I. La promesse de la liberté d'enseignement dans la Charte de 1830. Le procès de l'école libre. La loi de 1833 sur l'instruction primaire. Le projet de 1836 sur l'instruction secondaire. Le projet de 1851 et les petits séminaires. Protestations de l'épiscopat. La lutte est engagée. — II. L'état religieux des collèges. La philosophie d'Etat. Les évêques et l'éclectisme. — III. M. de Montalembert et le programme du parti catholique. En quoi l'existence d'un parti catholique est un fait accidentel et anormal. — IV. M. de Montalembert et les évêques. Comment ceux-ci arrivent à demander la liberté pour tous. Leurs premières répugnances contre l'action publique et laïque. Timidité de Mgr Affre. Intervention décisive de Mgr Parisis. — V. M. de Montalembert agitateur incomparable. Il dépasse parfois un peu la mesure. Le charme qu'il exerce, même sur ses adversaires. — VI. Violences d'une partie de la polémique catholique. Le livre du Monopole universitaire. L'Univers et M. Louis Veuillot. Les violences sont regrettées par les catholiques les plus considérables. — VII. Le parti catholique fait brillante figure et la campagne est bien commencée. Emotion joyeuse de Lacordaire, en 1854.I Comment la Charte de 1830 s'était-elle trouvée contenir un article qui promettait, dans le plus court délai possible, une loi sur la liberté de l'enseignement ? Qui donc, dans la précipitation un peu confuse de la révision constitutionnelle, avait inséré cette disposition ? On ne saurait le dire, et l'abbé Dupanloup pouvait s'écrier, quinze ans plus tard[1] : Oui, c'est par hasard que la liberté d'enseignement a été écrite dans la Charte. Vous qui l'avez faite, vous ne savez ni pourquoi ni comment vous y. avez mis cette promesse... Nul de vous ne sait dire qui en eut l'inspiration et quelle main en a tracé, sans le comprendre, le droit imprescriptible, la parole désormais ineffaçable. Ce n'était pas, en tout cas, l'œuvre du clergé ; celui-ci n'avait pas alors voix dans les conseils du pouvoir, et les constituants improvisés qui enlevaient au catholicisme son caractère de religion d'État, n'étaient pas suspects d'avoir voulu servir ses intérêts. Pouvait-on dire d'ailleurs que les catholiques eussent été, sous la Restauration, unanimes à réclamer la liberté de l'enseignement ? Sans doute, dès l'origine, plusieurs, Lamennais en tête, avaient attaqué vivement l'Université, dénoncé ses écoles comme les séminaires de l'athéisme et le vestibule de l'enfer, réclamé pour tous, et surtout pour l'Église, le droit d'enseigner ; sans doute, après les ordonnances de 1828, cette idée avait fait quelque progrès parmi les partis de droite, et on la trouvait très nettement formulée dans le Correspondant, fondé en 1829. Mais elle était demeurée comme une thèse d'avant-garde, non encore adoptée par ceux qui, dans le gouvernement ou dans le clergé, paraissaient avoir le plus qualité. pour parler au nom de la religion. Quand les royalistes avaient été au pouvoir, pendant le ministère de M. de Villèle, ils avaient borné leurs efforts, avec plus de zèle que d'adresse et de succès, à faire pénétrer une inspiration chrétienne dans l'Université : c'est dans ce dessein que la direction en avait été remise à Mgr Frayssinous. Quant aux évêques, ils s'étaient montrés exclusivement préoccupés de développer les petits séminaires qu'une ordonnance de 1814 avait placés sous leur seule autorité, et qui, grâce au régime de tolérance bienveillante interrompu en 1828, devenaient peu à peu de véritables collèges ecclésiastiques, partageant en fait, avec ceux de l'État, le monopole de l'instruction secondaire. Au contraire, la liberté d'enseignement était alors proclamée et revendiquée par la nouvelle école libérale, par M. Benjamin Constant dans des écrits divers[2], par M. Dunoyer dans le Censeur[3], par M. Dubois et M. Duchâtel dans le Globe[4] : ces écrivains y étaient arrivés par logique et par sincérité de doctrine, par réaction contre le despotisme impérial, et aussi un peu par crainte que l'Université ne prît un caractère ecclésiastique, sous la direction de M. Frayssinous. Dans le barreau, MM. Renouard, O. Barrot, Dupin, ne pensaient pas autrement[5]. La Société de la morale chrétienne, dont les membres principaux étaient le duc de Broglie, M. Guizot et Benjamin Constant, mettait au concours, en 1830, un Mémoire en faveur de la liberté d'enseignement. A la même époque, dans le National, M. Thiers attaquait violemment le corps universitaire auquel il reprochait d'être monopoleur et inique[6]. Aussi, au milieu de la révolution, le 31 juillet 1830, La Fayette, dans sa proclamation aux habitants de Paris, mettait-il la liberté d'enseignement au nombre des conquêtes populaires. C'est donc évidemment de ce côté qu'il faudrait chercher la main inconnue qui a fait insérer, dans l'article 69 de la Charte, la promesse de cette liberté. Quoi qu'il en soit de cette origine mystérieuse, où, derrière le hasard apparent, il est permis d'apercevoir la réalité providentielle, une fois la promesse faite, les catholiques furent les premiers à s'en emparer et à en demander l'exécution. Ce fut l'une des revendications de l'Avenir : manifestes, polémiques, pétitions, débats judiciaires, tout fut employé par Lamennais et ses disciples, pour provoquer quelque agitation autour de cette question. On sait à quel procédé, singulièrement nouveau dans nos mœurs françaises, eut alors recours Lacordaire, assisté de MM. de Montalembert et de Coux. Quel lecteur du Correspondant ne connaît cet épisode du procès de l'École libre, qui de loin nous apparaît comme une charmante et vive légende, marquant l'âge héroïque de nos luttes pour la liberté religieuse ? Ce prêtre et ce gentilhomme annonçant qu'ils ouvrent, malgré la loi et en vertu de la Charte, une classe pour les enfants pauvres[7] ; le futur orateur de Notre-Dame transformé en maître d'école ; la leçon interrompue par le commissaire de police ; une scène de résistance légale, aboutissant au procès souhaité ; M. de Montalembert appelé à la pairie par la mort de son père, et la Chambre haute devenue compétente pour juger le jeune pair et ses complices ; les prévenus se défendant eux-mêmes avec une éloquence précoce, saisissant cette occasion de confesser leur foi religieuse et libérale avec une audace pleine de grâce et de générosité ; et, pour dénouement de ce petit drame, une condamnation bénigne à 100 francs d'amende ! Toutefois, il ne semble pas que cet épisode ait produit alors sur le public toute l'émotion qu'il éveille aujourd'hui, chez ceux qui en lisent le récit. L'originalité de la démarche frappait peu une curiosité qui était alors blasée par tant d'excentricités nées de l'agitation révolutionnaire. Les hommes d'État et les pouvoirs publics étaient trop préoccupés de la terrible bataille qu'ils livraient sous les ordres de Casimir Perier, pour discerner ce qu'il y avait, au fond, de sérieux dans ce qui semblait une fantaisie de jeunes gens. Du côté des catholiques, la question, un moment soulevée, disparut en quelque sorte au milieu des ruines de l'Avenir, et plusieurs années devaient s'écouler avant qu'on osât reprendre une thèse compromise par cette origine. Ce fut donc comme un coup de feu isolé, à peine entendu dans le tapage général ; tout au plus quelques têtes s'étaient-elles retournées un instant ; mais on n'avait pas réussi à engager la bataille. Rien n'indiquait, d'ailleurs, qu'une bataille serait nécessaire et que le gouvernement ne s'exécuterait pas de lui-même. Lors du procès de l'École libre, le procureur général, M. Persil, avait dit, dans son réquisitoire : Quand nous invoquons le monopole universitaire, nous nous appuyons d'une législation expirante, dont nous hâtons de tous nos vœux la prompte abrogation. Aussi, à peine fut-on sorti des embarras et des luttes du début, que M. Guizot, devenu, à la fin de 1832, ministre de l'instruction publique, se donna pour tâche de réaliser les promesses de la Charte. Il commença par l'instruction primaire, qu'organisa la fameuse loi du 28 juin 1833. La place qui y était accordée à la religion n'était pas suffisante : le ministre avait fait, à regret, ce sacrifice aux préjugés régnants. Mais du moins la liberté promise était, pour le premier degré de l'enseignement, loyalement établie, lé monopole supprimé, la concurrence ouverte à tous. Aussi, dans les luttes qui vont remplir la fin de la monarchie de Juillet, ne sera-t-il jamais question de l'instruction primaire. On ne s'en occupera de nouveau qu'après 1848, quand, à la vue des instituteurs devenus en grand nombre des précepteurs de socialisme et de démagogie, les anciens voltairiens de 1830 comprendront, avec effroi, combien il avait été imprudent de marchander à la religion sa part d'influence dans les écoles du peuple[8]. Pour l'instruction secondaire, le problème était plus délicat et plus irritant. D'après la législation existante, l'Université avait seule le droit d'enseigner et de faire passer les examens. Les institutions privées ne pouvaient exister à côté d'elle qu'avec son agrément, sous son autorité, et dans les conditions qu'il lui plaisait d'imposer. Seuls, les petits séminaires lui échappaient, placés, depuis IS I à. sous la dépendance des évêques, au même titre que les grands séminaires. Encore n'était-ce qu'une sorte de faveur précaire, accordée par ordonnance, et pouvant être retirée ou limitée de même. Tout y était combiné d'ailleurs pour empêcher ces établissements de faire concurrence aux collèges ; le nombre des élèves était limité ; ceux-ci étaient obligés de porter le costume ecclésiastique, et ne pouvaient se présenter au baccalauréat qu'en justifiant avoir fait leur rhétorique et leur philosophie dans un établissement de l'État : dernière condition, chaque jour plus gênante, en présence du nombre croissant des carrières à l'entrée desquelles on exigeait le diplôme de bachelier. Cette législation n'était-elle pas à refaire en entier ? Une seule solution était bonne, a dit plus tard M. Guizot : renoncer complètement au principe de la souveraineté de l'État en matière d'instruction publique, et adopter franchement, avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'État et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations. C'était la conduite à la fois la plus simple, la plus habile et la plus efficace... Il valait beaucoup mieux, pour l'Université, accepter hardiment la lutte contre des rivaux libres, que de défendre, avec embarras, la domination et le privilège contre des ennemis acharnés[9]. Mais qui eût voulu suivre alors cette grande politique se fût heurté à beaucoup de prétentions et de préventions, aux situations acquises des membres de l'Université, comme aux méfiances encore toutes vives, soulevées, dans le public, contre le clergé et surtout contre les jésuites. Aussi M. Guizot, dans le projet déposé en 1836, n'osait-il pas présenter la réforme complète et définitive qu'il eût désirée. Néanmoins il posait nettement le principe de la liberté, permettait la concurrence à tous les rivaux possibles de l'Université, prêtres ou laïques, sans exclure personne, sans imposer à qui que ce soit de conditions particulières : projet, après tout, plus large que ceux qui devaient être ultérieurement proposés en 1841, 1844 ou 1877. La commission de la Chambre était entrée dans le même esprit, et son rapporteur, M. Saint-Marc Girardin, quoique universitaire, se montrait animé du libéralisme le plus loyal, le plus respectueux des choses religieuses, le plus intelligemment soucieux d'établir l'accord entre l'Église et l'État. Bien loin d'accepter de mauvaise grâce le principe de la liberté d'enseignement, il disait dans son rapport : J'ose dire qu'avant la Charte elle-même, l'expérience et l'intérêt même des études avaient réclamé la liberté de l'enseignement : il y a plus, ils l'avaient obtenue, et là., comme ailleurs, il est vrai de dire que c'est la liberté qui est ancienne et l'arbitraire qui est nouveau. Je ne veux point prou or le principe de la liberté d'enseignement, puisqu'il est reconnu par la Charte. Je veux seulement montrer que celte liberté nécessaire aux progrès des études a toujours existé sous une forme on sous une autre. Les étioles ont besoin d'émulation... Autrefois la concurrence était entre l'Université de Paris et les diverses congrégations qui s'étaient consacrées à l'instruction de la jeunesse : émanées de principes différents, animées d'un esprit différent, l'Université de Paris et les congrégations luttaient l'une contre l'autre, et cette lutte tournait au profit des études. Aussi, quand, en 1763, les jésuites furent dispersés, un homme qu'on n'accusera pas de préjugés de dévotion, Voltaire, avec son bon sens et sa sagacité ordinaires, regrettait l'utile concurrence qu'ils faisaient à l'Université. o lls élevaient, dit-il, la jeunesse en concurrence avec les universités, et l'émulation est une belle chose. Plus loin, M. Saint-Marc Girardin abordait de front la prévention régnante, la peur des jésuites : Ce que beaucoup de bons esprits craignent de la liberté de l'enseignement, c'est bien moins l'influence qu'elle pourra donner aux partis politiques, que l'influence qu'elle va, dit-on, donner an clergé. Les prêtres, les jésuites vont, grâce à cette loi, s'emparer de l'éducation. Dans la loi sur l'instruction secondaire, nous n'avons voulu créer ni privilège ni incapacité. Le monopole de l'enseignement accordé aux prêtres serait, de notre temps, un funeste anachronisme ; l'exclusion ne serait pas moins funeste. La loi n'est faite ni pour les prêtres ni contre les prêtres : elle est faite, en vertu de la Charte, pour tous ceux qui voudront remplir les conditions qu'elle établit. Personne n'est dispensé de remplir ces conditions, et personne ne peut, s'il a rempli ces conditions, être exclu de cette profession. Dans le prêtre, nous ne voyons que le citoyen, et nous lui accordons les droits que la loi donne aux citoyens. Rien de plus, mais rien de moins. Nous entendons parler des congrégations abolies par l'État, et qui, si nous n'y prenons garde, vont envahir les écoles. Nous n'avons point affaire, dans notre loi, à des congrégations ; nous avons affaire à des individus. Ce ne sont point des congrégations que nous recevons bachelier ès lettres et que nous brevetons de capacité : ce sont des individus. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir si ces individus font partie de congrégations ; car à quel signe les reconnaître ? comment s'en assurer ?... Pour interdire aux membres des congrégations religieuses, la profession de maitre et d'instituteur secondaire, songez que de précautions il faudrait prendre, de formalités inventer ; quel code tracassier et inquisitorial il faudrait faire ; et ce code, avec tout l'appareil de ses recherches et de ses poursuites, songez surtout qu'il suffirait d'un mensonge pour l'éluder. Il est curieux de voir comment, à cette époque, les principes de liberté, de justice, de bon sens et de saine politique étaient ainsi proclamés par un universitaire éminent, rédacteur du Journal des Débats, et ami peu suspect de la monarchie de 1830. S'ils avaient alors triomphé, tout conflit eût été prévenu ; et même encore aujourd'hui, ce langage ne semble-t-il pas renfermer la doctrine sur laquelle devraient s'accorder tous les esprits justes et libres[10] ? Le gouvernement ne pouvait reprocher alors aux catholiques de se montrer trop exigeants, de ne pas lui tenir compte des difficultés qu'il rencontrait, et de ne pas répondre, par une bonne volonté égale, à celle qu'il leur témoignait. Le clergé, a dit plus tard l'abbé Dupanloup, se tut profondément : je me trompe, il ressentit, il exprima une juste reconnaissance, et c'est à dater de cette époque qu'il se fit, entre l'Église de France et le gouvernement, un rapprochement depuis longtemps désiré et qui fut solennellement proclamé[11]. Sans doute, dans la discussion qui s'ouvrit à la Chambre, en 1837, l'Université fut vivement attaquée ; on lui reprocha d'être un instrument de despotisme, de donner une mauvaise éducation morale ; on se plaignit que le projet eût accordé à la liberté une part trop étroite : mais ces critiques n'étaient pas faites par des catholiques ; elles venaient des hommes de gauche, qui n'avaient pas encore oublié que la liberté d'enseignement avait été un des articles de leur programme et qu'ils l'avaient eux-mêmes introduite dans la Charte[12]. Pouvait-on donc espérer que la question allait être résolue du premier coup, sans conflit entre l'État et l'Eglise, comme elle l'avait été pour l'instruction primaire ? C'eût été ne pas compter avec les préjugés de cette masse d'esprits courts et médiocres qui en étaient restés aux vieux ressentiments d'avant 1830. Un député, M. Vatout, proposa un amendement par lequel tout chef d'établissement était tenu, non seulement de prêter le serment politique, mais encore de jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. L'amendement fut repoussé au nom de la commission par M. Dubois, l'ancien rédacteur du Globe ; le ministre eut le tort de ne pas croire nécessaire ou possible de le combattre à la tribune : et après un débat très sommaire, nullement en rapport avec la gravité du sujet, cette disposition se trouva votée, malgré la commission et le ministère, sans qu'aucun homme considérable fût venu l'appuyer. La peur des jésuites avait suffi. C'était, a dit M. Guizot[13], enlever à la loi proposée son grand caractère de sincérité et de droit commun libéral... en restreignant expressément, surtout pour l'Église et sa milice, la liberté que la Charte avait promise, on envenimait la querelle au lieu de la vider. La conséquence fut qu'on laissa tomber la loi, sans la porter à la Chambre des pairs. Ainsi, non par le fait des catholiques, mais par l'intolérance de leurs adversaires, le gouvernement échouait dans cette première tentative. Ce fut un malheur et la cause originaire de tous les conflits qui devaient éclater plus tard. Pour le moment, cependant, le clergé ne sortit pas de son attitude pacifique. On a vu comment, à cette époque, une politique bienveillante et parfois réparatrice l'avait disposé à plus de confiance dans la monarchie de Juillet. Il continuait donc à attendre silencieusement qu'on voulût bien exécuter la promesse