HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET

LIVRE II. — LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE (13 MARS 1831-22 FÉVRIER 1836) (suite)

 

CHAPITRE V. — LES LIEUTENANTS DE CASIMIR PÉRIER (MARS 1831-MAI 1832).

 

 

I. Casimir Périer sait grouper autour de lui les orateurs les plus considérables. M. Dupin. Son importance à cette époque. Sa fidélité st sa résolution au service de Périer. Ses rancunes contre le parti révolutionnaire et ses inquiétudes personnelles. Caractère de sa résistance. — II. M. Guizot. Ce qu'était alors son talent oratoire. Champion décidé de la résistance. Sa préoccupation des principes. Sa thèse sur l'origine de la monarchie nouvelle. Son impopularité. Ce que pensaient de lui le Roi et Périer. — III. M. Thiers. Ses variations au lendemain de 1830. Successivement collaborateur du baron Louis et de M. Laffitte. Défenseur ardent de Casimir Périer. Son défaut d'autorité. En quoi sa conception de la monarchie différait de celle de M. Guizot. Son discours en faveur de la pairie. Ses débuts oratoires. Il est très-attaqué par la gauche. La supériorité de talent est du côté du ministère.

 

I

La lutte que Casimir Périer soutenait dans le parlement, pour l'ordre intérieur et la paix de l'Europe, était vraiment son œuvre propre ; u en avait pris l'initiative, gardé la direction ; il lui avait imprimé la marque de son caractère, de son tempérament et de sa volonté. Il serait injuste cependant d'oublier ceux qui le secondaient efficacement dans ces débats. Tels étaient d'abord les autres ministres, tous zélés, courageux, dociles, quelques-uns orateurs de mérite, mais si manifestement commandés, dominés, absorbés par leur chef, que leur personnalité en était un peu effacée. Périer rencontrait, en dehors du cabinet, ses auxiliaires les plus importants. Il avait su faire accepter son autorité, non-seulement aux simples soldats, mais, ce qui est plus rare, à ceux qui, par leur situation et leur talent, pouvaient justement se croire des chefs. On sait de quelle difficulté il est, en temps de guerre, de trouver, pour le commandement supérieur, un général dont ses camarades et même ses anciens acceptent la prééminence sans envie ni indocilité. Périer était, dans les combats parlementaires, un de ces chefs d'armée incontestés. Autour de lui se groupaient tous les hommes considérables de l'opinion conservatrice, divers d'origine, de tendance et de nature, destinés après lui à se jalouser, à se diviser et à se combattre, mais consentant, pour le moment, à être ses lieutenants, se dépensant, s'exposant autant que s'ils étaient eux-mêmes au pouvoir, et ne connaissant alors entre eux d'autre rivalité que celle du dévouement au ministère et à sa politique. Au premier rang, il convient de nommer M. Dupin, M. Guizot et M. Thiers.

On peut être aujourd'hui surpris de voir M. Dupin placé à côté des deux autres ; mais, en 1831, il n'avait pas encore été distancé par M. Guizot et M. Thiers, qui n'en étaient qu'à leurs débuts parlementaires. L'âge de M. Dupin, — il avait quarante-sept ans, — le renom qu'il avait acquis au barreau, le rôle qu'il avait joué dans les assemblées politiques depuis 1828, et même dès 1815, pendant les Cent-Jours, lui assuraient une sorte de supériorité et faisaient de lui l'un des personnages les plus importants de la Chambre. Périer aurait désiré l'avoir pour collègue lors de la formation du cabinet, il lui avait proposé, sans succès, d'être garde des sceaux. L'offre avait été renouvelée à l'occasion de la crise ministérielle, un moment ouverte en août 1831. Tout en refusant de prendre aucun portefeuille, M. Dupin avait promis un concours auquel le président du Conseil attachait le plus grand prix. Toutes les fois que la lutte devenait un peu chaude : Parlez, parlez, Dupin, disait Périer. Aussi, peu d'orateurs ont pris une part plus active aux débats de cette époque. Son talent était alors en pleine maturité toujours les mêmes qualités qui s'étaient manifestées déjà dans les Chambres de la Restauration[1] : don d'improvisation prompte et brusque, souple dans sa rudesse ; verve caustique, d'une familiarité vigoureuse, procédant à coups de boutoir pour l'attaque comme pour la défense pensée courte, superficielle, mais parfois saisissante ; façon de trouver un tour vif et pittoresque pour les idées vulgaires, et de donner ainsi une sorte d'originalité à ce que sent et dit tout le monde[2] ; saillies de franc et sain bon sens contre la sottise et la déclamation démocratiques.

Pendant toute la durée du ministère, M. Dupin le défendit et le servit avec une fidélité et une résolution assez rares de la part de cet esprit égoïste, ombrageux et mobile, qui se montrera bientôt si rétif à toute discipline, si facilement effarouché de toute solidarité et de toute compromission. C'est que le danger se présentait alors, comme plus tard en 1848, sous la forme tangible et matérielle qui seule touchait M. Dupin. C'est aussi que ce dernier était sous l'empire d'une inquiétude et d'un ressentiment personnels. Avait-il, par quelqu'une de ses boutades, blessé au vif la vanité révolutionnaire ? Toujours est-il que dès le lendemain des journées de Juillet, entre les hommes de la politique de résistance, il avait été l'un des plus maltraités dans les journaux, les caricatures et les clubs. L'avocat libéral et gallican hier encore en pleine jouissance de la popularité facile qu'il avait gagnée en plaidant pour Béranger et le Constitutionnel, en pourfendant les aristocrates ou le parti prêtre, avait été fort troublé de se voir, à son tour, tympanisé comme réactionnaire, courtisan et même jésuite ; aussi sous ce titre : Réponse aux calomnies, avait-il publié une brochure apologétique, sûr moyen d'exciter encore plus l'animosité de ses détracteurs et de piquer au jeu leur malice. Il en était venu à se croire menacé dans sa vie et à se faire protéger par des agents de police[3]. Le Journal des Débats déplorait de le voir ainsi persécuté, et le Temps croyait faire acte de courage en osant le louer. Dans la soirée du 14 lévrier 1831, après le sac de Saint-Germain l'Auxerrois, une bande avait cherché a envahir sa maison, aux cris de : Dupin est un carliste, un jésuite ! A mort ! Nous voulons sa tête !

