs, au moment même où il fait ainsi acte de faiblesse intéressée, il acquiert une sorte de renom de courage par ces témérités fanfaronnes et provocantes qui ne font le plus souvent courir de danger qu'à sa cause.

La presse de droite a souffert de ce mal presque autant que la presse de gauche. Elle en souffrait déjà sous la Révolution et surtout après le 9 thermidor, à cette époque où les journaux ont exercé une influence exceptionnelle. Elle en souffre aussi sous la Restauration. Pendant que M. de Villèle cherchait et parvenait, dans une certaine mesure, à modérer la droite parlementaire, tous les journaux royalistes poussaient à l'opposition sans merci, telle que la voulait l'extrême droite. Ils le faisaient sur un ton qu'on aurait cru spécial aux feuilles révolutionnaires. C'étaient le Conservateur, la Gazette de France, la Quotidienne aux allures un peu vieillottes que la caricature représentait généralement sous les traits d'une antique marquise, et le Drapeau blanc, plus jeune, mais plus violent, plus audacieusement réactionnaire. L'exemple de cette polémique à outrance était d'ailleurs donné de haut. On ferait à l'extrême droite un honneur qu'elle ne mérite pas, en voyant un des siens dans M. de Chateaubriand. Il y avait chez ce dernier des idées hardiment libérales qui creusaient un abîme entre lui et les ultras ; c'est lui qui le premier, dès 1816, à une époque où M. Royer-Collard lui-même tâtonnait encore, avait posé, dans la Monarchie selon la Charte, les vrais principes du gouvernement représentatif. Mais si M. de Chateaubriand ne s'est jamais confondu avec l'extrême droite, il a été souvent son allié dans l'opposition ; s'il n'était pas avec elle en communion de doctrines, il a plus d'une fois partagé ses passions. Soit dans ses brochures, soit dans les colonnes du Journal des Débats ou du Conservateur, il a contribué beaucoup à inaugurer, ou du moins à développer et à acclimater une certaine façon de soutenir les doctrines royalistes dans une langue révolutionnaire et de mettre la violence populaire au service des opinions de la haute société. Seulement, l'incomparable pamphlétaire relevait ce qu'il avait d'excessif dans l'invective, le sarcasme et l'injure, par ce je ne sais quoi qui est la marque du génie. Il était parfois grossier, jamais vulgaire. Les plagiaires ne copiaient que sa violence.

On s'imaginerait volontiers de tels journaux rédigés par des fanatiques qu'emportait l'ardeur de leurs convictions politiques et religieuses. Ce serait une sorte d'excuse et de consolation. Si tels étaient parfois ces rédacteurs, il y avait de piquantes et même d'étranges exceptions. A la tête de la vénérable Quotidienne, ne voit-on pas M. Michaud, royaliste fidèle sans doute, désintéressé, ayant prouvé son courage aux heures du péril, pouvant se vanter d'avoir été condamné à mort par le Directoire et qualifié de mauvais sujet par Napoléon ; mais bien certainement le rédacteur en chef qui ressemble le moins à son journal ? A considérer cet Athénien aimable, narquois, léger, d'une conversation parfois un peu risquée, bien que toujours de bonne compagnie, dégagé des préjugés étroits, goûtant fort les libres rapports avec les hommes d'esprit de toute opinion, croyant, et cependant racontant lui-même qu'arrêté sous la Révolution et pensant être à la veille de mourir, il avait lu comme livre de suprême consolation les Essais de Montaigne, — on est tenté de se demander ce qu'il faisait dans un tel parti et à la tête d'un tel journal. Sa sincérité et son honnêteté sont hors de cause. Mais n'était-il pas poussé dans l'opposition extrême, moins par l'absolu de ses opinions que par la pente d'un esprit malicieux et épigrammatique ; journaliste habile, écrivant peu et brièvement, visant juste ; parfois cruel, sans jamais être en colère ; faisant une guerre implacable en souriant, et en souriant de ses amis parfois autant Glue de ses adversaires ? Parmi les autres rédacteurs, à côté de M. Laurentie, dont le caractère et les opinions étaient bien en harmonie avec ce journal, on rencontrait M. Fiévée, dont la profondeur de conviction paraissait douteuse, esprit mobile et piquant, audacieux et agressif par impertinence plus que par emportement ; et en sous-ordre quelques écrivains plus jeunes qui, comme M. Véron, M. Capefigue et M. Malitourne, étaient peut-être moins les habitués des églises que des théâtres. Certains abonnés de province demeuraient cependant convaincus que tous les rédacteurs dont ils lisaient dévotement les articles étaient des abbés ; cette confiante méprise amusait beaucoup M. Michaud.

Il serait plus curieux encore de pénétrer dans les bureaux du Drapeau blanc, le pur entre les purs, le plus enflammé et le plus intolérant des défenseurs du trône et de l'autel, celui qui menait hardiment et bruyamment la campagne de l'extrême droite. À côté de quelques hommes sérieusement et sincèrement exagérés, comme MM. de Lamennais et O'Mahony, qui d'ailleurs ne collaboraient que par occasion à ce journal, s'y trouvaient de beaux esprits frivoles et sceptiques, tels que M. Charles Nodier. Celui qui faisait tout, écrivait tout, avec une énergie et une verve d'ailleurs fort remarquables, celui qui était à lui seul le Drapeau blanc, c'était M. Martainville, l'auteur bouffon et peu austère de Grivoisiana et du Pied de mouton, le boute-en-train de la Société des déjeuners des garçons de bonne humeur, nullement méchant, mais homme de plaisirs sans choix, vivant d'expédients et d'aventures, criblé de dettes, sorte de devancier des héros de la Vie de bohème. On se demande en quel état d'esprit il était quand, à la pieuse et compatissante édification des honnêtes royalistes qui dévoraient son journal, il terminait ainsi un article où il se plaignait des procédés de M. de Villèle à son égard : Oh ! mon Dieu ! quand les chrétiens, pour supporter de cruelles épreuves, ont besoin de chercher des forces ailleurs que sur la terre, ils pensent à tout ce qu'a souffert le Sauveur du monde !

Tels étaient quelques-uns des journalistes qui tenaient M. de Villèle en échec lorsqu'il voulait ramener les royalistes à une politique plus sensée et plus modérée. Le chef de la droite écrivait, tout découragé, clans une de ses lettres : On trouve ici que le Drapeau blanc fait plus de mal que de bien. On a fait ce qu'on a pu pour l'engager à aller dans un sens plus modéré. Il a refusé net. La raison de M. Martainville était bien simple. Un jour que M. de Villèle lui reprochait sa violence : Il faut bien croire que j'ai raison, disait-il, car plus mes articles sont violents, plus le Drapeau blanc gagne d'abonnés.

 

§ 6. — M. DE SERRE SE RAPPROCHE DE LA DROITE.

En face de cette opposition, que devenait le gouvernement du centre ? Que faisaient M. de Serre et ses amis ? Ils inspiraient assez de confiance à l'Europe pour obtenir, au bout de quinze mois, la libération anticipée de l'occupation étrangère ; ils supprimaient peu à peu toutes les lois d'exception portées après 1815, et, au bout de quatre ans, ils avaient remis le pays en pleine possession de ses libertés constitutionnelles ; enfin ils faisaient voter quelques-unes de ces rares et grandes lois qui survivent aux circonstances, comme la loi de recrutement et les lois de la presse. Toutefois il était évident que leur œuvre était faussée et rendue en partie stérile par la scission produite entre les monarchistes du centre et ce qui aurait dû constituer la droite modérée. Il leur fallait faire du royalisme sans les royalistes, comme, à d'autres époques, on a pu tenter de faire de la république sans les républicains : épreuves souvent honnêtes, parfois nécessaires, mais qui réussissent rarement. Entre les deux oppositions de gauche et de droite, l'assiette du gouvernement n'était pas assez large.

Sa force parlementaire était tout entière dans l'éloquence de M. de Serre, le premier orateur du temps. Il faut le voir dans tout l'éclat de la session de 1819, étonnant par ses improvisations soudaines autant que par sa faculté de méditation ; sachant tantôt traiter avec ampleur les thèses de la philosophie sociale et politique, tantôt jeter en pleine bataille de ces paroles de feu qui foudroient un adversaire ou enflamment une Assemblée. Exposé aux attaques de toutes parts, il semble parfois presque seul ; mais il fait face à droite, à gauche, porte d'un côté, puis de l'autre, des coups terribles. Spectacle étrange que celui de cet homme gouvernant par des victoires de tribune ! On dirait quelque légende de ces chevaliers héroïques qui, à grands coups d'épée, tenaient tête à des armées entières. Une telle lutte pouvait-elle durer indéfiniment ? Celui qui la soutenait à lui seul s'y épuisait. Chez M. de Serre, l'homme tout entier se livrait en même temps que l'orateur ; c'était précisément le secret de son action sur la Chambre. Les émotions qui bouillonnaient dans cette âme ardente et qui lui arrachaient ces cris puissants, irrésistibles, n'étaient pas des jeux de mise en scène ou des feintes d'histrion. Chaque soir, il sortait de la séance plus douloureusement meurtri, plus profondément atteint aux sources mêmes de la vie ; et ses amis, écoutant le bruit de sa poitrine haletante, pouvaient mesurer avec effroi sur son front pâli, sur ses tempes où suintaient des gouttes de sueur, le progrès du mal intérieur qui le dévorait. Avant la fin de 1819, les médecins déclaraient ne pas répondre de sa vie, s'il n'allait passer l'hiver sous un climat plus doux.

