L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

 

CHAPITRE II. — LE GOUVERNEMENT ET LE MOUVEMENT CATHOLIQUE (1830-1841).

 

 

I. Les chefs du mouvement catholique se séparent du royalisme. Jugement de leur attitude. — II. Sagesse et réserve politiques de la plupart des évêques, après 18à0. Mgr de Quélen. Le clergé se rapproche de plus en plus de la monarchie de Juillet. Il y est poussé par la cour romaine. — III. Politique religieuse du gouvernement. Violences et vexations du début. Cette politique s'améliore. Ses lacunes et ses progrès. L'opinion est plus favorable au clergé. — IV. Les hommes d'État et la question religieuse. Un écrit de M. Guizot et un discours du roi. — V. Raisons politiques et parlementaires qui doivent déterminer, en 1841, le gouvernement à s'emparer de la question religieuse et à satisfaire les catholiques. — VI. Le péril social et le désordre intellectuel, à cette époque. Nécessité de la religion pour y remédier.

 

I

Êtes-vous bien sûr que l'abbé Lacordaire ne soit pas un carliste ? demandait, en 1837, Louis-Philippe à M. de Montalembert. C'était une prévention habituelle aux hommes de 1830, de soupçonner le carlisme là où ils voyaient quelque ardeur de propagande religieuse. N'eût-il pas été en effet assez naturel, après la conduite des vainqueurs de Juillet envers le clergé, que celui-ci se rapprochât de l'opposition de droite, et que la réaction religieuse prît une direction hostile au pouvoir ? Et cependant le contraire s'était plutôt produit. En dépit des plaintes du vieux parti légitimiste, dénonçant ce qui lui paraissait une défection et une ingratitude, l'un des caractères du nouveau mouvement catholique était sa séparation du royalisme, et ceux qui étaient à sa tête affectaient, à l'égard de la monarchie de Juillet, une attitude parfois bienveillante, toujours sans hostilité préconçue. Rien donc ne justifiait l'alarme un peu méfiante dont la question du roi paraissait l'indice, et le doute émis prouvait qu'à la cour on était mal informé des choses ecclésiastiques.

Quels étaient, par exemple, les sentiments politiques du prédicateur de Notre-Dame ? Après cinquante ans que tout prêtre français était royaliste jusqu'aux dents, écrivait Lacordaire, j'ai cessé de l'être ; je n'ai pas voulu couvrir de ma robe sacerdotale un parti ancien, puissant, généralement honorable, mais enfin un parti. N'avait-il pas été un jour jusqu'à dire, dans une réunion de jeunes gens, au grand scandale des légitimistes : Qui se souvient aujourd'hui des querelles anglaises de la rose rouge et de la rose blanche ? Il n'était pas pour cela devenu républicain, démocrate, ou philippiste, comme le lui reprochaient les royalistes mécontents. Dès 1832, il avait protesté contre l'espèce d'alliance que Lamennais paraissait vouloir conclure avec le parti républicain, et cette opposition casait été l'un des motifs de sa rupture. Je n'ai jamais écrit une ligne ni dit un mot, lit-on dans une de ses lettres, qui puisse autoriser la pensée que je suis un démocrate. Il se vantait d'autre part de n'avoir pas voulu davantage se donner au gouvernement nouveau, estimant que les vrais hommes d'Église ont toujours tenu, vis-à-vis du pouvoir humain, une conduite réservée, noble, sainte, ne sentant ni le valet, ni le tribun. Aussi écrivait-il, dès 1834 : Quelques-uns au moins me comprennent : ils savent que je ne suis devenu ni républicain, ni juste-milieu, ni légitimiste, mais que j'ai fait un pas vers ce noble caractère de prêtre, supérieur à tous les partis, quoique compatissant à toutes les misères. Il se félicitait d'être sorti du tourbillon fatal de la politique, pour ne plus se mêler que des choses de Dieu et, par les choses de Dieu, travailler au bonheur lent et futur des peuples. Mais, si Lacordaire pouvait se défendre avec raison de s'être donné à l'opinion régnante, celle-ci du moins n'avait sujet de lui reprocher aucune hostilité. Dans sa Lettre sur le Saint-Siège, ne louait-il pas les dispositions bienveillantes que Louis-Philippe montrait pour la religion ? Dans son discours sur la Vocation de la nation française, ne rendait-il pas hommage à la prépondérance de la bourgeoisie, à laquelle il rappelait en même temps ses devoirs envers le Christ ? Enfin, quand il était question, pour la première fois, de rétablir les dominicains en France, ne pouvait-il pas, tout en maintenant, en dehors des questions de parti, la neutralité et la dignité de son rôle de prêtre, faire donner au gouvernement l'assurance qu'il n'éprouvait à son égard que des sentiments de justice et de bienveillance[1] ?

M. de Montalembert, homme politique, était tenu à moins de réserve : aussi se séparait-il plus nettement du parti légitimiste et se ralliait-il plus ouvertement à la monarchie nouvelle. Dans presque tous ses discours, de 1835 à 1841, il se déclarait partisan sincère de la révolution de Juillet, ami loyal de la dynastie qui la représentait[2]. C'était même dans les termes les plus sévères et les plus durs qu'il désavouait certains procédés de l'opposition royaliste[3] ; et il pouvait dire en 1841 : Personne, à dater du jour on j'ai abordé pour la première fois cette tribune, n'a brisé plus complètement que moi avec les regrets et les espérances du parti légitimiste[4]. Dès 1838, il exposait, dans la France contemporaine, ce que devaient être, selon lui, les Rapports de l'Église catholique et du gouvernement de Juillet : il engageait les catholiques à accepter le pouvoir nouveau comme un fait établi et consommé, et, sans se livrer à lui, en abdiquant, au contraire, cette idolâtrie monarchique qui, sous une autre race, a été si impopulaire et si stérile, à apporter au pays un concours cligne et fécond. Une telle conduite lui paraissait conforme à l'exemple du Saint-Siège et aux principes constants de l'Église, qui n'a jamais proclamé la prétendue orthodoxie politique qu'on voudrait lui imputer. D'ailleurs, tout en reconnaissant qu'il y avait encore beaucoup à demander au gouvernement, M. de Montalembert estimait que nulle part, si ce n'est en Belgique, l'Église n'était plus libre qu'en France ; et il se plaisait à témoigner publiquement de sa confiance dans la bonne volonté de la jeune monarchie et dans les bienfaits de la liberté.

Tels étaient aussi les sentiments de cette jeunesse, où il fallait chercher l'expression la plus vivante de la réaction religieuse. N'était-ce pas tout d'abord une façon de trancher avec les anciennes habitudes, que cette fondation de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, où l'on déclarait ne vouloir constituer que le parti de Dieu et des pauvres, et d'où l'on excluait absolument cette préoccupation politique, mêlée plus ou moins, sous la Restauration, à toutes les associations pieuses et charitables ? J'ai, sans contredit, pour le vieux royalisme, écrivait Ozanam, le 21 juillet 1834, tout le respect que l'on doit à un glorieux invalide, mais je ne m'appuierai pas sur lui, parce qu'avec sa jambe de bois il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles. Il ajoutait, le 9 avril 1838 : Pour nous, Français, esclaves des mots, une grande chose est faite : la séparation de deux grands mots qui semblaient inséparables, le trône et l'autel. Le 21 février 1840, il exposait ainsi ses opinions politiques : Je n'ai pas foi à l'inadmissibilité du pouvoir. Les dynasties ont, à mes yeux, une mission dont l'accomplissement fidèle est la garantie de leur durée, dont l'infraction entraîne leur déchéance. D'ailleurs, les questions de personnes, celles même de constitutions, me semblent d'un médiocre intérêt en présence des problèmes sociaux qui dominent l'époque présente. Je dois à l'étude mieux approfondie du catholicisme un sincère amour de la liberté et l'abjuration de ce culte inintelligent du passé auquel on façonnait notre enfance, dans les collèges de la Restauration.

Quand M. Louis Veuillot prendra, en 1843, la direction de l'Univers et en formulera le programme, l'inspiration sera la même : Après un demi-siècle d'incomparables désastres, dira-t-il, nous comprenons tous les deuils, mais nous n'y voulons pas ensevelir notre liberté. Nous ne demandons rien pour nous-mêmes, nous ne voulons rien regretter ; nous n'aimons pas la destruction, nous ne glorifions pas les destructeurs ; cependant ces destructeurs sont nos frères. Et plus loin : Sans outrager aucun linceul, nous laissons mourir ce qui meurt et ce qui veut mourir. Quelques années après, cet écrivain, ayant occasion de rappeler quels avaient été les sentiments des catholiques sous la monarchie de Juillet, disait : On avait, même en politique, une conduite générale bien arrêtée : l'absence de toute hostilité systématique contre le pouvoir. On admettait 1830 avec sa Charte, son roi, sa dynastie, et l'on se bornait à tâcher d'en tirer parti pour la liberté de l'Église. La résolution était formelle de n'aller ni à droite ni à gauche, de ne faire aucun pacte avec le parti légitimiste, aucune alliance avec aucune nuance du parti révolutionnaire[5].

Dirons-nous que les hommes du mouvement religieux eussent également raison sur tous les points ? S'ils étaient, par exemple, grandement fondés à vouloir dégager le catholicisme d'une solidarité temporelle, d'une alliance politique, qu'avait rendues naturelles et honorables une longue communauté de gloire et de malheurs, mais qui étaient devenues, clans l'état nouveau de la France, périlleuses pour les deux causes, — peut-être ne faisaient-ils pas toujours la rupture d'une main assez légère et assez douce. Peut-être aussi avaient-ils, dans la vertu propre du libéralisme et dans les dispositions des hommes qui le représentaient, une confiance excessive, à laquelle les faits ne devaient pas toujours donner raison, et dont la généreuse candeur est de nature à faire parfois un peu sourire l'expérience vieillissante et tristement désabusée de notre génération. On venait de constater et d'éprouver quels inconvénients présentait la formule, naguère exaltée, de l'union du trône et de l'autel : était-on assuré que la devise du nouveau parti, catholique avant tout, ne risquât pas aussi, dans l'avenir, d'être mal interprétée et d'aboutir à cette variante, dénoncée plus tard par M. de Falloux : catholique indifférent à tout et prêt à tout ? Était-il sans danger pour le clergé de se trouver privé de toute tradition politique, au milieu de nos agitations et de nos changements, et ne pouvait-on pas craindre qu'un jour tulle fraction de ce clergé ne fût tentée de remplacer, par des dépendances moins honorables et aussi périlleuses, la vieille foi royaliste dont on l'avait détaché ? Sans doute ces considérations ne peuvent faire contester l'utilité, la nécessité de l'œuvre entreprise par M. de Montalembert et ses amis ; mais elles nous rappellent comment chaque question est toujours plus complexe, la vérité plus partagée entre les divers partis, qu'on n'est disposé à le croire dans le premier entraînement des réactions. Et l'on comprend alors pourquoi l'histoire est d'ordinaire amenée à porter des jugements moins absolus que les contemporains.

D'ailleurs, si nous avons rappelé les contradictions qui séparaient, après les légitimistes et les hommes du mouvement religieux, ce n'est pas pour ranimer une querelle éteinte, encore moins avec le dessein de prendre parti, après coup, dans un conflit qui a perdu tout intérêt, n'ayant plus aujourd'hui de raison d'être. La cause de ce conflit avait été dans la situation passagère des divers partis sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet. Depuis 1848, la défaite commune a pacifié bien des animosités, dissipé bien des malentendus, redressé bien des erreurs, comblé bien des fossés qu'on croyait être des abîmes. Les légitimistes, comprenant mieux chaque jour qu'il était de leur devoir et de leur avantage de servir la religion et non de s'en servir, sont bientôt devenus les plus ardents à seconder, à continuer cette campagne de liberté religieuse, entreprise d'abord en dehors d'eux. Ce changement s'est produit dès les dernières années du règne de Louis-Philippe, lors des luttes sur la question de l'enseignement. Ne suffit-il pas de rappeler que M. de Falloux a été le principal auteur de la loi de 1850 ? Aussi, quand M. de Montalembert, vers la fin de sa vie, retrouvait, en publiant ses discours et ses écrits d'autrefois, la trace de ses anciennes vivacités contre les royalistes, était-il presque tenté de leur en demander pardon, et tenait-il au moins à proclamer que ceux-ci étaient devenus, depuis lors, les champions les plus éloquents et les plus intrépides de la liberté religieuse et de l'indépendance de l'Église[6]. Si donc nous avons tenu à mettre en lumière l'absence d'hostilité préconçue et même le mouvement spontané de confiance et de sympathie qui marquaient la conduite de ces catholiques envers la monarchie de 1830, c'est uniquement pour faire ressortir les raisons que devait avoir le gouvernement de considérer sans déplaisir et sans prévention cette réaction religieuse. Une telle observation n'était pas inutile pour aider à mesurer les responsabilités dans le conflit qui éclatera bientôt.

