LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE IV. — L'OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE SOUS M. DE VILLÈLE (1824-1827).

 

 

§ 1. — VIVE LA CHARTE !

Si les élections de 1824 marquent le point de départ d'une phase nouvelle dans l'histoire du parti libéral, ce n'est pas seulement par l'entrée en ligne de cette jeune génération dont nous avons indiqué les aspirations et esquissé les figures les plus saillantes. A cette époque se manifeste aussi un changement notable dans la conduite et le langage de l'opposition. On n'a pas oublié quels avaient été jusqu'alors, et surtout depuis 1820, cette conduite et ce langage : discussions violentes dans les Chambres, évocations révolutionnaires ou bonapartistes, conspirations dans les sociétés secrètes. Députés et écrivains avaient donné l'assaut à la royauté, sans prendre le plus souvent la peine de dissimuler leurs desseins de renversement. Désormais le spectacle est tout autre ; chacun rivalise d'orthodoxie constitutionnelle. Bien loin d'attaquer le régime existant, la gauche ne parle que de le défendre. Au lieu de dénoncer la Charte comme un contrat rompu par les entreprises du gouvernement, elle l'invoque, s'y rattache et paraît seulement en réclamer la stricte application. Vive la Charte ! tel est son cri de ralliement. Un cri bien choisi, c'est beaucoup, en France, pour le succès d'une campagne politique. Celui-ci, inventé, dit-on, par M. Thiers, avait l'avantage de passionner la bourgeoisie sans l'effrayer, de donner une leçon au gouvernement sans éveiller aucune idée de guerre ni de révolution, et de réunir tous les mécontents sans sortir de la légalité.

La jeune génération, étrangère aux souvenirs de la Convention on de l'Empire, n'était pas seule à prendre cette attitude nouvelle. La vieille opposition elle-même semblait convertie. Ses journaux, le Constitutionnel ou le Courrier français, sous l'impulsion que leur donnaient M. Thiers et M. Mignet, devenaient presque irréprochables au point de vue dynastique. Dans la Chambre, la petite phalange de gauche s'était vue débarrassée, par les élections, des députés qui, comme Manuel ou La Fayette, se fussent difficilement prêtés à ce changement de rôle. Un tel langage, au contraire, ne pouvait coûter au général Foy et à Casimir Périer ; il répondait à leurs vrais sentiments. La sagesse n'était-elle pas d'ailleurs commandée à cette gauche parlementaire ? Le chiffre si réduit de ses membres la contraignait à renoncer aux offensives hardies, aux charges à fond, aux batailles rangées, pour se contenter d'escarmouches et s'en tenir à la défensive constitutionnelle. Benjamin Constant lui-même saisissait la première occasion pour faire une sorte de profession de foi dynastique. Si les uns, disait-il, ont jadis rêvé la république, d'autres n'ont-ils pas pensé que le gouvernement représentatif ne nous convenait pas ? Et cependant qui ne sent aujourd'hui que, dans notre état de civilisation, le système représentatif est le plus désirable ? Et qui ne sent de même que, dans les mœurs de la vieille Europe, la république serait une chimère et un mal ? Ainsi les uns ont appris que la liberté était nécessaire au trône, les autres que le trône n'était pas moins nécessaire à la liberté. Dans les journaux, à la tribune, on ne présentait plus, ainsi qu'on l'avait fait naguère, la royauté des Bourbons comme un pouvoir haï, miné, sur le point de s'écrouler ; on répétait partout qu'aucune menace n'était dirigée contre elle, qu'il n'y avait plus de révolutionnaires, que tous les esprits étaient désormais d'accord pour accepter le régime existant, et que la politique du ministère seule empêchait l'universel embrassement des Français, dans le double amour de la Charte et du roi.

Un changement si complet était fait pour éveiller la surprise et aussi, dans une certaine mesure, la méfiance de la droite. Dès le lendemain.des élections ; l'un de ses membres, M. de Saint-Chamans, dénonçait à la tribune la nouvelle tactique de la gauche : Celle-ci, disait-il, plus habile dans ses revers qu'elle ne le fut dans ses succès en 1819, veut s'avancer dans les voies constitutionnelles. N'était-ce donc en effet qu'un déguisement adroit et perfide ? Ce reproche, adressé indistinctement à tous les opposants, n'eût pas été juste. Chez les nouveaux venus du Globe, par exemple, le langage dynastique était sincère. Mais on eût été plus fondé à suspecter la bonne foi de M. Thiers et de ses amis. Les soupçons d'ailleurs les plus sévères ne seraient-ils pas en quelque sorte justifiés par le langage que les libéraux révolutionnaires ont tenu au lendemain de 1830 ? N'ont-ils pas avoué alors leur déloyauté, et même ne s'en sont-ils pas enorgueillis ? N'a-t-on pas entendu leurs journaux déclarer que cette opposition constitutionnelle avait été une comédie de quinze ans ? Si l'on avait renoncé aux complots, ce n'avait été, d'après eux, qu'une manœuvre mieux entendue. Il a fallu, ont-ils dit, qu'il n'y ait plus de conspirations dans le pays, pour que le gouvernement cessât d'être appuyé par les intérêts et le besoin d'ordre de l'immense majorité nationale. Ces écrivains ont fait parade de l'habileté avec laquelle ils avaient rendu la légalité impraticable au gouvernement. Ils se sont vantés de n'avoir jamais eu pour les Bourbons qu'un sentiment : l'hostilité, et de n'avoir poursuivi qu'un but : leur rendre le gouvernement impossible, afin qu'ils tombassent. — On ne le déclarait pas hautement, ont-ils ajouté, mais c'était chose tacitement convenue[1].

Et cependant faut-il prendre absolument à la lettre ces aveux cyniques ? A côté d'une part malheureusement trop grande de vérité, n'y pourrait-on pas trouver aussi quelque fanfaronnade ? Ceux qui tenaient ce langage au lendemain de la révolution de 1830 n'ont-ils pas été surtout tentés de s'attribuer ainsi des chevrons de vétérans parmi les vainqueurs du jour ? Nous ne prétendons pas sans doute qu'en 1824 la gauche proprement dite fit adhésion de cœur ou de conscience aux personnes et aux principes de la monarchie restaurée. Mais n'y avait-il pas, chez les hommes de ce parti, un peu de cette résignation par fatigue ou par découragement, qui conduit à accepter un fait définitivement accompli ? Après la chute si rapide des Bourbons en 1815, l'idée courante, chez leurs adversaires, avait été que la royauté était sans racines et qu'une politique révolutionnaire en aurait facilement raison. Plus tard, l'avortement de tous les complots, le succès de la guerre d'Espagne, la prospérité générale, l'écrasement de la gauche aux élections de 1824, avaient apporté un rude démenti à ces illusions. On s'est demandé alors si l'on n'avait pas fait fausse route, si ce gouvernement n'était pas malgré tout irrévocablement fondé, et si, au lieu de s'épuiser vainement à le jeter bas, il n'était pas d'un intérêt mieux compris de chercher à y prendre place[2]. Il est ainsi, dans l'histoire de tous les régimes, des heures où l'opposition se lasse d'être irréconciliable ; et, comme si la Providence voulait se jouer de la sagacité humaine, c'est parfois à la veille même de leur chute. Cette heure, par exemple, ne devait-elle pas sonner, pour le second Empire, au 2 janvier 1870 ?

D'ailleurs, quand on veut apprécier quelle était, en 1824, la sincérité constitutionnelle des adversaires du ministère, il ne faut pas perdre de vue que la gauche, même en y comprenant les libéraux du Globe, était loin de constituer alors toute l'opposition ; bien au contraire, elle n'en était qu'un élément restreint et affaibli. Pour jouer un rôle quelconque, elle avait besoin du concours des doctrinaires, groupe peu nombreux, mais considérable par le talent et l'autorité. Or qui eût mis en doute la loyauté dynastique de M. Royer-Collard, de M. le duc de Broglie ou de M Guizot ? Ce dernier rapporte dans ses Mémoires que, déjà à l'époque des conspirations, un des chefs du parti révolutionnaire, causant un jour librement avec lui et le prenant vivement par le bras, l'avait conjuré de se joindre à ceux qui cherchaient à renverser un gouvernement oppresseur et humiliant. — Vous vous trompez sur mon compte, avait répondu M. Guizot, je ne me sens ni humilié, ni opprimé, ni moi, ni mon pays. — Que pouvez-vous donc espérer de ces gens-là ?Il ne s'agit pas d'espérance ; je veux garder ce que nous possédons. Nous avons tout ce qu'il nous faut pour nous faire nous-mêmes un gouvernement libre. Le pouvoir actuel méritera peut-être souvent, et, à mon avis, il mérite en ce moment d'être combattu, mais pas du tout d'être renversé. Il n'a rien fait, bien s'en faut, qui nous en donne ni le droit ni la force, et nous avons assez d'armes légales et publiques pour le redresser en le combattant. Je ne veux ni de votre but ni de vos moyens. Vous nous ferez à tous, comme à vous-mêmes, beaucoup de mal, sans réussir, et si vous réussissiez, ce serait encore pis. — Un peu plus tard, M. Guizot, causant avec Manuel du même sujet, lui disait : Loin de croire qu'un changement de dynastie soit nécessaire à la France, je le regarderais comme un grand mal et un grand péril. Je tiens la révolution de 1789 pour satisfaite aussi bien que pour faite... Ce qui importe aujourd'hui à la France, c'est d'expulser l'esprit révolutionnaire qui la tourmente encore et de pratiquer le régime libre dont elle est en possession. La maison de Bourbon convient très-bien à ce double besoin du pays. Son gouvernement est antirévolutionnaire par nature et libéral par nécessité. Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout en maintenant l'ordre, serait d'origine, de nom, d'apparence assez révolutionnaire pour se dispenser d'être libéral. Ces sentiments sincèrement monarchiques n'empêchaient pas M. Guizot de faire par ses brochures une guerre parfois redoutable au cabinet ; mais jusque dans ses censures les plus sévères, son ardente préoccupation était, disait-il, d'élever la politique hors de l'ornière révolutionnaire, et l'on discernait déjà, dans le futur ministre, les premiers symptômes de cet esprit de gouvernement qui tempère trop rarement, chez les écrivains de parti, les faciles entraînements de la critique sans responsabilité et de l'opposition à outrance[3]. Un tel exemple donnait le ton aux controverses d'une portion de la presse libérale, et contribuait à leur enlever, au moins dans la forme, ce qu'elles avaient eu naguère de désordonné et d'insurrectionnel.