On ne pouvait guère espérer que, dans sa résistance à l'attaque souvent excessive des ultras, le gouvernement du centre ne portât pas des coups trop forts et ne penchât jamais du côté opposé. Il ne comprenait pas toujours assez le péril qu'il y avait à irriter la droite, à la rejeter ainsi plus encore dans l'extrême droite, et l'avantage qu'il y aurait eu au contraire à la rallier. Privé de l'appui qu'en temps régulier il aurait dû rencontrer de ce côté, inquiet de se voir une base trop resserrée, il était parfois tenté de l'élargir, en s'appuyant un peu sur la gauche. Ajoutons que dans les luttes de ce genre, quand les passions sont soulevées, les partis modérés et intermédiaires arrivent bien difficilement à fixer l'opinion sur eux ; aussi le ministère s'apercevait-il trop souvent qu'en se défendant contre la droite, il avait travaillé non pour lui-même, mais pour les adversaires de la monarchie.

On sait quel usage devait faire la gauche des forces qu'elle se trouvait ainsi acquérir. Dans l'échec de la politique du centre, elle est plus coupable encore que l'extrême droite. M. de Serre, M. de Richelieu, M. Decazes n'avaient-ils pas été au-devant des libéraux, une branche d'olivier à la main, leur offrant la liberté, ne leur demandant que d'accepter loyalement la monarchie, apportant même, pour gage de leur sincérité, leur rupture avec la droite ? Comment a-t-il été répondu à cette avance confiante ? La conduite de la gauche est maintenant connue et, grâce à Dieu, jugée ; il est peu de choses aussi laides dans l'histoire des partis. Sans souci de fonder sincèrement la liberté, cette gauche ne cherchait, au parlement, qu'à soulever les questions irritantes et stériles qui pouvaient entretenir les préjugés, aigrir les animosités, enflammer les colères contre les Bourbons. Toutes les franchises qu'on remettait entre ses mains, elle s'en servait aussitôt pour faire son œuvre de destruction. Dans le pays, elle préparait de compte à demi avec les bonapartistes des conspirations de caserne. Son idéal était une insurrection militaire libérale à la façon de l'Espagne ; elle flattait et excitait le soldat ; elle s'attachait partout aux généraux mécontents pour en faire des députés et des chefs de parti, tentant ainsi, au nom d'une liberté menteuse, la perversion du devoir militaire, attentat analogue à celui que devait perpétrer, au nom de l'ordre, l'auteur du 2 décembre.

C'est une situation singulière que celle de M. de Serre et de ses amis. Ils veulent sincèrement, ardemment la monarchie et la liberté, et ils sont accusés par la droite de sacrifier la monarchie à la liberté, par la gauche de sacrifier la liberté à la monarchie. Sous le coup de cette double attaque, le ministère est chaque jour plus ébranlé. Spectacle décourageant et trop fréquent, hélas ! dans notre temps et dans notre pays, de l'impuissance des modérés contre les passions des partis extrêmes ! Pour reprendre des forces, le centre doit évidemment trouver des alliés d'un côté ou de l'autre. Au début, sous l'impression du souvenir laissé par la Chambre introuvable, alors qu'il était frappé presque exclusivement du péril de la contre-révolution, il a pu être tenté de chercher ce point d'appui à gauche. Telle était la tendance de M. Decazes, qui sentait ne pouvoir se faire pardonner par la droite l'ordonnance de 1816. Mais à mesure qu'apparaît davantage la menace d'une révolution, à mesure que se montrent les sentiments vrais des hommes de la gauche, les royalistes du centre comprennent que leurs alliés ne peuvent être de ce côté. Il faut voir comment M. de Serre, si hardi cependant, si confiant dans sa bonne foi libérale, retire indigné la main qu'il avait tendue, quand il aperçoit le défaut de sincérité de la gauche et ses arrière-pensées sournoises ou violentes de renversement ; il faut entendre par quel éclat d'éloquence vengeresse il rompt alors avec elle ! M. Lainé, l'un des premiers, s'était arrêté, inquiet, troublé, et avait tenté de-revenir sur ses pas ; M. Molé, ensuite. Quant au duc de Richelieu, qui, dès la fin de 1818, avait quitté le ministère, il écrivait d'Aix-la-Chapelle à ses amis demeurés au pouvoir après sa retraite : J'aime encore mieux l'exaltation royaliste que le jacobinisme ; au nom du ciel, examinez cette situation ; cherchez-y un remède.

Enfin, dans les derniers mois de 1819, après le scandale de l'élection de Grégoire, un moment vient où le danger de gauche apparaît si évident que tout le monde au centre, y compris M. Decazes, sent la nécessité de te rater un rapprochement avec la droite modérée. M. de Serre imagine lui-même un grand plan de gouvernement : il s'agit de faire un ensemble de lois à la fois très-libérales et très-conservatrices, donnant ainsi des garanties aux esprits sincères du centre gauche pour les détacher de la gauche antidynastique, et à la droite pour la séparer des ultras. Des ouvertures sont faites par le ministère à M. de Villèle et à ses amis. Va-t-on donc réparer le mal dont on souffre depuis le mauvais point de départ de 1815 ? La droite cessera-t-elle de subir l'entraînement de l'extrême droite, pour former avec le centre, avec les amis de M. de Serre, de M. Lainé et du duc de Richelieu, l'union si naturelle, si désirable, si nécessaire, de tous les royalistes modérés ?

 

§ 7. — M. DE VILLÈLE SE RAPPROCHE DU CENTRE.

En face des ouvertures faites par le ministère à la fin de 1819, les sentiments du véritable représentant de la droite modérée, M. de Villèle, sont assez curieux à observer. On peut en suivre l'expression dans ses lettres et dans ses papiers intimes[3]. Au fond, M. de Villèle comprenait très-bien que l'intérêt de la monarchie et du pays obligeait ses amis à accepter ces ouvertures. Mais il en était presque attristé ; car il prévoyait quelles difficultés il allait rencontrer dans son propre parti, qui avait pris l'habitude et les passions de l'opposition. Il sentait que sa modération l'exposerait à toutes sortes de soupçons. Rien que pour entrer en communication avec les ministres, il prenait mille précautions comme s'il était enveloppé d'une surveillance défiante. Il ne se trompait pas en effet. Dans la réunion chez Chabrillant, écrivait-il, la Bourdonnaye a cherché indirectement à inspirer des inquiétudes à nos amis sur mon voyage prématuré à Paris et sur ma visite à Corbière. Nous sommes assez nets pour avoir pu nous dispenser de répondre. Dans la Chambre, M. de Villèle avait acquis une réelle influence. Sans doute il ne pouvait rien faire entendre au petit groupe de l'extrême droite. La Bourdonnaye, écrivait-il le 18 décembre 1819, ne me parle plus, ni moi à lui. Mais c'était sur les députés de la droite qu'il avait autorité : Fiévée et la Bourdonnaye, écrivait-il encore à la même date, voudraient bien lever un étendard à part à l'extrême droite ; personne ne les suit, ce qui les désole.

Malheureusement il n'en était pas de même de la presse et des salons, dont l'influence s'exerçait plus encore sur la conduite du parti depuis que les députés de la droite, par une série d'élections malheureuses, étaient réduits à une très-petite minorité. C'est ce que M. de Villèle appelait l'action extérieure à la Chambre. Tous les journaux royalistes, obéissant à cette tendance fatale qui a été déjà signalée, poussaient à l'opposition à outrance, ne semblant avoir qu'un dessein : exalter et flatter les passions de leur parti. Dans les salons, sortes de clubs élégants de l'extrême droite, M. de Villèle était réduit à subir de véritables assauts. Le 18 décembre, dîné chez la Panouze avec Lauriston, lit-on sur son carnet ; Donnadieu ayant attaqué toute modération, prêchant la division et traitant notre conduite de folle, m'a forcé de le coin-battre vivement. Mes nerfs étaient tellement surexcités que j'ai passé une nuit blanche. Ce Donnadieu, qui était alors l'oracle de certains hôtels du faubourg et qui prétendait ainsi obliger le leader de la droite à se justifier, était un général à la taille gigantesque, à la voix de stentor, et n'ayant guère d'ailleurs que ce mérite ; révolutionnaire au début de sa carrière, il s'était vanté, lors de la fondation de l'Empire, d'être le Brutus du nouveau César ; bientôt cependant il était nommé général et baron ; mais il encourait ensuite de nouvelles disgrâces par sa turbulence indisciplinée, par les désordres de sa vie militaire et privée ; au retour du roi, il se montrait royaliste exalté ; seulement s'étant compromis, pour faire du zèle et du bruit, dans une répression excessive de la conspiration de Grenoble, en 1816, il en voulait au gouvernement de l'avoir révoqué, et surtout d'avoir dévoilé sa conduite ; d'ailleurs il avait si peu de sagesse et de conduite, rapporte M. de Villèle, qu'il était toujours obéré, et qu'il fatiguait ses connaissances d'emprunts, les princes de demandes, obtenant tantôt de l'un, tantôt de l'autre.

