(Août 1794 à octobre 1195.)§ 1. — LA RÉACTION APRÈS THERMIDOR. La chute de Robespierre au 9 thermidor est une sorte de révolution de sérail, à laquelle demeurent étrangers l'opinion du dehors et les partis divers, girondin, constitutionnel ou royaliste. C'est une querelle intestine survenue dans la bande qui s'était emparée de la France et la terrifiait depuis deux ans, — une brouillerie de famille, dit énergiquement M. de Maistre. A peine la nation ose-t-elle assister à la lutte en spectatrice, se gardant bien de se prononcer, tant qu'elle ignore de quel côté sera la victoire. Les assaillants sont quelques Montagnards, amis de Danton ou d'Hébert, qui, se sentant menacés à leur tour, ont un élan d'audace désespérée. Ils ne songent nullement à rétablir un régime de justice ou de liberté. Pour plusieurs même, l'un des griefs contre Robespierre est qu'il penchait vers l'indulgence et répudiait l'athéisme. Leurs noms évoquent des souvenirs non moins sinistres que ceux des vaincus. Ils en différent seulement parce qu'ils sont plus médiocres et plus obscurs. Mallet du Pan, qui, de l'étranger, observe les événements, peut écrire : Ce sont des valets qui ont pris le sceptre de leurs maitres, après les avoir assassinés. Mais, quand la nation voit le tyran vaincu conduit à l'échafaud, elle affecte de croire que du même coup la tyrannie a été détruite. Est-ce un malentendu sincère ou simulé ? Quoi qu'il en soit, la nation se trompe avec un tel ensemble, que les hommes de Thermidor, surpris, se sentent aussitôt débordés. Un immense soupir de soulagement est poussé par ce peuple que la terreur oppressait. On court aux prisons, on monte sur les toits voisins pour crier : Robespierre est mort ! Dans les geôles, où le bourreau puisait chaque jour et qui contiennent encore trois cent mille détenus, on s'embrasse en pleurant de joie. Les hommes du peuple, — sont-ce les mêmes qui accompagnaient la veille de leurs hurlements les sinistres charrettes ? — se précipitent sur les prisonniers délivrés pour les serrer dans leurs bras, et s'attendrissent à la vue des familles retrouvant les parents qu'elles croyaient perdus. Les six cent mille suspects, fugitifs et travestis, vivant depuis plusieurs mois dans des transes continuelles, échappés au bourreau par des ruses qui semblent tenir plus du roman que de l'histoire, sortent de leurs cachettes, dépouillent leur déguisement. Il semble qu'après le silence de la Terreur, on entende un bruit étrange et nouveau ; c'est comme le bourdonnement d'une nation qui subitement se reprend à vivre. Quelle joie de pouvoir marcher, causer, se réunir, voyager, sans craindre une dénonciation ! On ne saurait comprendre, si ce n'est en prenant sur le vif les témoignages contemporains, l'intensité de ce sentiment de délivrance, ni quelle fut pour tout un peuple, après ces deux années étouffantes, l'impression délicieuse de cet air vivant et libre[1]. On se met à jouir avec une folle ardeur, dit M. Quinet, du plaisir de n'avoir plus peur. Au premier moment, on ne va pas au delà : on ne pense guère à la politique, surtout à la question de république ou de monarchie. Tout se résume en ces mots : la Terreur est finie. Bientôt on ajoute : Il faut chasser et châtier les terroristes ; il faut se débarrasser de la queue de Robespierre. La presse bâillonnée n'attend pas qu'une loi lui rende la liberté ; elle parle, dès qu'elle ne se sent plus menacée par la guillotine. Ce n'est pas pour soulever les questions constitutionnelles, c'est pour raconter, avec une colère accumulée depuis longtemps, ce que sont les Jacobins, ce qu'ils ont fait pendant ces heures de silence auxquelles ils ont condamné la France. Les journaux sont lus à haute voix sur les places publiques, aux clameurs indignées de la foule. Le titre seul indique la mission qu'ils se donnent[2]. Le chanteur des rues se met de la partie ; tous les soirs jusqu'à onze heures, devant le portail de Saint-Germain l'Auxerrois, Ange Pitou, narguant la police du milieu de la foule qui l'écoute avidement et l'applaudit avec fureur, ameutant avec des chansons et des plaisanteries le ressentiment populaire, débite de sa voix mordante des satires contre les coquins, les septembriseurs, les filous, les badauds, les espions et toute la bande à Cartouche. Les provinces prennent courage ; elles adressent à la Convention de longues pétitions où elles dénoncent les monstrueux forfaits de ces proconsuls ivres de sang et de débauche, fous de dictature, qui, sur de plus petits théâtres, ont dépassé Robespierre et Saint-Just. Puis viennent les procès : procès des Nantais, du comité révolutionnaire de Nantes, de Carrier, de Fouquier-Tinville, de Lebon. La foule se presse au tribunal, pousse des rugissements de colère au récit judiciairement établi de ces férocités et de ces rapines. Ces longs témoignages, qui se succèdent pendant plus d'une année, font parcourir au public épouvanté les cercles de cet enfer encore mal connu. Les noyades de la Loire se gravent dans l'imagination populaire comme la légende de la Terreur. Tous sentent d'ailleurs que l'accusé n'est pas seulement le personnage subalterne dont on châtie justement les forfaits. L'accusé est le parti tout entier, le régime révolutionnaire lui-même. La foule accueille les condamnations aux cris de : Vive la République ! A chaque moment, c'est une occasion nouvelle pour le public de manifester l'horreur que lui inspirent les Jacobins. Un soir, au théâtre Montausier, un spectateur apostrophe son voisin : Tu es l'assassin de mon frère ! Au théâtre des Italiens, une jeune fille de dix-sept ans, mademoiselle de La Tour du Pin, s'écrie, en proie à une subite attaque de nerfs : Les Jacobins, ce sont eux qui ont tué mon père et ma mère. Otez ce sang ! Le théâtre joue d'ailleurs un rôle assez important dans cette réaction. Il faut se rappeler le succès de certaines comédies satiriques de 1848, pour comprendre l'effet produit par cette pièce vengeresse que l'administration essaye parfois d'interdire : Les Aristides modernes, ou l'intérieur d'un comité révolutionnaire. Le public reconnaît les types : Aristide, un voleur de mauvais lieu, que la révolution a fait sortir de Bicêtre, Scævola, le coiffeur, Caton, l'ancien laquais, appelé naguère Champagne, renvoyé par ses maîtres et qui les a fait guillotiner. On les voit régner dans leur comité, étaler leur corruption, leur avidité, leur cruauté et leur ignorance grotesque. Mais, au dernier acte, l'officier municipal, accompagné des gendarmes, pénètre dans le tripot et arrête, au nom de la Convention délivrée par le 9 thermidor, ces fripons et ces assassins. Quels applaudissements à l'entrée des gendarmes ! Un sexagénaire, incarcéré pendant la Terreur, loue une loge pour assister à toutes les représentations, et s'écrie : Oh ! comme je me venge de tous ces coquins-là ! Le règne du gendarme et de la loi remplaçant celui des brigands et de l'arbitraire, voilà ce qu'on applaudit au théâtre, ce qu'on demande dans la vie réelle. Les vues politiques de la réaction ne vont pas au delà. La jeunesse dorée personnifie alors assez bien ce mouvement d'opinion. Qu'est-elle ? d'où vient-elle ? que veut-elle ? La nation n'est pas, à cette époque, tout entière à l'émotion produite par les souffrances des victimes, à l'horreur qu'excite la cruauté des bourreaux ; il y a aussi chez elle un désir ardent de s'amuser et de s'étourdir. Cette société, fille du dix-huitième siècle, frivole et corrompue, sans foi déjà avant la Révolution et maintenant sans culte et sans prêtre, éprouve le besoin, non de racheter tant de fautes par la pénitence et la réforme morale, mais de se dédommager des années que la Terreur vient de faire perdre pour le plaisir. On comprendrait mal ce temps, si l'on méconnaissait ce qu'a de complexe cet état des esprits, ce mélange de deuil et de joie, de ressentiment et d'oubli, d'exaltation et de légèreté, de pleurs et de rires. Dans les almanachs de prison qui sont alors à la mode, après les récits les plus pathétiques, viennent les bouts-rimés plaisants, les chansons érotiques, dont quelque bel esprit a charmé les loisirs de sa détention. Â côté du tribunal où l'on juge, Carrier, de la Convention qui s'entre-déchire, des faubourgs muets et sombres où le peuple meurt de faim, Paris se retrouve la ville du plaisir[3]. Il n'y a plus de salons ; aussi se presse-t-on à des bals publics par abonnement, où les femmes, parées plutôt que vêtues de costumes romains et mythologiques, valsent avec le premier venu. Les entrepreneurs de fêtes se font une concurrence effrénée ; ce ne sont que décors, grottes, feux d'artifice, pantomimes. Ces bals sont installés partout, dans des hôtels, des couvents, des églises. On danse aux Carmélites du Marais, au couvent des Carmes, encore tout chaud du sang de septembre, et jusque dans les cimetières. Au-dessus de la vieille inscription qu'on lisait encore sur la porte de l'ancien cimetière de Saint-Sulpice : Has ultra metus beatam spent exspectantes requiescunt, un joli transparent rose annonce : Bal des Zéphirs. Dans cette société frivole règnent quelques femmes d'une beauté éblouissante et d'une tenue peu austère : madame Tallien, madame Rovère, madame de Beauharnais. Elles encouragent la réaction, félicitent et récompensent de différentes manières les jeunes gens qui se vantent auprès d'elles de leurs exploits contre les Jacobins. Lacretelle rapporte qu'un jour madame Tallien fut si contente de l'un de ses articles qu'elle lui permit de baiser un bras digne de la Vénus du Capitole. Mais, ajoute-t-il, peu de temps après, je vis la même faveur accordée à un montagnard converti, ce qui me fit revenir à moi-même. La politique de ces gens est bien simple : ils s'inquiètent peu de la république ou de la monarchie ; ils ne tiennent qu'à jouir librement. Ils reprochent surtout aux Jacobins de prétendre les ramener au régime du brouet et à la livrée du sans-culottisme. A ce monde du plaisir se rattache la jeunesse dorée, dont on chercherait vainement l'origine dans un parti, surtout dans le parti royaliste. C'est madame Tallien qui donne l'idée de l'enrégimenter ; c'est le journal de Fréron, l'ancien proconsul de Toulon, l'ami de Tallien, qui la convoque à venir défendre la Convention ; et, dès le soir même, deux ou trois mille jeunes gens, appartenant au commerce, aux lettres, aux théâtres, aux écoles, aux bureaux des administrations, se réunissent au Palais-Royal, armés de bâtons et de cannes à épée ; ils portent le costume à la victime : habit carré et décolleté, souvent avec un crêpe au bras, cheveux pendants sur les côtés, coupés par derrière ou retroussés avec des tresses appelées cadenettes, pour rappeler la tenue des condamnés conduits à l'échafaud. Presque chaque soir, quand les Jacobins s'attroupent autour des Tuileries pour menacer les comités de la Convention, les jeunes gens s'assemblent, entonnent le Réveil du Peuple, Marseillaise de la réaction, et tombent sur les révolutionnaires le bâton à la main. Le plus souvent, ils sont vainqueurs et ramènent grand train leurs adversaires jusque dans les faubourgs, aux applaudissements des bourgeois, se mettant aux fenêtres pour rire de la déconfiture de ceux qui les ont si souvent fait trembler. Dartres fois, ils entreprennent des expéditions plu s retentissantes. Ils font le siège du club des Jacobins, défoncent les portes, fouettent les tricoteuses et bâtonnent les sans-culottes. Un autre jour, les bustes de Marat sont brisés, son mannequin brillé et ses cendres jetées à l'égout. Le 13 germinal et le 1er prairial, les muscadins aident, le fouet à la main, à expulser de la Convention la populace qui l'a envahie. Mais c'est toujours aux cris de : Vive la République ! vive la Convention ! Ces jeunes gens s'offensent d'être traités de royalistes et disent dans une proclamation adressée aux habitants des faubourgs : Vous vous rappelez que nous enlevâmes ensemble la Bastille et le repaire du tyran. Vous retrouverez en nous vos frères d'armes du 14 juillet et du 10 août. Ne laissons pas luire le moindre espoir pour la vigilante aristocratie. Tel est, du reste, le langage général à cette époque. Les sections de Paris, celles qui donneront quelques mois plus tard, au 13 vendémiaire, le signal de l'insurrection, protestent, tout en demandant des mesures terribles contre les Jacobins, de leur exécration pour la royauté et ses vils partisans ; elles jurent de vivre et de mourir pour la république une, indivisible et démocratique. Il est permis de croire que ces jeunes gens, ces bourgeois des sections parisiennes, ne sont pas au fond de bien chauds républicains et n'ont pas si grand enthousiasme pour le 10 août. Ils croient, en parlant ainsi, arriver plus facilement au seul but qui leur tienne au cœur, châtier et expulser les Jacobins. Ils aiment peu la Convention ; mais ils se servent d'elle. Ils la méprisent aussi bien à cause de sa docilité présente que de sa violence passée ; mais leur dessein est de la dominer, non de la détruire. De même pour la république ; il ne leur paraît pas qu'il soit question ni qu'il y ait possibilité de la renverser ; leur esprit n'est pas assez libre pour réfléchir aux chances de durée qu'elle peut avoir ; ils lui demandent seulement de faire l'œuvre de réparation et d'épuration qu'ils désirent. Fort indifférents, en réalité, à toutes ces questions de formes constitutionnelles, leur reconnaissance et leur affection sont acquises au régime qui satisfera leurs sentiments de justice et d'indignation. A la république de profiter, si elle le peut et si elle le veut, de cette disposition des esprits. C'est en tout temps une erreur trop fréquente chez ceux qui vivent dans ce qu'on appelle le inonde politique, ;de supposer tous les individus rigoureusement classés dans le parti monarchique ou le parti républicain. La foule, le plus souvent, n'appartient à aucun. Il en était ainsi à la fin de 1794 et au commencement de 1795. Les esprits se sentaient d'autant plus portés à l'empirisme politique qu'ils avaient subi plus de déceptions. Et puis que restait-il des partis au lendemain de cette Terreur qui les avait tous disloqués, proscrits, décimés ? Les opinions s'usaient, les caractères se brisaient au frottement et au choc de nos révolutions. Hoffmann était bien de ce temps quand il écrivait dans son petit journal satirique le Menteur, l'un de ceux qui, sous le Directoire, feront la guerre la plus vive aux vieux révolutionnaires : Un bonhomme disait : Je n'aime pas le Menteur, parce que je ne sais pas quelle est son opinion. Oh ! bonhomme, tu ne le sauras jamais. Une opinion ? Est-ce qu'on peut en avoir ? Es-tu bien sûr toi-même d'en avoir une ? § 2. — LES ROYALISTES APRÈS THERMIDOR. En dehors de la Vendée ou de l'émigration n'y avait-il donc plus alors aucun royaliste ? Non, certes. Seulement, à certaines heures, au lendemain de grandes fautes ou de persécutions terribles, les partis, humiliés ou intimidés, tout en conservant leurs adhérents, perdent confiance en eux-mêmes et n'osent plus se montrer. Tels sont les royalistes après Thermidor. Ils sont encore la classe sous le couteau. Plusieurs des leurs sont enrôlés dans la jeunesse dorée, mais en qualité d'adversaires des Jacobins, non comme royalistes. Les concessions qu'ils se croient obligés de faire à l'esprit du moment les conduisent souvent fort loin. lin écrivain qui, après le 13 vendémiaire, sera condamné à mort par contumace sur accusation de conspiration monarchique, le futur rédacteur de la Quotidienne, M. Michaud, insérait, en 1795, dans l'Almanach des Muses, une pièce de vers qui se terminait ainsi : Oh ! si jamais des rois et de la tyrannie Mon front républicain subit le joug impie, La tombe me rendra mes droits, ma liberté. Ducis, qui, au fond, était royaliste, sacrifiait, sans plus de scrupule, à la muse républicaine. Tous les témoignages confirment le désarroi et le
découragement complet des partisans de la monarchie. Ce ne sont pas seulement
les républicains modérés qui constatent avec Thibaudeau le discrédit extrême du royalisme. Un agent de
l'émigration, M. de Montgaillard, déclare, dans les premiers mois de 1795,
que la situation des royalistes est pitoyable.
