ROYALISTES & RÉPUBLICAINS

 

AVANT-PROPOS.

 

 

DE LA SECONDE ÉDITION

 

Mai 1888.

Les trois essais contenus dans ce volume et publiés pour la première fois de 1872 à 1874, n'avaient pas eu seulement pour objet de raconter des crises importantes de notre histoire contemporaine. Le désir de l'auteur avait été aussi d'éclairer divers problèmes politiques dont les pouvoirs publics et l'opinion étaient alors saisis. A cette date, en effet, la question de république ou de monarchie semblait posée comme au lendemain du 9 thermidor. A cette date, une nouvelle extrême droite menaçait de faire échouer les efforts des modérés, comme ses prédécesseurs avaient fait échouer les efforts de M. de Serre, de M. de Villèle et de M. de Martignac. A cette date enfin, on débattait s'il convenait de laisser le siège du gouvernement à Versailles ou de le transporter à Paris. Depuis lors les événements ont marché ; les problèmes, s'ils n'ont pas été vraiment résolus, ne se posent plus identiquement comme en 1874. On a cru cependant que les études dont ils avaient été l'occasion, étant avant tout des chapitres d'histoire, avaient gardé leur intérêt. On ose même ajouter qu'elles n'ont pas perdu leur utilité politique, et que les hommes d'État de 1888, républicains ou monarchistes, n'y ont pas moins à apprendre que ceux auxquels elles avaient été originairement dédiées.

 

DE LA PREMIÈRE ÉDITION

 

Mai 1874.

L'histoire doit demeurer en dehors et au-dessus de l'esprit de parti. On la rabaisse quand on n'y cherche que des arguments pour nos polémiques quotidiennes. Mais (l'autre part, à l'heure oh nous sommes, il faudrait avoir le cœur bien libre, bien dégagé de toutes les angoisses qui nous pressent, pour étudier et raconter le passé sans aucune préoccupation du présent. Tout en faisant ce ivre d'historien, est-il donc interdit de s'attacher, dans les annales contemporaines, aux événements qui ont quelque analogie avec la crise actuelle, et qui doivent ainsi nous servir d'expérience directe et immédiate ? On ne fait pas alors de l'histoire un instrument de parti ; on en fait un enseignement de politique. Et n'est-ce pas le mieux approprié à ce siècle où l'instabilité de toutes choses et les déceptions répétées ont souvent réduit la science du gouvernement à n'être plus guère qu'une sorte d'empirisme ?

 

Telle est l'œuvre tentée dans les trois essais que réunit ce volume. Chacun d'eux est avant tout un récit d'histoire qu'on a voulu faire sincère et impartial. Mais de chacun aussi, qu'il s'agisse de la Révolution française ou de la Restauration, ressort une leçon saisissante pour la conduite à suivre dans les plus graves problèmes de la politique actuelle ; là est l'unité de ce travail. Quand, dans un premier essai, on verra les esprits modérés cherchant vainement du 9 thermidor au 18 brumaire, tantôt à faire vivre la république purifiée, tantôt à ressusciter la monarchie transformée, puis, — en face d'une république compromise et déshonorée par les républicains, d'une royauté rendue impossible par les ultra-royalistes, — la France acculée au césarisme ; quand ensuite on verra, sous la Restauration, l'extrême droite empêchant les royalistes de rien fonder, renversant successivement, de concert avec la gauche, M. (le Serre, M. de Villèle et M. de Martignac, puis laissant tout s'écrouler entre ses mains aussi impuissantes que téméraires ; quand on verra enfin le mouvement réformateur de 1789 faussé et perverti par cette journée néfaste entre toutes du G octobre, qui a enlevé à la France le roi et l'assemblée pour les livrer à la domination et aux violences de la démagogie parisienne, — le lecteur ne reconnaîtra-t-il pas, dans ces trois épisodes de l'histoire d'hier, des analogies et des avertissements applicables à la crise d'aujourd'hui ? Ne reconnaîtra-t-il pas dans les malheurs du passé les menaces du présent ? La ressemblance est parfois si frappante, nous pourrions dire si alarmante, qu'on se demande avec anxiété si la France est condamnée à tourner fatalement dans un même cercle, et à se retrouver, à des intervalles périodiques, en face des mêmes problèmes et des mêmes périls. Châtiment ironique infligé à l'orgueil d'un siècle qui prétend innover et ne fait le plus souvent que recommencer.