de la Charte. Les ministères successifs n'y songeaient guère alors, absorbés qu'ils étaient par des crises parlementaires incessantes, préludes de la trop fameuse coalition. À peine, en 1839, commença-t-on, du côté des catholiques. à parler tout haut de cette liberté, si longtemps ajournée. M. de Montalembert en disait un mot à la Chambre des pairs[14]. L'archevêque de Toulouse profitait de la visite du duc d'Orléans, pour se plaindre des entraves apportées aux écoles religieuses : À un si grand mal, disait-il, un seul remède : liberté d'enseignement, mais liberté Bonn e à tous et d'une manière franche et loyale[15]. En 1840, il se formait, sous la présidence d'un ancien Lamennaisien, l'abbé Rohrbacher, une société ecclésiastique pour dénoncer le monopole universitaire à la France libérale et à la France catholique. Mais c'étaient des faits isolés et sans retentissement. La grande masse des catholiques demeurait dans l'expectative. Ceux d'entre eux qui s'occupaient le plus de la question ne pensaient pas à engager une campagne d'opposition ; ils tâchaient d'arriver, par des négociations pacifiques, à une transaction entre le clergé et l'Université. M. de Montalembert fut mêlé assez activement aux pourparlers de ce genre, engagés, en 1839 et en 1841, avec MM. Villemain et Cousin qui s'étaient succédé au ministère de l'instruction publique. L'esprit de conciliation, qui paraissait régner de part et d'autre, avait fait un moment espérer le succès ; mais, chaque fois, les ministres tombèrent avant que rien fût conclu. Ces négociations furent reprises, lorsque le cabinet du 20 octobre 1840 fut constitué et sorti de ses premières difficultés. Les réclamations des catholiques, sans avoir pris encore de caractère hostile, devenaient plus pressantes. Enfin, en 1841, un nouveau projet fut déposé. Ne devait-on pas s'attendre à ce qu'il fût au moins aussi satisfaisant que le projet de 1836 ? On était plus loin encore des préjugés et des passions de 1830. Tout, depuis, avait tendu à rapprocher ceux qui étaient naguère séparés. Nous avons dit ailleurs combien, à cette date, toutes les raisons politiques, sociales, et même les raisons de tactique parlementaire, devaient déterminer des ministres clairvoyants et prévoyants à résoudre cette question dans un esprit large, libéral et bienveillant, à saisir cette occasion de contenter les catholiques, d'augmenter l'action de la religion, et de s'assurer son concours. Enfin le principal ministre était M. Guizot qui avait fait la loi de 1833, présenté la loi de 1836, et qui, dans toutes les circonstances, avait admirablement parlé de l'importance sociale du christianisme. Et cependant ces espérances, qui semblaient si fondées, devaient être déçues. Que s'était-il donc passé ? M. Guizot, absorbé dès lors par les grands débats parlementaires et par la direction des affaires extérieures, n'avait-il pas eu le tort de laisser tout faire au ministre de l'instruction publique, M. Villemain, plus homme de lettres qu'homme d'État et d'un esprit plus vif que large ? L'Université, mise en éveil par les attaques dont elle avait été l'objet en 1837, n'avait-elle pas pesé sur le ministre, en faisant appel à l'attachement naturel que devait avoir pour elle un de ses professeurs les plus renommés ? Celui-ci, connaissant imparfaitement le monde ecclésiastique, s'était-il rendu un compte exact de la portée de sa loi, de l'émotion qu'elle devait soulever, et surtout. de la force de résistance dont étaient devenus capables les catholiques naguère si humiliés, si dociles, si peu disposés aux luttes publiques ? Dans cet acte qui devait avoir de graves et lointaines conséquences, qui commençait la guerre là où la paix était si désirable et semblait si désirée, n'y avait-il pas, sûrement chez M. Guizot, peut-être aussi chez M. Villemain, plus de négligence et d'inadvertance que d'hostilité voulue et préméditée ? N'était-ce pas la conséquence d'une lacune, déjà signalée dans les dispositions de ce gouvernement qui, tout en souhaitant sincèrement de se rapprocher du clergé, n'avait pu encore acquérir le sens complet des susceptibilités de la conscience, l'intelligence large et le respect délicat des choses religieuses ? Quoi qu'il en soit d'ailleurs des sentiments des divers ministres, qu'il y aura lieu d'étudier de plus près, à mesure que la lutte les mettra à l'épreuve et en relief, l'effet produit par le projet de 1841 fut mauvais. Les dispositions en étaient et en parurent rédigées dans un esprit tout différent de celui qui avait inspiré M. Guizot en 1836. L'exposé des motifs, à l'encontre du rapport de M. Saint-Marc Girardin, semblait contester jusqu'au principe posé dans la Charte. La liberté de l'enseignement, y lisait-on, a pu être admise en principe par la Charte, mais elle ne lui est pas essentielle, et le caractère même de la liberté politique s'est souvent marqué par l'influence exclusive et absolue de l'État sur l'éducation de la jeunesse. Les exigences de grades et les autres conditions compliquées, gênantes, parfois blessantes, imposées aux concurrents de l'Université, rendaient à peu près illusoire, dans la situation où chacun se trouvait alors, la liberté nominalement concédée. Il semblait que ce projet fût marqué du vice le plus propre à détruire tout l'effet d'une réforme libérale, le manque de sincérité. Là où le principe de la liberté d'enseignement est admis, a écrit fort justement M. Guizot[16], il doit être loyalement mis en pratique, sans effort ni subterfuge pour donner et retenir à la fois. Dans un temps de publicité et de discussion, rien ne décrie plus les gouvernements que les promesses trompeuses et les mots menteurs. Et cependant, s'il n'y avait eu que ce défaut, l'opposition n'eût peut-être pas été bien bruyante, tant on était alors, du côté des catholiques, peu disposé à livrer bataille. Mais le ministre avait commis la faute de toucher aux petits séminaires : son projet leur enlevait l'espèce de privilège, chèrement acheté, qui les avait laissés jusqu'ici sous la direction exclusive des évêques ; il les soumettait au droit commun de la loi nouvelle et les plaçait sous la juridiction de l'Université. Une telle mesure eût pu se comprendre si ce droit commun avait établi une liberté sincère : mais tel n'était pas le cas, et, en fait, les évêques estimaient, non sans raison, que les conditions du régime nouveau compromettraient l'existence des écoles ecclésiastiques et leur rendraient notamment à peu près impossible de trouver des professeurs. On attaquait ainsi l'épiscopat sur le terrain étroit, modeste, strictement enclos qu'on lui avait réservé, en dehors du large domaine de l'Université ; on l'atteignait directement, au point le plus sensible, en entravant le recrutement même du sacerdoce, ce recrutement devenu si nécessaire après la stérilité de l'époque révolutionnaire, et rendu si difficile par les conditions de la société moderne. Jusqu'alors les évêques s'étaient tenus à l'écart des polémiques relatives à la liberté d'enseigne - ment, thèse un peu nouvelle pour leurs habitudes d'esprit ; d'ailleurs, par un reste de cette intimidation qui, au plus vif de l'impopularité de 1830, les avait empêchés de se montrer en soutane dans les rues, ils avaient répugné à toute démarche qui les eût fait sortir du sanctuaire et descendre pour ainsi dire sur la place publique, en pleine mêlée des partis. Mais, cette fois, c'était dans ce sanctuaire même qu'ils se croyaient menacés. Ils ne purent se contenir. Spontanément, sans y être poussés par aucun homme politique, par aucun journal, en dehors même de M. de Montalembert, qui ne fut pour rien dans ce premier mouvement[17], la plupart laissèrent échapper un cri public d'alarme et de protestation. Les journaux se trouvèrent remplis, pendant plusieurs mois, des lettres que les prélats adressaient, l'un après l'autre, au gouvernement, presque toutes d'un ton grave et triste, quelques-unes d'un accent plus vif et presque comminatoire[18]. Ébranlé par cette plainte générale de l'épiscopat, mal accueilli d'ailleurs par la commission de la Chambre plus libérale que le ministre, non soutenu par le gouvernement surpris et désappointé de l'orage qu'il avait soulevé, le projet fut retiré avant d'avoir été même l'objet d'un rapport. Mais les conséquences de cette tentative maladroite et malheureuse devaient survivre au retrait de la loi : sans le vouloir, et presque sans s'en douter, on se trouvait placé en face de l'Église, dans une situation toute nouvelle ; on avait fait sortir les évêques de l'expectative muette, patiente, presque confiante, où, malgré le vote de 1837, ils s'étaient renfermés depuis dix ans ; on avait fait naître l'agitation, dans une région naguère calme et silencieuse ; on avait commencé la bataille sur un sujet où les catholiques étaient disposés à garder la paix, pourvu qu'on les traitât seulement comme M. Guizot l'avait fait en 1833, pour l'instruction primaire, et l'avait voulu faire en 1836, pour l'instruction secondaire. Dans l'entraînement et l'excitation croissante de la bataille, sous l'impression des coups donnés et reçus, il ne restera bientôt plus rien des dispositions réciproques de conciliation, de bienveillance et de confiance qui avaient paru naguère animer l'Église et l'État. Et qui peut dire désormais à quoi se limitera cette lutte commencée ? Pour apprendre à combattre en faveur des intérêts généraux, il faut, d'ordinaire, avoir été d'abord frappé dans ses intérêts particuliers. C'est un peu ce qui est arrivé aux évêques : en les atteignant dans leurs petits séminaires, on va les conduire à défendre la liberté complète de l'enseignement. Sans doute, leurs protestations contre le projet de 1841 portaient principalement, presque exclusivement, sur les dispositions relatives à leurs écoles cléricales ; à peine, sous forme de prétérition timide, indiquaient-elles les défauts du projet, en ce qui concernait les établissements libres ; quelques prélats déclaraient même, comme l'archevêque de Tours, que cette dernière question n'était pas de leur ressort. Mais attendez : le champ de bataille ne tardera pas à s'élargir. II Ceux des évêques qui, suivant l'entraînement d'une polémique une fois engagée, se hasardèrent bientôt à sortir du cercle où les avait enfermés la défense de leurs petits séminaires, le firent tout d'abord pour examiner la valeur morale et religieuse de cette éducation universitaire à laquelle on paraissait ne vouloir permettre aucune concurrence, et surtout aucune concurrence ecclésiastique. Telle fut la première forme du débat : ce n'était pas la moins délicate ni la moins irritante. Mais fallait-il s'étonner que des prélats, principalement préoccupés du soin des âmes, fussent conduits tout d'abord à envisager la question à ce point de vue ? On ne peut nier que l'état religieux des collèges, depuis lors bien modifié, ne fût de nature à émouvoir leur sollicitude. Les témoignages abonderaient [19] : nous n'en retiendrons que deux, produits au moment même où les évêques commençaient à se plaindre et émanés de personnages peu suspects de partialité pour le clergé catholique. Voici ce qu'écrivait alors un protestant, ancien élève de l'Université, M. Agénor de Gasparin : L'éducation religieuse n'existe réellement pas dans les collèges... Je me souviens avec terreur de ce que j'étais au sortir de cette éducation nationale. Je me souviens de ce qu'étaient tous ceux de mes camarades avec lesquels j'avais des relations. Étions-nous de bien excellents citoyens ? Je l'ignore ; mais assurément nous n'étions pas des chrétiens ; nous n'avions pas même les plus faibles commencements de la foi et de la vie évangélique[20]. M. Sainte-Beuve, bien placé pour observer les faits, et moins suspect encore, écrivait en 1843 : L'archevêque de Paris pourtant a raison sur un point. En masse, les professeurs de l'Université, sans être. hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et de toute cette atmosphère, ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais en indifférents... Quoi qu'on puisse dire pour ou contre, en louant ou en lamant. on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université... Les collèges produisent des lycéens bien appris, éveillés, de bonnes manières, et qui deviennent aisément de gentils libertins. Le sentiment moral inspire peu les gros bonnets, les chefs, et tout le corps s'en ressent[21]. Puis, parlant des horreurs racontées par les écrivains catholiques sur les mœurs de l'Université, M. Sainte-Beuve ajoutait : Sur les mœurs — entre nous — ne pas trop crier à la calomnie ; moi, je ne crie qu'à la grossièreté. Sans doute c'était le mal du temps, plus encore que la faute de tels ou tels hommes et surtout de tel ou tel gouvernement. L'Université était l'image de la société, telle que l'avaient faite le dix-huitième siècle et la Révolution. L'état des collèges n'avait pas été meilleur sous la Restauration, au temps de M. Frayssinous. Peut-être avait-il été pire, et la religion s'y était-elle trouvée plus impopulaire, à raison même des efforts que le gouvernement tentait alors pour la propager[22]. Cependant, depuis 1830, à côté de cette situation générale, sur laquelle il était plus naturel de gémir qu'il n'était aisé d'y remédier, il s'était produit un fait particulier qui donnait précisément prise aux critiques de l'épiscopat. Une doctrine, une école, paraissait régner sur l'Université et en quelque sorte la personnifier : c'était l'école éclectique, qui prétendait s'appeler la philosophie, comme l'Église s'appelait le christianisme. A défaut de la religion d'État supprimée, on avait une philosophie d'État. Tel est le nom même que lui donnaient des rationalistes indépendants. La tendance de cet éclectisme, écrivait encore M. Sainte-Beuve, a été de se rédiger en une sorte de religion philosophique officielle, et il ajoutait que les esprits vraiment libres n'y trouvaient pas plus leur compte que les catholiques orthodoxes[23]. M. Cousin et .ses amis se présentaient comme une église laïque — le mot est d'eux — ayant reçu du gouvernement et de la société de 1830, pour former les jeunes intelligences, des pouvoirs et une mission analogues à ceux qui étaient contenus dans la parole du Christ aux apôtres : Ite et docete. Prétention qui peut paraître singulière, à l'heure même où l'un des plus illustres maîtres de cette philosophie, M. Jouffroy, était réduit à en confesser l'impuissance, les déceptions douloureuses et presque tragiques. Mais si le chef de l'éclectisme, M. Cousin, n'avait pu réellement créer une doctrine, il avait su du moins créer une école — ses adversaires disaient une coterie — manœuvrant avec discipline sous ses ordres, sachant s'emparer des postes importants du monde intellectuel et les défendre contre les prétentions rivales ou les révoltes intérieures. Avec quel esprit de domination, quelle jalousie de toute indépendance, quel ressentiment de toute contradiction, quelle impétuosité de passion, presque naïve parfois dans sa dureté et dans son absence de scrupules, le maître exerçait sa dictature spirituelle, on le devine, pour peu qu'on prête l'oreille aux échos discrets de l'Université elle-même, ou qu'on surprenne les confidences de ceux qui approchaient alors ce philosophe d'une compagnie à la fois si séduisante et si redoutable[24]. L'omnipotence incontestée de l'école éclectique faisait peser sur elle une responsabilité que les défenseurs de l'Université eux-mêmes étaient les premiers à reconnaître[25]. Ainsi les évêques furent conduits à lui demander compte du mal d'irréligion qui régnait dans les collèges. Si l'éclectisme avait heureusement réagi contre le sensualisme du dix-huitième siècle, s'il avait répudié l'impiété haineuse ou ricanante, s'il se proclamait même parfois, avec M. Cousin, l'ami et l'allié de l'Église, il n'en demeurait pas moins un pur rationalisme, n'acceptant ni le surnaturel ni la révélation divine ; il n'accordait guère au christianisme qu'une politesse dédaigneuse ; il affectait d'y voir la plus belle, mais la dernière des religions, une institution utile pour la partie de l'humanité qui ne sait pas encore réfléchir, mais inférieure à la philosophie, et destinée à être remplacée par elle à mesure que les intelligences se développeraient : idée indiquée dans cette phrase fameuse, et alors, souvent citée, de M. Cousin : La philosophie est patiente, elle sait comment les choses se sont passées dans les générations antérieures, et elle est pleine de confiance dans l'avenir. Heureuse de voir les masses, le peuple, c'est-à-dire à peu près le genre humain tout entier, entre les bras du christianisme, elle se contente de leur tendre doucement la main, et de les aider à s'élever plus haut encore. Il eût fallu n'avoir aucune opinion de ce qu'est une Église convaincue de la divinité de son institution et de la vérité de sa doctrine, pour croire qu'elle pouvait reconnaître à cette philosophie la suprématie que celle-ci réclamait, et se contenter à côté d'elle, au-dessous d'elle, du domaine abaissé et rétréci où on la tolérait avec une bienveillance hautaine et transitoire. Les évêques devaient surtout ju ger une telle doctrine dangereuse pour l'éducation de jeunes intelligences. La courtoisie même du langage, les professions extérieures d'amitié et de respect, ne pouvaient-elles pas leur paraître un péril de plus, en prêtant à l'équivoque et en contribuant à endormir la vigilance de parents qu'une négation plus brutale eût au contraire avertis ? Aussi les plaintes épiscopales étaient-elles chaque jour plus émues. Elles prenaient même un caractère de particulière vivacité dans les écrits de l'évêque de Chartres, Mgr Clausel de Montais, prélat de la vieille école, gallican et royaliste, d'un caractère fort respecté, et dont l'âge n'avait pas attiédi l'ardeur. C'est lui surtout qui porta la parole dans cette première phase de la lutte ; il prodiguait les lettres et les réponses, les accusations et les apologies, et s'attaquait personnellement à MM. Cousin, Jouffroy, Damiron ou autres chefs de l'école officielle, avec une véhémence qui, pour être parfois excessive, n'était que l'expression d'une très sincère conviction et d'un zèle tout apostolique. En 1843, l'archevêque de Paris, Mgr Affre, intervint à son tour dans la controverse : il combattait le rationalisme d'État d'un ton plus froid, plus posé, gardant une modération qui n'ôtait rien à la fermeté et à l'efficacité de son argumentation, parlant des personnes avec une courtoisie parfaite, évitant de généraliser certains reproches, faisant largement la part de la raison, désavouant les violences et les exagérations de certaines polémiques. Bien loin de prendre, envers l'Université et ses membres, le ton agressif de quelques-uns de ses collègues, il protestait de ses dispositions bienveillantes pour cette institution ; dès 1841, il écrivait dans une lettre publique : Je suis pour la liberté, parce que l'épreuve ne peut en être funeste aux hommes distingués que l'Université possède en si grand nombre. C'est avec sincérité que, dans une autre occasion, j'ai loué leurs talents, la bonté de leurs méthodes, l'exactitude de leur discipline, et tout ce qui donne une si juste célébrité à leurs écoles. Il voyait sans doute le mal et le péril : seulement il ne voulait pas l'envenimer au lieu de le guérir ; il s'attachait à ne rien exagérer et à tenir compte de tout ce qui pouvait être une excuse ou une atténuation. Sa pensée tout entière apparaissait d'ailleurs mieux encore dans des observations confidentielles qu'il adressait à cette époque, de concert avec six autres prélats, à tous les évêques de France. On trouve là, ce nous semble, l'appréciation la plus exacte et la plus équitable de ce qu'était alors, au point de vue religieux, l'enseignement de l'Université. On y lisait notamment : Les torts que les écrivains catholiques signalent ; sont réels ; ils ont donné, de l'impiété des membres qui occupent dans l'Université les emplois les plus éminents, les preuves les plus irrécusables. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les ouvrages cités. C'est se moquer du public que de soutenir sérieusement que les ouvrages de MM. Cousin, Jouffroy et Damiron, etc., ne sont pas contraires au catholicisme. Les feuilles religieuses, loin d'exagérer l'immoralité des collèges, ont dissimulé sa gravité et son étendue, parce qu'il était impossible de dire la vérité tout entière. Il est vrai que, pour rendre leur critique moins sanglante, ils auraient pu l'adoucir par certaines considérations. En jugeant la situation religieuse et morale des collèges et des pensions placés sous le régime de l'Université, ils auraient chi tenir plus de compte qu'ils ne l'ont fait, des obstacles opposés par les familles et par la disposition générale des esprits à une éducation solidement chrétienne... Le tort le plus grave des professeurs de l'Université est moins encore dans leur empresse ment à répandre de mauvaises doctrines, que dans le spectacle d'une vie qui laisse deviner aisément l'absence de foi et de sentiments sincèrement chrétiens. C'est une profession négative de la religion catholique, ou même du christianisme, qui ne peut produire dans l'esprit des enfants que l'indifférence pour toute espèce de culte et de croyance. L'aumônier dont le ministère est réduit aux faibles proportions d'un enseignement accessoire, tel, par exemple, que celui de la langue allemande, échouera toujours contre cette impiété muette qui frappe tous les regards. Le tort, ainsi atténué, est assez grave encore. Or on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu'il est presque général. Parmi les exceptions, les unes sont aggravantes, puisqu'il y a malheureusement des professeurs qui enseignent sans détour le mépris de la religion ; les autres sont honorables et formées par des professeurs que distinguent leur attachement à la foi et leurs vertus. Les journaux religieux auraient pu dire, à la décharge de l'Université, que depuis quelques années, à Paris du moins, les proviseurs manifestent de meilleures dispositions, que les professeurs s'imposent plus de réserve, que les élèves sont moins mal disposés. Mais combien le mal est grand encore ! Il est immense dans les maîtres d'étude, chargés cependant de l'éducation, puisqu'ils président à la prière, au travail, à la police des dortoirs, aux récréations, aux promenades. L'archevêque ajoutait, en parlant des doctrines philosophiques de l'école dominante : Il n'y a pas un professeur de l'Université qui n'ait reçu ces doctrines, soit dans les cours des collèges royaux, soit dans ceux de l'École normale. Ces doctrines sont la source réelle de l'indifférence qu'ils professent. Elle est communiquée aux élèves par les exemples des professeurs d'humanités, avant que les professeurs de philosophie la leur insinuent d'une manière plus directe. Si on nous reprochait de caractériser trop sévèrement l'enseignement philosophique de l'Université, nous répondrions qu'il suffit au chrétien le moins instruit de le comparer avec nos dogmes, pour le trouver antichrétien[26]. Tous ne savaient pas garder la modération un peu froide de Mgr Affre. L'évêque de Belley, indigné de faits graves qui lui étaient signalés dans plusieurs collèges, employait le langage singulièrement énergique des Écritures, pour détourner les fidèles d'envoyer leurs enfants dans les écoles de pestilence. Chez d'autres, la controverse prenait un caractère plus personnel ; par exemple, dès février 1842, l'archevêque de Toulouse, Mgr d'Astros, dénonçait et réfutait, dans un mandement, les doctrines manifestement antichrétiennes d'un professeur à la faculté de cette ville, M. Gatien Arnould. La presse religieuse s'engageait avec ardeur dans cette voie : les plaintes faites coutre l'enseignement de M. Ferrari à Strasbourg, de M. Bersot à Bordeaux, obligeaient le ministre à suspendre ces deux cours ; l'Univers, dans une lettre à M. Villemain, dénonçait nominativement dix-huit professeurs[27]. Des publications diverses, plusieurs violentes ou même grossières, sur lesquelles il y aura lieu de revenir plus tard, accusaient les professeurs de l'Université, et l'Université elle-même, d'une sorte de conspiration d'athéisme et d'immoralité. En 1843, le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, en venait à menacer publiquement de retirer les aumôniers des collèges, si l'on y donnait un enseignement contraire à la doctrine catholique ; et les évêques de Châlons, de Langres et de Perpignan, s'associaient à cette démarche. On conçoit sans doute comment, dans l'effroi du péril couru par tant de jeunes âmes, dans l'émotion des confidences douloureuses qu'ils recevaient sur l'état intérieur de tel ou tel collège[28], des évêques se trouvaient peu à peu conduits à ces polémiques. Pour réveiller d'ailleurs les consciences de leur torpeur, pour alarmer et mettre en mouvement les catholiques, peut-être était-il nécessaire que la lutte commençât ainsi. Des dissertations plus politiques sur la liberté pour tous, ou plus savantes sur les vertus de la concurrence, n'eussent probablement pas produit, à ce moment, les mêmes résultats. Toutefois, ce genre de débat n'était pas sans inconvénient : il semblait aboutir à une accusation d'indignité, portée par le clergé, contre l'Université. On blessait et on soulevait ainsi un puissant et redoutable esprit de corps. La lutte risquait de s'irriter et de se rapetisser dans les querelles de personnes. Les polémistes subalternes, une fois lancés dans cette voie, devaient être tentés d'accuser à tort et à travers, sur des témoignages pas toujours assez éclairés, et de s'engager dans des dénonciations passionnées qui ont d'ordinaire assez mauvaise apparence et sont peu propres à gagner la sympathie des spectateurs indifférents. Il importait donc que le débat, commencé à l'occasion du projet de 1841, ne demeurât pas renfermé dans les questions un peu étroites et dangereuses, sur lesquelles il avait d'abord naturellement et peut-être nécessairement porté. III Ici apparaît l'action du jeune pair qui avait, dès 1830, à
vingt ans, prononcé le serment d'Annibal contre le monopole universitaire, et
qui, depuis 1835, attendait et préparait l'occasion de faire reprendre aux
catholiques position dans la vie publique. L'émotion ressentie par les
évêques, à la vue des dispositions du projet de 1841, relatives aux petits
séminaires, s'est produite spontanément, en dehors de M. de Montalembert.
Mais celui-ci s'en empare aussitôt, afin d'amener le clergé et les fidèles
sur le terrain, nouveau pour eux, où il veut les voir se placer. Quelle
conclusion tirera-t-en de l'insuffisance religieuse de l'enseignement
universitaire ? S'attachera-t-on à modifier et à améliorer cet enseignement ?
M. de Montalembert met les catholiques en garde coutre une telle illusion. Il
ne croit pas que l'Université puisse représenter
autre chose que l'indifférence en matière de religion : il ne lui en fait pas crime ; c'est le résultat de l'état
social. Seulement, il n'admet pas que cette éducation soit imposée à
ceux qui se préoccupent de conserver la foi de leurs enfants. Aussi, la seule
conclusion à laquelle il veuille faire tout aboutir est la liberté
d'enseignement, la même, déclare-t-il, dont on jouit pour l'instruction
primaire : la liberté pour tous ; il désavoue hautement, devant ses
adversaires, la moindre arrière-pensée de monopole pour le clergé, et il
montre à ses amis combien il serait impossible
de vouloir refaire de la France un État catholique,
telle qu'elle l'a été depuis Clovis jusqu'à Louis XIV[29]. Si M. de Montalembert parle, lui aussi, du caractère antichrétien de l'enseignement universitaire, ce n'est donc pas pour se perdre en controverses sur les doctrines philosophiques, ni en récriminations irritées ou plaintives contre les personnes, c'est uniquement pour y trouver la raison qui doit pousser les catholiques à invoquer la liberté. Il n'entend pas qu'on s'attarde à ce point de départ : c'est sur la thèse libérale qu'il désire voir porter tout l'effort. Il cherche ainsi à modifier quelque peu la direction donnée d'abord à la lutte, par l'émotion des sollicitudes épiscopales. Cette intention apparaît clairement d'ailleurs, dans le langage que tenait alors, en commentant un des manifestes de M. de Montalembert, l'un de ses plus sages et plus fermes amis, M. Foisset : Le salut est dans l'action politique, non dans les doléances religieuses. Le moment est venu de se rappeler le mot de saint Paul : Civis romanus sum. C'est comme citoyens en effet que les catholiques doivent réclamer, et qu'ils finiront par obtenir justice. Voyez O'Connell : certes les vœux des évêques d'Irlande l'accompagnent dans la lutte, mais sa ligne d'opération — qu'on me passe ce terme — est toute politique... Pourquoi ne suivons-nous pas ce grand exemple ? Pourquoi s'épuiser en récriminations contre les hommes du monopole ?... Que ne demandons-nous tous d'une seule voix, tous d'un même cœur, la liberté belge, qui n'est que l'application loyale des principes inscrits dans la Charte française ? Voilà un but simple, saisissant, nettement défini[30]. De ces conseils, comme de l'exemple invoqué, il ressort qu'on ne se contentait pas de pousser les catholiques il soutenir une thèse libérale : on voulait surtout les voir agir. Cette liberté d'enseignement si nécessaire, il ne fallait pas l'attendre humblement de la bienveillance du gouvernement. Depuis trop longtemps, dit M. de Montalembert, les catholiques français ont l'habitude de compter sur tout, excepté sur eux-mêmes... La liberté ne se reçoit pas, elle se conquiert. Il sait quelles ressources on peut trouver dans les institutions dont la France était en possession ; il connaît cette atmosphère dans laquelle un monopole et une injustice ne pouvaient longtemps se maintenir, cette sonorité qu'avaient à cette époque toute protestation et toute plainte publiques, cette logique qui s'imposait aux plus rebelles et par laquelle la liberté appelait nécessairement la liberté : aussi engage-t-il ses coreligionnaires à se servir de ces institutions, au lieu de conserver pour elles une défiance absurde ou une indifférence coupable. Avec la presse, la tribune et le pétitionnement, que ne peux eut-ils pas faire ? Alors reviennent sans cesse sur ses lèvres et sous sa plume les noms de cette friande, où il avait voyagé tout jeune en 1830, où il avait approché le grand agitateur au glorieux lendemain de l'Émancipation, et de cette Belgique à laquelle son mariage l'a si étroitement attaché. Ou ne saurait s'imaginer à quel point ces, deux exemples agissent sur son esprit et possèdent en quelque sorte sou imagination. C'est là qu'il faut chercher l'origine de sa tactique[31]. Il montre aux catholiques français, peu habitués à se servir des armes de la liberté et surtout à s'y confier, comment, par ces seules armes, O'Connell et Félix de Mérode avaient donné à la cause religieuse des succès et une popularité jusque-là inconnus. Ou bien, repassant une seconde fois la Manche, il propose encore comme modèle la ligue formidable qui vient d'être fondée par Cobden, contre les corn laws et qui, à ce moment même, remue toute l'Angleterre. Lui aussi, il veut créer une ligue et soulever une agitation. Trop souvent, dit-il, les catholiques français ont été à la queue d'autres partis ; qu'ils constituent eux-mêmes un parti ; qu'au lieu de continuer à être catholiques après tout, ils soient catholiques avant tout, ayant pour programme exclusif, auquel tout serait subordonné, la liberté de l'enseignement. Si, à eux seuls, ils ne sont qu'une minorité, ils formeront du moins presque partout, cet appoint d'où dépend la majorité, et ils la porteront du côté où l'on donnera un gage à leur cause. C'est sans cloute se séparer du gouvernement et des partis existants ; mais, ajoute M. de Montalembert, on ne comptera avec les catholiques que du jour où ils seront pour tous ce qu'on appelle en style parlementaire un embarras sérieux[32]. Cette idée d'un parti catholique était toute nouvelle en France, et il eût fallu remonter jusqu'à la Ligue pour trouver un précédent. Elle a été fort discutée depuis lors, surtout quand on a pu craindre qu'elle n'eût des applications et des corollaires de nature, il faut bien l'avouer, à lui faire quelque tort. Interprétée, en effet, comme certains semblaient disposés à le faire, elle n'eût tendu à rien moins qu'à fausser complètement le rôle des catholiques dans la vie publique, en les réduisant à un état permanent de minorité étroite, exclusive, étrangère en quelque sorte aux préoccupations du reste du pays, et eût produit ainsi un résultat diamétralement opposé à celui-là même qu'avait poursuivi M. de Montalembert[33]. Avant tout, il ne faut pas perdre de vue que, dans la pensée de son fondateur, l'existence de ce parti était un fait accidentel, passager, anormal, qui tenait aux conditions particulières de la société politique de 1830. Où en avait été la raison d'être ? Ce n'était pas seulement dans ce fait que les catholiques avaient des droits considérables à revendiquer. Il y avait plus : aucun des deux grands partis qui se disputaient le pouvoir et l'influence, ne paraissait alors disposé à appuyer, ou seulement à écouter ces revendications. On se trouvait en face de conservateurs qui se méfiaient de la religion, au lieu d'y chercher le fondement de toute politique conservatrice ; de libéraux qui ne comprenaient pas que la liberté religieuse était la plus sacrée de toutes les libertés. Cette anomalie passagère, qui tenait au malheur des temps, était la cause, souvent indiquée par M. de Montalembert lui-même, de la formation d'un parti spécial. Comment les Catholiques qui voyaient dans la liberté d'enseignement la nécessité capitale et urgente du moment, se seraient-ils contentés d'apporter leur concours à des opinions qui, l'une et l'autre, ne se souciaient pas de cette réforme ? Ne pouvaient-ils pas se croire autorisés à profiter de l'isolement où on les laissait, pour s'organiser à part, avec une sorte d'égoïsme que justifiait l'indifférence ou l'hostilité des autres ? Ne devaient-ils pas chercher, un peu par tous les moyens, à s'imposer à ceux qui ne voulaient pas s'occuper d'eux, à stimuler leur négligence, à forcer leur dédain, à violenter leur mauvaise volonté ? Ils le faisaient avec d'autant moins de scrupules et de périls, qu'à cette époque, dans ce pays légal un peu artificiel formé par le suffrage restreint, les questions débattues entre les partis politiques, paraissaient être surtout des questions de personnes, de circonstances, au-dessus ou à côté desquelles on pouvait momentanément se placer sans faillir au patriotisme. Mais n'était-il pas évident que cette conduite ne devait point survivre aux conditions exceptionnelles qui l'avaient motivée et justifiée ? M. de Montalembert le comprendra lui-même, quand, après 1848, il se trouvera en face d'un parti conservateur que des désenchantements et des terreurs salutaires auront dépouillé de ses préventions antireligieuses, quand il verra engager sous ses yeux une bataille où sera en jeu l'existence même de la société. Il ne se posera plus alors en chef d'un parti distinct et isolé, presque indifférent à ce qui ne serait pas son programme particulier : il se mêlera à ceux-là mêmes qu'il combattait la veille, pour former avec eux le grand parti de l'ordre, ne réclamant que l'honneur de combattre en tête, de donner et de recevoir les premiers coups. En faisant ainsi largement son devoir de citoyen, il rencontrera d'ailleurs, comme par surcroît, le succès de sa cause spéciale. En effet, si l'existence du parti catholique avait été nécessaire pour poser la question de la liberté d'enseignement, l'attitude différente, prise après 1848, permettra seule de la résoudre, en rapprochant ceux qui pouvaient former une majorité, et en les conduisant, de part et d'autre, à ces transactions qui doivent, à leur heure, remplacer les revendications exclusives et les résistances aveugles. Est-il besoin d'indiquer laquelle des deux conduites suivies, avant et après 1848, peut aujourd'hui nous servir de modèle ? N'est-il pas manifeste, qu'à considérer la situation actuelle des catholiques, leurs relations avec les partis en présence, à voir où ils rencontrent leurs adversaires et leurs amis, les analogies sont avec la seconde époque ? N'est-il pas naturel, en particulier, pour défendre la loi de 1850, que nous nous efforcions de reproduire, autant que possible, les conditions d'alliance, d'action commune, dans lesquelles elle a été votée, et non de