Si conservateur et si résistant que M. Dupin se montrât sous l'empire de la peur et de l'irritation, il l'était avec je ne sais quoi d'un peu court et incomplet, qui était la marque de sa nature. Pendant les journées de Juillet, par prudence plus que par scrupule, il avait été l'un des plus timides et des plus lents à s'associer au mouvement ; la révolution une fois faite, il avait voulu la limiter ; toutefois, loin de chercher à rattacher la royauté nouvelle à l'ancienne, il prétendait l'en distinguer et la rabaisser, sinon au niveau démocratique du moins au niveau bourgeois. Nul ne combattait avec plus d'insistance ce qu'il appelait la quasi-restauration et la quasi-légitimité de l'école doctrinaire. Repoussant la souveraineté populaire comme la tradition monarchique, il avait sur l'origine de ce qu'il appelait, dans un langage peu royal, l'établissement de 1830, une thèse, non de jurisconsulte, mais de procureur, nullement faite, ni dans le fond ni dans la forme, pour augmenter le prestige, la dignité et la solidité de cet établissement. Dans toutes les discussions contre le parti révolutionnaire, il ne parlait que la langue de l'intérêt égoïste, subalterne ; reprochant surtout à l'émeute de faire fermer les boutiques ; opposant à la propagande belliqueuse la formule peut-être sensée, mais un peu étroite, du chacun chez soi ; souvent vulgaire alors même qu'il était dans le vrai, ce qui faisait dire au duc de Broglie : Argumenter à la Dupin par des raisons de coin de rue[4]. Mais, jusque par ses défauts, cet orateur n'était-il pas plus apte que tout autre à se faire entendre d'une partie de l'opinion victorieuse, à éveiller ses alarmes et sa colère, à la retourner contre le parti révolutionnaire, sans cependant s'élever à des régions où il n'eut pas été suivi et dont la hauteur eût même paru suspecte ?

 

II

Age de quarante-trois ans, M. Guizot avait seulement quelques années de moins que M. Dupin. L'éclat de son enseignement à la Faculté des lettres, le rôle politique qu'il avait joué pendant la Restauration à côté de ses amis les doctrinaires son passage au ministère de l'intérieur après 1830 tout contribuait à le mettre en vue. Cependant, entré dans la Chambre seulement en janvier 1830, il y était encore trop nouveau pour être en pleine possession de son talent oratoire. De ses années de professorat, il avait gardé, avec un ensemble de connaissances qu'on eût vainement cherché chez ses rivaux politiques, des habitudes de parole qui ne convenaient pas toutes aux débats du Parlement. Il y a loin, en effet, d'un monologue en Sorbonne, préparé à loisir, écouté avec déférence, au dialogue imprévu et violemment contredit de la tribune. M. Guizot s'en aperçut, et tout en s'étudiant à une transformation dont il sentait la nécessité mieux qu'il n'en avait peut-être précisé d'abord toutes les conditions, il se tenait un peu sur la réserve, tâtait le terrain avant de s'engager, et ne faisait pas emploi de tous les trésors d'éloquence qu'il possédait, mais que lui-même ne connaissait pas encore complètement. Il n'en était pas moins dès cette époque, l'un des premiers orateurs de la Chambre, laissant voir en germe ces qualités rares qui s'épanouiront bientôt, ce je ne sais quoi de sévère et de passionné, cette voix et cette action si belles, ce don de tout généraliser et de tout élever, cet accent qui dominait l'auditoire, non par une énergie impétueuse et emportée comme celle de Périer, mais par une assurance austère et dogmatique.

La place de M. Guizot était naturellement marquée parmi les défenseurs du ministère. Dès le lendemain de la révolution, après quelques incertitudes, il s'était posé en champion de la politique de résistance ; il avait commencé le 25 septembre 1830, lors du débat sur les clubs, et avait ensuite marqué davantage cette attitude à mesure qu'avec M. Laffitte apparaissaient plus manifestes les périls et les misères du laisser-aller[5]. Il a raconté plus tard l'évolution qui s'était alors accomplie dans son esprit ; il a dit comment il avait été épouvanté et illuminé au spectacle des suites de Juillet, de cette société attaquée de toutes parts, impuissante à se défendre, et près de se dissoudre ; à la vue de ce vaste flot d'idées insensées, de passions brutales, de velléités perverses, de fantaisies terribles, s'élevant, grossissant de minute en minute, et menaçant de tout submerger sur un sol qu'aucune digue ne défendait plus ; à cette révélation soudaine des abîmes sur lesquels vit la société, des frêles barrières qui l'en séparent, et des légions destructives qui en sortent dès qu'ils s'entr'ouvrent ; c'est à cette heure, ajoutait-il, que j'ai appris les conditions vitales de l'ordre social, et la nécessité de la résistance pour le salut[6]. Dès lors il ne les oubliera plus, sauf en 1839, pendant le malheureux intermède de la coalition. Sous le ministère Périer, nul ne dénonçait avec un accent plus alarmé le péril social et l'anarchie croissante[7] ; nul ne prenait plus hardiment à partie la faction révolutionnaire et républicaine[8] ; nul ne défendait plus vigoureusement la paix contre les témérités belliqueuses[9] ; nul ne posait plus nettement la question entre les deux politiques, entre la timidité qui ménage le mauvais parti et la franchise qui le combat ouvertement[10].

