LE PARTI LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION

 

CHAPITRE II. — LES CONSPIRATIONS (1820-1824).

 

 

§ 1. — L'OPPOSITION FACTIEUSE.

La campagne malhabile et malhonnête suivie par l'opposition sous les divers ministères du centre Était eu pour résultat d'amener successivement le duc de Richelieu et M. de Serre, effrayés pour la monarchie du péril révolutionnaire, à s'éloigner des prétendus libéraux. Ce qui a déterminé l'union de la droite et du ministère, disait alors M. Pasquier, c'est la peur de périr. Sous cette impression, s'était formé le nouveau cabinet du 21 février 1820. Sa politique à l'égard de la gauche n'était plus une politique de confiance, mais une politique de défense. Ses premières lois tendaient à restreindre la liberté individuelle, la liberté de la presse, l'une et l'autre pour une année seulement, et à modifier la loi électorale. Toutefois, s'il y avait réaction, celle-ci était contenue dans des limites rassurantes. Les ministres, M. de Richelieu, M. de Serre, M. Pasquier, M. Siméon, M. Roy, étaient encore des hommes du centre. M. de Villèle n'était pas au pouvoir, bien qu'on désirât s'entendre avec lui. S'appuyer sur la droite, mais en demeurant raisonnable, tel était le programme de M. de Serre ; il se hâtait, à la vérité, d'ajouter que c'était difficile.

Si la gauche avait eu le sentiment des fautes qu'elle venait de commettre, elle se fût montrée désormais soucieuse de ne pas en aggraver les conséquences ; elle eût ménagé ce qu'il y avait encore de bonne volonté et de modération dans le cabinet ; elle eût tâché de faire renaître, par sa sagesse, une confiance que ses excès et sa déloyauté avaient détruite. Mais pouvait-on espérer d'elle cette justice et cette prudence ? Elle avait combattu M. de Serre libéral ; comment eût-elle supporté M. de Serre allié de la droite ? La guerre de presse et de tribune, si acharnée qu'elle fût, ne lui suffisait même plus, et de cette époque date une phase nouvelle dans l'histoire de ce parti. Son opposition, constitutionnelle en apparence, va être, pendant plusieurs années, un rideau derrière lequel se cacheront et s'agiteront les conspirateurs.

Dès le début, comme pour imaginer un fondement juridique aux menées insurrectionnelles, orateurs et écrivains de la gauche affirment à l'envi, avec une concordance qui révèle le mot d'ordre, que les lois nouvelles sont une violation flagrante de la Charte, une rupture du contrat constitutionnel, et ils en concluent, plus ou moins ouvertement, que le recours est ouvert aux armes non légales. Est-il besoin de réfuter ce sophisme ? Des lois temporaires de résistance, et une loi électorale, présentées par un ministère dont font partie M. de Richelieu et M. de Serre, votées régulièrement par une assemblée où l'opposition balance presque en nombre la majorité conservatrice, constituent-elles, à un degré quelconque, une de ces suppressions arbitraires de liberté dans lesquelles les insurrections cherchent leur excuse ? Après ces lois, comme avant, toutes les institutions du gouvernement représentatif étaient encore debout. Même dans l'aveuglement de la lutte, les opposants ne pouvaient croire aux terreurs qu'ils jugeaient utile de feindre. Leur appel 4 la violence n'était pas seulement sans raison, il était sans prétexte.

L'atteinte à la liberté serait plutôt dans la conduite de la gauche. La condition de tout gouvernement libre est le respect absolu, religieux de la loi Ce respect n'était que trop affaibli en France, au lendemain d'une Révolution, où l'on s'était habitué à imposer les réformes par la force et l'illégalité. L'esprit public en avait été faussé et corrompu. Le premier soin de tout homme d'État clairvoyant devait donc être de guérir ce mal révolutionnaire, plus contraire encore à la politique libérale qu'à la politique conservatrice. Celle-ci, a écrit M. de Rémusat, a un certain penchant pour la force ; elle tend à préférer la sûreté publique à la justice, et à trouver légitime tout ce qui tranquillise la société. On peut en effet, par un coup de vigueur, obtenir le silence et le repos. Mais le régime de la liberté, ce régime bruyant, agité, qui donne une voix à l'opinion, et un aliment aux passions, devient intolérable et impossible, si la violence y intervient. Là où l'opposition est permise et nécessaire, ce ne peut être qu'à la condition qu'elle ne soit jamais la révolte. Autrement la liberté aurait pour effet de charger continuellement une mine à laquelle, de temps en temps, la révolution mettrait le feu... La passion du langage, l'exagération des griefs, l'injustice des accusations, sont inévitables dans les débats d'un pays libre ; le mécontentement s'y montre tête levée ; le désir du changement n'y est pas interdit ; on attaque ce qu'on veut réformer comme si l'on prétendait le renverser. Les esprits faibles ou violents ne peuvent que trop s'y méprendre, et l'on contracte bien aisément l'habitude de recourir en tous cas à la force, si le respect de la loi, la confiance dans la loi, n'ont pas en quelque sorte passé dans le sang de la nation[1]. Ces réflexions ingénieuses et justes d'un écrivain que sa vie publique ne doit pas rendre suspect à la gauche, montrent combien, au point de vue même libéral, l'opposition était rétrograde, quand elle s'engageait, en 1820, dans la voie des conspirations.

Déjà, quelques années auparavant, le gouvernement royal avait eu à réprimer l'insurrection de Didier à Grenoble, le complot des ci patriotes de 1816, et les émeutes de Lyon en 1817. Mais ces tentatives de quelques aventuriers subalternes, auxquels le succès des Cent-Jours avait fait croire que la monarchie pouvait être facilement renversée par un coup de main, ne se rattachaient pas à l'action des grands partis politiques. A la fin de 1818, et surtout en 1819, on commence à entrevoir, dans la partie ardente de l'opposition, les premiers symptômes de ce qui pourrait être appelé la maladie des sociétés secrètes et des conspirations. Cette maladie n'était pas spéciale à la France ; elle sévissait avec plus de force encore en Allemagne, où elle armait contre Kotzebue le bras meurtrier de l'étudiant Sand, en Italie, en Espagne, en Portugal, où se Préparaient des insurrections militaires. Il serait assez difficile d'établir avec précision la- première genèse de ces sociétés secrètes en France. Il est de leur nature même que leur histoire soit imparfaitement connue. Toutefois, plus d'un ancien affilié, croyant, après 1830, pouvoir se trahir sans péril et même avec profit, nous a apporté de curieuses révélations. On pourrait saisir, dès 1818, les menées de la société de l'Union. En 1820, le mal s'était étendu ; les principaux foyers de conspiration étaient alors l'association des Amis de la presse et la loge maçonnique des Amis de la vérité ; l'action de cette dernière apparut dans les émeutes qui troublèrent en juin la discussion de la loi électorale[2]. Au-dessus de ces diverses sociétés, s'était constitué peu à peu un comité directeur dont faisaient partie plusieurs députés et personnages politiques. En 1821, cette organisation secrète devint plus redoutable et plus savante, par l'introduction en France de la Charbonnerie italienne, avec ses rites mystérieux et son habile hiérarchie d'affiliation. Parmi les premiers Charbonniers, on remarque des noms auxquels étaient réservées les destinées les plus diverses : Bazard, Trélat, Guinard, Pierre Leroux, Boinvilliers, les deux Scheffer, Théodore Jouffroy, Dubois, Cousin, Augustin Thierry, Buchez, Flottard, Berville, Hocquart, Boulay (de la Meurthe), Plougoulm, Chaix d'Est-Ange, Delangle, etc. La Haute-Vente, qui remplaça le comité directeur, était présidée par La Fayette, et comprenait MM. Manuel, Dupont (de l'Eure), Voyer d'Argenson, de Corcelle, Beauséjour, députés ; M. Jacques Kœchlin, manufacturier ; M. de Schonen, magistrat, MM. Manguin, Barthe, Mérilhou, avocats ; MM. Cauchois-Lemaire et Arnold Scheffer, écrivains.

Tous ces affiliés appartenaient à la bourgeoisie. Quelle que fût l'énergie de plusieurs d'entre eux, il n'y avait là ni le nombre, ni la vigueur qui devenaient nécessaires, du moment où l'on prétendait descendre dans la rue et recourir à la violence. Le peuple était étranger à ce mouvement : peut-être n'osait-on pas, ou ne pouvait-on pas arriver jusqu'à lui[3]. La force d'action matérielle des sociétés secrètes eût donc été insignifiante, sans le concours d'un élément dont la prépondérance dans l'opposition d'alors a déjà été signalée, l'élément militaire.

 

§ 2. — LES SOCIÉTÉS SECRÈTES ET L'ARMÉE.

La Charbonnerie s'étendit rapidement parmi les mécontents de l'armée. Les officiers à demi-solde, qui entretenaient des relations dans leurs anciens régiments, y eurent bientôt organisé un grand nombre de Ventes, généralement composées de sous-officiers, et pouvant apporter, en cas d'action, un concours efficace. L'influence des Ventes civiles était en quelque sorte effacée par ce redoutable voisinage. Derrière les rares députés ou étudiants qui s'agitaient, péroraient et étaient censés donner la direction, se préparait donc une véritable insurrection militaire. Tel était du reste, à cette époque, le caractère général des mouvements révolutionnaires en Europe. Il y avait comme une contagion qui gagnait partout, en 1820, soldats et généraux. Elle était partie de l'Espagne, terre classique des pronunciamentos, où Riego et Quiroga avaient soulevé l'armée de Cadix et contraint Ferdinand à accepter la constitution de 1812. Cet exemple avait été suivi, avec des succès plus ou moins éphémères, en Portugal, à Naples, en Sicile et en Piémont. En Russie même, un régiment de la garde avait donné le signal d'une révolte, d'ailleurs promptement réprimée.

Les historiens et les orateurs de l'opposition semblaient impatients de voir la France entrer dans cette voie. Ils parlaient sans cesse des révolutions militaires d'Espagne mi d'Italie, pour les exalter et les offrir comme modèles. Ils ajoutaient mille caresses et flatteries à l'endroit de l'armée, affectaient bruyamment de prendre en main la cause de ses griefs prétendus ou réels, et lui répétaient à satiété qu'elle était la représentation véritable de la nation. Un ancien censeur de la police impériale, M. Étienne, écrivait dans la Minerve : Les flatteurs disent aux rois : Vous avez des baïonnettes. Mais ils oublient que les soldats. sont la représentation armée des nations... Certes, il donne un grand exemple, le pays où l'armée, appui ordinaire du pouvoir absolu, se lève, combat et stipule pour la liberté. La tribune faisait écho à la presse : Contemplez l'Espagne, s'écriait La Fayette. Nous avons déjà vu, en 1789, les soldats français s'identifier avec leurs concitoyens... Ici ce sont les troupes elles-mêmes qui, sans désordre, sans chef ambitieux, ont les premières redemandé la constitution, émanée de la volonté générale du peuple. Vainement M. Casimir Périer ajoutait-il que si l'opposition se réjouissait de ces événements, c'était dans l'intérêt de la liberté, non dans l'espoir d'une révolution en France ; il était sincère, en ce qui le concernait du moins, mais il était peu logique. Cet éloge du pronunciamento était, par la force des choses, une excitation à l'imiter. Les ardents l'entendaient bien ainsi, et, dans sa correspondance intime, La Fayette ne dissimulait pas l'espoir qu'il fondait sur l'exemple donné par l'armée espagnole. Était-ce d'ailleurs sans dessein qu'à ce moment même on répandait à profusion dans tous les régiments la chanson de Béranger sur le vieux drapeau ? Aussi le général d'Ambrugeac disait-il un jour : Il est temps, dans l'intérêt de la patrie, de mettre un terme aux débats scandaleux qui agitent la Chambre. L'armée obéit et ne délibère pas. L'armée est fidèle ; elle n'est pas tentée d'imiter les criminels exemples qu'on vante sans cesse à la tribune. Et M. de Serre, rappelant certains discours des orateurs de l'opposition, y dénonçait une provocation manifeste à la révolte, provocation qui s'adressait bien moins à la nation qu'à l'armée. La Quotidienne signalait la même tactique : Au lieu d'élire des avocats, des professeurs, disait-elle, on nomme des généraux. Il est vrai que le parti de la Quotidienne, tout en se plaignant justement de ces coupables manœuvrés, semblait parfois, quand il traitait des intérêts ou touchait aux sentiments de l'armée, avoir à tâche de seconder la gauche par ses animosités imprudentes et ses maladroites provocations. Le gouvernement, inquiet, jugeait nécessaire de prendre des précautions contre un pronunciamento possible, et il veillait à ce que, sur aucun point, il n'y eût plus de quatre régiments rassemblés.

Ce n'est pas ici le lieu de raconter les complots qui se sont succédé presque sans interruption, à Paris en 1820, à Saumur et à Béfort en 1821, à Saumur, à Strasbourg ; à la Rochelle en 1822, et qui, les uns après les autres, ont échoué, découverts avant d'éclater, ou promptement déjoués après un commencement d'exécution. Cette triste histoire est connue. Tous ces complots avaient le même caractère. Des députés, des hommes de parti donnaient le signal, commandaient du moins nominalement, et devaient se montrer en cas de succès ; à chaque nouvelle entreprise, les conspirateurs obscurs déclaraient ne bouloir marcher que si des personnages politiques en renom s'engageaient avec eux. Mais ceux qui agissaient, qui prenaient les armes, qui payaient de leur tête, étaient des généraux en disponibilité, des officiers au service ou en demi-solde, des sous-officiers engagés dans les sociétés secrètes. Le plan se résumait toujours à entraîner telle ou telle garnison. On n'avait en vue que le soldat : le bourgeois ou l'ouvrier, on s'en occupait peu.

De déviation en déviation, la politique libérale aboutissait donc à fonder tout son espoir et à concentrer tous ses efforts dans des insurrections de caserne. Singulière situation, a écrit plus tard un des membres de la Haute-Vente[4]. On courait aux leçons de M. Cousin, on recueillait, avec une incroyable ardeur, les paroles de liberté qui, du haut des tribunes de France, d'Italie et d'Espagne, ébranlaient l'Europe ; puis on allait s'entendre avec des sous-officiers pour enlever des régiments. En rappelant ces souvenirs, l'ancien carbonaro paraissait être frappé surtout de ce que le contraste avait de piquant et d'étrange. L'histoire doit être plus sévère. Elle dira que les prétendus libéraux de la gauche ont tenté alors de commettre l'un des plus grands crimes dont on pût se rendre coupable envers la liberté ! Par passion politique, ils ont travaillé à pervertir l'esprit militaire, attentat analogue à celui du 2 décembre. Le parti révolutionnaire n'en était pas d'ailleurs à ses débuts en ce genre. Ne l'avait-on pas vu, au 13 vendémiaire, pousser le premier la troupe à intervenir dans nos discordes intérieures, exciter les généraux à devenir des hommes de parti, et introduire les soldats, l'arme au poing, dans les luttes civiles ? Au 18 fructidor, il avait été plus loin encore ; pour conserver entre ses mains un pouvoir que le pays, indigné et dégoûté, menaçait de lui enlever par ses votes, il avait lancé nuitamment les soldats de Bonaparte et d'Augereau contre la représentation nationale, montrant ainsi, le premier encore, comment des régiments, conduits par un général ambitieux et sans scrupule, pouvaient disperser un parlement et déchirer une constitution[5]. En 1820, c'était le même mal sous une autre forme : il ne pouvait plus être question de coup d'État ; mais on essayait de l'insurrection militaire et du pronunciamento. L'échec de cette tentative ne diminue pas la responsabilité morale de la gauche. Il n'a pas tenu à elle, en effet, que le mal espagnol ne s'acclimatât parmi nous, et n'infestât notre armée. Ce que fussent devenues alors la liberté et la paix publique en France, il suffit, pour s'en rendre compte, de jeter les yeux au delà des Pyrénées ; de même qu'il suffit, au contraire, de regarder aujourd'hui autour de nous, pour voir comment une armée, demeurée étrangère aux partis et supérieure à toutes leurs divisions, ne servant que la loi et la patrie, peut devenir, dans les crises les plus redoutables, l'un des fondements principaux de la liberté, de l'ordre social et de l'existence nationale. Que des aventuriers et des Césars aient cherché parfois, dans l'intérêt de leur ambition, à détourner le soldat d'un si grand devoir, cela s'explique ; mais on comprendra plus difficilement que la même œuvre de corruption ait été tentée un jour par de prétendus libéraux.