recommencer l'initiative exclusive et isolée qui avait pu être nécessaire au début ? Désormais, sans doute, par le fait même de nos adversaires, la lutte politique tend à devenir principalement religieuse, et, à les entendre eux-mêmes, il semblerait que les mots catholique et anticatholique, ou, pour parler leur langage, clérical et anticlérical, dussent devenir comme les marques distinctives des deux armées en présence. Nous n'aimons pas et nous n'acceptons pas ces dénominations ; mais, en tout cas, si l'on employait, à tort selon nous, le mot de parti catholique, il signifierait tout autre chose que sous la monarchie de Juillet. Ce serait, comme actuellement en Belgique, le grand parti conservateur avec toutes ses nuances, amené, par l'attaque même, à mettre en tête de son programme la défense des intérêts religieux aussi bien de la société que des individus. Au moment même où se présentait pour la première fois l'idée du parti catholique, ces remarques n'étaient peut-être pas inutiles, afin de prévenir les rapprochements à contre-temps et les maladroites imitations, contre lesquelles, dès le début de cette étude, nous avions tenu à mettre les esprits en garde. IV En appelant les catholiques à combattre par la liberté et pour la liberté, M. de Montalembert reprenait une des idées de l'Avenir. Seulement l'Avenir avait procédé comme les entreprises révolutionnaires, agitant toutes les questions à la fois ; faisant table rase du passé, pour réorganiser, d'un seul coup et sur des bases absolument nouvelles, les rapports de l'Église et de l'État : prodiguant, comme à plaisir, les formules alarmantes ou irritantes ; apportant sur chaque point des solutions extrêmes. Cette fois, on s'en tient à une question précise, soulevée par les événements eux-mêmes, admirablement choisie pour intéresser toutes les consciences et faire faire aux catholiques, sans trop d'alarme, l'expérience d'une tactique libérale ; on ne touche au problème plus large de la situation de l'Église dans la société moderne que dans la mesure où les faits l'imposent, sans l'étendre témérairement et sans sortir des conclusions pratiques, simples et limitées. Ce n'est pas le seul point par lequel on se distingue de l'Avenir : les anciens compagnons de Lamennais avaient le souvenir trop présent et trop douloureux d'une des causes principales de leur échec, pour vouloir tenter quelque chose en dehors de l'épiscopat. Rien, écrivait alors Lacordaire à M. de Montalembert[34], ne peut réussir, dans les affaires religieuses de France, que par les évêques ou du moins avec leur concours. Mais solliciter les chefs du clergé d'entrer dans une campagne si nouvelle pour eux, de s'associer à une tactique rendue plus suspecte encore par l'abus qu'en avait fait Lamennais ; demander à des prélats, habitués jusqu'alors à voir l'Église en possession d'immunités et de faveurs, de se confier désormais aux libertés du droit commun, n'était-ce pas leur proposer une sorte de révolution ? Déjà sans doute, ils avaient dû être préparés à cette révolution par les réflexions faites, depuis 1830, sur les déboires du passé et sur les nécessités du présent, par les exemples venus du dehors, notamment d'Irlande et de Belgique, par la leçon éclatante que renfermait le succès de Lacordaire. Avant même le projet de 1841, M. de Montalembert avait obtenu de Mgr Affre une lettre dans laquelle celui-ci, se plaçant en face de la société actuelle, se prononçait nettement pour la liberté d'enseignement, liberté donnée à tous les citoyens comme au clergé[35]. A la même époque, l'archevêque de Bordeaux déclarait que l'épiscopat demandait la liberté pour tous, qu'il ne voulait d'autre privilège que le droit commun[36] ; et le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon, inaugurant une formule qui devait être souvent employée, réclamait la liberté d'enseignement telle qu'elle existe en Belgique[37]. Dans les protestations si nombreuses que les évêques dirigèrent contre le projet de 1841, on pourrait relever plusieurs déclarations semblables[38]. Le plus grand nombre cependant ne parlèrent alors que des petits séminaires : ils paraissaient désirer, pour ces établissements, plutôt le maintien et le développement du privilège qu'un régime de droit commun. Ceux-là mêmes qui exprimaient le vœu d'une liberté générale ne le faisaient le plus souvent que d'une façon accessoire, et laissaient voir qu'ils seraient prêts à transiger si on améliorait la situation de leurs écoles ecclésiastiques : disposition d'esprit qui devait se retrouver encore, en 1842 et 1843, chez quelques-uns même des prélats les plus fermes[39]. Les habiles du gouvernement désiraient vivement que l'épiscopat s'engageât dans cette voie. Aussi M. de Montalembert n'était-il pas sans inquiétude : il mettait le clergé en garde contre le piège que lui tendaient ceux qui cherchaient à lui faire sacrifier la liberté générale de l'enseignement, au prix de faveurs accordées à ses petits séminaires, faveurs douteuses, précaires, toujours révocables par ordonnances. Il s'efforçait d'intéresser sa conscience et son honneur à ne pas accepter le partage humiliant et funeste par lequel, pour assurer tant bien que mal l'éducation de ses ministres, il livrerait celle des fidèles ; il le détournait de se laisser confiner dans la sacristie, comme s'il n'avait rien à voir dans le reste de la société[40]. Sa parole fut entendue, et bientôt l'épiscopat quitta lui-même le point de vue trop étroit où l'avait d'abord placé le souci exclusif de ses petits séminaires. Aussi les évêques de la province de Paris pouvaient dire, en 1844, dans un mémoire adressé au roi : Nous ne parlerons même pas, Sire, de nos petits séminaires, parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était encore, il y a trois ans ; elle n'était même presque que là pour nous. Moins éclairés sur le véritable état des choses, nous ne pensions guère qu'à stipuler les intérêts de nos écoles cléricales. Maintenant, nous demandons davantage, parce que l'expérience s'est accrue, parce que la lumière s'est faite[41]. Sur ce premier point, M. de Montalembert ne pouvait donc qu'être satisfait. Mais il demandait plus aux évêques : il leur demandait d'en appeler directement, ouvertement, à l'opinion, des hésitations ou des résistances du gouvernement ; de descendre, en quelque sorte, sur la place publique, pour prendre leur part dans l'agitation légale qu'il voulait provoquer à l'instar de l'Irlande et de la Belgique. C'était un rôle auquel l'épiscopat ne semblait guère préparé par ses antécédents. Sous l'Empire, l'Église de France, encore meurtrie de la persécution révolutionnaire, éblouie par les bienfaits du Concordat, n'avait eu juste que le courage nécessaire pour ne pas sacrifier à la toute-puissance du maître du monde, la majesté et la liberté du Souverain Pontife[42]. Sous la Restauration, elle n'avait pas songé à s'adresser à d'autres qu'aux princes qu'elle aimait et dans lesquels seuls, elle espérait. Après 1830, l'embarras de son impopularité, l'instinct des périls auxquels l'aurait exposée, à un pareil moment, la moindre apparence d'intrusion dans la politique, lui avait inspiré une sorte de timidité patiente, attristée plus souvent qu'irritée. Ces habitudes gênaient l'ardeur de M. de Montalembert : il était disposé parfois à les qualifier sévèrement. On ne saurait nier qu'il n'y eût là quelque faiblesse, tout au moins un défaut d'éducation publique : il faudrait se garder cependant de trop blâmer la réserve, peut-être excessive, des évêques ; cette lente hésitation, avant de se jeter ouvertement dans des agitations qui, pour avoir un objet religieux, n'en risquent pas moins de devenir ou de paraître des luttes de parti, était après tout conforme à la mission de l'Église ; et il valait mieux, en pareil cas, pécher par excès, que par défaut de prudence. Le leader du parti catholique avait précisément l'ennui de rencontrer cette hésitation sur le principal siège de l'épiscopat français, chez Mgr Affre qui avait succédé à Mgr de Quélen en 1840. Si le nouvel archevêque était dégagé des attaches politiques du vieux clergé, il partageait ses répugnances pour les éclats de la vie publique moderne ; il avait conservé, dans les rapports avec le gouvernement, les anciennes habitudes d'action discrète, en quelque sorte silencieuse et cachée. Il avait gardé, de Saint-Sulpice, cette maxime que le bien ne fait pas de bruit et que le bruit ne fait pas de bien. Son esprit plus solide et plus sensé que brillant, sa nature froide, tout, jusqu'à son défaut d'extérieur et sa gaucherie de manières, semblait peu fait pour lui donner le goût d'agir à la façon du P. Lacordaire ou de M. de Montalembert. Ce n'était certes ni le courage, ni le souci de la dignité ou des intérêts de l'Église qui lui manquaient, et il devait le prouver en plus d'une circonstance ; mais il croyait plus convenable et plus efficace de les défendre par des réclamations non publiques. Aussi le voit-on, à plusieurs reprises, au début des luttes pour la liberté d'enseignement, recommander à ses collègues non l'abstention, mais le secret. On ne pense pas — écrivait en 1843, dans une note confidentielle, communiquée à tous les évêques de France — qu'il soit à propos de publier aucune critique de l'Université par la voie des mandements ou même de la presse. On croit que des lettres, dans le sens de ces observations, seraient le seul moyen à employer, du moins en commençant, peut-être toujours[43]. Il était facile de lui répondre qu'on avait usé de cette discrétion depuis 1830, et que le résultat en avait été nul. D'ailleurs, à ce propos même, se produisit un incident bien fait pour montrer ce qu'avait d'un peu puéril cette recherche du secret sous un régime de presse libre. La note confidentielle, dans laquelle Mgr. Affre détournait ses collègues de toute publicité, tombait peu de temps après aux mains de ses adversaires et était imprimée dans les pamphlets de MM. Libri et Génin. Une autre fois, l'archevêque, mettant en pratique ses propres conseils, adressait, de concert avec ses suffragants, un mémoire secret au roi[44] : quelques jours ne s'étaient pas écoulés, qu'à son grand déplaisir il retrouvait le mémoire en tête des colonnes de l'Univers[45]. Dans l'agitation à laquelle M. de Montalembert conviait le clergé, il était une autre nouveauté qui, non moins que la publicité, troublait les habitudes, inquiétait la prudence de plusieurs évêques et de Mgr Affre en particulier : pour la première fois, des laïques partageaient en quelque sorte avec l'épiscopat la direction de la défense de l'Église, et y avaient même, à raison de la nature des luttes, le rôle le plus en vue, l'initiative prépondérante. Ces répugnances se manifestèrent principalement quand il fut question de constituer un comité, aux mains duquel devait être concentrée toute l'action. Les négociations furent singulièrement laborieuses. Certains prélats étaient tentés de voir là une atteinte à l'organisation de l'Église, et l'un des plus respectés, l'archevêque de Rouen, Mgr Blanquart de Bailleul, n'allait-il pas jusqu'à écrire à M. de Montalembert que les laïques n'avaient pas mission de défendre la religion ? C'était, sans contredit, exagérer une idée juste, et mal comprendre les conditions des luttes que l'Église est obligée de soutenir dans la société moderne. Et cependant qui oserait affirmer, aujourd'hui, que tout fût vain dans l'appréhension un peu timide, éveillée alors, chez certains évêques, par l'intervention des laïques ? Qui nierait que, à côté d'avantages réels et surtout de nécessités supérieures, il n'y eût là un danger Sérieux ; qu'on ne pût craindre de voir ainsi, peu à peu, s'établir dans l'Église, à côté et quelquefois presque au-dessus de la hiérarchie ecclésiastique, une influence passionnée, bruyante, une autorité tyrannique, sans responsabilité, sans garantie de sagesse, de science et d'assistance surnaturelle ? Du côté du gouvernement, on n'ignorait pas ces répugnances d'une partie du clergé pour la campagne publique et laïque entreprise par M. de Montalembert. Le ministre des cultes, dans sa correspondance avec les évêques, touchait volontiers cette corde : il s'appliquait à entretenir, à exciter leur méfiance ; il leur donnait à entendre que tout irait bien mieux, que les solutions satisfaisantes seraient plus vite trouvées, si l'on n'avait affaire qu'à la sagesse et à la prudence de l'épiscopat. Tout était compromis, ajoutait-il, par cette action tapageuse, irritante, du parti religieux, par cette prétention des laïques de se mettre à la place des autorités ecclésiastiques. De telles insinuations pouvaient n'être pas toujours sans effet : aussi M. de Montalembert s'employait-il vivement à déjouer cette tactique auprès des évêques. C'est dans ce dessein qu'il leur faisait un tableau piquant de ce que devenaient les plaintes confidentielles et les démarches isolées : Un évêque arrive à Paris, le cœur chargé d'amertume et de tristesse par la connaissance qu'il a de l'état déplorable de l'instruction publique dans son diocèse ; il se rend au château, écoute un auguste interlocuteur qui, de son côté, écoute fort peu ou n'écoute point ; il recueille les touchantes paroles d'une reine si grande par sa piété et par ses épreuves, mais dont le plus grand malheur, assurément, serait devoir sa piété servir de voile à l'indifférence ou à l'hostilité du pouvoir contre l'Église. Il descend ensuite vers le ministre, et, là, comme plus haut, ne reçoit que des expressions vagues de sympathie et de confiance dans l'avenir, des promesses sans garantie et sans valeur. On porte, lui dit-on, les intérêts de la religion dans son cœur ; on désire les servir de son mieux ; mais les difficultés sont grandes, les esprits sont échauffés ; il faut surtout se garder du zèle imprudent qui gâte tout ; les choses s'arrangeront : le gouvernement est animé des meilleures intentions ; le bien se fera petit à petit ; le projet de loi sera présenté très prochainement, pourvu toutefois que le ministère ne soit point gêné par les déclamations inopportunes du parti religieux ; sur quoi l'on accorde quelque faveur insignifiante et passagère. L'évêque s'en va, en pensant peut-être qu'après tout, ce ministre n'est pas si maux ais qu'on le dit. Le ministre se félicite, avec ses confidents, de ce qu'après tout, avec de bonnes paroles, on peut venir à bout de la majorité sage et prudente de l'épiscopat : et pendant ces conversations, comme avant, comme après, le monopole s'étend et s'enracine de plus en plus[46]. A lui seul, M. de Montalembert serait-il parvenu à changer complètement les habitudes du haut clergé, à vaincre ses hésitations et ses répugnances ? Il eut la fortune de rencontrer, dans les rangs mêmes de l'épiscopat, un très utile et très puissant allié. Rien n'avait fait pressentir le rôle qu'allait jouer Mgr Parisis. Nommé évêque de Langres à quarante ans, en 1834, il s'était renfermé dans son ministère pastoral ; il passait plutôt alors pour être peu favorable aux idées nouvelles, et s'était montré au début l'un des plus chauds adversaires de Lacordaire[47]. Mais, en 1843, un voyage en Belgique, où il fut en rapport avec l'évêque de Liège[48], lui fit comprendre, par une sorte de révélation, le rôle qui convenait à l'Église dans la société moderne. A peine de retour en France, il commença la publication de ces brochures qui devaient, pendant toute la lutte, se succéder si rapides, suivant chaque incident, chaque phase nouvelle de la bataille[49]. L'attitude qu'il y prenait était, sur tous les points, celle que conseillait M. de Montalembert. Tout d'abord Mgr. Parisis s'attache à enlever au débat ce
caractère de querelle entre le clergé et l'Université, que les premières
manifestations des évêques tendaient trop à lui donner. On s'obstine, dit-il dès son premier écrit, à répéter que nous ne défendons que la cause du clergé ;
il faut bien faire voir que nous défendons la cause de tous, même la cause de
ceux contre qui nous réclamons, ; et plus loin : On dit qu'à l'occasion de la liberté d'enseignement il y a
guerre entre l'épiscopat et l'Université. Cela peut être, mais ce n'est qu'un
résultat de la question, ce n'est pas la question elle-même...
L'épiscopat combat pour la France autant que pour l'Église... pour la Charte constitutionnelle en même temps que pour
l'Évangile. Il n'invoque pas le droit divin des successeurs des
apôtres, mais la liberté promise à tous les Français : c'est comme citoyen
qu'il réclame ce qu'on a refusé à ceux qui se présentaient comme prêtres. Le
titre même de sa première brochure indique qu'il entend examiner la liberté d'enseignement au point de vue constitutionnel et social. Conduit
à étudier, d'une façon plus générale, l'attitude du clergé dans la France
nouvelle, il désavoue toute arrière-pensée légitimiste. Les prêtres, dit-il dans le Deuxième examen,
qui, par leur éducation, leurs relations, leurs
souffrances, étaient attachés à l'ancien ordre de choses, deviennent plus
rares tous les jours. Un nouveau clergé s'élève et se répand, étranger aux
révolutions, acceptant, sans regret et sans point de comparaison, les faits
accomplis, comprenant mieux peut-être l'état social actuel, mais aussi, par
cela même, sentant plus vivement le besoin de la pleine liberté de son
ministère. Et il ajoute dans le même ordre d'idées : Nous laisserons les morts ensevelir les morts. La
société, telle que les siècles l'ont faite, il l'accepte, la mettant
seulement en demeure d'appliquer les principes qu'elle a posés en dehors de
l'Église et quelquefois contre elle, cherchant et trouvant, dans les libertés
qu'elle a établies, le moyen de défendre la cause religieuse. Bientôt même,
il traitera, en quelque sorte ex professa, cette question alors si nouvelle
et demeurée si actuelle et si brûlante. Le titre seul de ce nouvel écrit en
indique l'objet et l'esprit : Cas de conscience à propos des libertés
exercées ou réclamées par les catholiques, ou accord de la doctrine
catholique arec la forme des gouvernements modernes[50]. Dès le début,
l'auteur y expose qu'il a rencontré deux sortes de contradicteurs : des
adversaires qui l'accusent de professer, en fait de
liberté, ce qu'il ne croit pas, et des amis qui lui reprochent de professer ce qu'il ne doit point.