Une circonstance se présenta bientôt où la droite fut mise en demeure de choisir entre la politique de M. de Villèle et la politique de ceux qu'il appelait dans ses lettres les insensés, les enragés, la faction des pointus ou des pressés. Le ministère demandait à la Chambre la faculté de percevoir les douzièmes provisoires en attendant le vote du budget. La gauche se montrait disposée à refuser, précisément pour punir le gouvernement de s'appuyer sur la droite. L'occasion était donc excellente, disaient les ultras, toujours prêts aux coalitions. Il faut, s'écriait sans ambages la Quotidienne, que la gauche et la droite s'entendent afin de manifester leur indignation commune contre M. Decazes. Tous les journaux royalistes parlaient de même. Mais M. de Villèle était là, résistant à une conduite qu'il déclarait absurde, honteuse, funeste, et il écrivait à Toulouse :

... Outre les difficultés générales, il faut encore lutter contre la mauvaise direction qu'on cherche à donner à notre parti. C'est plus fort que jamais. Avant-hier, à la réunion des pairs, il m'a fallu faire tête à presque tous. C'est un métier insupportable. Ils voulaient nous faire refuser les six douzièmes, au risque de perdre nos alliés de la nuance qui marche avec Lainé, de nous diviser nous-mêmes et nous faire voter avec les jacobins. Cela m'a paru si absurde que je n'ai pas pu nie taire, quoique Corbière fût de moitié avec eux. J'étais tellement agité, que je n'ai pu fermer l'œil que bien avant dans la nuit. (Lettre du 21 décembre 1819.) — ... Nous avons eu une reprise de cette action folle et extérieure à la Chambre, que Corbière appelle la faction des pressés. Il y a là des hommes moins occupés des intérêts publics que des leurs. Ils ont cru l'occasion bonne pour renverser Decazes en réunissant nos 45 fidèles aux 115 voix de la gauche. J'ai repoussé cette idée comme honteuse et funeste. Par malheur, ils ont réussi auprès de cet excellent Corbière qu'ils ont complètement retourné pendant sept ou huit jours. Jugez de mon chagrin et de la triste situation des royalistes. Enfin, hier au soir, tout s'est arrangé. Il n'y a que la Bourdonnaye qui restera dans cette mauvaise voie. Tous les autres, même Corbière, sont revenus à mon avis. (Lettre du 23 décembre.)

 

M. de Villèle avait donc fini par l'emporter. L'action extérieure, pour cette fois, n'était pas parvenue à se substituer à l'autorité du chef parlementaire, et, lors de la discussion, M. de la Bourdonnaye seul attaqua le ministère avec son âpreté et son emportement habituels. Cette lutte avait valu au pauvre M. de Villèle plus d'une nuit blanche. Au dehors, on ne pardonnait pas aux députés de la droite leur modération. La Quotidienne remerciait M. de la Bourdonnaye. C'en est fait, disait le Drapeau blanc, le côté droit sera toujours dupe et donnera toujours aux jongleurs ministériels un nouveau sujet de rire à ses dépens. M. de Villèle écrivait pendant ce temps sur son carnet ou dans ses lettres :

Je suis allé à la réunion chez Piet. J'ai pu m'apercevoir du mauvais effet produit par les criailleries des fous et des intrigants de salon contre notre vote des douzièmes. L'erreur de Corbière nous fait beaucoup de mal et me cause un grand chagrin. — Vous ne pouvez vous faire une idée des propos que tiennent nos enragés. Je ne suis pas bon à jeter aux chiens. Ce n'est pas tout : Jules de Polignac, Mathieu de Montmorency, madame la duchesse d'Angoulême elle-même sont vendus à Decazes. J'ai fini par dire l'autre jour à deux de ces fous : Il faut conclure de tout ceci que, pour faire du royalisme à votre guise, il faut en faire contre les royalistes des deux Chambres, les gens du château, les membres de la famille royale et le Roi. Il n'y a plus que vous et quelques journalistes qui entendiez quelque chose à la politique !

 

Puis M. de Villèle ajoutait avec une nuance de découragement : Les ressources se gaspillent, la force se perd. Il tenait bon cependant avec son petit bataillon parlementaire. Il y a plus de sagesse qu'ils ne le croient dans nos députés, écrivait-il. Mais il sentait la violence croître chaque jour autour de lui. Les salons étaient montés à un diapason de plus en plus haut. La passion tue le raisonnement, disait-il encore ; et dans une autre lettre du 6 février 1820 :

J'espère que les salons n'entraîneront presque personne chez nous. Mais cela me donne une peine infinie. Il est dur d'avoir à lutter même avec les siens. Hier, j'étais sorti de chez moi avant huit heures du matin, et je n'y suis rentré qu'à une heure après minuit. Toute la journée s'est passée en conférences.

Aussi reprenait-il, presque désespéré :

Je me brûle le sang depuis cinq ans, je sens en moi une irritation nerveuse, une fatigue intellectuelle qui annonce le besoin du repos.

 

C'était aussi contre les journaux qu'il lui fallait combattre. Membre du conseil de rédaction du Conservateur, il est un jour convoqué pour entendre la lecture d'un article manifeste de M. de Chateaubriand, violente attaque contre M. Decazes, concluant à ce que les lois proposées par ce ministre fussent rejetées, quelles qu'elles fussent. M. de Villèle proteste avec fermeté, disant que les députés ne suivront pas un tel conseil. A la suite d'explications aigres-douces, il se retire et envoie sa démission de membre du comité de direction. Mais il est aussitôt avisé que cette démission est refusée et que M. de Chateaubriand a modifié son article. M. de Villèle revient alors au comité, et, le nouveau manifeste déclarant que si le ministère apporte de bonnes lois il faudra les appuyer, il cesse de s'opposer à la publication. Toutefois le genre d'attaques qu'il est obligé de laisser passer dans ce même article montre assez quel est l'état d'esprit des royalistes. On y dit que la politique du ministère est une escroquerie par laquelle on espère tantôt dérober un homme, tantôt filouter une majorité ; à ce régime, la France meurt de mépris comme on meurt de gangrène, et l'article se termine par cette terrible invective :

C'est du gouvernement même que descend la corruption ; c'est le ministère du prince légitime qui exige, pour ainsi dire, qu'on ait trahi son Roi, qu'on ait fait preuve d'impiété, qu'on ait soutenu toutes les illégitimités, pour obtenir la faveur... Le ministre qui, par un jeu cruel de la fortune, dispose aujourd'hui de nos destinées, au lieu de comprendre sa situation et la nôtre, au lieu de revenir sur ses pas, s'enfonce de plus en plus dans le précipice ; il continuera d'intriguer jusque dans l'abime, et cet abîme se refermera sur lui.

M. de Villèle savait qu'il n'avait pas seulement à lutter contre des passions aveugles et sincères. Il avait discerné par derrière une intrigue de M. de Talleyrand et de M. de Vitrolles, qui, avec l'appui de M. Fiévée, rédacteur de la Quotidienne, cherchaient à soustraire la droite à la direction de son chef parlementaire. Il écrivait à ce propos :

Nous sentons depuis longtemps l'action de cette intrigue sur notre royalisme, et c'est elle qui s'est attachée à me nuire. Il s'agit d'arriver à un ministère Talleyrand qui, n'ayant aucune influence dans la Chambre, serait dans la nécessité de faire un coup d'État, au risque des suites. On casserait la Chambre, on suspendrait par ordonnance la liberté individuelle et la liberté de la presse, sauf à faire approuver ces mesures par la Chambre future, ou à ne pas en convoquer si l'on croyait pouvoir s'en passer.

 

Telle était la situation, et l'on ne pouvait dire qui l'emporterait de M. de Villèle avec les députés de la droite, ou des enragés de la presse et des salons, quand, dans la nuit du 13 au 14 février 1820, une rumeur sinistre se répandit dans Paris : le duc de Berry venait de tomber, au sortir de l'Opéra, sous le poignard de Louvel.

 

§ 8. — LE SECOND MINISTÈRE RICHELIEU.

A la nouvelle de l'assassinat, un cri de douleur s'échappe de toutes les poitrines royalistes ; mais, par l'effet d'un instinct de passion ou d'un mot d'ordre que donnent les habiles, il se transforme aussitôt en un cri de colère contre le ministre sur lequel se concentraient toutes les défiances et toutes les haines de la droite, M. Decazes. Les démarches de la famille royale auprès du roi, les supplications irritées de la veuve en deuil et en larmes, les menaces proférées contre la personne du ministre par les gardes du corps, s'ajoutent aux malédictions des journaux. M. Clauzel de Coussergues, dès le lendemain, monte à la tribune pour accuser M. Decazes d'être complice du meurtre. Ce n'est plus de la colère, c'est de la rage. Pendant que le Journal des Débats insulte celui qu'il appelle un Bonaparte d'antichambre, le Conservateur écrit : La main qui a porté le coup n'est pas la plus coupable. La Gazette de France déclare qu'il est impossible de laisser à la tête du gouvernement les ministres dont la complicité non matérielle, mais morale, avec l'infâme Louvel, est évidente. Enfin M. Martainville, qui tient à honneur d'être toujours le plus violent, après avoir injurié celui qu'il appelle le Séjan libournais, s'écrie dans le Drapeau blanc : Oui, monsieur Decazes, c'est vous qui avez tué le duc de Berry. Pleurez des larmes de sang ; obtenez que le ciel vous pardonne ; la patrie ne vous pardonnera pas. Sur l'avis des comités royalistes, de toutes parts, en province, on envoie aux Tuileries des adresses inspirées par la même passion. Les journaux de gauche, étourdis de ce bruit, ne savent que reprocher aux énergumènes de droite leurs larmes fastueuses, leur joie féroce éclatant au milieu de pleurs. M. de Villèle et les sages se sentent débordés ; ils se bornent à demeurer à l'écart d'excès qu'ils déplorent.