 

§ 3. — L'INSURRECTION À LA TRIBUNE (1820-1821).

Pendant que les complots se tramaient dans les sociétés secrètes, le palais Bourbon n'était plus le théâtre des luttes fécondes de la liberté légale, et les discussions parlementaires dégénéraient en agitations stériles et factieuses. La violence de tribune devenait complice du trouble des rues et de la conspiration de caserne.

Lors de la discussion de la loi électorale, en juin 1820, la gauche avait voulu essayer de cette intimidation du dehors, ressource habituelle des minorités révolutionnaires, toutes les fois qu'on n'a pas la sagesse d'éloigner de Paris les Assemblées. L'agitation populaire, persévéramment excitée par ses orateurs, avait promptement tourné en émeute. Pendant que le Paris oisif et badaud s'était installé sur les terrasses de la place Louis XV, pour y goûter le spectacle, redevenu nouveau, des troubles populaires, les bandes formées dans les faubourgs étaient descendues sur les Tuileries et avaient tâché de les enlever. La fermeté de l'armée seule avait arrêté et dispersé les assaillants. Il est aujourd'hui prouvé, par les aveux mêmes des écrivains du parti, qu'un comité composé des députés de la gauche encourageait, dirigeait ces troubles et se préparait à en profiter ; il avait même cru un moment tenir cette révolution tant désirée. Au parlement, les orateurs n'en affectaient pas moins de montrer dans la répression nécessaire de ces émeutes une sorte de guet-apens des troupes et du gouvernement contre la population et la Chambre. Chacun d'eux apportait à la tribune des récits où, avec les banalités d'usage, les soldats étaient présentés comme des assassins et les émeutiers comme d'innocentes victimes[6]. Le ministre dénonçait-il la faction qui faisait appel à la multitude, et voulait obtenir par la révolte ce qu'elle désespérait d'obtenir de la libre délibération du pouvoir législatif, aussitôt les députés, chefs ou complices de cette faction si justement accusée, criaient à la calomnie. Ainsi commençait ce double jeu, sans dignité et sans franchise, qui devait marquer, pendant plusieurs années, le rôle parlementaire de l'opposition.

Ayant échoué dans ce premier effort pour dominer l'Assemblée par la rue, les députés de la gauche n'eurent plus qu'un dessein : susciter et entretenir une agitation qui pût seconder les conspirations. Moins que jamais ils traitaient les questions sérieusement et pour elles-mêmes ; ils saisissaient tout prétexte de faire naître quelque débat irritant qui mît face à face le drapeau tricolore e le drapeau blanc, 1789 et l'ancien régime, le vieux soldat et l'émigré, le combattant de Waterloo et le royaliste de 1815 ; qui inquiétât le paysan sur la propriété des biens nationaux, le soldat sur son droit d'avancement, la société entière sur tous les intérêts nouveaux issus de la Révolution. A force de remuer chaque jour tant de matières inflammables, ils espéraient que l'incendie finirait par éclater. L'extrême droite, d'ailleurs, avec sa sagesse et sa clairvoyance ordinaires, ne manquait pas de tomber dans le piège que lui tendait la gauche. Elle répondait avec une violence égale à ces provocations ; parfois même elle prenait l'offensive. De là des dialogues tumultueux, où les deux partis se heurtaient en agitant des drapeaux opposés qui étaient, en réalité, des drapeaux de guerre civile, on pourrait dire de guerre sociale. C'était, en effet, le choc de deux sociétés : celle de la révolution et celle de la contre-révolution ; entre elles, plus de médiateur.

Tel jour, par exemple, une périlleuse digression conduisait à discuter de quel côté, dans quel camp, avaient été le droit et le devoir, pendant la Révolution ou les Cent-Jours. Était-ce à Faris et dans l'armée française, ou à Coblentz et à Gand ? Les membres de l'opposition ont été fidèles à leurs serments, disait le général Foy. (Réclamations.) Oui, parce que le premier serment, celui qui domine tous les autres, était la fidélité envers la patrie. — Qu'entendez-vous par la patrie ? s'écriait d'une voix la droite ; c'est au roi qu'il fallait être fidèle. A l'ordre ! à l'ordre !La nation et la patrie, reprenait le général Foy, n'étaient ni à Coblentz ni à Gand, mais sur le sol national. — A l'ordre ! répétait la droite. Vous justifiez la révolte, vous justifiez le 20 mars !Qui donc, demandait l'orateur, a amené le 20 mars ?Vous ! criait la droite en désignant la gauche. — Vous ! répliquait la gauche en montrant la droite. Le président agitait vainement sa sonnette, et le général, reprenant sa thèse, portait au comble l'irritation de ses adversaires, en affirmant que le régime légal avait cessé, au moment où le roi avait passé la frontière[7].

De telles altercations pouvaient durer indéfiniment et se produire tous les jours, sans qu'aucun des adversaires arrivât à convaincre l'autre. On chercherait longtemps ce que la liberté et la paix publique pouvaient y gagner ; on voit au contraire tout de suite ce qu'elles y perdaient. Mais les habiles de gauche avaient leur dessein. Manuel, contestant avec une subtilité audacieuse le droit antérieur de la famille royale, et osant parler de la répugnance avec laquelle elle avait été accueillie, atteignait son but, quand l'extrême droite exaspérée soutenait, pour répondre à son irrévérence factieuse, que, de 1790 à 1814, il n'y avait eu en France que des rebelles. En effet, le débat était amené sur un terrain où la réconciliation paraissait impossible entre la royauté et la révolution. Alors, avec un sang-froid perfide, l'orateur prenait acte de l'aveu, et se plaisait en quelque sorte à le souligner. Ainsi, disait-il, jusqu'au 31 mars 1814, tout a été en France crime, révolte ? (À l'extrême droite : Oui !) Ainsi les acquéreurs des biens nationaux n'étaient que des spoliateurs jusqu'au moment où la Charte est venue légitimer leur possession ? (À l'extrême droite : Oui !) Eh bien, messieurs, puisque telle est votre opinion, il faut avoir le courage de le dire franchement à la nation. Il reste à savoir si elle est disposée à subir cette humiliation ; il reste à savoir si ceux qui ont eu le bonheur de rester sur le sol de la patrie, qui ont versé leur sang pour la conquête de ses libertés, pour la défense de ses lois et de son indépendance, consentiront à recueillir cette honte et cet outrage. Il terminait en rappelant les Stuarts, et, à mots couverts, mais cependant clairement intelligibles, il menaçait les Bourbons d'une révolution analogue à celle de 1688. Ce jour-là, Manuel, en descendant de la tribune, devait se féliciter d'avoir puissamment secondé l'œuvre de conspiration qui était sa préoccupation principale, et à laquelle, en réalité, il subordonnait son action parlementaire.

Dans le même dessein, et avec une insistance qui révélait une préméditation concertée, les orateurs de la gauche répétaient que la Charte était violée et que le droit était désormais du côté de la résistance extra légale. Je dois faire une déclaration d'une haute importance, disait le général Tarayre. Je me crois consciencieusement obligé de déclarer à mes commettants que leurs droits naturels ont été attaqués, que le gouvernement représentatif est faussé, et qu'il ne nous reste plus aucun moyen de défense paisible et régulière[8]. Aussi l'un des membres les plus respectés de la droite, M. de Kergorlay, dénonçait-il, indigné, les provocations à la rébellion armée qu'il entendait journellement ; puis il ajoutait : Tout ce que les députés provocateurs pouvaient faire, sans compromettre leur sûreté, ils l'ont fait ! Et comme la gauche murmurait : Ils l'ont fait, répétait-il, ils ont conspiré à la tribune !

Ils conspiraient en effet, et ce n'était pas seulement à la tribune. MM. de La Fayette, Manuel, Voyer d'Argenson, de Corcelle, Beauséjour, Dupont (de l'Eure), Martin de Gray, général Tarayre, étaient, on l'a vu, directement associés à l'œuvre ténébreuse et violente des sociétés secrètes. D'autres députés, comme MM. Benjamin Constant, Laffitte, le général Foy, Casimir Périer, de Girardin, n'étaient pas personnellement mêlés aux complots, mais ils savaient que leurs amis y étaient engagés[9]. Leur situation équivoque a été ainsi définie par un homme qui avait été à même de la bien connaître : La séparation des libéraux révolutionnaires et des libéraux constitutionnels n'eut rien d'hostile. Les procédés parlementaires ne paraissaient pas tellement assurés à ceux qui en faisaient un si bon usage, qu'ils ne fussent disposés à prendre une nouvelle attitude, en cas de troubles civils. D'un autre côté, les partisans d'une révolution n'avaient pas assez de confiance dans les forces qu'ils essayaient, pour négliger entièrement les moyens que le régime légal offrait encore[10].

Peu s'en était fallu que La Fayette et quelques autres ne fussent compris dans les poursuites dirigées devant la haute Cour, à l'occasion du complot d'août 1820. Ils n'y avaient échappé que grâce à la bienveillance personnelle de certains pairs qui s'étaient employés à détourner les menaces de la procédure. Intimidés un moment par se péril, ils n'en furent que plus audacieux une fois assurés de l'impunité. Tant de déloyauté et d'impudence poussait parfois à bout les ministres. Alors M. de Serre, revenu à la hâte du Midi pour soutenir presque seul ces terribles luttes, pâle, le corps défaillant et l'âme intrépide, soulevait d'une main irritée, dans une de ces improvisations qui semblaient suffire à faire reculer l'émeute, une partie du voile sous lequel s'abritaient les coupables ; mais aussitôt, de ces bancs, où l'on savait bien que le garde des sceaux était encore au-dessous de la vérité, partait une explosion de feinte indignation et de récriminations injurieuses : C'est trop fort !... C'est épouvantable ! hurlait-on à gauche u Lorsque le garde des sceaux monte à la tribune, s'écriait Benjamin Constant, c'est comme si l'on y voyait monter l'Injure et la Calomnie ! Casimir Périer se plaignait des rêves qu'enfantait l'imagination vindicative et déréglée du ministre. C'étaient d'ordinaire les députés non personnellement compromis qui se jetaient avec le plus de véhémence dans ces protestations, couvrant ainsi leurs alliés de leur demi-innocence. Quant à Manuel, il se jouait, avec un sang-froid insolent et subtil, au milieu des dénonciations qui le visaient plus que tout autre ; jamais mauvaise conscience n'avait eu tant d'aisance pour se dérober aux accusations, tant d'audace pour les braver. Il y avait plus de franchise dans l'impertinence de La Fayette, qui semblait défier le gouvernement, plutôt que chercher à lui échapper par les habiletés d'un double langage.

On ne saurait trop insister sur ce qu'avait de faux et d'immoral cette situation d'un parti qui jouait à l'Assemblée la comédie d'une opposition légale, reprochait, avec une indignation bruyante, au gouvernement de porter atteinte à la Charte, et qui, à ce même moment, préparait des complots dans l'ombré, et faisait éclater des insurrections. Si ces députés pervertissaient l'armée par les desseins qu'ils poursuivaient dans les sociétés secrètes, ils corrompaient les mœurs publiques par leur conduite à la Chambre. Ils mettaient en effet à l'ordre du jour, dans les luttes de la vie parlementaire, l'hypocrisie et le mensonge. On n'est guère tenté de porter un jugement moins sévère sur les hommes qui, sans conspirer personnellement, demeuraient les alliés de ceux qui conspiraient sous leurs yeux. Étaient-ils de meilleure foi lue les autres, donnaient-ils un plus sain exemple de loyauté et de moralité politiques, quand, sachant ce qu'ils savaient, ils s'associaient à toutes les campagnes entreprises à la tribune par les députés carbonari, et servaient ainsi de secrets et coupables projets ; quand ils s'unissaient à eux pour soulever à tout propos. des débats irritants et stériles, sans autre but que d'aigrir les mécontentements, d'enflammer les passions ; quand, avec eux, ils accusaient le gouvernement de violer la Charte, et tâchaient de légitimer par là leurs menaces de révolution ; quand, avec eux, ils se portaient, contre une répression nécessaire et légitime, les avocats et les apologistes d'une jeunesse qu'ils n'ignoraient pas être factieuse ; quand, avec eux, ils louaient les révolutions militaires d'Espagne et d'Italie, et semblaient les proposer comme modèles ; quand, en face des ministres indiquant où étaient les conspirateurs, ils criaient au scandale, s'offraient avec fracas aux recherches de la justice, notaient publiquement de mauvaise foi, de calomnie préméditée, des imputations dont la sincérité et l'exactitude leur étaient connues, et cherchaient, par leurs bruyantes protestations et leurs injurieux défis, à intimider la poursuite et à la détourner des vrais coupables ? Que ces mêmes personnages vinssent ensuite affirmer à la tribune, avec Benjamin Constant, qu'ils ne voulaient pas une révolution nouvelle, ou revendiquer, avec M. de Girardin, le titre de royaliste constitutionnel, — étaient-ils de bonne foi ? et s'ils l'étaient, comment justifier, comment expliquer leur conduite et leurs alliances ?

 

§ 4. — CASIMIR PÉRIER ET LE GÉNÉRAL FOY.

Il est des hommes que, à raison même de leurs qualités, on souffre davantage de voir engagés dans une situation aussi fausse. Il semble qu'il y ait contradiction entre la fierté loyale qui apparaît dans leur caractère et le double rôle joué par leur parti. Tels sont Casimir Périer et le général Foy.

Qui eût entendu à cette époque Casimir Périer attaquant impétueusement le cabinet ou les royalistes, allant droit à l'adversaire, renversant tout sur son passage avec une sorte d'énergie tumultueuse, eût été tenté de le prendre pour le plus violent et le plus irréconciliable ennemi de la monarchie. Sa démarche, ses gestes, l'accent de sa voix de stentor, ses regards étincelants, la colère qui allait parfois jusqu'à déformer ses traits naturellement beaux, semblaient révéler une passion implacable. Le moindre incident suffisait pour l'enflammer. Il entrait dans la Chambre, la tête haute, le visage souriant, s'élançait vivement, dès son arrivée, au bureau du président, secouait affectueusement la main de l'aimable M. Ravez, et, à peine redescendu au bas des marches, au premier geste, au premier mot du même M. Ravez, il se levait avec fureur et l'apostrophait dans les termes les plus durs. La gauche, qui se servait de ses colères, ne manquait pas de lui faire les honneurs de toutes les grandes journées, afin de l'entretenir dans un état d'excitation si profitable aux desseins du parti[11].