 

Par l'infortune des temps, cette histoire nous apportera moins l'exemple consolant des solutions trouvées et des succès obtenus, que la leçon douloureuse des fautes commises et des échecs subis. Elle pourrait presque apparaître comme le gémissement ininterrompu des modérés et des clairvoyants, toujours compromis, entravés, insultés, écrasés par les violents et les aveugles. Mal qui a été de toutes les époques, mais auquel la brutalité d'une société démocratique donne une force nouvelle et souvent presque irrésistible. Toutefois ces études iraient directement contre le but que s'est proposé l'auteur, si elles n'aboutissaient qu'à donner aux hommes d'esprit sage et large, de sens pratique et de conciliation équitable, le sentiment découragé de leur impuissance. C'est une impression plus virile et plus féconde qu'on voudrait éveiller en eux. La vue des malheurs où leur échec a jeté le pays n'est-elle pas faite pour accroître leur énergie, leur volonté de vaincre, en rendant plus vives la pensée de leur responsabilité et la sollicitude de leur patriotisme ? Ne doit-elle pas leur donner quelque chose de cette confiance dans leur cause, de cette ardeur et de cette obstination dans la lutte dont ils semblaient avoir jusqu'ici laissé le monopole aux partis extrêmes ? ou en tout cas ne leur inspirera-t-elle pas un souci plus grand de se mettre, devant la postérité et devant leur conscience, à l'abri de tout reproche de défaillance ? Est-il interdit d'espérer aussi que, parmi les hommes portés par sentiment ou tradition vers les opinions extrêmes, il en est que l'étude du passé peut éclairer et qui ne voudront pas jeter une ibis de plus leur pays dans les catastrophes ? Enfin cette foule, à la fois frivole et mobile, qui joue d'ordinaire un rôle un peu passif dans le drame politique, ne finira-t-elle pas par comprendre de quel intérêt il serait pour elle de soutenir avec plus de constance et d'entrain les modérés qui ne parlent qu'à son bon sens, ne font appel qu'à sa raison, et ce qu'il lui en coûte de se laisser attirer vers les violents par une sorte de curiosité niaise ou par l'entraînement d'une passion non réfléchie ?

 

Si nous recommencions aujourd'hui ce qu'ont fait nos pères, nous serions plus coupables. Ayant leur expérience, nous n'aurions pas leur excuse ; et d'ailleurs ne ferions-nous pas ainsi courir à notre pays un péril plus grand ? Déjà, à la fin de la Révolution ou sous la Restauration, ceux-là étaient bien aveugles qui croyaient pouvoir se livrer impunément à leurs exigences de parti, pousser à bout leurs manœuvres révolutionnaires ou parlementaires, diviser les forces sociales dans des luttes violentes ou stériles, les épuiser dans de perpétuels avortements. Aujourd'hui de pareilles fautes n'auraient-elles pas des conséquences plus terribles encore ? Un sentiment douloureux de dignité patriotique impose de se taire sur le danger extérieur. Mais au dedans, la France épuisée, meurtrie, n'a-t-elle pas senti à chacune de ses chutes successives s'affaiblir le ressort qui lui permettait de se relever ? Et puis qui donc ne verrait pas où est la menace nouvelle de notre temps ? Il y a quarante années, M. de Tocqueville signalait déjà, avec une sorte de terreur religieuse, l'avènement de la démocratie. Le suffrage universel n'existait cependant pas encore à cette époque. Aujourd'hui, ce n'est plus seulement l'égalité démocratique qui nous envahit, c'est la haine démagogique, c'est la dissolution radicale qui s'attaquent à l'ordre politique, à l'existence de la patrie, aux fondements de la société, à Dieu lui-même. Ah ! gardons-nous de toute maladresse, de toute erreur, de toute division ; car il y a là, à côté de nous, un nouveau venu sinistre et puissant qui assiste en tiers à nos querelles intestines, attend nos échecs, tout prêt à en profiter pour accomplir ses desseins de bouleversement ! Qui ne se sentirait à la fois excité et contenu par la pensée d'une si redoutable responsabilité ?

 

La crise que nous traversons depuis 1871 atteint en ce moment même (en 1874) son période le plus aigu, et approche du dénouement. L'heure est venue de voir si nous saurons trouver la solution du problème constitutionnel en face duquel nos pères ont si misérablement échoué du 9 thermidor an 18 brumaire. Les républicains ont à juger s'il leur convient de sacrifier encore la liberté et le pays à leur dogmatisme exclusif, à leurs passions révolutionnaires, et de faire une fois de plus l'Empire par haine des conservateurs libéraux, quitte à le servir, lorsqu'il sera rétabli, comme leurs ancêtres du Directoire ou de la Convention. Les royalistes ont à faire un choix décisif entre les inspirations de leur bon sens, de leur loyauté, de leur patriotisme, et les excitations contraires de ceux qui les poussent à imiter, avec moins d'excuse et avec plus de danger, les émigrés de 1795 ou les ultras de 1815. Le Paris révolutionnaire redemande chaque jour la proie qui lui a été arrachée par la translation du gouvernement à Versailles, et s'il désespère de l'obtenir de l'assemblée actuelle, il l'attend à bref délai de la faiblesse ou de l'entraînement de ses successeurs. De toutes parts, à droite et à gauche, les vieilles questions se posent de nouveau, urgentes, impérieuses, menaçantes. Instant solennel entre tous ! Si, en rappelant le passé, les études que nous livrons aujourd'hui au public rendent plus saisissante pour les esprits de bonne foi la vue du danger présent ; si elles contribuent ainsi, fût-ce dans la plus humble mesure, à écarter du parti conservateur, de la France elle-même les hontes et les désastres que leur attirerait le renouvellement des fautes anciennes, l'auteur aura atteint son but et reçu sa récompense.