 

II

Sans cloute, tous les membres du clergé ne partageaient pas, sur le parti royaliste et sur la monarchie de Juillet, les idées de Lacordaire et de Montalembert. En 1830, beaucoup avaient pour les Bourbons une affection, et ressentaient de leur chute un regret que les outrages de la presse, les violences de l'émeute, l'hostilité méprisante de l'opinion, les vexations, ou tout au moins l'indifférence peu respectueuse de l'administration, n'étaient pas faits pour affaiblir. Chez la plupart néanmoins, ces sentiments, demeurés au fond des cœurs, ne se traduisirent par aucun acte d'hostilité, n'empêchèrent ni la soumission loyale, ni même une sorte de bonne volonté conciliante envers le nouveau gouvernement. Ainsi se conduisirent notamment la généralité des évêques. L'un des membres les plus éclairés de l'épiscopat actuel a rendu, à la sagesse de ses prédécesseurs de 1830, un juste hommage : Éprouvé sous la main sévère de Dieu, a écrit M. Meignan[7], depuis évêque de Châlons, le clergé de France ne désespéra point de l'Église. Il prit une attitude humble, mais digne ; il revint à son rôle conciliateur, sa vie laborieuse et cachée. Tel on l'avait vu au retour de l'exil, tel il parut au lendemain de 1830. Jamais l'épiscopat français ne montra plus de sagesse et plus de véritable grandeur. Écoutez, en effet, les conseils que les évêques donnaient à leurs prêtres, au lendemain de la révolution, quand la blessure faite à leurs vieilles affections était encore saignante :

Ne prenez aucune part aux discussions politiques, et ne vous passionnez pas, comme les enfants des hommes, pour des intérêts qui seraient étrangers à la mission spirituelle dont vous êtes chargés. Prenez garde qu'en associant imprudemment des pensées profanes aux maximes saintes, pures et innocentes de la religion, vous ne la rendiez le jouet de tous les intérêts et, de toutes les passions humaines. (Lettre de l'archevêque de Tours.)

Évitons avec soin les discussions politiques : vu la disposition des esprits, elles ne peuvent qu'enfanter la division et le désordre. Voyons dans les événements les dispositions de cette Providence qui, maîtresse de l'univers, le fait mouvoir à son gré. Contentons-nous de demander au Seigneur que sa volonté s'accomplisse pour ses plus grandes gloires et notre salut. (Lettre de l'archevêque de Sens.)

On veut se passer de nous, messieurs, eh bien, tenons-nous calmes dans cette espèce de nullité... Rendons-nous utiles par nos prières à ceux qui ne veulent pas de nos services, et cependant tenons-nous prêts à nous dévouer de nouveau et aux jeunes et aux vieillards, lorsque l'expérience aura dissipé certaines préoccupations. L'attitude du clergé de France, dans les circonstances actuelles, malgré les calomnies et les bruits absurdes qu'on a si perfidement propagés, a dû prouver jusqu'à l'évidence que ce n'est pas contre la liberté civile que nous combattons, mais contre l'impiété, dont il semble qu'on affecte injustement de la rendre inséparable. Ce n'est pas telle forme de gouvernement que nous soutenons ; mais nous cherchons, nous désirons avant tout le maintien de la paix, la conservation de la religion catholique, dont la foi et la discipline peuvent s'unir à tons les genres de gouvernement... Continuons de nous tenir en dehors des mouvements contradictoires qui agitent la France... N'oublions jamais l'objet principal de notre ministère ; respectons et observons les lois ; prenons peu de part aux événements journaliers qui agitent le inonde ; ne froissons les opinions libres de personne. (Lettres de l'évêque de Belley.)

 

Tel était aussi le langage des évêques de Strasbourg, de Troyes, d'Angers, des vicaires capitulaires d'Avignon. Ceux des prélats qui avaient à se plaindre de quelque vexation, ou à résister à quelque prétention abusive, le faisaient sans éclat agressif, parfois même avec une sorte de timidité. Leurs réclamations étaient plus tristes qu'irritées. Le clergé régulier ne recevait pas de ses chefs d'autres instructions : le 17 mai 1833, le P. Roothan, général des jésuites, écrivait au P. Renault, provincial de France : Je finis par ce qui me tient le plus à cœur, dans les circonstances actuelles. Que tous aient le plus grand soin de se tenir enfermés dans la sphère de notre vocation : notre devise est : Pars mea Dominus. Nous n'avons aucune mission pour nous mêler des choses d'ici-bas. Aussi l'Ami de la Religion, qui cependant, par ses sentiments intimes, se rattachait à la Restauration, faisait-il, dès le mois d'octobre 1830, au nom de l'Église de France, dont il était l'organe, la déclaration suivante : A l'exemple des premiers fidèles, les chrétiens peuvent dire qu'il n'y a point parmi eux de partisans de Niger, d'Albin et de Cassius... Ils ne demandent aux rois de la terre qu'une vie tranquille, afin de pratiquer les vertus qui leur donnent l'espérance d'une vie meilleure et de biens plus durables.

A peine pourrait-on noter une conduite différente chez quelques personnages ecclésiastiques, plus engagés avec le régime tombé, ou plus maltraités par le régime nouveau. De ce petit nombre fut l'archevêque de Paris, Mgr de Quélen. Chassé par l'émeute de son palais deux fois saccagé, il avait dit se cacher pendant plusieurs mois, entendant, de sa retraite, crier dans la rue les titres ignobles et obscènes des pamphlets dirigés contre lui. Les passions irréligieuses et révolutionnaires de l'époque avaient fait de ce prélat comme le bouc émissaire du clergé royaliste. Pourquoi lui plus qu'un autre ? Sans doute, par ses sentiments personnels comme par les traditions de sa vieille race bretonne, il était attaché aux Bourbons ; mais il n'avait pas joué, dans les affaires de la Restauration, le rôle actif et compromettant de tel de ses collègues : il pouvait déclarer que la politique ne lui avait jamais confié ses secrets et qu'il n'en avait jamais connu les ressorts[8]. Ses adversaires étaient eux-mêmes obligés de lui rendre sur ce point témoignage[9]. Rien donc n'expliquait l'impopularité passionnée dont il était l'objet, sinon ce rôle d'expiation qui semble attaché, de notre temps, au siège épiscopal de Paris, et qui est comme la marque, toujours douloureuse, parfois sanglante, de sa prééminence.

L'archevêque n'avait pas commencé par se montrer hostile : il avait, au début, sous le déguisement alors nécessaire à sa sécurité, fait visite à la reine et au roi ; il avait ordonné de célébrer des services pour les morts de Juillet. Mais bientôt devant les mauvais procédés de l'administration, et surtout devant l'espèce de sanction qu'elle donnait aux violences de l'émeute, en fermant Saint-Germain l'Auxerrois et en achevant, malgré ses protestations, la démolition de son palais épiscopal, il prit, à l'égard du pouvoir, cette attitude froide, dédaigneuse, et parfois, dans les détails, un peu boudeuse, qu'il devait garder, non sans quelque obstination, jusqu'à sa mort. L'Archevêché et les Tuileries furent, sinon en état de guerre ouverte, du moins dans la situation de deux puissances qui ont interrompu leurs relations diplomatiques. Les légitimistes s'attachaient naturellement à donner aux actes ou aux abstentions de l'archevêque le caractère d'une protestation politique, et de Quélen qui, comme gentilhomme, partageait leurs regrets, leurs répugnances et leurs aspirations, les laissait faire. Cette conduite n'était pas sans inconvénient pour les intérêts religieux du diocèse, mais elle était, après tout, politiquement assez excusable ; et nul, dans les régions officielles, n'avait le droit, ni de s'en beaucoup étonner, ni de s'en effaroucher.

D'ailleurs, ces hostilités publiques contre le pouvoir, déjà rares clans le monde ecclésiastique au lendemain de la révolution, le devenaient plus encore à mesure qu'on s'en éloignait, que les haines s'apaisaient, que le gouvernement, mieux inspiré ou plus fort, assurait davantage à l'Église, sinon la protection, du moins la paix et la liberté. Plus que jamais, le clergé s'appliquait à se tenir en dehors des luttes politiques. Le 7 octobre 1837, à l'occasion d'élections générales, l'évêque du Puy écrivait aux prêtres de son diocèse : Si vous êtes jaloux de conserver la paix de votre âme, l'affection et l'estime de vos ouailles, éloignez-vous des élections. Mettez une garde sur vos lèvres, pour ne pas dire un seul mot de blâme ou d'approbation sur les vues des candidats. Il invitait même les prêtres électeurs à ne pas user de leur droit : Votre politique n'est pas de ce monde, leur disait-il. L'âge ou la maladie faisait disparaître, les uns après les autres, les derniers tenants du clergé d'ancien régime. Aussitôt M. de Quélen mort, en 1840, les vicaires capitulaires de Paris se joignaient aux corps constitués, pour complimenter Louis-Philippe à l'occasion de sa fête. Un témoin autorisé rappelait, quelques années plus tard, comment peu à peu le clergé s'était ainsi rapproché du gouvernement nouveau. En 1830, disait-il, nous nous sommes tus, nous avons attendu, mais nous ne nous sommes pas éloignés. Les funestes événements de l'année suivante, si douloureux pour la religion, ne nous firent même pas sortir de cette réserve ; nous laissâmes faire le temps, et, sous son influence, on ne peut nier qu'en 1837 un rapprochement notable ne se fût opéré. Il rappelait alors cette bonne volonté qui, pendant sept ou huit années, était allée au-devant du gouvernement, ces sentiments qui étaient déjà de l'affection et du dévouement ; il invoquait, du reste, avec confiance les témoignages des ministres des cultes, dont plusieurs étaient arrivés avec de graves préventions, mais qui tous avaient avoué que leurs relations avec le clergé les avaient détrompés et leur avaient laissé les plus heureux souvenirs. C'est que, disait-il, si le clergé n'aime pas, ne doit pas aimer les révolutions, il les accepte cependant à mesure qu'elles se dépouillent de leur caractère ; les faits qui en sont issus se régularisent pour lui, à mesure qu'ils s'améliorent[10].

Pendant que les vieilles idées politiques étaient partout en déclin dans l'Église de France, l'école nouvelle, celle dont l'orateur de Notre-Dame était le représentant le plus en vue, y faisait au contraire de rapides progrès. Ozanam les signalait à Lacordaire, en 1839, et celui-ci se félicitait des modifications produites dans la direction du clergé et dans les opinions de plusieurs hommes qui avaient contribué à lui faire une fausse position. C'est, ajoutait-il, un mouvement général qui devient partout visible[11]. L'année suivante, Ozanam écrivait à un autre de ses amis :

Il est évident que le mouvement qui se produisit sous des formes diverses, tour à tour faible ou violent, pusillanime ou indiscret, philosophique et littéraire, le mouvement qui a amené le Correspondant, la Revue européenne, l'Avenir, l'Université, les Annales de philosophie chrétienne, l'Univers, les conférences de Notre-Dame, les bénédictins de Solesmes, les dominicains de l'abbé Lacordaire, et jusqu'à la petite Société de Saint-Vincent-de-Paul — faits assurément très inégaux d'importance et de mérite — il est évident, dis je, que ce mouvement, corrigé, modifié par les circonstances, commence à entraîner les destinées du siècle. Justifié d'abord par le prosélytisme qu'il a exercé sur les incroyants, par l'affermissement de la foi dans beaucoup d'âmes, qui, sans lui peut-être, l'auraient perdue, fortifié par l'adhésion successive des membres les plus distingués du sacerdoce, le voici encouragé par le patronage du nouvel épiscopat ; et la triple nomination de MM. Affre, Gousset et de Donald, sur les trois premiers sièges de France, lève nécessairement, pour le clergé, la longue quarantaine, que nos idées. nu peu suspectes, avaient dû subir[12].