Au milieu de conservateurs qui étaient alors presque tous plus ou moins empiriques et hommes d'expédient, M. Guizot avait cette originalité, qu'il se préoccupait des principes. Il déclarait redouter plus encore l'anarchie des idées que celle des faits, ne croyait pas tout fini quand on avait rétabli l'ordre matériel, estimait que le premier devoir d'un gouvernement était de résister, non-seulement au mal, mais au principe du mal, non-seulement au désordre, mais aux passions et aux idées qui enfantent le désordre Ne pouvant supprimer la révolution de Juillet ni répudier toutes ses conséquences, il aurait voulu au moins faire entre celles-ci un départ et en conserver le moins possible[11]. Il s'efforçait surtout de dégager la royauté nouvelle de l'origine élective que ses amis eux-mêmes semblaient disposés à lui attribuer. Dans la prétention des bourgeois qui croyaient avoir créé une dynastie et se rengorgeaient en parlant du roi de leur choix, il ne voulait voir que l'illusion d'une badauderie vaniteuse. Avec quelle ingénieuse persévérance ne cherchait-il pas à imaginer une théorie plus monarchique qui pût s'adapter au compromis révolutionnaire de 1830, montrant dans Louis-Philippe non pas un roi élu ou choisi, mais un prince, heureusement trouvé près du trône brisé, que la nécessité avait fait roi, et qui, dès lors, héritait des droits historiques de la branche aînée[12] ! C'est ce qu'on a pu appeler, d'un mot que M. Guizot se défendait du reste d'avoir jamais employé, la théorie de la quasi-légitimité. Sans doute, en pure logique, cette théorie avait bien des côtés critiquables, et il était malaisé de se maintenir sur un terrain si étroit et si fragile, entre les royalistes d'un côté, les révolutionnaires de l'autre. On avait donné prise aux attaques des uns et aux exigences des autres, le jour où l'on était une fois sorti du droit héréditaire. M. Guizot gémissait de cette faiblesse : Ce qui nous manque, disait-il, c'est un point d'arrêt, une force indépendante qui se sente appelée à dire au mouvement révolutionnaire Tu iras jusque-là, et pas plus loin. Il doutait que la royauté nouvelle pût suffire à cette tâche parce qu'elle était elle-même d'origine révolutionnaire[13]. Que faisons-nous depuis quinze mois ? disait-il encore. Nous cherchons péniblement à retrouver les principes du gouvernement, les bases les plus simples du pouvoir. Cette révolution si légitime est si grave, qu'elle a ébranlé tous les fondements de l'édifice politique et que nous avons grand peine à le rasseoir[14]. Ces difficultés, douloureusement avouées, montrent, sans doute, une fois de plus, le prix dont il faut payer les révolutions ; mais n'est-ce pas un spectacle intéressant que celui des efforts par lesquels M. Guizot, presque seul alors avec le duc de Broglie et quelques intelligences d'élite, tâchait ainsi d'arracher le gouvernement aux conséquences de son origine, ou tout au moins de les limiter ? Ce n'est certes pas la tentative d'un esprit médiocre, et mieux vaut en louer le courage que se donner le facile plaisir d'y signaler quelques contradictions.

Cette tentative n'eut pas tout d'abord grand succès. Les vainqueurs de Juillet étaient plus portés à voir, dans la monarchie nouvelle, un compromis avec la révolution que l'héritière par substitution de la légitimité. La théorie de M. Guizot offusquait leurs petits instincts non moins que leurs grandes passions, leur vanité bourgeoise autant que leur orgueil démocratique. Aussi la dénonçaient-ils comme un retour à la Restauration ; accusation alors redoutable et qu'on cherchait à rendre plus plausible, en rappelant sans cesse les services rendus aux Bourbons par l'ami de M. Royer-Collard et de M. de Serre, le fameux voyage à Gand en 1815 et le concours donné aux ministres de Louis XVIII. M. Guizot ne semblait, d'ailleurs, rien faire pour retenir ou regagner la faveur publique. L'austérité simple de son intérieur, la dignité de sa tenue en imposaient aux plus ennemis ; mais une sorte de sécheresse calviniste, plus visible à cette époque qu'elle ne le sera dans la sérénité de sa vieillesse, une roideur à laquelle il s'appliquait comme à une des conditions de la fermeté, tenaient les autres à distance ; ceux-ci, même quand il cherchait à les élever jusqu'à lui, ne se sentaient pas pleinement à l'aise. On eût dit parfois qu'il mettait son point d'honneur à exposer avec une opiniâtreté dédaigneuse les idées qui étaient le moins dans le courant général, et son hautain dogmatisme irritait plus la gauche, effarouchait plus le centre que les emportements agressifs de Périer. Il était alors admis par tous que M. Guizot était impopulaire. Les conservateurs, dont nous connaissons la timidité de caractère et l'incertitude de doctrine, tout en l'admirant de braver ainsi le sophisme révolutionnaire, avouaient volontiers qu'Us le trouvaient un peu absolu et compromettant. On lui en voulait de signaler trop haut et trop tôt des périls qu'on eût voulu oublier ou au moins taire, et il entendait souvent murmurer à ses oreilles, — c'est lui qui le raconte dans ses Mémoires,  —les paroles de Prusias à Nicomède : Ah ! ne me brouillez pas avec la république !

Le Roi, qui, de lui-même et au début, n'avait pas cru possible de placer aussi haut l'origine de sa royauté, était trop intelligent pour ne pas comprendre de quel intérêt ce serait pour lui de voir prévaloir les idées de M. Guizot ; et plus tard il lui dira sans cesse : Vous avez mille fois raison, c'est au fond des esprits qu'il faut combattre le mal révolutionnaire ; c'est là qu'il règne. Mais, vers 1831, par crainte d'aliéner beaucoup de ses partisans, il n'osait approuver ouvertement le grand doctrinaire ; il se bornait à lui témoigner son estime et à lui donner plus ou moins clairement à entendre qu'au fond ils étaient du même avis. Quant à Périer, s'il était par nature peu porté aux méditations philosophiques, et si, dans le combat qu'il soutenait, il ne s'inquiétait pas beaucoup des théories et des principes, il en sentait d'instinct la valeur, et était bien aise que d'autres s'en occupassent à côté de lui, au profit de sa cause, et sous son drapeau. Là même lui paraissait être l'avenir du parti conservateur. Il se considérait modestement comme un précurseur, un chef d'avant-garde chargé de déblayer le terrain : Je ne suis, disait-il à M. Guizot, qu'un homme de circonstances et de lutte ; la discussion parlementaire n'est pas mon fort. Vous reviendrez un jour ici, à ma place, quand le duc de Broglie ou le duc de Mortemart ira aux affaires étrangères. Un autre jour, prévoyant l'heure où il ne pourrait continuer sa tâche : Je ne m'en irai pas sans m'être donné des successeurs qui comprennent et qui veuillent conserver ce que j'ai fait. Là-dessus, il entra dans de longs détails sur quelques-uns de ses alliés, les drapant de main de maître : Ce n'est pas avec ces hommes-là, ajouta-t-il, qu'on peut faire un gouvernement. Je sais que les doctrinaires ont de grands défauts et qu'ils n'ont pas l'art de se faire aimer du gros public ; il n'y a qu'eux pourtant qui veuillent franchement ce que j'ai voulu. Je ne serai tranquille qu'avec Guizot. Nous avons gagné assez de terrain pour qu'il puisse entrer au pouvoir ce sera ma condition[15].