L'alliance des doctrinaires n'était pas la seule que la gauche fût réduite à rechercher. Elle avait besoin, dans la Chambre des pairs, du concours des anciens amis de M. de Serre, de M. Decazes et du duc de Richelieu. Aurait-elle pu l'obtenir si elle avait inquiété ou froissé leur royalisme ? De plus, du moment où il lui fallait tant d'alliés, n'avait-elle pas intérêt à se distinguer d'eux le moins possible, afin de ne point faire mesurer sa propre faiblesse et compter son petit nombre ? Son jeu était que tous les opposants parussent se confondre sous un même drapeau, et ce ne fut pas l'une des moindres raisons qui déterminèrent alors les plus hostiles à répudier toute apparence de desseins antidynastiques.

 

§ 2. — LE ROI EST MORT ! VIVE LE ROI !

La mort de Louis XVIII, survenue à la fin de 1824, quelques mois après les élections générales, fournit une occasion de constater le changement qui, par retour sincère, tactique habile, ou lassitude découragée, s'était produit dans l'attitude de l'opposition. Le rôle joué de tout temps par le comte d'Artois, ses liens avec la fraction la plus exaltée des royalistes, les méfiances qu'il avait éveillées, étaient tels que, dans les masses populaires et dans le monde politique, on s'était toujours attendu à une grande crise, peut-être à une révolution, pour le jour où il serait appelé à succéder à son frère. Des prédictions sinistres avaient circulé. Les diplomates étrangers avaient entretenu leurs cours de cette éventualité menaçante, et les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Berlin, de Vienne et de Londres en avaient plus d'une fois délibéré. En dépit de ces prévisions, la transmission de la couronne se fit sans obstacle. Bien plus, elle fut l'occasion d'une explosion de royalisme, comme on n'en avait pas vu depuis 1814. Une parole de Charles X impliquant adhésion à la Charte, quelques reparties heureuses, une ou deux mesures libérales, suffirent pour que l'opposition rivalisât de zèle dynastique avec les anciens émigrés. La nation entière se trouva unanime à pousser le vieux cri : Le Roi est mort ! vive le Roi ! Les chefs de la gauche, Benjamin Constant en tête, vinrent aux Tuileries faire leur cour. Des généraux boudeurs ou hostiles, qui avaient représenté ce libéralisme bonapartiste le plus dangereux ennemi des Bourbons, se pressèrent dans le cortège du roi, lors de son entrée solennelle à Paris, et donnèrent le signal des acclamations. On y remarquait jusqu'à d'anciens proscrits comme Lamarque ou Excelmans. Soult, le seul des maréchaux qui n'eût pas encore été nommé pair, sollicitait cette dignité, promettant de mourir, s'il le fallait, pour la monarchie légitime. Chateaubriand célébrait l'acquiescement universel au nouveau règne. Le Constitutionnel déclarait que tous les cœurs s'ouvraient à l'espérance, et que tous les partis voulaient se réconcilier sous le drapeau de la Charte. Il adressait au roi des appels pathétiques, empreints d'une confiance affectueuse. La France, s'écriait M. de Salvandy, reprend sous ses crêpes funèbres une nouvelle vie. L'ivresse de l'espérance brille à travers le sentiment d'une grande calamité nationale. Quarante ans de discorde sont effacés de nos souvenirs. Le jeune écrivain libéral ne craignait pas de rappeler les prophéties sinistres qui présageaient au nouveau règne des violences et des bouleversements... La Restauration, ajoutait-il, semblait viagère, tant que le nom des Stuart ne pouvait pas être prononcé tout haut ; il l'est maintenant. Les voûtes de la Sorbonne, naguère habituées à entendre applaudir des maîtres chers à la jeunesse libérale, retentissaient de l'éloge du nouveau roi[4]. Charles X, tout ému, ouvrait son cœur à l'espoir d'un règne populaire, et il répétait, ainsi qu'aux beaux jours de 1814 : Ils m'ont reçu comme l'enfant de la maison !

Ce n'est pas d'ailleurs seulement dans les manifestations publiques et officielles qu'on trouve trace de cette détente, de ce rapprochement et, pour ainsi dire, de cet attendrissement. Dans une lettre intime, madame Swetchine écrivait de Rome, le 5 octobre 1824 :

L'enthousiasme qu'excite le roi est sans exemple ; il faudrait remonter à Henri IV pour se faire une idée de sa popularité. Tous les partis n'ont plus que des fanfares ; toutes les inquiétudes soit de prévoyance, soit de souvenir, sont abjurées. On jouit d'une impression si générale, sans pouvoir s'empêcher pourtant de se demander pourquoi ces soudaines illuminations ont tant tardé, et comment il se fait que la mobilité d'une forte portion d'un peuple le fasse passer si brusquement de la crainte injurieuse à la joie la plus confiante... Ah ! pauvres gens que nous sommes ! si une bonne fois nous pouvions nous établir dans la justice et dans l'impartialité !

 

Elle écrivait également, le 7 septembre, à la comtesse de Sainte-Aulaire :

J'ai bien joui de cette espèce de trêve consentie spontanément par tous les partis en France. Les actes du nouveau règne ont dû étonner et satisfaire à la fois ; niais ce n'est pas par des faits, quelque honorables qu'ils soient pour le pouvoir, que l'on peut expliquer un si vif et si général enthousiasme ; le charme de la nouveauté y a bien sa part. N'avez-vous pas été contente de l'article de M. de Salvandy sur Saint-Denis ? Il m'a paru admirable. Dans le moment où il écrivait la fusion était faite dans son esprit.

 

N'était-ce pas aussi à cette même date que, dans une lettre déjà citée, le jeune Duchâtel saluait avec joie ce qui lui semblait le signe d'une réconciliation entre la nation et la famille régnante ? N'exprimait-il pas les sentiments de la génération nouvelle, quand il se félicitait, dans l'intérêt de la liberté, que la question de dynastie fût définitivement résolue et que la lutte n'eût plus à s'établir, comme en Angleterre, que sur la marche de l'administration[5] ?

Ces témoignages d'une sincérité incontestable, à raison même de leur caractère intime, sont une réponse à certains écrivains royalistes qui, par une méfiance trop souvent justifiée, mais cette fois excessive, n'avaient voulu voir dans l'accueil fait à Charles X qu'une manœuvre perfide de l'opposition. Sans doute il était dans la gauche des habiles qui, sachant le goût du nouveau roi pour les applaudissements, espéraient l'amener par des caresses à se séparer de ses ministres. Toutefois un mouvement aussi général ne saurait s'expliquer par la comédie hypocrite de quelques meneurs. Ceux-ci cherchaient à détourner, dans le sens de leurs desseins, une opinion qu'ils n'avaient pas faite. Il y avait, en dehors d'eux et malgré eux, un entraînement de l'esprit public qui, après tant de déceptions, avait soif d'espoir et de confiance, qui, après tant d'agitations, croyait avoir enfin trouvé la paix et la stabilité. Les plus hostiles en subissaient le contre-coup : quelques-uns, non sans une irritation mal contenue. L'un de ces derniers, adversaire acharné des Bourbons, M. Cauchois-Lemaire, a dépeint avec amertume, dans une page intéressante à citer, cet état de la nation lors de l'avènement du nouveau roi :

Charles X trouvait une France jalouse de son honneur, mais rassasiée de gloire, résolue à conserver les bienfaits d'une civilisation laborieuse, mais fatiguée de convulsions, éclairée par ses revers et résignée aux lenteurs du progrès qu'elle attendait du développement d'une sage liberté ! Un élément nouveau et favorable avait surgi ; une génération nouvelle avait grandi sous le régime de la monarchie représentative ; toute son ardeur s'était tournée vers les lettres, les arts, les sciences, vers les travaux et les idées qui se conciliaient avec l'ordre établi. La jeunesse appelée à l'activité des affaires ou des discussions politiques comptait, parmi ses capacités les >plus notables, un groupe déjà rallié aux doctrines de la légitimité et employant les ressources de son esprit et de son savoir à la rendre compatible avec de libres institutions. L'ardeur des systèmes et des innovations s'était repliée de la politique sur la littérature, l'histoire, la philosophie... Le pays se résignait. Ce n'était pas du génie qu'il fallait pour régner sur cette France, c'était du bon sens[6].