A la même époque, le plus clairvoyant des écrivains monarchiques, Mallet du Pan,
admet qu'un tiers de la France voudrait le rétablissement de la royauté ;
mais, ajoute-t-il, les royalistes purs ne sont pas
encore revenus de la terreur qui a frappé le royaume entier de léthargie ;
ils sont, en général, dans une impuissance totale d'action et même de volonté
; nul personnage pour les rallier et les conduire. Quant aux
royalistes constitutionnels, qui comprennent encore une
grande partie des bourgeois et des propriétaires de la campagne, leur
parti, privé de ses chefs, est toujours, selon Mallet du Pan, aussi dispersé et presque aussi insignifiant que celui des
aristocrates. Tous les partisans de la monarchie lui paraissent donc
encore dans la triste situation qu'il dépeignait ainsi quelques mois
auparavant : Cette masse si nombreuse est abattue par l'effroi, par ses défaites, par le plus profond découragement ; loin d'être en état de rien oser, elle n'a pas même la pensée d'une résistance possible. Sa douleur est inerte et passive ; elle appréhende de montrer ses souffrances ; elle ressemble aux nègres qui s'étranglent avec leur langue plutôt que de se plaindre, et la plupart cherchent leur sûreté dans la dissimulation, ou affectent le civisme le plus outré... L'idée, l'image, l'habitude de la royauté s'effacent en raison de l'intervalle qui s'écoule depuis la destruction du trône et en raison de la consistance que prend la république. On s'accoutume à regarder le retour d'un roi comme un château en Espagne ; et de ce sentiment à une tendance naturelle vers le premier ordre de choses qui promettra paix et sécurité, la distance n'est rien. Cette dernière idée préoccupe vivement Mallet du Pan, et souvent il y revient ; on lit dans une lettre adressée par lui, le Pr novembre 1794, à l'abbé de Pradt : La masse commence à oublier qu'il y ait jamais eu un roi, et une fois la paix faite au dehors et un régime doux au dedans, le peuple n'aura plus d'intérêt à désirer un autre ordre de choses. Ceux qui y aspirent, étant sauvés des cachots et des guillotines, se contenteront d'une mauvaise auberge, sans faire un pas pour atteindre un château où ils seraient beaucoup mieux logés. Les royalistes peuvent-ils du moins compter sur les campagnes ? Mallet écrit, en juillet 1795, dans une note destinée à Louis XVIII : Écrasées sous Robespierre, les campagnes respirent aujourd'hui, elles s'enrichissent de la misère des villes, elles font des gains fabuleux ; un sac de blé paye au fermier le prix du bail d'une terre. Les paysans aisés sont devenus calculateurs, agioteurs, achètent des meubles recherchés, se disputent les ventes des biens d'émigrés, n'acquittent aucune imposition, se félicitent journellement de l'abolition de la dîme et des droits féodaux, et seront, jusqu'au changement de cette prospérité, jusqu'au retour d'une nouvelle oppression, assez contents de leur sort pour recevoir la république sans murmures. Toutefois, Mallet du Pan ajoute avec finesse : Ils recevront la république sans y croire ; car, tout en aimant le régime actuel, ils pensent toujours qu'on reviendra un jour à un roi quelconque. Parmi les hommes modérés, par origine et par goût sympathiques à la monarchie constitutionnelle, presque tous ceux qui étaient mêlés activement à la vie politique se déclaraient pour la république. L'un des représentants arrêtés au 31 mai et qui passait généralement pour monarchiste, Lesage, le jour même où il reprenait possession de son siège, déclarait en son nom et au nom des autres proscrits qu'ils feraient à la patrie le sacrifice des maux qu'ils avaient soufferts et qu'ils combattraient également le royalisme et le terrorisme. Jugeant la monarchie impossible, ces députés se résignaient à la république, pourvu que celle-ci devint plus juste et moins violente. Dans la commission chargée de préparer la constitution républicaine de l'an III, on comptait plusieurs de ces convertis ou de ces résignés sous condition : c'étaient, avec ce même Lesage, Boissy d'Anglas et Lanjuinais. Ils travaillaient de bonne foi à créer, sous le nom de république, un régime viable. Boissy d'Anglas était choisi comme rapporteur, et dans son rapport il allait jusqu'à déclarer que le 10 août était le principe de nos victoires au dehors. En une autre occasion, il s'écriait à la tribune : La royauté ! Ah ! qu'ils sont coupables ceux qui voudraient persuader au peuple qu'elle pourrait diminuer ses peines et qu'il serait possible de conserver avec elle quelque apparence de liberté !... Je ne crains pas le royalisme ; s'il se montre, il sera anéanti... Guerre aux traîtres qui voudraient ressusciter le terrorisme, la royauté ou le despotisme. C'était parler selon le goût du temps ; il vaudrait mieux, pour l'honneur de Boissy d'Anglas, qu'il n'y eût pas si largement cédé. Mais qu'un tel homme ait cru nécessaire et prudent de faire ces sacrifices, n'est-ce pas un signe que le courant général, même parmi les modérés, n'était pas alors opposé à la république ? Les royalistes constitutionnels, demeurés en dehors des assemblées, et par suite moins compromis dans les événements de la Révolution, ne s'engageaient pas autant ; toutefois ils considéraient sans mauvais vouloir et sans parti pris les conventionnels modérés qui travaillaient à organiser le mieux possible les institutions républicaines. L'un de ces royalistes, Lacretelle, en rend témoignage. Ses amis et lui n'avaient pas grande confiance dans la fondation définitive de ce gouvernement, mais ils laissaient faire, dans l'impossibilité où ils étaient de tenter eux-mêmes autre chose ; ils comptaient que la nouvelle constitution aurait au moins cet avantage de les débarrasser de la bande qui avait trop longtemps opprimé et déshonoré la France. Quelques-uns même des anciens constitutionnels, plus
convaincus de l'impossibilité ou, en tout cas, des périls d'une restauration,
se ralliaient nettement à la République. Madame de Staël était du nombre. Au
début de la Révolution, elle ne s'était jamais montrée républicaine ; bientôt
même, au spectacle des événements, elle avait paru perdre ses illusions sur
la constitution de 1791. Elle s'était offerte, en 1792, à aider la fuite de
la famille royale. Retirée en Suisse après le 10 août, vivant dans un petit
groupe d'émigrés, elle avait écrit une défense de la Reine. Le 9 thermidor
lui ayant ouvert les portes de Paris, elle y rentrait républicaine. La
première, elle tenait salon chaque décade. On rencontrait chez elle des
royalistes comme Lacretelle, des modérés comme Boissy d'Anglas, des
conventionnels comme Chénier. Benjamin Constant, venu à Paris en 1795, jeune,
mais déjà au fond très-désabusé, était l'un des habitués de ces réunions. Il
se proclamait, à cette époque, Tallieniste. Le salon de madame de Staël, raconte-t-il plus
tard, se trouvait alors peuplé de quatre à cinq
tribus différentes : des membres du gouvernement présent dont elle cherchait
à conquérir la confiance ; de quelques échappés du gouvernement passé dont
l'aspect déplaisait à leurs successeurs ; de tous les nobles rentrés qu'elle
était à la fois flattée et fâchée de recevoir ; des écrivains qui, depuis le
9 thermidor, avaient repris de l'influence, et du corps diplomatique qui
était aux pieds du comité de salut public, en conspirant contre lui.
Madame de Staël employait sa merveilleuse éloquence et son prestige de femme
célèbre à tenter de réunir toutes ces tribus diverses
sur le terrain d'une république modérée, dont les Daunou, les Boissy d'Anglas
et les Lanjuinais seraient les maîtres. Benjamin Constant saisissait
l'occasion d'une attaque dirigée par quelque feuille jacobine, pour publier
une lettre où il donnait sa parole d'honneur que
madame de Staël était républicaine. C'était à ce groupe de
néo-républicains qu'on pouvait rattacher Rœderer, ancien constituant, devenu,
en 1794, rédacteur d'une feuille importante, le Journal de Paris. Il
combattait vivement les Jacobins et soutenait la jeunesse dorée ; mais ce
qu'il réclamait de la Convention, c'était un
gouvernement énergique, républicain sans populacité, un gouvernement qui
ramenât tous les royalistes de bonne foi, ceux qui ne voulaient que la
sûreté des personnes et des propriétés. N'était-il pas surprenant que la France, délivrée le 9 thermidor, ne fit pas plus mauvais accueil à la république ? Qu'on se rappelle comment cette république, dont l'idée même était absolument étrangère au mouvement national de 1789, a été imposée par la violence et l'audace d'une faction ; comment, baptisée dans le sang de septembre, sacrée sur l'échafaud du 21 janvier, elle n'a été, suivant l'énergique expression d'un contemporain, qu'une servitude agitée. Rewbell, l'un des futurs auteurs du 18 fructidor, avouait, à la tribune de la Convention, que les Jacobins avaient rendu le régime républicain si odieux qu'un esclave courbé sous le poids de ses fers eût refusé d'y vivre. Le premier mouvement de la réaction, quand elle peut librement éclater, ne va-t-il donc pas être d'emporter le régime au nom duquel tous les forfaits ont été accomplis et auquel semble identifiée la faction dont on ne veut plus ? Voici qu'au contraire la réaction, à ses débuts, ne s'en prend pas à la république. On l'accepte ou, tout au moins, on s'y résigne. On y voit un moyen, le seul même qui semble alors à la portée de l'opinion, de combattre le terrorisme sur son propre terrain. On est disposé, sinon par sympathie et confiance, du moins par nécessité ou par timidité, à laisser à cette république le temps de prouver qu'elle peut être un gouvernement sans désordre et sans arbitraire. Cette preuve faite eût-elle suffi pour fonder à jamais la république ? En tout cas, son honneur eût été sauvé, et son nom n'aurait pas été uniquement associé, dans l'esprit des générations futures, au souvenir de régimes révolutionnaires qui avaient passé stériles et révolutionnaires comme la tempête. Il ces dispositions vraiment inespérées de l'esprit public, on pourrait dire si peu méritées, comment vont répondre les hommes qui sont encore maîtres (lu pouvoir et qui se disent les républicains ? § 3. — LES RÉVOLUTIONNAIRES ET LA RÉPUBLIQUE. La surprise est grande, chez les terroristes unis au 9
thermidor pour renverser Robespierre, de voir éclater la réaction,
conséquence inattendue pour eux de leur victoire. En face de cette réaction,
ils se divisent. Quelques-uns, qui vont conserver le nom de Montagnards,
n'admettent pas qu'il puisse être seulement question de renoncer à la
Terreur. Ils veulent réprimer ce mouvement d'opinion comme Robespierre
l'aurait fait. Ce sont les plus forcenés ou les plus compromis, ceux qui sont
liés au régime de sang par tempérament ou par crainte des comptes qu'il leur
faudrait rendre : Collot d'Herbois, Billaud-Varennes, Lebon, Carrier, Barrère
et d'autres moins connus. Ils paraissent d'abord ne s'être même pas rendu
compte de la révolution accomplie dans l'esprit public. Ils continuent, non
sans une sorte de naïveté, à parler le langage, hier officiel, devenu odieux
aujourd'hui. A ceux qui demandent la clémence, ils croient fermer la bouche
en invoquant l'autorité du profond et judicieux
Marat. Ils répètent la vieille formule : La
terreur à l'ordre du jour ; quand on les interrompt et qu'on leur crie
: La justice ! ils s'arrêtent ébahis, comme
si on leur répondait dans une langue morte dont ils auraient perdu
l'intelligence. Ils ne peuvent pas davantage entendre parler de liberté, surtout
de liberté de la presse. Il serait insensé,
disent-ils, de la demander pour les aristocrates.
Quant aux patriotes, ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils ont
l'imprescriptible droit de crier aux armes contre les tyrans, et qu'ils seront
toujours assez forts pour ne pas se laisser imposer silence par les
aristocrates. Cependant, la réaction grandit toujours. Les fidèles du
terrorisme sont réduits à la défensive. Ils ne reculent que pas à pas. C'est
avec une stupéfaction indignée qu'ils voient les prisons ouvertes, la
législation de 1793 entamée et surtout les poursuites commencées contre
quelques-uns des leurs. La Révolution n'inspirera
plus de confiance, s'écrie Collot ; ce qui
était bien, l'année dernière, sera un crime aujourd'hui. Acculés,
forcés, en quelque sorte, dans leurs tanières, les anciens Jacobins
apparaissent tout troublés par la rage et par la peur. Madame de Staël, qui
les a vus, nous les dépeint lisant leurs plaidoyers
avec une figure pâle et nerveuse, allant d'un côté à l'autre de la tribune de
la Convention, comme un animal féroce dans sa cage. Étaient-ils assis, ils se
balançaient, sans se lever ni changer de place, avec une sorte d'agitation
stationnaire qui semblait indiquer seulement l'impossibilité du repos.