Cette véhémence était surtout chez lui affaire de tempérament. Égaré dans la gauche, où l'avait jeté, dès le début, son antipathie de financier contre ce qu'il appelait l'aristocratie[12], incapable de se tenir dans les régions moyennes et de ne pas pousser tout à l'extrême, l'opposition lui était funeste ; elle transformait en défauts ces qualités de volonté, de vaillance impérieuse, de décision inflexible qui feront de lui, au pouvoir, le plus puissant champion de la politique de résistance[13]. D'ailleurs regardez au fond et comparez avec les autres hommes de la gauche. Derrière ces colères parfois si bouillonnantes et si meurtrières, rien de cette duplicité, de cette malice envieuse qui fermentent dans l'âme d'un Manuel. On l'a dit avec raison : si son langage était sans indulgence, son cœur était sans haine ; il avait la passion de vaincre et non de nuire ; il était plus querelleur qu'hostile. Tels étaient ses sentiments envers les ministres, et surtout envers les Bourbons. Sincèrement monarchique, il était étranger à tout parti pris révolutionnaire. Avec plus de sang-froid, sans doute, il eût dû comprendre que si l'opposition violente pouvait, dans un gouvernement stable et universellement respecté, en Angleterre par exemple, se concilier avec la loyauté dynastique, il en était autrement en France sous la Restauration. Ne lui eût-il pas suffi, pour s'en convaincre, de regarder les alliés dont il acceptait le voisinage et servait la politique ?

Mais convient-il d'insister sur ces fautes du début ? Casimir Périer, après tout, n'est-il pas en droit de demander à l'histoire de le juger, non sur cette partie de sa carrière, mais sur la fin, alors qu'éclairé par l'expérience, placé à un poste où ses qualités ne courront plus risque de dégénérer en défauts, il dépensera courageusement sa vie pour combattre ses alliés de la veille ? Dans ce rôle nouveau, il sera peut-être moins applaudi par la foule, mais il conquerra un renom qui doit, à tous les yeux, effacer la notoriété moins saine de ses premières années. Carrel, qui cependant fut l'allié de Périer opposant et l'ennemi implacable de Périer ministre, a dit de lui, le lendemain de sa mort : Le pouvoir, qui l'a dépopularisé, l'a en même temps grandi. L'histoire tient peu de compte de la popularité, mais elle s'incline devant la vraie gloire, et il lui suffit que celle-ci ait été méritée par quelques mois de gouvernement, pour laisser dans l'ombre l'erreur de plusieurs années d'opposition[14].

Le général Foy mourra trop tôt pour avoir la même fortune. Entré à la Chambre vers la fin de 1819, il n'avait pas jusqu'alors joué de rôle politique. Soldat de la Révolution, il s'était montré dévoué aux idées de 89, mais avait réprouvé les excès de 92 et de 93 ; il l'avait même fait si hautement, qu'il avait été arrêté, et, sans le 9 thermidor, il eût terminé alors sur l'échafaud une existence dont l'histoire ne se fût pas occupée. Brillant et intrépide officier, plus instruit que ne l'étaient d'ordinaire les généraux de ce temps, ses opinions libérales le tinrent, sous l'Empire, dans une sorte de demi-disgrâce. En 1815, il ne conspira ni d'acte, ni de désir, pour amener le retour de l'empereur ; il demeura fidèle jusqu'à la dernière heure à Louis XVIII ; mais, par patriotisme, il offrit son épée pour combattre l'invasion, et reçut à Waterloo sa quinzième blessure

Rien dans ce passé qui fît de lui un ennemi systématique des Bourbons ; rien non plus dans son caractère. Loyal, ouvert, ardent, passionné, il était facile à irriter, mais incapable de haine comme de dissimulation, étranger aux basses envies, aux arrière-pensées égoïstes. Sa vie privée avait, assure-t-on, une pureté et une : dignité austères, trop rares chez les hommes de son parti. Absolument désintéressé, il est mort pauvre, et une souscription publique a pu seule arracher sa famille au dénuement. S'il s'était trouvé poussé dans l'opposition, ce n'était pas par "rancune ou par convoitise, mais par l'effet d'une indépendance de nature, d'une ardeur plus généreuse que réfléchie, et d'un libéralisme d'opinion qui avait toujours été le fond de son esprit. Il paraissait, du reste, avoir compris à quel point l'avenir de la liberté était étroitement lié au maintien de la dynastie. A peine élu, il s'était empressé de faire savoir aux ministres qu'ils ne devaient pas le considérer comme un ennemi ; et il s'écriait à la tribune : Je le dis parce que j'en ai la conviction, il ne peut y avoir de véritable gouvernement représentatif en France qu'avec la maison de Bourbon. Aucun orateur de l'opposition ne faisait plus de professions dynastiques et ne les faisait plus sincèrement[15]. Il eût été, avec Casimir Périer, le ministre possible de la gauche, si celle-ci avait été un parti constitutionnel. Béranger, qui le savait, ne dissimulait pas toujours l'antipathie et la méfiance que le général lui inspirait. Par contre, la droite, bien que souvent meurtrie par lui, et même aux points les plus sensibles, lui savait gré de cette loyauté monarchique, et les émigrés les moins tolérants ne se défendaient pas d'éprouver une certaine sympathie pour cet ancien soldat de Jemmapes et de Waterloo.

Peut-être faut-il attribuer en partie ce résultat à la séduction réelle que le talent du général Foy paraît avoir exercée sur tous ses contemporains. Non qu'il fût cependant un de ces orateurs de haut vol et d'inspiration soudaine, comme l'était en ce temps-là M. de Serre, comme l'avait été Mirabeau, comme le seront Berryer ou Montalembert. Il improvisait peu et se fiait beaucoup à sa mémoire qui était prodigieuse. Son art consistait à bien encadrer, à placer à propos des morceaux à effet longuement préparés dans le cabinet, et à retrouver, en récitant, la passion qui l'avait animé en écrivant. Ne lui demandez pas non plus l'originalité profonde de Royer-Collard, ni l'érudition ingénieuse de Benjamin Constant. En somme, c'est plutôt de la rhétorique que de l'éloquence, et la rhétorique d'un homme presque exclusivement nourri de littérature grecque et romaine. Le goût du temps empêchait qu'on ne fût choqué alors de ce qui paraîtrait aujourd'hui un peu vide et déclamatoire. Le général Foy avait ses enthousiastes, auprès desquels on eût été mal reçu à le mettre au-dessous de Cicéron ou de Démosthènes. Ses discours — qui les lirait aujourd'hui ? — étaient publiés par souscriptions, imprimés sur vélin, dorés sur tranche et tirés à dix mille exemplaires. Les esprits les plus délicats et les plus capables de bien juger par eux-mêmes ne songeaient pas à se soustraire à l'impression universelle, et M. Villemain, racontant une visite que le général avait faite à son cours, a laissé voir combien il avait été ému, fasciné, presque déconcerté, en sentant devant lui, dans la vieille salle de Sorbonne, un orateur de si haut renom.

Du reste, de telles réputations ne sauraient s'expliquer uniquement par la mode et le goût du temps. A côté de cette rhétorique un peu redondante, il y avait dans la parole du général Foy une allure chevaleresque et héroïque, je ne sais quoi de noblement passionné. Sa voix remuait et entraînait comme le son d'un clairon de bataille. Cela reposait des avocats et des professeurs. Ainsi parvenait-il à exercer un peu de cette action, privilège ordinaire des grands improvisateurs, de ceux qui entrent soudainement dans le sujet, en s'inspirant du débat lui-même et des émotions de L'auditoire. Lorsque montant pour la première fois à la tribune, il laissa tomber ces paroles : Il y a de l'écho en France, quand on prononce ici les mots d'honneur et de patrie, un frisson d'émotion parcourut tous les bancs. Cette éloquence guerrière et patriotique répondait alors au sentiment militaire et national, tout saignant encore de la blessure de Waterloo. Si d'ailleurs le général Foy n'avait pas toujours le fond du grand orateur, il en avait les dehors ; une façon particulièrement noble- et fière de porter la tête, le front large et chauve où retombaient quelques mèches de cheveux blanchis, le regard ardent et mobile, la bouche expressive, la voix éclatante. Tout, dans ses traits, comme dans sa tournure, respirait la franchise et l'élan. Il escaladait la tribune avec la fougue qu'il eût mise à monter à l'assaut, et lançait aussitôt ses paroles d'un air vaillant et impérieux, à la façon, a-t-on pu dire heureusement, de Condé jetant son bâton de commandement par-dessus les redoutes de l'ennemi.

Mais cet homme, presque le seul de la gauche dont on s'arrête à étudier la physionomie avec quelque complaisance, pourquoi le rencontre-t-on presque toujours en si fâcheuse compagnie politique, mêlé à des entreprises parlementaires d'un caractère violent et équivoque ? La passion l'entraînait facilement plus loin qu'il n'eût voulu aller. Il s'exaltait au bruit de la lutte, s'enivrait des applaudissements, et alors ne mesurait pas plus la portée de ses coups que le soldat dans la fumée du champ de bataille. Aussi dépassait-il parfois en véhémence les députés conspirateurs, évoquant les passions les plus dangereuses pour la monarchie constitutionnelle qu'il désirait servir, blessant douloureusement les royalistes et la royauté elle-même, et secondant par là les desseins criminels qu'il connaissait sans les partager.

Peu de temps après son entrée à la Chambre, un débat ardent s'était élevé au sujet des mesures de résistance que le meurtre du duc de Berry avait suggérées au gouvernement. Le général Foy les avait combattues, mais en parlant noblement de la famille royale. La gauche ne fut pas satisfaite d'un langage qui ne lui paraissait point assez agressif, et qui ne répondait pas à ses arrière-pensées haineuses ; Benjamin Constant apporta même à la tribune l'expression de ce mécontentement. Pour rentrer en grâce auprès de son parti, le général se montra alors aussi violent contre les royalistes qu'il avait été, au début de la discussion, convenable à l'égard de la royauté. Il en vint, sans prétexte, à parler de cette minorité si faible, qu'elle ne peut exister qu'avec les étrangers et par les étrangers ; puis, s'échauffant plus encore, il s'écria, en rappelant la terreur de 1815 : Croyez-vous que, sans la crainte de voir notre pays livré à la dévastation par les étrangers, nous aurions supporté les outrages, les atrocités d'une poignée de misérables que nous avons méprisés, que nous avons vus depuis trente ans dans l'humiliation et l'ignominie ? La violence inouïe de cette invective souleva naturellement à droite des protestations indignées qui firent surtout explosion au mot de misérables. L'un des députés royalistes, M. de Corday, descendant de son banc et se plaçant, les bras croisés, en face de la tribune, jeta à l'orateur cette apostrophe : Vous êtes un insolent ! Un duel s'ensuivit. Le général Foy, favorisé par le sort, tira le premier en l'air. Son adversaire fit de même. Le lendemain, revenu à la générosité naturelle de son caractère, le général déclara n'avoir pas entendu désigner les émigrés, ces Français qu'il avait appris à estimer, en les combattant corps à corps. Il ne voulait pas, ajoutait-il, encourir le reproche d'ajouter de nouveaux motifs de discorde à ceux qui divisaient le pays, et il croyait que le sang français ne devait être versé que pour la liberté, le roi et la conservation des institutions constitutionnelles. M. de Corday répondit sur le même ton. Ce fut, cette fois, au tour de la gauche dé redevenir mécontente, et sa mauvaise humeur se traduisit par la manière dont le Constitutionnel rendit compte de l'incident. Après avoir cité la déclaration du général, il constata qu'elle avait été accueillie à gauche avec un silencieux étonnement ; puis il termina ainsi : En quittant la tribune, M. de Corday va prendre la main du comte Foy ; le côté gauche garde un morne silence.

Cet incident montre bien, sous ses divers aspects, le caractère du général, ses intentions droites et ses passions, ses emportements et ses retours. Il révèle également sa faiblesse en face de l'opposition. Les violences apparaissent être chez lui non-seulement une ardeur de tempérament, mais, ce qui est moins excusable, une obéissance aux sommations de l'esprit de parti. C'est que, lui aussi, était atteint de ce mal qui a été celui de tous les hommes de la gauche : l'amour de la popularité. Il ne résistait pas toujours à la tentation d'y sacrifier ce qui devait tenir le plus au cœur d'un monarchiste convaincu et d'un combattant généreux, la modération constitutionnelle de son attitude, la justice envers ses adversaires. Cette popularité, il a pu s'en rassasier pendant les courtes années de sa carrière politique. Il en a joui plus qu'aucun autre. Partout où il allait, il recevait des ovations enthousiastes, et un jour, à Bordeaux, un paralytique se fit porter sur son passage, pour avoir, disait-il, la joie de contempler le défenseur de nos libertés. Quand le général Foy mourut, en 1825, on lui éleva par souscription un cénotaphe de marbre, avec des couronnes murales et des renommées aux ailes déployées. Puis, après cette faveur retentissante, le silence s'est fait. Il n'est bientôt resté de lui que l'écho éloigné, et chaque jour plus affaibli, des applaudissements Contemporains. Cet homme qui avait si bien parlé de la gloire n'a pu l'atteindre, parce qu'il n'a pas eu le courage ou le temps de se dégager de l'opposition systématique. Moins heureux que son ami Casimir Périer, il a trop peu vécu, pour avoir occasion d'attacher son nom à une œuvre plus féconde et plus haute.

 

§ 5. — RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES.

Le but poursuivi par l'opposition de gauche peut-il au moins faire excuser ce que les moyens employés avaient de détestable ? Pour qui travaillaient ces sociétés secrètes ? A quelle fin tendaient ces conspirations ? On voulait renverser les Bourbons. Mais que prétendait-on mettre à la place ? Question à laquelle il est malaisé de répondre.

L'élément civil des Loges et des Ventes, les avocats, les étudiants, les jeunes gens du commerce, se croyaient en général très-libéraux, très-ennemis du despotisme. Ils se plaisaient à mal parler de toute espèce de monarchie, ne faisant pas grâce à l'Empire, bien que, par une singulière contradiction, ils fussent les alliés des bonapartistes ; à chacune des séances de la loge des Amis de la vérité, le souvenir du despote était maudit. Doit-on en conclure qu'ils étaient républicains ? Ce serait peut-être employer mal à propos un mot qui n'était alors guère en faveur, comme on avait pu le voir en 1814 et en 1815.

Devant le vide produit par l'écroulement de l'Empire, nul, parmi les libéraux, ni même parmi les conventionnels, n'avait prononcé le nom de la république. Fait surprenant, quand on songe que celle-ci avait été, avant le régime tombé, pendant huit ans le gouvernement de la France. Mais précisément le souvenir laissé par cette république empêchait que personne osât en demander la résurrection. On était encore trop près des crimes de la Convention et des hontes du Directoire. La Fayette écrivait alors à Jefferson : Bonaparte et les Bourbons, telle a été et telle est encore la seule alternative possible, dans un pays on l'idée d'un pouvoir exécutif républicain est regardée comme le synonyme des excès commis sous ce nom.

Il en fut de même à la fin des Cent-Jours. Les révolutionnaires étaient cependant en nombre dans la Chambre des représentants. Lorsque celle-ci dut, après Waterloo, nommer une commission exécutive, sur cinq membres, elle choisit trois régicides. On pouvait donc s'attendre à ce que cette Assemblée, qui répudiait Napoléon vaincu et voulait exclure les Bourbons, en reviendrait à la république, fût-ce seulement pour sortir des embarras où elle se débattait impuissante et tumultueuse. Nul, cependant, n'osa la proposer. Si quelques-uns des meneurs y firent allusion, ce fut pour en constater le discrédit. Rien ne donne lieu de penser, disait Manuel à la tribune, que le parti républicain existe encore, soit dans des têtes dépourvues d'expérience, soit dans celles que l'expérience a mûries. Comme M. Dupin développait une motion relative à l'organisation d'un régime anonyme : Que ne proposez-vous la république ? lui cria-t-on sous forme d'interpellation ironique, et l'orateur se contenta de répondre par un geste de dédain.