 

III

M. Thiers était plus jeune que M. Guizot et M. Dupin ; il n'avait que trente-quatre ans. Sa notoriété, cependant, était déjà grande. L'initiative audacieuse que, simple journaliste, il avait prise dans les journées de Juillet, la part qu'il avait eue au renversement des Bourbons et à l'élévation du duc d'Orléans, l'avaient mis fort en lumière et désigné pour jouer un rôle dans le gouvernement nouveau ; le talent ne lui manquait pas et il n'était pas d'humeur à se laisser oublier. Seulement de quel côté se rangerait-il ? Rien, dans son passé, n'avait fait prévoir qu'il serait un jour, à côté de Périer, l'un des champions de la politique de résistance. Son attitude sous la Restauration[16], ses livres, ses articles de journaux, ses amitiés semblaient plutôt le destiner à être l'allié de La Fayette, de Laffitte, de Barrot, de Carrel, de tous ceux qui voulaient pousser à gauche la monarchie de 1830. Au lendemain même de la révolution il fut d'abord difficile de voir où se fixerait cette étoile déjà brillante, mais singulièrement mobile. Une seule chose apparut nettement, c'est que, de journaliste d'avant-garde, M. Thiers voulait passer homme d'État ; las de la vie d'écrivain et d'opposant dont il avait rapidement épuisé toutes les satisfactions, il avait soif de mettre la main aux affaires de dépouiller des dossiers, de faire jouer les ressorts administratifs, de donner des ordres au lieu d'écrire des articles, d'agir au lieu de parler. Était-ce seulement chez lui une ambition que son intelligence d'ailleurs justifiait, ou cette impatience de posséder, de jouir et de commander, fréquente chez ceux qui, partis de rien, sont les propres artisans de leur fortune ? C'était peut-être plus encore une sorte de curiosité toute vive, alerte, souple, active jusqu'à en être un peu brouillonne, audacieuse, parfois téméraire, avec des côtés presque ingénus et enfantins, en belle humeur de tout connaître, de tout manier, de parler sur tout, s'amusant à découvrir même ce qui était connu auparavant ; qualité ou défaut qui demeurera jusqu'à la vieillesse l'un des caractères dominants de cette vie si changeante et de cette nature toujours si jeune.

Sous le premier cabinet, M. Thiers, nommé conseiller d'État, avait été détaché auprès du baron Louis pour remplir des fonctions analogues à celles d'un secrétaire général. Les circonstances lui avaient ouvert les finances ; il s'y était jeté. Il se fût jeté aussi bien et même plus volontiers dans les affaires étrangères ou militaires, prêt à tout, même à commander une armée, se croyant assuré de réussir partout, parce qu'il se sentait capable de tout comprendre et de tout expliquer. Bien que, par ce début, il eût été le collaborateur intime d'un ministre ouvertement dévoué à la résistance, il faut croire que son choix personnel n'était pas encore définitivement fait entre les deux politiques, car à peine, en novembre 1830, lors de la dissolution du premier cabinet, s'était-il retiré avec le baron Louis, qu'il rentrait avec M. Laffitte, ayant cette fois le titre formel de secrétaire général du ministère des finances. Sa position était même devenue beaucoup plus importante. Le baron Louis n'était pas un de ces ministres fainéants qui tolèrent un maire du palais ; M. Thiers, qu'il traitait avec une bienveillance protectrice, n'avait eu auprès de lui qu'un rôle subalterne et contenu, profitable à son instruction, mais ne donnant pas satisfaction à son goût d'initiative. M. Laffitte, au contraire, vaniteux et indolent, était prêt à laisser entière liberté à qui lui épargnerait l'ennui du travail le jeune secrétaire général en profita pour toucher à tout avec une hardiesse, intelligente sans doute, mais singulièrement inexpérimentée. Cette vie l'amusait par sa nouveauté et son activité, ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre déjà qu'on lui eût fait abandonner ses études, perdre son repos, et échangé une situation tranquille et sûre contre une situation agitée et précaire[17]. Bien que M. Thiers fût parvenu à saisir une petite part du gouvernement, on ne le prenait pas encore beaucoup au sérieux. On le jugeait volontiers outrecuidant et peu sûr. Ses discours n'avaient pas grand succès. Dans la Chambre, on reprochait à M. Laffitte la confiance qu'il témoignait à son secrétaire général. N'a-t-on pas raconté que quand le ministre voulait faire passer un projet contesté, il croyait prudent de promettre que M. Thiers ne le défendrait pas en qualité de commissaire ? Les ennemis de ce dernier répandaient même, sur sa probité administrative, des accusations absolument calomnieuses que son renom de légèreté, son défaut de tenue, et surtout son fâcheux entourage, firent accueillir trop facilement par une partie du public.