 

§ 3. — LES FAUTES DES VAINQUEURS.

M. Cauchois Lemaire faisait la part trop belle à la monarchie. L'œuvre était moins simple et plus difficile qu'il ne lui convenait de le supposer. Toutefois le prestige du succès militaire et politique remporté par la droite, l'écrasement de l'ancienne opposition, l'avènement d'une jeune génération étrangère aux partis pris de ses devanciers, la tactique de loyauté constitutionnelle acceptée ou subie par toutes les nuances de la gauche, la lassitude des uns et le bon vouloir des autres, le besoin général de repos et de stabilité, créaient une situation nouvelle dont, avec une nouvelle politique, le gouvernement pouvait tirer un heureux parti. L'heure avait-elle donc enfin sonné, où l'on allait sortir de l'état révolutionnaire, pour entrer dans ce qui devrait être le régime normal d'un pays libre, c'est-à-dire des partis sa disputant la direction des affaires, sans contester le principe, ni mettre en péril l'existence du gouvernement ? Il n'eût été alors nullement indifférent que tel ou tel de ces partis rivaux l'emportât ; mais, au risque de voir ses préférences plus ou moins longtemps contrariées, on n'en aurait pas moins dû saluer cette condition nouvelle des luttes politiques, comme la réalisation du plus beau des rêves. C'eût été la liberté fondée !

Pour y arriver, il aurait fallu tout d'abord que les libéraux se séparassent définitivement de la partie révolutionnaire ou bonapartiste de l'opposition. Compter qu'ils prendraient d'eux-mêmes l'initiative de cette rupture, surtout à l'heure où la droite victorieuse leur apparaissait comme l'adversaire immédiat, et volontiers comme l'ennemi unique, eût été peut-être leur supposer un sentiment de leur devoir, une intelligence de leurs intérêts, une clairvoyance du vrai avec monopole de l'administration locale ; le Code civil abrogé, notamment dans les articles réglant la propriété, lés successions et le mariage ; le souverain présenté comme une sorte de propriétaire omnipotent qui ne pouvait être par aucune charte, etc., etc. Au fond, sans doute, ces manifestes n'étaient souvent que les extravagances isolées de quelques exaltés ; mais le parti ne les désavouait pas ouvertement, et plusieurs de ceux mêmes qui lie songeaient nullement à appliquer ces idées se plaisaient à les entendre jeter comme une menace à la société moderne. Leur misanthropie politique était flattée par ce dénigrement hautain du temps présent. Leur amour-propre et leur passion se consolaient de l'impuissance et de la sagesse auxquelles ils étaient condamnés, en poussant à outrance la contre-révolution spéculative. M. de Villèle, esprit naturellement sagace et prudent, mûri d'ailleurs par le maniement des affaires, ne partageait pas' ces passions et comprenait le danger de ces témérités ; mais il n'avait pas le courage ou la force de résister complètement à la pression de son parti. Il espaçait autant que possible les concessions : il n'osait les refuser toutes. Ainsi fut-il amené à présenter, malgré lui, ces propositions dont les deux plus retentissantes furent les lois sur le sacrilège et sur le droit d'aînesse, lois maladroites, compromettantes et en outre absolument inapplicables.

 

§ 4. — LE FANTÔME DE L'ANCIEN RÉGIME.

Les violences de langage des ultras, les fautes de conduite du ministère eurent sur l'opinion un effet immense et désastreux. Le public était froissé par cette prétention de quelques hommes de changer ainsi d'autorité et radicalement ses lois et ses mœurs. Les ministres, disait-on, croient-ils qu'ils ont le pouvoir de transformer la France à leur gré ? D'ailleurs, si certains écrivains d'extrême droite mettaient leur point d'honneur à revendiquer, au moins pour la forme, la restitution du passé, la nation mettait au contraire le sien à défendre le présent. De là un choc violent, et singulièrement périlleux pour les plus faibles. Rien, par exemple, ne saurait donner l'idée de l'émotion produite par la présentation de la loi sur le droit d'aînesse. L'alarme était universelle, presque comme à la veille d'une révolution. Il semblait que la paix et l'union des familles fussent en jeu. Sans compter les journaux, d'innombrables écrits, des pétitions, des lettres, des manifestations de tout genre, témoignaient de l'irritation publique, en même temps qu'ils l'avivaient. Partout, aux théâtres, aux promenades, dans les cafés, les cercles, les salons, les écoles, on ne parlait que de l'entreprise funeste et téméraire du parti de la contre-révolution. — Tout ce qui a une langue parle, disait M : de Kératry, tout ce qui a une plume écrit[7]. Quand au contraire on apprit que la loi avait été repoussée par la Chambre des pairs, ce furent illuminations, transparents, feux de joie, pétards, banquets, bruyantes manifestations. Le Constitutionnel, dans son attendrissement un peu ridicule, montrait les pères de famille entourés de tous leurs enfants, sur les balcons de leurs maisons, et levant les mains au ciel pour le remercier d'avoir conservé la paix sous le toit domestique. Vainement eût-on fait observer aux esprits émus qu'après tout les mesures fâcheuses proposées par le gouvernement étaient rares, restreintes et inefficaces : ces projets isolés apparaissaient comme le premier pas dans une voie dont le terme avait été révélé par les théoriciens d'extrême droite. D'ailleurs, pour être impuissantes, les provocations n'irritent pas moins : elles irritent même davantage, parce qu'elles n'intimident pas ceux qu'elles blessent.

Les habiles de l'opposition s'empressaient d'entretenir, d'exciter et d'envenimer le trouble de l'es prit public. Leur plan fut tout de suite tracé. Il ne s'agissait plus de faire reprendre l'offensive à leurs troupes vaincues ou découragées. Grâce aux folies de quelques écrivains et aux imprudentes faiblesses du gouvernement, ils avaient un excellent terrain de défensive. La droite avait manœuvré si inhabilement que ses plus mortels ennemis pouvaient faire une guerre dangereuse à la Restauration, sans parler nn langage révolutionnaire, sans opposer la république ou l'empire à la monarchie, sans conspirer contre les institutions établies ; bien au contraire, ils n'avaient qu'à affecter de défendre ces institutions contre le parti en possession du pouvoir qui, disait-on, voulait ramener la France à l'ancien régime.

L'ancien régime ! mot d'un effet terrible. Parmi les passions qui avaient animé le peuple pendant la Révolution, et dont plusieurs s'étaient refroidies avec le temps, une seule, la haine de l'ancien régime, avait persisté aussi vive qu'au premier jour ; plus vive même, car les années avaient encore fortifié et étendu les intérêts étroitement liés au maintien du nouvel état social. M. de Tocqueville a noté quelque part la force de ce sentiment. Je vois, dit-il, dans tout le cours de cette Révolution si oppressive et si cruelle, la haine de l'ancien régime surpasser toujours dans le cœur des Français toutes les autres haines, et : s'y enraciner tellement qu'elle survit à son objet même, et, de passion momentanée, devient une sorte d'instinct permanent. Je remarque que durant les plus périlleuses vicissitudes des soixante dernières années, la crainte du retour de l'ancien régime a toujours étouffé, dans ces esprits mobiles et inquiets, toutes les autres craintes. Les royalistes clairvoyants l'ont reconnu, et Mallet du Pan, par exemple, n'avait cessé, sous la Convention et sous le Directoire, de prévenir ses amis contre des illusions qui, eussent été périlleuses. Il est aussi impossible, leur disait-il, de refaire l'ancien régime, que de bâtir Saint-Pierre de Rome avec la poussière des chemins. La Restauration, en ramenant au pouvoir, ou tout au moins autour du pouvoir, les anciens émigrés, avait mis encore davantage en éveil cette susceptibilité de l'opinion. Le moindre mot, la moindre apparence, devaient dès lors suffire à pro-voguer des alarmes universelles, de redoutables colères. Jugez donc de l'effet produit lorsque tous les orateurs et tous les écrivains de la gauche purent répéter, avec plus ou moins de sincérité, mais non„ sans quelque prétexte, que le parti devenu maître du gouvernement voulait revenir à l'état social et politique d'avant 1789.

Dès 1824, au lendemain des élections, M. Mignet avait donné le signal dans le Courrier français : Aujourd'hui, disait-il, le parti royaliste n'a plus de révolution à empêcher, mais une révolution à faire ; après s'être emparé du pouvoir, il veut changer la société ; c'est une phase toute nouvelle qui commence. Dans le cours de la même année ; lors de la discussion du budget, Benjamin Constant déclarait que les desseins et les principes de la droite tendaient à nous ramener à cet état d'inégalité qui avait causé la Révolution dont nous déplorons tous les malheurs, mais dont pourtant nous ne voulons pas perdre les fruits. L'année suivante, M. de Girardin, prétendant récapituler les vœux du parti royaliste, indiquait : le rétablissement du clergé dans ses anciennes immunités, la dîme, la reconstitution des ordres monastiques, la division de la France en terres nobles et terres roturières, les droits féodaux, les privilèges de la naissance, le droit d'aînesse, etc. ; puis, sans s'arrêter aux réclamations de ses auditeurs, il ajoutait : Des huit nécessités que les orateurs de la droite avaient énumérées en 1814, trois : la loi du sacrilège, la loi de l'indemnité et les secours aux armées de l'Ouest, n'ont-elles pas eu pleine satisfaction ? Les autres viendront à leur tour.