La poussée est si forte que le roi, tout froissé qu'il est de cette violence injurieuse à sa dignité, tout attaché qu'il demeure à son ministre favori, est contraint de céder. M. Decazes est enfin à terre. La presse de droite pousse une exclamation de haine triomphante. Dans le Drapeau blanc, M. Charles Nodier conseille à M. Decazes de ramasser le poignard de Louvel et de s'en percer le sein. Le même journal ajoute : M. Decazes avait à choisir entre l'échafaud et la fuite ; il a choisi la fuite. Son agonie a été ignoble et lâche. Enfin M. de Chateaubriand, dans le Conservateur, après quelques mots sur le misérable ministère qui s'en allait, écrit cette phrase cruelle et fameuse : Les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé.

Louis XVIII ne voulait pas remplacer M. Decazes par un ministère de pure droite qui d'ailleurs n'aurait eu dans la Chambre qu'une infime minorité. Le nouveau cabinet est encore composé d'hommes du centre, mais de ceux qui se rapprochent le plus de la droite : le duc de Richelieu a consenti à accepter la présidence du conseil ; M. de Serre, de plus en plus effrayé du danger révolutionnaire et convaincu qu'il faut tenter l'alliance avec la droite, demeure le personnage le plus important du ministère. Nous entreprenons une tâche difficile et dont sans doute vous trouvez le succès improbable, — écrit-il à M. de Barante ; — nous voulons gouverner raisonnablement, en nous appuyant sur la droite. Est-ce cette fois enfin que s'accomplira l'union si nécessaire, et jusqu'ici vainement tentée, des royalistes sages contre les perfidies de gauche et, au besoin, contre les extravagances des ultras ? Tout devait y pousser. Le crime de Louvel était fait pour donner à la menace révolutionnaire quelque chose de particulièrement saisissant. Plus violente que jamais, la gauche entrait décidément dans la voie des conspirations. Partout il y avait le sentiment que la monarchie était en péril et qu'un grand effort était nécessaire pour la sauver. La vue du danger, l'expérience de cinq années de vie publique ont-elles rendu la droite plus conciliante et plus juste à l'égard du centre ? On a donné satisfaction à sa défiance ancienne contre M. Decazes ; va-t-elle accepter la main que lui tendent deux anciens émigrés, M. de Richelieu et M. de Serre, et leur accorder l'appui qu'ils lui demandent ?

C'est seulement sur la promesse de ce concours que le duc de Richelieu a consenti à reprendre le pouvoir. Monsieur lui a donné sa parole. M. de Villèle s'est engagé, de concert avec M. Corbière, à employer tous ses efforts pour faire des hommes de la droite les ministériels du nouveau ministère ; il écrit, avec son grand et honnête bon sens : Les royalistes sans le Roi se perdent, le Roi sans les royalistes se perd. Il faut que l'expérience des deux dernières années nous serre à quelque chose. D'autre part, le duc de Richelieu annonçait que son intention était de faire tous ses efforts pour rallier franchement les royalistes au Roi, et le Roi aux royalistes qui se perdaient par leurs divisions.

M. de Villèle s'emploie aussitôt avec la plus entière loyauté à tenir sa parole. Par son influence, la droite parlementaire consent à soutenir le ministère. M. de la Bourdonnaye et cinq ou six exaltés seulement s'obstinent dans une opposition irréconciliable et votent avec la gauche. Quant aux journaux, toujours plus rebelles que les députés aux conseils de modération, ils ne semblent pas, au début, disposés à désarmer. Il n'y a rien de changé, il n'y a qu'un Bourbon de moins ! dit, avec un sinistre dédain, le Conservateur, au lendemain de la constitution du nouveau cabinet. Cependant M. de Villèle use de tous les moyens pour contenir cette presse compromettante. Il parvient à obtenir du Drapeau blanc un manifeste embarrassé dans lequel celui-ci promet tarit bien que mal de ne point entraver par une opposition prématurée la marche du ministère. Mais cette concession est faite de mauvaise grâce, et, quelques jours plus tard, on lit dans le même journal

Les royalistes qui habitent la capitale connaissent et apprécient les considérations puissantes, irrésistibles, qui nous, ont fait tout à coup quitter l'attitude animée du combat pour la contenance calme, le repos et l'attention... La bataille est sans doute loin d'être gagnée ; mais que faire quand des hommes honorables, l'olivier à la main et le sourire sur les lèvres, viennent, au nom de la royauté menacée, demander qu'on ne précipite rien et donner leur parole d'honneur que tout ira bien ?

Aussi, au bout de peu de semaines, il ne suffit plus au Drapeau blanc de traiter les libéraux de félons infâmes ; on le voit peu à peu reprendre l'opposition contre le ministère, et M. Martainville finit même par lancer une brochure, intitulée : la Bombe royaliste, où l'on trouve cette violente déclaration de guerre contre le cabinet et ses alliés de droite modérée :

Royalistes, on vous trompe encore, on a toujours voulu vous tromper... La confiance, ce noble défaut des cœurs droits et généreux, causerait encore votre perte et vous livrerait à un ennemi qui, après avoir endormi votre vigilance, rirait de votre crédulité. Cet ennemi, c'est le ministère. Oui, le ministère vous trompe sciemment et avec préméditation.

 

La brochure se terminait par un conseil aux royalistes de rester neutres, dans les élections, entre le ministère et les libéraux. Quant à la Quotidienne, elle refuse à M. de Villèle même une trêve momentanée : elle continue son opposition contre un cabinet qui lui semble être une pâle contrefaçon de l'ancien, et elle déclare que les députés de la droite qui s'associeront à la gauche pour rejeter la nouvelle loi électorale rendront service à la monarchie. Du reste, qu'un extravagant comme le général Donnadieu insulte le duc de Richelieu, il est assuré d'être appuyé par presque toute la presse royaliste.

En dépit de ces excitations et des effets fâcheux qu'elles ont sur l'opinion, M. de Villèle demeure le maître de sa petite armée parlementaire, et il parvient à maintenir dans la Chambre, durant la session de 1820, l'union de la droite et du ministère. Aux élections partielles de la fin de cette année, les nouveaux alliés combattent et triomphent ensemble contre la gauche. Bientôt M. de Villèle et M. Corbière entrent dans le cabinet ; on le leur avait demandé plusieurs fois, et ils avaient refusé jusqu'ici, par crainte d'alarmer les esprits soupçonneux de leur parti. M. de Chateaubriand est nommé à l'ambassade de Berlin. En apparence du moins, l'union est donc complète.

M. de Villèle et la droite modérée seraient d'ailleurs bien injustes s'ils ne donnaient pas leur concours au ministère, qui suit avec loyauté sa nouvelle ligne politique et qui lutte avec courage contre les violentes attaques de la gauche et d'une partie de ses anciens amis. M. de Serre, non encore guéri, s'est bâté de quitter Nice aux premiers rayons du printemps. Vainement les médecins ont-ils voulu le retenir : mourir pour mourir, il préfère tomber à son poste de combat. Quand, peu de jours après son retour, il se lève pour la première fois de son banc, pâle et faible, et gravit péniblement les degrés de la tribune au milieu d'une Chambre attentive et émue, c'est pour foudroyer la gauche dans la personne d'un de ses chefs. M. de la Fayette venait de déployer en quelque sorte le drapeau tricolore comme un signe d'insurrection ; il savourait encore les acclamations de son parti, que déjà M. de Serre, en peu de mots, le précipite de son char de triomphe. M. de la Fayette a parlé de la Révolution ; son puissant adversaire le suit sur ce terrain et l'accable sous ces écrasantes paroles :

Ces temps n'ont-ils pas aussi laissé à l'honorable membre de douloureuses expériences et d'utiles souvenirs ? Il a dû éprouver plusieurs fois, il a dû sentir, la mort dans l'âme et la rougeur sur le front, qu'après avoir ébranlé les masses populaires, non-seulement on ne peut pas toujours les arrêter quand elles courent au crime, mais qu'on est souvent forcé de les suivre, quelquefois de les conduire.

 

C'est sur ce ton, avec ce talent et cette vaillance, que M. de Serre se débat pendant le reste de cette session. Il faisait tête à tout et à tous, — dit un des opposants d'alors, le feu duc de Broglie, — avec un degré d'intrépidité, de sang-froid, d'énergie, de présence d'esprit, d'à-propos, qui n'a jamais été égalé peut-être, et certainement jamais surpassé dans aucune Assemblée, rendant coup pour coup, raison pour raison, sarcasme pour sarcasme, invective pour invective. La lutte était homérique. Parfois ses forces le trahissaient, et il éprouvait à la tribune des défaillances soudaines : on devait lui faire apporter un fauteuil ; mais il se ranimait aussitôt et, debout, reprenait la lutte.