Enfin, avant de succomber, ils veulent tenter un dernier retour offensif. Le lion va se réveiller, — a dit Billaud-Varennes
avec un cri de bête fauve, — déchirer ceux qui ont osé
le braver, broyer leurs membres et nager dans leur sang. Mais les
émeutes de germinal et de prairial avortent et n'aboutissent qu'à la
proscription des principaux Montagnards qui sont emprisonnés, déportés ou
guillotinés. C'est un parti qui disparaît. Parmi les vainqueurs de Thermidor, à côté des fanatiques qui prétendent résister de front à la réaction, sont les habiles qui, en lui faisant sa part, croient, au premier moment, pouvoir l'exploiter à leur profit. Ce sont les Thermidoriens : Fréron, Legendre, Marie-Joseph Chénier, Merlin de Thionville, Lecointre, Barras, Bourdon de l'Oise. Le chef, le vrai type de cette bande, est Tallien. Ancien clerc de procureur, septembriseur, proconsul non moins impitoyable à Bordeaux que Collot à Lyon ; incapable et vil, ayant toutes les corruptions, mais n'ayant ni idées, ni principes ; féroce souvent, mais trop vicieux pour être fanatique, plus cynique que passionné, altéré moins encore de sang que de pouvoir et surtout de jouissance et d'argent ; joignant à une cruauté insouciante une sorte de facilité à jouer l'homme sensible et se donnant ainsi parfois les apparences de l'humanité : tel est le personnage dont la popularité et la prépondérance vont être, pendant quelques mois, le signe le plus humiliant de la décadence de cette époque. Pas plus que les Montagnards, les Thermidoriens ne s'attendaient à la réaction ni ne la désiraient ; mais ils ont appris de Danton, qui est leur maître à presque tous, une sorte d'aisance sans vergogne à se plier aux circonstances et à tourner avec le vent. Ils n'ont pas plus d'embarras à délivrer les prisonniers, après Thermidor, qu'ils n'avaient eu de scrupule, en septembre, à les égorger. Le passé ne les gêne ni ne leur pèse ; ils n'en ont aucun repentir, et presque aucun souvenir ; ils s'étonneraient que d'autres eussent meilleure mémoire. Les Thermidoriens se séparent donc des Jacobins obstinés pour appuyer la réaction et, avant tout, s'appuyer sur elle. Ils croient pouvoir la satisfaire par des concessions qui ne les diminueront pas eux-mêmes, et espèrent y trouver au contraire une force, afin de diminuer leurs rivaux de la Montagne et de régner sans partage. On les voit descendre des hauteurs de la gauche pour s'asseoir en pleine droite. La rhétorique de la sensibilité remplace chez ces déclamateurs celle du terrorisme. On entend le boucher Legendre lui-même s'écrier à la tribune de la Convention : Si je possédais des biens qui eussent appartenu à l'une de ces victimes, jamais je ne pourrais trouver le repos. Le soir, en me promenant dans un jardin solitaire, je croirais voir dans chaque goutte de rosée les pleurs de l'orphelin dont j'occuperais l'héritage. C'est d'ailleurs, pour ces anciens Cordeliers, pour ces blasés de la démagogie, une sensation nouvelle de se voir une sorte de popularité dans le inonde des honnêtes gens, de mériter les encouragements caressants des belles aristocrates qu'ils rencontrent le soir dans quelque bal, et d'être qualifiés pompeusement, dans les chants de la jeunesse dorée, de législateurs humains, dont on célèbre la contenance auguste. Ils se félicitent d'avoir si habilement sauvegardé leurs intérêts et leurs personnes dans cette redoutable liquidation du passé, et d'être, lors du partage qui se fait au sein même de la Convention, du côté des juges, quand on eût pu avoir tant de raisons de les confondre avec les accusés. Ces anciens révolutionnaires trouvent bien que la réaction va plus vite qu'ils ne s'y attendaient. Après le 9 thermidor, ils ont fait transporter solennellement la dépouille de Marat au Panthéon et ont proclamé que la proscription des Girondins avait sauvé la France, tant ils se doutaient peu que, quelques semaines plus tard, l'opinion les obligerait à se démentir, à découronner Marat et à flétrir le 31 mai. Fermeture des Jacobins, désaveu de la constitution de 1793, poursuites contre les Montagnards, rappel des Girondins, toutes ces décisions ne sont prises qu'après de longues résistances des Thermidoriens. Mais ceux-ci cèdent quanti la poussée devient trop forte, et même ils prennent alors l'initiative de la mesure qu'ils ont commencé par combattre, afin de se faire bien voir de l'opinion. Étrange et piteux spectacle que celui de cette assemblée qu'on se plait souvent à entourer d'un prestige de grandeur terrible ! Après avoir été contrainte par la peur à se décimer, la voici réduite, toujours par la peur, à se renier elle-même. Épouvantée de voir se dresser contre elle les spectres de ses crimes et de ses hontes ; poursuivie par tous ces revenants sanglants, — égorgés de septembre, guillotinés du tribunal révolutionnaire, noyés de Nantes, mitraillés de Lyon, — elle désavoue son passé, avoue sa lâcheté pour diminuer sa responsabilité au prix de son honneur, flétrit comme des jours d'ignominie les dates sinistres qu'elle élevait naguère au rang des fêtes nationales, et croit apaiser la conscience publique en immolant elle-même quelques-uns des siens dont elle voudrait faire des boucs émissaires. Efforts impuissants, humiliation inutile ! La Convention ne cesse de se faire craindre que pour se faire mépriser. Elle est sifflée au théâtre. On discute moins à présent les crimes de chaque député, — écrit, le 13 mars 1795, une anglaise séjournant alors en France, — que l'insignifiance de tout l'assemblage, et les épithètes de tarés, usés, corrompus, ont presque remplacé celles de coquins et de scélérats[4]. Il fallait le cynisme des Thermidoriens pour se mou- : voir à l'aise et porter la tête haute au milieu de toutes ces palinodies. Sans principes et sans convictions, ils ne pensent qu'à eux, à leur convoitise et à leur sécurité. Tant que la réaction ne paraît pas les menacer personnellement, ils ne brisent pas avec elle. Ils veulent bien que le régime soit changé, à condition que le pouvoir reste entre leurs mains. Ils ne se font pas scrupule de passer des Jacobins aux Muscadins, pourvu que ceux-ci leur assurent la continuation des avantages qu'ils devaient à ceux-là. Ils se résignent à laisser donner un coup de balai à la vieille ordure révolutionnaire, si on leur garantit, pour nous servir d'une expression connue, qu'ils seront du côté du manche. Mais bientôt ils semblent s'arrêter, inquiets. Que s'est-il donc passé ? C'est qu'ils ont vu se mettre en avant, dans la Convention, des hommes moins compromis, moins usés. Ils redoutent que ces hommes ne deviennent les chefs et les représentants du régime nouveau, de la république modérée. Les députés de la Plaine n'avaient eu aucune initiative au 9 thermidor : ils avaient seulement prêté leur concours aux assaillants, quand la victoire leur avait paru certaine. C'étaient bien ces hommes au cœur pusillanime qui, interrogés sur ce qu'ils avaient fait pendant la Terreur, répondaient comme Sieyès : J'ai vécu, ne comprenant pas que leur honte était de n'avoir pas mérité de mourir. La chute de Robespierre elle-même ne leur a pas rendu tout de suite le courage. Pendant plusieurs mois, ils sont restés timidement et obscurément en seconde ligne, derrière les Thermidoriens. Leur silence et leur humble réserve semblaient reconnaître que le gouvernement, même devenu clément, appartenait toujours de droit à l'oligarchie révolutionnaire. Cependant, avec le temps, ils s'enhardissent. L'impression est vive le jour où Sieyès reparaît à la tribune. Thibaudeau, Cambacérès, Durand-Maillane, Boissy d'Anglas, suivent son exemple. Les Thermidoriens voient en eux des rivaux. Mais en voici de plus redoutables : ce sont les cent et quelques survivants des Girondins et autres modérés, proscrits après le 31 mai, auxquels on permet enfin de réoccuper leurs places. Les Talliénistes, qui sentaient le péril, avaient longtemps reculé devant cette mesure. Un sang énergique et moins corrompu est ainsi infusé dans la majorité de la Convention. Ces nouveaux venus supplantent les Thermidoriens dans la faveur du public. Celui-ci comprend d'instinct que les Lanjuinais, les Daunou, les Pontécoulant, les Larivière, ont plus qualité que Tallien ou Chénier pour réprouver la Terreur, puisqu'ils en ont été les victimes, non les complices. Leur autorité s'accroit chaque jour, et les révolutionnaires peuvent avec jalousie et inquiétude en mesurer l'étendue, quand ils voient ces hommes, unis aux meilleurs de la Plaine, composer la majorité de la commission chargée de rédiger la constitution et se trouver ainsi indiqués pour en diriger plus tard la mise en pratique. Les Thermidoriens se demandent, d'ailleurs, s'ils ne sont pas menacés dans leur sécurité autant que dans leur pouvoir. Ils sont troublés, en reconnaissant que leur passé n'est pas aussi oublié qu'ils l'imaginaient. En effet, à mesure que l'opinion voit grandir dans la Convention des représentants moins compromis, le souvenir lui revient des antécédents de ces terroristes déguisés en champions de la justice et de la clémence, et, avec ce souvenir, un sentiment chaque jour plus vif d'éloignement et de dégoût. Ces hommes s'en aperçoivent, alors même qu'on ne leur fait encore aucun reproche direct. Ils sentent comme une réprobation vengeresse, invisible et muette, qui monte autour d'eux et les enveloppe. Ils essayent d'impudentes justifications. Madame de Staël, toute disposée qu'elle soit alors à l'indulgence, en est indignée, et elle déclare que ces apologies sont la plus incroyable école de sophisme à laquelle ou puisse assister[5]. Vainement les conventionnels, oubliant qu'ils sont accusés et non juges, prétendent-ils s'accorder eux-mêmes un pardon que leur refuse la conscience publique. Ne nous reprochons ni nos malheurs ni nos fautes, dit Lindet ; que nous est-il arrivé qui n'arrive à tous les hommes jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie ? — Votons l'oubli, s'écrie un autre conventionnel[6]. — Mais l'opinion persiste à ne pas oublier. Ainsi ébranlés dans leur popularité présente, menacés pour leurs crimes passés, les Thermidoriens abandonnent peu à peu leur première tactique. Ce n'est pas un revirement brusque et opéré avec ensemble. Les uns changent plus tôt, les autres plus tard : ils sont déroutés et troublés. Il ne leur est plus possible, d'ailleurs, de revenir brutalement au terrorisme ; l'élan est perdu et l'esprit public, de son côté, a trop marché. Toutefois, à travers ces tâtonnements, il est facile de voir, au bout de quelque temps, que Tallien et ses amis s'éloignent définitivement de l'opinion modérée et qu'ils se rapprochent des Montagnards. Ils cherchent à dissimuler le vrai motif de leur changement et parlent de république ou de royalisme. Ils ne sont pas sincères. Le royalisme, — on l'a vu —, n'est pas en cause dans cette première réaction après la chute de Robespierre. Les représentants modérés, dont l'autorité grandissante alarme tant les Thermidoriens, n'en veulent pas à la république ; ils le déclarent formellement. Ils travaillent sincèrement à faire la constitution républicaine. Bien plus, quand il s'agit des émigrés ou des prêtres, on les voit s'associer, avec une triste condescendance, à toutes les violences révolutionnaires. Ils ont tellement peur d'être soupçonnés de royalisme, qu'aucun d'eux n'a le courage de faire entendre quelques paroles d'humanité en faveur de Louis XVII, cet enfant infortuné qu'on laisse, en ce moment même, mourir de consomption et de mauvais traitements dans la prison du Temple. D'ailleurs, comme pour mieux montrer que, sous le nom de royalisme, les Thermidoriens en veulent à la république modérée, ils iront bientôt jusqu'à expulser de Paris madame de Staël, au moment même où celle-ci se brouille avec plusieurs de ses anciens amis, à cause de la trop grande ardeur de son néo-républicanisme. Au fond, les Thermidoriens se soucient peu des institutions républicaines, ou, du moins, ils y tiennent seulement en tant qu'elles garantissent leurs intérêts personnels. Aucun d'eux n'aurait songé à se sacrifier pour sauver la république, et tous auraient sacrifié volontiers la république pour se sauver. Ils le montreront plus tard, au 18 brumaire. Déjà, à cette époque, s'il faut en croire Mallet du Pan, qui est en situation d'être bien informé, Tallien et Barras sont en négociations et en intrigues avec les royalistes, et leur première condition est toujours qu'on ne les recherchera pas pour leur passé et qu'on leur garantira leur fortune[7]. Les Thermidoriens dont Tallien est le chef, dit plus tard Mallet du Pan dans une note rédigée pour l'empereur d'Allemagne, sont des hommes perdus, indifférents à tout système de gouvernement républicain ou monarchique, faisant de la révolution un trafic et cherchant à tout prix leur domination et leur fortune. Le seul dessein que ces hommes poursuivent alors en se rapprochant des Montagnards, est d'opposer aux modérés l'union étroite et désormais permanente de tous les personnages compromis dans la révolution. Leur cri de ralliement, c'est le meurtre du 21 janvier. Se sentant par là éternellement mis au ban des régimes honnêtes, ils s'allient pour empêcher d'établir ces régimes. Ils reviennent sans cesse à cette date fatale, ils en sont comme obsédés. Tel est, et tel sera jusqu'au 18 brumaire, le grand argument de ceux qui voudront les rassembler dans une action commune, les détourner d'une concession, les déterminer à quelque acte de violence contre l'opinion. Déjà, peu de mois après la chute de Robespierre, un Thermidorien inquiet de la réaction, Thuriot, disait : Oui, citoyens, en votant la mort du tyran, nous avons consenti à tout risquer, tandis que ceux qui n'ont pas coopéré à ce grand acte n'ont rien hasardé. Quelques mois plus tard, un Montagnard, Dubois-Crancé, fait écho à Thuriot : Citoyens, s'écrie-t-il, il est une classe d'hommes en France pour qui vous êtes tous des terroristes ; car tous, vous avez déclaré le roi coupable de haute trahison. La préoccupation maladive et inquiète de ces régicides éclate jusque dans l'affectation qu'ils mettent à faire célébrer à grand fracas, avec accompagnement de discours, de poésies, de serments de haine, de manifestations théâtrales, l'anniversaire du 21 janvier[8]. Ils s'imaginent étendre ainsi sur la nation cette tache de sang que, comme lady Macbeth, ils ne peuvent effacer de leurs mains. Ils surveillent la foule d'un œil anxieux pour bien s'assurer qu'elle devient leur complice par ses réjouissances. Rien n'est étrange comme la susceptibilité de ces esprits troublés. Les artistes du Conservatoire avaient été appelés, suivant l'usage, le 21 janvier 1795, à se faire entendre dans la salle de la Convention. Ils jouaient un morceau d'un caractère grave et recueilli. Des représentants interrompent, indignés : Les musiciens, s'écrient-ils, ont-ils donc l'intention de déplorer la mort du tyran ? Gossec, le directeur du Conservatoire, s'excuse de son mieux : Il avait seulement voulu, dit-il, exprimer les douces émotions qu'inspire aux âmes sensibles le bonheur d'être délivrées d'un tyran. On possède maintenant tout le fond de la politique du parti républicain pendant les années qui vont suivre, le secret de la lutte acharnée que cette aristocratie du régicide soutiendra contre l'opinion. Peu importe que la souveraineté nationale manifeste des volontés opposées ; peu importe qu'il soit dans l'intérêt même de la république de faire passer le pouvoir en des mains moins compromises. Pour ces démocrates et pour ces républicains, la nation et la république ne sont rien ; mais pour ces hommes à conscience trop chargée, le pouvoir est une place de sûreté qui les garantit contre la justice humaine. Le pays, au lendemain de la Terreur, consentait à oublier l'origine et le passé de la république, pourvu que celle-ci se séparât de la tradition et du personnel révolutionnaires ; les hommes au pouvoir lui répondent que cette séparation est impossible et que la seule république est celle qui a mis dans son blason l'échafaud du 21 janvier. Avait-on tort de dire que tout est abaissé à cette époque ? En 1789, et dans les années qui ont suivi, il y avait sans doute chez les révolutionnaires beaucoup d'erreurs, d'idées fausses, de passions coupables ; mais au moins, dans cette terrible offensive contre la société ancienne, on voit un but poursuivi, des idées jetées en avant, la prétention de renouveler tout un monde. Après Thermidor, les révolutionnaires n'ont plus de ces projets ni de ces rêves. Ce sont des gens pratiques et désabusés, qui ont une seule préoccupation : rester au pouvoir malgré l'opinion, et y rester non pour y appliquer telles doctrines, pas même pour y opérer tel bouleversement, mais uniquement pour jouir et pour être en sûreté. Voilà le dernier mot de cette orgueilleuse génération. De l'offensive, elle s'est réduite à la défensive, et quelle défensive ! celle des parvenus qui ne veulent pas lâcher le bien mal acquis, celle des fripons et des assassins qui ont peur du gendarme et du juge. § 4. — LE RÉVEIL ROYALISTE. Le revirement des Thermidoriens ne pouvait intimider ni arrêter une réaction qui avait singulièrement gagné, depuis quelques mois, en puissance et hardiesse ; il l'irrite au contraire et la provoque à porter plus loin et plus haut ses coups. Combattue dans ses plus légitimes réclamations par les républicains et au nom de la république, n'était-elle pas poussée, contrainte en quelque sorte à s'attaquer à cette république elle-même ? On n'est donc pas surpris de discerner au printemps de 1795, sept ou huit mois après la chute de Robespierre, les premiers symptômes d'un ferment royaliste qu'on aurait vainement cherché jusqu'alors. Ils apparaissent avec des caractères divers, à Rouen, à Lyon, dans le Midi. On voit se mêler au mouvement parisien et y prendre une part de jour en jour plus active et plus importante, des hommes dont le nom a une signification nettement royaliste : Pastoret, Vaublanc, Delalot, Quatremère de Quincy. Dans la presse, ce n'est plus, comme au lendemain du 9 thermidor, l'Orateur du peuple de Fréron, le Thermidorien, qui donne le ton à l'opinion. Cette feuille est délaissée pour des journaux nombreux, brillants, souvent passionnés, dans lesquels écrivent des monarchistes de la valeur de Fontanes, La Harpe, Martainville, Bertin de Vaux, Bertin d'Antilly, Lacretelle jeune, Michaud, Richer de Serisy, Hoffmann, Fiévée. Quelques-uns des muscadins de la jeunesse dorée se mettent à porter, non plus seulement l'habit à la victime qui était une protestation contre l'échafaud, mais l'habit gris à revers avec un collet vert ou noir, qui est l'uniforme des chouans et semble une protestation contre la république. Au mois d'avril, le bruit, alors inexact, se répand que la Convention va se dissoudre. Les passants se saluent dans les rues par ces mots : Nous voilà quittes ; ils s'en vont, les brigands ! — Les gens, écrit à cette époque un témoin, sautillaient et caracolaient comme incapables de contenir leur satisfaction. On ne parlait de rien que du petit — le jeune Louis XVII — et des nouvelles élections ; j'observai avec plaisir que tout le monde était d'accord pour exclure tous les députés actuels[9]. Un rapport de police constate que, le 12 juillet, au Théâtre des Arts, le passage de Phèdre, où il est fait allusion aux princes malheureux qui ont été punis injustement, a été applaudi trois fois de suite et a produit un effet étonnant. Dès le mois de mars, Rewbell exprimait à la tribune ses inquiétudes : Il faut, disait-il, que la Convention connaisse l'état actuel de l'opinion à Paris. On dit beaucoup que le cri de : Vive la république ! est entendu avec indifférence dans nos théâtres. En même temps, dans les rassemblements qui se forment chaque jour à la porte des bouchers et des boulangers, on insinue que cet état de disette durera tant que nous n'aurons pas la constitution de 1791. En effet, ce n'est pas seulement dans la bourgeoisie que ce mouvement se produit ; au moment des insurrections de prairial et de germinal, on entend sortir, du milieu même du peuple révolutionnaire, ce cri étrange : Donnez-nous un roi et un morceau de pain ! Toutefois, en constatant ces symptômes d'un réveil
royaliste, il faut se garder de les exagérer. Le sentiment dominant est
toujours le besoin de se débarrasser des Jacobins. On a plus l'horreur du
régime révolutionnaire que le désir de rétablir le roi. Les monarchistes eux-mêmes, écrit Mallet du Pan, en
août 1795, se défendent en ce moment contre la
Convention, pour échapper à la tyrannie, beaucoup plus que pour refaire la
royauté. Les sections de Paris protestent contre l'accusation de
royalisme ; avec moins de netteté, il est vrai, que quelques mois auparavant.
