L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

 

AVANT-PROPOS.

 

 

L'attention publique se porte aujourd'hui vers les luttes qui, en d'autres temps, se sont engagées autour des questions de liberté d'enseignement et de liberté religieuse. Les plus importantes, les plus ardentes et, aussi parfois, les plus imparfaitement connues de ces luttes sont celles qui ont rempli les dernières années de la monarchie de Juillet. C'est alors vraiment que l'idée de la liberté d'enseignement a fait son apparition et que des Français ont appris à combattre pour elle. Il nous a semblé que le moment était opportun pour essayer de faire revivre cette grande bataille, et pour exposer même, d'une façon plus générale, quelles ont été, de 1830 à 1848, les relations entre les catholiques et les divers partis, la religion et la politique, l'Église et l'État. La plupart des champions de la liberté religieuse à cette époque. qui étaient nos maîtres, ne sont plus ; leurs efforts, leurs victoires et leurs échecs appartiennent à l'histoire. A ce titre, la génération qui est entrée dans la vie, quand ces combats étaient finis, et qui en a recueilli le profit sans en avoir eu la charge, a qualité pour en étudier et en raconter les péripéties ; il est de son devoir, surtout aux jours où il faut défendre le terrain si laborieusement et si vaillamment conquis, de chercher, dans les souvenirs d'hier, les exemples ou les avertissements, les encouragements ou les leçons qui s'en dégagent.

S'il a paru utile, nécessaire, de rappeler ce passé, ce n'est pas que nous perdions de vue ce qui le distingue de l'époque actuelle, et il convient, dès le début, de mettre les esprits en garde contre un rapprochement qui pourrait être dangereux. Sous la monarchie de Juillet, les catholiques militants formaient, dans la société politique, un petit groupe en quelque sorte excentrique ; presque tous les conservateurs les traitaient en étrangers, sinon en suspects ou même en ennemis ; cet état de minorité et d'isolement leur permettait une grande liberté et hardiesse d'allure ; pour faire violence aux distractions et à l'indifférence d'un public peu soucieux des choses religieuses, ils pouvaient croire nécessaire de frapper très fort, sans se sentir contraints à ces ménagements de personnes, à cette prudence de tactique, à cette modération de doctrine, qu'imposent la communauté d'action avec des alliés nombreux et la possibilité d'une 'Victoire prochaine. Aujourd'hui les conditions sont tout autres, et rien ne serait plus malhabile qu'une imitation aveugle de ce qui a été fait alors. Les catholiques ne sauraient songer à défendre une place conquise et dent ils sont, depuis longues années, en possession régulière, avec les procédés qui convenaient à une offensive d'avant-garde. Et surtout ils n'ignorent pas qu'ils ont désormais, soit des alliés fidèles, soit des spectateurs bienveillants et des juges impartiaux, dans plusieurs des régions où ils rencontraient autrefois des adversaires. Aussi doivent-ils veiller à ne pas reprendre, dans les armes de leurs pères, celles qui risqueraient de blesser des hommes qu'il est habile et juste de traiter en amis. D'ailleurs, dans les héritages politiques, il est toujours une partie qu'il faut répudier : ce sont les petites passions, les animosités passagères, et, par suite, les exagérations, qui se mêlent fatalement aux luttes les plus nobles et les plus pures.

Une autre raison nous a fait penser qu'il était opportun de retracer les luttes religieuses de la monarchie de Juillet. N'en a-t-il pas été souvent question, depuis quelque temps, dans des documents publics, et des hommes politiques, bien empressés, pour des républicains, à se couvrir d'exemples monarchiques, n'ont-ils pas feint de trouver, dans les souvenirs de cette époque, un précédent et comme une justification pour leurs entreprises ? La prétention d'une semblable analogie ne peut s'expliquer que par une ignorance ou une mauvaise foi, auxquelles il est bon d'opposer la vérité des faits. Ce n'est pas cependant que nous nous croyions obligé de démontrer que tels ou tels personnages n'ont pas qualité pour se dire les héritiers de MM. Guizot, Cousin, Villemain et de Salvandy, et il suffit de citer ces noms pour faire justice d'un rapprochement qui serait avant tout ridicule. Quoi de commun entre des doctrinaires éminents, dont quelques-uns ont pu être trop lents à comprendre l'avantage et la nécessité du secours religieux, trop confiants dans la seule puissance de la raison humaine, dans les forces d'une génération entre toutes brillante et ambitieuse, dans les ressources de leur régime politique si ingénieusement pondéré, mais chez qui, après tout, l'orgueil n'était pas sans quelque excuse, — et des politiciens d'aventure, poussés, pour peu de jours, au pouvoir, par les hasards humiliants de la décadence démocratique, médiocres, sans principes, sans illusions grandioses, qui ne représentent rien, si ce n'est des haines, ou, moins encore, des convoitises ? Quoi de commun entre des conservateurs qui voulaient sincèrement résister à la perversion intellectuelle et à l'ébranlement révolutionnaire, mais qui croyaient à tort pouvoir le faire avec la seule doctrine et la seule politique du juste milieu ; qui, en déclinant, pour cette résistance, le concours des catholiques militants, s'imaginaient, dans leurs préjugés un peu étroits, écarter une exagération en sens contraire, — et des révolutionnaires par passion ou par faiblesse, tout occupés à donner pâture aux appétits mauvais, poursuivant, plus ou moins ouvertement, l'œuvre de destruction politique et religieuse, et qui, pour bien montrer ce que signifie à leurs yeux la proscription des jésuites, réhabilitent en même temps les hommes de la Commune ?