Il répond aux uns et aux autres, en examinant successivement sept cas de conscience, touchant la liberté des cultes,
la religion d'État, le culte public, la séparation de l'Église et de l'État,
la liberté de la presse, la liberté de l'enseignement, le journalisme profane
et religieux. Sur toutes ces questions, il donne, des enseignements de
l'autorité religieuse et notamment de l'Encyclique Mirari, une
interprétation faite pour dissiper bien des malentendus, pour désarmer bien
des préjugés ; tout en se plaçant avec soin en dehors des exagérations
révolutionnaires, des thèses absolues que cette Encyclique avait condamnées
dans l'Avenir, il montre que la doctrine catholique laisse place au
libéralisme pratique le plus large, et permet l'accord le plus fécond entre
les prêtres de l'antique Église et les citoyens de la France nouvelle. Sa
conclusion est que, dans les circonstances actuelles, tout bien pesé, nos institutions libérales, malgré leurs abus, sont les
meilleures et pour l'État et pour l'Église, que dans ces circonstances, la publicité et la liberté sont
plus favorables à la vérité et à la vertu que le régime contraire et
que, dès lors, les catholiques doivent accepter,
bénir et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui
règnent aujourd'hui sur la France. Pour lui, la
grande œuvre des temps modernes doit être la
solution pratique du problème dont il a essayé d'offrir les principes
élémentaires, et qui se résume en ce peu de mots : l'union clos droits de
l'Église et des libertés publiques. Bien loin d'hésiter à prendre part à l'agitation légale
que recommandait M. de Montalembert, l'évêque de Langres s'attache à
dissiper, sur ce point comme sur les autres, les scrupules du clergé. Dès son
Second examen, il répond, avec force, à ceux qui, du dedans ou du
dehors, Marnaient une telle conduite comme inconvenante et téméraire. C'est
dans le même dessein qu'il publiera plus tard une brochure spéciale, sous ce
titre : Du silence et de la publicité. Il se charge aussi de rassurer ceux
des évêques qui s'effarouchaient de l'intervention des laïques ; en 1844, il
écrit deux lettres publiques à M. de Montalembert[51], la première
pour affirmer l'accord de l'épiscopat avec le noble pair, la seconde pour
établir, par les raisons les plus sérieuses, la nécessité de ce concours des
laïques dans notre société moderne ; il y réfute directement ceux qui
objectaient le défaut de mission, engage
solennellement M. de Montalembert à persévérer dans
la voie où il est courageusement entré, lui déclare qu'il est tout ensemble, le centre et l'âme de l'action catholique dans toute la France,
et termine par ces graves paroles : Vos plus dures
épreuves ne vous viendront peut-être pas de cos adversaires naturels : vous
vous rappellerez alors ce que saint Paul eut à souffrir de ses compatriotes
et de ses faux frères, periculis ex genere... periculis in falsis fratribus. Mais le jour de la justice viendra, même en ce monde, et
alors la honte sera pour les aveugles et les lâches, la gloire et la récompense, pour les
hommes de cœur et de foi. A si peu de distance de la Restauration, presque au lendemain de la condamnation de l'Avenir, une telle attitude et un tel langage étaient, de la part d'un évêque français, choses singulièrement nouvelles. L'effet fut considérable. Au début des controverses, en 1841 et 1842, le vieil évêque de Chartres avait, par l'ardeur et la fréquence de ses écrits, paru à la tête du clergé militant. Mais on sentit bientôt que la note si différente de l'évêque de Langres était la vraie, la mieux appropriée à l'état des esprits et des institutions, que sa parole plus froide, aussi ferme, mais moins désolée, plus politique et pour ainsi dire moins cléricale, portait davantage. C'est que Mgr Parisis était vraiment l'évêque de son temps, tandis que Mgr Clausel de Montais, tout respecté, courageux, apostolique qu'il fût, représentait une génération vieillie et dépassée. En même temps que par son ton modéré, simple, par son allure grave, mais dégagée de toute solennité et de toute lourdeur inutiles, par son intelligence des préoccupations modernes, l'évêque de Langres plaisait aux gens du inonde et aux hommes d'État, il éclairait et rassurait les consciences ecclésiastiques par une science des principes, une précision de doctrine et une rigueur du méthode qui rappelaient le théologien. Aussi a-t-on pu dire qu'il était alors le premier évêque de France[52]. A sa suite, les autres prélats s'engagèrent, chaque jour plus résolus et plus nombreux, sur le terrain où les appelait M. de Montalembert. Leurs manifestations publiques se multiplièrent[53]. On sentit bientôt que l'épiscopat avait pris définitivement position et qu'il ne reculerait plus. Il semblait presque parfois qu'on eût plutôt à modérer qu'à exciter son libéralisme, par exemple quand l'évêque d'Ajaccio faisait cette déclaration d'une générosité que les esprits froids et sceptiques trouveraient peut-être exagérée : Si la liberté ne doit pas triompher dans la lutte, j'estime qu'il vaut mieux succomber avec elle que de lui survivre. Nous ne voulons être libres qu'à la condition de l'être avec tout le monde, nous confiant à la Providence pour l'heure où il lui plaira de nous affranchir tous[54]. V Il était d'autant plus précieux à M. de Montalembert d'avoir gagné le plein concours des évêques, qu'il lui fallait d'autre part lutter contre la mollesse des catholiques laïques. Eus non phis n'avaient pas pris dans le passé l'habitude des résistances publiques. Un esprit de conservation mal comprise les avait plutôt accoutumés à une sorte de docilité, ou, tout au moins, de résignation silencieuse. Par une humilité bizarre, que l'Évangile ne commandait pas, ils semblaient avoir accepté que l'activité, la parole bruyante, l'influence, le pouvoir. fussent généralement du côté de leurs adversaires. Combien d'entre eux, d'ailleurs, que le respect humain détournait de se poser ouvertement en chrétiens ! Les catholiques en France, écrivait alors M. de Montalembert, sont nombreux, riches, estimés : il ne leur manque qu'une seule chose, c'est le courage. Et ailleurs : Jusqu'à présent, dans la vie sociale et politique, être catholique a voulu dire rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se confier à Dieu pour le reste. Ou bien encore : Les catholiques de nos jours ont, en France, un goût prédominant et une fonction qui leur est propre : c'est le sommeil. Dormir bien, dormir mollement, dormir longtemps, et, après s'être un moment réveillés, se rendormir le plus vite possible, telle a été jusqu'à présent leur politique. Pour secouer cette torpeur des laïques, comme tout à l'heure pour écarter les scrupules des évêques, M. de Montalembert déployait une activité et une énergie passionnées. Ses colères contre les pusillanimes étaient terribles. Il avait de ces cris, on dirait presque de ces gestes incomparables, comme en trouvent les capitaines-nés pour enlever les soldats hésitants en pleine bataille. Du reste, il regardait comme sa tâche propre de rendre aux catholiques la confiance et le courage dont ils avaient perdu l'habitude. C'est là mon métier, écrivait-il, et je le ferai jusqu'au bout[55]. Pas un instant il ne laisse languir le combat. Rien ne l'arrête. A la fin de 1842, la santé ébranlée de Mme de Montalembert l'oblige à quitter la France et même l'Europe, pendant deux années. Ni la préoccupation ni la distance ne refroidissent un moment son zèle. Il stimule, dirige de loin ses amis. De Madère, il lance, vers la fin de 1843, cette fameuse brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement, qui est vraiment le manifeste et contient tout le programme du nouveau parti. Et surtout de quel accent il y presse les hésitants, réchauffe les tièdes, malmène les lâches ! Écoutez l'explosion de la fin : Si vous vous laissez tromper par les paroles tantôt doucereuses, tantôt insolentes et hautaines, des chefs de l'Université ; si vous vous endormez avec une béate confiance dans je ne sais quelles promesses cent fois démenties ; si, chaque fois qu'il s'élève parmi vous des voix désintéressées et intrépides pour flétrir la tyrannie, vous criez au danger et à l'imprudence, alors, vous pouvez y compter, cette tyrannie durera et se fortifiera en durant. Comptez-y aussi, vous serez punis de votre lâcheté et de votre mollesse dans Notre postérité : le germe infect qui vous effraye se transmettra et se propagera de génération en génération, et les enfants de vos enfants seront exploités, comme l'ont été leurs pères, par des rhéteurs, des sophistes el des hypocrites. Dormez maintenant, si vous le pouvez, ilotes volontaires, en présence d'un tel avenir : mais cessez de vous plaindre, en dormant, d'un mal dont le remède prompt et facile est entre vos mains, et subissez en silence le sort que vous aurez voulu et que vous aurez mérité. M. de Montalembert menait cette campagne avec toute l'ardeur, on pourrait presque dire avec tout l'emportement de la jeunesse : pas tant la jeunesse de l'âge — bien qu'il eût alors à peine trente-quatre ans — que la jeunesse du cœur. Loin de s'en défendre, il s'en vantait à la tribune[56]. Il se serait plutôt mis en garde contre une sagesse prématurée. Vous êtes trop vieux, disait-il à M. de Carné qui refusait de se laisser entraîner dans le mouvement de l'Avenir ; à vingt-cinq ans vous parlez toujours comme si vous en aviez cinquante[57]. Tel d'ailleurs il est resté jusqu'à la fin, même aux heures les plus sombres de la maladie et de la déception. Qui de nous ne l'a entendu, presque mourant, reprocher aux hommes de notre génération fatiguée, désabusée par tant d'expériences, de ne savoir plus être jeunes, et, tout bouillonnant de l'impuissance où le réduisait la souffrance, leur jeter ce cri : Donnez-moi vos vingt ans, si vous n'en faites rien ! Rare vaillance, merveilleusement appropriée à l'œuvre de 1843, alors qu'il s'agissait de mettre en campagne une minorité qui devait compenser son petit nombre par son ardeur, d'entraîner des catholiques non habitués à l'action, et de forcer l'attention d'une société indifférente ou dédaigneuse pour les questions religieuses ! M. de Montalembert était un incomparable agitateur. Avait-il au même degré cette sagesse qui ne dépasse jamais la mesure ? Dans son horreur des tièdes et des timides, prenait-il toujours garde de ne pas aller, de son côté, trop vite et trop loin ? Dans sa préoccupation de pouvoir se rendre, au déclin d'une vie de dévouement et d'honneur, le témoignage d'avoir méprisé les conseils pusillanimes de la prudence humaine[58], avait-il un souci suffisant de cette même prudence qui, après tout, est une noble et grande vertu, digne de figurer à côté de l'honneur et du courage ? En donnant aux catholiques militants une vie propre, une organisation à part, l'habitude de se sentir les coudes et de ne plus être mêlés aux indifférents ou aux ennemis, en les rendant confiants en eux-mêmes et hardis à arborer leur drapeau, ne risquait-il pas de les séparer trop du reste de la société et de leur donner un peu l'apparence d'une secte excentrique et batailleuse ? Ce qui lui paraissait nécessaire pour enlever ses troupes, ne pouvait-il pas quelquefois irriter par trop ses adversaires, ou, ce qui était plus fâcheux, effaroucher les spectateurs des régions moyennes ? Pour relever ses coreligionnaires de leur attitude trop humiliée et trop humble, n'était-il pas tenté de pousser la fierté jusqu'à la provocation, le mépris du respect humain jusqu'à la bravade ? S'il avait répudié les erreurs de l'Avenir, n'en avait-il pas conservé certaines habitudes d'esprit, un goût de la véhémence dans la forme et des exigences trop absolues dans le fond ? Notre admiration pour M. de Montalembert n'éprouve aucun embarras à reconnaître qu'éminent par certaines qualités, celles qui étaient précisément alors le plus nécessaires, il a pu posséder d'une façon moins complète les qualités pour ainsi dire opposées. On sentait que l'homme qui devait écrire plus tard avec un accent si saisissant : Je suis le premier de mon sang qui n'ait guerroyé qu'avec la plume ; mais qu'elle devienne un glaive à son tour ! était en effet d'une race de guerriers plutôt que de diplomates[59]. Il semblait d'ailleurs que lui-même fût le premier à s'en rendre compte. Je ne suis qu'un soldat, écrivait-il au plus fort de la lutte, tout au plus un chef d'avant-garde. Nous avons une place à remporter : la liberté. Ceux qui y sont entrés avant nous ne veulent pas nous y laisser pénétrer ; mais la brèche est faite, il faut l'escalader. J'y succomberai très probablement, mais je servirai de marchepied à mes successeurs ; de cette façon nous arriverons à la crête du rempart. Ce nous ne veut pas dire moi, mais qu'importe ?[60] Il pressentait qu'un jour viendrait où il faudrait d'autres qualités, et, d'avance, le soldat cédait, pour ce jour, la place aux diplomates. Nous savons bien, disait-il, que d'autres moissonneront là où nous aurons semé... Dans toutes les grandes affaires de ce bas monde, il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille et les hommes de transaction, les soldats qui gagnent les victoires, et les diplomates qui passent les traités, qui reviennent chargés de décorations et d'honneurs, pour voir passer les soldats aux Invalides[61]. Les meilleurs amis de M. de Montalembert eux-mêmes avaient parfois le sentiment qu'il dépassait quelque peu la mesure. Lacordaire n'était pas entré personnellement dans la lutte ; il se consacrait exclusivement au rétablissement des Dominicains, autre moyen, et non le moins efficace, de servir la cause de la liberté religieuse ; mais il était de cœur avec son ami. Dans les conseils qu'il lui adressait, il l'exhortait principalement à ne pas vouloir tout à la fois, à ne pas se lancer dans des théories sans fond ni rive, et surtout à ne pas fournir aux ennemis un prétexte de crier sur les toits qu'on voulait renverser de fond en comble la société française. Cet homme, au premier abord si ardent, si passionné, croyait beaucoup à la force de la patience ; de l'épreuve de l'Avenir il avait rapporté le sentiment très vif du péril des exagérations. Regarde, avait-il écrit à M. de Montalembert, au moment où il s'était séparé de Lamennais, regarde dans l'histoire de nos troubles quels sont ceux dont la mémoire est demeurée pure : ceux-là seuls qui n'ont jamais été extrêmes. Tous les autres ont péri dans l'estime de la patrie. Et plus tard : Le modus in rebus est une des choses à quoi je m'applique le plus, étant persuadé que la mesure est à la fois ce qu'il y a de plus rare et ce qui contient le plus de force. Or la guerre contre l'Université lui paraissait menée d'une façon un peu âpre et égoïste. La nature, écrivait-il à M. de Montalembert, a mêlé à mon énergie un ingrédient d'extrême douceur qui me rend malpropre à l'âpreté de presque tous ceux que je vois manier nos intérêts. Il se préoccupait beaucoup des tièdes, des indifférents, des politiques et de la masse flottante. N'allait-on pas les effrayer, les aliéner ? Ne faudrait-il pas leur montrer davantage le désir de la paix et l'esprit de conciliation ? Il craignait aussi qu'on ne prît une attitude trop militante vis-à-vis du pouvoir, et il souhaitait qu'à cet égard on rentrât dans la voie de conciliation suivie depuis 1830[62]. Ozanam, dont la position était assez délicate entre l'Université à laquelle il appartenait et les amis dont il partageait la foi et les aspirations, était également disposé à trouver qu'on avait commencé la bataille un peu vite et qu'on la poussait un peu vivement. L'idée même du parti catholique l'inquiétait : Je ne voudrais pas qu'il y eût un parti catholique, disait-il, parce qu'alors il n'y aurait plus une nation qui le fût. Plus tard, du reste, M. de Montalembert n'a pas été le moins empressé à faire sa confession, avec une loyauté à la fois humble et fière. Dès 1849, dans son célèbre discours sur la loi de la presse, il éprouvait le besoin de faire une sorte de mea culpa public, pour avoir poussé trop loin, contre la monarchie de Juillet, son opposition dans les questions religieuses. Les écrivains de l'Univers ayant critiqué cette expression d'un repentir que, pour leur part, ils ne ressentaient pas, M. de Montalembert précisa sa pensée : il ne répudiait sans cloute pas la cause pour laquelle il avait combattu, mais il se reprochait de n'avoir pas suffisamment apprécié toutes les intentions de ses adversaires, pris compassion de leurs difficultés, et de n'avoir pas assez veillé à ne jamais séparer le désir de la paix des ardeurs de la guerre[63]. Quelques années après, en rassemblant ses écrits et ses discours de cette époque, il désavouait les exagérations, les personnalités que les habitudes des anciennes polémiques rendaient à peine excusables, les emportements non seulement de la parole, mais de la pensée, commandés par la passion du moment, démentis par l'expérience du lendemain[64]. Il semble donc qu'on obéisse à M. de Montalembert, en ne dissimulant pas ce qu'il a spontanément reconnu et regretté avec une si noble franchise. Par là, cette grande et brillante figure n'est ni diminuée ni obscurcie ; son image n'en est que plus vraie, plus vivante, et, par suite, plus empreinte de cette séduction qui agissait tant sur ses contemporains, sur ses adversaires eux-mêmes. C'est que tout, chez lui, jusqu'à ces légers défauts, se présentait avec un caractère particulier de dignité aristocratique, de sincérité vaillante, pure et désintéressée. Dans ses exagérations, rien d'étroit, de raide, d'obstiné, et Berryer pourra lui dire un jour : Vous n'êtes pas un homme absolu ; vous êtes un homme résolu. Dans ses plus grandes vivacités de forme, combien on se sent loin de ces violences amères, grossières, méchantes, trop fréquentes dans nos luttes publiques, où les mœurs de la démocratie envahissent même la polémique de ceux qui se donnent pour mission de la combattre. Les coups qu'il portait, si rudes fussent-ils, étaient comme les coups de lance que les chevaliers se donnaient dans les tournois : pour coûter parfois la vie à l'adversaire, ils ne révélaient aucune passion basse chez les champions, et pouvaient être applaudis des nobles dames assises autour de l'arène. Aussi, ceux-là mêmes qu'attaquait si vivement M. de Montalembert, pour peu qu'ils eussent l'âme hante, ne se défendaient pas d'éprouver à son égard estime et sympathie. Tel était notamment M. Guizot. En pleine bataille, il remerciait l'orateur catholique de ce que son opposition était une opposition qui avait le sentiment de l'honneur et pour ses adversaires et pour elle-même ; il ajoutait, non sans mélancolie : Nous n'y sommes pas accoutumés, depuis quelque temps[65]. Plus tard, les luttes finies, parlant dans une région plus sereine, l'ancien ministre de Louis-Philippe rappelait à M. de Montalembert qu'il recevait à l'Académie, quelle impression il avait ressentie autrefois en le rencontrant : Des pensées si sérieuses avec des émotions si vives, tant de gravité dans le cœur avec tant d'ardeur dans l'imagination, votre foi profonde et naïve, votre physionomie, votre langage plein en mémo temps de réflexion et de passion, et votre extrême jeunesse laissant éclater toutes ces richesses de votre nature, avec son inexpérience impétueuse, ses grands désirs et ses beaux instincts, tout cela vous donnait, monsieur, un caractère original et plein d'attrait qui, dès ce jour, me saisit vivement et me fit pressentir pour vous un noble avenir. Puis, faisant allusion aux controverses de la liberté d'enseignement, M. Guizot ajoutait : Malgré tant et de si graves dissentiments, je n'ai jamais cessé, monsieur, de ressentir pour vous l'intérêt et le goût que vous m'aviez d'abord inspirés. Au milieu des luttes de la vie publique, et quoique souvent atteint de vos coups et forcé de vous porter