La sagesse et la modération du clergé, son éloignement de toute opposition, de toute politique de parti, ne pouvaient qu'être affermis par les conseils et les instructions qui lui arrivaient de Rome. Aussitôt après la révolution de Juillet, Pie VIII, interrogé par plusieurs évêques sur la licité du serment au nouveau gouvernement et des prières pour Louis-Philippe, donna, dans un bref en date du 29 septembre 1830, une réponse affirmative : Ce n'est pas non plus un faible sujet de joie, écrivait-il dans ce bref, que la confirmation de ce fait que notre très cher fils en Jésus-Christ, le nouveau roi Louis-Philippe, est animé des meilleurs sentiments pour les évêques et tout le reste du clergé[13]. S'entretenant avec le docteur Caillard, que M. de Quélen lui avait envoyé pour le consulter sur ce sujet, le Saint-Père lui disait : Les temps sont bien malheureux pour la religion, bien malheureux, monsieur le docteur ; cependant, je suis tout à fait de votre avis, il ne faut pas briser le roseau penché, et, comme vous encore, je pense qu'on ne réussira à améliorer l'état actuel des choses que par les seuls moyens de douceur et de persuasion ; aussi j'en suis tellement convaincu, que je promets d'avance, et vous pouvez le dire, qu'à moins qu'on ne vienne à attaquer la religion, tout le temps qu'il plaira à Dieu de prolonger mon pontificat, on ne verra émaner d'ici que des mesures de douceur et de bienveillance. Dans la même conversation, il exprimait le désir que M. de Quélen, après avoir prêté le nouveau serinent, donnât sa démission de pair ; il ne voyait aucun avantage, et trouvait beaucoup d'inconvénients, à ce qu'un évêque fût mêlé aux discussions qui devaient s'engager dans les Chambres. Mon opinion, ajouta-t-il, dites-le bien hautement, est que le clergé ne doit en rien se mêler de politique[14]. Grégoire XVI, qui succéda à Pie VIII le 2 février 1831, n'eut pas une autre conduite ; il désapprouvait les rares membres du clergé qui gardaient, par esprit de parti, une attitude hostile envers le gouvernement. La conduite de M. de Quélen, cette sorte d'opposition dont nous avons indiqué l'origine et le caractère, lui causaient un déplaisir qu'il ne cherchait pas à dissimuler. Son secrétaire d'État, le cardinal Lambruschini, s'exprimait sur ce sujet avec une vivacité particulière, étendant son blâme au parti légitimiste tout entier[15]. Le 12 février 1837, M. de Montalembert, alors en voyage à Rome, avait une audience du Pape : l'entretien ayant porté sur M. de Quélen : Je déplore extrêmement, dit Grégoire XVI, l'intervention de l'archevêque dans la politique ; le clergé ne doit pas se mêler de la politique. Ce n'est pas ma faute si l'archevêque se conduit ainsi. Le roi sait, l'ambassadeur sait, et vous saurez aussi que j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour le rapprocher du gouvernement. L'Église est amie de tous les gouvernements, quelle qu'en soit la forme, pourvu qu'ils n'oppriment pas sa liberté. Je suis très content de Louis-Philippe, je voudrais que tous les rois de l'Europe lui ressemblassent[16].

C'est, sans aucun doute, sous l'impression de ses paroles, que M. de Montalembert se croyait autorisé à écrire, l'année suivante, les réflexions dont il a été déjà question, sur les Rapports de l'Église et du gouvernement de Juillet, et à invoquer l'exemple du Souverain Pontife pour engager les catholiques à accepter la royauté nouvelle. Vers la même époque[17], le jeune pair relevait, dans les bulles pontificales récentes, les témoignages de la bienveillance du Pape envers la monarchie de 1830, et notait quelle encourageante justice y était rendue au zèle de Louis-Philippe pour la religion[18]. Si Grégoire XVI blâmait M. de Quélen et accueillait bien M. de Montalembert, ce n'est pas cependant qu'il entendit prendre parti pour la nouvelle école religieuse et en quelque sorte la cautionner. On ne devait pas s'y attendre de la part d'un pontife, par bien des points, attaché aux traditions de l'ancien régime. Eût-il été d'ailleurs plus convenable de voir le Pape se compromettre avec l'avant-garde que s'attarder avec l'arrière-garde ? Sa prudence lui inspirait une conduite plus réservée : il laissait pleine liberté à Lacordaire et à Montalembert, leur témoignait personnellement une grande bienveillance, dédaignait les dénonciations qu'on lui adressait contre eux, mais sans se prononcer pour leurs thèses ou leur tactique. Il disait un jour, en souriant, à l'orateur de Notre-Dame, avec un mélange de sagesse romaine et de finesse italienne[19] : Vous autres, Français, vous êtes hardis, entreprenants ; nous n'avons pas le même caractère. Nous devons avoir toujours l'avenir présent à l'esprit, et un long avenir : un coup mal porté a des conséquences infinies. Admirable et profonde parole qui contient tout le secret de la politique pontificale !

 

III

Il ne tenait donc pas aux catholiques et au clergé, que la France ne goûtât pleinement et pour longtemps les inappréciables bienfaits d'une paix religieuse, d'un accord entre l'Église et l'État, qui eussent été également féconds pour l'une et pour l'autre. On ne pouvait attendre, en tout cas, de ceux qui avaient été traités en vaincus, à la chute de la Restauration, moins de ressentiment à l'égard de leurs vainqueurs, plus de bonne volonté et d'esprit de conciliation. Du côté du gouvernement les sentiments n'étaient pas aussi manifestes, les démarches étaient un peu hésitantes et parfois contradictoires ; cependant on pouvait discerner chez lui, à mesure qu'il s'éloignait de la révolution, une tendance méritoire à se dégager de plus en plus, dans les choses religieuses, du mauvais esprit de 1830. La nouvelle monarchie d'ailleurs, — c'est une justice que nous lui avons déjà rendue, — ne s'était jamais, même dans les heures les plus troublées, montrée animée par elle-même d'aucun désir de persécution. Dès le 8 août 1830, au moment où Louis-Philippe constituait son premier ministère, le duc de Broglie l'entretenait de la politique à suivre, entre un clergé mécontent, hostile, et la réaction voltairienne et révolutionnaire qui déjà s'attaquait de toutes parts au catholicisme. Un tel état des choses et des esprits, disait-il, devra, nécessairement placer tout ministre des cultes dans une position délicate et doublement périlleuse ; il lui faudra tenir ferme entre deux feux, porter respect au clergé et le tenir en respect... il faudra surtout se garder d'engager avec lui aucun débat qui touche de près ou de loin à la controverse, sous peine, dans un temps comme le nôtre, de s'enferrer dans quelques-unes de ces querelles théologiques, où l'on ne tarde pas à voir contre soi toutes les bonnes âmes, pour soi tous les vauriens, et qui ne finissent jamais que de guerre lasse. — Vous avez bien raison, interrompait le roi ; il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église, car on ne l'en retire pas ; il y reste. Politique très sage et très prudente : il ne suffirait pas cependant que les bonnes dispositions d'un gouvernement envers la religion vinssent uniquement de la crainte de se créer des embarras ; la conséquence serait, en effet, que le jour où ce gouvernement croirait trouver plus d'embarras à résister qu'à céder aux passions antireligieuses, il pourrait être tenté d'y céder. Faudrait-il chercher là l'explication des défaillances des premiers ministères, devant tant de violences impies et sacrilèges, de ce laisser aller, de cette complaisance qui parfois faisait presque croire à de la complicité ? L'ère des violences grossières fut courte : celle des vexations, des suspicions mortifiantes, des taquineries souvent puériles, devait se prolonger après la période révolutionnaire. C'est sous Casimir Périer qu'on interdisait, par toute la France, la procession du Vœu de Louis XIII, qu'on expulsait les trappistes de la Meilleraye, qu'on s'emparait, par mesure de police, d'une église, pour y faire rendre, malgré l'autorité ecclésiastique, les honneurs religieux à Grégoire, ancien conventionnel et évêque schismatique. A diverses reprises, sans pousser d'ailleurs les choses bien loin, les ministres successifs des cultes essayaient d'exhumer quelques-uns des articles organiques. Le budget ecclésiastique subissait des réductions, que M. Guizot qualifiait de misérables. Jusque dans les petits détails, le clergé se sentait mal protégé ; il voyait que dans tout conflit entre le curé et le maire, celui-ci était sûr de l'emporter ; les évêques se plaignaient de n'avoir plus aucun crédit. C'était du reste surtout par omission que péchait le pouvoir ; la religion était sans hommage public, et, pour n'avoir plus de culte d'État, il semblait que la France eût un gouvernement, sinon hostile, du moins étranger au christianisme.

Cependant, avec le temps, les relations s'améliorèrent ; le gouvernement devint plus juste, plus bienveillant. A défaut de faveur, l'Église se vit mieux assurée d'avoir la paix et la liberté. Les passions ennemies étaient contenues ou désarmaient d'elles-mêmes. Par honnêteté publique, si ce n'était par scrupule religieux, le pouvoir faisait un usage irréprochable de son droit de proposer les évêques[20]. Les œuvres catholiques étaient largement tolérées, parfois encouragées. Cette tolérance s'étendait aux congrégations elles-mêmes ; des monastères et des couvents se fondaient sans obstacle ; ceux qui avaient été fermés en 1830 se rouvraient. Nul ne songeait à, inquiéter l'abbé Guéranger, reprenant possession de Solesmes au nom des bénédictins, et M. Guizot, pendant qu'il était ministre de l'instruction publique, accordait au nouveau monastère une allocation annuelle pour la continuation de la Gallia christiana. Lacordaire rencontrait dans le gouvernement toute facilité pour les préliminaires du rétablissement des frères prêcheurs. Les jésuites, qui avaient été administrativement frappés en 1828, et violemment dispersés par l'émeute en 1830, revenaient, sans faire de bruit, mais sans se gêner, à leurs pieux travaux ; ils remplissaient les chaires et les confessionnaux ; les ministres les laissaient faire avec un sentiment mélangé d'indifférence et d'estime ; ils rendaient même parfois hommage à leur sagesse et à leur zèle ; en 1833, quelque émotion s'étant produite parce que deux jésuites étaient mandés comme précepteurs auprès du duc de Bordeaux, M. Thiers avait été le premier à rassurer le père provincial da Paris, dans les conférences qu'il avait eues avec lui à ce sujet ; après comme avant cet incident, aucune entrave n'était apportée aux œuvres de la Compagnie de Jésus[21]. Les monuments religieux étaient libéralement dotés. Peu à peu il y avait comme un retour aux mœurs chrétiennes, dans la conduite extérieure des pouvoirs publics[22]. Enfin, en 1837, M. Molé profitait du moment où il accordait une amnistie politique, pour rouvrir l'église Saint-Germain l'Auxerrois, dont la fermeture, depuis le 13 février 1831, était comme un hommage persistant à l'émeute et un outrage aux catholiques. Il faisait aussi rétablir le crucifix dans la salle de la cour d'assises de Paris : exemple bientôt suivi dans les autres cours de justice. Le moment était arrivé, écrivait M. le premier président Séguier au Journal des Débats, où le garant de la justice des hommes devait retrouver la préséance sur le tribunal. L'effet fut grand dans le monde religieux. Vous le savez, disait alors M. de Montalembert[23], à la tribune de la Chambre des pairs, d'excellents choix d'évêques, des allures plus douces, une protection éclairée, une tolérance impartiale, tout cela a, depuis quelque temps, rassuré et ramené bien des esprits. Ce système a été noblement couronné par le gage éclatant de justice et de fermeté que le gouvernement vient de donner en ouvrant Saint-Germain l'Auxerrois. En persévérant dans cette voie, il dépouillait ses adversaires de l'arme la plus puissante ; il conquérait, pour l'ordre fondé par la révolution de Juillet, les auxiliaires les plus sûrs et les plus fidèles.