M. Thiers était-il définitivement engagé à la suite de M. Laffitte dans la politique de laisser-aller ? Divers symptômes eussent pu alors le faire croire. Il se montrait, disait-on, d'un patriotisme presque belliqueux, et professait la stratégie révolutionnaire aux vieux généraux qui fréquentaient les salons de son ministre. Il passait pour avoir regardé d'un œil indifférent, presque complaisant, le sac de l'archevêché[18]. D'autre part, cependant, il avait eu soin de ne pas se compromettre publiquement dans les questions de politique générale il ne parlait que rarement à la tribune et se renfermait dans les questions spéciales de son ministère. Plus M. Laffitte se discréditait, plus son secrétaire général gardait de réserve. Au dernier jour, quand le Roi, embarrassé d'avoir à rompre, ne savait comment faire comprendre à son ministre qu'il devait se retirer, M. Thiers se chargea de la commission. Enfin, il fit si bien, qu'après la constitution du ministère du 13 mars, il se trouva, grâce à une nouvelle et rapide conversion au rang de ses plus ardents défenseurs ; combattant, par la plume et la parole, aussi bien les anarchistes du dedans que les belliqueux du dehors, fort assidu auprès de Périer et ne mettant plus les pieds chez M. Laffitte. Tout est curieux dans les commencements d'un homme qui va jouer si vite un rôle si considérable c'est pourquoi nous avons noté ces premières évolutions que nous ne songeons pas, du reste, à juger bien sévèrement. Cette jeune ambition cherchait encore sa voie et les tâtonnements étaient explicables. Qui donc aurait pu lui jeter la pierre, dans l'étrange confusion de ce lendemain de révolution, alors que les partis étaient si mal classés, que les hommes politiques savaient si peu ce qu'ils voulaient, et que presque tous les ministres de Casimir Périer venaient d'être les collègues de M. Laffitte ? Toutefois, l'incertitude de ce début nuisait au crédit de M. Thiers auprès des conservateurs ; ceux-ci ne s'habituaient qu'avec quelque peine à le regarder comme un des leurs. Périer se servait de lui, appréciait ses ressources d'orateur ou d'écrivain, et était bien aise de pouvoir en disposer, mais sans l'admettre au même rang, ni le traiter avec les mêmes égards que M. Guizot ou M. Dupin. S'il faut en croire un témoin peu bienveillant et suspect par plus d'un côté, le président du Conseil ne dissimulait pas son agacement quand, à la tribune, M. Thiers disait nous en parlant du ministère. Ce témoin prétend même qu'un jour, M. Mauguin ayant appelé M. Thiers l'organe du gouvernement Périer, hors de lui, se serait écrié assez haut pour être entendu : Ça, un organe du gouvernement M. Mauguin se moque de nous ![19] Le National, énumérant, en juillet 1831, les trois grandes renommées conservatrices derrière lesquelles se rangeaient ses adversaires, nommait MM. Périer, Dupin et Guizot ; il ne jugeait pas à propos de citer M. Thiers, alors moins considérable et surtout moins considéré.

Tout en se mettant, sans compter, au service de la politique de résistance, nouvelle pour lui, M. Thiers conservait quelque chose de son propre passé. On remarquait en lui une affectation à accompagner d'une certaine rhétorique révolutionnaire des conclusions pratiquement conservatrices. Il louait les conventionnels d'avoir régénéré la France et se vantait d'avoir été leur apologiste, au moment où il tâchait d'empêcher qu'on ne suivît leur exemple ; il rachetait toute attaque contre les républicains par des invectives bien autrement après contre la Restauration et ses partisans. Il ne cherchait pas, comme M. Guizot, à rétablir les doctrines ébranlées ou détruites par la révolution. Plus attentif par nature au succès qu'aux principes, dédaignant même ceux-ci avec une sorte d'impertinence étourdie, n'en prenant, du moins, que ce qui était dans le courant vulgaire et ne pouvait devenir gênant, il se fût volontiers proclamé en 1831, comme il le fera plus tard en 1846, le très-humble serviteur des faits. Pourquoi, du reste, eût-il travaillé à rendre à la monarchie ce que Juillet lui avait retiré ? Ce qui lui importait, c'était que toute autorité fût subordonnée à la majorité parlementaire dont il comptait bien devenir le meneur et le mandataire. Tels étaient pour lui la raison d'être, le sens et le résultat de la révolution. Il repoussait vivement la théorie de la souveraineté populaire, mais pour y substituer ce qu'il appelait la souveraineté de la majorité. Il ne regrettait pas que la secousse de 1830 eût arraché à la monarchie tout pouvoir distinct et antérieur qui lui eût permis de traiter la majorité en inférieure ou seulement en égale ; c'est pour cela, disait-il, qu'il fallait forcément une atteinte à la légitimité, qu'il fallait rompre la ligne des préjugés royaux, prendre une dynastie fondée sur un droit nouveau et ayant tout reçu de la volonté nationale. — Si cette royauté, ajoutait M. Thiers, est aux Tuileries comme l'ancienne, elle y est pour prouver que les Tuileries étaient à nous et que nous avons pu les lui donner ; elle y est, mais tout le monde peut y entrer et l'y voir[20]. Conception bien différente de celle de M. Guizot La royauté n'est plus, pour M. Thiers, cette institution permanente créée par les siècles qui a été de tout temps le moteur principal de la vie nationale, et qui trouve prestige et puissance dans son long et glorieux passé ; l'historien de la Révolution n'a guère regardé en arrière plus loin que la Constituante pour lui, le Roi-citoyen de 1830 est un peu le successeur du Roi-fonctionnaire de 1791 ; il prend la royauté comme un expédient nécessaire à la nation, et où sa propre ambition trouve son compte il n'y voit même qu'une sorte de république erreur analogue à celle qu'il commettra plus tard en prétendant voir dans la république une sorte de monarchie. C'est, du reste, presque à chaque pas que, dans cette première période conservatrice de M. Thiers, on trouve le germe des erreurs de doctrine ou de conduite par lesquelles il servira plus tard la cause révolutionnaire. Dans la brochure que nous avons déjà citée et qu'il publiait alors pour défendre la politique de Casimir Périer, il demandait que le gouvernement de Louis-Philippe se plaçât, non sans doute à l'extrême gauche, mais à gauche ; et il ajoutait Un gouvernement est dans sa vraie position quand il a derrière lui le parti ennemi et un peu en avant dé lui son propre parti. Cette formule ne semble guère à sa place dans un écrit fait au service d'un ministère qui professait et pratiquait au plus haut degré l'union conservatrice. A y bien regarder, n'est-ce pas le présage de l'œuvre néfaste que M. Thiers commencera, à partir de 1836, en dissolvant la majorité conservatrice au moyen du centre gauche, œuvre qu'il reprendra encore après 1871 ?

La nature de M. Thiers était, avant tout, pleine d'imprévu ; ses préjugés révolutionnaires ne t'empêchaient pas de se faire parfois l'avocat des thèses les plus contraires aux préventions, non-seulement démocratiques, mais bourgeoises. Tel il se montra dans un débat important dont nous aurons à rendre compte, sur l'organisation de la Chambre haute. A côté de M. Guizot, de M. Royer-Collard et de M. Berryer, il fut du petit nombre de ceux qui, combattant pour l'honneur plus que pour le succès, défendirent l'hérédité de la pairie. Ce discours excita vivement la curiosité et provoqua un étonnement que M. Thiers attendait sans doute et désirait. Peut-être, après tant de hardiesses dans un autre sens, lui avait-il paru opportun de faire un coup d'éclat conservateur. Quel meilleur moyen de n'être plus confondu avec les irréguliers et les démolisseurs de la presse de gauche, et de se faire enfin recevoir au rang des hommes de gouvernement ?