On ne découvre guère plus de républicains dans les premières années de la Restauration. Madame de Staël, écrivant en 1817, se croyait, par piété filiale, obligée de dissimuler que son père avait tracé en 1802 le plan d'une république. Ce fut un peu plus tard, dans une autre génération, sans liens directs avec les vieux révolutionnaires, chez les jeunes gens des sociétés secrètes, MM. Guinard, Buchez, Trélat, Pierre Leroux, Scheffer, Boinvilliers, etc., que se forma, par une sorte d'éclosion spontanée, l'embryon d'un nouveau parti républicain[16]. Ces jeunes gens eussent protesté, si l'on avait prétendu les rattacher à Robespierre, et ils désavouaient la tradition jacobine. Plusieurs pensaient d'ailleurs comme Victor Jacquemont, le spirituel et sceptique voyageur, qui, tout en voyant dans la république la forme de l'avenir, se montrait peu impatient d'y arriver ; il n'admettait pas qu'on la traitât de chimère ; mais, ajoutait-il, je suis de ceux qui ne veulent pas de la république, jusqu'à ce que tout le monde sache lire en France et soit un peu décrassé, besogné d'un demi-siècle au moins. D'autres avaient des vues moins précises encore : l'un des plus éminents, M. Augustin Thierry, recueillant ses souvenirs, a dépeint quel avait été alors son état d'esprit : J'aspirai avec enthousiasme vers une liberté dont la formule, si je lui en donnais une, était celle-ci : gouvernement quelconque, avec la plus grande somme possible de liberté individuelle et le moins possible d'action administrative. Je me passionnai pour un certain idéal de gouvernement patriotique, de pureté incorruptible, de stoïcisme sans morgue et sans rudesse, que je voyais représenté dans le passé par Algernon Sydney, et dans le présent par M. de La Fayette. En somme, dans leurs rêves, la plupart de ces jeunes conspirateurs n'allaient guère au delà d'un régime démocratique avec un roi, quelque chose comme notre G :institution de 1791, ou comme cette Constitution des Cortès de 1812, dont tous les insurgés d'Espagne ou d'Italie inscrivaient le nom sur leurs drapeaux. Le parti républicain n'est pas exclusif, disait La Fayette en 1821 ; il prévoit même que la nation voudra encore prolonger l'expérience des institutions populaires aboutissant à l'hérédité du trône. Aussi quand, en 1822, deux obscurs condamnés du complot de Saumur crièrent sur l'échafaud : Vive la République ! les journaux de tous les partis, écrit M. de Vaulabelle, rapportèrent cette invocation solitaire avec un sentiment de profonde surprise.

Mais on n'ignore pas de quelle médiocre importance était l'élément civil dans les sociétés secrètes. L'élément Militaire avait le nombre, l'énergie, la puissance d'action. De ce côté, on ne retrouvait pas le même vague ni les mêmes incertitudes. Généraux et soldats savaient ce qu'ils voulaient : l'Empire. C'était pour le rétablir qu'ils conspiraient, risquaient leur vie, versaient leur sang. Quelques-uns mêlaient peut-être à leur visée dynastique des rêveries de démocratie malsaine, mais sans les séparer du nom de Napoléon. Ils n'avaient que mépris pour les chimères et les répugnances libérales de leurs faibles alliés, et les officiers à demi-solde ne se gênaient pas pour traiter de blancs-becs ces petits jeunes gens qui osaient appeler le grand empereur un tyran.

Les contradictions qui divisaient si radicalement, quoique dans des proportions fort inégales, les conspirateurs, n'étaient pas faites pour donner beaucoup d'unité à la direction supérieure, et les divergences n'apparaissaient pas moins profondes dans le comité central. La Fayette y représentait les idées de l'élément civil, notamment des jeunes gens des écoles. On eût pu le dire républicain, s'il avait suffi pour l'être de n'avoir pas le sentiment monarchique. Dès avant 1789, il s'imaginait être libéral en attaquant les rois. Néanmoins, en 1791, après la fuite de Varennes, il s'était ouvertement prononcé contre la république, demandée alors par Brissot et Robespierre. Plus tard, sous le Directoire, ses idées semblaient modifiées ; écrivant à Hamilton en 1798 : Jusqu'à ce que l'expérience ait été tentée, disait-il, je trouverai qu'il vaut mieux suivre les principes américains que de nous mettre à la mode anglaise. Cette expérience l'avait-elle éclairé ? Toujours est-il qu'en 1814 il se montra nettement monarchiste. En 1821, dans une note destinée aux sociétés secrètes, il se déclarait républicain d'inclination et d'éducation, mais il ajoutait qu'il tenait trop aux premiers principes, pour n'être pas très-facile sur les combinaisons secondaires. De ces manifestations un peu bigarrées, il serait difficile de tirer une conclusion précise. La vérité est que La Fayette était assez indifférent entre une monarchie démocratique à la façon de 1791 et une république américaine. Le point sur lequel il paraissait plus ferme, et par où il se distinguait de quelques autres membres du comité, était son opposition contre le napoléonisme. Encore, s'il fallait en croire M. Louis Blanc, cette opposition n'aurait-elle pas été également absolue contre tous les princes de la famille Bonaparte[17].

On le voit, La Fayette eût été le maître, que la direction n'en aurait pas moins été fort incertaine ; mais il n'était pas seul, et, parmi les autres meneurs, plusieurs ne pensaient pas comme lui. Manuel avait un grand dédain pour les illusions républicaines. Cette forme de gouvernement, disait-il, a pu séduire des âmes élevées ; seulement, elle ne convient pas à un grand peuple, dans l'état actuel de nos sociétés. Et il ajoutait : La liberté est inséparable du trône. Qui mettre sur ce trône ? Il ne lui importait guère, pourvu que les Bourbons en fussent exclus. Déjà, après 1815, de concert avec les réfugiés de Bruxelles, il avait conspiré pour le prince d'Orange. Ces intrigues, avortées alors, furent reprises en 1819. Un aide de camp du prince fut même introduit par M d'Argenson dans le sein du comité directeur. Quelques membres ayant objecté que ce prétendant avait combattu contre la France : Oui, sans doute, avaient répondu les autres ; mais nous n'entendrons plus parler de saint Louis, de Fleuri IV et de droit divin ; il régnera par la volonté de la nation, et ne nous abandonnera pas aux prêtres[18]. La Fayette fut chargé de suivre les pourparlers ; ils furent ébruités, et le roi des Pays-Bas dut, par pudeur diplomatique, mettre le holà aux visées ambitieuses de son fils. Privé du prince d'Orange, Manuel, qui éprouvait peu de sympathie pour le duc d'Orléans, ne recula pas devant le bonapartisme, afin de satisfaire sa haine contre les Bourbons. Les principes et les idées, disait-il, ont leur puissance, mais on n'arrive à les faire passer de la théorie dans la réalité qu'à l'aide de la force. Or, où trouver la force matérielle nécessaire pour renverser le gouvernement royal, ailleurs que dans les rangs de la troupe et parmi ces Milliers d'officiers et d'anciens soldats que les armées de la République et de l'Empire nous ont légués, et qui, répandus sur tous les points de la France, maudissent dans Louis XVIII et dans les siens les complices du triomphe de l'étranger ?... Ils font bon marché de la liberté, dites-vous, et se lèveront en invoquant le drapeau de l'Empire et le nom de Napoléon II. Ni ce nom, ni ce drapeau n'ont mes sympathies ; niais que m'importe, si ce sont des armes qui puissent nous faire triompher ?[19] Manuel faisait, avec peu de succès du reste, des ouvertures dans le même sens à M. Guizot, et, après lui avoir exposé comment il tenait la maison de Bourbon pour incompatible avec la France de la Révolution, il montrait le nom de Napoléon II, comme une solution possible, probablement la meilleure, des problèmes de l'avenir[20]. Voilà où était arrivé l'esprit le plus politique et le plus net du comité directeur ! D'autres membres, notamment les généraux qui représentaient l'élément militaire, concluaient plus nettement encore à l'Empire. Le général Tarayre ne manquait pas une occasion d'insister sur ce qu'il appelait les droits de Napoléon II.

Enfin, pour avoir une idée complète de la confusion qui régnait dans ce comité, on devrait parler du petit groupe socialiste, plus préoccupé de renouveler la société que de changer la forme du gouvernement, et principalement représenté par MM. Voyer d'Argenson et Beauséjour. Aux yeux de ce dernier, la nation n'était divisée qu'en deux classes : les payeurs et les payés, les mangeurs et les mangés.

C'était une vraie tour de Babel. Aussi quand, à la veille de l'action, il fallut arrêter un programme et choisir le cri de combat avec lequel les conspirateurs allaient tenter de soulever la France, ils ne purent parvenir à s'entendre. L'accord se faisait bien sur le drapeau tricolore, mais ne pouvait s'étendre au delà. Le comité dut renoncer à préciser le gouvernement qu'il prétendait substituer à la vieille monarchie, et se borner à convenir de la convocation d'une assemblée constituante. Singuliers insurgés qui, au moment où ils allaient détruire, ne pouvaient même annoncer ce qu'ils tentaient d'édifier, et qui croyaient qu'un peuple les suivrait, sans avoir devant lui un but déterminé et connu d'avance, sans avoir surtout, ce qui a seul pour lui une signification nette, un nom à acclamer ! Pour sortir de cet embarras, Manuel avait fait une proposition plus étrange encore. Dans une proclamation préparée par lui, il rappelait que la Constitution de 1791 ayant indiqué la possibilité de sa propre révision après un délai de trente ans, on était arrivé, en 1821, à l'époque fixée pour cette révision ; c'était afin d'y procéder qu'on convoquait une constituante. Voilà les hommes qui raillaient Louis XVIII d'avoir parlé, dans le préambule de la Charte, de ses dix-neuf ans de règne ! Fiction pour fiction, celle de la permanence du droit royal était plus raisonnable et moins ridicule que celle de la perpétuité d'une Constitution mort-née.

Les libéraux non bonapartistes avaient d'ailleurs l'esprit bien léger et la vue singulièrement courte, si, en s'engageant dans une conspiration, sans mieux préciser ce qu'ils feraient au cas de succès, ils ne discernaient pas à qui profiterait le vague de leurs desseins. Il ne pouvait profiter qu'aux impérialistes, déjà les plus forts, les plus nombreux, les plus actifs, et qui avaient, en face des incertitudes et des divisions de leurs alliés, l'immense supériorité de dire où ils voulaient aller. Aussi ne doit-on pas être surpris de voir, à chaque mouvement insurrectionnel, un cri dominer aussitôt tous les autres : ce n'était pas le cri de Vive la Constitution de 1791 ! Personne n'y songeait. C'était celui de Vive Napoléon II !

 

§ 6. — LA LÉGENDE DE SAINTE-HÉLÈNE.

Dans le cours du mois de juillet 1821, une grande nouvelle se répandit tout à coup en France. Napoléon était mort le 5 mai, à Sainte-Hélène. Il semble tout d'abord que ce dut être un coup décisif porté au bonapartisme ; l'effet contraire se produisit. D'une part, les libéraux peu clairvoyants s'imaginèrent pouvoir désormais, avec moins de danger, exploiter contre la monarchie les souvenirs d'un Empire qui leur paraissait relégué dans l'histoire ; d'autre part, l'impression tragique de cette mort lointaine donna un nouveau retentissement à un nom qui s'était déjà trop emparé de l'imagination des foules.

Après Waterloo, les plaies étaient encore si douloureuses, la joie et le besoin de la paix si vifs, que le souvenir de Napoléon ne pouvait être populaire. Les écrivains étaient portés, pour satisfaire le sentiment public, à refuser même la justice à l'empereur et souvent à l'outrager. Mais bientôt un revirement se fit, d'autant plus rapide que la Restauration avait plus vite cicatrisé les plaies, et effacé, par la prospérité présente, la mémoire des souffrances passées. Les yeux se tournèrent alors vers cette ile lointaine, battue des flots, brûlée par le soleil des tropiques, où était relégué, sous la garde inquiète de l'Europe coalisée, cet homme d'une si menaçante grandeur, que sa captivité semblait nécessaire à la sécurité du monde. La rigueur de l'expiation désarmait les âmes généreuses. Les esprits curieux étaient intéressés et saisis en voyant succéder à un drame qui avait déjà tellement étonné les hommes, un épilogue plus extraordinaire encore. Un si grand silence, après un si grand bruit ! tant d'immobilité, après tant de mouvement ! L'éloignement même ajoutait ce prestige et ces ombres nébuleuses qui prêtent à l'apothéose. Quand enfin la mort vint abattre l'illustre captif sur son rocher, elle ne fit que couronner et consacrer cette légende de Sainte-Hélène, créée par le calcul des uns et par l'instinct irréfléchi des autres ; elle remontra soudainement Napoléon à toute la terre, a dit M. Quinet, et lui rendit en un moment, pour toujours, son royaume du bruit.

Le nom de l'empereur fut aussitôt dans toutes les bouches : son spectre se dressa devant tous les yeux. On ne parlait que de lui. Les étalages des libraires et des marchands d'estampes étaient remplis d'innombrables brochures ou lithographies sur le grand homme. Lamartine, Victor Hugo, Casimir Delavigne, Béranger, et, avec eux, une foule d'obscurs rapsodes, célébraient par leurs chants ces retentissantes funérailles. Les journaux libéraux n'étaient pas les moins ardents à s'associer à ce culte posthume. Si nous avions dit il y a quinze jours, à nos constitutionnels, s'écriait douloureusement la Quotidienne, qu'ils étaient bonapartistes, ils auraient répondu par des cris de fureur. Mais voilà Bonaparte mort : à cette nouvelle, toutes les pensées se trahissent. Les brochures pleuvent comme des fleurs sur sa tombe... Toutes les vieilles livrées impériales reparaissent. Chacun fouille dans sa poche pour en retirer quelques anecdotes bonapartistes, et l'on montre de loin l'image de son fils.

Derrière cette émotion quelquefois sincère, bien qu'imprévoyante, se cachait le dessein d'une immense supercherie, pour le succès de laquelle on profita de l'éloignement et l'on exploita la tombe. Que vint-on présenter à la foule ? Était-ce l'image du véritable Napoléon, tel que nous le voyons revivre dans la terrible sincérité de sa Correspondance, homme de génie et de proie, aussi étonnant par la puissance de l'intelligence que par les lacunes du sens moral ; trop souvent étranger à la notion de justice, et presque incapable de discerner le bien du mal ; despote emporté et intraitable, qui méprisait et haïssait la liberté, ne tenant nul compte ni du droit des nations, ni de celui des consciences, quand il les rencontrait en travers de ses desseins ; passionné an jeu sanglant de la guerre et de la conquête, y jouant, sans scrupule, l'existence de la France qui semblait parfois être pour lui moins une patrie qu'un instrument ; égoïste gigantesque qui sacrifiait à ses passions le genre humain comme son pays ? Non. On entreprit d'y substituer le type artificiel d'un Napoléon pacifique qui faisait la guerre pour arriver plus tôt à l'ère de la paix universelle, d'un libéral incompris qui s'armait du pouvoir absolu à contre-cœur pour préparer les voies à la liberté, et qui cherchait le règne de la raison et la fondation du régime constitutionnel ; souverain débonnaire, ayant pour rêve favori de s'entourer, dans ses vieux jours, de philanthropes éclairés dont il aurait fait des espions de vertu, et de parcourir la France à petites journées en compagnie de l'impératrice, recevant toutes les plaintes, redressant tous les torts, semant partout les monuments et les bienfaits. L'empereur, jusqu'à la dernière heure soigneux de la mise en scène, avait fourni lui-même le plan et le thème de l'audacieuse fiction, dans ces conversations de l'exil, rapportées avec plus ou moins de sincérité et d'exactitude par le Mémorial de Sainte-Hélène et les autres publications de ce genre.