Elles se croient encore obligées de parler une sorte de jargon
révolutionnaire, de rappeler les baïonnettes des
despotes, brisées au 14 juillet. Après le massacre des émigrés de
Quiberon, elles félicitent la Convention. Le récit
de ce triomphe, disent-elles, a électrisé nos
âmes. Quand elles attaquent les Jacobins, c'est, à les entendre, parce
que ces Jacobins, par un autre chemin, tendent aussi
à l'anéantissement de la République. Quelle est, dans ce langage, la part de la tactique et
celle de la sincérité ? Dans quelle mesure l'opinion modérée se
partage-t-elle entre le monarchisme feuillant ou le républicanisme girondin ?
A-t-elle même un parti bien arrêté ? Peut-être, s'il lui était possible de
choisir sans effort, préférerait-elle la monarchie ; mais, fatiguée par tant
d'entreprises, désenchantée par tant de déceptions, elle n'a pas assez de
confiance dans les remèdes constitutionnels pour acheter aucun d'eux au prix
d'une crise ; état que Mallet définira si bien quelques mois plus tard : On préférerait généralement la royauté, dit-il, si on pouvait, à son réveil, la trouver rétablie sans
secousses et sans dangers ; mais la crainte de ces dangers et de ces
secousses est mille fois plus forte que le désir de la royauté. Aussi,
en juillet 1795, le même écrivain met-il en garde Louis XVIII contre les
illusions ; il l'avertit qu'il n'existe aucun parti
royaliste ; s'il y a du royalisme, c'est un
royalisme vague et incertain, sans énergie aucune ; il y a éloignement pour toute insurrection dans le sens
monarchique ; on est au désespoir ; mais ce désespoir n'inspire aucun projet. Cette disposition de l'esprit public, que constatait du
dehors Mallet du Pan, ne devait pas échapper dans Paris aux esprits
clairvoyants du parti royaliste et devait leur prouver combien il serait
imprudent d'arborer ouvertement leur drapeau. Des journalistes, au fond
presque tous monarchistes, qui, après Thermidor, avaient entrepris la guerre
contre les révolutionnaires et dont l'influence croissait chaque jour,
avaient l'habitude de se réunir dans une sorte de comité pour concerter leurs
efforts. On trouvait sans doute dans cette réunion quelques-uns de ces
esprits étroits et courts, voués aux opinions extrêmes, ressource de ceux qui ne peuvent embrasser qu'une idée à
la fois, comme l'écrit finement madame de Staël à Mallet du Pan ; de
tels hommes prenaient pour du courage, en face de leurs adversaires, les
violences provocantes et les témérités fanfaronnes qui n'étaient trop souvent
au fond qu'une faiblesse intéressée et complaisante pour les passions de
leurs lecteurs ; plus occupés à se faire un petit renom de coterie, en
flattant ces passions, que de ne pas compromettre les intérêts de leur cause
; fort peu embarrassés, du reste, de leurs thèses absolues ; car, se bornant
à écrire, ils ignoraient cette responsabilité de l'action qui fait comprendre
la nécessité des tempéraments et souvent même oblige à transiger. Mais, à
côté d'eux, il y avait des esprits plus sages, plus pratiques. Ces derniers
l'emportaient, à cette époque, dans la réunion des journalistes. Pour agir dans un concert parfait, — rapporte l'un
d'eux, Lacretelle, — on avait pris la résolution de
se borner à une ligue défensive contre la tyrannie perpétuée de la
Convention. On ne produisait aucun projet politique. On évitait de
s'expliquer sur la forme du gouvernement qu'il conviendrait d'adopter.
Les modérés persistaient dans cette sage tactique, malgré les imprudences des
ardents. Réclamer contre toutes les horreurs qui
déshonorent la révolution, écrivait alors Lacretelle dans son journal,
attaquer toutes les lois qui portent le caractère de l'injustice et de la
barbarie, voilà mes principes contre-révolutionnaires ; faire des vœux pour
une autorité forte et sagement balancée, délester l'arbitraire, me soumettre
aux lois, n'attendre que du temps leur perfection, voilà mon royalisme. La préférence très-décidée de ces écrivains était sans doute pour une restauration ; mais il ne leur avait pas semblé possible, au premier moment, de renverser la république. lis se bornaient à poursuivre une épuration et un redressement législatifs. Plus tard, en voyant les révolutionnaires se refuser à satisfaire l'opinion, se cramponner au pouvoir et identifier les institutions républicaines avec la tradition jacobine, ils comprennent que leurs adversaires rendent à la royauté quelque espérance d'avenir : mais ils voient aussi avec quels ménagements il faut agir, quel serait auprès du pays le tort de ceux qui paraîtraient provoquer une crise, et comment, si la république peut être tuée, elle ne peut l'être que peu à peu et par les républicains eux-mêmes. Toutefois, plus on va, plus, grâce à ces républicains, à l'irritation croissante qu'ils provoquent par leur égoïste résistance, les chances d'abord si douteuses et si lointaines de la royauté paraissent se fixer et se rapprocher. On se laisse aller à la monarchie, moins pour ses mérites propres, dont on ne parle guère, que par dégoût et fatigue des républicains, dont on parle beaucoup. Ce mouvement devient même, à un moment, si rapide, que les esprits les moins portés aux illusions croient presque toucher au triomphe. Manet du Pan, si désespéré il y a peu de mois, a, dans le cours de l'été de 1795, quelques jours de confiance, comme il n'en a pas encore connu et n'en connaîtra plus. Lacretelle, recueillant après plusieurs années ses souvenirs, dit qu'avec de la patience et de la circonspection on serait arrivé certainement à la monarchie. — Qui donc va arrêter cette œuvre des républicains travaillant avec tant de succès à rétablir une royauté jugée tout à l'heure impossible ? Ce sont des royalistes. § 5. — MALLET DU PAN. Souvent déjà, le témoignage de Mallet du Pan a été invoqué dans le cours de cette étude. Il va l'être plus encore, et en matière particulièrement délicate. N'importe-t-il pas dès lors de se demander quelle confiance est due à ce témoin ? Mallet du Pan a été trop longtemps laissé dans l'ombre, et quand, il y a vingt ans, on a publié ses Mémoires et sa Correspondance, ils n'ont pas eu du premier coup le retentissement et l'autorité qu'ils méritaient. Aujourd'hui, on en comprend mieux la valeur. On voit, non sans surprise, ce journaliste porter heure par heure, sur la Révolution, des jugements fermes et sensés qui sont souvent les nôtres aujourd'hui, mais auxquels nous ne sommes arrivés qu'après un demi-siècle, en passant par des alternatives d'imprécations aveugles ou d'exaltations béates. L'intérêt de cette lecture est d'autant plus vif et plus poignant que les conseils adressés par Manet aux partis de cette époque, l'analyse sagace et douloureuse faite par lui du mal social d'alors, semblent s'appliquer à notre temps. Nous nous reconnaissons, hélas ! et l'on dirait que ces écrits, vieux de quatre-vingts ans, sont l'œuvre d'un contemporain. Genevois de naissance, Mallet du Pan était venu en 1783 à Paris ; il y rédigeait la partie politique du Mercure. En 1789 et dans les années qui suivent, demeuré journaliste, il combat à côté de ses amis du parti constitutionnel, Mounier, Malouet. Cet étranger, plus dévoué que bien des Français, ne quitte son poste périlleux qu'à la dernière extrémité, la veille du 10 août, et parce que la confiance de Louis XVI l'a chargé d'une mission secrète auprès des cabinets européens. Retiré d'abord en Suisse, pourchassé plus tard par le gouvernement français et ne trouvant d'asile qu'en Angleterre, il travaille et lutte toujours, observant les événements, entretenant une vaste correspondance, publiant des brochures, des journaux, écrivant des notes pour les princes français ou les souverains étrangers, cruellement éprouvé par les échecs de sa cause, plus encore par les contradictions et les fautes de ceux dont il défend les intérêts, mais jamais vaincu par la mauvaise fortune ; en 1800, il meurt d'épuisement, ne cessant d'écrire que quand la plume lui tombe des mains. Monsieur, qui vous a lu, vous estime, lui écrivait, sans l'avoir jamais vu, M. de Maistre. En effet, la droiture de Mallet éclate dans tous ses écrits, comme dans sa vie entière. On aime à le voir relever le rôle que lui ont donné les événements par ce haut respect de soi-même, cette dignité modeste, mais ferme, cette indépendance si noblement susceptible. Il disait son avis tout haut, sans demander la permission à personne. C'était avec une sorte de fierté, parfois même de brusquerie bourgeoise et démocratique, qu'il servait la cause de l'aristocratie et des princes. Autant que j'ai pu vous connaître en vous lisant, lui écrivait encore M. de Maistre, vous aimez à faire justice. Se taire sur ce qu'il croyait vrai et utile lui était insupportable ; c'est ce qu'il appelait le tourment du silence. Son indépendance était garantie par son désintéressement. Jamais il n'avait reçu de ces pensions dont étaient souvent gratifiés alors les hommes de lettres. Louis XVI, a-t-il pu dire, m'honora de sa confiance, sans m'honorer jamais de ses bienfaits. En France, il passait presque tout son temps dans sa famille, fréquentant peu les salons. Dans l'émigration, il vécut pauvre. Quand il mourut à Londres, ses amis durent se cotiser pour faire face aux frais de ses funérailles, et il fallut que le gouvernement anglais vînt en aide à sa famille qu'il avait laissée, sans ressources. Manet n'est pas un philosophe comme il y en avait tant alors, pliant les faits à des théories préconçues ; ce n'est pas, à la façon de M. de Maistre, un de ces voyants et de ces prophètes pénétrant dans les desseins providentiels plus avant que dans les faits de ce monde ; il ne se plaît pas, ainsi que Burke, aux malédictions éloquentes ; c'est un observateur positif, sincère, clairvoyant et prévoyant : il recueille les faits et les juge au jour le jour. Formé à la vie publique au milieu des agitations de la démocratie genevoise, il joint au bon sens lucide et vaillant qui est dans sa nature, une expérience des révolutions qui manque complètement à la génération française de cette époque. Il demeure toujours maître de lui-même en un temps où presque tous les tempéraments ont comme des crises nerveuses, où tant d'hommes, même éminents et braves, perdent la tête et sentent leur cœur défaillir. Au milieu des illusions de 1789, il ne se laisse pas étourdir, il voit le péril et dénonce le stérile orgueil de ces élèves de Rousseau qui répudient l'histoire, méprisent les faits et prétendent renouveler le monde, quand ils ne savent même pas réformer le gouvernement de leur pays. Dans l'épouvante et l'horreur de 1792 et de 1793, il ne déraisonne pas comme tant d'autres ; il observe avec sang-froid. Après Thermidor, il suit, d'un regard non troublé, les phases et les chances de la maladie, voit ce qui est, non ce qu'il désire, et dit ce qu'il voit sans s'inquiéter si cela plaît ou non. Du premier au dernier jour, sans faiblesse comme sans emportement, il, mérite vraiment qu'on lui applique cette devise inscrite sur un de ses ouvrages : Nec temerè, nec timidè. Tel est l'homme. Qui pourrait, surtout quand il s'agit de
juger des royalistes, contester l'autorité de son témoignage ? Si quelqu'un
en était tenté, il suffirait de lui rappeler ce que Mallet répondait lui-même,
avec une fierté émue et spirituelle, un jour où quelques émigrés avaient
prétendu le récuser et le désavouer. Au prix de
quatre ans écoulés sans que je fusse assuré, en me couchant, de me réveiller
libre ou vivant le lendemain, au prix de trois décrets de prise de corps, de
cent et quinze dénonciations, de deux scellés, de quatre assauts civiques
dans ma maison et de la confiscation de toutes mes propriétés en France, j'ai
acquis les droits d'un royaliste, et comme, à ce titre, il ne me reste plus à
gagner que la guillotine, je pense que personne ne sera tenté de me la
disputer. § 6. — LES ROYALISTES ET LA MONARCHIE. Le royalisme qu'on a vu, pendant l'été de 1795, faire tout à coup des progrès si rapides dans l'opinion parisienne et qui semble presque toucher au succès, n'a aucune ressemblance, aucun lien avec celui de l'émigration ou de la Vendée. Un sentiment de patriotisme, qu'exaltent encore plusieurs années de guerre glorieuse, porte à repousser toute complicité avec l'étranger. Le désir du repos fait redouter la guerre civile. Mais, avant tout, on ne veut pas de l'ancien régime. En se détachant de la république, on reste attaché à la révolution. L'ancien régime a laissé un souvenir tel que la Terreur elle-même n'a pu l'effacer. II a contre lui la coalition invincible des intérêts nouveaux créés par la révolution : intérêts des vassaux émancipés, des débiteurs libérés, des acquéreurs de biens nationaux, des soldats devenus officiers. Il éveille la susceptibilité inquiète de tous ceux qui se sentent, fût-ce seulement par leur adhésion silencieuse et inerte, une part de responsabilité dans les événements accomplis depuis cinq ans. Aussi la France pourra abandonner la république, renoncer à la liberté ; mais elle ne retournera jamais à l'ancien régime ; elle repoussera absolument tous ceux qui voudront ou seulement paraîtront vouloir l'y ramener. Mallet du Pan l'a compris dès le premier jour. Il est aussi impossible, disait-il, de refaire l'ancien régime que de bâtir Saint-Pierre de Rome avec la poussière des chemins. Au lendemain du 9 thermidor, quand il n'y avait encore aucun mouvement monarchique, il constatait que le royalisme pur était sans force aucune à l'intérieur, et que si un jour il y avait lieu d'agir contre la république, ce serait seulement par le royalisme constitutionnel ; celui-ci était placé comme intermédiaire entre les aristocrates et les républicains, servait de dépôt à toutes les conversions, et comptait encore, malgré tant de persécutions, de très-nombreux partisans. Les racines cachées sous une grande surface, ajoutait Mallet, repousseront de toutes parts au moment où la tyrannie républicaine s'affaiblira. C'est, en effet, ce qui se produisait quelques mois plus tard, et le perspicace observateur définissait exactement alors le véritable caractère du royalisme parisien : La majorité de la garde nationale est 89. (Lettre du 9 juillet 1795.) — Les quatre-vingt-neuvistes dominent de plus en plus dans les sections. (Lettre du 16 août.) — Les papiers publics vous peignent l'esprit qui anime les sections. Ce sont les patriotes de 1789, les amis des constitutionnels ralliés aux royalistes qui ont le bon sens de se serrer à eux, et les républicains dégoûtés qui ont produit et dirigé cette impulsion... Rappelez-vous ce que je vous ai dit à Schaffhouse de l'infaillible influence qu'allaient recouvrer les constitutionnels. (Lettre de septembre.) Tous les témoignages contemporains confirment celui de Mallet.