En face d'une gauche qui fomentait les passions insurrectionnelles à la tribune et qui conspirait hors de la Chambre, M. de Serre croyait à un danger révolutionnaire menaçant. Il estimait nécessaire de le conjurer à tout prix ; voilà pourquoi il présentait des lois restrictives qui pouvaient paraître en opposition avec les lois libérales qu'il défendait naguère. Accusé de contradiction, d'astuce et d'hostilité contre les intérêts nouveaux et les libertés modernes, il répondait avec une honnête fierté, mais non sans une nuance de mélancolie :

Je puis assurer que, depuis que je suis admis dans les conseils du gouvernement, les partis les plus nets, les plus francs, les plus décidés ont toujours eu la préférence. Si le succès n'a pas toujours couronné nos efforts, c'est que le gouvernement n'a pas toujours rencontré la franchise qu'il apportait lui-même. Quels que soient ceux qui se portent les défenseurs des intérêts nouveaux, nous pourrions leur dire : Quoi que vous ayez fait pour les intérêts nouveaux, vous n'avez pas fait plus que nous... Je crois que le ministère dont je faisais alors partie a fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour fonder les libertés publiques. On sait de quel succès il a été payé !

 

Le courage déployé par M. de Serre, les attaques, les injures subies par lui dans cette lutte contre la gauche, n'étaient pas encore le gage le plus décisif qu'il donnât à la droite de sa sincérité ; ce n'était pas le sacrifice le plus douloureux que lui imposât son dévouement royaliste. Plusieurs de ses illustres amis, MM. Royer-Collard, Camille Jordan, de Broglie, Guizot, ne l'avaient pas suivi dans son évolution vers la droite. Cette scission donnait à sa conduite une apparence de désertion. Pour une âme comme la sienne, nulle épreuve n'était plus cruelle. Il rompit avec ses amis, non sans déchirement, mais sans hésitation. Les liens dont il lui fallait se dégager étaient plus que des liens politiques. M. Royer-Collard, qui n'était pourtant pas l'homme des effusions sentimentales, trouvait, pour parler de cette affection qui se brisait, des accents inaccoutumés dans sa bouche. Nous nous connaissons intimement, — écrivait-il à M. de Serre, au moment où leurs relations allaient complètement cesser ; — nous nous sommes montré nos âmes... Je vous aime avec tendresse, et plus d'une fois les larmes me sont venues aux yeux en songeant à vous. J'y pensais sans cesse en écrivant mon discours d'hier et je regrettais le temps où je vous l'aurais montré et où vous l'auriez approuvé. Trois ans plus tard, à la nouvelle de la mort de son ancien ami, M. Royer-Collard écrivait : Depuis que nous nous sommes séparés, il n'a pas cessé de me manquer, il me manquera toujours. Plus d'une fois, M. de Serre rencontra face à face ses anciens amis à la tribune. Un jour, clans la discussion de la loi électorale, il parut adresser tout son discours à M. Royer-Collard et à M. Camille Jordan. Il y avait dans ce discours, rapporte le duc de Broglie, une amertume d'amitié que la Chambre ne comprenait pas, mais qui était entendue par ceux qui connaissaient les personnages en lutte ; et pendant ce temps, M. Royer-Collard l'écoutait, le suivait avec sollicitude et bienveillance. Telle est la force des esprits élevés et des caractères sincères, qu'il semblait que toute la question fût entre ces trois hommes ; tout le reste de la Chambre était effacé ; les violences de la gauche, celles de la droite, tout était oublié : ces trois hommes seuls débattaient entre eux les plus hautes questions, l'aristocratie et l'égalité, l'empire des souvenirs et celui des institutions nouvelles. On oubliait tout en présence de cette lutte, à laquelle la maladie des adversaires donnait un caractère touchant. Je pleure sur vous, dit M. Camille Jordan à M. de Serre. — Et moi sur vous ! lui répondit le garde des sceaux.

 

§ 9. — REPRISE D'OPPOSITION DANS L'EXTRÊME DROITE.

Grâce à l'appui loyal fourni par le ministère, grâce à la nouvelle loi électorale que celui-ci a fait voter, grâce aussi à la réaction provoquée par les fautes et les violences de la gauche, les élections partielles de la fin de 1820 sont pour la droite l'occasion d'un succès auquel elle n'était plus depuis longtemps habituée. Quand la Chambre se réunit pour la session de 1820-1821, il est facile de voir que les forces respectives des partis sont notablement modifiées, et par suite aussi leurs dispositions. Sans doute, M. de Villèle est toujours loyalement fidèle à l'alliance qu'il a contractée, et la droite modérée ne paraît pas vouloir se séparer de son chef. Mais les meneurs d'extrême droite cherchent à profiter des élections pour prendre leur revanche de l'isolement et de l'impuissance auxquels ils ont été condamnés dans la dernière session. Loin de trouver dans le succès une raison de se rallier à la politique qui a si bien servi les intérêts des royalistes, ils y voient le signe que l'heure du triomphe est venue pour leurs idées exclusives et leurs violentes passions. Ils cherchent à persuader à la droite qu'elle est de force à rompre avec ses alliés du centre qui viennent d'aider à sa victoire électorale ; ils veulent en finir avec le ministère, avec son programme d'union et de conciliation, et déployer de nouveau le drapeau de 1815. L'extrême droite, d'ailleurs, s'est renforcée à la Chambre. A côté de M. de la Bourdonnaye viennent se ranger le général Donnadieu, qui crie partout avec sa grosse voix qu'il aura la peau du duc de Richelieu ; M. Dudon, encore un destitué de 1817 qui veut se venger ; M. Delalot, orateur de talent, mais caractère emporté ; M. de Castelbajac, M. de Vaublanc, l'ancien préfet impérial, toujours enflé de confiance en sa pompeuse personne et qui veut fonder chez lui une réunion de députés en opposition avec celle de M. Piet où règne M. de Villèle ; au fond, derrière le rideau, M. de Vitrolles, agité, remuant, ambitieux ; et enfin dans la pénombre, l'étrange figure de M. de Talleyrand, intriguant à la fois avec l'extrême droite et avec la gauche.

Les attaques de ces ultras contre les ministres sont d'une violence sans mesure. Ils mettent tous leurs soins à réveiller les vieilles méfiances, à ressusciter les anciennes causes de division, à rappeler les souvenirs irritants qui peuvent troubler l'union des royalistes de la droite et du centre. L'honnête bon sens de AI. de Villèle s'en indignait, et il opposait ainsi à cette œuvre perfide et malfaisante le programme de sa politique de concorde et de modération :

De funestes divisions avaient partagé les royalistes ; les plus déplorables conséquences en ont été la suite, et chacun, comme cela est inévitable puisqu'il y a eu division, reste convaincu que si tous avaient suivi la même voie que lui, tous auraient bien fait, et que ceux qui ont suivi l'autre voie ont été dans l'erreur. Il ne faut ni grands efforts de logique, ni longues recherches historiques pour découvrir les faits les plus propres à ranimer ces déplorables divisions. Tout ce qui a été dit de part et d'autre, tout ce qui a été fait pendant que nous étions divisés, doit être banni de nos discussions actuelles, sous peine de voir détruire cette union des royalistes dont dépend incontestablement le salut du pays.

 

L'extrême droite n'écoutait pas ce noble langage. Elle se prétendait seule fidèle au vrai programme royaliste délaissé. par la droite modérée. Monsieur, sachez qu'il y a encore des royalistes au côté droit, répondait insolemment M. de la Bourdonnaye à M. de Villèle qui cherchait vainement, dans une commission, à faire accepter une transaction nécessaire. Ces violents ne craignaient même pas d'attaquer ouvertement à la tribune le chef de la droite. Le général Donnadieu se disait scandalisé par le langage des hommes dont il s'était fait gloire jusqu'à ce jour de partager les principes, et il se déclarait a déconcerté par ces transitions subites, ces alliances improvisées, ces fusions du bien dans le mal. M. de la Bourdonnaye accusait les deux nouveaux ministres d'avoir abandonné leurs amis pour arriver au pouvoir, si bien que, malgré son calme habituel, M. de Villèle, dans une explosion de bon sens irrité, lui jetait cette riposte, qui peut être adressée aux émules passés et futurs de l'orateur d'extrême droite : S'il n'y avait de royalistes que ceux qui pensent comme vous, le nombre en serait trop restreint.

La majorité de la droite, fidèle à son chef, accueillait mal les violences des ultras. La gauche, au contraire, sentait combien cette œuvre dissolvante servait ses intérêts. Quand la droite murmurait, en voyant le général Donnadieu ou quelque autre de ce genre commencer une de ses diatribes, et qu'elle cherchait à l'arrêter, la gauche criait : Parlez ! parlez ! et excitait l'orateur par ses applaudissements. Bien loin de s'effaroucher de cet appui, l'extrême droite y entrevoyait le moyen par lequel elle pourrait suppléer à sa faiblesse numérique et arriver à ses fins, malgré la désapprobation ou l'abstention attristée de la plus grande partie des députés royalistes.