Le nouveau mythe napoléonien était fait pour favoriser, et en quelque sorte excuser, la fusion des bonapartistes et des libéraux. On conçoit que les bonapartistes aient applaudi et contribué à cette altération.de l'histoire : leur intérêt était trop évident. Que les libéraux en aient été les dupes et les complices, voilà ce dont on devrait être surpris, si l'on n'en était pas, sous ce rapport, à ne plus s'étonner. Bien loin de s'opposer à ce réveil dangereux de l'idolâtrie impériale, les journaux de la gauche le considéraient avec satisfaction, ou même apportaient ouvertement leur concours. Ils trouvaient là un moyen efficace de faire échec aux Bourbons, et leur passion ne voyait pas au delà. Ils s'employaient même à neutraliser tout ce qui pouvait contrarier cette dévotion nouvelle. L'une des feuilles qui affichaient le libéralisme le plus exigeant blâmait comme inopportune la publication du livre posthume de madame de Staël, Dix années d'exil, par crainte que l'opinion n'y vît les côtés mesquins, tracassiers et misérablement vindicatifs du despotisme impérial. Chez certains hommes de la gauche, la complicité bonapartiste allait jusqu'à l'enthousiasme. Un homme que le 24 février 1848 devait porter au pouvoir, M. Flocon, traduisant, en 1821, les idées qui avaient alors cours dans une partie de la nouvelle génération révolutionnaire, dédiait au roi de Rome une brochure dithyrambique sur le mort de Sainte-Hélène[21]. Un rédacteur du Constitutionnel, M. de Jouy, faisait représenter, à cette époque, une médiocre tragédie, Sylla, où il avait cherché à reproduire, dans le personnage du dictateur romain, quelques-uns des traits de Napoléon. Talma s'était prêté à cette allusion, en copiant, avec son art habituel, la figure et les attitudes de l'empereur. Il y eut alors cabale, dans la jeunesse libérale, pour applaudir Sylla. Il suffisait d'ailleurs de pénétrer dans les salons de Cambacérès, du duc de Vicence ou de M. de Talleyrand, devenu mécontent parce qu'il n'avait plus de ministère, pour y rencontrer, pêle-mêle avec les anciens fonctionnaires de l'Empire, les hommes politiques de l'opposition.

S'imaginait-on que ce bonapartisme, dangereux pour la royauté, ne l'était pas pour la liberté, parce que, grâce à une sorte de déguisement posthume, on avait plus ou moins adroitement appliqué un masque libéral sur le profil de César ? C'eût été un singulier aveuglement. Dans la légende qui se répandait par la tolérance ou avec l'aide de la gauche, la foule ne voyait que le souvenir grandi et purifié de Napoléon dont elle consentait à faire parfois un démocrate, jamais un libéral. M. Quinet a confessé plus tard la déception que le sentiment populaire ménageait à ceux qui, comme lui, s'étaient imaginé pouvoir ressusciter le culte de Napoléon, en y mêlant l'amour de la liberté :

Lorsque, en 1821, éclata aux quatre vents la formidable nouvelle de la mort de Napoléon, il fit de nouveau irruption dans mon esprit... Il revint hanter mon intelligence, non plus comme mon empereur et mon maitre absolu, mais comme un spectre que la mort a presque entièrement changé... Ses compagnons revenaient l'un après l'autre et témoignaient de sa conversion aux idées qu'il avait foulées aux pieds, tant qu'il avait été le maître... Nous revendiquions la gloire comme l'ornement de la liberté... Par malheur, je ne tardai pas à m'apercevoir que je ne suivais plus ici la voie du peuple. Je revins auprès des premiers compagnons de mon enfance, les ouvriers, les paysans de Certines. Il me sembla alors avoir fait un long voyage d'idées, dans le pays des chimères auxquelles ils étaient restés étrangers. Sitôt que je voulus, comme autrefois, ouvrir la bouche sur notre commune religion bonapartiste, je vis que nous étions séparés par des abîmes... Jamais la liberté n'avait fait obstacle dans leur esprit à Napoléon ; ils ne s'étaient pas ingéniés à les concilier[22].

 

Voilà donc à quoi aboutissaient les efforts de cette gauche conspiratrice ! Si elle eût réussi alors dans quelqu'une de ses entreprises, l'Empire eût été aussitôt rétabli. Qu'elle ne croie pas sa responsabilité diminuée par son échec. En effet, les idées et les sentiments qu'elle a contribué à former ou à laisser former dans les masses n'ont-ils pas à la longue porté leurs fruits ? Le second Empire, pour avoir attendu trente ans, n'en a pas moins été, pour une grande part, l'œuvre des prétendus libéraux de 1821.

 

§ 7. — LES SUITES DES CONSPIRATIONS.

Veut-on maintenant considérer la politique factieuse de moins haut et dans ses résultats plus immédiats ? Tous les complots ont misérablement échoué. Au seul point de vue pratique, c'étaient des entreprises absurdes. Carrel qui y avait pris part, mais dont l'esprit était net, vigoureux et souvent sincère, l'a reconnu après coup. Chaque tentative insurrectionnelle, en surprenant brusquement et en alarmant les intérêts, éloignait des libéraux la partie flottante de l'opinion ; celle-ci aime parfois à se passer le luxe de l'opposition, tant qu'elle y voit une taquinerie inoffensive ; mais elle redevient conservatrice et même réactionnaire, quand l'ordre matériel qui fait la sécurité de chaque individu lui semble menacé. Ces avortements successifs n'étaient pas faits d'ailleurs pour attirer à la gauche la faveur des esprits, toujours fort nombreux, qui jugent par le succès, et ne goûtent pas la compagnie des vaincus.

En 1820, au moment où allaient commencer les premières conspirations, la gauche avait fait depuis trois ans de si grands progrès dans la Chambre, grâce aux élections partielles, qu'elle balançait presque en nombre les groupes de droite. Encore un léger effort, et elle se serait trouvée en majorité. Mais après les troubles de juin et le complot de 1820, une réaction électorale qui dépassa du premier coup toutes les prévisions se produisit en faveur de la droite. Même résultat en 1821. A mesure qu'une nouvelle conspiration éclatait et échouait, la gauche perdait dans l'opinion un terrain dont ses adversaires s'emparaient aussitôt. Il semblait d'ailleurs que la partie la plus ardente des opposants, ayant mis tout son enjeu dans les sociétés secrètes, fût devenue presque indifférente aux vicissitudes de la fortune électorale et parlementaire. Quelques-uns se leurraient même de l'espoir que plus les élections leur seraient défavorables, plus l'esprit public, inquiet du triomphe de la droite, serait disposé à écouter leurs excitations insurrectionnelles.

Cette réaction profitait aux royalistes purs. Les modérés du centre, découragés, impuissants à faire entendre leur voix dans une lutte aussi bruyamment passionnée, étaient écrasés entre les deux partis contraires. MM. de Richelieu et de Serre voyaient avec tristesse et inquiétude diminuer chaque jour le nombre des ministériels. En dépit de leurs efforts pour demeurer dans une ligne moyenne, obligés de lutter contre une faction révolutionnaire, ils étaient de plus en plus à la merci de la droite, et il leur fallait subir ses exigences croissantes. Le triomphe complet et exclusif de ce dernier parti apparaissait inévitable et prochain. Les écrivains libéraux seraient mal fondés à reprocher aux ministres d'alors une sorte de palinodie. Aujourd'hui que les projets de la gauche sont connus, qui nierait que le premier devoir du cabinet ne fût de la combattre pour sauver le trône ? et le pouvait-il sans les royalistes ? Comme l'a dit très-justement un des rédacteurs du Censeur, M. Dunoyer, dans un passage déjà cité, l'opposition n'a pas le droit de demander au gouvernement d'être confiant, quand elle n'est pas loyale.

Les ministres avaient d'autant moins de force propre, ils étaient d'autant plus livrés au patronage impérieux de la droite, qu'ils n'avaient point rencontré, dans le centre gauche, le concours, ou seulement la justice, qu'ils étaient en droit d'espérer. Bien que sincèrement royalistes, les doctrinaires n'avaient pas compris, ou n'avaient pas voulu reconnaître, la nécessité où était le gouvernement, après l'élection de Grégoire, de revenir un peu sur ses pas. Erreur grave que leurs admirateurs mêmes ont dû plus tard confesser[23]. M. Royer-Collard et ses amis étaient-ils d'ailleurs bien convaincus qu'une politique plus conservatrice n'était pas imposée par le péril de la situation ? N'étaient-ils pas surtout préoccupés de ne point compromettre personnellement dans cette politique leur renom libéral ? Après les élections de 1819, M. Decazes, cherchant à reconstituer un ministère, avait fait des ouvertures à M. Royer-Collard. Celui-ci, rapporte son biographe, M. de Barante, voulait surtout ne s'engager dans aucune responsabilité... tout affligé qu'il était de l'élection de Grégoire et du progrès des opinions révolutionnaires, il blâmait bien haut chaque projet proposé pour arrêter le mal et mettre en sûreté la monarchie ; il semblait se complaire à montrer l'inefficacité de tout expédient indiqué, et quand on lui disait que du moins il ne pouvait nier le danger, il répondait : Eh bien ; nous périrons, c'est aussi une solution. En tout cas, n'ayant pas d'autre solution à offrir, M. Royer-Collard eût dû, ce semble, être indulgent pour ceux de ses anciens amis qui, par devoir et sans grande illusion, cherchaient, suivant la parole de M. de Serre, à gouverner raisonnablement, en s'appuyant sur la droite. Il choisit au contraire ce moment pour rompre publiquement avec le cabinet, en donnant sa démission de président de la commission d'instruction publique[24].

Aussi à peine, quelques semaines plus tard, le 21 février 1820, le duc de Richelieu eut-il formé son second ministère, que les doctrinaires prirent une attitude nettement opposante. Ils se joignirent à la gauche et parlèrent presque son langage, pour attaquer les lois proposées. M. Camille Jordan, avec cette impétuosité facilement émue que l'âge ni la souffrance n'avaient pu abattre, et à laquelle s'ajoutait alors un peu d'aigreur et d'irritabilité, suites de la maladie, allait, dans la discussion de la loi électorale, jusqu'à reprocher au ministère de préparer un nouveau fructidor, et il imputait aux provocations des royalistes les troubles dont on n'ignore pas aujourd'hui l'origine absolument opposée. Autant il était sévère et même injuste pour le cabinet et la droite, autant il ménageait la gauche, et, faisant allusion à l'élection de Grégoire, il se bornait à convenir qu'il y avait eu des choix indiscrets. L'opposition accueillait avec joie ces alliés inespérés. Il ne lui arrivait pas souvent de retrouver ses arguments dans des bouches si pures, et de voir sa cause soutenue par des orateurs de telle autorité. La Chambre, disait Benjamin Constant, ne peut accorder sa confiance à des ministres dont les meilleurs amis se séparent la douleur dans le cœur, en les accusant de violer la Charte et de compromettre la dynastie.

Nulle opposition ne devait être plus pénible au duc de Richelieu et surtout à M. de Serre. M. Camille Jordan ayant reproché au cabinet d'être inévitablement entraîné à des ménagements déplorables envers la droite dont l'appui lui était nécessaire, le garde des sceaux ripostait avec animation : Vous cherchez à déconsidérer le ministère, en disant qu'il est courbé sous le joug d'un parti. Nous avons le droit de vous dire à notre tour : C'est vous qui êtes sous le joug d'une faction, et c'est la faction qui vous fait parler. Pour ceux qui savaient qu'entre ces deux hommes, derrière ce choc d'opinions, il y avait le déchirement d'une étroite et tendre amitié, ce drame intime, s'ajoutant et se mêlant au drame politique, lui donnait quelque chose de plus poignant : émotion analogue à celle qu'avaient dû éprouver les membres des Communes d'Angleterre, quand Burke avait rompu solennellement à la tribune l'amitié de vingt-deux ans qui l'unissait à Fox ! Comme pour augmenter le pathétique de la scène dans la Chambre française, les deux acteurs, épuisés par la maladie, ne trouvant de forces que dans leur passion généreuse, portaient l'un et l'autre, sur leurs fronts pâlis, le signe, visible à tous, de la mort prochaine. Toutefois, ce qu'il y avait de plus douloureux encore, n'était-ce pas de voir des âmes si belles, si droites, si lumineuses, ayant même amour, mêmes convictions, tout à l'heure si unies, et maintenant séparées, en quelque sorte rejetées aux deux extrémités contraires, par la malice des partis et par les obscurités politiques de nos époques troublées ? Que, des bancs de la gauche ou de l'extrême droite, on applaudisse ces deux orateurs, quand ils emploient le dernier souffle d'une éloquence qui n'a jamais été si grande, à se combattre l'un l'autre ! Pour nous, c'est une raison nouvelle de gémir sur la détestable classification des opinions qui, séparant la Chambre par le milieu, avait creusé un abîme entre des esprits en réalité si proches ; et plus que jamais nous déplorons que les passions des uns et la perfidie des autres n'aient pas permis de constituer ce parti intermédiaire, où les de Serre et les Camille Jordan se fussent naturellement rencontrés et eussent ensemble servi la cause de la liberté et de la monarchie. Regret ressenti d'autant plus profondément, que les modérés de la Restauration ne devaient pas être les derniers dans notre siècle à souffrir de ce mal.

A la différence des députés de la gauche, les doctrinaires n'étaient pas au courant des menées conspiratrices de leurs collègues. Longtemps après, M. Royer-Collard disait à La Fayette : On vous calomniait en vous accusant de conspiration, général ?Non, on ne me calomniait pas, on m'outrageait. M. Royer-Collard reprit sévèrement : Je vous croyais innocent : je vois que vous n'étiez qu'impuni. Toutefois, quelque illusion que les doctrinaires eussent, en 1821, sur la loyauté de certains députés, ne devait-on pas espérer que les conspirations militaires, en éclatant, les éclaireraient sur le vrai danger du moment ? Ne seraient-ils pas ainsi conduits à s'éloigner de la gauche et à se rapprocher du ministère ? M. Decazes y travaillait de loin. M. Pasquier, avec qui il était en correspondance, lui écrivait à propos de la récente découverte d'un vaste complot : Il y a là, pour les libéraux sincères et pour les doctrinaires, une occasion admirable de se rallier au gouvernement ; mais, ajoutait-il aussitôt, l'orgueil les empêchera d'en profiter ; tout en redoutant la puissance du sabre, ils continueront selon toute apparence à lui venir en aide. M. Camille Jordan, en effet, repoussait absolument les ouvertures de M. Decazes. Vous ne me semblez préoccupé, lui écrivait-il, que des complots et du danger du bonapartisme. Eh ! sans doute, il y a des bonapartistes qui s'agitent, et il faudra longtemps y veiller. Qui le nie ? Mais est-ce donc le siège véritable de notre mal ? Le plus grand danger était, à son avis, dans la politique du cabinet ; il déclarait tout rapprochement impossible, si cette politique n'était complètement changée, et si l'on ne formait un ministère constitutionnel, vraiment national. Il ajoutait qu'il faudrait à M. de Serre, avant de remonter à son ancien rang dans l'estime générale, au moins trois ans de pénitence publique et de bonne conduite populaire, sur les bancs de la Chambre, comme simple député.