Lacretelle et ses amis n'admettaient pas que la royauté pût se rétablir
autrement que par une impulsion de l'intérieur.
Le nouveau sentiment était spontané, — dit-il
plus tard, en rappelant les événements de cette époque ; — aucune intrigue de l'étranger ne l'avait fait naitre. Rien
ne se liait même aux projets des royalistes de l'Anjou, du Poitou et de la
Bretagne. Le royalisme n'était pas à Paris, comme en province, une
condamnation absolue de tous les principes de la révolution. Mathieu
Dumas, l'ancien membre de la droite à la Législative, activement mêlé au
mouvement des sections, affirme dans ses Souvenirs que l'esprit général de la population parisienne était le
retour à la constitution de 1791. Avec un tempérament toutefois :
l'expérience avait profité, et l'on voulait corriger les défauts reconnus de
cette constitution ; c'est encore ce que constatait Manet du Pan : Les constitutionnels, convaincus de la nécessité de réformer la constitution qui les a perdus, institueraient aujourd'hui une monarchie limitée, mais non écrasée, comme en 1791, par le pouvoir du peuple ou de ses délégués. (Note écrite en janvier 1795.) — La plupart penchent pour la constitution de 1791 avec une augmentation de pouvoirs pour le roi. (Lettre du 19 avril.) — Les constitutionnels qui abandonnent l'acte de 1791 considèrent sous cent rapports différents la manière de le refondre ; mais les points fondamentaux de l'opinion générale sont l'affaiblissement des prérogatives populaires, le renoncement au fatras des droits de l'homme, la puissance royale considérablement augmentée, et la représentation publique réservée aux seuls propriétaires. (Note Pour Louis XVIII, 3 juillet.) Lacretelle rappelle, de son côté, la sagesse de ce royalisme, qui n'était un retour ni à l'ancien régime, ni aux erreurs de 1791 : Comme il y avait moins de présomption dans les systèmes, il y régnait plus de bon sens. On commençait à s'entendre sur le mot de liberté... D'un autre côté, la nécessité d'une autorité forte, émanée du principe de la légitimité, était profondément sentie. Les opinions de MM. Malouet, Mounier, Lally, Clermont-Tonnerre, opinions auxquelles Mirabeau et Barnave étaient revenus vers la fin de leur carrière, et que l'éloquence de Cazalès avait souvent développées, survivaient seules à tant de vagues hypothèses, à tant d'essais aventureux. Les écrivains royalistes qui dominaient à cette époque les avaient embrassées avec zèle. Rien de plus heureux que de telles dispositions ; mais pour que ce mouvement pût se développer et aboutir, il y avait une condition première, c'est qu'il ne fût pas découragé, compromis, contrarié par la royauté elle-même. Tant que Louis XVII fut le représentant du droit royal, le rétablissement de la monarchie apparut comme un acte de politique intérieure. Le fils de Louis XVI pouvait, du Temple, passer aux Tuileries, sans intervention des étrangers, sans ramener avec lui aucun entourage d'ancien régime. On reprenait l'histoire en 1792, non en 1788. Le nouveau roi n'était-il pas, d'ailleurs, mineur encore pour plusieurs années ? De là la perspective d'une régence qui serait confiée aux royalistes constitutionnels, auteurs de la restauration. Manet du Pan nous apprend que tout un plan de ce genre avait été préparé, que des républicains y avaient été gagnés, et qu'on devait rédiger dans cette vue la nouvelle constitution. Mais, pendant ce temps, le royal enfant, dont la vie n'était plus, depuis deux ans, qu'un supplice atroce et une longue agonie, s'éteignait peu à peu. Sa mort, survenue le 8 juin 1795, n'était pas seulement l'un des épisodes les plus navrants de l'histoire révolutionnaire ; c'était un événement politique considérable, qui renversait bien des projets et portait une atteinte grave, irréparable, aux espérances royalistes. Mallet du Pan, avec sa perspicacité habituelle, le comprit tout de suite, et il écrivit, dès le 17 juin, au maréchal de Castries : Paris et les monarchistes sont consternés ; tous les rapports et toutes les réflexions me font craindre que cette perte inopinée ne consacre la république. Un mois plus tard, il montrait les royalistes modérés se rapprochant des républicains, et il indiquait comme cause de ce rapprochement la mort du jeune roi, qui livrait les constitutionnels à la merci des émigrés. Par cette mort, en effet, la royauté sortait de France. Un prince émigré, Monsieur, devenu Louis XVIII, succédait aux droits de son neveu. L'émigration n'était plus seulement une fraction du parti monarchique, fraction compromettante, dont Louis XVI et Marie-Antoinette s'étaient souvent plaints avec amertume ; elle devenait le siège même du pouvoir royal. Il convient de ne pas se rendre complice des injustices dont les émigrés ont été souvent victimes. Nous n'oublions pas ce qui doit être dit pour excuser leur départ de France ; nous ne méconnaissons pas ce qu'il y a eu de chevaleresque dans leurs erreurs, d'esprit de sacrifice dans leur obstination et leur aveuglement, ce qu'on retrouve souvent de patriotisme dans ces cœurs demeurés français sous l'uniforme étranger. Qui ne compatirait pas aux souffrances de ces exilés, quand on les voit reculant, chaque jour plus loin, devant les progrès des armées républicaines, chassés de ville en ville par des bourgmestres intimidés, errant sans ressources le long des routes d'Allemagne où ils peuvent lire, gravé sur des écriteaux : Défense aux émigrés français et aux Juifs de s'arrêter en ce lieu plus de vingt-quatre heures. Laissons aux esprits à la fois mesquins et passionnés le triste et facile plaisir de railler cette petite cour nomade de Vérone, de Blankenbourg et de Mittau, où le prétendant, à la merci des caprices d'un prince allemand ou russe, fait observer cependant la vieille étiquette, parle le vieux langage et voit, par la douloureuse mais inévitable loi des faiblesses humaines, se perpétuer autour de lui les vieilles rivalités, les vieilles intrigues, le vieux favoritisme. Pour les cœurs plus hauts et plus justes, ce n'est pas un spectacle vulgaire et sans grandeur que cette conscience de la race et du sang, par laquelle le roi se sent aussi roi dans les misères de l'exil que dans les splendeurs de Versailles ; cette dignité toujours imperturbable et paraissant à l'aise là où d'autres seraient humiliés ; cette confiance inaltérable dans le droit, qui refuserait d'acheter un adoucissement, ou même le succès, au prix d'une trams,. action. Peut-on oublier, d'ailleurs, combien il est difficile aux exilés de connaitre et de comprendre leur pays ? Cette peine de l'exil, dit M. de Tocqueville, a cela de cruel, qu'elle fait beaucoup souffrir et n'apprend rien. Elle immobilise l'esprit de ceux qui l'endurent, le détient à jamais dans les idées qu'il avait conçues ou dans celles qui avaient cours au moment où il a commencé... C'est comme l'aiguille qui reste fixée sur l'heure à laquelle on l'a arrêtée, quel que soit désormais le cours du temps. On dit que c'est l'effet d'un travers particulier à l'esprit de certains exilés. Je crois que c'est le mal commun de l'exil ; peu y échappent. Cependant il ne s'agit pas de chercher dans quelle mesure l'émigration peut être excusée, par quels côtés elle doit inspirer le respect ou la compassion ; il s'agit, avec la sincérité de l'histoire, de préciser les conséquences politiques de sa conduite. La royauté, désormais associée à cette émigration, est, sur le but et les moyens, en contradiction avec l'opinion de l'intérieur. Et n'est-ce pas cette opinion seule qui pourrait amener une restauration ? Aussitôt après la mort de l'enfant infortuné aux droits duquel il a succédé, Louis XVIII publie à Vérone une Déclaration. C'est un document solennel et qui peut être décisif. L'ancien comte de Provence est un esprit libre, sceptique, nullement passionné, imbu des idées du dix-huitième siècle ; il était suspect aux purs en 1789. Son intention est évidemment conciliante ; il croit, en rédigeant sa Déclaration, faire de grandes concessions, dissiper les malentendus et ramener les esprits. Cela même fait ressortir davantage combien cette France du dehors, dont le document royal exprime les idées les plus modérées, est loin de la France du dedans, à laquelle on s'imagine ainsi parler un langage agréable ou seulement intelligible. L'opinion, — et il faut entendre par là non-seulement les républicains, mais aussi les monarchistes, — n'est pas, à tort ou à raison, en disposition de goûter cette affirmation du droit supérieur de la royauté, qui daigne pardonner à des sujets coupables et repentants, mais qui repousse absolument toute idée de transaction avec la nation ; elle ne goûte pas davantage cette résolution de tenir pour non avenu ce qui s'est fait depuis 1789 et de revenir à ce qu'on appelle la vieille constitution française, sauf, après que le roi aura été d'abord rétabli dans la plénitude de ses droits, à voir s'il y a lieu de réformer quelques abus. Et, malgré le soin habile avec lequel tous les termes de la Déclaration ont été mesurés, que d'expressions blessantes ! N'y parlait-on pas des succès si funestes, des armées françaises ? En voyant à quel point le séjour à l'étranger a fait perdre de vue, à un prince très-fin, l'état réel de l'opinion, on se rappelle la réflexion, trop vraie, hélas ! de M. de Tocqueville, sur ce mal de l'exil qui n'apprend rien et qui immobilise l'esprit. Mallet du Pan comprend la faute et en gémit : La Déclaration n'a servi
qu'à diviser, qu'à irriter, qu'à indigner, qu'à refroidir. Les
Doulcet, les Bourdon, les Legendre, les Tallien disaient au peuple : Voilà ce
que le roi vous apporte ! et le roi répond : Cela
est vrai et je le signe. Combien sont
criminels ceux qui ont dicté ce manifeste et qui conduisent les affaires à Vérone
! Vous savez que le maréchal de Castries est de retour à Eisenach
; il ne m'a pas écrit une ligne ; ce silence et celui de Vérone sont une
réprobation formelle. Je m'en console ; mais comment se consoler du délire des mesures ? — On parle de clémence,
de pardon ! Henri IV, vainqueur dans Paris et pardonnant à des sujets
désarmés, faisait grâce, en effet, puisqu'il était le maître de punir ; mais,
en conscience, en sommes-nous là ?... Jamais cette
majorité immense des monarchistes de toutes couleurs et de révolutionnaires
en résipiscence ne se rendra à discrétion ; si l'on s'écarte de cette
vérité de fait, on se prépare un abîme de calamités. Tous voudront des garanties, des conditions, et ils les
chercheront dans la forme du gouvernement. Au reste, le sujet est
épuisé, je n'y reviendrai plus ; je vois un
système opiniâtre de persévérer dans la ligne où l'on s'est mis depuis 1789.