aussi les miens, j'ai toujours eu l'instinct d'une secrète sympathie qui unissait au fond, du moins dans leur but intime et dernier, nos vœux et nos efforts, sentiment dont probablement vous ne vous ides guère douté, que je n'écoutais point quand j'avais à vous combattre, niais que j'ai plus d'une fois retrouvés au moment même du combat, et que je prends plaisir à vous exprimer aujourd'hui[66]. Quels lutteurs que ceux qui, après le combat, sont capables de s'adresser et dignes de recevoir de pareils hommages ! VI Les hautes et charmantes qualités qui, chez M. de Montalembert, rendaient noble et aimable la véhémence elle-même, ne se retrouvaient pas malheureusement chez tous ses alliés. On rêverait volontiers pour les défenseurs de l'Église une supériorité constante de dignité et de charité. On voudrait pouvoir dire de chacun d'eux ce que Lacordaire a écrit d'Ozanam : Il fut doux pour tout le monde et juste envers l'erreur. Mais faut-il s'étonner et se scandaliser, si la réalité n'est pas toujours conforme à cet idéal ? Déjà, sous la Restauration, Lamennais avait introduit dans la polémique religieuse, des habitudes de violence, de sarcasme et d'outrage, qui étaient de nature à corrompre le goût d'une partie du clergé[67]. On s'en aperçut, quand la lutte pour la liberté d'enseignement s'anima, à la violence regrettable de certains écrits. L'un des plus retentissants fut un ouvrage, d'abord anonyme, publié sous ce titre : le Monopole universitaire, destructeur de la religion et des lois. Plus tard, l'abbé Des Garets y apposa son nom ; mais il n'en était pas le véritable, ou tout au moins l'unique auteur. L'archevêque de Paris, à ce moment même, reprochait à l'écrivain d'avoir confondu des hommes dont il aurait dû séparer la cause, fait des citations dont l'exactitude matérielle ne garantissait pas toujours l'exactitude quant au sens, et pris un ton fort injurieux, ce qui était une manière fort peu chrétienne de défendre le christianisme ; à ces inconvénients il avait ajouté celui de mal choisir son temps, ses expressions et ses adversaires, de porter ses coups au hasard et de gâter ainsi, par des torts accessoires, une cause bonne en elle-même[68]. Quelques pamphlets du même goût suivirent, entre autres le Simple coup d'œil de l'abbé Védrine et le Miroir des collèges. On ne saurait mettre sur le même rang le Mémoire à consulter de l'abbé Combalot, l'un des prédicateurs les plus populaires et les plus zélés de cette époque ; le talent et l'inspiration étaient d'un autre ordre : toutefois cet écrit ressemblait plus à l'imprécation d'un prophète de l'ancienne lui, qu'à la discussion d'un prêtre de la nouvelle ; et le fougueux auteur ne dépassait-il pas la mesure, quand il paraissait exclure toute éducation laïque, quand il conseillait aux évêques de mettre en interdit les chapelles des collèges et de ne pas accepter leurs élèves à la première communion ? Ici nous rencontrons l'action d'un journal qui, en parlant chaque matin, devait contribuer plus que toute autre publication à donner le ton aux polémiques religieuses. L'Univers n'avait pas alors, dans le clergé, tout le crédit dont il jouira plus tard : son autorité était contestée ; mais déjà il devait à son principal rédacteur d'être de beaucoup le plus en vue des journaux catholiques. La part qu'il a prise à la campagne pour la liberté d'enseignement a été trop importante pour pouvoir être passée sous silence. Fondé, peu après 1830, par l'abbé Migne, il avait eu successivement plusieurs rédacteurs en chef, entre autres un homme qui s'est fait un nom estimé dans la presse religieuse et royaliste, M. de Saint-Chéron ; mais, au moment même où la lutte religieuse devenait vive, il lui arrivait un collaborateur, ancien journaliste ministériel, converti de la veille au catholicisme, qui apportait, avec le dévouement ardent et enthousiaste du croyant, l'expérience et l'énergie d'un lutteur aguerri. Ce nouveau venu, malgré les résistances opposées par certains patrons du journal, en devint aussitôt le maître par le droit d'un talent supérieur : et désormais on put dire que l'Univers était M. Louis Veuillot. Contraint par les nécessités mêmes du sujet de parler de l'œuvre et de l'homme, il convient de le faire, en laissant de côté tout ressentiment des controverses qui ont pu s'élever plus tard. Aussi bien, ces controverses n'étaient-elles pas encore nées à cette époque, et n'y avait-il, entre M. Veuillot et M. de Montalembert, aucune contradiction sur les questions de doctrines qui devaient plus tard les diviser. Les écrivains de l'Univers ne le cédaient alors à personne en ardeur, peut-être en illusion libérale, et un moyen assuré de s'exposer à leurs plus terribles représailles eût été de paraître douter de leur sincérité sur ce point[69]. L'entrée en scène de M. Veuillot donnait aux catholiques ce qu'ils n'avaient plus dans la presse quotidienne, depuis l'Avenir : un polémiste alerte, vigoureux, tel qu'aucun autre journal n'en possédait à cette époque ; un écrivain né, dont la langue pleine de trait et de nerf, et dont la verve de franc jet, avaient, on l'a remarqué avec raison, quelque chose du parler des servantes de Molière ; un satirique habile et implacable à saisir et parfois à créer les ridicules, et qui se servait, au nom de la religion, de cette ironie dont elle avait eu si souvent à souffrir ; un batailleur courageux, hardi à prendre l'offensive, se faisant détester, mais écouter et craindre, donnant à un parti, jusqu'alors humilié, le plaisir de tenir à son tour le verbe haut, d'avoir le dernier mot, et quelquefois le meilleur, dans les altercations de la presse, satisfaction par certains points analogue à celle qu'avaient procurée aux catholiques, dans les régions plus élevées des luttes parlementaires, la hardiesse chevaleresque et les fiers défis de M. de Montalembert. L'avantage était grand, et nous ne prétendons certes pas en rabaisser le prix ! Mais, si brillante qu'elle fût, la médaille n'avait-elle pas un revers ? C'est la marque de l'importance et du talent de M. Veuillot, qu'il créait un genre nouveau de polémique religieuse et fondait une école. Ce genre et cette école ont fait trop de bruit et sont aujourd'hui trop connus pour qu'il soit besoin de les définir et de les apprécier. Le moins qu'on en pourrait dire, n'est-ce pas que le journal tendait ainsi parfois à devenir un pamphlet quotidien, et qu'on n'y paraissait pas toujours assez soucieux de ne point contredire la fameuse parole de M. Guizot : Le catholicisme est la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde ? Rendons cette justice à M. Veuillot, qu'il n'y avait pas eu chez lui préméditation. 1u début, dans la fraîcheur attendrie de sa conversion et dans la candeur de ses premières impressions de néophyte, il s'était fait un tout antre idéal de la polémique chrétienne ; il disait, en 1843, à la fin de l'espèce de manifeste où il exposait le programme de l'Univers : Nous n'aimons pas la destruction, nous ne glorifions pas les destructeurs ; cependant ces destructeurs sont nos frères. Rien ne nous empochera d'aller vers eux, pour les amener, par un langage qu'ils puissent comprendre, dans les bras ouverts de l'Église, notre mère commune, où se sont disciplinés bien d'autres barbares que n'avaient pu soumettre ni l'éloquence ni l'épée... Sans fermer les yeux sur le mal, nous ne ravageons pas le champ par trop de hâte à détruire cette ivraie que le père de famille veut bien laisser croître jusqu'à la moisson. Notre rôle est le combat dans la patience et la charité[70]. Admirable programme, qui fait beaucoup d'honneur à celui qui en a eu l'inspiration, ne fût-ce qu'un moment ! Mais l'écrivain qui l'avait tracé, avec une sincérité de résolution dont on n'a nulle raison de douter, se trouva bientôt entraîné dans des voies différentes. Il y fut poussé tout d'abord par la nature mémo de son talent. Ces esprits de franche race gauloise, chez lesquels déborde si naturellement la sève des écrivains du seizième siècle et en qui on croit reconnaître parfois la descendance littéraire de Rabelais, ont peine à sacrifier aux convenances mondaines ou même à la charité chrétienne, la tentation et le plaisir d'un mot bien trouvé, d'un mordant sarcasme, d'une caricature amusante et meurtrière, d'une invective vivement troussée. Plus la lutte s'anime, plus on risque de voir le tempérament l'emporter : chez eux, ce n'est pas tant la colère qu'une sorte d'enivrement d'artiste ; ils en veulent moins à la victime qu'ils ne se complaisent dans l'art avec lequel elle est exécutée. Ainsi M. Veuillot était conduit, un peu aux dépens du prochain, à se reprendre aux jouissances batailleuses dont il avait acquis naguère l'habitude dans le journalisme profane, trouvant dans l'ardeur très sincère de sa foi nouvelle moins une leçon de douceur qu'une raison de se livrer à ces polémiques avec une conscience plus tranquille et plus satisfaite. Ne connaissait-on pas déjà, aux siècles de foi profonde, mais rude, de ces convertis qui s'imaginaient donner la mesure de leur dévouement à l'Église par le degré de vigueur avec lequel ils maltraitaient les infidèles, ou même parfois ceux qui n'étaient pas fidèles à leur guise Lacordaire était d'un sentiment différent quand il déclarait que le premier devoir de l'homme converti était d'avoir pitié ; autrement, ajoutait-il, ce serait comme si le centurion du Calvaire, en reconnaissant Jésus-Christ, se fût fait bourreau, au lieu de se frapper la poitrine. Il ne faudrait pas pourtant, dans la direction donnée à la polémique, imputer tout à un homme et méconnaître ce qui vient du public religieux. Ce n'est pas que ce genre nouveau n'ait soulevé d'abord plus d'une alarme et d'une répugnance, dans les parties élevées de ce public, principalement chez les évêques et jusque chez quelques-uns des propriétaires de l'Univers[71] ; M. Veuillot lui-même parlait alors avec impatience de ces catholiques qui s'accrochaient à ses vêtements pour le retenir, criant qu'il les compromettait[72]. Mais il avait compris d'instinct que derrière cette élite de délicats était une foule dont le goût était moins fin et la passion plus violente, derrière l'aristocratie épiscopale, la grande démocratie cléricale, ces fils de paysans qui, en si grand nombre, occupent et honorent aujourd'hui les presbytères de nos campagnes ou même de nos villes : race forte, saine et féconde, dans laquelle il est heureux de voir l'Église se recruter, mais qui n'était raffinée ni par nature ni par éducation ; elle préférait la verve agressive du nous eau journal à la sagesse somnolente du vieil et respectable Ami de la religion, ou à l'impartialité un peu terne du Journal des villes et campagnes, et trouvait, avec plaisir, dans ces rudes représailles de la plume, la revanche de tant d'humiliations injustement subies, la consolation de déchéances douloureusement senties. C'est à ces masses profondes du clergé populaire que M. Veuillot s'adressait directement, en quelque sorte par-dessus la tête des évêques ; c'est sur elles qu'il s'appuyait, en cela beaucoup plus moderne, plus démocrate qu'il ne croyait l'être et que ne l'étaient en face de lui, à cette époque, les hommes politiques du suffrage restreint. Entre elles et lui s'établit bientôt une étroite communication et comme une action réciproque. Ce rôle joué par la presse religieuse était un fait grave dans l'histoire de l'Église de France ; on assistait à l'avènement d'une puissance nouvelle dont on ne voyait pas bien la place dans la hiérarchie de la société catholique, et dont le danger possible n'échappait pas aux intéressés clairvoyants, surtout aux évêques[73]. Mais il y avait là une force considérable, et chacun en pouvait juger alors, à la popularité étendue, profonde et passionnée, que la cause de la liberté d'enseignement acquérait auprès du clergé, lecteur de l'Univers. C'était ce qu'on serait presque tenté d'appeler le côté révolutionnaire de l'homme qui a, toute sa vie, avec autant de passion que de sincérité, combattu et maudit la révolution. Dans cette contradiction apparente, n'y avait-il pas une part d'origine qu'il serait injuste de ne pas mettre en lumière, et dont il convient de tenir compte ? Question plus personnelle, plus intime, mais que l'écrivain nous a, en quelque sorte, invités à aborder, en publiant sur soi un livre dont l'accent rappelle parfois les confessions des grands convertis[74]. Lui-même nous y a raconté, avec une franchise qui ne lui coûtait ni ne le rabaissait, la douloureuse et émouvante histoire de ses premières années. Lui-même nous a fait connaître comment, fils d'ouvriers honorables, mais sans instruction et sans religion, il avait reçu ses premières impressions, enfant, dans les pauvres leçons et les exemples détestables de l'école mutuelle, l'infâme école mutuelle, a-t il écrit, puis au milieu des propos cyniques d'une étude d'avoué où il était petit clerc ; jeune homme, dans les polémiques violentes du journalisme, où il avait été jeté presque sans préparation, et où chacun, disait-il, n'avait guère d'autre foi que celle de ses besoins et de ses intérêts. Lui-même nous a révélé n'avoir pu garder de ce qu'il appelait tous ces mauvais chemins un seul souvenir pur, tendre et consolant, fût-ce celui de sa première communion, et n'en avoir remporté, au contraire, que des sentiments de mépris amer pour les hommes, de révolte irritée contre la société : sentiments d'autant plus profonds et douloureux qu'ils s'étaient gravés dans une âme d'enfant. On en pourrait juger au seul accent avec lequel il rappelait l'effet produit sur lui par cette société sans entrailles et sans intelligence, à laquelle il ne devait rien, par le spectacle des oppressions, des distances iniques et injurieuses du hasard de la naissance, heureux pour d'autres, insupportable pour lui. Si radicale qu'avait été sa conversion, si renversant qu'avait été le coup de la grâce dans ce nouveau chemin de Damas, si entier qu'était son dévouement à sa foi nouvelle et son désir d'y conformer désormais sa conduite, tout le vieil homme avait-il été détruit chez lui ? Le pli imprimé à cette intelligence, dès le jeune âge, avait-il été complètement effacé ? Qui sait s'il ne faudrait pas remonter jusque-là pour trouver l'origine de certaines notes qui rendaient, par exemple, les âpretés de M. Veuillot si différentes des vivacités de M. de Montalembert ? Quand, dans la chaleur de ces luttes vaillantes et brillantes, le rédacteur de l'Univers maltraitait si fort les hommes de 1830 et les lettrés de l'Université, on était parfois tenté de se demander si, à côté du chrétien néophyte qui se faisait un pieux devoir d'immoler les voltairiens sur ses nouveaux autels, il n'y avait pas aussi, à son insu, quelque chose du démocrate d'origine, de l'ancien révolutionnaire par éducation et par souffrance, qui se plaisait à frapper sur le bourgeois ? Après avoir dit ce qu'avait de fâcheux la nouvelle polémique religieuse, il était équitable, croyons-nous, d'in-cliquer cette explication : elle est, dans une certaine mesure, une excuse pour M. Veuillot, innocent après tout du malheur de son premier âge, et les souvenirs douloureux qu'il a été le premier à faire connaître, en inspirant compassion pour l'enfant, ne peuvent qu'adoucir le jugement porté sur l'homme. Faut-il ajouter qu'en montrant comment certains caractères un peu compromettants de cette polémique étaient en partie imputables à une première éducation intellectuelle faite en dehors du catholicisme, on décharge aussi, à un autre point de vue, la cause religieuse elle-même ? C'est le souci de cette cause qui faisait tant regretter aux catholiques les plus considérables et les plus éclairés, le ton de certaines brochures et de certains journaux. De ce sentiment il importe d'indiquer brièvement les témoignages, non pour insister sur le tort de quelques écrivains, mais pour dégager la responsabilité du catholicisme et mettre en relief la mauvaise foi de ceux qui voulaient le rendre solidaire des excès de quelques-uns de ses défenseurs. Il était notoire alors que la majorité des évêques n'approuvait pas le tour donné aux polémiques, et s'inquiétait de l'effet produit sur la partie de l'opinion qu'il y avait chance et nécessité de conquérir[75]. L'amertume du langage aliène les cœurs, disait à ce propos M. Affre ; combien d'hommes, jusqu'alors paisibles spectateurs de ces luttes, se sont irrités et sont descendus dans l'arène pour défendre leurs droits si violemment attaqués ! combien de personnalités injurieuses dont plusieurs étaient de graves injustices ! Des hommes sincèrement chrétiens ont été traités comme des impies. Ayant su que M. Saint-Marc Girardin avait été attaqué, l'archevêque se hâtait de lui rendre visite, en réparation de ce tort. Conseils, menaces de désaveu, essais de comités de direction, il avait recours à tout, mais vainement, pour obtenir de l'Univers plus de modération et de mesure[76]. Il jugea même nécessaire de blâmer publiquement quelques écrits, notamment le Monopole universitaire. Mais, peu de jours après, l'Univers publiait deux documents : le premier était une protestation dans laquelle M. Des Garets déclarait ne pouvoir accepter le blâme de l'archevêque de Paris ; le second, une lettre par laquelle l'évêque de Chartres louait le pamphlet en question, critiquait la démarche de son métropolitain et croyait devoir informer le public que ce titre de métropolitain, n'était qu'une prééminence honorifique, n'entraînant point de supériorité quant à l'enseignement. M. Affre fut fort ému de cet incident : y trouvait-il le premier signe d'un désordre dont il avait eu le pressentiment dès qu'il avait vu l'importance prise par la presse, dans l'intérieur même de l'Église ? Il en demeura, dit un de ses biographes, pâle et défait pendant plusieurs jours. S'il ne valait mieux abréger ces souvenirs d'anciennes dissidences entre catholiques, on pourrait citer les pages où le premier évêque de France à cette époque, M. Parisis, après avoir rendu hommage à la haute mission et aux grands services du journalisme religieux, lui adressait les plus graves et les plus sévères avertissements[77]. Bornons-nous à un dernier témoignage d'une autorité particulière. Le P. de Ravignan ne dissimulait pas qu'il désapprouvait certaines polémiques ; dénoncé, à ce propos, auprès du P. Roothaan, général des jésuites, il lui écrivait : Quand le livre du Monopole parut, je ne sais si j'ai appelé la situation créée par ce livre malheur immense ; mais j'y ai vu, avec les esprits les plus graves, les plus dévoués à l'Église et à la Compagnie, un obstacle à des résultats que le mouvement religieux prononcé semblait amener plus paisiblement. J'ai lamé en ce sens les formes injurieuses du livre. J'ai pu exprimer des craintes sur les conséquences. Quant à l'existence de la Compagnie en France, je savais toute l'irritation des hommes du pouvoir contre nous à ce sujet. J'ai pu dire et penser que cette publication ainsi faite était dangereuse, inopportune peut-être ; je ne crois réellement pas avoir dit ni pensé autre chose. Et le P. Roothaan lui répondait : J'ai maintenant le cœur tranquille et dilaté. Votre conduite a été celle d'un véritable enfant de la Compagnie. Vous n'avez fait, à l'égard du Monopole, que ce que j'ai fait moi-même[78]. Le général des jésuites exprimait d'ailleurs, en cette
circonstance, le sentiment dominant à la cour romaine. Dès 1843, le nonce
désavouait les polémiques violentes, dans ses conversations avec M. Guizot[79]. Et quelques
années plus tard, l'une des premières paroles de Pie IX sera pour mettre les
catholiques français en garde contre les entraînements auxquels plusieurs
d'entre eux n'avaient pas toujours su résister. Il
faut, dira-t-il, continuer à réclamer la
liberté d'enseignement avec fermeté, avec courage, mais aussi avec charité.