On a prétendu que ce discours célèbre, qui marquait une évolution si considérable dans l'attitude politique de M. Thiers, en marquait une aussi dans son talent oratoire. On a raconté qu'il avait jusque-)à cultivé, sans grand succès, la rhétorique révolutionnaire, tâchant de copier les montagnards et les girondins dont il avait raconté l'histoire, essayant les grandes phrases et les grands mouvements qui convenaient mal à sa petite taille et à sa petite voix ; puis, à jour fixe, dans cette discussion sur la pairie, une transformation soudaine se serait accomplie, sur les conseils discrets de M. de Talleyrand ; le rhéteur emphatique et violent de la veille serait devenu d'un seul coup, devant un auditoire surpris d'abord, bientôt captivé, un causeur naturel et alerte, abondant et varié, parlant comme on fait dans un salon d'honnêtes gens et non plus dans un forum antique ; il aurait créé, de toutes pièces, en une séance mémorable, ce genre nouveau, si bien fait pour dérouter tous les classificateurs de l'art oratoire, et par lequel il arrivait à l'éloquence sans avoir rien de ce qui paraissait constituer même l'orateur. L'exactitude historique ne comporte pas d'ordinaire tant de mise en scène. La vérité est qu'à ses débuts de tribune, M. Thiers avait un peu cherché sa voie. La note de ses premiers discours était violente. Mal accueilli, interrompu souvent par les murmures, il comprit son erreur, et, dès la discussion de l'adresse, en août 1831, plusieurs mois avant le débat sur la pairie, il avait modifié son ton, pour prendre, avec un succès reconnu par ses adversaires les plus jaloux[21], ce que ceux-ci appelaient le genre de la conversation sans façon[22]. Le discours sur l'hérédité ne fit donc que continuer un changement déjà commencé qui ne s'accomplit pas en un jour et comme par un coup de théâtre. C'est peu à peu que l'orateur arriva à la pleine possession de l'art merveilleux par lequel il devait charmer tant de générations successives, sans jamais les fatiguer ni se fatiguer lui-même.

L'un des actes parlementaires les plus considérables de M. Thiers à cette époque fut son rapport sur le budget de 1832. Depuis la révolution de Juillet, le gouvernement n'avait vécu financièrement que d'expédients votés au jour le jour. Le budget préparé en 1829 pour 1830 s'était trouvé naturellement bouleversé par la révolution, par les diminutions de recettes et les augmentations de dépenses qui en étaient résultées[23]. M. Laffitte avait quitté le pouvoir en mars 1831, sans avoir fait voter le budget de l'année courante, et il laissait une situation si embarrassée, si périlleuse, que la banqueroute paraissait imminente[24]. L'état des finances est déplorable, écrivait, le 2 avril 1831, l'un des collaborateurs intimes de Casimir Périer ; il y a des chances de banqueroute dès le mois prochain[25]. L'énergie du baron Louis et surtout la confiance, la sécurité, dues à la politique générale du nouveau cabinet, éloignèrent ce péril ; mais il n'était plus temps, pour 1831, de sortir du régime des crédits extraordinaires et des douzièmes provisoires[26]. Le ministère était le premier à sentir la nécessité de mettre fin à un état aussi irrégulier[27] ; aussi, dès le mois d'août 1831, il soumit à la Chambre qui venait d'être élue le budget de 1832.

La commission de trente-six membres, nommée pour examiner ce projet, choisit M. Thiers pour rapporteur. Les études furent longues et le rapport général, impatiemment attendu, ne fut déposé que le 30 décembre 1831. La tâche d'une commission des finances est toujours difficile, disait en débutant le rapporteur, elle l'était encore davantage cette année, car le budget que nous vous apportons est, pour ainsi dire, le premier budget de notre nouveau gouvernement. Tant d'assertions contradictoires ont été avancées sur notre administration, sur son système, sur ses dépenses, qu'il était grave d'avoir à émettre le premier avis sur ces vastes questions. Un point surtout attirait l'attention. Pendant les quinze années de la Restauration, la thèse favorite de l'opposition avait été de crier au gaspillage, de prétendre que l'on pouvait faire des économies considérables. Le public avait pris ces belles phrases au sérieux aussi attendait-il que l'opposition arrivée au pouvoir réalisât le gouvernement à bon marché dont on l'avait si longtemps leurré. Mais voici que, sans même faire entrer en compte les dépenses extraordinaires d'armements, le budget ordinaire, présenté par le ministère pour 1832, atteignait le même chiffre que le dernier budget de la monarchie précédente, soit un peu plus de 950 millions il était sans doute en diminution sur certains chapitres, sur le clergé, les pensions, la liste civile, la garde royale mais ces économies étaient compensées par l'intérêt des emprunts contractés depuis 1830, par les retraites des officiers ou des fonctionnaires privés de leurs emplois pour cause politique, et par les allocations plus élevées accordées à certains services. La commission avait eu beau chercher, elle n'avait trouvé à rogner qu'une dizaine de millions. Force lui était donc d'avouer et de faire comprendre au public qu'il n'était pas possible de gouverner à meilleur marché. M. Thiers entreprit hardiment cette démonstration. Il n'est pas facile, dit-il, de réduire des sommes aussi considérables que celles dont on a parlé quelquefois ; il faudrait que l'administration fût bien dilapidatrice, bien coupable, pour vous laisser des cinquantaines de millions à retrancher sur un budget. Et pourtant, ajoutait-il, la commission n'a rien épargne de ce qui lui a paru un abus ; elle ne s'est arrêtée que lorsqu'elle avait la conviction qu'en allant au delà elle désorganiserait... Qu'on lise sérieusement la longue énumération des dépenses de l'État, et on jugera si les retranchements sont aussi faciles que certaines personnes semblent le penser. Il répondait ensuite à ceux qui prétendaient qu'il fallait changer de système. Nulle part, disait-il, nous n'avons trouvé ce système nouveau et puissant qui, substitué au système dans lequel on s'obstine, dit-on, à vivre, devrait vous procurer des économies immenses... Aujourd'hui, après tant de bouleversements, après Napoléon, après quinze ans de gouvernement représentatif, c'est méconnaître les efforts de tant de générations, que de dire encore que le système est à changer ; non, messieurs, il est a perfectionner, à perfectionner lentement, et c'est pourquoi des hommes consciencieux, après des mois de travail, ne trouvent que dix millions d'économie à vous présenter. L'ancien opposant voulait devenir homme de gouvernement et il en tenait le langage. Une telle démonstration était déplaisante à la Chambre et au public ; mais nul mieux que M. Thiers, avec son bon sens lucide, n'était capable de la faire accepter. La majorité fut bien obligée de reconnaitre que le rapporteur avait raison malgré le grappillage souvent mesquin auquel elle se livra sur tous les gros traitements, elle ne put retrancher que quelques centaines de mille francs dans les chiffres de la commission, et les dépenses du budget ordinaire demeurèrent fixées à 962 millions. On croyait alors que c'était un gros budget.