M. Royer-Collard n'était pas mieux disposé. Affligé de l'état où il voyait la Restauration, mécontent de tous, en désaccord avec tous, blâmant tout et ne conseillant rien, il se montrait moins empressé à remédier au péril qu'à disserter sur ses causes : Qu'il y ait parmi nous des factions, disait-il, on n'en saurait douter ; elles marchent assez à découvert, elles avertissent assez de leur présence. Il y a une faction née de la Révolution, qui cherche vaguement, mais qui cherche toujours l'usurpation, parce qu'elle en a le goût plus encore que le besoin. Il y a une autre faction née des privilèges, que l'égalité indigne et qui a besoin de la détruire. Je ne sais ce que font les factions ; mais je sais ce qu'elles veulent, et surtout, j'entends ce qu'elles disent... Elles sont faibles en nombre ; mais elles sont ardentes, et, pendant que nous nous divisons, elles marchent à leur but. — Voilà le mal : quel remède indique M. Royer-Collard ? — Si notre malheureuse patrie doit encore être déchirée, ensanglantée par ces factions, je prends mes sûretés ; je déclare à la faction victorieuse, quelle qu'elle soit, que je détesterai sa victoire ; je lui demande dès aujourd'hui de m'inscrire sur les tables de ses proscriptions. Noble et fier langage ! Mais le moindre conseil, et surtout le moindre acte de politique pratique, tendant précisément à empêcher le triomphe de ces factions, aurait fait bien mieux les affairés du pays.

L'intention des doctrinaires eût été de rester dans une région en quelque sorte supérieure, entre la droite et la gauche, sans s'inféoder à l'une plus qu'à l'autre. Ils tenaient surtout à ne pas être confondus avec les libéraux révolutionnaires dont la conduite répugnait à leur loyauté monarchique. Mais une fois engagé sur certaines pentes, on est facilement entraîné plus loin qu'on n'aurait voulu. M. Royer-Collard et ses amis devaient le prouver par leur conduite, lors du renversement du ministère du duc de Richelieu.

La gauche, estimant sans doute que la réaction provoquée par ses fautes n'allait pas encore assez vite, se décida, vers la fin de 1821, à accepter la proposition que lui faisait l'extrême droite d'une coalition ayant pour but de renverser coûte que coûte le cabinet. Avoir au pouvoir des modérés comme M. de Richelieu, M. de Serre, M. Pasquier, M. Siméon, M. Roy, c'était un vieux reste de la politique du centre ; La Fayette et Benjamin Constant étaient aussi impatients que M. de la Bourdonnaye et M. Delalot de s'en débarrasser, dût la succession passer, ainsi qu'il était prévu, à un ministère de pure droite. On sait comment les coalisés convinrent de voter ensemble un amendement à l'Adresse, insinuant que la politique du gouvernement avait acheté la paix au prix de sacrifices incompatibles avec l'honneur de la nation ; phrase entendue par la gauche en ce sens que cette politique avait été trop hostile aux révolutions étrangères ; par la droite, qu'elle leur avait été trop favorable. Il dépendait du centre gauche d'assurer le succès ou l'échec de cette coalition, en se portant d'un côté ou de l'autre. M. de la Bourdonnaye, le plus passionné des hommes d'extrême droite, entra en pourparlers avec M. Royer-Collard ; celui-ci, après quelques hésitations, promit son concours ; les doctrinaires furent ainsi du complot, et eurent leur rôle dans ce guet-apens parlementaire.

Une coalition si malhonnête a-t-elle cependant, par quelque côté, profité aux causes diverses et contraires que prétendait servir chacun des groupes coalisés ? Nullement. Par là, les libéraux n'ont pas moins nui à la liberté que les royalistes ultras à la monarchie[25]. Les députés conspirateurs avaient été déterminés par cette illusion qui, depuis quelque temps, leur faisait désirer l'excès du mal[26] ; ils comptaient sur une explosion générale des sociétés secrètes pour le mois de décembre, et s'imaginaient qu'un triomphe de la droite exagérée irriterait l'opinion ; celle-ci, pensaient-ils, se laisserait alors plus facilement persuader qu'il n'y avait plus de milieu entre le retour de l'ancien régime ou le renversement des Bourbons. L'avenir prochain se chargera de démontrer ce que valait cette tactique. Quant aux opposants dynastiques, en dehors de l'entraînement de la lutte et de la loi fatale qui, dans les alliances de ce genre, subordonne toujours les modérés aux violents, on chercherait vainement les raisons de leur conduite. Ils donnaient ainsi le dernier coup à ce parti médiateur qui s'était efforcé, depuis l'Ordonnance de 1816, d'unir la liberté et le trône, et de fondre la France nouvelle avec l'ancienne ; ils chassaient définitivement du pouvoir et presque de la vie publique ceux qui avaient voulu empêcher que la politique, détournée des réformes pacifiques et fécondes, ne se résumât tout entière en une lutte violente et périlleuse entre les fils de l'Émigration et ceux de la Révolution. Peut-être satisfaisaient-ils leurs passions, leurs rancunes du moment ; mais l'histoire est là pour dire qu'en tous cas ces libéraux ne servaient pas les intérêts de la liberté.

 

§ 8. — LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLÈLE (1822).

M. de Villèle est ministre. Étranger à la récente coalition, il est arrivé au pouvoir, comme l'a dit M. Guizot, par le grand et naturel chemin. Il y est. pour appliquer le programme de la droite. Bien que la modération et le bon sens personnels du président du conseil soient une garantie contre une réaction excessive, il faut s'attendre à trouver, sur plusieurs points, cette politique moins libérale, moins conciliante que celle des administrations précédentes. La gauche semble peu fondée à s'en plaindre, puisque le changement ministériel est son œuvre. Néanmoins son opposition est plus acharnée, plus perfide, plus emportée encore que dans les sessions, déjà si tumultueuses, de 1820 et de 1821. Ce sont mêmes procédés : évocation systématique des souvenirs irritants ; déclarations répétées que la Charte a été violée et que le régime constitutionnel est fini ; appels plus ou moins directs à la révolte. Nous protestons, s'écrie un jour en pleine Chambre La Fayette ; nous en appelons à l'énergie du peuple français ! Les débats prennent d'autant plus facilement un tour passionné, que gauche et droite sont désormais face à face, sans aucun groupe qui s'interpose entre elles. Ceux mêmes des royalistes qui seraient enclins à la modération, blessés dans leurs sentiments par les insolences perfidement provocatrices de Manuel ou de quelque autre, irrités et effrayés des complots qui éclatent chaque jour sous leurs pas, indignés de la déloyauté de certains de leurs collègues, sont portés à traiter tout contradicteur en conspirateur. Quant aux ultras, exaltés par le succès, ils égalent les révolutionnaires en véhémence et parfois en grossièreté. Avec ces dispositions des deux partis en présence, les séances de la Chambre sont une suite, presque non interrompue, de scènes de tumultes qui aboutissent, en 1823, à l'expulsion de Manuel et à la retraite en masse de la gauche.

Du reste, pour la partie la plus agissante de l'opposition, pour celle qui donne le ton et marche en tête, les débats parlementaires ne sont qu'un accessoire. Le principal est l'œuvre des sociétés secrètes, alors en pleine activité ; on se croit, dans un certain monde, à la veille du renversement des Bourbons ; on en parle comme d'un événement assuré et prochain. Jamais les conspirations n'ont été plus nombreuses. A ce moment, vers la fin de 1821 et en 1822, éclatent les insurrections de Béfort et de Saumur, est découvert le complot de la Rochelle. Ces tentatives échouent les unes après les autres, et n'ont d'autres résultats que de dramatiques procès terminés par des condamnations sévères. Sous le ministère précédent, la cour des pairs, saisie de la conspiration d'août 1820, s'est montrée extrêmement indulgente ; les peines ont varié de cinq ans à un an de prison. Mais devant le retour des mêmes entreprises, on juge que la clémence n'est plus de saison. En moins de deux années, dix. neuf condamnations à mort sont prononcées, onze sont exécutées. Malheureusement la justice n'atteignait que les instruments ; les véritables meneurs lui échappaient. Il s'est formé autour de ces victimes une sorte de légende de pitié dont on a voulu faire une arme contre la Restauration. On s'est ému sur la jeunesse des quatre sergents de la Rochelle ; on a loué la fermeté généreuse avec laquelle ils avaient refusé de racheter leur vie, au prix de révélations pouvant compromettre ceux qui les avaient si cruellement lancés dans cette aventure ; on a raconté la fierté de leur mort et leur dernier embrassement sur l'échafaud, au cri de : Vive la liberté ! Soit, mais si cette compassion se fait accusatrice, doit-ce être contre le gouvernement qui, si rigoureux qu'il fût, usait de son droit de légitime défense[27] ? Que ce soit plutôt contre ces chefs politiques qui, assez éclairés pour connaître la gravité du crime et pour préjuger l'échec inévitable, s'arrangeant d'ailleurs pour demeurer personnellement à l'abri dans l'enceinte du Parlement, poussaient ces égarés à un supplice certain et inutile ! Souvent même n'escomptaient-ils pas d'avance, au profit de leurs haines de parti, l'héroïsme prévu de ces morts ? Ils voyaient là ce cadavre que tout meneur d'émeute tâche de se procurer pour soulever la foule en le promenant par les rues. C'est le mot froidement cruel, prononcé par Manuel à propos des sergents de la Rochelle : Ils mourront bien ! Aussi M. de Bonald répondait-il à un sentiment vrai quand, faisant allusion à ces meneurs, parmi lesquels étaient plusieurs de ses collègues, il disait à la tribune, dans le style du temps : Peut-être du sein de l'opulence et des plaisirs, ils assistent, derrière le rideau, à ces jeux sanglants, comme les Romains à leurs combats de gladiateurs ; et, sans pitié, sans remords, ils applaudissent aux désespoirs de ces morts volontaires, comme les Romains applaudissaient à la fermeté des malheureuses victimes qui tombaient et mouraient avec grâce.

L'issue tragique des procès rendait en effet plus fausse et plus odieuse encore la situation des hommes politiques qui, tout en dirigeant l'œuvre sanglante des conspirations, continuaient à la Chambre leur comédie constitutionnelle. Pendant que leurs infortunés complices, on peut dire leurs victimes, mouraient sur l'échafaud, ces députés jouaient l'innocence indignée, mettaient en doute l'intégrité de la magistrature, et traitaient de conspirations factices, de contes des Mille et une nuits inventés par le gouvernement avec le concours de délateurs, les complots dont ils savaient, mieux que tous les autres, la criminelle réalité ; ils cherchaient à échapper, par l'équivoque ou l'injure, aux accusations qui les menaçaient, et criaient à la calomnie, à l'infamie, à la lâcheté, à l'assassinat politique, quand quelque ministre faisait entrevoir la responsabilité qui pourrait bien remonter jusqu'à eux[28].

Quelques avocats, orateurs attitrés des procès politiques, où ils cherchaient un renom de parti, pendant que leurs clients y trouvaient souvent la mort, n'étaient pas dans une situation moins fausse. Membres, parfois dignitaires des sociétés secrètes, ils venaient, comme défenseurs des conspirateurs, plaider que ces sociétés n'existaient pas. Tel était alors M. Mérilhou, talent surfait par l'esprit de parti, sans originalité, sans chaleur, quoique non sans passion, imbu des préjugés révolutionnaires et sympathique aux souvenirs impériaux. Irrité d'avoir perdu les fonctions qu'il exerçait sous les Cent-Jours, il devait, au grand scandale de ses amis, se retrouver satisfait et conservateur, quand on lui aurait rendu une place après 1830. M. Mauguin avait plus de talent ; orateur mélodieux, souple, d'un art si raffiné, que sa parole en était comme énervée, éloignant les amitiés par sa fatuité et sa présomption, il avait ce qu'il fallait pour réussir dans la profession d'avocat qu'il dédaignait, et s'apprêtait à échouer piteusement dans le rôle d'homme politique qu'il avait de tout temps ambitionné. M. Barthe, l'un des plus ardents, inégal, manquait parfois de sang-froid, mais il était plein de sève et de vigueur ; la cour le frappa un jour de suspension à cause de sa violence, en attendant que, plus tard, garde des sceaux du roi Louis-Philippe, il fit poursuivre, à raison de nouvelles conspirations, une partie de ses anciens complices[29]. Enfin, à un rang inférieur, quoique souvent aussi engagés dans les complots, on pourrait nommer MM. Mocquart, Boinvilliers, Berville, et tant d'autres. Relisez, par exemple, le plaidoyer de M. Mérilhou, dans le procès des sergents de la Rochelle ; voyez-le accabler des traits de sa rhétorique railleuse ou indignée le gouvernement et le ministère public qui ont, à l'entendre, imaginé méchamment la direction d'un prétendu comité central. Constatez ensuite, par des aveux et des révélations postérieures, que ce même M. Mérilhou était membre du comité dont il déniait l'existence, et qu'il avait, en cette qualité, provoqué les menées pour lesquelles ses malheureux clients allaient porter leurs têtes sur l'échafaud !

Cependant les fautes persistantes et aggravées de la gauche accéléraient, dans l'opinion, la réaction conservatrice qui, déjà provoquée par les mêmes causes, avait amené M. de Villèle au pouvoir. Le ministère, dont l'avenir paraissait incertain au début, et qui, au dire de M. de Serre, n'en avait pas pour trois mois, sortait fortifié des violences parlementaires et des complots avortés. On put mesurer ses progrès, lors du renouvellement partiel de la Chambre. Les élections de 1822 furent un désastre pour la gauche. Sur quatre-vingt-six nominations, le parti libéral n'en obtint que huit. Trente-six de ses membres ne purent- se faire réélire.

Ce n'était pas seulement le terrain parlementaire qui échappait aux opposants ; l'arme des conspirations se brisait entre leurs mains. Sous l'impression des échecs successifs, sous le coup des condamnations subies, le découragement et la division pénétrèrent dans les sociétés secrètes. Les divergences, déjà signalées, entre les membres de la Haute-Vente, s'aggravèrent et s'aigrirent. Manuel blâmait La Fayette d'accueillir légèrement des projets sans consistance, et de montrer trop de réserve vis-à-vis de l'élément bonapartiste. La Fayette reprochait, à son tour, à Manuel de temporiser sans cesse, et d'avoir un secret penchant pour l'Empire. Chacun d'eux avait ses partisans, et la même contradiction se reproduisait à tous les degrés de l'association. Vainement essaya-t-on de divers congrès pour rétablir l'union. La division et l'impuissance y apparurent si clairement, qu'on mit en délibération s'il ne fallait pas dissoudre la Charbonnerie. Quand on pose une telle question, c'est qu'elle est résolue. D'ailleurs l'armée, sans laquelle l'œuvre des sociétés secrètes n'était que bavardage d'enfants et vaine agitation, en avait assez. Après le supplice des sergents de la Rochelle, toutes les Ventes militaires s'étaient dissoutes. Les soldats, rapporte M. de Vaulabelle, répondaient aux initiés qui tâchaient de maintenir l'association dans les régiments : On ne frappe que nous seuls ; tous les accusés civils ont été acquittés ; la chance n'est plus égale. Carrel a écrit plus tard : Avec le dernier soupir de Bories et de Raoul — deux des sergents de la Rochelle —, s'était éteint dans l'armée l'esprit des dévouements insensés... Après de telles morts, indifférentes à ceux qui les avaient vues, le rêve était jugé.