— La pluralité des Français ayant participé à la révolution ne se rendra
jamais à discrétion à l'ancienne autorité. — Les
royalistes de l'intérieur sont au désespoir de cette conduite du roi
et des émigrés. J'ai reçu de la part de personnes du plus grand nom, et les
plus dignes de considération, des reproches amers à ce sujet ; elles se
plaignent que les émigrés jouent aux dés la tête de leurs parents et de leurs
amis, qu'ils ne se forment aucune idée de ce qu'est devenue la France, et que
leurs discours et leurs projets sont un ordre de martyre pour tout ce qui
leur appartient dans l'intérieur... On a fait au dehors tout ce qui était
nécessaire pour éteindre les semences de la royauté. (Lettres des 16 juillet, 16 septembre, 28 octobre 1795 ; Note à Louis
XVIII.) Ces observations ne sont pas bien reçues à Vérone. Le maréchal de Castries répond brièvement à Mallet qu'il voit comme lui, mais que des avis contraires combattent sa façon de voir et de juger, Mounier est moins bien traité encore. Le prince de Poix est disgracié. Vous voyez, écrit à ce propos Mallet, qu'on s'est bâté d'appliquer les principes de la Déclaration. — Il n'est pas un révolutionnaire, dit-il dans une autre lettre, qui ne doive rester tel en apprenant de quelle indigne manière sont traités ceux qui ont défendu avec le plus de constance et de courage les intérêts de la maison de Bourbon. Et il ajoute : Je ne puis plus être bon à rien dans le système que l'on poursuit, et qui peut-être amènera bientôt des regrets superflus. Lally-Tollendal écrit de son côté qu'il y a trop de duperie, même trop de niaiserie à parler des bonnes intentions d'un règne qui débute ainsi. Ce qui est plus fâcheux encore que le langage du roi, ce sont les commentaires qui y sont donnés par le prince de Condé, par le comte d'Artois et surtout par les écrivains ou les beaux parleurs de l'émigration. Manet du Pan ne se lasse pas de montrer le mal que font les propos de nombre de gens de l'armée de Condé qui, à table d'hôte, à Bâle, viennent journellement promettre la roue à quiconque n'a pas pensé comme eux, et les cent brochures journalières où cette profession de foi est manifestée. Il écrit, dans une note destinée à Louis XVIII : L'opinion générale se représente les princes et les émigrés comme des ennemis implacables et irréconciliables, de qui il n'y a pas plus à attendre de liberté, de traité, de sûreté, de merci que de Robespierre. Les écrits journellement publiés au dehors ont rendu ce préjugé aussi fort qu'il peut être... Il faudrait le désaveu le plus éclatant de tous ces brochuriers incendiaires, de tous ces frénétiques massacrants qui parlent à l'armée de Condé, dans les cabarets, dans les cercles, comme Gengis-Khan ne parlait pas à la tête de deux cent mille Tartares. Parmi ces publicistes de l'émigration, plusieurs déclarent d'ailleurs bien haut qu'ils en veulent surtout et réservent, pour le jour du triomphe royal, leurs plus terribles châtiments, non pas aux Jacobins, mais à ces monarchistes constitutionnels dont le concours était cependant indispensable à toute entreprise sérieuse. C'est le caractère constant des opinions extrêmes de haïr plus les modérés qui les touchent, que les adversaires placés à l'extrême opposé. Ceux-ci le savent et dirigent d'ordinaire contre ces infortunés modérés, ainsi pris entre deux feux, leurs assauts les plus rudes. Vainqueurs, dit un émigré, nous balayerons les immondices constitutionnelles. On met couramment La Fayette à côté de Jourdan Coupe-Tête, Cazalès au niveau de Talleyrand, Malouet au-dessous de Robespierre, Mallet du Pan plus bas que Gorsas, Carra ou Brissot. Un écrivain grave qui sera plus tard ministre de Louis XVIII, M. Ferrand, déclare que M. Malouet mérite d'être pendu, bien qu'il soit honnête homme, attendu qu'il est essentiel de faire dans cette classe un exemple de la punition due aux opinions dangereuses. Mallet parle d'une brochure intitulée : Révélations importantes, où l'on se vante d'avoir provoqué tous les excès des Jacobins pour déjouer les constitutionnels et les monarchiens, pour pousser la révolution aux extrêmes et armer les puissances. Le prince de Condé ne répond-il pas à ceux qui le pressent de seconder plus activement Pichegru : Encore six mois de guillotine et de misère ; le peuple en a besoin ; cela aplanira bien des difficultés ?[10] C'est toujours cette criminelle et folle chimère du salut devant sortir de l'excès du désordre, qui a fait commettre tant de fautes au début de la révolution, — maladie tenace que les événements n'ont pu guérir et dont les désolants symptômes ont reparu depuis lors, à chaque crise, dans quelques esprits faibles et troublés. L'un des plus extravagants parmi ces brochuriers royalistes est M. d'Entraigues, qui doit jouer plus tard un rôle, au moins fort louche, dans la saisie des papiers de l'affaire Pichegru. Il jouit malheureusement d'un grand crédit à la petite cour de Vérone. Il écrit et fait répandre à Paris des factums où il place sur le même rang les Constituants et les Montagnards, déclare les auteurs du serment du Jeu de Paume régicides au premier chef, plus coupables que les Jacobins et indignes de pardon. Mallet rapporte de lui ce propos : Montlosier me trouve implacable, il a raison ; je serai le Marat de la contre-révolution, je ferai tomber cent mille têtes et la sienne la première. Toutes ces violences des écrivains royalistes étaient aussitôt reproduites par les journaux révolutionnaires et citées à la tribune de la Convention. Mallet en est désespéré : Je vous laisse à penser l'impression que ces horreurs ont faite à Paris ; chacun y a lu sa destinée, chacun s'est dit : Entre des ennemis si implacables et les républicains qui nous tendent les bras, il n'y a pas à hésiter. Un royaliste exalté dans ses principes purs, mais sage dans sa conduite et observateur sensé, me mande du 5 de ce mois : On a aliéné tous les royalistes constitutionnels et tous ceux qui le moins du monde ont participé à la révolution de 1789... — Ce qui fait pleurer, ajoute Mallet, c'est que l'écrivain — M. d'Entraigues — parle, agisse au nom du roi et paraisse avoir certainement une grande part à sa confiance. (Lettres du 9 et du 16 juillet 1795.) Qu'importe d'ailleurs aux émigrés ? Ils n'espèrent, ne désirent rien de l'intérieur. Ils comptent sur les armes de l'étranger. C'est, parmi leurs fautes, l'une de celles qui froissent le plus, encore aujourd'hui, le sentiment national. Néanmoins, si l'on veut faire œuvre d'historien, non d'homme de parti, il est juste de se reporter aux idées du temps. Autrefois, non-seulement pendant l'époque féodale, mais aussi sous l'ancien régime, le patriotisme semblait, surtout pour les classes nobles, être attaché à la famille royale plus encore peut-être qu'au sol. Les liens de parenté entre les maisons souveraines et entre les aristocraties des divers États rendaient beaucoup plus fréquent et plus naturel qu'aujourd'hui le service politique et militaire hors de son pays. De là à faire intervenir l'étranger dans une guerre civile, il n'y avait qu'un pas, et il ne faut pas remonter plus haut que Condé et Turenne pour voir ce que les mœurs du temps toléraient. Ainsi on s'explique comment des gentilshommes si Français par le cœur combattaient sans scrupule, à côté des Autrichiens ou des Russes, contre la Convention qui avait tué leur roi, comment Louis XVIII, qui devait, en 1814, montrer une susceptibilité patriotique si vive et si digne, pouvait écrire, en 1795, qu'il demandait son trône aux ministres anglais, et ajouter : Je travaille à prolonger la guerre extérieure que je regarde comme un mal nécessaire. Grâce à Dieu, un grand progrès s'est accompli depuis lors, et l'on ne peut accuser les royalistes d'être demeurés en arrière. Le grand tort des royalistes de l'émigration, sur ce point, comme sur tous les autres, est d'être demeurés obstinément et aveuglément immobiles, pendant que l'opinion du dedans a marché. Ils en sont toujours au patriotisme d'ancien régime, et ils ne voient pas que, depuis 1789, un sentiment national nouveau, aussi susceptible que profond, s'est emparé de toutes les âmes. Ils ne se doutent pas de la répulsion qu'ils provoquent, de l'abîme ainsi creusé entre leur royauté et cette France nouvelle que l'éloignement ou l'aveuglement semblent leur cacher. Manet du Pan s'en rend compte : La ressource de la guerre étrangère est usée maintenant dans le fait et dans l'opinion. Rien n'égale le mépris qu'on porte en France aux armes et à la politique des alliés, si ce n'est la haine non moins générale qu'ils ont inspirée. Ces sentiments sont aussi prononcés chez les monarchistes que chez les républicains. Tout le royaume, sans distinction de parti, se ralliera éternellement contre les étrangers considérés comme ennemis de la France et non comme ennemis de la révolution. (Note à Louis XVIII, juillet 1795.) — Que l'Europe reconnaisse ou non le roi, cela ne vaut pas six liards ; c'est de la France et non d'étrangers battus, conspués, haïs, que le roi doit se faire adopter. (Lettre du 16 août.) Bientôt, cependant, les victoires des armées républicaines ne permettent plus guère de compter sur le succès de la coalition. Alors l'émigration reporte toutes ses espérances sur des intrigues, sur des conspirations ridicules, tramées par des agents subalternes. Ces agents se multiplient à l'infini, la plupart payés grassement sur les fonds anglais : les uns honnêtes, mais sans jugement ; les autres peut-être liés avec la police française autant qu'avec les princes dont ils disent servir les intérêts. Louis XVIII leur adresse de volumineuses instructions, bientôt aux mains du gouvernement révolutionnaire qui s'empresse de les publier. Le comte d'Artois a un grand nombre de ces personnages à ses ordres ; il se croit homme d'action ; mais il s'agite plus qu'il n'agit. Le prince de Condé, à lui seul, en commissionne plus de cinq cents. Du reste, tous ces agents n'obtiennent à grands frais d'autres résultats que (l'entretenir les illusions des émigrés ou de compromettre les princes et les monarchistes. On retrouve aussi leur main dans la triste et stérile intrigue du général Pichegru, où un commandant d'armée française livre aux Autrichiens ses plans de campagne, combine avec l'ennemi la défaite de ses troupes et écrit ensuite : Il me faut de l'argent pour mes soldats, car la royauté est pour eux au fond d'une bouteille de vin. Les royalistes constitutionnels sentent bien le tort que leur font ces agents, et Mallet du Pan, dans une note à Louis XVIII, indique parmi les mesures urgentes : Faire disparaître cette nuée d'émissaires, de ministres ambulants, de cerveaux timbrés, de légats qui affluent partout, les uns avec des brevets de Sa Majesté, les autres avec les patentes de M. le prince de Condé, les troisièmes avec des commissions britanniques, se croisant en tous sens, racontant leurs missions aux tables d'hôte, et jetant sur la cause royale une défaveur, une confusion, un mépris qui écartent absolument toutes les personnes raisonnables. Un autre moyen encore plus funeste, auquel les royalistes de l'émigration recourent alors pour rétablir la royauté, sont ces expéditions désastreuses comme celle de Quiberon, impuissantes comme celle de l'île d'Yeu. On fait ainsi périr de braves gens, sans autre profit que de compromettre du même coup tout ce qui se fait à l'intérieur pour la royauté. Lacretelle rapporte la consternation stupéfaite et indignée des royalistes de Paris en apprenant la folie de Quiberon. Mallet du Pan ne tarit pas sur ce sujet : Renonçons pour jamais à toutes ces expéditions chevaleresques qui n'ont pas le sens commun et qui brident toutes les ressources intérieures. Nous voilà reculés peut-être de plusieurs années, au moment où, avec de la prudence, de l'art, de la conduite, on fût arrivé au port. On a rouvert les cachots, les échafauds, et réduit les royalistes de l'intérieur à la plus déplorable situation. (Lettre du 2 août 1795.) — Qui que ce soit ne pouvait ni n'osait parler de royauté lorsque les émigrés, coalisés avec les Anglais, en parlaient en Bretagne les armes à la main... Les monarchistes ne redoutent rien tant que nos grandes mesures, nos grandes armées, nos grands projets dont nous avons vu de si grands résultats. (Lettre du 16 août.) — Mon vœu constant est de plus fort qu'on renonce, une fois pour toutes, à ces expéditions d'aventuriers, et qu'on veuille se persuader que le meilleur service à faire est de ne rien faire du tout. Mettez-vous bien dans l'esprit que toutes les fois et partout où vous vous présentez les armes à la main, vous devenez les alliés de la république et que vous ne servez à autre chose qu'à perpétuer le pouvoir de la Convention, qu'à paralyser les royalistes, qu'à faire leur désespoir, qu'à leur créer mille dangers et qu'à rallumer la haine dont le système émigré est l'objet... Encore un coup, posez votre tonnerre impuissant : c'est une partie d'échecs, et non une tambourinade que vous avez à jouer. (Lettre du 23 septembre.) Ce qui frappe le plus, dans la conduite des princes et de l'émigration, c'est l'absence complète d'entente avec ces royalistes modérés demeurés en France, qui seuls, cependant, pouvaient fournir à la monarchie quelque chance de retour. Vainement Manet du Pan se fatiguait à répéter : Ce n'est pas à nous à diriger l'intérieur, c'est lui qui doit nous diriger... Il faut écouler l'intérieur si l'on veut entreprendre quelque chose de solide. On se conduisait comme si ce mouvement de l'intérieur n'existait pas. On parlait comme si l'on ne se souciait aucunement de le seconder ou même seulement de le ménager. Les agents n'avaient aucun lien avec les hommes qui le dirigeaient. Les expéditions étaient lancées sans consulter, sans prévenir les monarchistes parisiens, et précisément à l'heure où ceux-ci voyaient l'opinion revenir à eux, pensaient toucher presque au succès et avaient le plus besoin qu'aucune témérité du dehors ne vint effaroucher l'esprit public en voie de conversion. Il semblait que le royalisme de l'extérieur et celui de l'intérieur fussent deux causes distinctes et presque ennemies : seulement, ce qui aggravait le mal, c'est que, par la mort de Louis XVII, la royauté était désormais de l'un des deux côtés, et du mauvais. Toute l'émigration approuvait-elle donc ces folies et en était-elle responsable ? Sans doute, à côté des cerveaux brûlés qui parlaient et s'agitaient le plus, il y avait autour des princes quelques esprits sages, le maréchal de Castries, M. de Saint-Priest, M. de Sainte-Aldegonde, qui au fond pensaient à peu près, sinon sur les principes, du moins sur la ligne de conduite, comme Mallet, Mounier, Malouet, Lally-Tollendal, Montlosier ; mais ils étaient peu nombreux. Ils estimaient que leur attachement à la famille royale leur interdisait une contradiction trop publique. Quand ils avaient fait secrètement leurs observations, leurs consciences étaient en repos, et, mélancoliquement résignés, ils demeuraient d'autant plus fidèles à cette cause qu'ils la voyaient plus désespérée par l'effet même de tant de fautes. Quant à la grande masse de ces gentilshommes dévoués et intrépides qui ne se piquaient pas de faire de la politique, mais de se battre pour leur roi et pour leur Dieu par conviction ou par honneur, n'étant pas dirigés et éclairés, ils suivaient naturellement les plus bruyants. Leur caractère les portait à se méfier des modérés. Cette façon provocante d'arborer un drapeau flattait leur courage. Les espérances de revanche complète leur souriaient comme un dédommagement de leur misère présente. D'ailleurs, absolument ignorants de l'esprit public dont ils n'avaient pas su se rendre compte même quand ils vivaient