A mesure que M. Thiers se compromettait davantage avec les conservateurs ; qu'il prenait, au milieu d'eux, par son talent et son zèle, une place plus importante et plus assurée, il était moins ménagé par ses anciens amis de la gauche. Ceux-ci le regardaient comme un transfuge, à la défection duquel ils se croyaient le droit d'attribuer les plus bas motifs. Moins impopulaire que M. Guizot, il était moins respecté .et plus maltraité. Son ancien journal lui-même, le National, par la plume de Carrel, commençait à parler, avec une amertume contenue mais sévère, de ceux qui avaient écrit t'histoire de la Révolution et qui s'en repentaient[28]. D'autres attaquaient M. Thiers, non-seulement dans ses opinions, mais dans son caractère, dans ses mœurs, dans sa probité. La Société Aide-toi, le ciel t'aidera, composée de tous ceux qui avaient fait campagne avec le rédacteur du National, à la fin de la Restauration, publiait contre le député conservateur un grossier et haineux pamphlet[29]. M. Thiers retournait-il à Aix et à Marseille ? son pays natal lui donnait un charivari les habitants se réunissaient à sa porte, les uns soufflant dans des cornets à bouquin, les autres frappant des chaudrons et des casseroles avec des pelles et des pincettes, ou cognant à tour de bras, avec des maillets monstrueux, sur des tonneaux vides ; avec cela, un orage de sifflets, de hurlements, d'invectives, où les journaux de gauche, fort empressés à faire connaître cette manifestation de la justice populaire, avaient recueilli ces injures : A bas le patriote apostat ! A bas le traître à son pays, le traitre à la Pologne, le traitre à l'Italie ! A bas le trafiquant d'emplois, le protégé perfide du banquier de la grande semaine ! A bas ! A bas ! M. Viennet, compatissant, adressait à M. Thiers, sur les Charivaris, une épitre qui débutait ainsi :

L'émeute a donc sur toi porté sa griffe impure ;

Et des charivaris la glorieuse injure

Vient enfin, brave Thiers, d'accueillir ton retour

Dans la noble cité qui te donna le jour.

Que le baume de cette poésie suffit à guérir toutes les blessures du jeune député, on ne pourrait l'affirmer ; mais il était trop intelligent pour ne pas comprendre que tout ce qu'il perdait en faveur révolutionnaire, il le gagnait en crédit auprès des conservateurs et du Roi or, pour le moment, c'est de ce côté qu'il visait.

Thiers, Guizot, Dupin, quelle réunion de forces et de talents autour de Casimir Périer Ne nous inquiétons pas de leurs divergences, si profondes qu'elles soient elles disparaissent et sont comme emportées dans le puissant courant que détermine et dirige la volonté vraiment maitresse du président du conseil. Cette variété même ne sert qu'à étendre le cercle où sont recrutés les adhérents de la politique ministérielle M. Guizot, à l'aile droite, rassure les monarchistes constitutionnels ; M. Thiers, à l'aile gauche, rallie tout ce qui peut être rallié des anciens ennemis de la Restauration ; M. Dupin, au centre, affermit les timides, enlève les indécis, contient les indépendants. L'administration fait imprimer et distribuer leurs discours en même temps que ceux de Périer. Jamais ministère n'a eu, nous ne dirons pas de tels protecteurs, le mot ne conviendrait pas, mais de tels alliés, on pourrait presque dire de tels serviteurs. L'opposition parlementaire ne présente alors rien de comparable. La Fayette, chaque jour plus vieilli, est un nom plutôt qu'un orateur ; M. Odilon Barrot ne fait qu'essayer sa solennité oratoire ; Garnier-Pagès l'aîné, entré à la Chambre dans les premiers mois de 1832, n'a pas encore donné la mesure de sa froide et âpre éloquence ; Mauguin, le plus en vue, commence à s'user et à ne plus faire illusion à personne par sa superficielle faconde. Aussi M. Thiers peut-il écrire à cette époque : On a remarqué que la plus grande masse des talents a couru du côté du pouvoir.

 

 

 



[1] Voyez le Parti libéral sous la Restauration, p. 421 à 424.

[2] J'aime tant le naturel, disait M. Thiers, qu'il n'est pas jusqu'à ce plat de Dupin à qui je ne pardonne toujours parce qu'il est naturel. (SAINTE-BEUVE, Notes et Pensées, t. XI des Causeries du Lundi.)

[3] DUPIN, Mémoires, t. II, p. 304.

[4] Papiers inédits.

[5] La liberté, s'écriait alors M. Guizot, est née quelquefois après les révolutions, et je ne doute pas qu'elle ne vienne après la nôtre, de même que l'ordre est venu quelquefois après le despotisme ; mais l'esprit de révolution, l'esprit d'insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté. Il montrait la cause de cette a anarchie croissante de la société et des esprits dans ces restes d'idées, de passions et d'habitudes anarchiques, venues soit de la Révolution française, soit des tentatives continuelles de complots, de conspirations contre le gouvernement déchu. (Discours des 28 novembre, 29 décembre 1830 et 27 janvier 1831.) Quelques mois auparavant, le ministère dont M. Guizot était un des membres importants, s'était associé officiellement a une manifestation en place de Grève, qui était une réparation solennelle faite à la mémoire des sergents de la Rochelle condamnés, en 1822, pour conspiration.