La gauche, du reste, apportait peu de scrupule dans cette campagne. Le reproche de vouloir rétablir l'ancien régime mis en avant, elle l'appliqua indistinctement, et aux mesures fâcheuses du ministère, et aux lois excellentes que M. de Villèle présentait pour pacifier les esprits par la conciliation des intérêts. Nous avons dit ailleurs ce qu'avait d'habile et de bienfaisant la loi qui extirpait le germe de guerre sociale laissé par les confiscations révolutionnaires, en accordant une indemnité d'un milliard aux émigrés[8]. Les écrivains de tous les partis y rendent hommage aujourd'hui. La gauche, aidée d'ailleurs par les imprudences de l'extrême droite, n'en montra pas moins cette mesure comme une menace, un outrage et une représaille de la vieille société contre la nouvelle. Nous y voilà ! s'écriait Casimir Périer, s'emparant d'une parole téméraire de M. de la Bourdonnaye ; c'est jusqu'à l'ancien régime qu'on veut nous faire reculer ![9] Ainsi, par une injustice étrange, cette loi qui devait, une fois appliquée, contribuer si efficacement à consolider l'état social et économique sorti de la Révolution, fut une de celles dont la discussion excita le plus contre la Restauration les préjugés, les méfiances et les colères de la France nouvelle.

Ce n'était là que l'une des manifestations de ce parti pris d'attaque qui est le vice trop commun de toutes les oppositions, et qui a été, à un haut degré, celui de la gauche, sous le ministère Villèle[10]. Triste spectacle, pour l'historien qui considère ensuite les choses de haut et de loin ! Du reste, le sens de la morale politique était à ce point altéré chez les hommes de ce parti, que, plus tard, au lien de se repentir ou de chercher à se justifier de cette animosité systématique et, de mauvaise foi, quelques-uns s'en sont vantés. En septembre 1830, dans ce trop fameux article auquel il a déjà été fait allusion, le National s'exprimait ainsi : Contre le gouvernement des Bourbons il n'y avait pour les cœurs indépendants qu'une attitude, l'hostilité. Toute la politique, pour les journaux comme pour l'opposition dans la Chambre, consistait toujours à vouloir ce qu'il ne voulait pas, à combattre ce qu'il demandait, à repousser tout bienfait offert par lui, comme cachant une trahison secrète ; enfin à lui rendre tout gouvernement impossible, afin qu'il tombât, et en effet c'est par là qu'il est tombé.

 

§ 5. — LES ALLIÉS DE LA GAUCHE.

Lorsqu'elle se donnait pour rôle, en apparence unique, de défendre la société moderne contre les tentatives réelles ou imaginaires de retour à l'ancien régime, la gauche n'y trouvait pas seulement cet avantage de garder l'attitude constitutionnelle la plus correcte, tout en faisant une opposition ardente et en réalité fort meurtrière ; elle voyait aussi avec joie les libéraux plus modérés et volontiers dynastiques conduits, par la manière dont la bataille était engagée, à combattre à côté d'elle et à confondre leurs rangs avec les siens. Ceux qui eussent été disposés à être les amis, ou résignés à ne pas être les ennemis de la Restauration, n'étaient pas en effet les moins vifs à repousser tout dessein de contre-révolution. Pendant que M. Mignet, ami de Manuel, donnait le mot d'ordre dans le Courrier, en évoquant le spectre de l'ancien régime, un procureur général, homme du centre, jusqu'alors étranger à l'opposition, et qui fera partie plus tard du ministère Martignac, M. Bourdeau, mêlant à ses alarmes politiques ses méfiances de vieux parlementaire, s'écriait à la tribune : Ce qu'on veut nous imposer, c'est l'ancien régime, avec les jésuites en plus et les libertés de l'Église gallicane en moins ! Quand M. Royer-Collard lui-même sortait à de rares intervalles de son silence hautain et découragé, et prononçait quelqu'un de ces discours qui étaient des événements, c'était presque toujours pour combattre la contre-révolution. Dès 1824, il en montrait la folie et le péril :

La démocratie est partout. Elle n'a plus de conquêtes à faire ; elle touche les colonnes d'Alcide. L'esprit de la Révolution a donc passé tout entier dans la ferme et unanime volonté de les conserver à l'abri de la violence, à l'abri de l'insulte. La prudence conseille-t-elle d'inquiéter, de tourmenter, d'irriter ce redoutable esprit, et de rendre à nos sanglantes discordes leurs champs de bataille ? Les situations relatives sont-elles changées ? La démocratie est-elle plus faible qu'il y a quarante ans, ou bien ses adversaires sont-ils plus forts ? Les masses sont-elles moins riches, moins éclairées, moins nombreuses, moins jalouses de leurs droits ? L'égalité a-t-elle cessé d'être un besoin invincible, inexorable ? En un mot, les instincts de la Révolution sont-ils émoussés ou sont-ils moins redoutables ? Nous sommes, messieurs, dans une situation critique, et le danger s'accroît d'année en année.

 

Bientôt, en 1827, la parole du grand doctrinaire devint plus amère, plus agressive ; il n'apportait plus seulement un avertissement, mais une dénonciation.et une protestation :

La loi que je combats annonce la présence d'une faction dans le gouvernement, aussi certainement que si cette faction se proclamait elle-même, et si elle marchait devant nous, enseignes déployées. de ne lui demanderai pas qui elle est, d'où elle vient, où elle va : elle mentirait. Je la juge par ses œuvres. Voilà qu'elle vous propose la destruction de la liberté de la presse ; l'année dernière, elle avait exhumé du moyen âge le droit d'aînesse ; l'année précédente, le sacrilège. Ainsi, dans la religion, dans la société, dans le gouvernement, elle retourne en arrière. Qu'on l'appelle la contre-révolution ou autrement, peu importe, elle retourne en arrière ; elle tend, par le fanatisme, le privilège et l'ignorance, à la barbarie et aux dominations absurdes que la barbarie favorise. La société ne succombera pas, je le sais ; elle est assez forte, assez éclairée, assez glorieuse, dans l'opinion du monde entier, pour braver ses ennemis, et elle les brave ; si le pouvoir aussi se fait son ennemi, elle ne se sentira pas encore vaincue, et ce n'est pas pour elle que je craindrai. Mais je déplorerai cette inexplicable fatalité qui repousse la confiance par la menace, l'affection par l'injure ; qui, d'une main infatigable, va ranimant sous toutes les formes des combats éteints, et sollicite, avec une, aveugle ardeur, de nouvelles victoires et de nouvelles défaites. N'est-ce donc pas assez qu'une fois déjà la monarchie ait péri sous nos yeux, pour une cause qui n'était pas la sienne ? Qu'a-t-elle besoin, pour sa sécurité ou sa splendeur, des périls de la contre-révolution ?

 

La gauche était appuyée par des hommes plus rapprochés encore de la droite, par les survivants du centre droit, anciens amis ou collègues du duc de Richelieu. Ceux-ci, en nombre infime à la Chambre des députés, étaient influents à la Chambre des pairs. MM. Decazes, Molé, Pasquier, Roy, Siméon, Dessoles, unis aux libéraux du centre gauche comme le duc de Broglie, M. de Barante et M. Lanjuinais, aux pairs d'origine impériale tels que MM. Daru et Mollien, et aux amis de M. de Chateaubriand, étaient de force à tenir en échec le cabinet. M. Lainé lui-même se joignait à eux, tant l'opposition provoquée par la politique de droite gagnait loin, montait haut, dans les régions monarchiques[11]. Ce sont les pairs qui, faisant contre-poids à la majorité élue, en 1824, à la Chambre des députés, infligèrent à M. de Villèle les grandes défaites parlementaires des trois dernières sessions de son ministère. Ce sont eux notamment qui repoussèrent la loi sur le droit d'aînesse, et firent retirer la loi sur la presse. Spectacle rare dans l'histoire politique que celui d'une opposition libérale trouvant son point d'appui dans la Chambre haute, tournant vers celle-ci ses regards, fondant sur elle toutes ses espérances ! Dès 1824, M. Mignet écrivait dans le Courrier : L'opinion ne doit plus compter que sur les pairs ; et après chaque vote, c'était, dans les feuilles démocratiques, une explosion de reconnaissance attendrie et d'éloges enthousiastes à l'adresse de la noble Assemblée.