Cette bienveillance du pouvoir n'était pas, il est vrai, sans quelques intermittences. Dans le discours même que nous venons de citer, M. de Montalembert se plaignait que le gouvernement, au moment où il effaçait l'œuvre de l'émeute en rouvrant Saint-Germain l'Auxerrois, la confirmât sur un autre point, en aliénant définitivement, malgré la protestation épiscopale, les terrains de l'archevêché ; il y avait à cette occasion, appel comme d'abus contre M. de Quélen. Même mesure était prise contre l'évêque de Clermont, pour le punir d'avoir refusé les derniers sacrements à M. de Montlosier. C'était aussi le ministère de M. Molé qui faisait découvrir ce fronton du Panthéon, encore plus ridicule que sacrilège, où David d'Angers associait pêle-mêle, dans les honneurs du culte officiel et de la canonisation laïque, Bichat, Voltaire, J.-J. Rousseau, le peintre David, Cuvier, la Fayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge, Fénelon, Bonaparte et Kléber[24]. Ne racontait-on pas enfin que la censure théâtrale avait, le plus naturellement chi monde, remplacé, dans une pièce, les mots ce damné ministre par ce damné cardinal ? C'est qu'en dépit de ses bonnes intentions, le gouvernement n'avait pas ce tact supérieur que donne, dans les rapports avec l'Église, le sentiment chrétien, et que l'habileté, ou moine la droiture politique, ne saurait suppléer. M. de Montalembert le remarquait à cette époque, dans un écrit pourtant fort bienveillant et où il engageait les catholiques à se rapprocher du gouvernement : Il manque à ce gouvernement, disait-il, un sentiment plus intime et plus hautement avoué de la valeur du pouvoir spirituel. Il lui manque le courage de reconnaitre le vaste domaine de ce pouvoir, l'immortalité de cet empire et la force que lui, pouvoir temporel, pourrait en retirer. Il lui manque ce respect délicat et sincère pour la religion qui, s'il l'avait, l'empêcherait de froisser, par des torts irréfléchis, des consciences susceptibles[25]. Il était visible que si, des deux parts, on cherchait par raison un rapprochement, il n'y avait pas cependant cette pleine et mutuelle confiance qui eût été nécessaire pour établir une harmonie durable. C'est ce que M. Guizot parait avoir assez justement observé : L'État et l'Église ne sont vraiment en bons rapports, dit-il, que lorsqu'ils se croient sincèrement acceptés l'un par l'autre, et se tiennent assurés qu'ils ne portent mutuellement, à leurs principes essentiels et à leurs destinées vitales, aucune hostilité. Telle n'était pas malheureusement, depuis 1830, la disposition mutuelle des deux puissances ; elles vivaient en paix, non en intimité, se soutenant et s'entr'aidant par sagesse, non par confiance et attachement réciproque. Au sein même de l'Église officielle et ralliée au pouvoir nouveau, apparaissaient souvent des regrets et des arrière-pensées favorables au pouvoir déchu, et l'Église, à son tour, se voyait souvent en présence de l'indifférence ironique des disciples de Voltaire ou de l'hostilité brutale des séides de la Révolution[26].

Le gouvernement en faisait néanmoins assez pour mériter les attaques de ceux qui conservaient, contre le catholicisme, les préventions et les animosités primitives. Certains journaux libéraux essayaient de réveiller le fantôme du parti prêtre, affectaient une terreur patriotique en face de ses empiétements, reprochaient amèrement au gouvernement, sa courtisanerie et ses cajoleries à l'égard des catholiques. Le Siècle publiait des articles, avec ces titres menaçants : Invasion du clergé, accroissement des couvents, leurs privilèges, révolte des évêques. Le Constitutionnel exprimait la crainte que la réouverture de Saint-Germain l'Auxerrois ne devint le prélude de concessions nouvelles aux tendances envahissantes du haut clergé. Il dénonçait le retour des influences sacerdotales dans le gouvernement. La congrégation refleurit ! s'écriait-il. Le Courrier français, à la vue du développement des congrégations religieuses, rappelait les mesures prises après 1830 : C'était bien la peine, disait-il, d'expulser les trappistes de la Meilleraye et d'Alsace, ainsi que les liguoriens. Ce journal avait fait d'ailleurs une effrayante découverte : il s'agissait d'un billet d'enterrement, sur lequel, reprenant une vieille formule, à peu près abandonnée depuis 1830, on avait mentionné que le défunt avait été muni des sacrements de l'Église ; le Courrier voyait là une nouvelle exigence du clergé, et il ajoutait avec gravité : Au train dont les choses marchent, nous ne sommes pas éloignés de revoir les billets de confession[27].

M. Isambert se chargeait d'apporter à la tribune de la Chambre, l'expression de ces intelligentes et nobles alarmes, et il accusait les ministres de faiblesse en face des sœurs de charité, des frères de la doctrine chrétienne, des évêques et du Pape. Mais, en dépit de toutes ces attaques, l'opinion restait froide. Dès 1835, le principal organe du gouvernement, le Journal des Débats, faisait, avec sévérité, la leçon à ceux qui prétendaient réveiller les vieilles préventions anticléricales, et il caractérisait ainsi cette détestable politique :

On humilierait le clergé, on l'abaisserait par tous les moyens imaginables ; on ne lui jetterait son salaire qu'à regret et avec des paroles de mépris ; on aurait bien soin de lui faire entendre qu'on espère, le plus tôt possible, se passer de lui et qu'on est fort au-dessus de toutes ces superstitions, et si le clergé s'avisait de se plaindre, on le traiterait en révolté. Ce ne sont pas de simples suppositions. Rappelez-vous ce qui s'est dit à la tribune depuis quatre ans, toutes les tentatives qui ont été faites pour troubler le clergé sur son avenir et pour l'humilier.

Quand un évêque était accusé d'abus devant le Conseil d'Etat, pour avoir refusé les sacrements à un mourant, les écrivains libéraux étaient les premiers à faire ressortir le ridicule d'une censure exercée par des laïques, peut-être non catholiques, sur un acte purement spirituel[28]. La Chambre accueillait mal certaines thèses antireligieuses qui avaient été naguère les siennes ; elle interrompait impatiemment, par exemple, les avocats du divorce, et ne tolérait même pas qu'ils lui rappelassent comment, après 1830, elle avait voté deux fois de suite, à une grande majorité, coutre l'indissolubilité du lieu conjugal. Il n'était pas jusqu'aux mots naguère les plus redoutables, qui ne fussent devenus sans effet : les rieurs paraissaient être avec M. Saint-Marc Girardin, raillant à la tribune ceux qui avaient peur des jésuites[29]. M. de Lamartine était applaudi, même par la gauche, quand il s'écriait : Il faudrait déclarer le fantôme du jésuitisme plus puissant que jamais, s'il avait la force de nous faire reculer devant la liberté. L'opinion avait à ce point changé, que le Journal des Débats, qui devait, quelques années après, être le plus ardent à crier Au jésuite ! s'exprimait ainsi en 1839 :

Est-ce bien sérieusement que l'on redoute aujourd'hui les empiétements religieux et le retour de la domination cléricale ? Quoi ! nous sommes les disciples du siècle qui a donné Voltaire au monde, et nous craignons les jésuites ? Nous vivons dans un pays où la liberté de la presse met le pouvoir ecclésiastique à la merci du premier Luther qui sait tenir une plume, et dans un siècle où l'incrédulité et le scepticisme coulent à pleins bords, et nous craignons les jésuites ? Nous sommes catholiques à peine, catholiques de nom, catholiques sans foi, sans pratique, et l'on nous crie que nous allons tomber sous le joug des congrégations ultramontaines ? En vérité, regardons-nous mieux nous-mêmes, et sachons mieux qui nous sommes ; croyons à la force, à la vertu de ces libertés dont nous sommes si fiers. Grands philosophes que nous sommes, croyons au moins à notre philosophie. Non, le danger n'est pas où le signalent nos imaginations préoccupées. Vous calomniez le siècle par vos alarmes et vos clameurs pusillanimes[30].

Quand, dans la Chambre, M. Isambert cherchait à faire grand tapage de ce que le ministre des cultes avait assisté au premier discours prononcé par Lacordaire en costume de dominicain, et quand il évoquait, à ce propos, tout l'appareil du spectre monastique, M. Martin du Nord pouvait se borner à répondre en souriant : Je suis catholique, et il m'arrive, autant que je le puis, d'en remplir les devoirs ; oui, je l'avoue, je vais à la messe, je vais au sermon : si c'est un crime, j'en suis coupable. D'ailleurs il redevenait de convenance et d'usage, dans les cérémonies publiques, de bien parler du clergé et de la religion, dont naguère nul ne se fût risqué à prononcer les noms ; et la chronique, rendant compte, en 1840, d'une séance académique, rapportait, en notant du reste le fait comme nouveau et extraordinaire, qu'on y avait osé proclamer que les ministres de la religion devaient exercer une influence morale sur les choses de leur temps[31]. Dans cette séance, M. Dupin lui-même proclamait que le clergé français ne donnait plus d'ombrage, et qu'il voyait chaque jour s'accroître le respect des populations et la juste considération qu'on lui portait.

 

IV

Parmi les hommes d'État de la monarchie de Juillet, plusieurs ne devenaient pas seulement, dans la pratique, plus bienveillants ; ils s'élevaient jusqu'aux principes, et montraient, par un langage alors tout nouveau, qu'ils avaient acquis une intelligence plus complète de l'importance sociale de la religion. M. de Tocqueville, dans les deux parties de son livre sur la Démocratie en Amérique, publiées l'une en 1835, l'autre en 1840, revenait sans cesse sur cette idée, que plus le régime d'une nation était démocratique et libéral, plus la religion lui était nécessaire. C'est le despotisme, disait-il, qui peut se passer de la foi, non la liberté... Que faire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu ?... Si l'homme n'a pas de foi, il faut qu'il serve, et s'il est libre, qu'il croie. M. Molé, naguère premier ministre, disait à l'Académie, en 1840 : Le clergé sera le sublime conservateur de l'ordre public, en préparant les générations nouvelles à la pratique de toutes les vertus : car il y a moins loin qu'on ne pense des vertus privées aux vertus publiques, et le parfait chrétien devient aisément un grand citoyen ! M. Saint-Marc Girardin ne pensait pas autrement, quand il s'écriait : Si quelque espérance m'anime, c'est que je ne puis pas penser que la religion puisse longtemps manquer à la société actuelle. Ou vous périrez, Messieurs, sachez-le bien, ou la religion viendra encore visiter votre société ! Aussi concluait-on de cette importance sociale de la religion, à la nécessité de l'harmonie entre les deux puissances. Nous voulons, disait le même M. Saint-Marc Girardin, à la tribune de la Chambre, en 1837, l'accord intelligent et libre de l'Église et de l'État ; nous voulons que cesse enfin ce divorce funeste, et nous ne croyons pas que les deux pouvoirs qui soutiennent la société, le pouvoir public et le pouvoir moral, puissent longtemps rester dans une espèce de lutte, sans qu'il en résulte un grand péril pour la société.

Mais, de tous les hommes du gouvernement de 1830, celui qui parlait avec le plus d'élévation et de justesse des choses religieuses, était M. Guizot. En 1838, il publiait, dans la Revue française, trois articles d'une éloquence grave et triste, qui avaient un immense retentissement[32]. C'était le cri d'alarme de la raison humaine et de la science politique, qui sentaient leur impuissance et appelaient la religion à leur aide : Le mal est immense, disait M. Guizot ; pour peu qu'on le sonde, pour peu qu'on regarde sérieusement et de près l'état moral de ces masses d'hommes, l'esprit si flottant et le cœur si vide, qui désirent tant et qui espèrent si peu, qui passent si rapidement de la fièvre à la torpeur de l'âme, on est saisi de tristesse et d'effroi. Catholiques ou protestants, inquiétez-vous de ceux qui ne croient pas ! Il montrait les docteurs populaires parlant au peuple un langage tout différent de celui que tenaient jadis ses précepteurs religieux, lui disant que cette terre a de quoi le contenter, et que, s'il ne vit pas heureux, il doit s'en prendre à l'usurpation de ses pareils ; et l'on s'étonne, ajoutait-il, de l'agitation profonde, du malaise immense qui travaille les nations et les individus ! Dans la religion seule est le remède ; et, entre toutes les religions, l'écrivain protestant rendait un hommage particulier au catholicisme, qu'il déclarait être la plus grande, la plus sainte école de respect qu'ait jamais vue le monde. Puis il ajoutait :

La religion, la religion ! c'est le cri de l'humanité en tous lieux, en tout temps, sauf quelques jours de crise terrible ou de décadence honteuse. La religion, pour contenir ou combler l'ambition humaine ! La religion, pour nous soutenir ou nous apaiser dans nos douleurs, celles de notre condition ou celles de notre âme ! Que la politique, la politique la plus juste, la plus forte, ne se flatte pas d'accomplir, sans la religion, une telle œuvre. Plus le mouvement social sera vif et étendu, moins la politique suffira à diriger l'humanité ébranlée. Il y faut une puissance plus haute que les puissances de la terre, des perspectives plus longues que celles de cette vie. Il y faut Dieu et l'éternité.