en France, l'opinion se limitait pour eux aux bavardages de quelques salons ou aux propos de bivouac de l'armée de Condé. Que pouvaient les efforts de Mallet ? Avertissements, supplications, objurgations, menaces, rien n'était écouté. C'est un spectacle émouvant et poignant que celui de ce droit esprit qui aperçoit le péril, le montre et cependant ne peut empêcher ses amis de s'y précipiter. Il voit le pauvre vieux navire, déjà si rudement battu des vents, mais qui tient encore la mer, courir aux écueils par la maladresse et la folie de l'équipage ; il crie : Garde à vous ! indique de quel côté il faut diriger le gouvernail ; on le repousse comme un importun. Il se songe pas cependant à quitter ce navire sur lequel il s'est embarqué passager volontaire. Il y reste, lors même qu'il le sent sombrer. On ne sait quoi admirer davantage, de la sagacité ou du dévouement, de l'indépendance ou de la fidélité. On entend ses cris de désespoir contenus et d'autant plus navrants. Mais, parfois aussi, on est tenté avec lui de perdre patience. Si le roi pense autrement, s'écrié-t-il, il finira, comme le roi de Sidon, par être jardinier... La monarchie rétablie ne le sera pas pour vous ; vous serez repoussés par ceux qui l'auront refaite comme par ceux qui l'ont détruite, et Sa Majesté traînera avec vous encore de longues années dans l'exil... Je vous dirais des choses exécrables à ce sujet ; tout mon sang en est soulevé. Enfin, il laisse échapper, dans sa douleur irritée, cette prédiction qui ne devait que trop se réaliser : Stultorum magister est eventus. Ces messieurs peuvent être aujourd'hui fort tranquilles sur la qualité de la monarchie qui s'établira en France, car il n'y aura point de monarchie du tout. Les derniers Stuarts raisonnèrent et se conduisirent comme on raisonne et comme on se conduit au dehors ; on finira comme eux. § 7. — LE 13 VENDÉMIAIRE. Ainsi repoussée par la royauté vers laquelle elle était disposée à se laisser glisser, l'opinion va-t-elle donc prendre son parti de s'accorder avec la république ? Aussi bien, une occasion se présente de se débarrasser sans violence de ce qui lui déplaît et l'inquiète le plus dans cette république, des républicains. La constitution nouvelle est finie ; œuvre imparfaite, mais sérieuse, d'esprits modérés, elle est, par certains côtés, plus conservatrice que toutes celles qui ont été délibérées depuis 1789 ; elle établit deux Chambres, limite le suffrage universel, organise les élections à deux degrés. Et puis, quels qu'en soient les défauts, c'est un gouvernement régulier et légal, après trois années d'arbitraire révolutionnaire, — et trois années qui ont paru trois siècles. La Convention n'a plus qu'à se séparer. Dans quelques jours, auront lieu ces élections libératrices, auxquelles aspire depuis si longtemps la nation opprimée. Il suffit de considérer l'état de l'esprit public pour pressentir ce qu'on pourrait attendre d'un scrutin libre et sincère. Tout le vieux personnel révolutionnaire, thermidorien ou montagnard, serait sûrement éliminé. Les royalistes purs, partisans de la politique de l'émigration, n'auraient pas plus de chance d'être élus. L'opinion paraît disposée à nommer des républicains modérés et non compromis, ou des monarchistes constitutionnels qui, surtout après la Déclaration royale et après Quiberon, accorderaient à une république dégagée du régime révolutionnaire au moins le temps de faire ses preuves. Ne verra-t-on pas, en effet, le pays choisir des candidats de ces nuances diverses dans le tiers des élections qui sera laissé libre ? Et quand, pour les deux autres tiers, la nation sera contrainte de nommer des conventionnels, ne fera-t-elle pas aux rares membres de la vieille assemblée qui peuvent passer pour se rattacher aux opinions modérées, un succès plus significatif encore ? Lanjuinais sera désigné par 73 départements, Boissy d'Anglas par 72, Pelet de la Lozère par 71, Pontécoulant par 33, Thibaudeau par 32, Daunou par 25. Qu'on donne donc aux électeurs pleine liberté, qu'on remette à des hommes nouveaux le soin d'appliquer la constitution, qu'on prenne parmi eux les membres d'un Directoire qui sera en accord avec la majorité des Conseils et avec celle du pays, et la république aura la meilleure chance, sinon de se fonder, du moins de vivre avec quelque durée et quelque bonheur. Mais la faction qui s'était emparée de la France au 10 août n'entend pas la rendre à elle-même. Assurer ainsi l'avenir de la république importe peu à ces républicains. Ils ont trop de convoitise, ils craignent trop les comptes qu'il leur faudrait rendre, pour ne pas vouloir rester quand même au pouvoir. Ils sentent que les élections leur seront contraires ; ils cherchent alors à les supprimer. Plus que jamais, les Thermidoriens font cause commune avec les Montagnards. Ensemble et avec la complicité d'une partie de l'ancienne Plaine, ils soutiennent et font voter ces fameux décrets de fructidor, la manifestation la plus audacieuse, avant le coup d'État de 1797, du cynisme avec lequel ces hommes sont résolus, en dépit de la volonté nationale, à se cramponner au pouvoir. De leur propre autorité, ils attribuent aux membres de la Convention les deux tiers des places dans les nouveaux Conseils. Ils font, à la vérité, ratifier cette sorte d'usurpation posthume par le peuple. Grâce à la province qui n'a aucune initiative, et peut-être aussi à la manière complaisante dont est fait le dépouillement des voix, on réunit, tant bien que mal, une majorité. Les décrets des deux tiers soulèvent une clameur de dégoût et d'indignation dans tout ce qui pense et parle librement, non-seulement chez les royalistes, mais aussi chez ceux qui s'étaient le plus nettement ralliés à la république. Madame de Staël rapporte que ces décrets produisirent une sensation terrible et rompirent tout à fait le traité tacitement signé entre la Convention et les honnêtes gens[11]. Parmi les modérés, à Paris surtout, la colère et le scandale sont grands. Rien n'est mieux fait pour redonner de l'élan au mouvement monarchique, si déconcerté, quelques jours auparavant, par la conduite du roi et de l'émigration. Mais une fois de plus, — et ce n'est pas la dernière, — les royalistes viennent au secours des républicains révolutionnaires. Au lieu de compter sur le mouvement grandissant de l'esprit public, la seule force qui soit à leur disposition et qui, par les élections désormais annuelles, assure aux modérés un triomphe prochain, ils prétendent brusquer la crise, et, à la grande joie de la faction jacobine, ils relèvent le défi que leur a jeté la Convention. Ce n'est plus seulement la faute de l'émigration, mais aussi des monarchistes de l'intérieur qui cèdent à leur irritation, d'ailleurs très-naturelle, et se laissent entraîner par les plus ardents de leur bord, notamment par quelques écrivains. La part considérable de la presse dans la réaction qui a éclaté après Thermidor a déjà été signalée. Plus la Convention s'est discréditée en s'identifiant avec les intérêts révolutionnaires, plus la direction de l'opinion est tombée exclusivement aux mains des journalistes. Une telle situation est toujours fâcheuse. Les journalistes, parlant sans être obligés d'agir, sont facilement poussés, ne serait-ce que par l'emportement de la polémique et le besoin de faire du bruit, aux exagérations et aux témérités. Quand ils sont livrés à eux seuls, sans entente avec des hommes politiques mêlés aux affaires, bientôt les plus violents d'entre eux donnent le ton et mènent les autres. C'est ce qui est arrivé en septembre 1795. Lacretelle raconte que dans cette sorte de conciliabule d'écrivains, dont il a été déjà parlé, les prudents avaient fini par être débordés. Sans doute, on n'ose pas encore arborer le drapeau royaliste : on ne serait pas suivi. Je n'ai rien vu, rien entendu, dit Mathieu dans ses Souvenirs, qui ait dû me faire penser que la nation pût être, à cette époque, entrainée jusqu'à une restauration. Mais on entreprend une campagne de renversement sans arrêter ce qu'on fera après. Ces écrivains, d'ailleurs, sont loin d'être d'accord sur le lendemain, même entre royalistes. Lacretelle, qui appartenait à la droite modérée, rapporte une conversation qu'il eut alors avec ficher de Serisy, rédacteur de l'Accusateur public, type curieux de journaliste d'extrême droite. Ce Serisy, au début de la révolution, avait été à la fois collaborateur du journal satirique des royalistes, les Actes des apôtres, et ami de Camille Desmoulins ; léger et absolu, courageux et hâbleur, flattant les passions mais compromettant les intérêts de son parti, il était de la famille de ces polémistes plus habiles à attaquer qu'à défendre, qui goûtent fort l'opposition à outrance d'une minorité sans espoir et le sans gène d'une politique irresponsable ; leur conduite fait songer à ce bohémiens qui s'installent au milieu d'un édifice en ruine, y allument leur feu et se disent peut-être qu'ils seraient bien moins à leur aise si l'édifice ; au lieu d'être, délabré, était encore un palais. — Voici cette conversation, piquante par plus d'un côté, telle que la rapporte Lacretelle[12] : Eh bien ! Lacretelle, dit Serisy, vous apprêtez-vous à combattre ?— Sans doute. — Comptez-vous sur la victoire ? — Peut-être. — J'aimerais mieux un ton plus affirmatif... Occupons-nous, il en est temps, du résultat de la victoire. Ne voyez-vous pas que c'est le rétablissement des Bourbons ? — Si la nation le veut ; mais elle ne les appellera que conditionnellement. — Je vous entends, vous êtes un feuillant encroûté. — Ce que je puis vous assurer, c'est que les sections de Paris ne marchent pas sous l'étendard du drapeau blanc et qu'elles ne veulent pas avoir traversé une révolution pour rentrer sous un régime qui tombait de vétusté, et que nos armées veulent un autre fruit de leurs victoires. — Que voulez-vous donc ? — La constitution actuelle, qu'on fortifiera par degrés et qu'on approchera le plus possible des formes monarchiques. — C'est-à-dire que tout l'effort de notre génie est d'appliquer sur nos maux un emplâtre constitutionnel et même républicain. Je le juge mieux, et je ne vois, pour les guérir, qu'un remède héroïque. — Sans disputer sur le mot, je ne veux pas, du moins encore, d'un remède que le malade repousserait avec emportement. Ainsi, les constitutionnels s'engagent dans un terrible combat pour rester à peu près au poste où ils se trouvent. — Mais en se mettant à l'abri des lois révolutionnaires et de la dictature conventionnelle. — Je reconnais dans ce programme, permettez-moi de vous le dire, un peu de la niaiserie feuillantine... Nous ne sommes donc unis que pour quatre ou cinq jours. — Du moins nous ne serons pas politiquement unis plus longtemps suivant toute apparence. Cette division jusque dans le sein du petit groupe royaliste montre le péril de la lutte ouverte dans laquelle on se jetait tête baissée. Madame de Staël cherchait à en détourner les modérés. Vers cette époque, elle réunissait les principaux d'entre eux dans un dîner et leur faisait, avec cette éloquence qui devait souvent lui faire regretter de ne pouvoir monter à une tribune, une sorte de discours dont un des auditeurs a conservé l'analyse. Elle leur disait entre autres choses : Avez-vous affaire à des hommes prêts à vous céder la place ? Ces disciples de Danton, ces vieux Cordeliers ne voient-ils pas qu'il s'agit ici pour eux de vie ou de mort ? Ils vous combattront avec un pouvoir absolu qu'ils gardent encore et avec des armes que vous ne connaissez pas, celles des révolutionnaires. Vous êtes bien neufs à parler souveraineté du peuple ; vous bégayez une langue qu'ils connaissent mieux que vous et qu'ils ont fabriquée pour leur usage C'est un débat qui ne pourra se terminer que par les armes Ne voyez-vous pas ces régiments qui bordent vos murs ? Je ne vois que du sang, et le sang de mes amis inutilement versé ! Tout à l'heure, M. de Laharpe ne doutait pas de la victoire, parce que l'opinion publique est de votre côté ; mais gardez-vous bien de la compromettre avec la force matérielle. Les sections de Paris ont, après la victoire du 4 prairial, rendu leurs canons à la Convention nationale... Ces canons vont être tournés contre vous ; je demande à M. de Laharpe de quel calibre sont les canons de l'opinion publique. Eh ! messieurs, gardez et ménagez cet ascendant de l'opinion publique ; c'est elle qui a renversera, mais par degrés, les lois révolutionnaires. Madame de Staël ajoutait que Daunou, Lanjuinais, Boissy d'Anglas, allaient être probablement nommés directeurs, mais que, si l'on risquait la lutte et si l'on était battu, les vainqueurs profiteraient de l'occasion pour choisir des hommes d'une énergie révolutionnaire prononcée qui pèserait tout entière sur les modérés. D'ailleurs, elle redoutait autant la victoire que là défaite : elle avait peur des royalistes extrêmes, et cherchait à mettre en garde contre eux les constitutionnels modérés[13]. Malle du Pan, lui aussi, voyait avec regret l'imprudence commise. Il se plaignait de cette impétuosité nationale qui ne sait rien attendre et qui se jette dans une insurrection convoitée par les conventionnels. Il attribuait cette faute aux émigrés, aux brûlots qui avaient été lancés de Suisse, de Londres, de Mulheim. Lally-Tollendal ne gémissait pas moins de voir s'égarer un mouvement si pur. Mais la parole n'est plus à la prudence ; les événements se précipitent. Les sections reprennent, au service d'une cause plus honnête, quelques-uns des procédés, quelques-unes des théories du Paris révolutionnaire[14]. On se lance sur une pente qui mène droit à la lutte armée ; on s'y lance en aveugle, sans avoir rien préparé, rien concerté. Tout s'improvise au jour le jour, au hasard des délibérations des sections, sans direction centrale. Parler de conspiration royaliste ou autre, ce serait faire grand honneur aux meneurs. Les souvenirs ou plutôt les aveux contrits de tous ceux qui ont pris la part la plus active à ce mouvement, de Lacretelle, de Fiévée, de Morellet, sont concordants. Depuis le jour où Lacretelle a causé avec Serisy, rien n'a été davantage précisé ni convenu sur ce qu'on ferait le jour et le lendemain. Quant aux conventionnels, ils désirent une journée : ils ont fait venir des troupes, ont armé ce qui restait de Jacobins, et ils se réjouissent fort de l'occasion qui leur est offerte de rendre, par une sorte de coup d'État légal, un peu de vigueur à leur pouvoir usé. Enfin, le 13 vendémiaire, la lutte éclate. Les témoignages des contemporains, de Thibaudeau, de Lacretelle, de Réal, portent à croire que les révolutionnaires ont tiré les premiers coups de feu ; ils avaient, en tout cas, empêché les accommodements tentés par quelques modérés. On sait le résultat : le canon de la Convention a facilement raison de ces bandes de gardes nationaux mal commandés militairement, non dirigés politiquement. La défaite est complète, et les conventionnels peuvent, sans plus d'opposition, s'emparer des deux tiers des places dans les nouveaux Conseils. Mais, dès le lendemain, les nouvelles qui arrivent des opérations électorales montrent aux vainqueurs à quel point l'opinion leur est partout hostile. L'alarme est grande à la Convention. Avant trois mois, s'écrie Tallien avec une colère inquiète et non sans quelque naïveté, la contre-révolution sera faite constitutionnellement. Il demande qu'on prenne des mesures de salut public, autrement dit, qu'on sauve la révolution et surtout les révolutionnaires inconstitutionnellement. Les heures de la Convention sont comptées. Le 5 brumaire, dans quelques jours, les nouveaux pouvoirs créés par la constitution doivent entrer en fonction. Les Thermidoriens et les Montagnards, avec une sorte d'agitation fébrile, s'efforcent d'employer le peu de temps qui leur reste pour ressusciter ce qu'ils peuvent du régime terroriste, se fortifier contre les modérés dans le poste qu'ils ont usurpé par les décrets de fructidor et regagner, par la force momentanée que leur donne la victoire de vendémiaire, un peu du terrain que leurs adversaires leur ont enlevé avec le concours de l'opinion. Bien plus, Tallien et Barras conçoivent l'audacieux dessein de casser les opérations électorales, de retarder la mise à exécution de la constitution nouvelle et de prolonger la dictature de la Convention. Ils se croient sûrs d'entraîner l'assemblée intimidée et ahurie. C'est l'effort suprême de la faction du 10 août. Mais Thibaudeau s'y oppose ; sa fermeté rend quelque courage aux modérés de la Plaine qui repoussent cet attentat par trop éhonté contre la souveraineté nationale. Ce n'est, du reste, que partie remise pour les républicains ; ils sauront bien imposer au 18 fructidor ce qu'on leur refuse aujourd'hui. En attendant, ils se contentent d'arracher à la majorité, pendant les quelques heures qui restent, l'odieuse loi de brumaire ; ils créent ainsi des catégories entières de proscrits, incapables de toutes les fonctions, livrés à la discrétion du gouvernement ; et ils déterminent ces catégories d'une façon assez vague et assez large pour exclure de la vie politique une grande partie des modérés, dont la popularité croissante les alarme : loi d'arbitraire, d'exclusion, de défiance contre l'esprit public, qui couronne dignement l'œuvre de la Convention ! Enfin le 4 brumaire, à deux heures et demie de l'après-midi, le président déclare que la Convention nationale a terminé sa mission, et qu'en conséquence la session est close. Quelle heure est-il ? demande un député. — Une voix répond : L'heure de la justice. Arrivé au terme du premier acte, dans le triste draine qui se traîne du 9 thermidor au 18 brumaire, il est naturel de s'arrêter un moment pour se demander : Où en est-on, après ces quatorze mois, de la question posée au lendemain de la chute de Robespierre, république ou monarchie ? La monarchie a eu son heure de grande espérance. Il