Il était évident en effet, dès ce moment, que les ultras cherchaient une coalition avec les libéraux. Des politesses étaient échangées à la tribune entre les deux partis extrêmes. M. Delalot ayant fait, dans un de ses discours, des avances à la gauche, M. de Girardin, l'un des orateurs de ce parti, lui répondait aussitôt : Si jamais la cloison qui nous sépare, et qui fort heureusement est devenue moins épaisse, venait à disparaitre entièrement, vous verriez aussitôt s'évanouir toutes les défiances. Plusieurs fois, pendant la session, l'extrême droite tâcha par cette coalition de faire échec sur tel ou tel point au ministère ; mais la manœuvre n'était pas encore assez bien combinée ; elle échoua. Ce n'était que partie remise.

Les ultras choisissaient bien leur moment pour contracter alliance avec la gauche. Celle-ci était au période le plus aigu de son opposition contre l'existence même de la monarchie et tout entière à ses conspirations. De la tribune, ses orateurs ne cherchaient qu'à lancer au dehors de véritables appels à l'insurrection. Jamais les discussions n'avaient respiré davantage la guerre civile. L'émeute parisienne, fidèle au vieux rôle qu'elle a toujours su jouer au service des partis révolutionnaires en minorité dans le parlement, venait gronder jusqu'aux abords du palais Bourbon. Telle était la faction à laquelle tendaient la main ces purs d'extrême droite qui ne trouvaient pas M. de Richelieu et M. de Serre assez bons royalistes.

Si les ultras se voyaient sévèrement jugés par les députés de la majorité, ils pouvaient se consoler dans les salons de leur parti. Rien ne saurait donner l'idée de la surexcitation qui y régnait. Il n'y était question que de la trahison dont la droite était victime de la part du ministère ; et, dans cette accusation de trahison, on ne se gênait pas pour englober M. de Villèle et ses amis. Il y avait là une atmosphère absolument différente de celle où vivait la droite dans l'assemblée. Ce qui eût fait scandale à la tribune était, dans une certaine société, le fond ordinaire des conversations. Le général Donnadieu, tout déconcerté de ce contraste, ne comprenait pas pourquoi la droite murmurait, indignée, quand il essayait de répéter, dans un débat législatif, ce qu'il avait entendu applaudir la veille au soir dans un de ces salons.

Quant aux journaux, conformément à leurs habitudes, ils étaient toujours en avant des plus violents. Ils exaltaient les royalistes d'extrême droite qu'ils appelaient les indépendants, et ils qualifiaient dédaigneusement les autres de circonspects. Leurs colonnes étaient remplies de déclamations furieuses contre le misérable système de fusion, d'amalgame, d'union et d'oubli, auquel ils attribuaient tous les maux depuis 1814. L'un d'eux disait en faisant allusion aux ministres, parmi lesquels était M. de Villèle :

Peut-être est-il bon d'avertir ces hommes que leurs jongleries ministérielles n'attrapent personne, que leurs comédies législatives sont reléguées dans l'opinion au rang des plus ignobles parades dont on ait encore amusé les loisirs de la populace, et que l'air noble et sérieux avec lequel ils les jouent, ne les rend que plus comiques.

 

C'est une triste situation pour les hommes du centre qui, oubliant devant le danger de la monarchie leurs anciennes animosités, contenant leurs aspirations libérales, sacrifiant leur popularité et, ce qui était plus, leurs amitiés, avaient loyalement tenté de gouverner raisonnablement en s'appuyant sur la droite. Ces déboires ébranlaient de plus en plus la santé de M. de Serre. Il demeurait cependant toujours à son poste pour répondre aux attaques violentes de la gauche. Vainement le général Foy s'oubliait-il à dire que la situation de M. de Serre était tellement descendue qu'elle ne comptait plus devant aucune opinion ; vainement M. de Lameth lui criait-il : Votre mépris est pour nous un titre d'honneur ; il ne fléchissait pas un instant sous ces outrages. Les beaux jours du ministère étaient ceux où son grand orateur prenait la gauche furieuse corps à corps et la terrassait. Mais, vis-à-vis des opposants de droite, il semblait plus embarrassé ; ses réponses étaient molles ; il se bornait à rappeler la nécessité de l'union entre royalistes, et les assaillants, voyant dans cette modération un signe de faiblesse, revenaient plus agressifs et plus insolents. Il est pénible de voir ce grand serviteur de la monarchie placé par quelque ultra sur la sellette d'accusé et réduit à rappeler tout ce qu'il a fait pour la cause royale. On voudrait l'entendre remettre à leur place ces accusateurs indignes de lui par une de ces offensives terribles dont son éloquence avait le secret. Sa réserve était volontaire. Il tenait à ce que rien de son fait ne portât atteinte à l'accord si fragile de la droite et du centre. A peine la conduite de ces hommes qui tournaient contre le ministère les forces acquises grâce à son appui, arrachait-elle de temps à autre, aux orateurs du cabinet, quelques reproches plaintifs. Encore n'était-ce pas M. de Serre, c'était M. Pasquier qui, répondant un jour à une attaque de M. de Castelbajac contre l'alliance de la droite avec le cabinet, s'exprimait ainsi :

Je crois qu'il doit m'être permis de dire à l'orateur auquel je réponds, qu'il eût été plus digne de lui de mettre, dès l'année dernière, les royalistes en garde contre les dangers qu'ils allaient courir, alors qu'ils se livraient avec tant d'imprudence à une si dangereuse alliance. Il y aurait eu peut-être, à ce moulent, quelque mérite à les avertir de repousser cette perfide main qu'on leur tendait si traîtreusement. Mais ce n'est pas quand le débat a été rendu, quand les conséquences en sont acquises, quand les fruits en ont été recueillis, qu'il peut être noble, généreux, loyal, de venir tenir le langage que la Chambre a entendu.

M. de Serre se rendait bien compte qu'il ne devait pas espérer un appui durable de la part de la droite modérée elle-même, à la fois excitée, intimidée, ébranlée par les violences de l'extrême droite. M. de Villèle s'épuisait en démarches pour contenir et calmer ses amis. On trouve dans ses notes intimes la trace de ses efforts :

Nos amis sont les mieux intentionnés du monde, mais tout sentiment, sans la moindre prudence. Sans Corbière et moi, ils se seraient perdus mille fois et auraient à jamais déconsidéré leur bonne cause. Ils nous reviennent à force de représentations, parce qu'ils sont pleins de droiture et de confiance en nous. Mais nous avons la dure mission.

 

Tout en cherchant à modérer son parti, M. de Villèle ne voulait pas s'en séparer, même quand il ne partageait pas ses passions. Ses amis devenaient chaque jour plus soupçonneux, plus agités, et il se faisait, dans le cabinet, l'interprète attristé, mais incommode, de leurs exigences. Souvent on dut lui céder. Brouillé définitivement avec la gauche, le ministère se trouvait à la merci de la droite. M. de Richelieu et M. de Serre étaient résolus à faire tout ce qui serait possible pour maintenir l'union. Ils rencontraient à la vérité, chez leurs autres collègues du centre, des résistances avec lesquelles il leur fallait aussi compter. Les exigences de droite, de plus en plus impérieuses, prenaient parfois une forme étrange. Un jour, en plein conseil, M. Corbière proposa brusquement de changer huit à dix préfets. Et comme on lui demandait quels griefs il avait contre eux : Aucun, répondit-il ; je ne les connais même pas ; mais nous avons parmi les nôtres des gens qui souffrent, et il est temps de faire quelque chose pour les royalistes. Cette fois, M. de Richelieu fut indigné et la proposition ne fut pas accueillie.

La situation devenait donc chaque jour plus tendue. MM. de Villèle et Corbière déclarèrent enfin être obligés de se retirer si l'on ne donnait pas des garanties à la droite. L'une de ces garanties était qu'on remit le ministère de l'intérieur à M. de Villèle. J'ai honte de l'avouer, disait celui-ci, c'est que si je n'ai pas de places à donner, le Roi n'aura que M. de Villèle, et ce n'est pas son compte. Après de laborieuses négociations on ne put s'entendre. Les deux ministres de la droite donnèrent leur démission, le 23 juillet 1821, et se retirèrent l'un à Toulouse, l'autre à Rennes. Ils n'étaient pas personnellement hostiles au ministère et n'entendaient pas lui faire d'opposition ; mais l'excitation croissante de leurs amis ne leur permettait plus de les représenter dans un cabinet où la droite ne dominait pas.

 

§ 10. — M. DE SERRE RENVERSÉ PAR L'EXTRÊME DROITE.

Il est évident pour tous que l'heure de la crise suprême approche. En novembre 1821, quand M. de Villèle arrive à Paris pour la nouvelle session, il trouve la droite dans un singulier état de trouble et d'exaltation. A la réunion Piet, les exagérés paraissent l'emporter, et il y est question d'écarter de la présidence de l'Assemblée M. Rayez, devenu lui-même suspect. Les hommes d'extrême droite, par une tactique habile, tout en combattant la politique de la droite, restaient confondus dans ses rangs et assistaient à ses réunions pour l'entraîner ou la diviser. C'est ce que M. de Villèle explique dans une de ses lettres :

Les pointus nous gênent horriblement dans nos manœuvres. Ils ne sont qu'une poignée, comme l'an passé, mais les plus actifs, les plus osés, les plus remuants, et ils ont l'habileté de ne pas vouloir se séparer des autres. Loin de dissoudre ou d'abandonner la réunion Piet, ils y sont toujours, et presque seuls, parce que leurs violences en ont éloigné les gens tranquilles. Ils ont échoué dans leur manœuvre contre Ravez ; maintenant, ils veulent tout faire rejeter, le bien comme le mal.