Comment la nation n'aurait-elle pas cru son nouvel état social réellement menacé par l'ancien régime, quand elle voyait les représentants de l'aristocratie émus eux-mêmes de ce péril ? Dans la discussion de la loi sur le droit d'aînesse, par exemple, des hommes aussi graves que M. Molé ou M. Pasquier dénonçaient, chez le parti au pouvoir, un dessein de refonte sociale, et le duc de Broglie, reprenant avec plus de force encore leur argumentation, disait :

Au fond et à vrai dire, cette loi n'est pas une loi, mais une déclaration de principes. Cette loi n'est pas une loi, mais un manifeste contre l'état actuel de la société. Cette loi n'est pas une loi, mais une pierre d'attente, mais l'introduction, mais le préliminaire de vingt autres lois qui, si votre sagesse n'y met ordre, vont fondre sur nous tout à coup, et ne laisseront ni paix ni trêve à la nation française, telle que les quarante dernières années nous l'ont faite... Cette fois, comme l'année dernière, lors de la loi du sacrilège, ce n'est pas encore la chose qui importe, c'est le mot ; ce n'est pas encore la conséquence, c'est le principe... L'administration actuelle n'a point pour agréables les mœurs du peuple confié à ses soins. La France, telle qu'elle se poursuit et comporte, n'est pas selon le cœur de ceux qui disposent de ses destinées. L'état de nos idées et' de nos habitudes, l'état intérieur et domestique du pays, cité au tribunal des croyances qui se. disent exclusivement-monarchiques, y a été trouvé démocratique, et partant ignoble, bourgeois, de mauvais exemple : Le temps est venu de refondre a priori la société ; nous sommes à notre insu des républicains ; il faut nous faire royalistes.

 

Combien on était loin des espérances qu'on aurait pu concevoir, ou tout au moins des désirs qu'on aurait dû former en 1824 ! Où était cette séparation si nécessaire entre les révolutionnaires obstinés et les libéraux disposés à devenir constitutionnels ? C'étaient au contraire des royalistes qui se trouvaient amenés à suivre le même drapeau, à combattre le même combat que les hommes de la gauche ; et ceux-ci n'avaient pas besoin d'invoquer d'autres arguments, de parler un autre langage que M. Royer-Collard, M. le duc de Broglie ou M. Molé !

La fortune de la gauche devait, du reste, lui procurer des alliés plus inattendus encore. La droite, enivrée de sa victoire, ne succomba pas à la seule tentation des entreprises téméraires. Les divisions éclatèrent dans ses rangs. Pendant que, par leurs exagérations provocantes, certains royalistes fournissaient aux libéraux un excellent thème d'attaque, d'autres leur apportaient un concours plus direct encore. Nous wons dit ailleurs d'où vint et ce que fut la contre-opposition d'extrême droite. Composée à l'origine d'extravagants passionnés et d'ambitieux déçus, elle s'était successivement accrue des mécontents que faisait le ministère dans son propre parti, et parmi lesquels il fallut bientôt compter un homme valant à lui seul une armée, Chateaubriand. Entre ces ultras et les libéraux, il n'y avait pas une idée commune, particulièrement sur toutes les questions qui séparaient l'ancien régime de la société nouvelle. Mais il y avait même haine contre M. de Villèle ; cela suffisait à la gauche. Ne s'était-elle pas déjà coalisée avec l'extrême droite pour renverser M. de Serre et le duc de Richelieu ? Elle détournait l'attention du caractère monstrueux d'une telle alliance, en la proclamant, avec fracas, l'union de la franchise contre l'équivoque, de la loyauté contre l'intrigue : belles phrases qui ont, à toute époque, servi à couvrir les mêmes manœuvres !

Nous prenions un malin plaisir, a écrit plus tard le duc de Broglie, à voir le ministère déchiré à belles dents par les siens, sa majorité se démembrer peu à peu et grossir à ses dépens le parti que nous nommions la Défection, et qui, dans l'occasion, se rapprochait de nous en rechignant. n Aussi quel accueil empressé les libéraux faisaient à tous ces défectionnaires 1 Avec quel art notamment ils flattaient et excitaient la vanité blessée de M. de Chateaubriand ! M. Étienne, l'ancien censeur de la police impériale, remerciait, dans le Constitutionnel, le collègue évincé de M. de Villèle, et l'invitait à dresser les autels d'une grande réconciliation. Le général Sébastiani lui écrivait qu'il était fier de trouver en lui son plus noble interprète. Benjamin Constant lui disait : Si je mérite un jour qu'on place mon nom bien après le vôtre, dans la lutte qu'il faut soutenir... je m'estimerai largement récompensé. Il n'était pas jusqu'à La Fayette lui-même qui ne lui envoyât une feuille de laurier[12].

La gauche avait compris du premier jour tout l'avantage qu'elle retirerait de cette division de la droite. Livrée à ses seules forces dans la Chambre des députés, elle n'eût été qu'une minorité infime, embarrassée de son discrédit, intimidée par son petit nombre, suspecte à la masse impatiente des royalistes qui ne lui eussent pas sans doute accordé grande licence de tribune. La contre-opposition lui ouvrit la voie. Pour reprendre leurs attaques sur l'ancien ton, il suffisait aux libéraux de se mêler à la bataille si violemment engagée par les royalistes eux-mêmes. Quel besoin avaient-ils désormais de se contenir ? M. Casimir Périer ou le général Foy, malgré la fougue de leur tempérament, paraissaient presque modérés, venant après M. de la Bourdonnaye. Aussi, surtout dans les premiers temps, les survivants de l'ancienne opposition laissaient-ils presque toujours l'extrême droite commencer le feu. Dans la presse, c'était le Journal des Débats, organe de M. de Chateaubriand, qui menait la campagne. Il importait peu à la gauche de ne paraître qu'en seconde ligne. Elle savait bien qu'elle seule, à la fin, recueillerait tous les profits[13].

 

§ 6. — I.A RÉACTION LIBÉRALE.

Par l'avantage du champ de bataille et des alliances que lui avait procurées la politique de la droite, la gauche se relevait de son désastre de 1824. Elle était condamnée ; il est vrai, pour plusieurs années, à ne compter qu'une vingtaine de représentants dans la Chambre des députés[14]. Mais il suffisait des quelques scrutins isolés, ouverts chaque année par suite de décès ou de démissions, pour faire entrevoir à un observateur attentif la réaction qui se produisait dans le corps électoral. En 1824, les électeurs s'étaient éloignés des opposants, par dégoût et par crainte de leurs agitations révolutionnaires. Ils avaient accepté, sinon avec plaisir, du moins avec résignation, avec espoir d'y trouver repos et sécurité, la domination du parti royaliste. Mais voici que ce parti les inquiétait par ses exagérations provocantes, en même temps que par ses divisions il montrait son impuissance. Le pays ne voulait pas plus du bouleversement dont semblait le menacer la contre-révolution, que des conspirations de la gauche. Il commença alors à se retourner vers les libéraux, devenus au contraire plus sages, au moins en apparence, et posés, à leur tour, en défenseurs du statu quo.

Cette réaction se manifestait partout. L'inquiétude et la colère agitaient chaque jour plus vivement les salons, les boutiques, les ateliers, les écoles, et gagnaient jusqu'à l'Académie et la magistrature[15]. Au théâtre, toute allusion qui pouvait être tournée contre M. de Villèle était aussitôt saisie et bruyamment soulignée. Cette phrase des Aubergistes de qualité, jusqu'alors inaperçue : Je ne vois guère que la retraite du ministre qui puisse mettre un terme..., était interrompue à ce mot par des bravos frénétiques, et la représentation d'un autre opéra, les Deux Journées, était suspendue parce que ces paroles : Quand cessera-t-il de faire le malheur de la France ? étaient couvertes d'applaudissements. Aussi, n'était-ce pas pure exagération oratoire, quand le général Foy s'écriait à la tribune : Nous sommes vingt, mais nous avons la France derrière nous. A la fin de chaque session, après tant de discussions malheureuses, de votes contraires, de soulèvements d'opinions, le ministère paraissait plus affaibli, plus découragé. On pourrait suivre, dans les notes intimes de M. de Villèle, la tristesse, la lassitude et l'impatience croissantes de cet esprit trop perspicace pour se faire illusion. Pendant que les députés ministériels, rentrant chez eux aux vacances parlementaires, étaient accueillis avec un froid silence, les opposants étaient bruyamment acclamés. On envoyait au-devant d'eux des députations, on leur offrait des banquets. De ce côté seulement était l'entrain, la confiance.

On put en juger en 1825, aux obsèques du général Foy. Parmi les libéraux restés debout après-- la bourrasque électorale de 1824,.le général Foy était le plus en vue. Toujours sur la brèche, son rôle avait grandi par son isolement même. Le petit nombre de ses compagnons d'armes faisait ressortir sa chevaleresque audace. Les conditions de la nouvelle lutte lui convenaient. En même temps qu'une opposition strictement constitutionnelle plaisait à sa loyauté, ce fils de la Révolution trouvait des accents singulièrement passionnés pour combattre l'ancien régime dont il avait horreur. De tels débats n'étaient pas faits sans doute pour l'élever au-dessus de cette opposition systématique et violente, où la fougue de son tempérament l'entraînait souvent plus loin qu'il n'aurait voulu ; ils ne lui permettaient pas de déployer les qualités plus hautes dont, assure-t-on, il eût fait preuve dans une autre situation ; ils aggravaient même les défauts que nous avons déjà signalés chez lui, l'emportement contre ses adversaires et la faiblesse envers son parti. Mais l'orateur était en correspondance intime avec les sentiments de toute une partie du public, et sa popularité en devenait chaque jour plus éclatante.