[6] La Démocratie en France, par M. GUIZOT (1849).

[7] Discours du 5 octobre 1831.

[8] M. Guizot définit ainsi ce parti : Caput mortuum de ce qui s'est passé chez nous de 1789 à 1830, collection de toutes les idées fausses, de toutes les mauvaises passions, de tous les intérêts illégitimes qui se sont alliés à notre glorieuse révolution et qui l'ont corrompue quelque temps, pour la faire échouer aussi quelque temps. (Discours du 11 août 1831.)

[9] Discours du 20 septembre 1831.

[10] Discours du 11 août 1831.

[11] M. Guizot devait écrire plus tard : Un peuple qui a fait une révolution n'en surmonte les périls et n'en recueille les fruits que lorsqu'il porte lui-même sur les principes, les intérêts, les passions, les mots qui ont présidé à cette révolution, la sentence du jugement dernier, séparant le bon grain de l'ivraie et le froment de la paille destinée au feu. Tant que ce jugement n'est pas rendu, c'est le chaos ; et le chaos, s'il se prolongeait au sein d'un peuple, ce serait la mort. (La Démocratie en France, 1849.)

[12] Voyez notamment le discours du 21 décembre 1831.

[13] Discours du 5 octobre 1831.

[14] Discours du 21 décembre 1831.

[15] GUIZOT, Mémoires, t. II, p. 237, 313.

[16] Sur le rôle de M. Thiers avant 1830, voyez le Parti libéral sous la Restauration, p. 201, 457, 465, etc.

[17] Il est difficile de prendre au sérieux ce regret de ses chères études que M. Thiers s'est plu à témoigner jusqu'au dernier jour. Il avait, au contraire, la passion de l'action. Un jour, en 1852, causant avec M. Senior, il se plaignait de n'être plus rien. — Mais, interrompit son interlocuteur, n'est-ce donc rien, après avoir été l'un des deux premiers hommes d'Etat, d être encore l'un des premiers écrivains du pays ?Ecrire, répondit M. Thiers, est peu de chose, quand on a été habitué à agir. Je donnerais dix bonnes histoires pour une bonne session ou pour une bonne campagne militaire. Il a dit un autre jour : Que l'homme soit ou ne soit pas destiné au bonheur, il est certain, du moins, que jamais la vie ne lui est insupportable, lorsqu'il agit fortement ; alors il s'oublie.

[18] Nous avons déjà eu occasion, en parlant de l'émeute des 14 et 15 février 1831, de signaler l'étrange attitude de M. Thiers en cette circonstance.

[19] LOÈVE-VEIMARS, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1835. Le même écrivain a prétendu que M. Thiers recevait de Périer une somme de 2.000 francs par mois, prise sur les fonds secrets. Cette assertion, reproduite par d'antres, n'a pas été, à notre connaissance, démentie. Toutefois, ce témoignage n'a pas assez d'autorité pour que nous regardions le fait comme établi.

[20] Cf. passim, dans la Monarchie de 1830, brochure publiée par M. Thiers, en novembre 1831.

[21] Le National disait, le 10 août 1831 : M. Thiers a gagné incontestablement, comme orateur, depuis la dernière session ; mais il fera bien de se défaire de la mauvaise habitude de traiter d'absurdes, d'insensées, de sottes toutes les opinions qui ne sont pas les siennes.

[22] National du 5 octobre 1831.

[23] Les recettes ordinaires de 1830 avaient été évaluées par le projet de budget à 979.787.135 francs, les dépenses à 972.839.879 francs. Par suite de la révolution, les recettes ne s'élevèrent qu'à 968.236.623 francs, et au contraire les dépenses montèrent a 997.874.109 francs. De plus, sur le budget extraordinaire, it y eut un excédant de 34.097.625 francs, ce qui fit un excédant total de dépenses de 63.735.111 francs.

[24] M. Dupin dit dans ses Mémoires (t. II, p. 544), que le Trésor avait à payer, du 20 au 21 mars, 65.500.000 francs ; on n'avait que 14 millions ; on était donc au-dessous des besoins de 51.500.000 francs.

[25] Lettre de M. de Rémusat à M. de Barante. (Documents inédits.)

[26] Ces ressources extraordinaires mises à la disposition du gouvernement, sauf réalisation, s élevaient à 356.458.808 francs, savoir : 1° 3 millions de rente 3 pour 100, représentant un capital de 54 millions ; 2° obligations, aliénations de bois et négociations de rente pour 200 millions ; 3° addition au principal de la contribution foncière, 46.458.808 francs ; 4° crédit en rentes jusqu'a concurrence de 50 millions ; 5° retenues sur les traitements, 6 millions. Le ministère eut voulu moins demander à l'emprunt et plus a l'impôt ; la Chambre s'y refusa. En 1831, l'excédant des dépenses sur les recettes fut de 268.007.933 francs, qui joint au déficit de 1S30, formait un découvert total de 329.743.044 francs.

[27] Le ministre des finances disait, le 19 août 1831, à la Chambre : C'est un désordre grave, dans le gouvernement d'un peuple libre, que d'administrer sans budget.

[28] Où mené l'esprit qui n'est que l'esprit ? disait encore le National à propos de M. Thiers, et il ajoutait : Ce n'est pas sans douleur que nous le voyons s'égarer au service d'une politique basse, petite, misérable, à laquelle les inspirations du cœur, toujours si sures, si fécondes, n'ont point de part.

[29] Voici quelques extraits de ce factum, publié en 1831 : Justice sévère, honte même à l'homme doué d'autant de talent que d'énergie, qui, grandi d'abord à l'ombre de la bannière que la France vient de reconquérir au prix de son sang, la renie ensuite avec scandale, fournit aux oppresseurs de la liberté l'appui d'un talent qu'il prêtait naguère à la liberté même !... Orateur loquace et superficiel, doué d'une facilité déplorable, M. Thiers occupe la tribune des heures entières, et fatigue, assourdit, éblouit ses auditeurs. Il a la conscience d'un charlatan et la volubilité d'une femme en colère. Il embrouille et noie les questions les plus simples dans la fluidité confuse de son langage, tourne, déplace, escamote les difficultés, s'embourbe dans le gâchis de ses sophismes, et finit par rire la premier de la crédulité de ceux qui l'entourent.