Dès lors, M. Guizot estimait qu'il fallait établir, entre la religion et la politique, entente et harmonie. Il insistait sur l'importance de cet accord, qu'il ne voulait faire acheter ni à l'une ni à l'autre, par aucune lâche concession, par aucun sacrifice onéreux. — En respect profond, disait-il, est del aux croyances religieuses. La politique qui ne voit pas ces faits-là, ou ne s'incline pas respectueusement quand elle les voit, est une politique futile qui ne connaît pas l'homme et ne saura pas le diriger clans les grands jours. Et il déclarait hautement ne pas se contenter d'un respect superficiel et hypocrite, qui couvre à peine une froideur dédaigneuse, qui résiste mal aux épreuves un peu prolongées, et qui humilie la religion, si elle s'en contente, ou l'irrite et l'égare, si elle refuse de s'en contenter. Or le mal du moment était que, par le cours des événements, par des fautes réciproques, l'harmonie entre la religion et la politique avait été profondément altérée... mal immense qui aggravait tous nos maux, qui enlevait à l'ordre social et à la vie intime leur sécurité et leur dignité, leur repos et leur espérance. Il fallait donc guérir ce mal, rapprocher l'esprit chrétien et l'esprit du siècle, l'ancienne religion et la société nouvelle, mettre un terme à leur hostilité. M. Guizot comprenait de quel secours pouvaient être, pour une pareille œuvre, les catholiques de la nouvelle école ; aussi s'intéressait-il à leur œuvre, louait-il leurs efforts, et se félicitait-il de voir ainsi l'esprit religieux rentrer dans le inonde, pour conquérir sans usurper[33].

On ne saurait prétendre, sans cloute, que ces hautes idées fussent alors complètement comprises et partagées par tous les hommes politiques du régime de Juillet. Mais, en dépit du sourire railleur avec lequel les beaux esprits de la Revue des Deux Mondes parlaient alors de l'onction, de l'ascétisme et des vues si célestes de M. Guizot, ce langage ne rencontrait aucune contradiction sérieuse ; il était écouté avec respect et sympathie ; il était reproduit par le Journal des Débats, la Presse, le Journal général ; il donnait le ton aux journaux du gouvernement, dont plusieurs se mettaient à parler du mouvement religieux, dans des termes d'une gravité et d'une sympathie inaccoutumées. L'un d'eux, constatant la réalité et l'importance de la réaction catholique, saluait avec respect, presque avec reconnaissance, cette pensée d'un Dieu s'élevant sur les ruines des illusions terrestres ; il reconnaissait que ce mouvement était libre et spontané, qu'il montait d'en bas vers la religion, ne descendait pas du gouvernement dans les masses ; c'est un cri de conscience, ajoutait-il, c'est un mouvement d'opinion. Puis, s'adressant à ceux qui affectaient de s'en effrayer, il s'écriait :

En présence des inquiétudes d'une société, dans le sein de laquelle vous voyez se multiplier chaque jour des actes de violence et de folie, à l'aspect de ces listes nombreuses de suicides, d'assassinats, de désordres de toute espèce, excités par mille circonstances, au nombre desquelles, il faut compter les appétits matériels,... dites-nous-le franchement, êtes-vous sérieusement affligés de voir qu'on cherche à calmer de jeunes imaginations par des habitudes morales et religieuses !... C'est vous qui cherchez à substituer une intolérance philosophique, que vous ne réussirez pas à créer, à l'intolérance religieuse, que le bon sens national et la sagesse du pouvoir ont su réprimer[34]...

Le roi lui-même, qui, par plus d'un côté, avait paru jusqu'alors personnifier, non sans doute l'hostilité, mais l'indifférence quelque peu voltairienne de la génération de 1830, en venait à comprendre la nécessité, pour son gouvernement, de l'appui moral du clergé, et à le lui demander publiquement. Il disait le 1er janvier 1841, en réponse aux félicitations de l'archevêque de Paris :

Plus la tâche de mon gouvernement est difficile, plus il a besoin de l'appui moral et du concours de tous ceux qui veulent le maintien de l'ordre et le règne des lois. C'est cet appui moral et ce concours qui peuvent surtout prévenir le renouvellement de ces tentatives odieuses, sur lesquelles vous venez de vous exprimer d'une manière qui m'a si vivement touché. C'est cet appui moral et ce concours de tous les gens de bien qui donneront à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplissement des devoirs qu'il est appelé à remplir. Et je mets au premier rang de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l'immoralité et de montrer au monde, quoi qu'en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu, est encore parmi nous le sentiment de l'immense majorité.

A en croire même l'Ami de la Religion, qui disait tenir ce renseignement d'un des ecclésiastiques présents, le roi se serait servi de termes plus expressifs, montrant encore mieux l'effroi que lui causait la vue du précipice où les doctrines d'impiété et d'anarchie entraînaient la France, et le besoin qu'il avait, dans ce péril, du secours de la religion. En lisant l'écrit de M. Guizot ou le discours de Louis-Philippe, combien on se sent loin du lendemain de 1830, de l'époque où l'homme d'État qui précédait alors M. Guizot à la tête du parti conservateur, Casimir Périer, déclarait que désormais le catholicisme pouvait à peine compter sur la fidélité de quelques rares dévotes, et où le roi n'osait même plus prononcer le mot de Providence !

 

V

C'est alors, en 1841, — quand cette transformation inespérée de la conduite et même des idées religieuses du gouvernement, paraît en plein progrès, — que la monarchie de Juillet se trouve tout à coup saisie du problème de la liberté de l'enseignement secondaire, problème capital, clans la solution duquel sont intéressés tous les principes de la liberté de conscience et les rapports mêmes de l'État avec l'Église. Ne peut-on pas croire le moment favorable ?

A la même heure, pour donner place à cette question, il semble que le vide se fasse sur la scène politique. En prenant le pouvoir, le 29 octobre 1840, M. Guizot avait eu tout d'abord beaucoup à faire pour détourner les menaces de guerre et de révolution qu'avait soulevées et accumulées l'étourderie téméraire de M. Thiers. pendant son court et désastreux ministère du 1er mars. Il avait dû, comme Casimir Périer après M. Laffitte, se donner pour but de sa politique le raffermissement de la paix et de l'ordre, également ébranlés. Mais en 1841, cette œuvre première et préliminaire est à peu près terminée : au dehors, l'entente cordiale avec l'Angleterre garantit la France contre un retour à l'isolement périlleux de 1840 ; au dedans, les partis révolutionnaires semblent découragés, et le ministère a acquis une homogénéité, une autorité parlementaire, des conditions de durée, auxquelles on n'était plus habitué depuis cinq ans. Dès lors, que va-t-on faire des loisirs qu'assure cette paix, des forces dont dispose ce gouvernement ? J'avais une autre ambition, a dit M. Guizot, que celle de tirer mon pays d'un mauvais pas. Moins que jamais, d'ailleurs, on pouvait impunément laisser l'opinion à elle-même, sans lui donner un aliment, sans lui montrer un but. Il lui fallait, semblait-il, quelque chose d'extraordinaire et de saisissant. L'imagination nationale avait pris, dans les bouleversements révolutionnaires et les guerres impériales, des habitudes qui ne la disposaient pas à se contenter des œuvres modestes et patientes de la politique quotidienne. Ce goût d'aventures, combiné avec l'égoïsme un peu terre à terre d'une société bourgeoise, avec le scepticisme né de tant de déceptions, et avec la lassitude produite par tant de secousses, ne laissait pas que de rendre assez malaisée la tâche d'un ministre. Il y a dans le gouvernement de ce pays, écrivait, vers cette époque, M. de Barante à M. Guizot, une difficulté radicale ; il a besoin de repos, il aime le statu quo, il tient à ses routines ; le soin des intérêts n'a rien de hasardeux ni de remuant. D'autre part, les esprits veulent être occupés et amusés, les imaginations ne veulent pas être ennuyées ; il leur souvient des révolutions et de l'empire[35].

Où donc trouver le programme qui répondrait à ces conditions presque contradictoires ? Quel serait le cri de cette nouvelle politique ? Pouvait-on se proposer une grande entreprise diplomatique ? L'attitude persévéramment pacifique de M. Guizot était la seule possible ; et elle était même, au point de vue de l'influence extérieure de la France, plus féconde qu'elle ne le paraissait. Mais, par le malheur de la situation, elle était alors plus sage crue fière, plus utile que flatteuse. La retraite qu'il avait fallu faire après les témérités de M. Thiers, la rendait moins plaisante encore aux imaginations. La prudence qui vient après le péril, disait à ce propos M. Guizot, est une vertu triste ; d'autant plus triste qu'en 1840, le froissement d'amour-propre avait été pour plusieurs comme une blessure nationale, et qu'il en était résulté, dans l'esprit public, une susceptibilité maladive, portée à Voir partout des humiliations. Heureux temps que celui où nos humiliations étaient la convention des détroits, le droit de visite, ou l'affaire Pritchard. Depuis lors, elles se sont appelées le Mexique et Sadowa, et plus tard, hélas ! de noms plus douloureux encore. Quoi qu'il en soit, l'intérêt du gouvernement n'était pas de diriger l'opinion vers ces questions étrangères, où il ne pouvait lui promettre d'avantages brillants et où il risquait même de lui faire rencontrer plus d'un sujet de mortification et d'irritation.

Devait-on donner le signal de quelque progrès libéral, de quelque réforme intérieure ? Mais l'idée de M. Guizot était précisément qu'après une révolution dont l'ébranlement se faisait encore sentir, le pays avait surtout besoin de stabilité dans les institutions ; qu'avant d'entreprendre de nouvelles conquêtes, il fallait assurer et régulariser la jouissance de celles qu'on avait faites depuis si peu de temps et qui étaient encore si précaires. Aussi refusait-il nettement de donner satisfaction ce qu'il appelait le prurit d'innovation, travaillant alors les parties les moins saines de l'opinion[36]. Il n'avait pas tort. Mais, pour sage et nécessaire qu'il fût, ce programme négatif, aboutissant obstinément à ne rien changer, fournissait peu d'aliment à l'esprit public. Au lendemain de 1830, quand la monarchie de Juillet, entre les insurrections carlistes, les barricades républicaines et les menaces de coalition, semblait chaque jour en péril de mort violente, une politique purement défensive avait suffi à occuper, à diriger, à entraîner l'opinion. Gouverner alors était ne pas périr : échapper à la foudre, éviter les écueils, tenir tète aux vents, ne fût-ce qu'en louvoyant sans avancer, c'était déjà beaucoup en ces jours de tempête. Plus tard, le calme extérieur paraissant rétabli, les passagers devenaient plus exigeants, ils voulaient savoir oit on les menait, ils se plaignaient impatiemment, si on ne leur promettait pas d'aborder à quelque terre nouvelle. Le mot d'ordre de la résistance, qui, proclamé par Casimir Périer au fracas des émeutes, avait fait tant d'impression sur les conservateurs, paraissait suranné et déplacé quand il était répété dix ans plus tard, par M. Guizot, en face de périls moins visibles, sinon moins réels.

Dès lors, il se produisait dans le monde politique, un malaise étrange ; il y avait en quelque sorte disette d'idées neuves, comme un vide d'esprit et de cœur qu'une grande nation ne saurait longtemps supporter. Il semblait que tout eût été dit et usé, de 1815 à 1830 ; au lieu de ces débats grandioses qui, sous la Restauration, avaient mis en présence, avec Foy et de Serre, Benjamin Constant et Villèle, Royer-Collard et Martignac, les principes les plus élevés, les intérêts les plus considérables, les passions les plus profondes et les plus chevaleresques, on paraissait réduit à des luttes d'ambitions personnelles, à des manœuvres de coteries. De là, ces crises énervantes qui se sont succédé presque sans interruption, de 1836 à 1840, et qui ont eu leur triste apogée, lors de la coalition. Les partis ne pouvaient plus guère se distinguer que par des noms d'hommes, et les cabinets, par les dates du calendrier. Après 1840, si le ministère était devenu plus stable, le mal n'avait pas pour cela complètement disparu, et le mécanisme parlementaire n'en semblait pas moins trop souvent fonctionner à vide. A l'approche de chaque session, les meneurs créaient la question factice sur laquelle ils jugeaient utile d'engager la bataille ; ils provoquaient autour d'elle, par les journaux, une émotion absolument hors de proportion avec son intérêt réel, et s'expliquant seulement par l'usage qu'en voulaient faire l'ambition de quelque aspirant ministre ou l'animosité de quelque groupe. Les questions étrangères, précisément par ce qu'elles avaient de mobile et d'arbitraire, se prêtaient mieux que d'autres à ces tactiques ; aussi étaient-elles devenues, à cette époque, l'objet presque unique des grandes luttes de presse et de tribune : véritable désordre qui mettait en péril les plus graves intérêts du patriotisme, et qui faussait absolument le régime représentatif.