Une telle vie use vite. Atteint d'une maladie du cœur, le général Foy, dans l'été de 1825, était allé vainement chercher la santé aux Pyrénées ; il n'en avait rapporté que les nouveaux témoignages, recueillis sur sa route, de la faveur des foules. Il languit plusieurs semaines. Enfin, dans la soirée du 28 novembre, la nouvelle de sa mort se répandit dans Paris. L'émotion fut vive. La consternation, disaient les feuilles libérales, est peinte sur tous les visages, et la France se couvre de deuil, veuve d'un de ses plus grands citoyens. Le 30 novembre, jour marqué pour les funérailles, le temps était froid et brumeux. Néanmoins on vit un immense et imposant cortège se dérouler tout le long des boulevards. La plupart des boutiques étaient fermées et tendues de draperies de deuil. Cent mille personnes, assure-t-on, étaient là. Au-dessus de cet océan de têtes dont l'œil ne pouvait embrasser l'étendue, on apercevait un objet qui semblait s'élever et s'abaisser suivant les ondulations de ce flot humain : c'était le cercueil que portaient à tour de rôle des jeunes gens vêtus de noir. La foule avançait lentement dans un morne silence. Des commissaires circulaient dans les rangs, faisant découvrir tout le monde, malgré la pluie glaciale qui ne cessa de tomber, et maintenant un ordre et une régularité qui révélaient une organisation menaçante. Il était nuit close quand le convoi arriva au cimetière : on n'avait pas mis moins de sept heures pour aller du faubourg Montmartre au Père-Lachaise. Ce fut à la lueur des torches qu'on descendit le corps dans le caveau, et que Casimir Périer prononça un discours, tout animé de sa véhémente éloquence. Dès le lendemain, une souscription fut ouverte pour les enfants sans fortune du général, et en quelques semaines elle s'élevait à un million. On n'avait encore rien vu de pareil à ces funérailles triomphales. Les journaux royalistes, stupéfaits et alarmés, constataient ce réveil si menaçant de l'opinion libérale, et le Journal des Débats écrivait : Si les ministres savaient voir quelque chose, ils trouveraient dans ce qui vient de se passer matière à de sérieuses réflexions... Cent mille personnes de tout rang, de toute opinion, ne se donnent pas le mot pour étaler une vaine parade ; des boutiques ne se ferment pas, toute une capitale n'est pas émue sans qu'un intérêt puissant ne soit la cause de pareils effets... On peut considérer cette grande assemblée populaire, convoquée par la mort, comme une réunion des comices à Rome. On a voté pour la Charte sur le cercueil d'un général, de même que les Romains votaient pour la liberté au Champ de Mars.

 

§ 7. — SYMPTÔMES RÉVOLUTIONNAIRES.

Un écrivain royaliste, M. Nettement, qui assistait en curieux aux obsèques du général Foy, raconte avoir distingué parmi les plus affairés des commissaires un jeune homme maigre, pâle, en proie à une irritation nerveuse : c'était Garnier Pagès l'aîné, l'un des futurs chefs du parti républicain après 1830. La manifestation dépassait donc, au moins dans la pensée d'une partie de ses organisateurs, les opinions ardentes sans doute, mais loyalement dynastiques, qui avaient été personnifiées par le général Foy. Ce symptôme n'est pas d'ailleurs le seul qui dénote à cette époque l'empressement et l'habileté des révolutionnaires à exploiter le mouvement des esprits vers la gauche et à s'en approprier le bénéfice. Quelques jours avant la mort du général Foy, en octobre 1825, La Fayette, le représentant le plus fameux de la vieille opposition anti-bourbonienne, débarquait au Havre, de retour des États-Unis[16]. Rien qu'à l'accueil du public, il pouvait tout de suite entrevoir quel changement commençait à se faire dans l'opinion. Il n'avait pas oublié en effet comment, dix-huit mois auparavant, répudié par ses électeurs ; il avait dû chercher jusque dans le nouveau monde, la popularité qui l'abandonnait en France. Cette fois, le Havre l'accueillit avec faveur ; à Rouen surtout, on organisa en son honneur une ovation bruyante à laquelle les autorités locales tentèrent vainement de mettre obstacle ; quelques jours après, il rentrait dans son château, ou, comme parlait le marquis démocrate, dans sa maison de La Grange, au milieu d'un grand concours, et aux cris de Vive l'ami du peuple ! Aussi écrivait-il au président Adams une lettre où, tout en reconnaissant la France encore moins disposée à de prochaines commotions qu'elle ne l'était, à l'époque de son départ, il constatait que l'opinion libérale gagnait du terrain. Bientôt il eut un salon où se réunissaient les libéraux qui désiraient une révolution ; ceux qui voulaient au contraire demeurer dans la légalité se rencontraient chez le duc de Broglie. Dix-huit mois ne s'étaient pas écoulés, depuis son retour d'Amérique, qu'une vacance s'étant produite dans le collège électoral de Meaux, La Fayette était élu contre un candidat du centre gauche, M. Tronchon ; le ministère n'avait osé porter personne.

Il était donc évident que, par certains côtés, le mouvement d'opinion menaçait d'atteindre plus haut que M. de Villèle. Peu de temps avait suffi pour que les effusions royalistes de 1824 fissent place à une froideur peu dissimulée. Les journaux n'osaient pas sans doute attaquer directement Charles X : c'eût été troubler le jeu de la tactique constitutionnelle. Mais l'affectation avec laquelle on se déclarait résolu à combattre et à briser tout fauteur de contre-révolution, quel qu'il fût, laissait trop voir contre qui l'on se mettait ainsi dans une attitude de défensive comminatoire. Quelle différence entre la rentrée du roi à Paris, au retour du sacre, en juin 1825, et son entrée lors de son avènement, huit mois auparavant ! Les fêtes officielles furent les mêmes. Mais vainement le Journal des Débats avait-il promis que l'enthousiasme de la seconde entrée dépasserait encore celui de la première, le peuple fit au prince un accueil glacial. Les magnifiques strophes de Victor Hugo et de Lamartine restèrent sans écho, pendant que partout on fredonnait les allusions injurieuses de la nouvelle chanson de Béranger, le Sacre de Charles le Simple. Les écrivains royalistes eux-mêmes, si aveugles qu'ils fussent parfois, en étaient frappés et poussaient un cri d'alarme.

Chaque année les symptômes devenaient plus inquiétants. Depuis son échec électoral, Manuel. avait mené une vie retirée, à Maisons, où M. Laffitte lui avait offert un asile. Triste, amer, il était demeuré sans action sur les affaires publiques ; tout au plus avait-il donné à quelques rares écrivains, comme MM. Thiers et Mignet, des conseils inspirés par sa haine contre les Bourbons. La foule semblait l'avoir oublié, quand on apprit, en août 1827, qu'il venait de mourir. Aussitôt, il fut résolu qu'on recommencerait pour lui les funérailles du général Foy. Cent mille hommes se retrouvèrent debout autour de son cercueil. Malgré quelques signes menaçants, on avait pu prêter à la manifestation de 1825 une physionomie plutôt libérale qu'antidynastique. Mais l'opinion, depuis lors, avait marché. Manuel d'ailleurs personnifiait une tout autre politique que le général Foy. Ses funérailles furent pleinement révolutionnaires. Tout y révélait ce caractère : les noms des organisateurs qui étaient les représentants de la vieille opposition anti-bourbonienne, La Fayette, Schonen, Labbey de Pompières, Laffitte, Béranger, et leurs jeunes clients, MM. Thiers et Mignet ; les discours qui furent prononcés sur la tombe par La Fayette et M. de Schonen, et qui semblaient un écho ou un réveil des provocations factieuses de 1820 et de 1821 ; les figures trop significatives des meneurs qu'on voyait s'agiter dans la foule, commandant, dirigeant la manifestation, la plupart anciens chefs des Ventes qui passaient en revue l'armée, naguère dispersée, des sociétés secrètes. On put même se demander un moment si cette revue ne finirait pas par une bataille. La police s'étant opposée à ce que le cercueil fût porté à bras par des jeunes gens, les manifestants voulurent résister. Une collision était imminente. M. Laffitte intervint et parlementa avec l'officier qui commandait la troupe. Tous deux convinrent d'une sorte de transaction ; mais il fallait la faire accepter à la partie la plus ardente du cortège qui semblait chercher la lutte. Quand le négociateur populaire rapporta les conditions qu'il avait consenties, il fut accueilli par les cris les plus discordants. Le char funèbre fut transformé en tribune. A l'une des extrémités, un orateur de la jeune démocratie s'efforçait d'enflammer la foule, tandis qu'à l'autre M. Laffitte cherchait à se faire entendre. Le tumulte était au comble. Écoutons Laffitte, notre grand citoyen, criaient les uns ; ceux qui n'écoutent pas Laffitte sont des agents provocateurs ! Mais de l'autre côté, on répondait : A bas les endormeurs ! Aux Tuileries, aux Tuileries ! Ce n'était pas la première fois de la journée que ce dernier cri se faisait entendre ; il répondait sans doute au mot d'ordre secrètement donné par ceux qui poussaient à l'émeute. Au prix d'efforts désespérés, et grâce au secours que lui donnait l'attitude résolue de la troupe, M. Laffitte parvint enfin à persuader ses auditeurs. La journée avait été menaçante ; pour cette fois, l'orage était passé sur les têtes sans éclater.