 

Ils ne sont qu'une poignée, mais une poignée qui, par son activité et sa passion, par la faiblesse des autres, par le malheur des événements, arrive trop souvent à intimider et à entraîner une partie des royalistes. Aussi M. de Villèle constate avec tristesse l'ébranlement de la droite modérée et ses dispositions chagrines. Elle est, dit-il, comme les enfants qui boudent leur nourrice. Il s'attend à une coupure entre la droite et le centre droit dans les questions de confiance ou de bienveillance. Il en gémit, mais se sent impuissant à l'empêcher. Son désir serait un ministère mi-parti centre droit, mi-parti droite. M. de Serre, opposé en ce point à l'avis de plusieurs de ses collègues, n'y répugnait pas. Mais les ardents de droite veulent le pouvoir à eux seuls, et ils entendent qu'on fasse maison nette.

Ce n'est pas d'ailleurs sur M. de Villèle que les meneurs de l'extrême droite comptent pour accomplir leur dessein ; c'est sur la gauche. A peine s'agit-il, la Chambre réunie, de nommer la commission de l'adresse, qu'ils cherchent à nouer la coalition. Ils n'ont pas de feinte pudeur. Ils vont trouver les chefs de la gauche et du centre gauche, et leur proposent hardiment l'alliance. La gauche, qui en ce moment conspire, voit dans un succès de la droite extrême une excitation de plus pour l'opinion : elle accepte. Le centre gauche hésite davantage ; mais l'irritation qu'il a éprouvée en voyant le ministère s'appuyer sur la droite l'emporte sur ses scrupules ; il accepte aussi. Peu importe dès lors le terrain de la bataille. On ne se donne même pas la peine de chercher un grief commun en apparence aux deux oppositions. On s'entend pour introduire dans l'adresse une phrase équivoque sur la politique étrangère : cette phrase, interprétée dans un sens par l'extrême droite, dans un autre par la gauche, et pouvant ainsi être votée par toutes deux, semble insinuer que la paix a été achetée par des sacrifices incompatibles avec l'honneur de la nation et la dignité de la couronne. Quel tact politique que celui qui fait soulever une question de ce genre pour les besoins d'une manœuvre de parti ! Et comme il convient de faire tomber, sous l'accusation d'avoir laissé compromettre l'honneur national, un ministère présidé par le duc de Richelieu ! La discussion n'est pas de nature à diminuer le scandale. Le général Foy appuie la phrase de l'adresse en reprochant au gouvernement de n'avoir pas soutenu les révolutions de Naples et du Piémont. M. de la Bourdonnaye l'appuie de son côté, en blâmant le ministère d'avoir trop faiblement défendu les droits des souverains attaqués par les révolutions. Il est facile aux ministres de dénoncer cette contradiction. Mais le débat n'est pas assez favorable aux coalisés pour qu'ils aient envie de le prolonger. On se hâte de passer au vote. La phrase est adoptée à soixante-dix-huit voix de majorité. Une centaine de membres seulement se lèvent pour le ministère. La coalition, la plus éhontée peut-être que connaisse notre histoire parlementaire, a triomphé.

Le chiffre même des voix indiquait qu'une partie de la droite s'était laissé entraîner par l'extrême droite. M. de Villèle pourtant jugeait sévèrement dans ses lettres cette adresse qu'il appelait une maladresse ; il ne tarissait pas sur les sottises des pointus, sur la monstrueuse coalition ; il montrait les sages dans le chagrin et les fous dans des accès de rage ; il déplorait la ruine de cette union du ministère et des royalistes, à laquelle il avait tout sacrifié. Il est vrai que, malgré un sentiment si vif de l'immoralité et du péril de cette coalition, M. de Villèle ni aucun de ses amis n'avaient osé la combattre à la tribune. Ils auraient craint de se heurter trop de front aux passions de leur parti. Ce silence avait été, pour MM. de Richelieu, de Serre et Lainé, une cruelle déception.

Le ministère est frappé à mort. Il se débat encore quelques jours. On essaye si l'on pourra, par des combinaisons in extremis, rendre un peu de vie à l'union de la droite et du centre ; mais l'extrême droite, implacable, ne laisse pas au cabinet vaincu un moment de répit. Ce n'est plus de l'attaque, c'est de l'outrage. M. Delalot traite à la tribune un des ministres, M. Pasquier, d'intrigant subalterne et d'agent de la police impériale. Le général Donnadieu qualifie le duc de Richelieu d'homme funeste, ministre imposé par l'étranger pour frapper de sa stérile nature notre malheureux pays. M. Delalot tient proposer à M. de Villèle de se mettre à la tête de la nouvelle opposition. Mais, dit celui-ci, pour être conséquent, il faudrait former un ministère mi-parti de droite, mi-parti de gauche. — Pourquoi pas ? réplique aussitôt M. Delalot.

Le chef de la droite assiste désolé, mais inactif, à cet emportement. Les royalistes, écrit-il, font de la violence et de la révolution, puis il ajoute :

Le système de violence gagne de plus en plus dans la Chambre, et l'on ne peut prévoir où il s'arrêtera... Tout cela finira par un éclat entre les hommes honorables de la droite et ceux qui conduisent aujourd'hui. Mais le grand nombre se laisse enivrer et entraîner par le succès. L'intrigue est tendue et fait agir tous les ressorts... Il devient de jour en jour plus difficile de faire goûter les conseils de la sagesse... Soyez tranquille pour l'honneur ; il ne sera jamais compromis ; les noms de ceux qui partagent mon opinion doivent vous rassurer, c'est tout ce que nous avons de plus honorable : Corbière, Kergorlay, Béthisy, Cornet d'Incourt, Josse de Beauvoir, Bonald, Piet, Pardessus, Cardonnel, Benoist, etc., etc.

 

Le duc de Richelieu ne tenait pas au pouvoir, mais il se souvenait de n'avoir consenti à rentrer au ministère, en 1820, que sur l'engagement pris par la droite de l'appuyer, et il était indigné de ce qui lui semblait être un manque de parole. Aussi, avant de se retirer, veut-il faire une dernière démarche auprès de Monsieur. Il lui exprime sa conviction que le prince peut, s'il le veut, mettre fin aux intrigues de la droite. Monsieur, embarrassé, refuse d'en convenir ; il s'est, dit-il, imposé la règle de ne plus se mêler de rien. M. de Richelieu, s'animant peu à peu, réplique qu'il parle trop sérieusement pour accepter une telle réponse, et, rappelant au prince la promesse si formelle qu'il lui a faite lors de la chute de M. Decazes de le soutenir et de le faire soutenir par ses amis, promesse qui seule l'a déterminé à rentrer au pouvoir : C'est, dit-il, de cette parole de prince donnée à un gentilhomme, que je réclame l'accomplissement. Monsieur, ainsi pressé, s'écrie d'un air dégagé : Ah ! mon cher duc, vous avez pris aussi les syllabes par trop au pied de la lettre. Et puis les circonstances étaient alors si difficiles ! M. de Richelieu, stupéfait et indigné, le regarde fixement, lui tourne le dos, et, sans prononcer un seul mot, sort en poussant violemment la porte. Puis, courant chez M. Pasquier, il se laisse tomber dans un fauteuil, en s'écriant avec un accent de douleur : Il manque à sa parole, à sa parole de gentilhomme ![4]

L'agonie du ministère avait assez duré. Le 12 décembre 1821, le duc de Richelieu et ses collègues remettaient leur démission aux mains du roi ; le 15 décembre, le Moniteur annonçait la constitution du ministère Villèle.

 

L'extrême droite est arrivée à ses fins. Elle n'a pas lieu de s'enorgueillir des moyens par elle employés. Peut-elle au moins être satisfaite du résultat obtenu ? Si les moyens n'ont pas été honnêtes, peut-elle prétendre pour son excuse que le résultat a été favorable à la monarchie, en amenant la constitution d'un ministère de pure droite, assez solide pour durer six longues années ? Il serait bizarre que l'extrême droite invoquât à sa décharge l'avènement de ce ministère. Si c'est chose heureuse, pourquoi se prépare-t-elle à attaquer M. de Villèle au pouvoir avec autant de violence et d'acharnement, avec aussi peu de scrupule qu'elle vient d'en montrer dans sa campagne contre M. de Serre ? Les esprits prévoyants et réfléchis du parti royaliste ont-ils d'ailleurs sujet de se réjouir ? N'était-ce donc rien que l'atteinte portée à l'honneur d'un parti respectable par les scandales de cette lutte ? N'était-ce rien que ce goût de l'attaque à outrance, du dénigrement pessimiste, de l'invective sans vergogne, cet enivrement des audaces de tribune et des violences de presse, ce dédain du possible et du pratique, cet amour des thèses absolues et du paradoxe provocant, cette tendance aux illusions téméraires, ce besoin d'excommunication et d'épuration, cette hardiesse à contracter des alliances suspectes et à susciter des guerres intestines, qui étaient pour une fraction de ce parti les fruits de six années d'opposition ? Croit-on que ces habitudes mauvaises, en quelque sorte révolutionnaires, vont disparaître par enchantement, maintenant que des hommes de droite sont ministres, et faire place à l'esprit de modération, de justice et de gouvernement ?