L'admirable talent, dépensé dans ces débats, ne pouvait longtemps faire illusion sur leur vide et leur péril. Il en résultait un sentiment de fatigue, presque de dégoût qui tournait dans les masses, à l'indifférence pour la chose publique, dans les esprits élevés, à une sorte de découragement de voir établir en France le gouvernement parlementaire. Aussi, parmi ces derniers, que de plaintes à cette époque ! C'est Tocqueville, déplorant la mobile petitesse, le désordre perpétuel et sans grandeur du monde politique, et s'attristant de vivre au milieu de ce labyrinthe de misérables et vilaines passions, de cette fourmilière d'intérêts microscopiques qui s'agitent en tous sens, qu'on ne peut classer et qui n'aboutissent pas à de grandes opinions communes ; regrettant l'époque où, comme sous la Restauration, les sentiments étaient plus hauts, les idées, la société, plus grandes ; où il était possible de se proposer un but, et surtout un but haut placé, tandis que désormais la vie publique manque d'objet ; appelant vainement le vent des véritables passions politiques, des passions grandes, désintéressées, fécondes, qui sont l'âme des seuls partis qu'il comprenne, et poussant, à la tribune, ce cri d'alarme : Il y a en France quelque chose qui est en péril, c'est le régime représentatif[37]. C'est M. Rossi, écrivant dans la Revue des Deux Mondes : Le présent décourage, l'avenir effraye ; tout le monde se demande où l'on va, ce qu'on veut, et nul ne le sait ; toute confiance a disparu ; on est incertain sur toutes choses, sceptique sur tous les principes, et, quant aux personnes, il n'est plus de sentiment honorable, digne, dans les rapports d'homme à homme ; puis, après avoir tracé ce triste tableau, se demandant si l'on a voulu prouver à la France que le gouvernement représentatif est impossible avec notre ordre social[38]. C'est, dans la même revue, M. de Carné, s'écriant : Pourquoi ne pas avouer que la foi publique est !ébranlée dans l'ensemble du mécanisme constitutionnel ?[39] C'est Royer-Collard, gémissant sur ce que la politique est maintenant dépouillée de sa grandeur[40]. C'est M. de Salvandy, dénonçant l'inexprimable lassitude de la vie publique. C'est M. de Rémusat lui-même, rappelant avec mélancolie les illusions de sa jeunesse, et se défendant à peine contre les désenchantements de l'expérience[41]. C'est M. de Lamartine, reprochant au gouvernement de ne savoir donner aucune action aux générations qui grandissent, et concluant par cette parole, qui n'est pas sans un fâcheux écho, et que M. de Tocqueville devait bientôt répéter : La France est une nation qui s'ennuie ! Ainsi, de cette génération libérale qui a tout fait, même une révolution, pour établir le gouvernement des Chambres, s'échappe, à l'heure même où on la croyait en pleine possession de sa victoire, un cri de malaise, de découragement et d'inquiétude : singulier contraste avec la confiance hardie, l'allégresse triomphante de son entrée en campagne, vingt ans auparavant !

Pouvait-on pousser le pays à chercher l'oubli et la compensation des déceptions de la politique parlementaire, dans les questions économiques et les progrès matériels ? On était arrivé précisément à l'époque d'une immense transformation industrielle et commerciale, et quelques amis du pouvoir semblaient parfois entrevoir de ce côté une occupation et un dérivatif pour les esprits[42]. A entendre même les saint-simoniens qui, pour ne plus exister à l'état de petite église, n'avaient pas moins inoculé leur esprit dans une partie de la société d'alors, la construction des chemins de fer constituait à peu près toute la civilisation moderne ; et les disciples d'Enfantin montraient là, avec un mélange étrange de spéculation financière et mystique, comme la propagation d'un nouvel évangile, destiné à remplacer l'ancien. Sans doute on ne saurait nier qu'il y eût, dans cet ordre de faits, beaucoup de progrès légitimes et utiles à accomplir ; mais on ne pouvait, sans compromettre gravement l'avenir des mœurs publiques, en faire l'objet principal et exclusif de la pensée et de l'activité nationales. Les amis clairvoyants de la monarchie de Juillet comprenaient ce danger, et M. de Rémusat gémissait, eu 1843, de voir l'industrialisme s'appliquer à tout, régner jusque dans la vie politique et la vie littéraire. Plus tard, M. Renan a reconnu et signalé cette direction matérialiste ; elle n'avait pas existé, selon lui, sous la Restauration, alors que la société songeait à autre chose que jouir et s'enrichir ; elle s'était manifestée après 1830 : véritable décadence, dit-il, qui était devenue tout à fait sensible vers 1840[43]. Avec un tel mal, avec ses conséquences nécessaires d'égoïsme individuel et de lâcheté publique, c'en serait bientôt fait de la dignité morale et de la liberté politique d'une nation. Un gouvernement ne trouverait même pas là une force suspecte : l'erreur serait grande en effet de croire qu'il peut s'appuyer exclusivement sur les intérêts. Comme l'a dit encore M. Renan, le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu'en morale : il ne saurait inspirer le sacrifice, ni par conséquent la fidélité. Plus que tout autre, le régime de Juillet devait être en garde contre ce péril. Déjà ses adversaires ne reprochaient que trop à la bourgeoisie régnante, une sorte d'étroitesse d'esprit et de cœur ; ils la montraient prosternée devant le veau d'or, dénonçaient la bancocratie, comme autrefois l'aristocratie, et commençaient à lancer, non sans exagération ni calomnie, cette accusation de corruption, avec laquelle on préparait une révolution, qualifiée d'avance, au nom de la prétendue austérité démocratique, de révolution du mépris. La prudence conseillait au moins d'éviter tout ce qui pourrait fournir des raisons, ou même des prétextes, à cette malfaisante campagne.

Le gouvernement semblait donc rencontrer une égale difficulté à laisser la scène vide et à la remplir ; il sentait et le péril de toutes les questions, et la nécessité d'en poser une. Ce problème de la liberté d'enseignement qui venait, à un pareil moment, s'emparer des esprits et s'offrir au pouvoir, n'était-il pas une indication et une faveur de la Providence ? Bien loin de l'accueillir comme un embarras nouveau à écarter par violence ou par expédient, ne fallait-il pas s'y attacher comme au moyen de sortir de tous les embarras antérieurs ? N'était-ce pas tout d'abord un noble sujet, fait pour remplacer avec avantage les querelles de personnes, les questions artificielles et les passions de circonstance ? N'était-ce pas jeter une semence féconde sur ce champ parlementaire qui paraissait stérilisé à force d'avoir été moissonné ? N'était-ce pas rajeunir le programme un peu vieilli et usé de la politique conservatrice ? N'était-ce pas agrandir et élever ce qu'il y avait d'un peu étroit et abaissé dans cette société bourgeoise, et apporter le meilleur contrepoids à la prépondérance des préoccupations matérielles ? N'était-ce pas une politique singulièrement vaste, large et féconde, que celle qui cid entrepris à la fois de créer les chemins de fer et de relever, par la liberté, l'éducation morale et religieuse du pays ? N'était-ce pas une occasion de donner aux hommes d'État d'alors cette moralité, cette grandeur, ce prestige, qu'ils ne peuvent avoir quand rien n'indique chez eux le souci des principes supérieurs, et dont M. Guizot, dès 1832, regrettait l'absence et sentait le besoin pour la monarchie de Juillet[44] ? Une telle réforme n'était-elle pas précisément celle qui ne devait point effrayer un ministère opposé aux innovations, et la liberté religieuse n'était-elle pas celle à laquelle on pouvait faire la part la plus large, se confier avec le plus de sécurité : la moins redoutable de toutes les libertés. disait le comte Beugnot, puisqu'elle n'est réclamée que par des hommes de paix et de bonne volonté ? Loin d'augmenter ainsi l'instabilité, qui était comme le mal constitutionnel de ce régime issu d'une révolution, ne la diminuait-on pas ? En gagnant, pour la royauté de 1830, l'adhésion et la reconnaissance des catholiques satisfaits, ne corrigeait-on pas cette faiblesse morale qui résultait de l'hostilité des hautes classes, demeurées fidèles au parti légitimiste ? En enlevant aux royalistes la possibilité de se poser, contre le gouvernement, en champions de la liberté religieuse, ne leur retirait-on pas le moyen le plus efficace de rafraîchir leur programme et de recruter, dans la meilleure partie des générations nouvelles, leur armée affaiblie ?

 

VI

Des considérations plus graves encore devaient alors déterminer le gouvernement à saisir cette occasion d'un accord plus intime avec les forces catholiques, d'une liberté d'action plus grande concédée à la religion. C'est la tentation du régime représentatif, à raison même de l'intérêt de ses débats et de ses luttes pour les nobles esprits, que ses hommes d'État ne regardent guère au-delà ou au-dessous des assemblées. Tentation singulièrement dangereuse, et qui expose acteurs ou spectateurs à être surpris, au beau milieu du drame parlementaire, par l'irruption soudaine de terribles trouble-fête. Or, si à l'époque même où nous sommes arrivés, vers la fin des dix premières années de la monarchie de Juillet, on jetait les yeux et prêtait l'oreille en dehors de ce qui s'appelait le pays légal, que voyait-on, qu'entendait-on ? On voyait surgir et grandir le spectre du moderne socialisme, et on entendait un bruit de voix tel qu'on n'en avait jamais connu, ces voix s'élevant toutes ensemble pour réclamer, comme leur droit, ce qui leur manquait, ce qui leur plaisait. Sans doute, il y a eu de tout temps des utopistes rêvant je ne sais quel remède aux maux qui résultent de l'inégale distribution des richesses. Mais ces fantaisies n'avaient rien d'agressif. Le saint-simonisme lui-même, — bien qu'il ait servi, en quelque sorte, de transition entre la chimère inoffensive des Salente d'autrefois et la réalité destructive du socialisme contemporain, bien qu'il contînt en germe toutes les erreurs et toutes les convoitises des sectes plus récentes, était demeuré cependant un mouvement pacifique, étranger aux partis politiques. Ce qui était nouveau, dans l'agitation dont on commençait à noter les symptômes vers 1840, c'était le rêveur devenant tribun, la secte transformée en faction, et la thèse d'école en mot d'ordre d'une insurrection. L'utopie faisait alliance avec les passions démagogiques, poursuivait par la violence révolutionnaire la réalisation immédiate de ses plans, et trouvait dans l'immense prolétariat industriel, né, à cette époque même, de la transformation économique, des souffrances pour entretenir, aviver ses appétits et ses haines, des demi-instructions pour se prendre à ses sophismes, des forces pour mettre en œuvre ses desseins de renversement. Alors Louis Blanc, avec sa rhétorique venimeuse, commençait à dénoncer, dans son livre de l'Organisation du travail, la bourgeoisie comme l'obstacle au bonheur populaire ; alors Proudhon, avec sa brutalité goguenarde et tapageuse, avec son audace sophistique, faisait son entrée, en proclamant : La propriété, c'est le vol ; alors le faux bonhomme Cabet séduisait les niais avec les mensonges de son Icarie ; alors pullulaient les associations, les publications communistes, et partout il se faisait, dans le peuple des villes et des campagnes, une propagande toute nouvelle de négation antireligieuse et antisociale ; Proudhon lui-même en déclarait les progrès effrayants ; c'est maintenant seulement, disait-il, que l'esprit de 93 commence à s'infiltrer dans le peuple[45]. Il suffisait d'ailleurs de sortir un peu du palais Bourbon, pour voir le mal et entendre la menace. Henri Heine, en 1840, avait l'idée de parcourir les ateliers du faubourg Saint-Marceau, et ce sceptique était épouvanté des passions démoniaques qu'il y voyait fermenter[46]. Revenant sur le même sujet, l'année suivante, il disait : Le jour n'est pas éloigné, où toute la comédie bourgeoise en France, avec ses héros et ses comparses de la scène parlementaire, prendra une fin terrible au milieu des sifflements et des huées, et on jouera ensuite un épilogue intitulé : Le règne des communistes[47]. Si ce travail redoutable s'accomplissait en quelque sorte sous terre, il se produisait de temps à autre comme des crevasses qui laissaient entrevoir la flamme du volcan et même échapper quelque éruption de lave incandescente : ainsi, en 1840, lorsque Arago proclamait, pour la première fois à la tribune, la nécessité de l'organisation du travail, et que des grèves menaçantes et simultanées apportaient à cette déclaration leur sinistre commentaire ; ainsi en 1841, lors des révélations qu'amenait l'instruction de l'attentat de Quénisset contre le jeune duc d'Aumale. Le monde politique prêtait alors un moment l'oreille ; il poussait un cri d'alarme et de terreur ; le Journal des Débats déclarait que la question n'était pas de savoir comment serait résolu tel problème parlementaire, mais s'il y aurait un ordre social. Puis, au bout de peu de jours, chacun se laissait reprendre par les luttes de coterie, et oubliait le mal.