A bas les endormeurs ! avait-on crié à M. Laffitte : expression populaire et brutale du mécontentement que causait, dans la fraction la plus avancée de la gauche, la tactique constitutionnelle imposée par les habiles. Béranger était de ces mécontents, et il comparait, non sans amertume, ce que la haute banque avait fait pour le général Foy à ce qu'elle refusait de faire pour Manuel[17]. Vers ce temps, comme plusieurs des Chefs du parti libéral remerciaient le chansonnier du secours qu'il leur prêtait, celui-ci leur répondit avec méchante humeur : Ne me remerciez pas des chansons faites contre nos adversaires ; remerciez-moi de celles que je ne fais pas contre vous.

En 1827, les révolutionnaires se pliaient en murmurant, mais enfin ils étaient encore obligés de se plier à la consigne de l'opposition légale. Les passions qui fermentaient en eux, et le but qu'ils cherchaient toujours à atteindre, n'étaient-ils pas cependant apparus d'une façon assez claire, pour provoquer cheires libéraux dynastiques de sérieuses réflexions ? Des saines comme celle que nous venons de raconter étaient faites pour les dégoûter et les effrayer. Le tapage manqué des obsèques de Manuel me paraît bien misérable, écrivait M. Royer-Collard. Mais était-ce tout ? Ces libéraux, entre autres les monarchistes dévoués ou résignés du centre, ne devaient-ils pas se demander si leur action commune avec la gauche était sans péril ; si, dans leur préoccupation exclusive de faire échec à M. de Villèle, ils ne servaient pas les intérêts d'un parti poursuivant, sous le drapeau constitutionnel, des desseins qui ne l'étaient pas ; si, avec le genre de guerre qu'ils faisaient au ministère, et surtout avec les soldats qu'ils laissaient se confondre dans leurs rangs,. leurs coups ne risquaient pas de porter plus haut que le cabinet ?

Mais ce sont pensées auxquelles on s'arrête rarement dans l'entraînement de l'opposition. D'ailleurs, ne l'a-t-on pas vu en analysant l'état d'esprit des rédacteurs du Globe ? Parmi ces libéraux, plusieurs, sans vouloir préparer une révolution, n'en avaient pas assez la crainte et l'horreur. Ils ne partaient pas de cette idée, qui aurait dû être la leur, que tous leurs intérêts, tous leurs principes étaient étroitement liés au maintien de la vieille monarchie. Ils croyaient leur conscience sauve, quand ils n'avaient pas enfreint la légalité, et alors ils envisageaient une rupture avec la dynastie, dont ils n'auraient pas pris personnellement l'initiative, comme une éventualité possible, probable, acceptable, peut- être même par quelques côtés avantageuse. D'autres, comme M. Royer-Collard, comprenaient mieux le droit et la nécessité de l'hérédité royale. Celui-ci n'avait pas dû changer d'avis, depuis qu'il avait écrit de la monarchie restaurée qu'elle était la vérité dans le gouvernement. Mais son pessimisme, chaque jour plus désolé, plus dédaigneux et plus irrité, lui inspirait un langage et.une conduite qui paraissaient parfois en singulière contradiction avec ses vrais sentiments. Il s'épanchait de temps à autre, à la tribune, en attaques d'une éloquente et redoutable amertume, et semblait, dans ses lettres intimes, avoir désespéré de la monarchie. Il y parlait de la fatigue de sa longue vie, toute consumée en vœux impuissants et en espérances trompées. — J'ai perdu ma cause, disait-il à M. Guizot ; j'ai bien peur que vous ne perdiez aussi la vôtre. — Il n'y a rien à faire, écrivait-il encore, rien à prévoir, rien à dire. Il faut que cet ordre ou ce désordre ait son cours. Il allait même, dans une autre lettre, jusqu'à écrire ces lignes qu'on croirait plutôt émanées de quelque adversaire systématique de la Restauration : Je pense comme vous sur ce qui se passe. Nous y sommes tout à fait désintéressés, jusqu'à ce que le système tombe. Il menace ruine ; mais il peut encore se soutenir quelque temps. Tout n'en est pas encore usé ; par exemple, le clergé, à qui il reste de grandes fautes à faire, et qui les fera, s'il peut. Je préfère M. de Villèle, parce qu'il est tout décrié, assez pour décrier d'avance ses successeurs. Ce mélange de passion et de découragement trahissait un singulier malaise chez ce grand esprit. N'y avait-il pas mieux à faire qu'à pousser l'attaque à outrance contre le cabinet, en laissant, d'autre part, tout aller sur la pente révolutionnaire ?

Peut-être en était-il, parmi les libéraux dynastiques, qui croyaient, ou du moins tâchaient de croire pour étouffer leurs scrupules, que la gauche était réellement et sincèrement convertie à la politique constitutionnelle En effet, 'lei habiles de ce dernier parti, persistant dans la tactique qui a été déjà signalée, évitaient tout ce qui aurait pu effaroucher leurs alliés. Ce n'était pas seulement M. Royer-Collard, c'étaient Casimir Périer et même Benjamin Constant qui continuaient à se montrer aux réceptions des Tuileries. Au plus fort de la lutte, ce dernier parlait du peuple éclairé sur toutes ses libertés, et aspirant seulement à se rallier à la monarchie que la Charte avait créée. Aussi un ancien député de la droite passé à l'opposition, M. Gautier, rendait, au cours de la session de 1827, cet hommage solennel à ce qu'il croyait être une transformation de la gauche :

Depuis que d'éclatants succès militaires, un nouveau règne, le temps, l'usage de nos libertés ont consolidé le trône, le parti démocratique a perdu de sa force réelle ou de sa violence. Il a reconnu que la France voulait la monarchie et la légitimité, et il a cessé aussitôt, soit par conviction, soit par impuissance, de se montrer hostile contre elles. De leur côté, les hommes que leurs sentiments et leur conscience attachent invariablement au système monarchique se sont, pour la plupart, familiarisés avec des institutions pour lesquelles ils avaient d'abord peu de penchant, et dont l'expérience seule pouvait leur faire connaître les avantages.

 

Dans ces paroles, à une part de vérité se trouvaient mêlées beaucoup d'illusions : illusions quelque peu naïves et singulièrement complaisantes, au lendemain des ovations de La Fayette et en face de l'enterrement de Manuel ! Comment ne point voir qu'une partie de la gauche n'avait pas cessé d'être au fond révolutionnaire ? Que des libéraux, tout en repoussant avec sincérité l'idée d'un renversement de la royauté, combattissent la politique de M. de Villèle, cela se conçoit. Seulement, en se laissant allier et mêler à cet élément antidynastique, ils commettaient une inconséquence, une faiblesse et une imprudence. Ce sont, hélas ! les entraînements habituels de toutes les oppositions. Passionnées par la campagne qu'elles poursuivent contre tel ministère, elles croient pouvoir accepter, sans faute et sans péril, le concours de tous ceux qui se montrent disposés à faire avec elles la première étape ; elles oublient de se demander si elles ne donnent pas ainsi à leurs compagnons du moment des forces et un élan dont ceux-ci useront ensuite pour pousser beaucoup plus loin ; si elles ne leur fournissent pas, auprès du public, une recommandation, une sorte de caution qui permettra à ces violents de faire un jour accepter leur propre programme ; si elles ne nouent pas avec eux des liens qu'elles ne pourront plus rompre après les succès du début, et qui les entraîneront là où elles n'auraient jamais voulu aller ; si, en un mot, elles ne servent pas ces dangereux alliés, au lieu de s'en servir. Qu'il est donc difficile aux partis modérés de faire face des deux côtés, et de lutter à la fois contre le péril de gauche et contre les imprudences de droite ! A cette seule condition cependant, on est dans la vérité et la justice politique. M. de Villèle a manqué de clairvoyance et de fermeté, nous l'avons dit ailleurs, quand, à force de regarder les menaces des révolutionnaires, il a perdu de vue les folies des ultras, quand, occupé à se défendre contre les premiers, il n'a plus eu la force de résister aux seconds. M. Royer-Collard et M. Casimir Périer, les écrivains du Journal des Débats et ceux du Globe, ont encouru le même reproche, lorsque, tout entiers à leur attaque contre le ministère de droite, ils ne se sont pas dégagés de la gauche antidynastique, bien plus, lorsqu'ils ont accepté son concours, et même l'ont presque autorisée à se confondre avec eux.

 

 

 



[1] Passim dans le National de septembre 1830.