En 1823, la Charbonnerie était définitivement vaincue. Elle se dissolvait elle-même, par la conscience de son impuissance, ayant eu pour tout résultat un tort réel fait à la liberté, une atteinte portée à la morale publique, et la mort de quelques jeunes gens auxquels leur courage et leur énergie eussent pu réserver de plus dignes et de plus fécondes destinées. On en aurait fini avec cette phase insurrectionnelle de l'opposition, si la guerre d'Espagne, en réveillant un moment les illusions de la gauche antidynastique, ne lui avait été un prétexte pour ajouter en digne épilogue à ses détestables entreprises de perversion militaire.

 

§ 9. — UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO (1823).

A peine commence-t-on à parler d'une expédition en Espagne pour rétablir l'autorité du roi Ferdinand, que les meneurs de gauche y voient une occasion de tenter, avec des chances plus favorables, cette révolution qu'ils avaient vainement cherchée dans les conspirations. Il s'agit de soulever, non plus quelques régiments, maintenus soigneusement isolés par un gouvernement défiant, mais une armée entière, concentrée au pied des Pyrénées, en vue d'une expédition peu populaire. Le modèle qu'on se propose, c'est le véritable pronunciamento espagnol, tel que Riego et Quiroga l'ont accompli, quelques années auparavant, avec l'armée réunie à Cadix et destinée à combattre les insurgés d'Amérique. On s'y met aussitôt avec ardeur. A Paris, se tiennent des réunions auxquelles prennent part des députés, jusqu'alors étrangers à la Charbonnerie. Il est même question, un moment, d'envoyer Benjamin Constant en Espagne, afin de guider l'inexpérience du gouvernement des Cortés, contre lequel l'armée française va entrer en lutte ; mais Constant, pour s'expatrier, exige qu'on lui assure des moyens d'existence, et l'on ne parvient pas à réunir les fonds nécessaires. Des discours dans lesquels les chefs de la gauche ont présenté la guerre d'Espagne comme un attentat inique et liberticide, des journaux libéraux, notamment le Constitutionnel, des proclamations ouvertement factieuses où la troupe est conviée à déserter le drapeau blanc, sont répandus à profusion dans les casernes et les bivouacs. Les agents des anciennes sociétés secrètes se mêlent aux soldats, leur demandent s'il leur convient d'aller faire la guerre pour des moines, contre la liberté, et présentent leur commandant, le duc d'Angoulême, comme un général d'Église, plus propre à suivre les processions, un cierge à la main, qu'à conduire une armée. On colporte une chanson de Béranger dont le refrain est : Bray' soldats... demi-tour ! Paul-Louis Courier, de son côté, fait imprimer secrètement à Bruxelles, et distribuer une proclamation où il s'efforce de provoquer la désertion et la révolte, par les mensonges les plus grossiers et les plus perfides[30]. Comme la résolution est prise, cette fois, de ne plus agir seulement par les sous-officiers et les soldats, des ouvertures sont faites aux généraux et aux colonels. Les meneurs se sont procurés de faux ordres, tracés sur des feuilles portant le timbre de l'administration de la guerre, et signés en blanc par le ministre. Quand approche le moment de l'entrée en campagne, des voitures publiques, retenues d'avance, transportent auprès des cantonnements de l'armée un grand nombre d'officiers à demi-solde et de jeunes carbonari, dont plusieurs parviennent à s'installer au milieu même des régiments. Le bruit s'y répand que le roi de Rome est dans les rangs espagnols, et que l'armée française, une fois la frontière franchie, se rangera sous les drapeaux du fils de l'empereur. Ce dernier trait est à noter : il montre que la secrète pensée de ce mouvement,

 au su ou à l'insu des meneurs, est, comme naguère dans les conspirations, une pensée bonapartiste. Parmi les proclamations distribuées à l'armée, plusieurs, datées du grand quartier général des hommes libres, revendiquent contre les Bourbons les droits de la dynastie impériale, et annoncent l'existence d'un conseil de régence, institué au nom de Napoléon II.

Ces manœuvres à l'intérieur ne suffisaient pas à l'activité des fauteurs de pronunciamento. Ils organisaient sur le territoire espagnol, de l'autre côté de la Bidassoa, de petits corps armés, composés d'émigrés bonapartistes ou républicains qui, du reste, à la veille de se battre contre les troupes françaises, se querellaient entre eux, tenant les uns pour, les antres contre l'Empire ; parmi eux était Carrel. Le sens patriotique de ces hommes était obscurci par l'esprit de parti ; ni eux, ni leurs complices demeurés en France, ne semblaient avoir conscience du crime qu'ils commettaient, en refaisant, sans les mêmes excuses, ce qu'ils avaient tant de fois et si amèrement reproché aux émigrés de la Révolution[31].

Quel succès fallait-il attendre de cette nouvelle conspiration ? Il y avait tin redoutable inconnu. La gauche espérait beaucoup. Elle croyait tenir enfin cette révolution qui lui avait si souvent échappé. Elle se prétendait sûre de plusieurs colonels et même dé généraux. Elle disait le soldat ébranlé et commençant déjà à déserter ; On ne se gênait pas pour annoncer cette défection dans les lieux publics. Un personnage renommé pour sa perspicacité, M. de Talleyrand, prédisait hautement que cette expédition serait un désastre. Tant de confiance à gauche produisait par contre-coup des inquiétudes à droite. Les rapports de la police et des chefs militaires étaient alarmants. M. Pasquier, tout en déplorant la crise, là jugeait inévitable. La rente baissait. A mesure donc qu'approchait le moment indiqué pour l'ouverture des hostilités, on était amené à se demander, avec plus d'angoisses, ce qu'il allait advenir de la monarchie, on eût pu ajouter, de l'honneur national, de la liberté et de la paix sociale. — Un coup de canon suffit pour anéantir ces espérances et calmer ces alarmes.

Le 6 avril 1822, comme l'armée française se dispose à passer la Bidassoa, elle voit apparaître, sur le territoire espagnol, la petite troupe d'émigrés commandée par le colonel Fabvier. Tous portent la cocarde aux trois couleurs ; la plupart ont revêtu l'uniforme des grenadiers et des chasseurs de l'ancienne garde impériale. Devant eux, est un drapeau tricolore surmonté de l'aigle. Ils s'approchent de la rive, et, agitant leur drapeau, ils entonnent la Marseillaise. C'est le moment décisif. Le général Valin, soldat des guerres impériales, sur lequel les conjurés croyaient pouvoir compter, accourt ; une pièce chargée à mitraille est là, braquée sur le fleuve. Il ordonne de faire feu ; nulle hésitation chez les soldats. Le premier coup ne décourage pas encore les émigrés, qui crient : Vive l'artillerie ! et reprennent leur chant. Mais une seconde, puis une troisième décharge abattent le drapeau et tuent une vingtaine d'hommes. Cette fois les émigrés se dispersent. L'armée est engagée ; elle a tiré sur le drapeau tricolore. Le lendemain elle entre en Espagne[32].

Ce grand et heureux résultat était dû à l'esprit de discipline et de devoir dont — sauf quelques éclipses momentanées, au 18 fructidor, au 18 brumaire, au retour de l'île d'Elbe ou au 2 décembre, — l'armée française a toujours été pénétrée. Ceux, du reste, qui voyaient déjà les régiments faisant demi-tour, sur le commandement d'un chansonnier, se rendaient un compte inexact de ce qu'était devenu le personnel militaire. Sa composition et son état moral ont été analysés après coup par Carrel, dans un article qui a été justement remarqué[33], et où, comme l'a bien dit M. le duc de Broglie, il a jugé en historien les événements où il s'était lancé en étourdi. Très-peu de soldats de cette armée, beaucoup plus nouvelle qu'on ne le croyait, avaient servi sous l'Empire. Les trois quarts des sous-officiers devaient leurs grades aux dispositions libérales de la loi de 1818. Parmi les officiers, de qui en réalité dépendait la fidélité du soldat, les vieux capitaines ou commandants étaient peut-être au fond mécontents, mais ils avaient plié sous la nécessité de conserver le morceau de pain attaché à l'épaulette. Le plus grand nombre des lieutenants et des sous-lieutenants étaient entrés au service depuis la Restauration ; ils désiraient à leur tour faire une guerre, quelle qu'elle fût, pour avancer, et pour avoir, eux aussi, à raconter leurs nuits de bivouacs et leurs bonnes fortunes d'avant-garde. C'était d'ailleurs un caractère nouveau de notre armée, et bien saisi par Carrel, que la présence sous les drapeaux de nombreux officiers, fils de leurs œuvres, étrangers aux partis, n'ayant d'autre opinion que leur consigne, d'autre préoccupation que leur avancement, modestes, dévoués, ayant fait une fois pour toutes le sacrifice de leur pensée personnelle sur les affaires de leur pays. Quant aux anciens généraux de la République et de l'Empire, ils faisaient assaut de zèle, et s'essayaient à parler avec émotion de Henri IV et du panache blanc. Aussi, conclut Carrel, après avoir fortement et finement dessiné ces diverses figures du monde militaire en 1823, quels que fussent les sentiments de l'armée, l'ordre de passer les Pyrénées trouva tous les esprits disposés à l'obéissance, les uns comme à un devoir, les autres comme à une nécessité. Ajoutons que l'écrivain républicain fait aussi honneur de ce succès à la sagesse et à la modération du duc d'Angoulême. La guerre fut bien conduite ; c'est encore Carrel qui le reconnaît, et qui vante la tenue admirable des troupes. Il est probable, dit-il, qu'il n'y a jamais eu, sous l'Empire, une armée de cent mille hommes mieux disciplinée et aussi instruite.

Sans doute, si l'on ne considère que l'objet direct de cette guerre, les résultats en ont été médiocres ; la malheureuse Espagne ne pouvait être tirée de l'anarchie que pour retomber dans le plus répugnant et le plus inepte des despotismes ; aussi le duc d'Angoulême a-t-il été vite découragé et dégoûté de cette partie de sa tâche. Hors d'Espagne, les effets ont été plus considérables. Non-seulement la France a retrouvé en Europe, par cette démonstration de sa force militaire, un prestige et une indépendance diplomatique qu'elle n'avait plus depuis 1815 ; mais, au point de vue qui nous occupe en ce moment, cette guerre, en mettant à une épreuve solennelle la fidélité, si criminellement tentée et si souvent contestée, du soldat, a fait cesser toutes les entreprises de perversion militaire, et a dissipé le malaise dont l'armée se sentait par suite atteinte. Désormais, tout complot devenait impossible ; les conspirateurs eux-mêmes le reconnaissaient[34]. M. de Chateaubriand, dont l'imagination aventureuse a, dans cette circonstance, vu plus clair que la sagesse un peu terre à terre de M. de Villèle, avait pressenti ce grand résultat. Il avait donc le droit de le célébrer, la guerre terminée : Il y allait de notre existence, s'écriait-il... Que de tentatives faites sur nos troupes ! Que de complots sans cesse renaissants !... De là cette fatale opinion, qu'il nous serait impossible de réunir dix mille hommes, sans nous exposer à une révolution. Eh bien, l'expérience a été faite. Le coup de canon tiré à la Bidassoa a fait évanouir bien des prestiges, a dissipé bien des fantômes, a renversé bien des espérances. Gardons-nous d'ailleurs de ne voir là, comme semble le faire M. Guizot, qu'un heureux coup de main de dynastie et de parti. Le danger auquel on échappait était pire qu'une crise dynastique, si fâcheuse fût-elle. En écartant définitivement de la France le mal des insurrections militaires, on ne faisait pas seulement les affaires d'une maison royale, on sauvait la liberté et la paix sociale du plus effroyable des périls.

La gauche doit maintenant payer le prix des nouvelles fautes qu'elle vient de commettre. Ce que les conspirations avaient commencé, les tentatives de pronunciamento l'ont achevé. L'opinion s'est détachée plus encore de l'opposition. Celle-ci n'a plus confiance en elle-même. Elle a dépensé tant de forces pour manquer une révolution, qu'elle n'en a plus pour soutenir les luttes de la liberté. Le Censeur se plaint, avec une sévérité mélancolique, que les mœurs de ses amis politiques soient à la fois séditieuses et serviles ; les mêmes hommes, dit-il, qui déclament à huis clos et roulent toujours dans leur tête quelque pensée de conspiration, reculent ensuite devant le moindre acte légal de courage. Le ministère se montre habile et prompt à profiter de son succès. Il dissout la Chambre, avec le dessein, une fois en possession d'une Assemblée favorable, de substituer k renouvellement intégral tous les sept ans au renouvellement par cinquième chaque année. Les élections générales de 1824 sont pour la gauche plus qu'une défaite, elles sont une déroute. Malgré les pertes subies depuis 1820, les libéraux de diverses nuances comptaient encore dans la Chambre dissoute cent dix députés. Quatre-vingt-onze restent sur le carreau ; dix-neuf seuls sont réélus, dont treize membres de la gauche et quatre du centre gauche. MM. de La Fayette, Laffitte, Dupont (de l'Eure), de Chauvelin, Voyer d'Argenson, Étienne, Beauséjour, de Kératry, les généraux Tarayre et Demarsay sont battus. Un homme personnifiait l'opposition, telle qu'elle s'était manifestée, depuis 1816, dans le Parlement et dans les sociétés secrètes : c'était Manuel ; sa récente expulsion semblait avoir encore accru son importance et sa popularité. Eh bien ! signe de l'état nouveau des esprits, non-seulement il n'est pas renommé, mais, malgré les instances et les plaintes de M. Thiers dans le Constitutionnel, le comité central renonce à poser à Paris cette candidature qui lui semble trop compromettante. Les ennemis des Bourbons, qui s'attendaient, raconte M. Odilon Barrot dans ses Mémoires, à voir le nom de Manuel sortir de l'urne de vingt collèges, comme une protestation éclatante, sont atterrés ; ils en sont à se demander, continue M. Barrot, si le pays, même légal, comprend les institutions, et s'il ne vaudrait pas mieux faire crier dans la rue : Vive le pain à deux sous ! que : Vive la Charte ! Pendant ce temps, le général Lamarque, traduisant l'impression de ses amis, écrit : Ces élections sont un nouveau Waterloo. En face de ce désastre sans précédent, on serait tenté de juger les libéraux pour longtemps hors de combat, et de répéter ce qu'on leur disait alors : Résignez-vous, vous en avez pour vingt-cinq ans ! si, en jetant ensuite les yeux sur les royalistes, on ne voyait à quel point ceux-ci sont exaltés par leur victoire, et quel usage les plus bruyants d'entre eux se préparent à en faire. Toutes les chances que la gauche a eues de servir elle-même ses idées et ses intérêts, elle les a perdues par ses fautes ; mais il lui reste encore celles que lui fourniront les fautes de la droite.

Si la conduite de l'opposition, depuis sept ans, n'avait eu pour résultat que son propre suicide, on pourrait s'en consoler, et sa responsabilité serait allégée devant l'histoire. Mais il y a plus : ses entreprises, pour n'avoir pas été profitables à sa cause, n'en ont pas moins été nuisibles au pays. Par ses impatiences injustes, par ses exigences excessives, par sa mauvaise foi, par son parti pris révolutionnaire, la gauche a découragé la bonne volonté généreuse et confiante des hommes du centre ; elle a fait échouer leur œuvre patriotique de conciliation entre la vieille monarchie et la jeune liberté, leur tentative médiatrice entre la France de l'Émigration et celle de la Révolution ; elle n'a même pas eu de cesse qu'elle n'eût chassé du pouvoir, et en quelque sorte anéanti, ce parti intermédiaire et modéré, fût-ce avec l'alliance et au bénéfice des royalistes réactionnaires. Elle a inoculé dans les mœurs publiques un virus mortel à tout régime libre ; au respect de la loi, elle a substitué la conspiration des sociétés secrètes ; à la franchise des luttes à ciel ouvert, l'hypocrisie et les mensonges de tribune. Crime plus grave encore contre la paix sociale et la liberté, elle a tenté de pervertir l'esprit militaire, en poussant les soldats dans les complots de casernes, en excitant les généraux à imiter, sur la terre de France, les pronunciamentos d'Espagne. Et au profit de quelle idée, de quel parti, a-t-elle fait ou tenté de faire tout ce mal ? Au profit du bonapartisme, dont il ne suffirait pas de dire qu'elle a été la dupe ; elle en a été le plus souvent la complice ; à ce point que, s'il fallait chercher, dans les années suivantes, le résultat pratique et effectif de cette politique de la gauche, on le trouverait dans la facilité avec laquelle, un quart de siècle plus tard, le second Empire a pu être rétabli. Tel était, en 1824, à la veille de l'avènement de Charles X, le bilan de ce qu'avaient fait pour la liberté ceux qui s'appelaient alors les libéraux.