D'ailleurs, qu'y pouvaient faire les hommes d'État, réduits à leurs seules forces ? L'école économique, avec sa thèse du laisser faire, était trop sèche, trop froide, pour satisfaire des aspirations fondées sur le besoin, pour désarmer des passions alimentées par la souffrance. Quelle autorité avait, pour prêcher la résignation dans le dénuement, cette bourgeoisie qu'on dépeignait chaque jour au peuple tout affamée de pouvoir, d'argent et de jouissance ? Heine, qui était loin d'être un mystique et un sentimental, constatait cette débilité d'une société qui, pour résister au communisme, ne possédait, malgré toute sa puissance, aucun appui moral en soi, qui ne se défendait que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l'échafaudage vermoulu s'écroula lorsque vint le fils du charpentier[48]. Pour cette résistance, il n'y avait qu'une force, la religion. Le socialisme était la contradiction de toute la doctrine du christianisme ; il était, suivant un de ses docteurs, une tentative pour matérialiser et immédiatiser la vie future et le paradis spirituel des chrétiens[49] ; il mettait tout le bonheur sur terre, avertissant ceux qui ne le trouvaient pas, que la faute en était aux hommes et aux institutions. A ce redoutable sophisme, on ne pouvait opposer que la pleine vérité Chrétienne ; elle seule donnait au pauvre l'explication et l'espérance qui lui faisaient accepter sa souffrance, au riche la compassion et le renoncement nécessaires pour aborder et résoudre le problème social. Aussi voyait-on les hommes de la nouvelle école catholique empressés à s'occuper de ce problème que négligeaient tant de leurs contemporains. Dès 1837, Ozanam, considérant d'un côté le camp des pauvres, de l'autre le camp des riches, dans l'un l'égoïsme qui veut tout retenir, dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout, demandait qu'au nom de la charité, les chrétiens s'interposassent entre les deux camps, qu'ils allassent, transfuges bienfaisants, de l'un à l'autre, obtenant des riches beaucoup d'aumônes, des pauvres beaucoup de résignation, qu'ils se fissent médiateurs entre un paupérisme furieux et désespéré et une aristocratie financière dont les entrailles s'étaient endurcies ; et alors, dans le rêve généreux de sa jeunesse, il voyait cette charité paralysant, étouffant l'égoïsme des deux partis, diminuant chaque jour les antipathies ; les deux camps se levant, jetant leurs armes de colère et marchant à la rencontre l'un de l'autre, non pour se combattre, mais pour se confondre, s'embrasser et ne plus faire qu'une bergerie sous un seul pasteur, unum ovile, unus pastor[50].

La nécessité de cette intervention du christianisme et des chrétiens s'imposait à tous les esprits réfléchis. N'était-ce pas la vue du mal social et de l'impuissance de tous les autres remèdes qui poussait M. Guizot à jeter, en 1838, à la religion cet appel d'une éloquence si désespérée[51] ? Quand, en 1848, le danger dévoilé apparaîtra aux plus aveuglés dans sa brutalité terrible, n'est-ce pas au catholicisme que, pressée par l'instinct du salut, cette nation, naguère Si sceptique, adressera la prière des disciples : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons ? Mais fallait-il attendre que le mal fut consommé pour aller demander ce secours ? Ne fallait-il pas le faire au moment même où, comme vers 1840, éclataient les premières menaces ? Ne fallait-il pas surtout se bien rendre compte que chaque entrave apportée à l'action religieuse était une force de plus donnée à la perversion socialiste ? Sur la lin de son règne, Louis-Philippe, amené par l'expérience à regarder les événements d'un peu plus haut qu'il ne le faisait peut-être au début, disait mélancoliquement à M. Guizot : Vous avez mille fois raison ; c'est au fond des esprits qu'il faut combattre l'esprit révolutionnaire ; car c'est là qu'il règne ; mais, pour chasser les démons, il faudrait un prophète. Ce prophète que le roi ne paraissait pas connaître et qu'il semblait désespérer de trouver, il était là, auprès de lui : c'était l'Église qui avait reçu du Christ le pouvoir de chasser les démons aussi bien des sociétés que des individus.

Convient-il maintenant de quitter un moment la sphère politique et sociale, qui constituait plus immédiatement le domaine du gouvernement, pour jeter un regard sur les régions intellectuelles, dont de vrais hommes d'Etat ne devraient cependant pas se désintéresser ? Là encore on rencontrerait le sentiment du même vide et du même besoin. Qu'était devenue cette génération littéraire, si brillamment entrée en campagne vers 1820, avec le dédain du passé et la confiance dans l'avenir, ayant fait serinent de réussir là où ses pères avaient échoué, résolue à tout refaire, s'étant crue et ayant paru vraiment l'avant-garde d'un grand siècle ? Qu'était devenu le rationalisme du Globe, qui avait célébré, avec une politesse hautaine, les funérailles du christianisme ? Qu'était devenu le romantisme qui s'était annoncé si bruyamment comme devant renouveler le théâtre, la poésie, le roman, toutes les branches de l'art ? Partout beaucoup de talents, mais des talents faussés, pervertis, stérilisés ; des écoles dissoutes ; le désordre ou l'impuissance ; l'anarchie ou le découragement ; tout ébranlé et rien de fondé. À l'époque où nous sommes arrivés, Lamartine a brisé les cordes de sa lyre ; le drame romantique, né d'hier, est plus caduc que la vieille tragédie classique ; le roman, systématiquement immoral et antisocial, est tombé, clans sa descente rapide, de George Sand et de Balzac à Eugène Sue : ; les chevaliers de l'art libre ont pour disciples les industriels du roman-feuilleton ; la confiance orgueilleuse des prophètes de la raison émancipée a abouti au désespoir de Rolla, au cynisme de Vautrin ou à la gouaillerie de Robert Macaire ; M. Jouffroy se consume dans la désolation de son impuissance philosophique, n'entrevoit un peu de lumière qu'en se rapprochant du foyer de vérité chrétienne dont, jeune homme, il s'était éloigné, et meurt de cette blessure morale, en laissant échapper comme l'aveu d'une entreprise manquée ; M. Cousin doit sans doute à ce côté de sa nature qui a fait dire de lui à Sainte-Beuve : c'est un sublime farceur, d'avoir moins souffert que Jouffroy et de dissimuler plus habilement son échec ; mais il a déserté sa chaire, il cherche dans la politique, auprès de M. Thiers, et s'apprête à trouver dans la littérature, aux pieds des femmes du grand siècle, des distractions souvent passionnées ; l'éclectisme, moribond dans ses grandeurs officielles, voit avorter entre ses mains cette belle réaction spiritualiste du commencement du siècle, qu'il a empêchée de remonter jusqu'à son terme logique, le christianisme, et qu'il a arrêtée en quelque sorte à mi-côte, sur une pente où l'esprit humain ne pouvait trouver aucune assiette pour rien fonder, et surtout aucun point d'appui pour résister au vieux matérialisme et au jeune positivisme.

Aussi du monde des lettres, plus encore peut-être que du monde politique, s'échappe-t-il alors une plainte désenchantée. A la vue de ce qu'il appelle une anarchie intellectuelle, un gâchis immense, un vaste naufrage, Sainte-Beuve, rappelant le brillant départ de cette génération si pleine de promesses, s'écrie : Ne sera-t-on en masse et à le prendre au mieux qu'une belle déroute ? Il fait cet aveu : Passé un bon moment de jeunesse, tous, plus ou moins, nous sommes sur les dents, sur le flanc ; puis il conclut : Décidément l'esprit humain est plutôt stérile qu'autre chose, — surtout depuis juillet 1830[52]. Le mot de déroute est aussi celui qui vient sous la plume de M. de Rémusat, l'un des princes de la jeunesse de 1830, et il est réduit à déplorer la dispersion funeste des forces morales de la société[53]. Jouffroy compare les deux pentes de sa vie, celle qu'il avait montée, jeune et confiant, sous la Restauration, et celle qu'il descend depuis : la première riante, belle, parfumée, comme le printemps ; la seconde avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l'éclaire et le rivage glacé qui la termine ; et il ajoute, en parlant de cette seconde pente : Si nous avons le front triste, c'est que nous la voyons[54]. Augustin Thierry dénonce l'espèce d'affaissement qui est la maladie de la génération nouvelle, et gémit à la vue de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi et ne savent où se prendre[55]. Un critique plus jeune, M. Saint-René Taillandier n'est pas moins attristé ; il constate cette stérilité maladive qu'il attribue à l'infatuation d'une littérature qui, après avoir débuté avec enthousiasme, s'est arrêtée tout à coup, dès le commencement de sa tâche, et s'est adorée avec une confiance inouïe[56]. Le secret de cet avortement, tous le reconnaissent plus ou moins explicitement, il est surtout dans le défaut d'une règle morale supérieure et d'une foi divine. De là, le désordre de tant de révoltes, le scandale de tant de corruption ; de là, le scepticisme découragé ou ricanant, et la dégradation de la littérature industrielle ; de là, les humiliations et les douleurs de la raison émancipée et impuissante. Or cette règle et cette foi, qui peut les rendre à ces esprits troublés ? Le christianisme seul.

Ainsi, de quelque côté que le gouvernement prête alors l'oreille, s'il sait comprendre le gémissement plus ou moins distinct qu'arraché à cette société, le sentiment universel de ses déceptions et de ses besoins, il doit y discerner ce cri qu'avait recueilli M. Guizot : la religion ! la religion ! Et puisqu'à cette époque même, par une heureuse coïncidence, l'une des plus graves et des plus fécondes entre toutes les questions religieuses, celle de l'enseignement s'offre, s'impose à lui, ne va-t-il pas la résoudre dans cet esprit d'accord et de bienveillance réciproque qui paraissait être celui des catholiques, et que, à plusieurs symptômes, on pouvait espérer être celui du pouvoir ? Ne va-t-il pas saisir cette occasion de donner largement au christianisme, non pas une faveur qu'on ne demandait plus et qui serait compromettante pour tous, mais cette liberté que réclamaient seule, les chefs du nouveau mouvement religieux, et qui était conforme aux principes du régime politique d'alors ? N'a-t-il pas, pour l'encourager, l'exemple tout récent des hommes d'État anglais, qui viennent précisément d'assurer le bonheur de leur patrie et l'honneur de leur nom, en imposant aux vieux préjugés protestants l'émancipation des catholiques ? Enfin, cette œuvre de justice ne l'aidera-t-elle pas précisément à trouver ce dont il a le plus besoin en ce moment : une direction pour la politique désorientée, un rajeunissement des débats parlementaires, une force morale pour la monarchie qui souffre de son origine révolutionnaire, un préservatif contre le matérialisme politique vers lequel n'est que trop portée la bourgeoisie régnante, la seule arme efficace contre la menace grandissante du socialisme, le redressement des intelligences dévoyées et la consolation des âmes souffrantes ? En un mot, n'est-ce pas la meilleure chance d'écarter, s'il en est temps encore, la banqueroute imminente de la plupart des espérances politiques, sociales, intellectuelles, qui avaient animé l'ambitieuse et brillante génération de 1820, dont on avait cru, en 1830, saluer le triomphe définitif, et dont, en 1840, on pouvait craindre l'avortement universel ?

 

 

 



[1] Montalembert, Notice sur le P. Lacordaire.

[2] Voir notamment les discours du 8 septembre 1835, du 19 mai 1837, du 6 juillet 1838 et du 11 avril 1840.

[3] Voir, par exemple, le discours du 11 janvier 1842.

[4] Discours du 31 mars 1841.

[5] Articles sur le parti catholique, publiés par l'Univers, en juin 1856.

[6] Avant-propos, placé en tête du premier volume des Discours de M. de Montalembert (1860).

[7] D'un mouvement antireligieux en France, par l'abbé Meignan. Correspondant du 26 février 1859.

[8] Lettre pastorale du 6 mai 1832.

[9] M. Baude, le préfet de police qui avait, au moment du sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de l'Archevêché, décerné un mandat d'amener contre Mgr. de Quelen, lui délivrait quelques jours après, le 19 février 1831, à titre de réparation, l'attestation suivante : ... Je déclare que, pour apprécier la valeur des imputations que la rumeur publique faisait peser sur Mgr. l'Archevêque, j'ai dû faire sur ses relations des recherches multipliées. Il en est la preuve la plus évidente que, depuis plus de trois ans, terme au delà duquel j'ai jugé inutile de pousser les investigations, Mgr l'Archevêque est demeuré complètement étranger à toute combinaison politique, et s'est exclusivement renfermé dans les devoirs et les vertus de son état. (D'Exauvillez, Vie de Mgr. de Quélen, t. II, p. 78.)