[2] La trace de cette résignation forcée se retrouve même dans les articles des journaux de gauche, après 1830, quoique mêlée parfois à bien des bravades rétrospectives ; et alors peu périlleuses. Voici par exemple ce que disait le Globe, passé, il est vrai, en des mains autres que celles qui le rédigeaient sous la Restauration : Nous nous étions résignés à la Charte, ce qui est loin de l'avoir adoptée avec enthousiasme. Et encore nous ne nous étions résignés qu'en désespoir de cause, après d'inutiles et malheureux efforts pour la renverser. Voilà la vérité tout entière. Vous pouvez l'attester, députés courageux qui nous avez conduits dans les Ventes de la Charbonnerie, qui, comme nous, conspiriez il y a dix ans contre les Bourbons. Plus tard nous avons invoqué nous-mêmes la Charte et promis de la défendre. Nous étions de bonne foi, mais jamais nous n'avons applaudi à celte œuvre bâtarde, comme à la constitution que nous avions rêvée. Malheur à vous, hommes du passé, disions-nous alors, si vous transgressez vos serments ! Nous défendons la Charte parce qu'elle est le palladium du repos public ; mais si, en la violant, vous déchirez le livre des lois, ce ne serait pas pour la rétablir que nous a prendrions les armes : nous combattrions alors pour la liberté tout entière ! Nous n'étions pas seuls à tenir ce langage. Le côté gauche, marchant prudemment à notre suite, applaudissait à nos efforts. (Globe du 25 octobre 1830.)

[3] M. Guizot a dit à ce propos dans ses Mémoires : Une autre vérité commençait aussi dès lors à m'apparaître. Dans nos sociétés modernes, quand la liberté s'y déploie, la lutte est trop inégale entre ceux qui gouvernent et ceux qui critiquent le gouvernement. Aux uns, tout le fardeau et une responsabilité sans limites ; on ne leur passe rien. Aux autres, une entière liberté sans responsabilité ; de leur part, on accepte ou l'on tolère tout. Telle est, du moins chez nous, dès que nous sommes libres, la disposition publique. Plus tard et dans les affaires, j'en ai senti moi-même le poids ; mais c'est dans l'opposition, je puis le dire, et sans aucun retour personnel, que j'en ai d'abord entrevu l'inique et nuisible rigueur.

[4] M. Villemain disait, en ouvrant son cours d'éloquence : Rendons grâces au souverain qui a inauguré son avènement par le retour de la plus vitale des libertés publiques, et réconcilié toutes les opinions par l'enthousiasme qu'il leur inspire. En affermissant le pacte social, il partage la gloire de son fondateur. Monarque aimable et vénéré, il a la loyauté des mœurs antiques et les lumières modernes. La religion est le sceau de sa parole. Il tient de Henri IV ces grâces du cœur auxquelles on n'échappe pas. Il a reçu de Louis XIV l'amour éclairé des arts, la noblesse du langage, cette dignité qui frappe de respect et qui pourtant séduit.

[5] Lettre du 5 octobre 1824, citée plus haut par nous.

[6] Un autre écrivain de la même école, M. de Vaulabelle, a fait un tableau analogue de la situation : Peu de souverains, dit-il, ont pris possession du trône dans des circonstances plus favorables que celles dont l'avènement de Charles X se trouvait entouré. Les difficultés, créées au gouvernement de son frère par les deux invasions et par l'occupation étrangère, avaient disparu ; les conspirations et les tentatives de soulèvement organisées par les adversaires de sa race, complètement dissoutes ou comprimées, ne lui laissaient plus que le bénéfice de la clémence ; l'armée, ralliée au drapeau blanc par la campagne d'Espagne, était fidèle et dévouée ; les partis, renonçant à la lutte active, avaient pour ainsi dire désarmé ; l'opposition parlementaire elle-même n'existait plus... La situation du royaume, à l'intérieur comme au dehors, annonçait an nouveau monarque un règne calme et prospère, et la cause de la Restauration semblait définitivement gagnée.

[7] Le Journal des Débats disait : Le cri de la France s'est fait entendre. Tout s'est ému, les châteaux comme les cités, les familles illustres comme les familles plébéiennes. Le pays tout entier a reçu l'alarme la plus vite qu'il ait ressentie depuis de longues années, et nous ne craignons pas de le dire, nul coup plus rude, à moins d'être décisif, ne pouvait être porté à l'édifice tutélaire de notre Restauration.

[8] Voir Royalistes et Républicains.

[9] Le général Foy disait de la loi : C'est une déclaration de guerre, un instrument de haine et de vengeance ! M. Labbey de Pompières : La question est de savoir si l'émigration vaincue fera subir à la Révolution la loi du vainqueur. M. Dupont de l'Eure : On veut remettre en question tout le passé, faire le procès à la Révolution, mettre en jugement la nation pour l'avoir voulue, et condamner trente millions d'hommes à faire amende honorable à l'émigration.

[10] L'habileté et la convenance de la politique étrangère et financière de M. de Villèle sont aujourd'hui reconnues. Est-il cependant un acte, une mesure de cette politique qui n'ait pas été aussi violemment attaqué que la loi du droit d'aînesse ou la loi sur le sacrilège ? Ce serait par exemple une curieuse et triste histoire que celle de la conversion des rentes, proposée et enfin opérée par le ministre de la droite. Tous les écrivains compétents, les faits eux-mêmes, ont proclamé depuis lors qu'il avait eu raison ; on ne pouvait lui reprocher que d'avoir devancé les idées de son temps, et M. Duvergier de Han-renne a déclaré que cette mesure a comptait parmi les titres d'honneur de M. de Villèle. Néanmoins que d'attaques de la part de tous les orateurs de, gauche, même de ceux qui, comme Casimir Périer, eussent dû être le plus éclairés en ces matières ! Que d'inquiétudes on chercha et l'on parvint à éveiller chez les rentiers ! Que d'intrigues, de coalitions, on noua autour de cette question d'affaires, comme pour mieux, indiquer qu'on y voyait seulement une occasion de manœuvres de parti ! On entrava ainsi l'opération pendant plusieurs années. M. de Villèle réussit enfin, à force de persévérance, à l'accomplir. La fortune publique y trouva, grâce au ministre, de grands avantages ; mais, grâce à l'opposition, ce fut une des principales causes de l'impopularité du ministre.

[11] M. Lainé cependant ne pouvait être suspect. N'avait-il pas, en 1818, quitté le ministère, parce qu'il trouvait que M. Decazes et M. de Serre penchaient trop à gauche ?

[12] Toutes ces flatteries n'agissaient que trop sur l'orgueilleuse imagination du grand écrivain. Il en est encore tout gonflé, quand il rédige ses Mémoires après plusieurs années et à la suite d'événements qui eussent dû l'éclairer. Ainsi, raconte-t-il, tombaient à mes pieds amis, ennemis, adversaires, au moment de la victoire... C'était ma seconde guerre d'Espagne ; je triomphais de tous les partis intérieurs, comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France... C'est au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d'Espagne, j'avais dominé l'Europe ; mais une opposition violente me combattait en France. Après ma chute, je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion... La jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient à mes ordres, et je ne pouvais plus faire un pas dans les rues sans être entouré.

[13] C'est ce qui faisait dire à M. de Villèle ces paroles, déjà citées par nous : Les royalistes opposants ressemblent à un corps d'armée qui s'emparerait d'une position qu'il lui serait impossible de garder, et dans laquelle d'autres viendraient le relever. Ils se battent au profit des libéraux qui occupent et conservent les positions qu'ils ont enlevées.

[14] Après les élections de 1824, le régime du renouvellement par cinquième tous les ans avait été remplacé par le renouvellement intégral et septennal.

[15] L'opposition de la magistrature a été certainement l'un des faits politiques les plus graves qui se soient produits sous le ministère de M. de Villèle. Nous y reviendrons, en étudiant les luttes religieuses de ce temps.

[16] La Fayette avait été reçu avec enthousiasme par le peuple de Washington. Proclamé solennellement l'hôte de la nation américaine, harangué par le Congrès qu'il avait harangué à son tour, il avait parcouru le territoire de la jeune République au milieu d'ovations continuelles. A son départ, une frégate de l'État fut mise à sa disposition pour le ramener en France. Si l'on veut se faire une idée du ton auquel était montée la rhétorique américaine, qu'on lise ce passage du discours d'adieu adressé à La Fayette par M. Adams, le président des États-Unis : Allez, ami que nous chérissons ; retournez vers cette terre du brillant génie, des sentiments généreux et de la valeur héroïque ; vers cette belle France, où sont nés Louis XII et Henri IV ; vers ce sol fécond qui produisit Bayard et Coligny, Turenne et Catinat, Fénelon et d'Aguesseau ! Déjà, depuis plusieurs siècles, le nom de La Fayette était inscrit sur le catalogue de ces illustres noms que la France s'enorgueillit d'offrir à l'admiration des peuples. A l'avenir, il brillera d'un éclat plus grand encore. Et si, dans la suite des temps, un Français est appelé à indiquer le caractère de sa nation par celui d'un individu de l'époque où nous vivons, le sang d'un noble patriotisme colorera ses joues, le feu d'une inébranlable vertu brillera dans ses yeux, et il prononcera le nom de La Fayette !

[17] On parla, dit Béranger, d'élever un tombeau ; mais en cela on put voir combien Manuel et Foy avaient différé. Tout ce que depuis nous avons appelé juste milieu, la banque surtout, s'empressa de souscrire pour élever un mausolée au général et assurer une fortune à ses enfants (un million, je crois) ; pour Manuel, presque toutes les grosses bourses refusèrent de s'ouvrir, et l'on eut bien de la peine à recueillir neuf ou dix mille francs par souscription.