Nous autres, quand nous combattons, nous devons le faire toujours avec la
confiance en Dieu dans le cœur, et la confiance en Dieu inspire toujours la
charité[80]. VII C'est assez nous arrêter sur ces imperfections inévitables dans les choses humaines, et qui ne doivent pas nous détourner de saisir et d'admirer l'ensemble du mouvement. Le mieux eût été sans doute que la lutte ne fût pas nécessaire, et que la conciliation se fît dans les conditions où elle avait été acceptée, en 1833, pour l'instruction primaire, et où elle avait été tentée, en 1836, pour l'instruction secondaire. Mais du moment où cette lutte est engagée, ne semble-t-il pas, à voir où en sont les catholiques, au commencement de 1844, après les premières années de tâtonnement et de mise en train, qu'on assiste à un beau départ, que l'impulsion est vivement donnée et la direction bien prise ? Le jeune leader a le droit d'être fier des résultats obtenus. Les évêques ont surmonté définitivement leurs scrupules ; presque tous, ils se jettent les uns après les autres dans la bataille, acceptant le terrain nouveau, les armes d'abord suspectes, qu'on leur offrait ; et tout à l'heure, quand sera déposé le nouveau projet de M. Villemain, on verra quelle sera l'unanimité et l'énergie de leur intervention. Le clergé paroissial proteste publiquement contre ceux qui cherchent à le séparer des évêques. De nombreuses brochures, des écrits de divers genres révèlent l'activité et l'élan des esprits : tous, grâce à Dieu, ne ressemblent pas à ceux qu'il nous a fallu blâmer ; bientôt même les publications du P. de Ravignan et de l'abbé Dupanloup vont donner à la polémique catholique un accent dont la dignité s'imposera aux adversaires eux-mêmes. La presse religieuse se développe et se fortifie[81]. On commence à faire circuler et signer des pétitions. Un conseil de jurisconsultes s'est constitué. Enfin, après des pourparlers laborieux, la direction du mouvement se concentre aux mains d'un comité composé de laïques et présidé par le comte de Montalembert : derrière ce comité, se groupent tous les catholiques agissants. Quelle ardeur ! et surtout, — en dépit des divergences que nous avons signalées et qui portaient sur le ton, non sur le fond de la polémique, — quelle union ! Les légitimistes, qui avaient été d'abord en méfiance à l'égard de la nouvelle école religieuse, sont presque tous venus, avec un intelligent et généreux oubli des ressentiments passés, prendre rang dans l'armée catholique ; leurs orateurs défendent la liberté d'enseignement à la tribune de la Chambre des députés, et l'un des signataires des ordonnances de 1828, M. de Vatimesnil, accepte noblement, à côté et au-dessous de M. de Montalembert, la vice-présidence du comité pour la liberté religieuse. Plus de ces vieilles divisions d'ultramontains et de gallicans ; plus de ces méfiances, naguère si vives, contre le libéralisme, et de ces controverses provoquées par les imprudences de l'Avenir ! Prêtres et laïques, tous sont dévoués à la papauté et confiants dans les institutions modernes. Tous, suivant la belle expression du P. Lacordaire parlant du P. de Ravignan, servent la liberté chrétienne sous les drapeaux de la liberté civile. Et ceux qui soutiennent le combat n'ont pas le déplaisir d'entendre, au plus fort de la bataille, un ami contester publiquement la légitimité même des armes dont ils se servent ; ils ne risquent pas, pendant qu'ils font bravement face à l'ennemi du dehors, de voir une partie de ceux même qu'ils défendent les fusiller par derrière. Dans ce noble élan vers la liberté, n'y a-t-il jamais, chez aucun des orateurs ou des écrivains, quelque formule trop absolue ? Reste-t-on toujours en deçà de la limite, délicate à fixer, qui sépare l'hypothèse politique de la thèse théologique ? Ce n'est pas le lieu de le rechercher : nous faisons de l'histoire non de la doctrine. En fait, on ne saisit alors aucune plainte, aucune dissidence. Les principes sont posés, avec une autorité reconnue de tons, par l'évêque de Langres. Quant aux laïques, soumis avec bonne foi et simplicité à tous les enseignements de l'Église, ardemment dévoués au Saint-Siège, ils acceptent, ils respectent la vérité catholique tout entière, cherchant seulement, pour la défendre, des moyens qui aient action sur les contemporains, en imposent aux adversaires et attirent la sympathie des spectateurs sans parti pris. Au même moment, comme pour augmenter encore l'éclat et la popularité de la cause catholique, les prédications de Notre-Dame, qui avaient été le point de départ du mouvement, reçoivent un nouveau développement. Vers la fin de 1843, le P. Lacordaire, alors arrivé à la .pleine maturité de son talent, remonte, à côté du P. de Ravignan, dans cette chaire qu'il avait quittée en 1836 et où, cinq ans après, il n'avait paru qu'en passant. Les hommes de ce temps ont cette fortune incomparable d'entendre le dominicain pendant l'Avent et le Jésuite pendant le Carême, tous deux attirant des foules chaque jour plus nombreuses, plus émues, plus conquises. Les stations de Paris ne suffisent pas au zèle infatigable des cieux éloquents apôtres ; ils vont remuer par leur parole les grandes villes de province, et l'enthousiasme public y prend parfois des proportions et un caractère plus extraordinaires encore. Il n'est pas jusqu'aux régions universitaires, jusqu'à l'antique Sorbonne, où dans ces jours vraiment privilégiés les catholiques ne reparaissent alors avec honneur. Le savant M. Lenormant y confesse courageusement sa foi religieuse en face d'un public à dessein ameuté. A côté de lui, nous retrouvons Ozanam, le plus jeune, non le moins éloquent ni le moins populaire des professeurs de la faculté[82], sur la tombe duquel un de ses anciens, M. Victor Leclerc, pourra dire qu'il était cher à la jeunesse, aimé de ses confrères, honoré de tous ; grâce à la loyauté charmante, à la chaleur attendrie et sympathique de sa parole, il parvient à faire applaudir par la jeunesse un enseignement dont il ne craint pas de faire une apologie du christianisme et la réfutation des impiétés tombées des chaires voisines[83]. Grand spectacle, bien extraordinaire pour qui se rappelle quelles étaient en France, peu d'années auparavant, les humiliations du catholicisme ! Aussi comprend-on que l'un des hommes qui ont le plus contribué à ce changement, Lacordaire, le considère avec émotion, et qu'il laisse échapper, dans les lettres de cette époque, ces cris de joyeuse reconnaissance et d'espoir triomphant : Quelle différence entre 1831 et 1844 ! Il a suffi de dix ans pour changer toute la scène... Ce que nous avons gagné, dans cette dernière campagne, en vérité, en force, en avenir, est à peine croyable. Quand même la cause de la liberté de l'enseignement serait perdue pour cinquante ans, nous ayons gagné plus qu'elle-même, parce que nous avons gagné l'instrument qui nous la procure[84]. Ce succès rappelle à Lacordaire l'époque de ses premiers espoirs, suivis d'une si prompte déception ; il revoit l'élan et la chute de l'Avenir ; dans l'émotion de ce souvenir et de ce contraste, sa pensée se reporte vers son ancien maître : Si ce pauvre abbé de Lamennais avait voulu attendre, s'écrie-t-il, quel moment pour lui !... Il suffisait d'être humble et confiant dans l'Église... Plus jeunes et plus simples, nous avons accepté la direction de l'Église ; nous avons reconnu avec droiture nos exagérations de style et même d'idées, et Dieu... a daigné ne pas nous briser et même se servir de nous. Aussi son humilité considère-t-elle, avec reconnaissance, la grande récompense donnée à la soumission et, avec effroi, le châtiment terrible infligé à la révolte[85]. Mais ce qui le réjouit le plus, c'est de voir qu'on est en veine d'union et d'unité générales : Avez-vous remarqué que c'est la première fois, depuis la Ligue, que l'Église de France n'est pas divisée par des querelles et des schismes ? Il n'y a pas quinze années encore, il y avait des ultramontains et des gallicans, des cartésiens et des mennaisiens, des jésuites et des gens qui ne l'étaient pas, des royalistes et des libéraux, des coteries, des nuances, des rivalités, des misères sans fond ni rive ; aujourd'hui tout le monde s'embrasse, les évêques parlent de liberté et de droit commun, on accepte la presse, la Charte, le temps présent. M. de Montalembert est serré dans les bras des jésuites ; les jésuites dînent chez les dominicains ; il n'y a plus de cartésiens, de mennaisiens, de gallicans, d'ultramontains ; tout est fondu et mêlé ensemble. Voilà, je vous l'avoue, un incroyable spectacle, un vrai tour de force de la Providence, et la lutte sur la liberté d'enseignement n'eût-elle servi qu'à produire ce résultat, il faudrait encore la bénir à jamais. Il y a donc un clergé de France, un clergé qui parle, qui écrit, qui se concerte, qui fait face aux puissances, professeurs, journalistes, députés et princes, un clergé sorti des voies passées, ne s'adressant plus au roi, mais à la nation, à l'humanité, à l'avenir. Quatorze ans et une occasion ont suffi pour cela. O altitudo ! Et que les voies de Dieu ne sont pas nos voies ! Je ne crois pas que l'histoire ecclésiastique présente nulle part une aussi surprenante péripétie. Ah ! chère amie, où allons-nous donc, et qu'est-ce que Dieu prépare ? Que devons-nous voir un jour[86] ? Généreuse confiance, dont l'accent seul suffit à révéler qu'alors, au début de 1844, les catholiques se sentaient à l'une de ces heures de grands espoirs, pendant lesquelles on est heureux d'avoir vécu, dussent-elles être suivies plus tard de douloureuses déceptions. Ils n'étaient pas les seuls du reste à être frappés de la grandeur du spectacle. Un homme peu disposé à donner aux choses, et surtout aux choses religieuses, plus d'importance qu'elles n'en avaient réellement, M. Sainte-Beuve, reconnaissait, à la fin de 1843, que là était désormais l'intérêt de la politique : Cela m'a tout l'air, disait-il, d'une question qui vient se poser et se fonder pour longtemps. Il constatait l'attitude si nouvelle du clergé, et il était obligé de confesser que l'armée catholique était assez bien rangée en bataille, réclamant cette liberté d'enseignement qui, une fois obtenue, lui rendrait sa sphère d'action et sa carrière d'avenir. C'étaient les gens du siècle, les philosophes, qu'il avait besoin de mettre en garde contre leur étonnement de retrouver le clergé français si puissant[87]. Que se passait-il en effet de cet autre côté du champ de bataille, chez les adversaires de la liberté d'enseignement ? C'est ce qu'il importe maintenant d'examiner, avant de rechercher quelle suite devait avoir la campagne si brillamment commencée. |
[1] De la Pacification religieuse (1845).
[2] Voir notamment le Mercure d'octobre 1817.
[3] Dès 1818, M. Dunoyer combattait le monopole universitaire comme l'une des plus criantes usurpations du despotisme impérial, et réclamait la pleine liberté, telle que l'ont revendiquée plus tard les catholiques. (Œuvres de Dunoyer, t. II, p. 46 et sq.)
[4] Voir notamment le Globe du 17 mai, du 5 juillet et du 6 septembre 1828. Dans un article publié le 21 juin 1828, M. Dubois invitait les amis des jésuites à se lever pour l'abolition du monopole. Les amis de la liberté, disait-il, ne manqueront pas à l'appel. Mais il ajoutait : N'espérons pas d'eux cette preuve de loyauté ; cette confiance dans la bonté de leur cause, ils se garderont bien de la donner.
[5] M. Renouard, dans des Considérations sur les lacunes de l'éducation secondaire en France (1824), parlait du dogme de la liberté d'éducation.
[6] National du 6 mai 1830.
[7] En avril 1831.
[8] Pour saisir, sur le vif, l'expression de cet effroi et, pour ainsi dire, de ce remords, il convient de se reporter à ce que M. Thiers a dit, à ce sujet, dans la commission d'enseignement de 1849.
[9] Guizot, Mémoires, t. III, pp. 102, 103.
[10] C'est au cours de la discussion que M. Saint-Marc Girardin eut occasion de prononcer, sur l'importance sociale de lit religion, sur le désir et l'espérance qu'il avait de la voir reprendre possession des aines, sur la nécessité de mettre lin au divorce qui séparait l'Église et l'État et de pratiquer envers le clergé une politique de justice, de bienveillance et de respect, les paroles que nous avons déjà citées. M. Guizot lit aussi, dans ce débat, des déclarations analogues.
[11] De la Pacification religieuse. — M. de Montalembert, lui aussi, a rappelé, après coup, dans un de ses discours, le bon accueil fait au projet de M. Guizot. Il disait le 12 juin 1845 : Vous avez présenté, en 1836, une loi pleine de tolérance, pleine de générosité, coutre laquelle pas une voix ne s'est élevée au sein du clergé... Il fallait continuer dans cette voie, et tout aurait été sauvé.
[12] Voir notamment les discours de MM. Arago, Salverte, de Tracy, de Sade, Charles Dupin, de Lamartine.
[13] Mémoires, t. III, p. 105, 109.
[14] Discours du 23 mai 1839.