[10] L'abbé Dupanloup, Première lettre à M. le duc de Broglie, 1844.

[11] Lettre du 26 août et du 2 octobre 1838.

[12] Lettre du 12 juillet 1840.

[13] Vie de Mgr. Devie, par M. l'abbé Cognat, t. II, p. 5.

[14] Vie de Mgr de Quélen, par d'Exauvillez, t. II, p. 45-46.

[15] Article de M. Foisset sur M. de Montalembert, (Correspondant du 10 septembre 1872, p. 814). — Le blâme pontifical ne suffisait pas a vaincre chez le prélat l'obstination du Breton et le point d'honneur du gentilhomme. D'une parole, — répondait Mgr de Quélen, le 9 août 1836, à l'abbé Lacordaire, qui lui avait fait connaitre le mécontentement du Pape — on peut me faire changer de sentiments et d'allures, mais je ne connais que l'obéissance qui soit capable d'opérer cette métamorphose. J'espère être prêt à obéir lorsqu'on aura commandé, car alors je ne répondrai plus de rien. Toutefois je ne pense pas qu'on veuille en venir là : ce serait prendre sur soi une grande responsabilité. Le 20 décembre, il mettait, comme condition à sa soumission, qu'on lui permit de rendre publics les ordres du Pape.

[16] Article précité de M. Foisset, p. 813.

[17] Article publié dans l'Univers du 7 octobre 1838.

[18] Ces manifestations des sentiments de Rome, sur les affaires de France, ne laissaient pas que de causer un certain désappointement dans le monde légitimiste. Lorsque, l'année dernière, écrivait Montalembert dans l'article mentionné plus haut, on commença à se douter en France des dispositions réelles du Saint-Siège, qu'on se permit d'affirmer qu'elles étaient pleines de bienveillance paternelle pour la dynastie et la France actuelle, qu'on s'en félicita dans l'intérêt de l'Eglise et de la conciliation des esprits, il y eut une explosion de fureur de la part de certaines feuilles, dont la politique exagérée aspire au monopole des sympathies religieuses. Elles déclarèrent que les faits que l'on citait étaient impossibles, et par conséquent faux ; qu'il n'y avait que des débris du dix-huitième siècle et des disciples de Châtel qui pouvaient avancer de semblables indignités. L'évènement a démontre de quel côté étaient alors la passion et la sincérité.

[19] Le 19 avril 1841.

[20] Les écrivains ecclésiastiques les plus prévenus contre la monarchie de Juillet ont dû rendre, sur ce point, hommage à sa conduite.

[21] Dès 1832, les hommes naguère les plus animés contre les jésuites constataient qu'ils étaient ou demeurés ou revenus et ils n'en éprouvaient aucune émotion On lisait dans le National du 18 octobre 1832 : La Restauration est tombée et avec elle les jésuites : on le croit du moins. Cependant toute la France a vu la famille des Bourbons faire route de Paris à Cherbourg- et s'embarquer tristement pour l'Angleterre. Quant aux jésuites, on ne dit pas par quelle porte ils ont fait retraite ; personne n'a plus songé à eux le lendemain de la révolution de Juillet, ni pour les attaquer, ni pour les défendre. Y a-t-il, n'y a-t-il pas encore des congrégations non autorisées par les lois ? Il n'est pas aujourd'hui de si petit esprit qui ne se croie, avec raison, au-dessus d'une pareille inquiétude.

[22] On lit, par exemple, dans le journal inédit d'un contemporain, à la date du 12 mai 1836 : Aujourd'hui jour de l'Ascension, les Chambres ne siègent pas, les salons président de la Chambre et des ministres sont fermés. Cette observation d'une fête religieuse eût paru bien étrange dans les premiers temps qui ont suivi la révolution de Juillet.

[23] Discours du 19 mai 1837.

[24] C'était M. Guizot qui axait choisi David d'Angers pour faire ce travail ; il lui avait laissé toute liberté. Un peu plus tard, M. d'Argout, effrayé du programme de l'artiste, avait arrête les travaux. Le véto fut levé par M. Thiers, en 1836. L'œuvre était achevée en 1837. Le ministre eut d'abord quelque hésitation à faire découvrir le fronton. Quand il s'y décida, l'émotion fut vive dans le monde religieux, et Mgr. de Quélen fit une protestation publique fort véhémente, contre laquelle on n'osa prendre aucune mesure.

[25] Article publié le 15 mai 1838, dans la France contemporaine. — Plus tard, M. de Falloux, racontant les origines du parti catholique, constatait l'altitude bienveillante du gouvernement : mais, ajoutait-il, tout en rendant justice à la doctrine et la charité du christianisme, on demeurait inquiet et jaloux de ce qui fait l'inspiration, la vie même de l'Église.

[26] Mémoires de M. Guizot, t. III, p. 104.

[27] Articles divers de 1838 et 1839.

[28] Voir notamment les polémiques qui, à la fin de 1838, ont suivi l'appel comme d'abus dirigé contre l'évêque de Clermont, à l'occasion de la mort de M. de Montlosier.

[29] Comment, Messieurs, vous avez peur de cette Société sans cesse traquée et toujours immortelle ? Vous avez je ne sais combien d'éditions de Voltaire, espèce d'artillerie qui combat sans cesse les jésuites ; vous les avez répandues partout ; vous avez plus que les anciens parlements, vous avez la tribune, tous les pouvoirs publics... et, malgré tant de pouvoir et de puissance qui vous viennent de vos devanciers, de vous-même, de vos écrivains immortels et de vos lois, malgré tout cela, vous avez peur ? Mais je ne mets pas si bas la civilisation de 89, qu'elle ait peur des jésuites !... Et quant à moi, je ne ferais jamais un aveu qui nous abaisserait à ce point dans l'opinion de l'Europe. (Discours du 12 mars 1837.)

[30] Journal des Débats du 4 janvier 1839. — Déjà, en 1835, dans l'article que nous citons plus haut, le même journal raillait ceux qui évoquaient le fantôme jésuitique. Quand il n'y aurait plus de jésuites dans le monde, disait-il, l'opposition en ferait, pour avoir le plaisir de dire que le gouvernement de Juillet favorise les jésuites... Le tour des jésuites et de la congrégation devait venir ; il est venu ; c'est tout simple. (10 octobre 1835.)

[31] Le vicomte de Launay, Lettres parisiennes, t. III, p. 106.

[32] De la Religion dans les sociétés modernes (février 1838). Du Catholicisme, du Protestantisme et de la Philosophie en France (juillet). De l'état des Âmes (octobre). Nous avons déjà eu l'occasion de citer quelque passage du dernier de ces articles.

[33] Déjà M. Guizot avait exposé ces idées, en 1832, à une époque où les défiances étaient encore toutes vives. Après avoir rappelé au gouvernement de Juillet la nécessité d'avoir la religion pour alliée, il ajoutait : Ne nous trompons pas par les mots, il ne s'agit pas de formes polies, de respect extérieur, de pure convenance ; il faut donner au clergé la ferme conviction que le gouvernement porte un respect profond à sa mission religieuse, qu'il a un profond sentiment de son utilité sociale ; il faut que le clergé prenne confiance dans le gouvernement, sente sa bienveillance. Il lui donnera, en retour, l'appui dont je parlais tout à l'heure, et qui peut, plus qu'un autre, vous remettre en état de lutter contre les ennemis dont vous êtes investis. (Discours du 16 février 1832.) — Cette idée préoccupait tellement M. Guizot, que, dans un discours du 16 février 1837, il revenait sur cette nécessité d'une bienveillance sincère, respectueuse, active envers le clergé.

[34] Article reproduit par l'Ami de la Religion du 3 juillet 1830.

[35] Lettre du 27 octobre 1842.

[36] Discours du 15 février 1842.

[37] Lettres d'octobre 1839, 2I août et octobre 1812, discours du 18 janvier 1842.

[38] Chronique du 15 mars 1840.

[39] Livraison de septembre 1839.

[40] Lettre aux électeurs de Vitry.

[41] Etude sur Jouffroy, dans Passé et Présent.

[42] Le Journal des Débats disait, le 16 octobre 1841, à propos des chemins de fer : Qu'on y songe bien, il est d'urgence, dans l'état présent des esprits, de saisir l'opinion d'une grande pensée, de la frapper par un grand acte. Pour lutter contre le génie de la guerre, le génie de la paix a besoin de faire quelque chose d'éclatant. A l'œuvre donc, et que la question soit promptement résolue ! Il le faut, pour que l'honneur national reste sauf, et pour que la dynastie s'affermisse ; il le faut, pour le renom et la durée de nos institutions ; il le faut, pour l'ordre des rues et pour celui des intelligences.

[43] Renan, Réforme intellectuelle et morale de la France.

[44] La religion donne à tout gouvernement un caractère d'élévation et de grandeur qui manque trop souvent sans elle. Je me sens obligé de le dire : il importe extrêmement à la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans la nature humaine et le monde. Il lui importe de ne pas se laisser aller à rabaisser, à rétrécir toutes choses. Car elle pourrait fort bien à la fin se trouver rabaissée et rétrécie elle-même. L'humanité ne se passe pas longtemps de grandeur. (Discours du 16 février 1832.)

[45] Proudhon, après avoir constaté que le peuple commençait à ne plus vouloir de baptêmes, de premières communions, de mariages ni d'enterrements religieux, après avoir indiqué tout ce qui pourrait amener un jour l'avènement de ces prolétaires jacobinisés, signalait la propagande socialiste-faite par les membres des sociétés secrètes, à la barbe du parquet. — Je connais personnellement à Lyon et dans la banlieue, disait-il, plus de deux cents de ces apôtres qui tous font la mission en travaillant. C'est un fanatisme éclairé et d'une espèce plus tenace qu'on n'en ait jamais vu. En 1838, il n'y avait pas à Lyon un seul socialiste ; on m'affirme qu'ils sont aujourd'hui plus de dix mille... (Lettre du 13 août 1844, Correspondance de Proudhon, t. II, p. 132.)

[46] J'y trouvai plusieurs nouvelles éditions des discours de Robespierre et des pamphlets de Marat, dans les livraisons à deux sous, l'Histoire de la Révolution, par Cabet, la Doctrine et la conjuration de Babeuf par Buonarotti, etc., écrits qui avaient comme une odeur de sang ; — et j'entendis chanter des chansons qui semblaient avoir été composées dans l'enfer et dont les refrains témoignaient d'une fureur, d'une exaspération, qui faisaient frémir. Non, dans notre sphère délicate, on ne peut se faire aucune idée du ton démoniaque qui domine dans ces couplets horribles ; il faut les avoir entendus de ses propres oreilles, surtout dans ces immenses usines où l'on travaille les métaux, et où, pendant leurs chants, ces figures d'hommes demi-nus et sombres battent la mesure avec leurs grands marteaux de fer sur l'enclume cyclopéenne. Un tel accompagnement est du plus grand effet ; de mérite que l'illumination de ces étranges salles de concert, quand les étincelles en furie jaillissent de la fournaise. Rien que passion et flamme, flamme et passion ! (Lettre du 30 avril 1840, Lutèce, p. 20.) — On sait que les lettres rassemblées dans ce volume avaient été adressées à la Gazette d'Augsbourg.

[47] Lettre du 11 décembre 1841, Lutèce, p. 200 et sq. Heine ajoutait : Les doctrines subversives se sont emparées en France des classes inférieures. Il ne s'agit plus de l'égalité des droits dans l'Etat, mais de l'égalité des jouissances sur cette terre... La propagande du communisme possède un langage que chaque peuple comprend : les éléments de cette langue universelle sont aussi simples que la faim, l'envie, la mort : cela s'apprend facilement.

[48] Lettre du 25 juin 1843 (Lutèce, p. 380).

[49] Stern, Histoire de le Révolution de 1848.

[50] Lettres du 9 mars 1837 et du 12 juillet 1840.

[51] Voir la citation que nous axons déjà faite de cet écrit, plus haut.

[52] De la littérature industrielle (1839). — Dix ans après en littérature (1830). — Quelques vérités sur la situation en littérature (1843). — Chroniques parisiennes (1843).

[53] Passé et Présent.

[54] Discours prononcé à une distribution de prix, vers 1840, cité par M. Taine, dans son livre des Philosophes du dix-neuvième siècle.

[55] Préface de Dix ans d'études historiques.

[56] Article publié par la Revue des Deux Mondes, en 1847.