semblait que la nation s'y trouvât ramenée naturellement. Les républicains
avaient, en quelque sorte, forcé la réaction provoquée par la Terreur, à
s'attaquer à la république elle-même. Mais, au moment où la Convention se
dissout, après la Déclaration de Louis XVIII, après le désastre de Quiberon,
après la rude défaite du 13 vendémiaire, la cause royale paraît perdue à ses
partisans les plus dévoués et les plus perspicaces. Nous
voilà retombés dans un abîme sans fond, — écrit Mallet du Pan le 28
octobre 1795, en apprenant l'échec des sections parisiennes ; — il n'y a que ceux qui savent par combien d'efforts, de
patience, d'écrits, de leviers, de fautes de la part de la Convention, on
avait tiré Paris de sa léthargie, qui puissent juger combien il sera
difficile de ramener de telles conjonctures. Puis, il revient sur
cette malheureuse Déclaration qui a peut-être plus fait encore que le canon
de vendémiaire pour ruiner les espérances royalistes, et sans laquelle le roi
serait devenu le chef et le directeur du mouvement
sectionnaire. Quelques jours plus tard, le 4 novembre, il reprend
encore son triste refrain : Nous voilà retombés dans
un abîme dont je ne puis mesurer ni le diamètre ni la profondeur. Enfin,
il écrit en janvier 1796 : Depuis le 13 vendémiaire,
le découragement est général... personne ne
peut parler du roi sans se faire rire au nez. Il est vrai que les
émigrés ne partagent pas sa tristesse. Un de leurs journaux, le Courrier,
rédigé par l'abbé de Calonne, doutait, dans
la crise qui a précédé le 13 vendémiaire, pour quel
parti il fallait faire des vœux, et il ajoutait que les sections de Paris étaient trop républicaines pour
qu'on ne restait pas indifférent à cette querelle. — Nos émigrés, écrit Mallet, sont
généralement très-contents de cette catastrophe (le 13 vendémiaire),
parce que nombre de constitutionnels étaient mêlés à ce mouvement, parce qu'on
n'y prenait pas tout de suite la livrée de l'ancien régime, et que le
royalisme de ses auteurs ne paraissait pas généralement avoir ses seize
quartiers. Aussi est-ce sous le coup de ces événements et de ces impressions
que, quelques mois plus tard, Mallet du Pan écrira cette prophétie d'une
précision si redoutable : Nous approchons de
l'agonie... Les princes se sont perdus et se
perdent. On ne recouvrera la monarchie que sur des monceaux de cendres et de
cadavres, et après avoir vu un usurpateur en saisir et en conserver les rênes
peut-être fort longtemps. La république a-t-elle au moins gagné ce qu'a perdu la royauté ? Ceux qui ne se payent pas de mots et d'apparences ne peuvent avoir cette illusion. La victoire est plus mortelle encore pour les vainqueurs que pour les vaincus. La seule chance de vie et d'honneur pour la république aurait été d'être arrachée à cette faction impure et criminelle dont le pays avait dégoût et horreur, et d'être remise aux mains de représentants nouveaux, non compromis et librement élus. Par une sorte de coup d'État dans le parlement et par un coup de force dans les rues de Paris, la faction a réussi définitivement à l'emporter sur la volonté nationale ; elle garde la république comme sa prisonnière, ou, pis encore, elle la fait apparaître comme sa complice. Le pays désespère donc de trouver dans ce gouvernement le régime transformé, régulier, réparateur dont il a un si vif et si profond besoin. Ce n'est plus à ses yeux que la révolution continuée, la révolution dont il est las et dont il ne veut plus. De là, entre l'opinion et cette bande d'usurpateurs, un germe de conflits dont on ne peut pas prévoir dès lors tous les incidents, mais dont l'issue sera nécessairement fatale à la république. D'ailleurs, le 13 vendémiaire ne met-il pas en même temps sous nos yeux l'instrument par lequel la république sera tuée ? Les publicistes l'ont reconnu, et, entre tous, M. de Tocqueville : l'un des caractères de cette journée est l'avènement du militarisme, le soldat substitué au peuple pour les œuvres violentes de la politique intérieure. C'est là un phénomène nouveau et grave dans l'histoire de la Révolution. En 1789, l'armée ne se montre un moment que pour se débander devant l'insurrection. Puis, elle disparait de la place publique ; elle en est tenue jalousement éloignée ; elle est surveillée, dominée, quelquefois même terrifiée par les représentants en mission. On ne l'aperçoit plus qu'au loin, sur la frontière. Elle s'y aguerrit et devient un corps pendant que la nation s'énerve et se dissout ; elle s'illustre pendant que les partis se déshonorent ; elle grandit à mesure que tout s'abaisse. Et voici qu'au 13 vendémiaire, ce sont les républicains révolutionnaires eux-mêmes qui, n'ayant plus aucun appui dans l'opinion, mais ne voulant pas Licher le pouvoir, vont chercher cette armée pour les défendre, la sollicitent de prendre parti, la font voter avec fracas, invitent ses généraux à devenir des hommes politiques, la flattent, l'exaltent, la prennent en quelque sorte par la main pour lui faire franchir cette frontière idéale de la liberté civile, ce Rubicon qui, comme dans la république romaine, retenait les légions loin du Sénat, et enfin l'introduisent, l'arme au poing, dans le Forum. Une fois dedans, elle n'en sortira plus. Protectrice du gouvernement aujourd'hui, elle en sera maitresse demain. En le défendant, elle a dit apprendre à le mépriser. Elle s'est instruite d'ailleurs de sa force et aussi de la faiblesse de ce peuple fatigué par la révolution ; elle s'est rendu compte de la facilité de certaines victoires. Les conventionnels, dans leur imprévoyant égoïsme, se refusent à écouter les avertissements de Lacretelle leur rappelant, au nom des Parisiens alarmés, combien le despotisme militaire est à craindre dans les républiques, et comment Rome y trouva le tombeau de sa liberté, lorsqu'elle était encore défendue par la vertu de Caton et l'éloquence de Cicéron. Ils se rassurent en entendant le soldat crier : Vive la République ! et en le voyant partager leur haine révolutionnaire contre le royalisme. Qu'ils regardent donc, à la tête de l'armée, dans cette campagne d'un nouveau genre, disposant avec sang-froid ses canons pour mitrailler la garde nationale, ce jeune officier de petite taille, au visage maigre et pâle qui semble consumé par un feu intérieur, au parler bref, au regard pénétrant et impérieux, au profil césarien. Son nom, encore peu connu, se prononçait alors à l'italienne : Buona-parte ! La royauté rendue pour le moment impossible, en grande partie par les fautes de ceux qui se croient seuls royalistes, la république frappée de mort par les crimes de ceux qui se disent seuls républicains, le militarisme introduit dans nos discordes civiles et y ayant éprouvé sa puissance, Bonaparte nommé général de l'armée de l'intérieur, voilà ce qui apparait au lendemain du 13 vendémiaire. Toutefois le dénouement qui, dès cette époque, semble fatal, se fera attendre quatre années. Pendant ce temps, le mal se développera avec des caractères nouveaux qu'il importe d'examiner ; pendant ce temps aussi, avant d'échouer définitivement au 18 brumaire dans le césarisme, il y aura encore d'honnêtes efforts pour aborder au port de la monarchie libérale, ou pour faire relâche dans celui de la république modérée. |
[1] C'était un spectacle touchant, écrit Thibaudeau dans ses Mémoires, que cet empressement des citoyens à se rechercher, à se raconter leur bonne ou leur mauvaise fortune pendant la Terreur, à se féliciter, à se consoler... On semblait sortir du tombeau et renaître à la vie. Tous les liens sociaux brisés, tous les rapports politiques, se rétablirent... Un écrivain royaliste qui, comme plusieurs, avait échappé à la mort en se cachant sous l'habit du soldat, Lacretelle, était alors à Noyon, et il dépeint ainsi, dans un volume de souvenirs intitulé : Dix années d'épreuves, l'effet produit dans cette petite ville par la nouvelle du 9 thermidor (p. 181) : Il arrive enfin, le courrier tant désiré, et les mots qu'il a jetés sur son passage semblent avoir rendu la parole et la vie à tout un peuple pétrifié. Cette joie universelle est le plus sûr témoignage que Robespierre n'est plus. Le courrier a osé en donner l'assurance ; qui pourrait en douter ? Bientôt on voit sortir des diligences et d'un grand nombre de petites voitures, des hommes empressés de faire connaître avec détails un événement qui paraît la délivrance et la résurrection universelle. La foule s'accroît et l'ivresse redouble. Tous ces passants, qui la veille s'éloignaient l'un de l'autre avec tous les signes d'un effroi réciproque, se reconnaissent et s'apostrophent comme de vieux amis. On voit que la terreur, une fois sortie des âmes, ne pourra plus y rentrer. Découvre-t-on quelque vieux Jacobin, on lui fait longtemps subir le supplice de l'allégresse commune.
[2] L'Observateur des groupes (c'est-à-dire des clubs), l'Observateur des Jacobins. Et le titre des brochures que l'on crie dans les rues : Coupez les griffes au parti féroce, le Cri de la vengeance, ou l'Alleluia des honnêtes gens, Donnez-nous leurs têtes ou prenez les nôtres, le Crime des Jacobins, l'Agonie des Jacobins, les Jacobins sont f..., et la France est sauvée, Je ne suis plus Jacobin, et je m'en f..., les Jacobins assassins du peuple, les Jacobins hors la loi, Pendant que la bête est dans le piégea il faut l'assommer. Quelques-uns de ces titres sont si grossiers que nous n'osons les citer. Ils montrent que le Père Duchêne a fait école même chez ses adversaires.
[3] Le jeune Bonaparte, alors inconnu, en est tout surpris. Les voitures, écrit-il, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d'un long songe qu'ils aient jamais cessé de briller... Les femmes sont partout... Aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent-ils qu'à elles et ne vivent-ils que par et pour elles.
[4] Un séjour en France de 1792 â 1795, traduction de M. Taine.
[5] On pourrait faire un recueil de ces aphorismes et de ces métaphores avec lesquels les révolutionnaires prétendaient échapper à la responsabilité de leurs actes : Un peuple qui a fait une révolution ne doit jamais regarder en arrière. (Legendre.) — Lorsque le vaisseau est à flot, on ne demande point par quelles manœuvres le pilote l'a sauvé. (Clauzel.) — L'architecte, en achevant son monument, ne brise pas ses instruments, ses ouvriers. (Lindet.) — Une révolution est un combat à mort... Les morts laissés sur le champ de bataille avaient-ils mérité de perdre la vie ? A quelque parti qu'ils appartiennent, ils sont confondus et enterrés pêle-mêle. Tel est le sort de la guerre. (Raffron.) — Le sophisme le plus curieux est peut-être celui de Carnot. C'est toute une théorie du mandat impératif qui doit être recommandée à nos démocrates modernes. D'après Carnot, les représentants doivent, non pas imposer leur manière de voir, mais énoncer la volonté du peuple, quand même ils seraient convaincus que le peuple se trompe. Or le peuple peut se tromper, mais il n'est jamais coupable, car il agit sur lui-même. La Convention, en faisant sous la Terreur des lois mauvaises et qu'elle savait mauvaises, n'a fait que son devoir, parce que le peuple avait manifesté vouloir ces lois. Plus tard, le peuple, éclairé, a reconnu les vices de ces lois ; la Convention, en les rapportant, a encore fait son devoir. Tel est, dit Carnot, le principe irréfragable de la démocratie représentative. — Ces sophismes, d'ailleurs, ont encore cours aujourd'hui, et les Jacobins modernes entendent également innocenter, — et innocenter au nom de la république, — les hommes de la Terreur. Voici ce que, dans son dernier ouvrage sur le Directoire, écrit M. Michelet à l'occasion précisément des terroristes poursuivis après le 9 thermidor : Que le monde crie contre eux, ce n'est pas â la république de punir l'amour féroce, éperdu, qu'ils eurent pour elle. Collot ne se reprochait rien. Il pouvait être accusé par les royalistes sans doute, non par les républicains.
[6] Depuis deux ans, disait, non sans une sorte de naïf été sincère, un député obscur, nous adorons le lendemain ce que nous avons brisé la veille ; nous briserons demain ce que nous adorons aujourd'hui... Si nous voulions rechercher nos délits politiques, lequel de nous n'aurait pas à trembler ? Voulez-vous exercer une justice inflexible ? Alors hâtons-nous d'appeler des successeurs ; car ces murs, qu'on fatigue de clameurs impolitiques et antisociales, ne renfermeront plus que des accusés, des accusateurs et des juges.
[7] Mémoires et correspondance, II, 120-121.
[8] La célébration de cet anniversaire sera l'une des grandes préoccupations du Directoire. A la dernière fête de ce genre qui aura lieu en 1799, le poète Lebrun, en fort mauvais vers, exprimait assez naïvement le sentiment d'inquiétude qui était au fond de toutes ces réjouissances :
La voix d'un peuple entier n'est jamais criminelle,
Et nous le sommes tous, si Louis ne l'est pas.
[9] Un séjour en France de 1792 à 1795, p. 271.
[10] Montgaillard, Mémoire concernant la trahison de Pichegru.
[11] Benjamin Constant attaqua ces décrets dans un journal ; cela ne l'empêcha pas, il est vrai, quelques jours plus tard, de composer pour Louvet un discours en sens opposé. Il assistait à la récitation de son œuvre oratoire, et il avait le désappointement, — c'est lui-même qui le raconte, — d'entendre dire à tout le monde que jamais Louvet n'avait si mal parlé.
[12] Lacretelle, Dix années d'épreuves, p. 254.
[13] Lacretelle, Dix années d'épreuves, p. 251.
[14] Voir plus loin l'étude sur Paris capitale pendant la révolution française.