Et puis, dans la manière même dont M. de Villèle arrive au pouvoir, ne voit-on pas la cause du mal dont son ministère souffrira pendant six ans, dont il finira par mourir, dont la monarchie, elle aussi, mourra quelques années plus tard ? Aussitôt que les événements lui avaient donné quelque expérience et rendu son sang-froid, M. de Villèle, avec son bon sens honnête et clairvoyant, avait pris ou du moins accepté comme programme l'union des royalistes de la droite et du centre droit. Il s'était rencontré avec M. de Serre, dont le point de départ était différent, et, comme lui, il avait compris que dans cette union seule était le salut de la monarchie. Ce programme venait d'être déchiré par l'extrême droite. Tel était le plus clair résultat de la campagne. M. de Villèle, tout ministre qu'il fût devenu, n'était pas moins vaincu que M. de Serre. La rupture était faite entre les deux groupes royalistes. Le centre droit, froissé, découragé, dégoûté, était rejeté loin du pouvoir. A la droite de sauver à elle seule la monarchie. Était-elle donc de force ? Elle avait à se préserver de deux dangers : l'attaque révolutionnaire, mal général de ce siècle, l'hostilité ou tout au moins la prévention d'une partie de la nation contre la monarchie traditionnelle, mal particulier de la Restauration. Contre le premier, l'accord de tous les conservateurs était nécessaire ; c'est une vérité dont l'expérience nous a coûté assez cher ; toutes les fois que cet accord n'a pu être obtenu, la Révolution a été tôt ou tard victorieuse. Contre le second, il fallait l'union de tous les royalistes ; il fallait montrer autour de la vieille dynastie, à côté de ceux dont les intérêts, les traditions et les sentiments se confondaient avec les siens, les hommes qui pouvaient le mieux dissiper les méfiances de la société nouvelle. En établissant une sorte de solidarité entre la cause royale et un parti qui, pour certains esprits soupçonneux, était une classe, presque une caste, on excitait une partie de l'opinion à se soulever contre la monarchie et on amenait l'autre à s'en emparer.

Ce n'était pas la seule raison qui dût faire regretter l'isolement de la droite au pouvoir. A lire ce que M. de Villèle écrivait alors dans ses lettres, il semble que ce ministre ait eu le pressentiment du péril que court tout gouvernement trop dépendant des passions de son propre parti. Seule l'alliance avec le centre droit, en élargissant la base du ministère, aurait permis à celui-ci de se passer du concours souvent compromettant ou trop chèrement acheté des ultras ; seule, elle lui aurait donné la force et imposé l'obligation salutaire de résister aux entraînements de la droite elle-même, entraînements dangereux en tout temps, particulièrement au surlendemain d'une émigration et au lendemain d'une longue opposition. M. de Villèle, gouvernant de concert avec M. de Richelieu, M. de Serre et M. Lainé, aurait pu faire tout ce qu'il a fait de bon et éviter toutes les fautes qu'il a commises malgré lui, sous la pression de la droite et sous la menace de l'extrême droite. Peut-être alors la monarchie aurait-elle été sauvée et la liberté fondée en France !

Au moment donc où se termine, avec l'année 1821, cette première phase de la Restauration, ce n'est pas seulement de la moralité de sa conduite passée, c'est aussi des périls de l'avenir qu'on peut demander compte à l'extrême droite. Mais laissons les vainqueurs à la joie imprévoyante de leur victoire. La suite des événements viendra bien assez tôt les éclairer et les punir, hélas ! aux dépens de la France. Jetons un dernier regard sur les vaincus, et, entre tous, sur celui qui nous est apparu, dès le premier jour, comme la plus éclatante personnification de la politique du centre.

Encore tout brisé par ses efforts, tout meurtri de ses blessures, M. de Serre est nommé par le nouveau ministère ambassadeur à Naples. Est-ce un repos pour sa santé menacée ? Est-ce un exil déguisé qui lui est imposé par des successeurs jaloux et inquiets ? Il est difficile d'écarter absolument le second motif, quand on voit le gouvernement, aux premières élections partielles, s'empresser de faire nommer dans le collège du Haut-Rhin un autre député à la place de l'ancien garde des sceaux. Vers la même époque, n'est-ce pas encore cette méfiance rancunière ou craintive qui empêche le grand aumônier d'officier aux obsèques du duc de Richelieu, mort prématurément le 17 mai 1822, et oblige le cardinal de Bausset à mutiler la notice qu'il avait écrite sur ce grand citoyen pour la Chambre des pairs ? M. de Serre quitte la France triste et découragé. Deux longues années se passent. En 1824, les élections générales paraissent enfin à l'exilé une occasion de rentrer dans la politique active. Cette âme ardente souffrait cruellement de la retraite. L'activité longtemps exercée, — écrit-il alors à un de ses amis, — devient un besoin, et, constamment appliquée au bien de son pays, elle devient un sentiment énergique. Dans cette disposition, une inaction forcée devient un état de résignation, bientôt un état de souffrance, si le cœur saigne de plus d'une plaie. Son intention n'est pas du reste de faire de l'opposition à M. de Villèle. Que désiré-je donc ? — ajoute-t-il dans la même lettre, — aller passer trois mois à la Chambre, m'y entendre avec le gouvernement sur ce qu'il peut y avoir de grand et d'utile à faire... Personne ne sait mieux que vous que la force des choses nous a conduits au système actuel, qu'on ne peut faire de bien que dans ce système. Mais la droite prétend être seule dans la Chambre pour être seule au pouvoir. Elle craint jusqu'à l'ombre de ce centre droit dont le concours serait nécessaire pour la sauver de ses adversaires et d'elle-même. Le ministère, qui vient de nommer pair de France M. Lainé, pour l'enlever à la tribune de la Chambre des députés, fait combattre énergiquement la candidature de M. de Serre. Les royalistes votent contre lui. Il échoue à quelques voix de minorité. Je vois encore, — a écrit quarante ans plus tard quelqu'un qui était alors par hasard à Naples auprès de M. de Serre, — je vois encore l'expression de sa figure et j'entends l'accent de sa voix, quand il m'annonça la nouvelle imprévue de son échec. Ce fut le dernier coup. Quelques mois plus tard, le 21 juillet 1824, M. de Serre s'éteignait à Castellamare, ne trouvant de consolation et d'espoir que dans la religion. Un jour, raconte M. Sainte-Beuve, le grand capitaine Spinola demandait à lord -Herbert de quoi était mort sir Francis Vere, officier distingué de l'armée anglaise : De ce qu'il n'avait plus rien à faire, répondit lord Herbert. — Cela suffit pour tuer un général, ajouta Spinola. Cela suffisait aussi pour tuer cet autre combattant des luttes oratoires, déjà si profondément blessé par l'ingratitude des hommes et- par la déception des événements.

La mort de M. de Serre passa presque inaperçue à Paris. Les journaux royalistes ne surent même pas se distraire un moment de leurs querelles pour saluer ce tombeau. La Quotidienne annonça sèchement le décès au milieu des faits divers, sans un mot de tristesse. La Gazette de France ajouta trois ou quatre lignes de regret banal. Seul, dans toute la presse royaliste, un homme dont l'esprit large et élevé était au-dessus des étroitesses et des injustices de parti, le baron d'Eckstein, rendit dignement hommage, dans le Drapeau blanc, à la mémoire de l'auguste mort.

C'est avec peine que l'on quitte cette grande figure. Il semble qu'il y ait, dans la destinée de M. de Serre, quelque chose qui nous touche d'une façon plus directe et plus intime que ne le font d'ordinaire les événements de l'histoire : cette existence si éclatante et si douloureuse, si agitée dans sa brièveté, ces efforts poussés dans des directions diverses avec des alliés différents, mais au service d'une cause toujours la même, ces tâtonnements courageux et sincères, ces heures de brillant espoir suivies trop tôt de déceptions cruelles, cette sorte d'écrasement entre les attaques opposées mais concertées des partis extrêmes ; puis, après si peu de temps, cet oubli et cette mort découragée sur un rivage lointain, n'est-ce pas l'image et comme le symbole du sort réservé, dans ce siècle troublé, aux hommes d'opinions modérées qui, en dehors de tout esprit de parti, font le rêve généreux de s'interposer entre les violents et tâchent d'apporter à ce pays un peu de paix, de liberté et de stabilité ?

 

 

 



[1] Depuis que ces lignes ont été écrites, la correspondance de M. de Serre a été publiée, et M. Charles de Lacombe a fait paraitre un important ouvrage sur le Comte de Serre, sa vie et son temps.

[2] C'est M. de Villèle lui-même qui, témoin de cette conversation, en a conservé le compte rendu dans ses papiers.

[3] M. Nettement a eu communication de ces papiers, et les extraits qu'il en a donnés ne sont pas le moindre intérêt de son Histoire de la Restauration.

[4] Cette scène a été rapportée par M. Pasquier dans ses Mémoires inédits. C'est là que l'ont prise MM. de Barante, Duvergier de Hauranne et de Viel-Castel.