D'ailleurs, faut-il donc rappeler à ceux qui ont toujours à la bouche le mot de progrès, qu'en effet, sous l'action du temps et par la leçon des événements, il s'accomplit, dans l'esprit public, des chan :en-lents dont on ne peut méconnaître le caractère définitif, sans mériter d'être traité de rétrograde ; qu'autre chose est d'avoir, au début, hésité à s'engager dans des chemins alors inconnus, ou de vouloir, après coup, revenir en arrière ; autre chose, de n'avoir pas su jadis devancer les préjugés régnants, et de n'avoir pas été les premiers à comprendre la légitimité d'une réforme, ou de prétendre aujourd'hui supprimer violemment, sans raison, sans prétexte, des droits acquis. Oui, dans la première moitié du siècle, bien des conservateurs et des libéraux avaient des vues imparfaites sur les rapports de l'État et de l'Église, sur la liberté religieuse et sur la liberté d'enseignement. Leur état d'esprit révélait un mélange bizarre de gallicanisme et de voltairianisme ; ils étaient probablement encore trop près de l'ancien régime, pour s'être dégagés de certaines traditions, qu'ils transportaient, à contre sens, de la vieille royauté catholique à notre état moderne ; trop près de la révolution, pour n'avoir pas gardé à leur insu un reste d'hostilité antireligieuse. C'était moins la faute de tel parti et de tel gouvernement que celle de la société entière, et l'histoire équitable doit, en cette circonstance, faire le procès du temps plutôt que des individus. Depuis lors le progrès s'est fait : les mêmes hommes qui avaient édicté les ordonnances de 1828 ou marchandé la liberté d'enseignement avant 1848, ont contribué à faire les lois de 1850 et de 1875 ; ils ont, avec M. Thiers, confessé loyalement et réparé leur erreur. Désormais il n'a plus été possible d'être conservateur, sans avoir des sentiments de bienveillante justice à l'égard de l'Église ; d'être un vrai libéral, sans avoir l'intelligence complète de la liberté religieuse. Et il serait aussi déraisonnable de vouloir réveiller, chez les monarchistes constitutionnels, des préventions surannées, qu'il serait peu juste de mesurer la responsabilité des acteurs d'hier, d'après les idées plus larges qui ont cours aujourd'hui.

La France n'est pas le seul pays où de tels progrès se sont accomplis. Rien ne paraissait plus naturel aux tories anglais du commencement du siècle, que de se refuser à ouvrir aux catholiques la porte, depuis longtemps fermée pour eux, du parlement. Or, quel est maintenant celui de leurs successeurs qui ne regarderait comme odieuse et absurde la seule pensée de retirer le bill d'émancipation ? Et s'il se trouvait, au delà de la Manche, quelque ennemi fanatique de l'Église romaine capable de faire une telle proposition, tolérerait-on, à la Chambre des lords ou aux Communes, qu'il assimilait son extravagance intolérante aux opinions soutenues, avant l'émancipation, par lord Wellington, lord Castlereagh et tous leurs amis ? Tel de nos ministres actuels ne mérite pas d'être mieux accueilli, ni d'être pris plus au sérieux, quand il prétend s'autoriser, pour ses desseins d'oppression, de la conduite suivie autrefois par certains hommes d'État de la monarchie parlementaire. Si ceux-ci vivaient encore, ils seraient les premiers à protester contre l'outrage et l'outrecuidance d'un tel rapprochement : Vous n'êtes pas notre héritier, — avec une sévérité dédaigneuse ; — vous les l'héritier de ces révolutionnaires que nous ayons toujours détestés ; il nous a suffi précisément de les voir en face et sans voile, après 1883, pour nous dégager de nos préjugés, pour nous éclairer sur la nécessité du secours catholique et par suite de lit liberté religieuse ; c'est contre ces hommes que nous avons fait la loi de 1850, comme c'est contre vous que nous la défendrions. Dans le silence de ces anciens que la mort nous a ravis, cette réponse et cette protestation seront faites au besoin par leurs descendants légitimes, par ceux qui sont demeurés fidèles, — non aux erreurs passagères et partielles dans lesquelles nulle opinion n'est jamais assurée de ne pas tomber à quelque moment, — mais à la partie saine, haute et durable de leurs traditions ; ils sauront renvoyer, avec indignation, ces prétendus imitateurs de leurs ancêtres aux seuls modèles dont ils puissent se réclamer, c'est-à-dire, en France, aux Jacobins ; hors frontière, à M. Falk de Berlin, ou à M. Carteret de Genève.

C'est assez, c'est même trop s'occuper des controverses actuelles. Nous craindrions de rabaisser et de rétrécir une étude qui prétend être œuvre d'histoire, non de polémique. Ces controverses ont pu être l'une des raisons qui nous ont déterminé à mettre aujourd'hui en œuvre des documents réunis et des recherches commencées auparavant en vue d'un travail plus étendu et plus général ; mais elles n'ont aucune place dans ce livre. On y raconte le passé ; on n'y discute pas le présent. Non qu'il convienne de se désintéresser des conclusions que chacun en peut tirer pour la crise actuelle, des arguments qu'y rencontre la bonne cause ; seulement, ces arguments et ces conclusions ressortiront du seul exposé des idées et des événements. Il suffit d'écrire sincèrement cette histoire, sans se préoccuper d'autre chose que d'être exact dans les faits et juste envers les hommes, pour être assuré que nul n'y trouvera une justification de certaines entreprises contemporaines, et il n'est certes pas à craindre qu'aucun gouvernement retire de cette expérience d'hier, une fois bien connue, le moindre encouragement à préférer, dans les questions religieuses, la guerre à la paix, la persécution à la liberté.

 

Novembre 1879.