[15]
L'Ami de la Religion du 19 septembre 1839. — Lacordaire, dans une lettre
à Ozanam, notait ce fait comme le signe du changement qui se faisait dans les
idées du vieux clergé. L'archevêque de Toulouse,
disait-il, celui qui a été le promoteur de la censure contre l'abbé de
Lamennais et ses amis ! C'est le cas de s'écrier avec Joad :
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?
[16] Guizot, Mémoires, t. VII. p. 377.
[17] Rappelant plus tard ce qui s'était passé alors, M. de Montalembert déclarait qu'avant le projet de 1811, bien loin de pousser à la guerre, il s'était employé à établir une entente entre l'Église et l'État. Un projet de loi, ajoutait-il, a été présenté en 1841, projet contre lequel tout l'épiscopat a réclamé avec raison, mais sans que j'y fusse pour rien ; et à dater de ce moment la lutte a été engagée. (Discours du 11 juin 1845.)
[18] En 1842, M. de Montalembert disait que 56 évêques étaient descendus dans l'arène. J'en ai compté 49 dont les protestations publiques sont citées ou mentionnées dans l'Ami de la Religion de 1841. Il y avait alors 76 évêques. Presque toutes ces protestations ont été réunies dans une brochure publiée par le Journal des Villes el Campagnes (chez Pillet ainé, 1841).
[19] On pourrait rappeler notamment ce qu'ont dit le P. Lacordaire, le P. Gratry et M. de Montalembert, de cette épreuve du collège dans laquelle la foi des deux premiers avait succombé.
[20] Pendant que M. de Gasparin s'exprimait ainsi, dans son ouvrage sur les Intérêts généraux du protestantisme en France, un pasteur protestant, M. Coquerel, dans une lettre à l'archevêque de Lyon, prenait, au contraire, parti pour l'enseignement universitaire ; il constatait qu'aucun ministre de l'Église réformée ne s'était plaint : Notre tranquille silence, ajoutait-il, rassurera plus que les vives censures n'alarmeront, et l'on tirera de ce contraste cette irrésistible conséquence, que le protestantisme n'a nulle peur de la philosophie, et que le catholicisme, au contraire, dès qu'il se fait ultramontain et jésuite, ne peut vivre avec elle.
[21] Chroniques parisiennes, p. 100 et 122. — Voir aussi, p. 127, ce que M. Sainte-Beuve dit, à un autre point de vue, de l'éducation morale de l'Université.
[22] Les douloureuses confidences du P. Lacordaire, du P. Gratry et de M. de Montalembert se rapportent aux collèges de la Restauration. On peut voir, d'ailleurs, dans un mémoire rédigé, peu avant la révolution de Juillet, par les aumôniers des collèges de Paris, des détails navrants, et pour ainsi dire l'effrayante statistique des naufrages dans lesquels périssaient les aimes des jeunes collégiens. (Voir des extraits de ce mémoire, dans la Vie du P. Lacordaire, par M. Foisset, t. I, p. 86 à 91.)
[23] Chroniques parisiennes, p. 211.
[24] Voir, par exemple, les plaintes publiées alors par mi professeur de collège : (L'École éclectique et l'école française, par M. Saphary, professeur de philosophie au collège Bourbon). Voir aussi ce que disent du caractère dominateur et passionné de M. Cousin, M. Doudan, dans l'abandon de ses lettres intimes (lettre du 5 mars 1812), et M. Sainte-Beuve, dans l'épanchement malicieux de ses Notes et Pensées (à la fin du t. XI des Causeries du Lundi). Voir enfin la conduite de M. Cousin envers le jeune Herscheim, l'un des libres penseurs les plus hardis de l'École normale, mais qui avait cru pouvoir penser aussi librement sur la philosophie du maitre que sur le christianisme. (Vie du P. Olivaint, par le P. Clair, p. 65 à 72.)
[25] Le Journal des Débats disait, le 6 novembre 1842, dans un jour de franchise indépendante : L'école éclectique, pour l'appeler par son nom, est aujourd'hui maitresse, et maitresse absolue des générations actuelles. Elle occupe toutes les chaires de l'enseignement ; elle en a fermé la carrière à toutes les écoles rivales ; elle s'est fait la part du lion ; elle a tout pris pour elle, ce qui est assez politique, mais ce qui est un peu moins philosophique. Le public a donc le droit de demander compte à cette école du pouvoir absolu qu'elle a pris, et que nous ne lui contestons pas d'ailleurs. Elle a beaucoup fait pour elle, nous le savons ; mais qu'a-t-elle fait pour le siècle, qu'a-t-elle fait pour la société ? Où sont ses œuvres, ses monuments, les vertus qu'elle a semées, les grands caractères qu'elle a formés, les institutions qu'elle anime de son souffle ? Il est malheureusement plus facile de s'adresser ces questions que d'y répondre.
[26] Voir le texte complet de ces observations confidentielles dans la Vie de Mgr Devie, par M. l'abbé Cognat, t. II, p. 405 et sq.
[27] C'étaient : MM. Cousin, Jouffroy, Charma, Gatien Arnould, Nisard, Ferrari, Labitte, Bouillier, Jules Simon, Michelet, Lerminier, Joguet, Quinet, Philarète Chasles, Michel Chevalier, J. Ampère, Laroque, Damiron. (Lettre du 31 mars 1842.)
[28] Voir les lettres non publiques écrites par Mgr Devie, évêque de Belley, au garde des sceaux (Vie de Mgr. Devie, t. II, p. 215 à 226).
[29] Voir les discours prononcés par M. de Montalembert à la Chambre des pairs, le 1er mars et le 6 juin 1842.
[30] Correspondant, t. IV, p. 443.
[31] Plus tard, en 1847, quand O'Connell mourant traversa la France pour se rendre à Rome, et que Montalembert lui rendit hommage à la tête d'une députation de catholiques, il lui rappela comment, tout jeune, il avait recueilli ses leçons. Puis, lui montrant combien ces leçons avaient fructifié, depuis lors en France, il ajoutait : Nous sommes tous vos enfants, ou, pour mieux dire, vos élèves. Vous êtes notre maitre, notre modèle, notre glorieux précepteur.
[32] Voir notamment la brochure sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement (1843).
[33] Mgr Guibert, actuellement archevêque de Paris, faisait allusion à cette notion faussée du parti catholique, quand il disait, en 1853, dans une lettre célèbre au sujet du journal l'Univers : Ils — les rédacteurs de l'Univers — se sont appelés le parti catholique, expression tout à fait malsonnante, car il ne doit jamais y avoir de parti dans l'Église. On conçoit que, dans un pays où les catholiques sont en petit nombre, comme en Angleterre (t dans quelques États d'Allemagne, on donne cette qualification à une minorité qui combat pour ses droits ; encore n'est-ce pas elle qui se la donne, elle la revoit de ses adversaires. Mais, Se prés alter devant la France catholique sous le nom de parti catholique, c'est é\ idem-ment s'isoler, faire une scission, ou du moins une chose dont on cherche la raison, sans pouvoir la trouver. (Œuvres pastorales de Mgr Guibert, t. I, p. 357.)
[34] Lettre du 30 septembre 1844.
[35] Lettre à M. de Montalembert, du 25 février 1841.
[36] Note du 9 février 1841, adressée au ministre de l'instruction publique et aux membres des deux Chambres.
[37] Lettre à M. Villemain, du 5 mars 1841.
[38] L'archevêque de Tours : Nous eussions désiré la liberté pour tous, sans privilège, comme sans exception pour personne. — L'évêque d'Amiens : L'Église ne demande ni privilège ni monopole, elle ne demande que le droit commun ; mais le droit commun dans la liberté, non le droit commun dans la servitude. — L'évêque de Nantes : Liberté pour tout le monde, laïques ou ecclésiastiques, libres d'élever autel contre autel, d'opposer les méthodes aux méthodes, les écoles aux écoles. — L'archevêque et ses suffragants : La liberté d'enseignement franche et entière. — L'évêque du Mans : La liberté non seulement pour nous, mais pour tout le monde... une liberté franche et loyale, comme eu Belgique. — L'évêque de Saint-Flour : La liberté telle que l'entendent nos voisins de Belgique.
[39] Cette disposition apparaît, par exemple, dans une lettre écrite en 1843, par Mgr Devie, évêque de Belley, à M. le garde des sceaux : et pourtant le prélat était, à ce moment, engagé dans un conflit assez aigu avec le gouvernement, à l'occasion précisément du mandement où il avait qualifié les collèges d'écoles de pestilence. (Vie de Mgr. Devie, par l'abbé Cognat, t. II, p. 222 à 224.)
[40] Voir notamment la brochure de M. de Montalembert sur le Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement.
[41] Recueil des actes épiscopaux relatifs au projet sur l'instruction secondaire, t. I, p. 29 (1845).
[42] Testament du P. Lacordaire.
[43] Voir le texte complet de cette note, dans la Vie de Mgr Devie, par l'abbé Cognat, t. II, p. 405 et sq.
[44] Actes épiscopaux, t. I, p. 9 et sq.
[45] Chez un évêque, un seul, il est vrai, le cardinal de la Tour-d'Auvergne, évêque d'Arras, la répugnance pour l'action publique était telle, qu'il écrivit à son clergé, le 14 janvier 1844, une lettre où il disait : ... Je vous conjure, monsieur le curé, de ne signer aucune pétition collective. Le clergé ne peut trop rester étranger des mesures que la véritable sagesse ne dicte point et qu'une judicieuse discrétion pourrait blâmer. Je vous préviens du reste, monsieur le curé, que je veille, pour mon diocèse, sur les intérêts qu'on veut ainsi soutenir ; je suis en instance auprès du gouvernement pour cet objet, que je regarde comme nés important et même très grave.
[46] Du devoir des catholiques dans la question de la liberté de l'enseignement (1843).
[47] Correspondance du P. Lacordaire avec Mme Swetchine, p. 392.
[48] Ce prélat avait publié, en 1810, sous ce titre : Exposé des vrais principes sur l'instruction publique, un livre qui avait exercé une influence considérable en Belgique.
[49] Voici une liste, que nous ne prétendons pas être complète, des écrits alors publiés par Mgr Parisis : Quatre Examens sur la question de la liberté d'enseignement (1843 et 1844) ; — trois Lettres à M. le duc de Broglie (1844) ; — trois Examens sur la question de la liberté de l'Église : 1° Des empiétements, 2° Des tendances, 3° Du silence et de la publicité (1845 et 1846) ; — Des gouvernements rationalistes et de la religion révélée, à propos de l'enseignement ; — Lettre à M. de Salvandy (1847) ; — Cas de conscience à propos des libertés réclamées par les catholiques (1847). De 1848 à 1850, il publiera d'autres ouvrages, notamment de Nouveaux cas de conscience.
[50] Chez Lecoffre et Sirou (1847). Malheureusement ce livre est épuisé, ou a été retiré du commerce.
[51] Lettres du 25 mai et du 15 août 1844.
[52] Expression de M. Foisset.
[53] Voir, à la fin du tome II des Actes épiscopaux relatifs au projet de loi sur l'instruction secondaire, la liste des écrits d'évêques publiés de la fin de 1841, au commencement de 1844. Or, tandis qu'en 1842, il y en avait 8, dont 5 de l'évêque de Chartres, on en compte 24 en 1813, et 5 dans le seul mois de janvier 1844. Ce sera bien autre chose quand le projet de 1844 aura été déposé.
[54] Lettre du 21 mai 1844.
[55] Lettre du 7 juillet 1844.
[56] Discours du 26 avril 1844.
[57] Souvenirs de ma jeunesse, par M. de Carné.
[58] Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement.
[59] C'est ce qui faisait dire à M. Thiers, causant avec Mgr Dupanloup, cette parole que rapportait naguère un des témoins de la mort de l'éminent prélat : M. de Montalembert est un grand guerrier ; M. de Falloux est un grand homme d'État.
[60] Lettre du 7 juillet 1844.
[61] Du devoir des catholiques dans les élections (1846).
[62] Lettres diverses, citées par M. de Montalembert et par M. Foisset, dans leurs ouvrages sur le P. Lacordaire.
[63] Montalembert, Discours, t. III, p. 218 à 222 et 227-228.
[64] Avant-propos des Discours de M. de Montalembert, t. I, p. XIV et XX.
[65] Discours du 2 août 1847.
[66] Dans une autre cérémonie académique, M. Guizot disait de M. de Montalembert, qu'il laissait dans l'esprit des spectateurs tranquilles, de ceux-là mêmes dont il choquait la sagesse, une impression de satisfaction bienveillante.
[67] On me permettra de renvoyer, sur cette influence mauvaise de l'exemple de Lamennais, à ce que j'ai dit ailleurs dans mes études sur la Restauration. Voir Royalistes et Républicains, p. 255.
[68] Observations sur la controverse élevée au sujet de la liberté d'enseignement, par Mgr. Affre (1843).
[69] On lit par exemple dans l'Univers du 21 janvier 1845 : Cherchant à concilier les besoins du catholicisme avec les entrainements les plus légitimes de ce siècle, qui est le nôtre et que nous acceptons, nous avons fait retentir d'une voix convaincue... un cri d'alliance entre l'Évangile et la Charte... Dieu et la liberté ! Et plus loin, l'Univers se vantait d'avoir crié : Vive la liberté des cultes, vive la liberté de la presse, vive la liberté des associations, vive la Charte ! Le 9 juillet suivant, il disait : Les catholiques veulent et demandent la liberté pour tout le monde ; et le 20 juillet : Nous aimons plus la liberté que nous ne redoutons le mal qu'elle peut faire. On pourrait multiplier à l'infini ces citations.
[70] Mélanges de Veuillot. t. II, p. 6 et 7.
[71] Foisset, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 95 et sq.
[72] Univers, 25 mai 1843.
[73] Telle a été, pendant plusieurs années, la préoccupation de nos prélats les plus éclairés : et le désordre qui pouvait en résulter a été signalé, quelques années plus tard, en 1853, dans une lettre déjà citée de Mgr Guibert, aujourd'hui archevêque de Paris. (Œuvres pastorales, t. I, 356 et sq.)
[74] Rome et Lorette ; voir notamment l'Introduction.
[75] Foisset, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 99.
[76] Foisset, Vie du P. Lacordaire, t. II, p. 95 à 98.
[77] Cas de conscience, p. 213 à 215.
[78] Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, t. II, p. 272 à 274.
[79] Nous lisons, à la date du 4 juin 1843, dans un journal inédit rédigé par un homme qui occupait alors un poste élevé au ministère des affaires étrangères : Le nouveau nonce est venu spontanément déclarer à M. Guizot que la cour de Rome désapprouvait les attaques injustes et passionnées dirigées contre le corps universitaire. Il a blâmé sans réserve la polémique violente du journal l'Univers, faisant remarquer d'ailleurs qu'il ne contenait pas un seul ecclésiastique parmi ses rédacteurs.
[80] Ces paroles ont été rapportées par l'abbé Dupanloup, auquel elles avaient été adressées, dans une brochure publiée en 1847, sous ce titre : Du nouveau projet de loi sur la liberté d'enseignement.
[81] Voici quel était, vers 1813, l'état de la presse catholique : l'Univers avait environ 2.800 abonnés, il en avait 1.800 en 1842 et en aura 6.000 en 1845. — Le Journal des villes et campagnes faisait peu de polémique, mais il avait environ 6.500 abonnés, desservants ou maires de communes rurales. — L'Ami de la Religion, très modéré, légèrement gallican à la façon du vieux clergé, peu sympathique à l'Univers, comptait 1.700 lecteurs. — Il faut ajouter la presse royaliste, la Quotidienne (3.000 abonnés), rédigée par M. Laurentie, dévouée à la liberté d'enseignement, tout en désirant absorber le parti catholique dans le parti légitimiste, et la France de MM. Lubis et Dollé (1.400 abonnés). Quant à la Gazette de France (3.500 abonnés) sous la direction fantasque de M. de Genaude, elle contrariait souvent la campagne de la liberté religieuse. — Parmi les revues, il faut signaler les Annales de philosophie chrétienne de M. Bonnety, et l'Université catholique, ayant chacune environ 700 lecteurs. La plus importante était le Correspondant, qui venait d'être reconstitué en 1843, et où écrivait l'élite des publicistes catholiques. — En province, il y avait une vingtaine de journaux catholiques, presque tous légitimistes.
[82] Ozanam était arrivé, en 1841, à la suppléance de M. Fauriel, par son succès éclatant dans le premier grand concours d'agrégation. Il devint professeur titulaire en 1844. On me permettra d'ailleurs de renvoyer, pour ce qui regarde l'enseignement d'Ozanam, à l'article publié par mon ami, M. François Beslay, dans le Correspondant du 25 décembre 1863.
[83] Ozanam écrivait, le 5 juin 1843 : Pendant que M. Michelet et M. Quinet attaquaient le catholicisme même sous le nom de jésuitisme, j'ai tâché de défendre, dans trois leçons consécutives la papauté, les moines, l'obéissance monastique. Je l'ai fait devant un auditoire très nombreux, composé de ce même public qui la veille trépignait ailleurs. Pourtant je n'ai pas vu de tumulte, et en continuant l'histoire littéraire d'Italie, c'est-à-dire d'une des plus chrétiennes contrées qui soient sous le soleil, je rencontrerai à chaque pas, et je n'éviterai jamais l'occasion d'établir l'enseignement, les bienfaits, les prodiges de l'Église.
[84] Lettres du 15 mai et du 25 juin 1844.
[85] Lettres du 11 mars et du 23 juin 1844.
[86] Lettre du 16 juin 1844.
[87] Chroniques parisiennes, p. 117, 118.