 

 

 



[1] Le Gouvernement représentatif, par M. DE RÉMUSAT (Revue des Deux Mondes du 1er sept. 1857).

[2] M. Louis Blanc dit à ce propos que cette loge était un véritable club, issu de la franc-maçonnerie, et dont les puérilités solennelles du Grand-Orient ne servaient qu'à masquer l'action politique. (Histoire de Dix Ans, Introduction.)

[3] La charbonnerie, dit M. Louis Blanc, n'était pas descendue dans les profondeurs de la société ; elle n'avait pas remué les classes inférieures.

[4] Documents pour servir à l'histoire des conspirations, par M. DE CORCELLE.

[5] Nous ne pouvons que renvoyer, pour ces faits, à la première de nos études, La question de Monarchie ou de République du 9 thermidor au 18 brumaire. Voir notamment les chapitres sur le 13 vendémiaire et le 18 fructidor (Royalistes et Républicains, p. 59 et 105).

[6] Plus tard, M. Louis Blanc ajoutera, après avoir rappelé, d'un ton à demi railleur, les gémissements des orateurs d'alors sur les victimes de ces troubles : Ces tumultes de la place publique, que la bourgeoisie protégeait ouvertement en 1819, nous l'avons vue depuis les flétrir avec passion. Ah ! c'est qu'en 1819 elle n'était pas encore à bout de conquêtes.

[7] Par une sorte de fatalité, ou plutôt par l'habileté perfide de quelques-uns, ce sujet, aussi passionnant que stérile, semblait être constamment à l'ordre du jour. Les orateurs de la gauche ne manquaient pas une occasion d'évoquer Coblentz et l'émigration. a Vous insultez le roi, s'écriait alors la droite ; le roi était à Coblentz ; où est le roi, là est la France. s Un autre jour, c'était un membre de l'extrême droite, M. de Courtavel, qui proposait d'élever une statue au prince de Condé, le commandant de la petite armée des émigrés. Les lauriers de ce prince, disait-il, furent les lauriers de toute la France, car toute France a désavoué la Révolution. Les applaudissements éclataient à droite ; à gauche les interruptions et les protestations. — Parlez de votre France à vous ! disait M. de Girardin. — Oui, je le répète, reprenait M. de Courtavel, la France entière a désavoué la Révolution. — La France entière, s'écriait le général Foy de sa voix tonnante, adopte et bénit les bienfaits et la gloire de la Révolution !

[8] Si nous ne devions nous borner, il nous serait facile de faire des citations analogues de La Fayette, de Manuel, de MM. Bignon, Voyer d'Argenson, de Kératry, etc.

[9] Telle était aussi, en dehors de la Chambre, la situation de M. Odilon Barrot, qui a écrit dans ses Mémoires : Quoique étranger à ces conspirations, je vivais dans l'intimité de ceux qui jouaient, à ce terrible jeu, leur liberté et même leur vie. Ifs se cachaient peu de moi....

[10] M. DE CORCELLE, Documents pour servir à l'histoire des conspirations.

[11] Dans un article publié en 1831, sous forme de lettre à M. Casimir Périer, Carrel rappelait les débuts de cet homme politique. Vous surpassâtes nos espérances, lui dit-il, j'entends celle des électeurs qui pensaient comme moi. D'abord, on vous distingua par ces colériques exclamations dont vous n'avez pas perdu l'habitude depuis que vous êtes président du conseil... Vous aviez des collègues qui interrompaient aussi fréquemment que vous les ministres, les orateurs des centres et de la droite ; mais nul ne le faisait avec plus de passion... Bien des gens croyaient que vous étiez moins chargé de représenter votre arrondissement que d'amuser la France entière aux dépens de la Restauration ; et pour ma part, je vous suis encore tout reconnaissant des quarts d'heure d'épanouissement que vous me procuriez alors, comme l'interlocuteur infatigable de la sonnette de M. Ravez.

[12] Carrel disait dans l'article déjà cité : Il n'est pas mal d'opposer à nos fiers marquis d'ancien régime des bourgeois enrichis par la Révolution, et qui aient le ton aussi élevé, l'humeur aussi impérieuse, les habitudes aussi despotiques, et la bourse mieux garnie que ces messieurs. Les aristocrates de nom et d'armes n'ont pas d'adversaires plus déterminés et plus redoutables que les aristocrates du comptoir.

[13] Carrel a dit de lui : Il a pu montrer dans le gouvernement, et à un assez haut degré, une espèce de volonté qui, dans l'opposition, ne semblait que l'esprit de harcèlement.

[14] L'attitude de Casimir Périer se modifiera déjà sous le ministère Martignac. Nous aurons l'occasion alors de revenir sur cette intéressante figure.

[15] Il accablait la famille aînée des Bourbons, a dit M. de Cormenin, de tant de compliments, de protestations si expressives, de si chaudes tendresses, qu'aucuns ont douté s'il fût passé, en 1830, dans les rangs du peuple.

[16] Il paraît que, dans certaines Ventes, on prêtait serment à la république. L'un des anciens conspirateurs de la Restauration, demeuré tel sous la monarchie de Juillet, et accusé dans le fameux procès d'avril, M. Trélat, disait devant la Cour des Pairs, le 1er juin 1835 : Il y a ici tel juge qui a passé dix ans de sa vie à développer les sentiments républicains dans le cœur des jeunes gens. Ne sent-il donc pas qu'il a une part de responsabilité de nos actes ? Qui lui dit que pousserions ici sans son éloquence républicaine ?... J'ai ici d'anciens complices de la charbonnerie : je tiens à la main le serment de l'un d'eux, serment à la république. Et moi je serais tout à l'heure condamné par eux pour être resté fidèle au mien ! (National du 2 juin 1835.)

[17] M. Louis Blanc prétend qu'après la mort de Napoléon Ier, on vint offrir à La Fayette, de la part du prince Eugène, une somme de cinq millions, pour couvrir les premiers frais d'une révolution en faveur du frère de la reine Hortense. Cette proposition, qui ne fut ni acceptée ni repoussée par La Fayette, donna lieu plus tard à son voyage eu Amérique, et lui suggéra l'idée des étranges démarches qu'il fit auprès de Joseph. (Introduction à l'Histoire de Dix Ans, p. 96.)

[18] C'est un témoin peu suspect, M. de Vaulabelle, qui rapporte cette réponse. Le même historien ajoute que ce qui plaisait surtout aux amis de Manuel, c'était que le prince d'Orange appartenait au culte protestant. Plus tard, en 1827, ce même prince dut venir complimenter Charles X, lors de son voyage à Lille. Le roi, qui se souvenait du passé, le reçut froidement. M. Duvergier de Hauranne a lu dans les Mémoires inédits s d'un homme considérable et généralement très-bien informé (probablement M. Pasquier), que ce prince, pour se faire pardonner, eut la bassesse de dire à Charles X le nom de tous ceux avec qui il avait correspondu à l'époque de ses intrigues, entre autres celui du général Sébastiani. M. Teste, qui devait plus tard acquérir une si triste célébrité, était un de ceux qui avaient été le plus mêlés aux menées du prince d'Orange.

[19] C'est encore M. de Vaulabelle qui rapporte ces paroles, jetant un jour si vif sur les véritables sentiments de la fraction avancée du parti libéral.

[20] Mémoires de M. GUIZOT, t. Ier, p. 310.

[21] On sera peut-être curieux de lire quelques extraits de cette brochure peu connue. M. Flocon débutait ainsi : Fils de Napoléon, né sur le premier trône du monde, et maintenant proscrit, écoute la voix d'un jeune Français qui a déjà versé bien des larmes sur les malheurs de sa patrie, sur les tiens, sur ceux de ton père... L'âme des héros revit dans leurs fils ; inaltérable, elle conserve à jamais l'impression des grands événements. La corde paraît muette, mais il suffit de la toucher pour qu'elle redise le même son. Le nom de Napoléon est gravé dans tous les cœurs français... L'auteur, après avoir invité le jeune prince à venir, simple voyageur, contempler en silence le ciel qui l'avait vu naître, ajoutait : Alors, entre dans la cabane du laboureur, tu y trouveras le vieux soldat de Napoléon. Quant à ceux que ton père a comblés d'honneurs, de glaire et de richesse, ceux qu'il a tirés du néant, qu'il a élevés au faîte du pouvoir, détourne les yeux et passe. Mais non, regarde-les plutôt, car alors tu ne regretteras plus ce trône et tu béniras ton infortune qui te dérobe aux soins de pareils hommes. Fils de Napoléon, adieu ! Le jeune Français ne peut t'en dire davantage ; mais, quel que soit le sort que la fortune te réserve, songe à profiter des fautes et surtout des vertus de ton père. Napoléon, adieu !

[22] QUINET, Histoire de mes idées.

[23] Un écrivain distingué, qui ne parait pas aujourd'hui opposé de parti pris à toute alliance avec les gauches, M. de Lavergne, s'est étonné que M. Royer-Collard, a un des plus engagés dans la foi monarchique, n'ait pas reconnu un des premiers cette nécessité. (Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1861, p. 580.)

[24] M. Royer-Collard faisait un jour, après 1830, un grand éloge de M. de Serre ; se reportant vers l'époque dont nous parlons en ce moment : M. de Serre s'étonna, racontait-il, que je ne le suivisse pas. — Moi, lui ai-je dit, je ne suis pas, je reste. M. Royer-Collard ajoutait : Je ne lui en ai jamais voulu. Il y avait entre nous de l'ineffaçable.

[25] Sur le rôle des royalistes dans cette coalition, voir nos études sur l'extrême droite (Royalistes et Républicains).

[26] Quelques mois plus tard, quand M. de Villèle était au pouvoir, le général Lamarque écrivait : Je désire que M. de la Bourdonnaye remplace M. de Villèle. C'est vouloir l'excès du mal.

[27] Toutefois, il convient de réprouver l'abus des moyens de police et des agents provocateurs qui se manifesta surtout dans l'affaire du lieutenant-colonel Caron à Colmar. Ce n'est pas l'une des conséquences les moins déplorables des sociétés secrètes que d'amener le gouvernement, pour se défendre contre ces attaques ténébreuses, à recourir lui aussi aux procédés secrets : triste guerre des délateurs contre les conspirateurs, où souvent la moralité publique est atteinte !

[28] Un jour, pour détruire la valeur d'un témoignage qui tendait à établir la complicité de La Fayette et de quelques autres députés, les orateurs de la gauche allèrent jusqu'à insinuer que Grandménil, auteur de ce témoignage et accusé contumace dans le complot de Saumur, était un agent provocateur que le ministère s'arrangerait bien pour ne jamais faire reparaître. Par une coïncidence singulière, Grandménil, révolutionnaire fort sincère, qui avait risqué sa vie dans le complot, était ce jour-là, avec le fils du général La Fayette, dans une tribune publique de la Chambre. Il était venu au Palais-Bourbon pour voir le général, qui devait l'aider à se procurer un passeport pour l'étranger. En s'entendant ainsi accuser, son agitation fut grande. Au moment où un député de la gauche pariait ironiquement que le contumace ne reparaîtrait pas, Grandménil n'y tint plus, il se leva et enjamba à demi le rebord de la tribune, pour s'élancer dans la salle et crier à ceux qui le calomniaient afin de se sauver eux-mêmes : Non, je ne suis pas un infâme ! Me voilà ! Deux amis n'eurent que le temps de le saisir et de l'entraîner hors de la salle, et l'os obtint de son dévouement au parti qu'il se tût. Grandménil continua à passer, auprès de plusieurs de ses coreligionnaires politiques, pour un mouchard, mais, cette fois encore, les députés conspirateurs avaient échappé à la responsabilité judiciaire de leurs actes. Le déshonneur comme la mort de quelques agents secondaires n'était pas na prix trop élevé, pour payer la sécurité de ces personnages.

[29] En 1834, M. Barthe étant alors ministre de la justice, le gouvernement proposa une loi sur les associations. Remontez à une date antérieure à 1830, s'écria M. Berryer ; quelles sociétés secrètes étaient alors organisées ? qui y a siégé ? qui s'y est entouré de la jeunesse ? qui a endoctriné ce peuple toujours jeune dans sa passion ? Et que serait-ce, grand Dieu ! s'il se trouvait qu'un des accusés, cherchant dans vos conseils, à la tête de votre justice, au milieu de vous peut-être, au milieu de ses juges, reconnût un homme et lui dît : Sur le même poignard, nous avons juré haine l'un et l'autre à la royauté ? — M. Nettement affirme, du reste, avoir entendu dans le procès des insurgés de Lyon, en avril 1834, un accusé adresser ces paroles à M. Barthe.

[30] Courier annonce aux soldats qu'ils vont rétablir en Espagne d'abord, en France ensuite, l'ancien régime. Pour les soldats, dit-il, l'ancien régime, c'est du pain noir, des coups de bâton et pas d'avancement. — Les souverains, ajoute-t-il, ont donc résolu de rétablir partout le régime du bâton, mais pour les soldats seulement. C'est vous qu'ils chargent de cela. Soldats, volez à la victoire ! et, quand la bataille sera gagnée, vous savez ce qui vous attend : les nobles auront de l'avancement, et vous aurez des coups de bâton... Au retour de l'expédition, vous recevrez tout l'arriéré des coups de bâton qui vous sont dus depuis 1789. Ensuite on aura soin de vous tenir au courant. Le général Lamarque approuvait fort cette proclamation. C'est, disait-il, un modèle qu'on devrait suivre.

[31] Cet obscurcissement du sens patriotique a du reste persisté. Un écrivain républicain qui a été d'autres fois mieux inspiré, M. Lanfrey, a écrit que pour blâmer la conduite de Carrel dans cette circonstance, il fallait être un étroit adepte de la nationalité à outrance. Carrel, selon lui, n'était coupable que d'une généreuse illusion. M. Lanfrey, rappelant ensuite le proverbe chinois : Avant d'être Chinois, on est homme, ajoutait : Si l'on veut que le patriotisme devienne une religion, qu'on l'empêche d'abord d'être an fétichisme. (Revue nationale du 10 novembre 1862.)

[32] Le canon de la Bidassoa, a écrit l'un des plus ardents conspirateurs, acheva de briser les associations... Le parti révolutionnaire avait besoin de l'armée, il ne l'avait plus.

[33] Revue française de 1828.

[34] Les complots, a écrit un député conspirateur que nous avons souvent cité, n'auraient pas eu la moindre consistance sans l'appui d'une classe formidable de mécontents : nous voulons parler de l'armée qui, pleine de brillants souvenirs, se tourmentait dans son oisiveté. Cela est si vrai qu'à partir de la guerre d'Espagne, l'irritation des troupes ayant fait place aux sentiments que devaient produire de nouvelles chances d'activité, les sociétés secrètes n'eurent plus qu'à mourir de faiblesse et d'ennui.